Alain Badiou
Que pense le poéme?
NOUS
MMXVIPoésie et communisme
Durant le dernier siécle, de trés grands poétes, dans presque
toutes les langues de la terre, ont été des communistes. Se sont
par exemple engagés avec le communisme, de facon explicite, de
fagon formelle : en France, Eluard et Aragon; en Turquie, Nazim
Hikmet; au Chili, Pablo Neruda;\en Espagne, Rafael Alberti;,en
Italie, Edoardo Sanguineti; en Gréce, Yannis Ritsos; en Chine, Ai
Qing; en Palestine, Mahmoud Darwich; au Pérou, Cesar Vallejo;
et en Allemagne brille sur ce point, tout spécialement, Bertolt
Brecht. On pourrait citer, dans le monde, un trés grand nombre
dautres noms, d’autres langues.
Peut-on comprendre ce lien entre I’engagement poétique et
Tengagement communiste comme une simple illusion? Une erreur,
une errance? Une ignorance de la férocité des Etats dirigés par des
partis communistes? Je ne le crois nullement. Je voudrais tenter
de de dire, tout au contraire, quill il yaun lien essentiel entre poésie et
communisme, si lon prend « communisme » au plus prés de son
a tous. Un amour
sens premier :
139tendu, paradoxal, violent, de la vie commune. Le désir que ce qui
devrait étre commun, accessible 4 tous, ne soit pas approprié par
les servants du Capital. Le désir poétique que les choses de la vie
soient comme le ciel et la terre, comme l'eau des océans et le feu des
ire, appartiennent de droit
broussailles dans un soir d’été, c’est-:
4 tout le monde.
Le poéte est ¢ communiste pour une premiére raison tout ¢ a fait
essentielle : son domaine, c vest la langue, la la langue maternelle le
plus s souvent. Or, la langue e: est ce qui est donné a tous dés I’ Penfance
comme un bien absolument commun. Le poéte est celui qui tente de
faire dire 4 une langue ce quelle parait incapable de dire. Le poéte
est celui qui cherche a créer dans la langue des noms nouveaux pour
nommer ce qui, avant le poéme, n’a pas de nom. Et il est essentiel
a la poésie que ces inventions, ces créations, intérieures 4 la langue,
aient le méme destin que la langue maternelle elle-méme : qu’elles
soient données 4 tous sans exception. Le poéme est un don que le
poéte fait 4 la langue. Mais ce don, comme la langue, est destiné au
commun, c’est-A-dire a ce point anonyme oi il ne s’agit de personne
en particulier, et de tous, singuliérement.
Alors, les poétes, les grands poétes du XX¢ siécle, ont reconnu
dans le grandiose projet révolutionnaire du communisme quelque
chose qui leur était familier : que, comme le poéme donne ses inven-
tions 4 la langue et comme la lan langue est donnée a tous, le monde
matériel et le monde de la pensée soient donnés, intégralement, a
tous, devenant non plus la propriété de quelques-uns, mais le bien
commun de I’humanité tout entiére.
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