Résumé
Introduction
1
Selon Ducange, le nom de « Boulanger », serait à l'origine, pendant
le moyen-âge, d’un pain présenté sous forme de boule. Le nom de
« talemelier » est une corruption de « talmisier » ou « tamisier », qui
elle nous garde aussi de contre sens. En effet, les mots de
l’alimentation de la vie courante sont de faux amis dont il
faut se méfier, (surtout quand on veut se faire
comprendre en des langues différentes). « En anglais on
mange des « foods », en français des aliments 2. Le mot
« aliment » a disparu de l’anglais actuel. Le sens du mot
« food » ne concerne que l’apport nutritionnel. « La note
de plaisir et d’évocation symbolique a disparu [...] mais
en France, on semble refuser obstinément de nier le sens
du désir et celui du symbole »3. Nous restons loin d’un
épicurisme gaulois4 ; le cinéma a su avec « le Festin de
Babette » scénariser cette réalité.
Mais le langage n’est jamais innocent, et traduit toujours
une réalité représentée, voire conceptualisée. En effet,
« le langage des aliments est trop fluctuant et trop
mystérieux pour qu’on puisse faire plus que signaler sa
force. Bethléem, [par exemple, signifie « maison du pain »
et annonce la sacralisation de l’objet alimentaire à
travers une pratique quasi anthropophage 5]. A la
conception de l’aliment victime, s’est ajoutée celle de
l’aliment fruit du travail, récompense ou équivalent d’une
peine. « Que celui qui ne travaille pas ne mange pas »
disait Paul »6.
« Le pain se lève » était le cri de ralliement des premières
révolutions populaires, celle des Jacques. Dans la
valorisation des aliments, le prestige des conditions de
travail qui les ont produites intervient puissamment, si
bien que manger du pain, ce n’est pas seulement utiliser
ses propriétés, c’est communiquer aux conditions du
travail qui l’ont produit. Dans le cas du pain, son action
nommée a fini par caractériser celui qui l’a réalisé. Ainsi,
« boulanger » est avant tout le verbe qui décrit l’action de
pétrir le pain et le faire cuire. Cette action a donné son
nom à celui qui la réalise. Ainsi, une autre connotation
vient s’ajouter à cette désignation première, le boulanger
(la boulangère) fait le pain et le vend.
7
Cette image est reprise par les partisans d’une fermeture des
frontières d’un pays en soupçonnant que toute personne étrangère
pays représente un danger en risquant de prendre le travail d’un
autochtone. Cela s’exprime par : « ils vont nous retirer le pain de la
bouche !!! ».
8
Cf. RENARD C. , - « », mémoire de DEA, CPI, ENSAM Paris (2004)
9
QUINTON P., - « le pain : une image multi sensorielle », Colloque
Communiquer le sensoriel, 13 et 14 mars Montpellier (2003).
Le pain peut être vécu comme un objet ou un aliment. Sa
consommation quotidienne peut lui faire perdre son
caractère d’objet extrême10. « Le pain est bien plus qu’un
aliment quotidien »11. Le pain en tant que terme
générique désigne un aliment culturel qui puise ses
racines au plus profond de notre histoire. D’autres
cultures que la nôtre y voit d’ailleurs sa représentation.
10
Cf. RENARD C. , - « », mémoire de DEA, CPI, ENSAM Paris (2004)
11
QUINTON P., - « le pain : une image multi sensorielle », Colloque
Communiquer le sensoriel, 13 et 14 mars Montpellier (2003).
12
Ainsi les ouvriers agricoles étaient-ils payés avec 3 pains par jour et un
fonctionnaire avec 100 galettes et 3 pains fins de froment.
13
La lecture de la Bible tendrait à établir que ce sont les Hébreux qui ont été
les artisans de la découverte ou de la vulgarisation de la pâte fermentée avec
du levain. Mais les Hébreux ,nomades, ce nourrissant de viande de mouton
qu'ils élevaient eurent leur premier contact avec le pain lors de leurs
esclavages en Égypte.
Le pain levé est plutôt un aliment quotidien et le pain non
levé un objet d'offrande divine14.
-"On mangera des azymes pendant sept jours ; on ne verra pas chez toi de
pain levé, ni dans tout ton territoire" ( Exode, XIII, 7).
15
Les pains "grivois" ou "obscènes" dont plusieurs exemplaires ont été
retrouvés intacts dans les ruines de Pompéi. Comme on a pu en juger par ceux
retrouvés dans le four d'une boulangerie de la ville de Pompéi ensevelie en 1'an
79 durant une éruption du Vésuve.
raisonnable de penser que l'on continue, dans la majorité
des cas, à ensemencer la pâte avec du levain, il est
vraisemblable que la cuisson de celle-ci est encore très
souvent réalisée sous la cendre et que la fabrication du
pain demeure surtout familiale.
Le pain sacralisé
Avec la naissance de Jésus à Bethléem, ville dont le nom
signifie d'ailleurs « ville » ou « maison du pain" en
araméen, le pain va prendre une dimension inconnue
jusqu’alors.
Au château,
Vers la révolution
2- Baguette anglaise
3 - Baguette gruau
4 -Joko court
5 - Joko long
Pains originaux pour préparations diverses
2 et 3 - Mie royale
4 et 5 - Royal Sandwich
7 - Pain gibier
8 - seigle russe
9 - Boule de seigle
10 - Miche de seigle
Petits pains
1 - 2 et 3 - Empereur
4 - galette
5 - Benoiston
6 - Pistolet
7 et 9 - Grand Opéra
8, 10, 11 et 12 - Opéra
13 - Lunch
14 - Brillat-Savarin
15 - Pain Buda
16 - Croissant
17 - Pain sandwich
18 - Boule de fromage
19 - galette
LE PAIN PROFANE
En résumé sur la consommation du pain en France
Il y a 175 ans, le pain constituait encore 70% de
l’alimentation des Français. Il y a 95 ans, la
consommation de matières grasses était moitié moindre
que celle d’aujourd’hui. Ce qui apparaît clairement au
cours de ces deux siècles, de 1789 à aujourd’hui, c’est
d’abord le passage d’une économie de pénurie
alimentaire à une économie d’abondance.
« A la fin du XVIII ème siècle cependant, Parmentier,
encouragé par Louis XVI, cherche à développer la culture
et l’usage alimentaire de la pomme de terre »16. Le pain
reste l’aliment de base (Cf. le langage du pain dans le
temps). Et à la veille de la révolution de 1789 et au-delà,
la population parisienne préfère faire la queue devant les
portes des boulangeries pour obtenir un mauvais pain
plutôt que consommer les pommes de terre. Jusque là,
l’alimentation de la population est pauvre en valeur
énergétique17. Pendant la centaine d’années entre 1789 et
1870, les périodes de disette sont nombreuses (pour des
raisons différentes18), et la monotonie des
approvisionnements est grande. L’aliment de base reste le
pain accompagné de céréales auxquelles s’ajoutent les
choux, les navets, les châtaignes, les fèves et les légumes
secs. On peut résumer les choses en disant qu’à cette
époque le type alimentaire est entièrement conditionné
16
« Mais, il faudra deux à trois décennies pour que celle-ci soit accréditée
comme aliment essentiel », BOUR H. , Sciences et vie, N° H. Série 130, 1980,
P. 6
17
1 800 calories par jour et par personne, en moyenne constituées d’aliments
moyens en qualité nutritionnelle ( 54 g de protéines par personnes et par jour,
avec une prédominance des protéines végétales, céréalières essentiellement,
de moindre valeur biologique).
18
Sans remonter à la grande famine de 1720, on peut citer les mauvaises
récoltes secondaires dues à des conditions climatiques adverses et la rétention
des produits par les paysans lors des périodes troublées.
par la nature et le nombre réduit des produits
disponibles.
« Il existe de monstrueuses inégalités sociales. Une petite
partie de la population, évaluée à 15 %, vit certes
largement dépensant sans compter et avec ostentation
pour la nourriture. On reste confondu devant les menus
proposés par les grands de la haute société à leurs
invités»19. La fonction symbolique et socioculturelle de
l’alimentation apparaît dans toute son ampleur au
XIXème siècle ( Cf. ARON P. et BLOND G.). L’alimentation
remplit une fonction de valorisation. C’est après la
révolution qu’apparaissent le restaurant et les Chefs aux
noms toujours prestigieux. A la fin du XIXème siècle, il
apparaît clairement que ce qui commande à cette époque
le type alimentaire, ce sont d’une part, l’importance des
revenus et d’autre part, pour les revenus les plus étroits,
les approvisionnements alimentaires les plus courants -
c’est-à-dire les disponibilités en aliments de base les
moins onéreux, le pain reste au cœur de ceux-ci.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les
disponibilités alimentaires ont été largement
développées, bien des productions sont devenues
excédentaires en France, le niveau de vie s’est élevé - et
la part du revenu consacré à l’aliment n’a cessé de
diminuer20.
Le pain a été jusqu'à une date relativement récente,
considéré comme l’aliment de base : il constituait jusqu'à
70 % de la ration au début du XVIIIème siècle. Le respect
pour le pain nourricier était total et généralisé. Il n’a
ensuite plus été respecté de la même façon jusqu’il y a
une douzaine d’années. Certains n’en mangent plus,
jamais : il n’est plus pour eux l’aliment essentiel.
Date 1781- 1835- 1860 191 192 1936 1965 1975 1985 1995 2003
90 44 0 0
consommati
on de pain, 550 g 670 g 600 500 630 325 230 182 145 100g
par g g g g g g g
personne et
par jour
21
Ce pain est composé de produits naturels et sélectionnés avec une attention
extrême. Outre le Sel de Guérande, le blé d'épeautre représente 30 % de la
farine Poilâne, qui contient 15 % de son. Le levain naturel, la mouture à la
meule de pierre et la cuisson au four à bois, confèrent au Pain Poilâne un goût
affiné de caractère agreste et de nature légèrement aigrelette. . De plus la
farine imprégnée d'huile de germe de blé, riche en vitamines et en sels
minéraux, de teinte grisâtre et d'aspect plus gras et épais, produit un pain qui
se conserve mieux. Mais le coup de main apporté par l'artisan reste le secret
d'une qualité.
22
Pierre Poilâne, artisan boulanger, monte à Paris après son tour de France et
ouvre une boulangerie rue du Cherche Midi en 1932. La concurrence est rude,
mais il décide de fabriquer le pain à sa manière. Après la guerre, les français
préfèrent le pain blanc, mais fidèle à ses choix il continuera la fabrication du
pain traditionnel, qui deviendra bientôt célèbre sous le nom de Pain Poilâne.
23
Cf. NIETZSCHE F. - « La naissance de la tragédie », éd. ?, 19 ?
24
Cf. LE MAGNEN J. - « », Sciences et vie, N° H. Série 130, 1980, P. 14 à 20
25
Cf. CLAUDIAN J. , - « », Sciences et vie, N° H. Série 130, 1980, P. 21 à 29
LES TRACES DU SACRE SUR LE PAIN PROFANE
Les facteurs spécifiques du pain
La psychophysiologie expérimentale nous renseigne sur
le mécanisme des conduites et des réactions devant la
nourriture, communes à l’homme et aux animaux doués
d’un équipement plus ou moins identique. Elles laissent
de côté deux facteurs qui jouent dans le comportement
alimentaire de l’être vivant un rôle très important dans la
consommation du pain : les particularités spécifiques, le
contexte social26.
L’hédonisme, la recherche du plaisir, sous toutes ses
formes : plaisir des yeux, plaisir du toucher, plaisir des
oreilles, plaisir de la bouche (palatabilité) et plaisir du
corps (sensations générales post ingestives), représente
chez l’homme (comme chez l’animal) la principale
motivation de l’acte alimentaire27.
L’importance des conduites acquises par la répétition
d’une expérience heureuse pour la santé ou simplement
agréable pour les organes des sens.
Le rôle du facteur social est également très important ;
nous avons tendance à manger plus en société 28.
a) la pensée utilitaire
Doué d’une pensée technique orientée vers la maîtrise de
la matière, depuis l’Homo Faber, l’Homme est capable de
transformer des substances alimentaires (blé, farine) et à
partir de ces ingrédients produits de créer des aliments
nouveaux (pâte, levure, levain), selon ses goûts. Le pain
en est un exemple millénaire et toujours vivant. C’est
grâce à cette qualité de conception et de technique de
développement que l’Homme est capable d’humaniser
des substances qui à l’état naturel sont incomestibes ou
insipides (grain de froment).
b) la pensée rationnelle
Véritable symbole de l’outil de la connaissance objective,
c’est grâce à elle qu’il est capable de corriger certains
égarements de ses appétits et de rendre sa nourriture un
peu raisonnable.
c) la pensée symbolique
Mais cette tendance d’associer aux objets matériels et
utilitaires des images chargées de signification constitue
la différence fondamentale qui nous diffère des autres
espèces. Mettre du sens dans ses actions, ses
consommations, ses attitudes, voire les événements
extérieurs, c’est plus fort que lui chez l’Homme. Cette
curieuse faculté grâce à laquelle des objets sont dotés
d’une dimension nouvelle s’exerce avec prédilection dans
le domaine des fonctions vitales. On peut citer la
reproduction et la nutrition. Ainsi, le rôle du symbole
dans le comportement alimentaire du pain, à peine
soupçonné il y a quelques décennies, s’avère aujourd’hui
considérable voire fondamentale. On peut penser que
cette découverte nous vaut cet hyper offre des pains et
des baguettes d’aujourd’hui (Cf. Tableau N° 2).
LE PAIN RITUALISE
Aller chercher son pain
L’ensemble a fini par constituer un rituel que l’on peut
résumer d’une expression : « aller chercher son pain ».
Derrière ce terme générique se cache une grande
variabilité. L’analyse micro psychologique nous propose
de la représenter dans un effort phénoménologique.
La première des variations concerne la saisonnalité, et
avec elle ses intempéries et son hydrométrie dont le pain
est si intimement lié. Aller chercher le pain l’hiver, quand
il est chaud dans la main, le printemps, l’été, l’automne.
La deuxième variation concerne le moment de la semaine,
le pain de tous les jours et le pain du Week end.
Le pain du Week-end
Le pain du matin
Le pain du matin correspond au pain du petit déjeuner
lorsque le pain de la veille a été fini ou est devenu trop
dur.
Le pain du soir
C’est le pain cherché et rapporté à la maison après ma
journée de travail. Quelquefois même, on rentre chez soi
et on ressort pour aller chercher son pain. C’est le pain,
qui va présider au repas du soir et du petit déjeuner le
lendemain matin.
31
Cf. JUNG K. G. , « »,
« purifié », du « scientifiquement contrôlé », du
« standard ».
Il est aisé de reconnaître dans ces deux attitudes les deux
penchants qui semblent avoir hanté l’esprit des hommes
depuis le début des temps : «d’un côté le « péché de
l’art », le tabou de la main qui ne doit pas souiller la
substance sacrée, de l’autre la tendance prométhéenne
de l’Homo Faber, qui sent en lui la vocation et le droit de
transformer, de contrôler, de purifier la matière
terrestre »32.
Le pain a entretenu ce débat jusque il y a encore 15 ans,
suscitant de nombreuses controverses.
le grain de blé
« Les caractéristiques nutritionnelles du grain de blé
dépendent à la fois de facteurs génétiques et de facteurs
de milieu, naturels ou provoqués. En ce qui concerne la
teneur en protéines, l’influence du milieu est si nette qu’il
est difficile d’établir des différences significatives entre
variétés »33. Compte tenu de variations saisonnières
souvent importantes, on voit que le problème est
complexe et qu’il est difficile d’opposer les blés
contemporains à ceux d’autrefois en ce qui concerne leur
valeur nutritionnelle. Cela ne signifie pourtant pas que
les blés actuels soient tous de très bonne qualité.
Certains d’entre eux donnent des farines boulangères de
qualité très médiocre. Mais valeur boulangère et valeur
nutritionnelle sont des caractéristiques indépendantes et
distinctes.
la mouture
La mouture sur cylindre augmente l’élimination des
enveloppes du grain en faisant perdre à la farine blanche
de 70 à 80 % des oligo éléments et des vitamines B du
blé. Il reste difficile de trancher définitivement la
question sur la portée de cette modification, faute d’une
connaissance suffisamment précise sur la valeur des
besoins de l’organisme en vitamines et en minéraux,
ainsi que des niveaux d’ingestion de ces nutriments.
32
Cf. CLAUDIAN J. , - « », Sciences et vie, N° H. Série 130, 1980, P. 29
33
Cf. DUPIN H., - « L’alimentation n des français », éd ?, Paris, 1978
la panification
La substitution de la panification sur levure à la
panification sur levain a entraîné certaines modifications
des caractéristiques de la pâte (diminution de son acidité,
du degré de solubilité). Mais si ces modifications ne
semblent pas avoir d’effets sur la valeur nutritionnelle du
pain, signalons que l’association de la fermentation
exclusive sur levure et de la technique de pétrissage
intensifié donne un pain à la mie très gonflée, très
blanche, et d’un goût amenuisé.
Tous ces éléments ont abouti à une offre qui s’est réduite,
où les centres villes disposaient de peu d’endroit où se
procurer un bon pain. Poilâne résistait, avec une image
de haut de gamme, qui réservait son pain à des occasions
exceptionnelles. Il n’était pas rare, à l’époque, d’entendre
« le pain n’est plus ce qu’il était ». En dehors des
spécialistes qui ne prenaient pas cette réflexion à la
légère, (parce que le taux de fibres dans la farine est trois
fois moindre qu’autrefois, ils constataient déjà
l’apparition de maladies intestinales liées de toute
évidence aux régimes pauvres en résidus fibreux), un
certain nombre de décret ont tenté de clarifier les
appellations. Ainsi l’article 4 de l’un des premiers décrets
du 5.4.1935 déclare que «seule peut être vendue sous la
désignation farine de blé (ou farine de froment) celle qui
provient exclusivement de la mouture exclusive de blé
sain, loyal et marchand, c’est-à-dire de blé contenant
moins de 16 % d’humidité, sans odeur désagréable,
pesant au moins 65 kg à l’hectolitre, contenant moins de
5% d’impuretés autres que le blé cassé et moins de 8 %
de ce dernier».
Depuis les décrets se sont succédés pas seulement pour
définir l’emploi du terme de farine de blé mais aussi celui
de pain ( Cf. Décret ).
Le Pain ritualisé
Le pain est un aliment des origines, de nos origines 34,
celui dont Delteil disait qu’il répond au rêve de notre âme
comme à l’appétit de nos entrailles35.
Le pain est devenu cet aliment métaphorique, porteur de
signes forts, de mythes...qui finissent dans l’estomac. En
comparant le pain à son corps, le Christ a sacralisé ce
pain quotidien, mais il a également ouvert à tous ceux qui
le mangent, la porte du cannibalisme présent dans
34
En 2001, l’exposition le diable sucré, à la Villette (Christine
Armengaud, commissaire de l’exposition), nous invitait à
comparer l’étrange similitude existant entre les figurines
éphémères de pain et de pâte avec des figurines d’argile
primitive, avec l’art brut, dont on sait qu’il s’ancre loin dans
notre patrimoine commun à l’humanité.
35
Cf. ARMENGAUD C., - « Le diable sucré, gâteaux,
cannibalisme, mort et fécondité », éd. De la Martinière, Paris,
(2000)
l’inconscient collectif36. Le pain chrétien, ou pour les
chrétiens revêt ce symbole, le pain païen possède aussi
ces traces d’un monde qui finirait dans l’oubli sans les
travaux ethnologiques qui nous rendent accessible une
métaphysique alimentaire vieille de plusieurs millénaires.
« Modeler la pâte à pain, transformer cet aliment vital en
images relève d’une pratique vieille comme le blé : sa
panification fut au cœur des rites religieux des peuples
pré européens sédentaires des siècles avant le
christianisme, et produisit de nombreux pains et gâteaux
figurant le corps humain. Ils l’évoquent parfois sur un
mode réaliste et même cru, parfois d’un simple signe
abstrait ou encore de façon fantasmagorique : femmes à
trois seins, femmes ailées et femmes poissons, diables,
homme serpents, corps d’animaux à tête humaine, corps
sans tête, tête sans corps»37.
La religion chrétienne s’est dès le début opposé à ces
rites, pour finalement reprendre à son compte les
métaphores liées au cycle végétal du blé et la plupart des
dates rituelles qui vont des semailles à la moisson.
Tentant d’interdire le répertoire antérieur des images
comestibles, certaines coutumes païennes ayant la vie
dure furent « accompagnées » jusqu'à une espèce de
récupération. Mais il y eut « une multitude de poches de
résistance ou tout simplement de lieux perdus pour
l’Histoire avec un grand H38, des « microclimats » où
perdurent tranquillement jusqu’au XXe siècle des rites,
des pains et des gâteaux qui n’étaient pas très
catholiques et nous renvoient l’écho lointain de pratiques
profondément enfouies dans l’oubli, liées au chamanisme
de l’ours, aux arbres totémiques, aux cultes solaires »39.
Plusieurs artistes se sont engouffrés dans le déclin de ces
figures rituelles éphémères. Cet abandon libérant pour
l’Art un espace nouveau à occuper. Salvador Dali le
premier et sa chambre à coucher en pains, César et ses
expansions au levain, avant celles de mousse de
polyuréthanes, en passant par les futuristes ou Spoerri40
36
Cf. JUNG C.G., « Dialectique du Moi et de l’inconscient », éd.
Gallimard, Paris, 1ère éd. (1933), (1964) et Cf. FREUD S., -
« Totem et tabou », interprétation par la psychanalyse de la vie
sociale des peuples primitifs, éd. Petite Bibliothèque Payot, N°
77, Paris, 19 ?, ISBN 2-228-30772-6
37
ARMENGAUD C., - « Le diable sucré, gâteaux, cannibalisme,
mort et fécondité », éd. De la Martinière, Paris, (2000), p. 11
38
Cette perte étant naturellement liée au caractère éphémère
du pain mis en forme figurative. Destiné à être absorbé, lors de
rituels sans traces écrites, ni photographies.
39
ARMENGAUD C., - « Le diable sucré, gâteaux, cannibalisme,
mort et fécondité », éd. De la Martinière, Paris, (2000), p. 12
40
En 1983, le 23 avril; Spoerri organise pour ses amis (adeptes
et initiateurs du mouvement des nouveaux réalistes), « le
banquet de tripes » dans une fosse ouverte par des grues
pendant le dîner « enterrement du tableau piège » qui est
ensuite enterré sur place, Centre culturel du Montcelles ;
RESTANY P., - « 1960 Les nouveaux réalistes », éd. MAM, Paris,
(avec son banquet « performance » intitulé le «déjeuner
sous l’herbe», dont les restes ont été enterrés au
Château de Montcelles, dans l’ancien site de la Fondation
Cartier à Jouy en Josas. Toujours à la fondation Cartier,
(mais dans le lieu d’exposition actuel41), moins conceptuel
et plus artiste, Le pain couture ré interprété par J.P.
Gautier.
1986).
41
Boulevard Raspail
42
Ce rite du début du printemps culmine lors d’un repas au
cours duquel trois enfants pauvres sont conviés à manger plus
de cent mets différents.
43
Il existe des nouveaux nés (mladene en bulgarie), portant des
marques de varicelle réalisées avec un morceau de bois de
sureau évidé et une fourchette, sont souvent badigeonnés de
miel après la cuisson. Ils étaient offerts aux enfants pour les
protéger de Baba Charka, la redoutable grande mère varicelle.
En France, autrefois, les maladies de peau n’échappaient pas
non plus à ce rituel. Le pâtissier François de la Varenne donne,
en 1655, une recette de « gasteau vérolé » et le le Ménage des
champs et de la ville surenchérit avec un « gâteau vérolé et
...galeux ». DUPAIGNE B., - « Le pain de l’homme », éd. De la
Martinière, Paris, 19?
44
Les santos ou panes de muerto des villages de la région de
Tolède se faisaient chaque année, pour la Toussaint, en pain
parfumé avec des grains d’anis. Ils étaient censés représenter
le mort dans son linceul. Aujourd’hui, les santos traditionnels
ne se font que sur commandes et encore il ne s’agit que d’une
fougasse ovale sans anis et sans bras non plus, saupoudrée de
sucre et simplement fendue pour figurer les pieds, faute de
temps.
Les rites de fécondité
A plusieurs périodes de l’année, la fécondité est invoquée
pas seulement au printemps, lors des rites du temps des
amours, des fiançailles et du mariage, mais aussi au
solstice d’hiver. En effet, il est un moment clé et
dramatique du calendrier solaire.
Le solstice d’hiver
Les ténèbres semblent pouvoir avaler la lumière, et donc
anéantir tout espoir de fécondité future, y compris pour
la terre nourricière qui va produire le blé dont dépend si
étroitement le pain. En décidant de situer la naissance du
Christ au moment des nuits les plus longues de l’année,
l’Eglise chrétienne espérait désamorcer l’angoisse
primitive (inconscient collectif Cf. K.G. Jung) et les rites
archaïques censés la dissiper.
Pourtant, la persistance des formes anciennes indique
que les pains et les gâteaux de cette période de l’année
pérennisent l’héritage de ces croyances.
La fécondité de la femme
Les pains, mais aussi les gâteaux liés à la fécondité la
femme reviennent périodiquement sur la table au
moment des fêtes traditionnelles du printemps où à
l’occasion des rites du temps des amours, des fiançailles
et du mariage. Nourries de doutes, de peurs, de
fantasmes et de croyances qui viennent du fond des âges,
ces incarnations à la fertilité génèrent des dévorations
rituelles de bébés, de sexes, de seins, et d’une infinité
d’images mythiques, étrange, naïves, érudites, secrètes,
libertines ou pudiques.
Le pain a laissé sa place dans le mariage aux grands
gâteaux, même si les pains surprises peuvent apparaître
comme des références au début du buffet, du vin
d’honneur à ce qui couronnera le repas du mariage 45. Il
reste quelques coutumes survivantes en Sardaigne par
exemple46.
Le temps des amours
45
En Russie, perdure une coutume qui consiste à réaliser un
grand pain d’épice en forme de poisson. Le jour du mariage, il
est présenté et donne tacitement pour qui le voit le signal du
départ. Chaque convive comprend que la fête est finie.
46
Soleil blanc à tête d’oiseau de Chiaramonti (Sardaigne). « A
la circonférence de ce soleil nuptial, les têtes d’oiseau ne
devraient pas surprendre : l’oiseau fait partie d’un vocabulaire
symbolique du mariage que l’on retrouve dans tous les pays
européens. Mais l’énigmatique beauté de ce disque est
rehaussée par sa cuisson blanche : à mi-cuisson, ce pain est
retiré du four et trempé dans de l’eau bouillante qui en fait
briller la surface. Accroché au lit des mariés, il n’était pas
mangé et, s’il se conservait intact pendant plusieurs années,
c’était un heureux présage ». ARMENGAUD C., - « Le diable
sucré, gâteaux, cannibalisme, mort et fécondité », éd. De la
Martinière, Paris, 2000, p. 136
Les pains, gâteaux fabriqués par la jeune fille ou offerts
par le jeune homme servent de messagers, jalonnent les
étapes ritualisées qui conduisent au mariage.
La mort et la fécondité.
« Aujourd’hui, presque partout disparue, la
commémoration des défunts, indissociable des grandes
fêtes agraires, du cycle de l’éternel retour, a longtemps
perduré sous les espèces de l’œuf et du grain, l’un et
l’autre symbole d’éternité»47.
Souvent les pains se sont transformés en gâteaux servis
aussi bien pour la célébration de la naissance ou la mort,
témoignant de cette intrication paradoxale et
profondément ancrée dans la conscience populaire, celle
de la vie, u sexe et de la mort.
47
ARMENGAUD C., - « Le diable sucré», éd. Parc de la Villette
guide de l’exposition, Paris, 2000-2001, p. 8
48
La main qui travaille la pâte laisse une empreinte précise
analogue à celle de l’animal chassé par nos ancêtres. Ils en
connaissaient la valeur de ces traces. Peut-être est-ce par
analogie qu’ils s’en sont servis pour laisser dans la pâte à pain
une empreinte, une marque, identifiant celui qui a fait le pain,
ou son destinataire. Mais cette marque se spécialise, elle
devient un marquage plus subtil, celui qui permet de se repérer
dans le temps, de dater. La femme à sept jambes (en
Sardaigne) ponctue le temps du carême : à la fin de chaque
semaine, on casse une jambe que l’on croque. C’est un gâteau,
cette fois qui existe en Crête mais avec la même forme (cf.
DUPAIGNE B., - « Le pain de l’homme », éd. De la Martinière,
Paris, 19? ).
49
Le moule a une autre fonction pour nous, concepteur et/ou
amateur ou encore observateur d’objets ; il perdure alors que
les pains, objets éphémères, disparaissent dans les estomacs.
1°) l’enroulé50, avec son emblème iconographique de la
femme serpent51,
2°) l’entaillé52. Le colombin travaillé au canif, permet
aussi bien des formes simples et puissantes (mains de
mort, pieds de mariés, pieds de bœuf...) que le
développement d’un art d’une extrême virtuosité où le
geste et son effecteur sont directement impliqués dans la
trace de l’entaille. Bernard Leach, dans son Livre du
potier, cite un célèbre potier japonais à qui l’on
demandait comment reconnaître ce qui est bon en poterie
et qui répondait laconiquement : « avec son corps ». Ce
50
Un pâton enroulé en spirale représente le feu, le soleil. Mais,
la même spirale peut aussi représenter l’escargot ou le serpent.
Lorsque le serpent, lové sur lui-même, spirale vivante, se met
en mouvement, il ondule. Associé à la figure humaine, il figure
chronologiquement dans les scènes qui représentent la
tentation d’Adam et Eve au Paradis terrestre, mais aussi sur le
corps même des personnages : sur la robe d’une femme de pain
d’épice (à Soriano en Sardaigne), sur le torse d’un bonhomme
polonais, sur le corps brioché d’un diable tchèque (Pragues) ou
sur les jambes d’un homme de pain du sud de l’Italie.
On trouve de fins colombins parfumés à la cannelle ai Portugal.
Ils ne suivent pas l’enroulement unifié qui donne à la spirale
une orientation. Ils dessinent un système formel, graphique
aléatoire mais clos. Au Portugal on les appelle les « enragés ».
(Dixit PEREIRA Carmen, Gardienne 35, rue St Georges, Paris
9ème,, 2004).
Lorsque le serpent
51
« La femme-serpent, c’est Mélusine, un être hybride femme
jusqu’au nombril, dit la légende, homme par sa queue de
serpent». ARMENGAUD C., - « Le diable sucré, gâteaux,
cannibalisme, mort et fécondité », éd. De la Martinière, Paris,
2000, p. 68. « Féminine jusqu’aux boursaults et le reste du
corps andouille serpentine », écrit Rabelais F. Comme
beaucoup de diables du Moyen-Age, elle est donc bisexuée, ce
qui ne peut que fasciner et terrifier les hommes. L’histoire de la
Mélusine telle qu’on la raconte en Poitou est celle d’un être
féerique, doté d’une queue, qui épouse un simple mortel. Le
mari doit ignorer la nature réelle de sa femme, le bonheur ne
peut durer qu’à cette condition. Bien entendu, il ne résiste pas
à la tentation e la voir nue dans son bain, découvre son secret
et la rejette. Mélusine s’élance alors dans les airs, transformée
en serpent volant, pousse des cris déchirants. Elle se cache,
mais revient la nuit nourrir ses enfants en pleurant. A Vence
( Alpes Maritime) on l’appelle la Mélaudino, ailleurs Merewin,
Mermaid.
Si l’Eglise a pu tolérer un tel succès européen c’est
certainement qu’il est impossible de lutter contre une image
ambiguë venue de la nuit des temps primordiaux, avec en plus
le besoin de disposer de quelques repoussoirs Toutes les
déesses païennes ne peuvent pas être recyclées en Saintes.
52
L’art de l’entaille s’exprime dans l’hommage rendu aux bêtes
qui labourent le cheval et le bœuf. Ce pain se fait encore dans
le cadre de l’association artistique Alberto Favara de Salemi.
Traditionnellement, on utilise la farine obtenue avec les
premiers grains de la première moisson. Trois images se
superposent avec une extraordinaire économie de moyens :
pour évoquer le cheval, le colombin est d’abord plié en fer à
qui revient au concept de tactilité émergeant du travail
de recherche de Carole BAUDIN 53. Une compréhension
sensorielle qui ne peut être que décuplée par une
pratique expérimentale personnelle destinée à un
encodage complet (pluri modal) d’un savoir. Surtout
lorsque celui-ci est vernaculaire.
3°) le noué et le tressé54.
Nouer ou tresser renvoie à cet artisanat premier, le
tressage de fibres végétales qui est une des premières
acquisitions de l’humanité, activité manuelle digitale fine
des peuples nomades, avant la sédentarisation. Mais
s’agissant de pains et de gâteaux, c’est moins la vannerie,
les nœuds des marins que les nattes capillaires qu’il faut
invoquer55.
Les pains et gâteaux de fête pérennisent tout un
répertoire de signes-symboles qui existaient déjà au
néolithique et restent encore associés à des rites
archaïques. Dans certains cas, ils constituent une écriture
idéographique. Cet art premier, sans trace (sans moule)
transformé, déformé, est rendu innocent face à certains
tabous, seules quelques formes peuvent être rattachées à
cette évolution phylogénétique particulière56.
Le pain d’épice
Le pain a été transformé et « dessertisé ». Le pain décoré
peut être vu comme le début de cette tendance. Le pain
d’épice constitue cet objet frontière entre pain et
gâteau59. En Allemagne (Aix la chapelle, les printen
d’Aaren) l’homme d’Aaren est constitué de délicieux
64
VINIT S., TREMOLIERES J., - « enquête sur l’alimentation
des tuberculeux en sanatorium », 196 ? C’est dans cette
enquête que l’on apprend que le Français du milieu ouvrier ou
paysan garde à l’âge adulte les goûts pris dans son milieu
d’origine.
65
BASSEREAU J.F., (Introspection puis observations chez des
sujets familiers 2004, suite aux études expérimentales menées
par HATWEL Y.).
66
BARTHES R., - « mythologies », éd. Du seuil, Paris, (1957), p.
152
67
Cf. BAUDIN C., - « objet conçu, objet vécu », Thèse de
doctorat, Laboratoire d’ethnologie des mondes contemporains
(Eric Gallais)) , soutenu le 5 décembre 2003.