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Comprendre et communiquer Kant a Phorizon du paradigme herméneutique! Christian Berner Paul Ricoeur déclarait que « le kantisme constitue horizon philosophique le plus proche de ’herméneutique »? et entendait par la que c'est sa démarche rela- tive A la connaissance scientifique qui, transposée dans le champ herméneutique, a conduit au « projet de rapporter les régles d’interprétation [...] & Popération centrale qui unifie le divers de l’interprétation », & savoir le comprendre lui-méme. Jean Quillien soulignait de méme : « La est la véritable révolution de Kant, dans cette saisie que la question fondamentale de la philosophie est de comprendre, et de comprendre ce que c'est que comprendre »?, Lidée remonte a Dilthey, qui situe la naissance de Pherméneutique comme science et art de linterprétation chez Schleiermacher, philologue et philosophe « formé a I’école de la philosophie transcendantale »4, parce qu'il a pu, derritre les regles de l’interprétation, remon- ter & Panalyse de la comprehension. C’est & cette visée transcendantale que se réferent d'une manitre générale les représentants de I’herméneutique contempo- raine, tant Heidegger> que Gadamer et, suivant une perspective différente, K.-O. Ape! dans son herméneutique « sranscendantale »7. C’est donc principale- ment I’extension de la méthode transcendantale 4 la compréhension en général qui aurait permis a Pherméneutique de gagner sa place dans horizon philoso- phique contemporain’, Kant jouant de ce fait un réle fondamental dans la nais- 1.— Que Denis Thouard soit remercié ici de sa lecture critique bienveillante, qui m'a poussé quelques corrections. 2. Paul Ricoeur, Du Texte & Faction, Paris, Seuil, 1986, p. 78. 3.— Jean Quillien, « Pour une autre scansion de l'histoire de I'herméneutique. Les principes de Pherméneurique de W. von Humboldt », infra, p. 89. 4.~ Wilhelm Dilthey, « La naissance de I'herméneutique », dans Gesammelte Schriften, t. V, Leipaig- Berlin, Teubner, 1924, p. 329. Voir p. 326-331. 5.- Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tubingen, Niemeyer, 1977, § 3, p. 10-11. 6. Hans-Georg Gadamer, « Vorrede zur 2. Auflage » (1965), dans Gesammelte Werke, Tubingen, Mohr — Siebeck, 1993, t. 2, p. 439. 7 Kasl-Onto Apel, Transformation der Philosophie, Frankfurt-am-Main, Subrkamp, 1973, t. 1, p.355q. 8.-Nous avons analysé les grandes lignes de cette réception, notamment le débat opposant Gadamer et Apel, dans « Le climat kantien de Pherméneutique », dans Kant et les kantismes dans Ja philosophie contemporaine, éd. Ch. Bernet et E Capeilléres (éds), Lille, Septentrion, 2007, p. 259-276. sance du paradigme herméneutique oi la compr¢hension se réfléchit elle-méme. Il sagira dans ce qui suit non pas tant de restiruer ce mouvement contemporain que de trouver chez Kant ce qui a pu étre déterminant pour que I’herméneutique puisse, de discipline philologique, s'introduire en philosophic pour y prendre la forme d’un paradigme. Herméneutique, exégtse biblique et Auftlarung Vouloir rattacher I’herméneutique la pensée de Kant ou au moment kantien ne va cependant pas de soi. En effet, on ne trouve pas chez lui d’herméneutique. Et ce n’est pas Ja ott il parle d’exégése des Ecritures, d’interprétation et @herméneutique que l'on trouve le point d’ancrage d’une herméneutique cri- tique?, car la raison y fait toujours prévaloir sa fonction morale. Kant aborde spé- cialement Pinterprétation 4 propos de ’exégese religieuse, principalement dans le Conflit des facultés (1798) et dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793), $'agissant d’interprétation, Kant ne propose pas un modéle herméneu- tique, si tant est que l'on retienne pour la définir qu'll agit d'un art d’interpréter le discours d’autrui pour comprendre son sens, Cest-a-dire de l'art de saisir un sens étranger. Les contemporains de Kant l'ont immédiatement pergu: Kant, disent par exemple les représentants de I’herméneutique de Géttingen, n’interpréte pas, il juge!!. Cela tient aux principes mémes de son « interprétation philosophique »!? qui est interprétation morale!3. En effet, une interprétation 9. En cela, nous ne pensons pas comme Josef Simon se mettant & la recherche d'une « hermé- neutique critique », que chez Kant « Pherméneutique des textes sacrés est le modele de tout travail herméneutique » (Josef Simon, Kant. Die fremde Vernunfi und die Sprache der Philosophie, Berlin - New York, de Gruyter, 2003, p. 43). 10.~ Dans l'ensemble du corpus kantien, le terme « herméneutique » n'apparait qu'une seule fois, sous forme d’apposition latine, « hermeneutica sacra » venant expliquer I'exégese théologique, la «biblische Auslegungskunst » (dans le Conflit des facultés, VIL, 66). [Conformément & Pusage, nous citons les ceuvres de Kant en nous contentant d'indiquer le volume de VAkademie Ausgabe suivi de la page, sauf pour la Critique de la raison pure suivie de la pagina tion de l'édition originale (A et B). Un tel mode de citation permet de retrouver les passages reproduits dans Ia plupart des traductions disponibles. Sauf référence expresse, nous avons retraduit les passages cités.] 11.=Voir Johann Gortfried Eichhorn, « Uber die kantische Hermeneutik» (1794) ou Johann Georg Rosenmiiller qui public, la méme année, « Einige Bemerkungen das Studium der Theologie betreffend. Nebst einer Abhandlung iiber einige Aeusserungen des Herr Prof. Kants, die Auslegung der Bibel betreffend ». CE. Yarticle de Luigi Marino, « Der ‘Geist der ‘Auslegung’. Aspekte der Géctinger Hermencutik (am Beispiel Eichhorns) », dans Hermeneutik der Aufelirung, Aufilarung n° 8/2, Hambourg, Meiner, 1994, p. 71-89, l'article de Giuseppe D'Alessandro, « interpretazione kantiana dei testi biblici ei suoi critici », Srudé kantiani, VIII/1995, Pisa, p. 57-85 et surtout son ouvrage Kant ¢ l'ermeneutica, Catanzaro, Rubbertino, 2000. En francais on lira I'analyse précise de Denis Thouard, « Kant et Therméneutique », Archives de philosophie, n° 61/1998, p. 629-658. 12. Kant, Le Confit des facultés, VIL, 44. 13.- Voir Kant, La Religion dans le limites de la simple raison, V1, 110 ex Le Conflit des facultés, VIL, 38 : « Des passages des Ecritures qui contiennent certains dogmes ehéoriques déclarés comme sacrés, mais dépassant tout concept rationnel (méme le concept moral), peuvent éere interpré- tés 4 avantage de la raison, mais ceux qui contiennent des propositions contraires & la raison pratique doivent V'etre » (trad. fr. A. Renaut, dans Kant, Cuore philosophiques, t. 3, Paris, Pléiade, 1986, p. 840 sq.). La naissance du paradigme herméneutique 29 qui s'attache & une autre source de sens privilégie I’« élément historique », sattache aux témoins, etc. Or Kant soutient que I’élément historique « napporte rien, est en soi quelque chose de tout & fait indifférent, dont on peut faire ce qu’on veut » : le critére de ’interprétation ou de explication est toujours de « faire des hommes meilleurs »!4, Au lieu d’essayer de comprendre une autre source de sens, c’est-a-dire une intention de sens, Kant juge donc de la moralité de ce qui est dit! Or précisément, en ramenant I’interprétation au champ de la moralité, il interdit une approche proprement herméneutique. Car linterprétation morale est tout sauf herméneutique chez Kant : jamais il ne s'agit en morale de com- prendre lautre, ce qui explique la critique virulente de la confusion entre Pimpératif catégorique et la « triviale » régle d’or chrétienne!®, Linterprétation morale vise 4 élaborer en son for intérieur, de manitre purement monologique et & Paide de la seule raison, !’universalité de la maxime. Jamais il n'y est ques- tion de se mettre & la place de qui que ce soit d’autre et en aucun cas on ne cherche & percer son intention, scruter les cceurs étant absolument impossible. C’est pourquoi a proprement parler Pinterprétation philosophique entendue comme morale n’interpréte pas, mais juge. La raison pratique énonce des ver- dicts, en affirmant par exemple que, dans le « mythe du sacrifice », Abraham aurait di tenir la voix de Dieu pour une illusion: « Abraham aurait di répondre & cette voix divine : ‘Que je ne doive pas tuer mon bon fils, c'est par- faitement stir ; mais que toi qui m’apparais, tu sois Dieu, je n’en suis pas stir et je ne peux non plus le devenis, quand bien méme cette voix tomberait, reten- tissante, du ciel (visible)’ »!7, En revanche l’interrogation sur le sens de cette voix, qui inquiéte tant Kierkegaard, voila qui n’intéresse pas le sens moral. Ce n’est donc pas dans sa discussion de l’exégase religieuse qu’on trouvera une her- méneutique chez Kant. Plus paradoxal encore semble la volonté de retrouver une herméneutique chez le représentant des Lumitres pour lequel « penser soi-méme » est un principe fondamental. Car toute pensée autonome, tout Selbstdenken comme principe indique que l'on parvient mieux & la vérité en jugeant soi-méme qu’en interpré- tant la pensée d’autrui, en utilisant sa propre raison plurét qu’en passant par des témoins. De ce fait les Lumitres ne devaient pas par elles-mémes, comme philo- sophie, inciter & Pélaboration d’une herméneutique philosophique. Descartes, qui lui non plus n’a pas élaboré d’herméneutique (a la différence de son disciple 14 Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, V1, 43, note ; VI, 111. 15 Cest ainsi que l'on peut lire le principe suivant lequel on doit mieux comprendre un auteur quill ne sest lui-méme compris que Kant formule expressément & propos de sa lecture de Baron (Grisgu dee raion pare 3131 B 370). Caren philosophic ausi, il s'agie de juger Pacuvre, de « distinguer le degré de vérité qui s'y trouve de la fausseté et d'augmenter la véri- t€ [die Wahrheit 2u vermebren suchen). C'est lt le devoir logique et moral, et il est utile. (...] On doit toujours améliorer les affaires philosophiques »!° (Logik Philippi, XXIV-1, 397). Ce fest pas le sens dans son individualicé qui compte d’abord, mais la raison universelle, 16.- Kant, Fondation de la mésaphysique det maurs, WV, 430, note. 17. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, VI, 63.

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