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Dr Jacques Vigne

Anorexie et spiritualité
L'esprit de l'alimentation juste
Sommaire

Chapitre 1 : Une lumière au bout du tunnel


chapitre 2 : Traitement humaniste d'une maladie polyfactorielle.
chapitre 3 : L'Inde et la spiritualité de l'alimentation
chapitre 4 : Le christianisme et la tentation du jeûne
chapitre 5 : Le soin spirituel : pour une ‘hésychothérapie’ de l'anorexie
chapitre 6 : Le rôle du hatha-yoga et de la méditation
Ch 1

Une lumière au bout du tunnel

Le mystique du service XIII

Ce souvenir remonte à mon dernier stage d'interne en psychiatrie, avant que je ne parte en
Inde où je réside la plus grande partie du mon temps depuis 22 ans. C’était au centre hospitalier
de Villejuif, nous avions un patient d'environ 25 ans qui étaient considéré comme difficile par le
service, car il avait une anorexie tenace. En même temps, il refusait pratiquement complètement
la communication. Il restait la journée assis sur son lit, et même en tant qu'interne, je n'avais
guère pu lui extraire de paroles signifiantes. Notre assistant était censé s'occuper de sa
psychothérapie, non sans mal. Ce jeune était considéré comme schizophrène. Un jour cependant,
j'ai eu l'idée de lui parler du Bouddha et de son rapport à l'alimentation. Je lui ai dit qu'il voulait
réussir dans sa vie intérieure, mais qu'il avait été trop loin, et que les excès de jeûne l’avaient mis
dans le coma. Les gens l'ont réanimé en lui donnant le payasam, le riz au lait, il a pu reprendre sa
pratique en comprenant que désormais, il fallait qui suive la voie du juste milieu. Cette
orientation est devenue caractéristique du bouddhisme, et le Sakyamouni lui-même dans la
célèbre image de la corde d'un instrument de musique qui doit n'être ni trop tendue ni pas assez
pour pouvoir jouer un son juste. À partir de ce moment-là, le canal de la communication s'est
ouvert avec notre patient, tout simplement parce qu'il s'est senti compris dans sa démarche
profonde. Je ne dis pas qu'il a guéri d'un coup de baguette magique, mais j'ai eu l'impression plus
nette qu'il voyait une lumière au bout du tunnel.
Ce patient m'a expliqué à un autre moment le but de son jeûne : ils ne voulait pas que son
énergie sexuelle passe par en bas, mais par le haut du corps, c'est-à-dire par le centre du front.
C'est exactement ce que l'on dit dans le yoga des canaux d'énergie, qui est pratiqué depuis au
moins plus d'un millénaire en Inde, d'où il est passé d'ailleurs aussi au Tibet. Cela m'a vivement
intéressé, dans la mesure où je savais déjà que j'avais eu une bourse d'études données
conjointement par le gouvernement français et indien pour aller étudier les rapports de la
psychothérapie et du yoga à l'Université hindoue de Bénarès, et je devais partir quelques mois
plus tard. Notre patient s'est progressivement amélioré, et quand on s'est mis à lui parler de sortie,
en lui demandant ce qu'il voulait faire, il nous a dit : « Des études de théologie ! » On retrouve là
un trait typique des anorexiques, ils ont un attrait fort pour l'intériorisation et le monde de
l'expérience religieuse, mais ils l’abordent de façon intellectuelle et en général coupée du corps et
des émotions. Cela les amène à faire une sorte de grand écart qui est en général plutôt
douloureux.
Jeûner, c'est faire pénitence, c'est se sacrifier au double sens du terme : peut-être
s'autodétruire, mais aussi se "faire sacré". Dans cette notion, il y a bien sûr une forte
d'ambivalence : désir de spiritualisation authentique, mais aussi risque d'orgueil religieux, avec
un mécanisme facile à comprendre de compensation chez un adolescent ou une adolescente peu
sûrs d’eux : d'un côté, ces jeunes cherchent à s'effacer de la relation à l'autre et de la société en
général pour flotter en quelque sorte dans leur inanition, et d'un autre, ils cherchent à s’imposer
dans leur manipulation en tant que sacrée personnalité, voire que personnalité sacrée. Le
phénomène n'a pas commencé avec la définition de l'anorexia nervosa par Lasègue en 1873, il
est bien plus ancien, nous avons déjà parlé du Bouddha, et évoqueront bien d'autres chercheurs
spirituels qui ont réussi ou non sur la voie de l'ascèse.
Quand nous parlerons du rapport entre anorexie et spiritualité, il faut bien reconnaître que la
définition de ce dernier terme est plutôt vaste ; et au fond, c'est sans doute mieux comme cela. Il
est évident que les patients eux-mêmes ont déjà des niveaux très différents de culture, de
capacités intellectuelles et surtout d'intelligence émotionnelle. Il en va de même pour les familles
qui les entourent, et qui auront une manière ou d'une autre un intérêt pour comprendre s'il y a une
dimension spirituelle à la souffrance de leur enfant, et laquelle. Parmi les thérapeutes eux-mêmes,
certains rejettent la dimension spirituelle d'emblée, d'autres y sont ouverts mais sans s'y être
engagés, et d'autres n'ont pas hésité à s'y plonger.
Nous allons d'abord parler des rapports de l'anorexie, du yoga et la sagesse de l'Inde. Ce n'est
pas étonnant, car je vis dans ce pays depuis plus de 20 ans pour mes recherches, j'écris ces lignes
dans un ermitage en Himalaya où je suis en séjour actuellement. Mes écrits sur la psychologie
spirituelle ont régulièrement établi des ponts entre les deux mondes. Nous nous demanderons
ensuite si pour des adolescents, souffrir d'inanition peut représenter une initiation et nous
essaierons ensuite de montrer comment une approche ouverte, humaniste, spirituelle de l'anorexie
est une nécessité centrale. Les sciences dures de la nutrition, les statistiques psychosociologiques,
etc. ont leur place, mais elles ne doivent pas avoir de prétentions exclusives. S'il y a bien une
maladie qui est polyfactorielle, c'est l'anorexie et de façon plus générale les troubles du
comportement alimentaire (TCA). Avec une attitude ouverte, humaniste, le traitement si délicat
de l'anorexie aura plus de chances d'être efficace. C'est ainsi que les soignants, les familles des
patients et surtout les anorexiques eux-mêmes se mettront à voir la lumière au bout du tunnel.
Nous évoquerons aussi ce que sera une ligne directrice de ce livre : les anorexiques, en
cherchant à mettre en repos leur du digestif, cherche au fond à mettre au repos leur mental aussi.
C'est via ce repos il y a un lien possible avec le monde de la recherche spirituelle. Nous aurons
l'occasion de développer amplement ce point, surtout dans le dernier chapitre qui portera à
proprement parler sur la thérapie spirituelle de ce trouble.
Je dois dire au début de ce livre que je ne suis pas un « thérapeute de première ligne » des
anorexiques. J'en ai vu dans me patients, j'ai réfléchi sur la question, mais mon chemin en
pratique m’a mené vers d'autres horizons. J'ai beaucoup de respect pour les soignants qui sont
confrontés au quotidien à ces cas difficiles. Il est facile de dire théoriquement ce qu'il faudrait
faire, mais quand on se trouve concrètement devant la muraille anorexique, qu'on cherche la faille
et qu'on ne la trouve pas, ce n'est plus si aisé.

L'anorexie, le yoga et la sagesse de l'Inde

Depuis 22 ans que je suis en Inde, je lis la presse générale assez régulièrement, et je n'ai jamais
entendu mentionner le problème de l'anorexie. Je pense que cela est dû à plusieurs facteurs, déjà
le fait que les jeunes filles soient mariées plutôt jeunes, elles n'ont pas le temps de se poser la
question d'accepter ou de refuser leur sexualité à travers une restriction du comportement
alimentaire. De plus, il y a de nombreuses occasions de jeûnes partiels dans la religion hindoue,
qui sont régulés de façon assez stricte, cela permet à la tendance ascétique de se manifester de
façon équilibrée avec les garde-fous de la tradition. C'est sans doute pour cela qu'on en arrive très
rarement aux états d'inanition qui représente donc plutôt un retour du refoulé religieux de nos
sociétés occidentales de consommation. Comme souvent dans ces cas, le processus s'opère de
façon désordonnée et destructrice.
Déjà, certains chiffres doivent éveiller notre intérêt : on peut dire qu'il y a entre 70 et 90 % de
femmes dans les cours de yoga, à peu près autant chez les professeurs, celles-ci étant souvent
jeunes, et on retrouve 90 % de jeunes femmes dans les cas d'anorexie clinique, une proportion
peut-être un peu moindre par rapport aux hommes si l'on considère les cas beaucoup plus
nombreux de restrictions alimentaires subsymptomatiques. Ceux-ci n'arrivent pas à l'anorexie
franchement déclarée telle qu'elle est décrite dans le DSM IV. Ce dernier cas de figure ne
représente que 0,5 % de la population féminine, mais le premier groupe des restrictions
alimentaires subsymptomatiques monte à 5, voire à 10 %, et si l'on inclut tous les troubles du
comportement alimentaire, même relativement légers, on arrive jusqu'au chiffre considérable de
40 % chez les femmes. On peut voir la similarité de ces populations de départ, dans le yoga est
dans l'anorexie, sous deux aspects, l’un négatif et l'autre positif. L'aspect négatif, c'est que des
jeunes filles à tendance anorexique pourront être attirées vers le yoga pour les mauvaises raisons,
c'est-à-dire pour se faire maigrir encore plus, et forcer leur propre corps plus avant dans ses
retranchements. Par contre, l'aspect positif est aussi clair : par l'apprentissage d'une discipline
corporelle et psychique bien équilibrée, l'adolescente ou la femme jeune comprendra mieux les
lois de l'intériorisation et pourra progresser vers la guérison par la découverte de ce qu'est une
pratique intérieure juste.
Dans la tradition du yoga qui est déjà présente dans la Bhagavad-Gîta, l'Évangile des hindous,
(environ IIIe siècle avant JC), les règles de conduite alimentaire sont clairement énoncées. La
nourriture légère est considérée comme satvique, (pure, lumineuse, de la même qualité que la
lettre, sat) mais les austérités excessives qui peuvent même atteindre à l'intégrité du corps comme
le jeûne forcé, sont sévèrement réprouvés. On parle de tapasya (discipline intensive) tamasique,
c'est-à-dire ténébreuses, noir, négative, destructrice, et on la qualifie même d’asurique, c'est-à-
dire démoniaque. Les gens qui souffrent de perturbations mentales importantes ne sont pas
considérées comme adhikaris, c'est-à-dire prêts à rentrer dans la voie du yoga. Celle-ci demande
une maturité et un équilibre de base.
Le yoga dans sa forme complète n’est pas juste une question d'effort sur le corps, il s'agit
finalement beaucoup plus de compréhension. Sa pratique débouche vers le niveau nom duel du
védanta, où seul un véritable éclair de connaissance spirituelle, jñâna, peut donner la réalisation.
Cet enseignement est illustré de façon concrète par le récit de la rencontre de Gorakshnath, qui
était un grand hathayogi, et du Vieux Brahmânanda qui était plutôt védantin. On dit que
Gorakshnath avez atteint le pouvoir yoguique de l’invulnérabilité du corps, et il a voulu en faire
une démonstration en tendant l'épée qu'il portait à Brahmânanda et en lui demandant de le
frapper. Au début, celui-ci a refusé en disant : « Je vais te blesser ! » Cependant, le yogui a
insisté, et quand Brahmânanda a frappé, c'est l'épée qui a été ébréchée, le corps n'avait pas même
la moindre écorchure. À ce moment-là, le vieillard a tendu l'épée à Gorakshnath et lui a dit : «
Maintenant, frappe ! » Gorakshnath s'est instantanément récusé, en disant : « Toi qui es un
vieillard si fragile, tu vas mourir sous le coup si je te frappe ! » Mais Brahmânanda a insisté, et
lorsque Gorakshnath a fini par accepter et a frappé, son épée est passée à travers le corps du
vieillard qui continuait à sourire. Ce dernier a conclu l'affaire par un jeu de mots en sanskrit :
«kâya, châyâ! » « Le corps est une ombre ! »
Quand on lit ce qu'on appelle parfois la littérature faminine, c'est-à-dire rédigée par ces femmes
anorexiques qui parlent de leur rapport à la faim, on s'aperçoit de l'importance d'un modèle
admiré d’une autre femme anorexique pour faire glisser dans ce trouble. À l'inverse, si une jeune
fille qui serait tentée par les restrictions alimentaires excessives trouve un modèle de discipline
intérieure équilibrée dans une jeune femme qui est sa professeur de yoga par exemple, elle ira
tout naturellement dans le sens de cette voie juste. Dans ce contexte, les enseignantes elles-
mêmes n'ont pas avoir peur du transfert, quand celui-ci représente pour ces adolescentes d'une
bouée de sauvetage dans les tempêtes de l'âge de transition. Pour elles, il est bien plus constructif
d'établir un transfert affectif un peu excessif que de basculer dans le trou noir de l'anorexie. Par
ailleurs, on peut considérer que les nombreuses références à la tradition de l'Inde que je ferai dans
cet ouvrage représentent une sorte d’ethnopsychiatrie appliquée à la compréhension et au
traitement de l'anorexie.
Il faut savoir qu'on a du mal à définir une personnalité anorexique claire. Dans une étude
faite par une université en Finlande par l'équipe de L.Hautala en 2008, on a comparé 372
adolescents qui présentaient des troubles du comportement alimentaire : chez ceux ou celles pour
lesquelles ils duraient à long terme, l'unique facteur en commun était l'anxiété1. Or, par les
pratiques corporelles, le hatha-yoga, la relaxation, la méditation, on a beaucoup de moyens
éprouvés par le temps pour dénouer et même défaire en profondeur cette anxiété. L'effet est
d'abord symptomatique, mais quand on rentre plus dans l'esprit et la pratique du yoga, il
s'approfondit pour modifier progressivement dans le bon sens le rapport u sujet au monde et à
soi-même. Une psychanalyste comme Hilde Bruch insiste sur une très mauvaise image qu'ont les
anorexiques d'elle-même, à la fois en général et de leur corps, et sur le fait qu'elles se sentent ou
obligé de ne rien dire à leurs parents de leurs émotions, ce qui les amène à dénier les sensations
venant du corps, en particulier la faim en l'occurrence.2
Il est certes possible qu'au début les patientes anorexiques, souvent hyper développées pour
leur âge du point de vue intellectuel, trouvent le programme d'activités corporelles, que ce soit le
yoga ou la gymnastique, aussi infantilisant que les ateliers de peinture, d'ergothérapie ou
d'expression artistique qu'on peut leur proposer dans les services de soins. Il est vrai que ce que
ceux-ci sont souvent adaptés à la clientèle moyenne des hôpitaux psychiatriques, alors que les
anorexiques ont un niveau intellectuel bien supérieur. À propos du yoga de toutes façons, il ne
faudra pas hésiter à discuter avec les patientes et à bien leur présenter cette pratique comme une
tradition millénaire qui a mené à chaque générations des êtres au sommet de l'expérience de
conscience humaine : elles comprendront alors que débuter dans cette voie en s'entraînant à
quelques postures n'est pas infantilisant, mais au contraire revient à poser le premier pas sur un
véritable chemin de maturité. On peut même utiliser le préjugé intellectuel de l'anorexique en lui
suggérant de lire des livres sérieux et bien présentés sur les différentes techniques corporelles et
sur leur effet sur l'esprit. Elles comprendront alors qu'il ne s'agit pas de thérapies simplement
occupationnelles et plutôt banales pour les distraire du nuage d'ennui profond qui plane souvent
dans les services de psychiatrie. On pourra de même leur expliquer que les pratiques de
visualisation et de méditation qui découlent de l'apprentissage préliminaire de la relaxation ont
une efficacité pour stimuler la créativité intellectuelle et spirituelle. En fait, cette question de la
créativité est le point faible des anorexiques, car elles ne sont pas assez en rapport avec leurs
émotions, et donc leurs intuitions. Elles sont meilleures pour ce qu'on pourrait considérer comme
un apprentissage rapide, voire boulimique, de toutes sortes de connaissances purement
intellectuelles. Cela a des avantages certains dans la compétition scolaire, mais il y a d'autres
aspects du développement global qui sont laissés dans l'ombre. On a souvent relié le mode de
pensée des anorexiques loin de leur corps à la mode des modèles efflanquées. Pendant toute la
phase de début, la perspective de maîtrise de l'instrument du corps par l'esprit leur donne une
excitation et une fascination. Ceci dit, une maîtrise sans compréhension ni tendresse est une
forme de dictature. On pourrait considérer que l'anorexique, comme le hatha-yogui, veut faire
plier le corps, la première au sens figuré, le second au sens propre. C'est justement parce qu'il y a
chevauchement des domaines que le hatha-yoga et la méditation bien compris peuvent
représenter une porte de sortie de l'anorexie − par le haut si l'on peut dire. Pour finir, disons que,
par une discipline stricte d’étude, l'anorexique cherche à contrebalancer un déséquilibre inutile du
corps par un déséquilibre utile de l'intellect ; mais on peut aspirer aussi un équilibre harmonieux
des deux grâce à la pratique de méthodes à la fois corporelles et spirituelles.

Souffrir d'inanition peut-il correspondre à une initiation ?

Le rapport de l'être humain avec sa propre faim correspond à un cadre fort vaste : par
exemple, dans le passé, beaucoup de gens ont jeûné pour des raisons valables, et beaucoup
d'autres pour des causes pathologiques. Dans l'histoire des religions, le jeûne a été au coeur de
nombreuse initiation, à commencer par les expériences chamaniques. Il y a derrière la similarité
des mots français 'inanition’ et ‘initiation’ plus qu’une coïncidence. Par la capacité de jeûner,
l'adolescent s’éloigne de l'état de bébé qui ne peut se passer du sein de sa mère pour se diriger
vers celui d'adulte capable d'endurer la faim quand il est pris par l'action, par exemple pour
l'homme, la chasse ou la guerre.
L'anorexie typique arrive à l'adolescence, un âge où il devrait y avoir normalement des rituels
initiatiques, ceux-ci comprenant dans les sociétés traditionnelles régulièrement des jeûnes.
Comme ceux-ci sont mis de côté dans la société occidentale moderne, est-ce que l'anorexie ne
serait pas déjà un retour de ce refoulé-ci ? Par ailleurs, l'anorexique vit de façon encore plus
intense un paradoxe typique de l'adolescence : il veut sentir un soutien familial solide, il en a
grand besoin, mais en même temps il veut avoir l'impression d'être complètement indépendant.
Pour respecter à la fois ces deux tendances, les parents doivent marcher sur la corde raide comme
des funambules, et essayer de faire au jour le jour ce qu'ils peuvent. Chez les garçons, il est moins
fréquent que les problèmes d'adolescence se fixent sur une restriction de l'appétit, ils ne
représentent peut-être que 10 % des cas. Cependant, si l'on regarde les anorexies qui se sont
installées à long terme, les chiffres sont sans doute plus élevés, il est bien possible qu'il montent à
25% chez l'homme, bien que ceux-ci aient moins tendance à consulter et être hospitalisés que les
femmes. Ceci a pu perturber l'élaboration de statistiques précises jusqu'ici.
Dans les sites d'anorexies qui sont souvent prosélytes dans leur art de la restriction alimentaire,
(on les appelle pro ana, ana désignant et en quelque sorte personnalisant l'anorexie), il y a un
mélange de certaines aspirations spirituelles au dépassement de soi par la discipline alimentaire,
et de dérapage plutôt dangereux dans le sens d’appels radicaux à la famine volontaire.
On peut certes critiquer facilement l'ascétisme naïf de l'anorexique en le taxant de fausse
spiritualité, et en mettant le doigt sur un intellectualisme exacerbé qui a peur d'intégrer le corps et
les émotions. Cependant, il ne faut pas à mon sens jeter le bébé avec l'eau du bain, il s'agit d'un
départ, le rôle l'entourage ou du soignant est d’aider au discernement pour développer une vraie
spiritualité. Après tout, nous sommes en face d'adolescentes qui s’essaient pour la première fois à
la vie intérieure, elles ont droit à l'erreur, elles ne peuvent pas tout réussir du premier coup.
Les anorexiques elle-même démentent en général que leurs troubles soient dus simplement à un
effet de mode. Il a des racines plus profondes. Une des raisons pour lesquelles elles ne
s'identifient pas aux modèles qui participent aux défilés de mode, c'est qu'elles se trouvent elles-
mêmes laides à cause de leur maigreur, qui peut bien être effrayante. Elles n'ont pas envie d'être
séduisantes et elles savent de toute façon qu'elles ne correspondent pas au canon de la beauté. Les
normes édictées progressivement au XXe siècle de la « beauté libérée » et insistant sur la
maigreur excluent en fait la plupart des femmes. Pour celle-ci, ce canon de la beauté représente
donc beaucoup plus un carcan qu’une libération.
Il est licite d'évoquer ici la possibilité que les anorexiques vivent dans leur corps un conflit
latent ou patent entre la société de consommation et les idéaux chrétiens beaucoup plus
ascétiques, qui se sont mis dans la ligne dès le début d’un Christ qui avait jeûné 40 jours dans le
désert, nous y reviendrons dans le chapitre sur le christianisme. J'ai déjà évoqué la question des
ascèses excessives qu’on dénommait dans l'Eglise grecque épascèse, dans le livre Marcher,
méditer 3.

Une lumière au bout du tunnel.

Quel que soit le handicap psychologique des patientes, quel que soit l'embarras des familles,
il est important de montrer une lumière au bout du tunnel, et pour cela l'approche spirituelle dans
son côté fondamentalement positif à une place de choix. Dans cette perspective, la profondeur de
l'individu n'est pas un sac de noeuds, de souffrances, de refoulements, de névroses ou un noyau
psychotique, mais elle est, derrière tout cela, sous tout cela, pure conscience et félicitée. C'est
sans doute parce que les Indiens se souviennent confusément au moins de cela, que le taux de
suicide chez eux est quatre fois moindre qu'en Occident. Il faut même faire rentrer dans ces
statistiques le fait que c'est le plus souvent un groupe très particulier de sujets qui se suicident en
Inde, il s'agit des jeunes filles juste avant ou juste après leur mariage. C'est le plus grand
changement de leur vie, elles n'ont pas une personnalité suffisamment assurée pour l'affronter s'il
y a de sérieux problèmes, et elles préfèrent à ce moment-là fuir dans la mort volontaire.
Nous avons déjà vu que la définition du spirituel était plutôt vaste, et que c'était au fond bien
comme cela. Par ailleurs, le regard d'un thérapeute sur son patient pour discerner si oui ou non
celui-ci à une demande spirituelle, est éminemment variable. Je me souviens d'une amie
psychanalyste qui avait une trentaine d'années de pratique derrière elle. Au début, quand elle
venait me visiter en Inde, elle ne s'était jamais intéressée aux questions spirituelles en tant que
telle, et me disait avec grande conviction qu'une demande de ce type chez ses patients était très
rare. Au fur et à mesure de son évolution intérieure, elle s'est mise à la reconnaître de plus en plus
souvent, et a finalement estimé qu'elle était là chez la majorité d'entre eux. Tout cela est
évidemment bien difficile à mettre en statistiques dans un rapport de l'INSERM pour demander
des fonds au ministère de la santé... Mais au fond, n'est-ce pas tant mieux ?
J'ai été aidé pour avoir une base de réflexion et de documentation afin d'écrire cet ouvrage, par
les écrits de Jean-Philippe de Tonnac : il a fait un gros travail d'exploration de la littérature à
propos de la faim, il a mené une enquête sur les traitements appliqués actuellement à l'anorexie,
et en plus il est lui-même passé par cette expérience, il peut, grâce à un langage libéré de la
pesanteur scientifique et n'hésitant pas à recourir régulièrement à des images poétiques, faire
sentir des nuances de psychologie fines et inattendues qui échappent à ce qu'on pourrait appeler
l'artillerie lourde de la psychopathologie et de la psychiatrie classique. Cette approche peut même
aller sur un certain plan plus loin que les réflexions psychanalytiques : même si celles-ci
cherchent à cerner l'expérience clinique, elles restent souvent encombrées de leurs propres
dogmes. J'ai repris à ma manière un certain nombre des intuitions de J.P de Tonnac, et même de
ces jeux de mots qui sont autant d’éclairs de conscience sur des aspects négligés ou subtils de
l'anorexie. Son second livre, Le mystère de l'anorexie,4 où il s'entretient avec le Dr Xavier
Pommereau, fondateur du centre pour anorexiques de Bordeaux, jette aussi toutes sortes de
lumière sur la question de la restriction alimentaire volontaire.
Pour ceux qui veulent aller plus loin, son livre Anorexia, enquête sur l'expérience de la faim5,
comprend une bibliographie très abondante. Il est intéressant de noter qu'il parle assez peu de
l’expérience mystique à proprement parler, mais elle sous-tend quand même ses descriptions des
ascètes religieux de la faim, surtout dans la tradition chrétienne. Cependant, dans le tout dernier
paragraphe de ce gros livre qui fait plus de 350 pages, on peut dire quand même qu'il « lâche le
morceau » : sa propre expérience de la traversée de la faim volontaire à l'adolescence a bien été
une expérience mystique. Malgré ces errements, ses illusions, et ses manques de perspicacité
psychologique, c'est cette expérience qui lui a permis de se construire.
On trouvera une autre bibliographie sur l'anorexie assez complète dans le livre de Jessica
Nelson, jeune journaliste et ex-anorexique. Elle a fait une synthèse dans son ouvrage Tu peux
sortir de table paru en 20086 de la littérature récente sur le sujet, à la fois scientifique et de
témoignages vécus. Sa propre expérience lui a évidemment donné des intuitions irremplaçable
sur la question. Elle reconnaît aussi que l'écriture de son livre a été une manière de tourner une
page sur ses rapports tempétueux avec cette petite souris de l'appétit qui revient régulièrement,
toutes les quatre ou cinq heures, nous ronger l'estomac...
Nous nous appuierons aussi sur le livre bien documenté pour ce qui est de la tradition
occidentale de Jacqueline Kelen, la faim de Dieu7 qui parle très clairement du désir spirituel chez
un certain nombre d'anorexiques, en se basant sur la dualité platonicienne traditionnelle du corps
et de l’âme.
Une erreur que font souvent les occidentaux, même indépendants d'esprit, est de considérer
que les expériences spirituelles hors de christianisme, voire du catholicisme, représentent de la «
mystique sauvage ». Vivant depuis plus de 20 ans en contact avec le milieu spirituel vivant de
l'Inde, je me suis bien sûr pas de cet avis. Il y a toute une science non seulement spirituelle, mais
aussi psychologique qui sous-tend les pratiques d’intériorisation de l'Inde. C'est de cette science
dont nous allons nous servir dans ce livre pour démêler l'écheveau des restrictions alimentaires
volontaires, et essayer de trouver de nouvelles portes pour s'en sortir. C'est dans cette perspective
aussi que peut s'inscrire la contribution spécifique de cet ouvrage, aidée évidemment par ma
formation et mon expérience clinique passée de psychiatre, à la fois en France et en Algérie avant
de venir m'installer en Inde. Mais auparavant, nous allons déjà établir ce que peut dire une
psychiatrie classique, mais ouverte, sur l'anorexie. Nous évoquerons brièvement la boulimie et les
formes cliniques intermédiaires, bien que ce soit ne soit pas le sujet direct notre livre, il est
évident que son sous-titre, évoquant le comportement alimentaire juste, comportera aussi
certaines réponses pour éviter à sortir de ces autres troubles du comportement alimentaire.
Nous évoquerons aussi dans ce travail l'oeuvre du Dr Pommereau de Bordeaux qui a une
approche particulièrement ouverte de l'anorexie. Il se plaint néanmoins que ses travaux soient
jugés par l'administration comme une sorte de « poésie hospitalière ». Et pourtant, sa poésie
soigne bien mieux que l'accumulation de statistiques apparemment scientifiques.
Le grand intérêt de la thérapie spirituelle est qu'elle est positive, et qu'elle se fonde sur le
présent pour regarder vers l'avenir. La psychologie occidentale, influencée par la psychanalyse, a
fait des efforts considérables pour ouvrir la boîte de Pandore du passé. Elle y a gagné un nombre
non négligeable de compréhensions intéressantes, mais il y manque un élan véritable dans le sens
du changement. Je ne demande pas aux lecteurs de me croire sur parole, mais ils sentiront
probablement mieux ce que je veux dire quand ils progresseront dans les développements de cet
ouvrage. Il y a une lassitude dans le public des interprétations répétitives de l'anorexie par
l'inconscience d'une mère criminelle ou par la perversion d'une patiente qui ne pense qu'à se
suicider discrètement. Même s'il peut y avoir du vrai dans ses interprétations, y revenir
constamment revient à remuer du négatif. Les patientes le sentent bien et évitent de s'engager là-
dedans, ou si elles le font, c'est sans y croire, pour faire plaisir aux parents ou aux médecins, et
l'efficacité du traitement reste donc très limitée. Dans une thérapie d'inspiration spirituelle, on
parlera plutôt d'une recherche légitime de repos et de clarté du corps et de l'âme, et on peut même
fournir toutes sortes de moyens pratiques pour y arriver qui sont moins risquées que ceux plutôt
brutaux qu’essaye le sujet, c'est-à-dire en particulier l'arrêt de l'alimentation. Nos enfants-plumes
qui s’adonnent au jeûne est déjà bien assez fragile, pas besoin de l'accabler de la chape de plomb
de culpabilités diverses et variées qu'il risque fort de ne pouvoir assumer dans l'état où il est.
Même Hilde Bruch qui a beaucoup contribué à leur compréhension des mécanismes de l'anorexie
par la méthode psychanalytique, reconnaissait dans un message enregistré à la fin de sa vie – elle
avait du mal à écrire à cause d'un Parkinson qui progressait – que la psychanalyse en tant que
thérapie ne marchait guère pour les troubles de comportement alimentaire, car l'essence de ces
perturbations réside justement dans la conversion somatique se focalisant sur des modifications
de l'appétit non verbalisé peu verbalisables. Puisque nous parlons de psychanalyse et d'approche
spirituelle, nous pouvons signaler un auteur qui a passé sa vie à essayer d'établir un pont entre les
deux mondes. Il était professeur de psychologie sociale à la Sorbonne et travailler en privé en
pratiquant une psychanalyse spiritualiste, et en donnant parallèle des cours de yoga et de
méditation. Il s'agit de Marc Alain Descamps, dont on pourra lire l'ouvrage sur ce sujet.8 S'agit
d'un volume dans toute une série de publications sur la psychologie transpersonnelle, dont il
encourage la présence en France depuis plus de 20 ans par une association9.
Un des axes de la compréhension spirituelle de l'anorexie que nous développerons dans ce livre,
c'est qu'en cherchant un repos de son système digestif, le sujet cherche un autre repos beaucoup
plus profond, celui du mental. Il s'agit donc d'une interprétation parallèle à celle que nous avions
faite, il y a déjà 15 ans, à propos de la dépression et de la mélancolie dans le livre Eléments de
psychologie spirituelle 10. Dans ce sens, cette étude sur l'anorexie bénéficie donc aussi de 15 ans
d'approfondissement personnel sur le lien entre psychologie et spiritualité.
L'expression que j'ai utilisée ci-dessus d’enfants-plumes provient d'une mère d'anorexique qui
désignait ainsi sa fille. Certains de ces enfants plument se transformerait peut-être en aigles de la
vie intérieure, s'ils étaient aidés directement dans ce chemin, en allant plus loin qu'une thérapie de
rémission des symptômes. L'histoire nous fournit nombre d'exemples de personnages peu-
mangeurs et qui ont été de grands esprits. Même si cette perspective ne se réalise que très
partiellement, elle est peut-être le meilleur encouragement pour les anorexiques à déjà revenir à
une certaine normalité. Si j'essaie de ressentir ce qui au fond, m'a poussé à prendre la plume sur
l'anorexie, c'est sans doute justement une immense tendresse qui m’est venue spontanément pour
tous ces « enfants-plumes »..
Chapitre 2

Approche humaniste d'une maladie polyfactorielle.

Nous allons déjà brosser un tableau général de la prévalence des symptômes de l'anorexie, avant
d'examiner les multiples causes qu'on invoque à son origine, et examiné successivement un
certain nombre e points qui permettront de mieux cerner son fonctionnement du point de vue
psychologique.

À quoi ressemble la maladie anorexique?

Nous prendrons comme base pour cette partie la description clairement établie tu trouble par
un de ses grands spécialistes depuis plus de 20 ans, le professeur Philippe Jeammet qui exerce à
Paris, à l'Institut Montsouris de psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte. C'est lui et son
équipe qui se sont chargés du chapitre sur les troubles du comportement alimentaire dans la
célèbre encyclopédie médicale de chez Masson.
Il s'agit d'une maladie aux causes multiples, avec un autorenforcement biologique et des
complications sévères. On ne trouve pas, sous-tendant l'anorexie, des personnalités
psychologiques bien définies, si ce n'est une instabilité du moi qui est propre à l'adolescence : les
défenses ne sont pas élaborées, elles se manifestent directement par des troubles corporels et
aussi par une anxiété qui est une base commune, peut-être d'ailleurs la seule base commune, à
tous les troubles du comportement alimentaire.
Du point de vue de la prévalence, il faut distinguer l'anorexie déclarée des formes
subsymptomatiques beaucoup plus nombreuses. Même dans sa forme déclarée qui est donc plus
rare, l'anorexie est aux États-Unis la troisième maladie chronique de l'adolescente après l'obésité
et l'asthme. Elle atteint 0, 5 % des jeunes filles entre 15 et 19 ans. Il y a entre 30 et 50 % de cas
qui sont des formes mixtes d'emblée, associant anorexie et boulimie, celle-ci pouvant être ou non
accompagnée de vomissements provoqués. On estime à 40 % toujours aux États-Unis le nombre
de collégiennes qui ont des accès de boulimie, et à 20 % celles qui s'adonnent à des restrictions
alimentaires et à des jeûnes qui pourraient éventuellement évoluer vers une anorexie clinique.
Dans une enquête menée sur près de la moitié des écoliers et écolières de Haute-Marne, la
prévalence de l'anorexie mentale vraie était simplement de 0, 1 %, mais on observait une
continuité normale-pathogène-pathologique avec une abondance des formes subsymptomatiques.
Autant la vraie maladie semble liée à des facteurs organiques, ou à des pathologies psychiatriques
associées, et sa prévalence est stable, autant les formes subsymptomatiques sont liées aux
influences culturelles, et leur nombre est probablement en augmentation.
De manière générale en France, « Même si les formes graves d'anorexie-boulimie ne
concernent que 1 % des adolescentes, soit au moins 30 000 jeunes Françaises, les TCA qui
s'expriment par des crises de boulimie suivies de vomissements provoqués ont fortement
augmenté depuis deux décennies atteignant une ou deux jeunes filles sur 10... Par contre, la
spasmophilie a régressé depuis les années 80 ».11 Par ailleurs, il est intéressant de noter qu'on
n'observe guère d'anorexie aux liquides. Cela peut aider la thérapie, durant laquelle on peut
proposer des aliments nourrissants sous forme de soupes ou de laitages. La viande est
régulièrement rejetée par les sujets, dans certains cas avec une référence explicite à la violence
envers les animaux, d'autres fois en disant que c'est simplement par dégoût.
Il est important de noter que 25 % des filles suicidaires ont des troubles du comportement
alimentaire et que l'emprise de ces troubles a tendance à gagner des sujets de plus en plus jeunes,
sans qu'on puisse néanmoins parler de pandémie. Dans un rapport récent commandité par la
direction générale de la santé, Nathalie Godard déclare : « l'anorexie mentale se caractérise par la
gravité de son pronostic, qui la classe au premier rang des pathologies psychiatriques mettant en
jeu le pronostic vital ». Si l'anorexie ne touche que de 0,5 à 1 % des filles, son taux de mortalité
quand elle est déclarée est de 5 à 10 %. À l'inverse, la boulimie est beaucoup plus fréquente, 28
% des filles et 20 % des garçons, mais son taux de mortalité n'est que de 0,4 %.
Pour donner une comparaison, on peut mentionner rapidement des chiffres récents pour
l'Italie : un million de femmes souffrent de troubles du comportement alimentaire. Si les gens en
sont atteints, ils ont douze fois plus de chances de décéder que leurs homologues du même âge et
du même sexe. Ils ont 50 % de chances de plus de décéder que des cas de dépressions même
graves. Pour donner une idée de l'étendue de l'anorexie subsymptomatique, on peut noter que 70
% des filles de 16 ans souhaiteraient maigrir. Pour plus de détails, on peut se référer au site
www.ansisa.net
Puisque nous en sommes aux chiffres, nous pouvons en parler d'un qui a son importance quand
on étudie les troubles du comportement alimentaire. L'IMC, l'index de masse corporelle, qui est
calculé par le rapport du poids divisé par la taille en mètres elle-même élevée au carré. Sa
normale se situe pour l'homme entre 18,5 et 24, avec la limite supérieure qui monte à 26 pour la
femme. Si l'on est en dessous de 18,5, c'est la maigreur.
La triade symptomatique de l'anorexie est facile à retenir, ce sont les trois A, anorexie,
amaigrissement et aménorrhée. Physiquement, la dénutrition a de multiples conséquences, avec
par exemple des membres en baguettes de tambour, la disparition des rondeurs habituelles chez la
femme, et une hypertrichose, une augmentation des poils survenant en fait pour protéger du froid.
Celle-ci produit un lanugo, une espèce de laine blanche sur la peau. Il est intéressant de noter que
du point de vue symbolique que ce lanugo est présent à la naissance, mais disparaît rapidement.
Y aurait-il, en « rapetissant » le corps, un désir initiatique de nouvelle naissance ? Par ailleurs, il
y a un problème de schéma corporel évident, car les patientes se décrivent et se dessinent plus
grosses qu'elles ne le sont. Nous pouvons déjà noter en passant que les pratiques corporelles
auront un rôle majeur à jouer pour faire évoluer rapidement ce schéma corporel en agissant
directement sur le corps lui-même. Cette approche doit être présente pour un traitement efficace,
même s'il ne faut pas la mettre en compétition ou contradiction avec le travail habituel au niveau
de la parole. On pourrait comparer cela à une pince qui a besoin de deux parties pour faire son
travail.

Une promenade dans la forêt des causes possibles de la faim volontaire

D'ores et déjà, disons que les causes psychologiques sont au premier plan, en se basant sur un
argument simple : l'aménorrhée survient dans 30 % des cas avant l'amaigrissement, et continue
aussi souvent après. Cela veut dire que le processus psychologique était déjà fortement
programmé dans le cerveau avant même la perte de poids physique. Il n'y a pas de signes
psychotiques clairs, mais certains auteurs discutent cela, nous en reparlerons ci-dessous.
Du point de vue relationnel, l'anorexique est une caricature de l'adolescence. Nous pouvons
déjà dire que l'intensité de sa dépendance aux parents est proportionnelle à l'intensité du rejet à
leur égard. L'oscillation entre ces deux extrêmes crée une relation ambivalente de manipulation
quasi sadomasochiste. Le défi que lance cette adolescente par sa grève de la faim exerce une
contrainte considérable sur l'entourage. La jeune fille a peur de la sexualité directe, mais reste
sensible par des formes dérivées, comme la séduction, signe d'un désir de contrôle, et la tendance
voyeuriste/exhibitionniste.
Paradoxalement, le déni de la sensation de faim est au premier plan. C'est déjà un succès
thérapeutique de faire accepter au sujet qu'elle ressente cette chose honteuse qu'est la faim. On
s'aperçoit quand même par d'autres éléments que la patiente est obsédé par la nourriture, elle lit
souvent des livres de cuisine, n'hésite pas à préparer des plats pour sa famille, qu'elle-même
d’ailleurs ne mangera pas ne mange pas. Elle cherche une sorte de position de toute-puissance, où
elle favorise sa pureté à elle par opposition à l'« l'impureté » des autres, qui ne peuvent pas
s'empêcher de manger, en aggravant bien sûr leurs propre cas par le fait que probablement, ils y
prennent plaisir !
Du point de vue intellectuel, il y a plutôt une boulimie d'apprentissages qu'une réelle créativité,
mais cet appétit d'apprendre est certainement utile pour obtenir des succès appréciables dans la
compétition scolaire. On peut cependant reprocher à cet intellectualisme surchauffé – ces jeunes
filles sont capables d'« avaler » plusieurs livres dans la nuit – d'être une défense contre la vie
émotionnelle. Le début du trouble vient par une mise au régime apparemment anodine, due elle-
même soit à des changements dans les rapports affectifs de la famille, soit souvent à une
déception amoureuse. On dit en général il n'y a que 10 % des anorexiques qui sont des garçons,
mais sans doute n'osent-t-il pas venir consulter ou se faire hospitaliser. Parmi les cas chroniques,
la proportion réelle est sans doute de 25 %. Chez eux, on remarque souvent une alternance avec
la boulimie, une baisse de la libido ainsi que des érections qui correspondent à l'aménorrhée chez
la fille. On dit souvent qu'il y a une psychose sous-jacente, mais cela n'a rien d'obligatoire. Par
contre, il y a un trouble sérieux de l'identité, en particulier de l'identité sexuée.
On peut trouver chez des sujets atteints de troubles du comportement alimentaire des
antécédents d'agression sexuelle dans l'enfance, mais quand on y regarde de près, il n'y en a pas
plus que dans la population générale. Par contre, on observe une forte co-incidence de la
dépression, y compris chez les boulimiques. Ce qui semble spécifique à l'anorexie comme facteur
de risque, c'est le couple somme toute assez logique d'une baisse de l'estime de soi, et par
compensation d'un perfectionnisme exacerbé.
Pourquoi y a-il peut-être 80 % de filles anorexiques pour simplement 20 % de garçons ? Nous
pouvons déjà aller regarder du côté de l'anatomie : dans la zone génitale de la femme, il y a les
grandes et les petites lèvres, si on les ajoute aux lèvres de la bouche, cela fait un compte de six
lèvres contre deux chez l'homme. À la puberté, quant la sensations des lèvres d’en bas s'éveille
fortement, la question de ce qui est bon ou non à absorber, pur ou impur, devient beaucoup plus
crucial pour la fille que pour le garçon.
Il y a cinq fois plus de jeunes filles et de femmes que d’hommes qui souffrent l'anorexie, est
quatre fois plus d'hommes qui réussissent leur passage à l'acte suicidaire. Pourquoi cela ? On
pourrait suggérer que la plupart des hommes, quand ils sont tentés de mettre fin à leurs jours,
trouvent que la mort lente de l'anorexie est beaucoup trop douce, pas assez ‘virile’. Ils veulent
effectuer choses de plus spectaculaires, tant qu’à faire, quitte à s'offrir le ‘plaisir’ de mettre fin à
ses jours. Ainsi, leur taux de testostérone liée à l'agressivité leur obscurcit l'esprit jusqu'à la
dernière seconde.
Alain Minassian qui travaille régulièrement avec des adolescents près de Marseille estime
qu'une des raisons de leur taux de tentatives de suicide important est le refoulement des valeurs
féminines de la société qui les entoure. On peut raisonnablement étendre ce facteur causal à
l'anorexie des jeunes filles et des jeunes femmes, il devrait logiquement jouer encore plus dans
leur cas. Par ailleurs, L'appétit est le meilleur des condiments : au fond, les « craquages
boulimiques » présents chez environ 91 % des anorexiques sont vécus comme un plaisir intense,
et justement à cause de cela, fortement culpabilisé immédiatement après. Comment on le sait, il
n’y a rien de tel pour vous donner un goût du « reviens-y » qu'une forte culpabilité : c'est ainsi
que le cercle vicieux se referme sur lui-même.
Pour l'adolescente, la « bouffe » prise avec les parents est vécue souvent comme dégoûtante,
voire obscène... Il y a là une lutte subconsciente de contre un rapport incestueux, et ainsi un
certain niveau de séparation pourra avoir un effet salutaire. Dans ce sens on pourrait dire que la
jeune fille, ne sachant pas comment s'évader de la relation trop proche avec ses parents, cherche à
s'évader de son corps, mais celui-ci est un château fort entouré de douves profondes, et la fuite
risque de se transformer en un vol plané dans le vide plutôt risqué...
Dans le sens de cette relations parents, il sera utile de passer du temps, dans la thérapie de
l'anorexie, à parler positivement d’une certaine prise de distance vis-à-vis des parents, avant
même bien sûr d'arriver à la nécessité d'un isolement hospitalier quand l’anorexie menace la vie.
On pourrait parler par exemple à l'adolescente de retraite initiatique, ou d'éveil des parents
intérieurs.
Autant il y a des zones de chevauchement assez larges entre l'ascétisme traditionnel et
l'anorexie avec la constellation de comportements qui l'accompagnent, autant la boulimie resta à
part. Cependant, la perspective spirituelle reste au fond tout aussi importante pour celle-ci, car il
s'agit encore et toujours de trouver le comportement alimentaire juste. Jacqueline Kelen trouve
que c'est une grosse erreur de rassembler anorexie et boulimie sous un même chapeau
étiologique. Les boulimiques ont une personnalité anxieuse et influençable, sont dans la
dépendance alors que les anorexiques sont beaucoup plus sûres d'elle, fières, et ne bougent de
leurs convictions à aucun prix. Certes, milite contre ce point de vue le fait que 40 % des
anorexiques et aussi des accès de boulimie. Comme souvent, les extrêmes peuvent se rencontrer.
Quoi qu'il en soit, on peut facilement imaginer un chercheur spirituel sincère tenté par une
restriction alimentaire excessive, mais on le verrait mal céder régulièrement à des accès de
boulimie.
Du point de vue de la psychanalyse, il y a déjà un consensus pour accepter que l'anorexie
mentale soit une entité à part et bien individualisée, avec pour commencer deux groupes de
problèmes : ceux du stade oral, où il semble que le nourrisson n'ait pu rentrer en contact avec le
vrai moi de la mère, et celui du stade anal, avec la volonté de maîtrise, de manipulation, et une
tendance de rejeter les aliments en les « fécalisant ». Il y a incapacité à accepter les
transformations corporelles de l'adolescence et l'apparition de la vie génitale, et les troubles
alimentaires semblent secondaires à cela. La patiente est prise dans une sorte de « mutisme
relationnel » beaucoup plus large. On peut noter en passant l'importance des pratiques corporelles
pour faire survenir en douceur une acceptation du corps chez ces patientes peu enclines à
verbaliser.
Hilde Bruch, une immigrée juive de l'Allemagne nazie devenue professeur de psychiatrie aux
États-Unis, recevez des patients atteints de troubles du comportement alimentaire qui venait la
voir du monde entier. À cause du déni du corps, de la perturbation importante de son image, et de
la perte d'autonomie, elle n'hésite pas à classer l'anorexie mentale comme une forme particulière
de schizophrénie. Selvin-Palazzoli va dans le même sens en en parlant comme d'une psychose
monosymptomatique.
Par contre, la vision classique de Lasègue, Charcot ou Freud reste celle d'une hystérie de
conversion qui s'est fixée sur l'oralité. Quoi qu'il en soit, on n’observe pas de toute façon de lien
sérieux entre les alternances anorexie et boulimie et la psychose maniaco-dépressive. Par contre,
il y a beaucoup de rapprochements possibles avec les autres troubles psychosomatiques. On
retrouve cette difficulté bien connue de verbalisation et de structuration psychique du symptôme
qui fait qu'il s'exprime directement dans le corps. Ceci a amené à parler d'alexithymie,
littéralement « l’absence de possibilité de lire ses émotions », qui elle-même mène naturellement
à une grande difficulté pour en parler. Si on n'est pas en lien avec ses propres émotions, on ne le
sera pas non plus avec celles des autres, ce qui mène à un évitement relationnel qu'on peut même
parfois qualifier de mutisme.
En général, plutôt qu'une dépression, il y a une « dépressivité » chez l'anorexique, mais avec
une incapacité d'identifier le pourquoi de cette tristesse, le véritable objet du deuil : ceci mène à
une pérennisation du trouble. Par ailleurs, On dit souvent en psychiatrie : « On délire dans le
domaine de son désir »... et j'aurais tendance à dire, de sa culpabilité. La culpabilité est une forme
de désir à deux niveaux : déjà, avoir intensément l’envie de se punir soi-même, et de façon plus
cachée, souhaiter revenir par la pensée un plaisir fautif en réalité pour pouvoir en jouir une
seconde fois sur un plan subtil – tout cela bien masqué et déguisé sous le couvert moralisant de la
culpabilité. On la projette vers l'extérieur en s'imaginant que des personnes (dans l'interprétation)
ou des voix (dans l'hallucination) vous font des reproches qu'en fait on se fait soi-même à soi-
même, et ainsi on s'emmêle dans les filets de son propre mental. La privation alimentaire est une
sorte d'autopunition. Ne dit-on pas aux enfants pas sages : « Tu seras privé de dessert, tu seras
privé de repas » ? Dans la psychothérapie d'une anorexie, on pourrait donc suivre le fil rouge
d’une question simple à se poser régulièrement, un peu comme un koan zen : « Qu'est-ce que j'ai
à me reprocher ? ». Il est possible qu'on ait vraiment quelque chose à se reprocher, à ce moment-
là il faut corriger son comportement, ou pour ce qui est déjà fait, être capable de demander
pardon. Si après examen on n'a pas de vrais reproches à se faire, à ce moment-là il est important
de laisser tomber complètement la culpabilité.
Pour conclure à propos de cette « forêt » de causes possibles, nous pouvons nous intéresser à
une des grandes idées de Philippe Jeammet : les troubles du comportement alimentaire sont des
neoaddictions. Il se base pour affirmer ceci sur les points suivants :
- Elles surviennent dans un contexte de conflits internes importants, avec compulsivité et
obsession idéatoires.
- Il y a une depressivité entre les accès, avec aussi des réactions antidépressives.
- Le sujet remplace la dépendance à la mère par celle à l'objet d'addiction.
- Il se maintient dans l'addiction de façon masochiste, parfois franchement autodestructrice.
- Les coaddictions sont fréquentes.
- Il y a une dépersonnalisation, un état second hypnotique pendant les crises.
- Celles-ci sont suivies de honte et de culpabilité.

L'argumentation de Jeammet semble convaincante pour rapprocher les troubles du


comportement alimentaire de l'addiction, mais on ne peut pas dire que l'anorexie soit 'néo',
nouvelle. Les deux chapitres qui suivent montreront qu'elle était attestée déjà en des temps très
anciens, simplement ses formes ont changé, dans le passé, elle a été le plus souvent interprété
dans un contexte religieux. De plus, un autre grand spécialiste de l'anorexie, le Dr Pommereau,
sans rejeter cette interprétation, la relativise en faisant remarquer qu'il y a une mode en
psychiatrie actuellement consistant à élargir le plus possible le champ de l'addiction.
Il y a un autre facteur causal de l'anorexie convoi peut mentionner, mais qui à mon avis est
beaucoup plus important qu'on ne pense : c'est tout bonnement l'ennui. Finalement, ce qui ennuie
le plus l'être humain se, c'est... L'ennui lui à même ! Des populations entières sont capables de
rentrer en guerre juste pour fuir l'ennui. L'adolescente a tendance anorexie était en général plus «
perceptif », elle sent bien que l'éducation à l'école et à la famille tend à la faire entrer dans un
moule, à devenir un royal je bien automatisé de cette machine huilée qui sert augmenter le
produit national brut. En récompense, ce qu'on doit offrir la faculté de consommer des petits
plaisirs, comme des singes dans un seau reçoivent des cacahouètes des visites de leurs lances
visiteurs derrière les grilles. Tout cela n'est pas passionnant, d’où ennui profond, et une manière
de s'en extraire peut être de déclarer officiellement la guerre à son corps au moyen de la folie
anorexique. Les terres sont souvent le fait de tyran paranoïaque, et l'attitude de l'anorexique vis-à-
vis de son corps tient effectivement aussi de celle d'un dictateur mégalomane.
Je ne suis plus trop dans la psychiatrie théorique, mais il y aurait certainement une piste de
recherche intéressante à explorer : l'anorexie ne serait-elle pas un délire passionnel et systématisé,
donc une forme de paranoïa ? le Pr Theodore Lidz, professeur de psychiatrie à l'université de
Yale et ami proche de la grande spécialiste de l'anorexie, Hilde Bruch, va dans ce sens quand il
fait remarquer : « L'incapacité des anorexiques à admettre le risque mortel de leur maladie est
presque paranoïaque. »12 La grande différence avec la paranoïa classique serait alors que le
persécuteur à détruire ne consistera pas en un personnage extérieur, mais dans le corps lui-même.
Cependant, on pourra observer la même relation d'amour-haine, la même construction mentale
systématisée pour se défendre contre ce corps à la manière d'un persécuter extérieur. En effet,
c'est de l'organisme que viennent les désirs de manger, donc de grossir, et le sujet vit cela comme
une partie de ce tout « qui conspire me nuire » comme disait Racine dans un autre contexte de
paranoïa, elle d'origine amoureuse. Tout se passe comme si l'âme se sentait persécutée et en
danger de mort par l'agression du corps et décidait de « le tuer avant qu'il ne me tue ». Voilà un
vieux refrain paranoïaque bien connu. On observe de plus une rigidité commune de caractère
entre anorexie et paranoïa. Comme les patients souffrant de délires systématisés, les anorexiques
sont aussi de grands « arrangeurs », leur monde se structurant autour de la faim volontaire et d’un
amaigrissement à dénier au quotidien. Ils vivent une hypertrophie de l'ego, avec un clivage entre
eux qui estiment être purs et le reste du monde qui se vautre dans la gloutonnerie. On a parlé à
leur propos de psychose monosymptomatique. La similarité même des mots semble inviter à ce
rapprochement : pro-anorexiques, parano, pro-ana, paranoïa... Évidemment, je sais que cet
argument linguistico-poétique laissera de marbre ceux de mes collègues psychiatres qui ont
choisi de suivre les rails sécurisés de la psychiatrie lourde. Je ne leur en voudrais pas..
Pour terminer cette série de réflexions sérieuses et de statistiques par une pointe d'humour,
nous pouvons citer un chercheur connu qui a fait nombre de découvertes intéressantes, La Palisse
lui-même : « Nous avons établi sur un échantillon de 9388 personnes des deux sexes par une
étude longitudinale s'étendant sur huit ans que 100 % de la population générale ont un certain
rapport, je dirais même plus à rapport certain, avec leur propre comportement alimentaire... ».
Signalons à son honneur que La Palice a été nominé comme candidat pour le prix Nobel du bon
sens.

Le rapport à la mère : sortir des clichés.

Une anorexique témoigne de cette façon : « J'en ai voulu à mes parents de ne rien remarquer
de mon amaigrissement. » On voit bien que l'adolescente est anxieuse et demande de l'attention et
de l'affection, malgré son aspect boudeur et rejetant. D'un côté, elle cache en partie son rejet
alimentaire, et de l'autre, elle voudrait qu'il attire l'attention. En cela, elle est typique de son âge.
Par ailleurs, il est possible qu'elle ait intériorisé une attitude rigide des parents déjà en général,
mais aussi en particulier à propos de l'alimentation et des régimes. Dans le domaine de
l'éducation alimentaire, le trop peut être l'ennemi du bien. La mère fait ce qu'elle peut, et ses
imperfections mêmes renvoient l'enfant a soi et lui permet de se prendre en main.
Pour le psychanalyste Juan-David Nasio, ce n'est pas tant à sa mère que la fille veut être
identifiée qu'à son frère : son grand désir caché, c'est de devenir son frère, que celui-ci soit réel ou
potentiel, de se transformer à « petits boy » pour bénéficier de la part du père d'un amour
identificatoire plus facile, soit dit d'une autre façon, pour en devenir l'héritier au sens plein du
terme.
Les anorexiques dans leurs témoignages ne sont en général pas d'accord avec la version
psychologique qu'ils sont les enfants de mauvais parents, typiquement d'une mère toxique et d'un
père insignifiant. Il faut sortir des clichés pathologiques du genre : « C'est la faute d'un père qui
n'assume pas ou d'une mère trop couveuse. » En d'autres termes, cela reviendrait à dire que le
père est trop absent et la mère trop présente, or, c'est quand même là la structure traditionnelle de
la famille, où le père est plutôt dehors pour gagner la vie de la famille et la mère plutôt à la
maison pour s'occuper des enfants. Est-ce que ceci est pathologique en soi? Il y a de toute façon
un effet secondaire pervers à culpabiliser la mère : cela l'amènera par réaction à brusquer sa fille
et, ce qui est encore pire, à la culpabiliser à son tour. De toute façon, il est certain que
l'anorexique et sa famille sont pris dans une sorte de cercle vicieux obsessionnel, chacun
cherchant à contrôler l'autre, l'adolescente pour masquer sa réduction alimentaire, les parents pour
la démasquer, les deux côtés étant également contaminés par l'obsession de la nourriture.
On pourrait décrire la succession des phases dans la relation de l'anorexique avec ses parents de
la façon suivante : au début elle est victime, et donc ses parents jouent le rôle de sauveur, ensuite
elle a un rejet et devient ainsi la persécutrice de son père et de sa mère, qui eux-mêmes, par
réaction, se sentent persécutés puis agissent comme persécuteurs.
Il faut signaler aussi que pour l'entourage non familial d'une jeune fille en train de devenir
anorexique, il est bon de lui faire remarquer sa maigreur, sans pour autant la harceler. Cela
démontre qu'on a constaté le problème, et on peut ajouter qu'on lui souhaite de tout coeur de le
résoudre. Quant à la famille, il faut bien se garder de féliciter l'adolescente pour quelques
centaines de grammes ou quelques kilos qu'elle aurait repris : elle se sentirait mortellement
vexée... Par contre, on peut la féliciter sur ses études et son niveau intellectuel, c'est une manière
pour elle de s'équilibrer et c'est la branche qui en quelque sorte lui permet de se rattraper à la vie.
Être capable de communiquer avec elle sur ces grandes questions intellectuelles ou spirituelles est
finalement plus important que ces « détails matériels » de l'assiette et de toute cette petite cuisine.
Elle le voit au moins comme ceci, et c'est plus prudent d'en tenir compte dans sa relation avec
elle. La question est de savoir si les parents et l'entourage ont le niveau suffisant pour être capable
de discuter avec l'adolescente sur ces grands thèmes. Le père fait de l'argent, la mère fait la
cuisine, les frères petits ou grands sont plutôt dans le foot... C'est peut-être là donc que le bât
blesse le plus. De plus, il ne faut pas négliger la grâce, ce « déclic » dont parle Marcel Rufo,
grand spécialiste de l'adolescence et ancien directeur à Paris de la maison Solenn spécialisée dans
l'anorexie. Jean-Philippe de Tonnac lui-même raconte que c'est par un déclic aussi qu'il a pu
s'extraire de son obsession de la faim qui a tourmenté son adolescence. Nous sommes proches ici
de la perspective spirituelle : dans la voie de dévotion, on a confiance en la grâce divine qui peut
tout en un instant, et dans la voie de la connaissance, on dit que c'est celle-ci, quand elle s'éveille
dans sa forme d’intuition pure et intense, qui peut donner cette libération qu'aucun effort par
ailleurs ne peut octroyer.
On pourrait objecter que cette croyance dans le « déclic » pourrait revenir à entretenir une foi
dans les miracles. Mais est-ce que justement, celle-ci ne peut pas faire venir le miracle lui-
même ? Par exemple, une jeune amie m'a raconté qu'elle a fait, à l'âge de 18 ans, dans un contexte
familial tourmenté, une anorexie sévère qui s'est manifestée par environ 40 jours de jeûne,
comme le Christ au désert, dit-on. Même pendant un mois, alors qu'elle était hospitalisée, elle
refusait avec ténacité de s'alimenter. Et puis, un beau jour, Jésus lui est apparu, l'a caressée de sa
main de lumière, et son anorexie s’est évanouie : d'un moment sur l'autre elle s'est remise à
manger normalement. L'équipe soignante n'a pas compris. Comment ne pas souhaiter à toutes les
soeurs dans la faim de cette adolescente la rencontre d’un Etre de lumière, quel que soit le nom
qu'elles lui donnent, qui vienne, d'une seule caresse infiniment subtile, les extraire de l'enfer
mortifère de la famine ? Certes, il faut ajouter pour être honnête que pendant les sept ou huit ans
qui ont suivi, notre « miraculée » a encore vécu son rapport à la nourriture comme quelque peu
problématique, mais le gros de la tempête était passé et bien passé, cette grande faucheuse qu’est
l'anorexie n'avait pas moissonné le blé en herbe.
Signalons enfin que certains thérapeutes incriminent le double lien dans la formation de
l'anorexie comme dans celle de la schizophrénie, les messages à propos de la nourriture envoyée
par les parents ne seraient pas clair ce qui créerait une confusion des sensations corporelles chez
l'enfant. Si ce brouillage est complet, c'est le délire schizophrénique, s'il est simplement centré sur
la sensation de faim, c'est le déni anorexique.

L'attitude vis-à-vis de la mort : l'anorexie est-elle un suicide à petit feu ?

L'envie de mort est secondaire à l'intensité d'un conflit intérieur épuisant. Elle est vécue
comme la seule solution qui reste pour atteindre le repos. C'est là que la méditation peut être
profondément thérapeutique, car elle a une chance d'apporter justement ce repos à un mental
torturé par le combat vital à l'intérieur. Par ailleurs, l'anorexique, avec son air de « ne pas y
toucher », cannibalise sa famille, et celle-ci peut en fait se sentir soulagée si elle meurt. Il faut
tenir compte de cette ambivalence des sentiments, sous le vernis social de l'image de la famille
parfaite. Les anorexiques essaient de faire croire qu'ils ont juste une absence d'appétit, mais on
doit prendre ces déclarations avec un grain de sel. Les véritables anorexiques sont vraiment
déterminés – jusqu'à ce que mort s'ensuive, c'est le cas de le dire – et à ce moment-là il devient
licite de parler de «fanorexiques », de fanatiques du non-appétit.
On parle souvent d'un ennui mortel : c'est à juste titre, car il n'y a rien de plus mortel que
l'ennui ! Ce dernier fait partie des maux de l'adolescence. En ce sens, l'anorexie procure une
résurrection temporaire, car elle stimule l'adrénaline et les endorphines et provoque une
hyperactivité et une clarté mentale. En cela aussi, elle est fascinante. Même quand les choses se
gâtent, et que le risque vital augmente, quand la silhouette de la grande Faucheuse s'approche,
danser avec elle reste encore un jeu. Si extrême, si morbide soit-il, le trouble qui vous « tombe
dessus » permet quand même de sortir d'un ennui... mortel.
Il y a un lien symbolique et analogique entre anorexie et cancer : quand on refuse
l'alimentation qui vient de l'extérieur, on se met à se nourrir de son propre corps, et à ce moment-
là c'est l'anorexie elle-même qui devient une sorte d'auto-parasite, ou d'auto-tumeur. On peut se
demander à la baisse de quel système immunitaire est due cette mutation maligne. J'aurais
tendance à dire simplement à la baisse de la tendresse envers soi. C'est elle qui en général
parvient à empêcher le développement de ce sarcome qu’est l’autopunition. Cette compassion
envers soi-même peut aussi être projetée sous forme d’expérience mystique. J'ai parlé au début de
cet ouvrage du cas de cette adolescente de 18 ans qui jeûnaient depuis plus d'un mois et qui a
ressenti sur sa joue une caresse, qu'elle a attribué au Christ sans en avoir la vision claire. Elle m'a
raconté qu'elle a cessé son refus alimentaire d'un moment sur l'autre et s'est mis à manger de
nouveau normalement. L'équipe hospitalière n'a pas compris ce qui se passait.
De Tonnac, au auteur qui est passé par le même par l'anorexie, explique : « Ce n'est ni le
sommeil et la mort que les anorexiques visent, mais la cessation de leurs souffrances... Le suicide
tente de répondre à un sentiment de non-existence par un escamotage du corps et des sens. Sans
en avoir conscience, c'est une manière d'imposer sa présence éternelle en se débarrassant de ce
qui dérange. »13 On pourrait en dire autant de l'anorexie, où le corps est vécu aussi comme
dérangeant à cause de ses potentialités sexuelles qui surgissent fortement à adolescence.
Il ne faut pas oublier que l'anorexie a certainement une fonction de défense adaptative, et si on
supprime artificiellement sans autre forme de psychothérapie la maigreur, la patiente peut
ressortir de l'hôpital avec un meilleur poids, mais aller directement se suicider, car elle ne
supporte pas de se voir à ses yeux grosses. Il en va de même avec les délirants ou les précis,
quand on leur retire à trop rapidement par des médicaments leur symptôme central.
Il faut tenir aussi compte du fait qu'on peut se faire mal pour avoir moins mal, et faire le mort
pour ne pas être tué par son entourage. Il y a une violence chez celui-ci qui peut ne pas être vue
de l'extérieur, mais que l'adolescente ressent comme telle. Cependant, « faire le mort » peut aussi
avoir un aspect positif, c'est expérimenter consciemment un repos complet du corps et du mental,
si c'est le cas, cela revient à une méditation profonde qui est le moyen le plus direct de
récupération de l'énergie physique, psychique et spirituelle. Nous y reviendrons dans l'avant-
dernier chapitre consacré à la thérapie. La transparence est une caractéristique spirituelle, dans la
psychologie du yoga on parle de sattva, la qualité de l'être, sat, la luminosité, la légèreté. D'autre
anorexique suit aussi cette transparence, comme ce corps d'arc-en-ciel que recherche certains à
cet tibétain. En un mot, elle veut devenir diaphane, nous pourrions donc surnommer notre jeune
amie ‘Diaphanie’...

Le corps et la sexualité : Diaphanie et l’amour

Nous avons déjà mentionné l'alexithymie, l'incapacité à lire les émotions chez les anorexiques.
On peut dire que beaucoup de techniques de méditation, en apprenant à voir clairement les
sensations, rééduquent en quelque sorte lettre à lettre la capacité à pouvoir lire ces mots que sont
les émotions. Il n'est pas étonnant d'avoir à faire des exercices pour rééduquer sa dyslexie
émotionnelle. À ce moment-là, l'enseignant méditation pourra être appelé à juste titre « ortho-
esthésiste » car il aide le sujet à retrouver et replacer ses sensations tout comme l'orthophoniste
pourrait l'aider à repositionner sa voix. Ou, si l'on reprend le terme utilisé en Suisse pour
l'orthophonie, la logopédie, l'enseignant des techniques de méditations est une sorte d’
‘émopédiste’.
Jessica Nelson explique qu'à son avis, il y a eu un lien entre son anorexie à l'adolescence et le
régime d'instinctivo-thérapie qu'elle avait suivi avec son père de plus ou moins bon grès quelques
années auparavant. Le principe de ce régime paraît simple : « Regardez et sentez tous les aliments
crus qui sont en face de vous sur la table, et ne prenez que ce que vous vous sentez de manger au
moment même. » Cependant, les conséquences peuvent en être complexes. En effet, il est naïf de
croire que l'instinct est un guide absolu. On sait bien en psychiatrie que la dépression par exemple
peut complètement changer et même faire perdre le sens de l'appétit. Cela ne veut pas dire que le
corps n'ait pas malgré tout des besoins caloriques inchangés. Rappelons que même quelqu'un qui
reste allongé sans bouger d'1 cm de la journée et dort la nuit normalement consomme en 24
heures environ 1500 calories pour assurer donc seulement son fonctionnement de base. Sans aller
jusqu'aux troubles de l'humeur, tout le monde sait qu'un peu de colère contre quelqu'un avec qui
on est en train de manger peut soudainement vous couper l'appétit. On a surtout envie alors de se
lever de table et de partir. Je pense que cette idée du « je ne mange que quand j'ai faim » qui
paraît bonne en théorie peut être une des raisons du cercle vicieux physique et psychologique de
l'anorexie. À force de guetter la faim avec un oeil plutôt culpabilisant, celle-ci finit par disparaître
dans son trou comme la souris devant le chat de la conscience accusatrice. Ou bien, pour prendre
une autre comparaison, rappelons déjà que le processus de la faim est un mécanisme naturel.
Cependant, si on y fait trop attention, il risque de nous mener un accident de même que lorsqu'on
court très vite dans un chaos de rochers, si on se fixe sur les détails des mouvements des jambes
et qu'on ne laisse pas les automatismes se faire, on risque fort de chuter. Même quand on a réussi
en quelque sorte à embrouiller la sensation de faim spontanée, le corps, lui, continue avec ses
besoins habituels, et va donc puiser dans les réserves présentes, y compris dans les protéines
musculaires, ce qui ne lui arrive pas par l'alimentation, et il finit par s'auto-dévore, en quelque
sorte comme dans le cas d'un processus tumoral malin.
Une autre raison de l'addiction à la drogue de la faim qui a bien été soulignée il y a déjà une
trentaine d'années par un couple de psychanalystes, les Kestenberg : ils évoquent directement «
l'orgasme de la faim ». Dans les deux situation, les endorphines sont libérées en grande quantité,
et elles ont un effet euphorisant. En sanskrit, le terme kâma désigne le désir sexuel, mais il peut
être aussi employé pour parler d'une faim intense.
Jessica Nelson, dans son journal d’adolescente, explique clairement le rapport qu'elle
ressentait entre alimentation et sexualité : « Les aliments me pénètrent, vous pensez au sexe. Je
réponds, oui, c'est ça. Avez-vous déjà eu l'impression qu'on vous viole ? L'avez-vous vécue ? J'ai
l'impression que la nourriture va me manger tout cru. Et au lieu de la laisser couler en moi, d'en
aimer chaque bouchée, j'ai fermé la bouche et le coeur 14»
Dans les sites «pro-ana », les experts ès orgasme de la faim se présentent comme des
dominatrices toutes-puissantes vis-à-vis de leurs visiteuses, qui a la curieuse idée de venir leur
demander des conseils. Il se crée une relation sadomasochiste lesbienne, sous la direction d'une
maîtresse aussi experte que perverse. Au bout du compte, l'appétit s'en trouve perverti au point
d'en devenir complètement non fonctionnel, et l'anorexie se confirme. Voici une citation pour
donner une idée du style : « Tu es une grosse vache mais je vais t'aider... Il ne faut plus manger,
et lorsque tu céderas à la tentation, espèce de faible, tu viendras te prosterner devant moi. Tu
mettras ta main dans ta bouche et tu te feras vomir... Tu te sentiras mieux... Tu refuseras l"orgie
contemporaine... Tu vas m'obéir et me faire une confiance aveugle... Je peux te faire devenir qui
tu es. 15» Le vomissement lui-même est vécu comme un orgasme. Ce n'est pas vraiment sain !
L'aspect de guidance pseudo mystique est aussi présent, avec la dernière injonction : « Je peux te
faire devenir qui tu es ».
Il est connu que dans les relations amoureuses, les anorexiques ont tendance à préférer l'appétit
aiguisé de la séduction à la satisfaction béate de la consommation de l'oeuvre de chair, ils se
laissent donc peut aller au passage à l'acte «charnelissime ». Voilà qui n'est pas facile pour
construire un couple, mais peut-être est-ce aussi quelque chose auquel elles ne tiennent pas en
premier chef.
En parlant du rapport des sexes, il est temps de réfléchir sur le fait que le traitement de
l'anorexie représente peut-être un des multiples champs de bataille dans la guerre des sexes. Dans
ce contexte où la patiente ressent la prise alimentaires forcée comme un viol de son intimité,
l'introduction d'une sonde d'alimentation gastrique par les voies naturelles ne devrait être faite
qu'avec une grande circonspection psychologique, surtout si les soignants sont des hommes. En
fait, s'il y a une femme dans l'équipe, ce serait sans doute mieux de donner l'impression à la
patiente que c'est elle qui a décidé le « passage à l'acte » du gavage. Au niveau des archétypes,
une maman un peu trop envahissante, une mère poule un peu trop poule représente un moindre
mal par rapport au mâle pénétreur-violeur de base. On peut regarder d'un oeil favorable le fait que
de nos jours les équipes hospitalières se féminisent, et que s'éloigne du temps de Lasègue où ce
psychiatre de la Préfecture de police de Paris faisait interner les rebelles de la faim jusqu'à ce que
soumission s'ensuive, et qu'elles accèptent sous la contrainte tous ces ragoûts peu ragoûtants que
leur proposait l'administration hospitalière-pénitentiaire. C'était aussi l'époque de la construction
des hôpitaux psychiatriques, et la période à peu près où Jules Ferry faisait marcher des myriades
d'enfants à la baguette des instituteurs de la IIIe République. Non seulement l'instruction, mais
l'alimentation devenait publique est obligatoire.

L'anorexie, caricature de l'adolescence.

On retrouve bon nombre de traits caractéristiques de la crise d'adolescence intensifiés dans


l'anorexie. Celle-ci, quand elle est prononcée, peut être considéré comme un mutisme relationnel.
Une anorexique témoignait ainsi : « Je vois les autres gens à travers un mur de verre, leurs voix
qui le traverse me parviennent. J'aimerais être vraiment en contact avec eux. J'essaie, mais ils ne
m'entendent pas. » On a l'impression d'un état de rêve, où le geste intensément désiré est paralysé
dès le départ. Par ailleurs, il faut se souvenir que l'anorexie a pris sa forme moderne à la fin du
XIXe siècle, avec l'apparition progressive de la notion d'adolescence et une indépendance relative
de la femme. Les deux notions sont donc presque génétiquement liées.
Une plainte qui revient souvent chez les anorexiques qui ont dans un coin de leur coeur le
souhait de quitter leur corps est la suivante : « Je n'ai jamais voulu de cette vie. Ce sont les
parents qui me l'ont imposée sans me demander mon avis. » Cette idée revient souvent par
exemple dans le témoignage de Valérie Valère16. On peut donner deux réponse à cette
contestation typiquement adolescente. Du point de vue raisonnable commun, il est évident que
personne n'a demandé à naître, et ce n'est qu'après l'avoir fait qu'on découvre au fur et à mesure le
sens de la vie. L'Inde dans son ancienne sagesse a aussi une réponse qui semble dire le contraire,
mais qui a l'avantage de mettre à sa façon tout le monde d'accord et au même niveau: « Nous
avons tous choisis de naître, nous avons même choisi nos parents sous l'impulsion de la loi du
karma. » Cela a au moins l'utilité de couper à la racine ce type de plaintes aussi stériles que
fréquent chez les adolescents, et malheureusement chez certains adultes aussi. Quand l’être
humain est dans une situation qu’il n'a pas choisie, il a toujours la liberté, au fond de sa
conscience, de faire comme s'il l’avait choisie.
Il faut noter que les conduits ordaliques des adolescents qui peuvent mettre leur vie en jeu, et
dont l'anorexie fait partie, procure l'excitation d'un sentiment de toute-puissance : « Si je survis [à
mon jeûne par exemple], c'est que je suis l'élu de Dieu, je suis tout-puissant. » Il y a évidemment
dans le christianisme un exemple qui peut être mal interprété : Jésus lui-même a jeûné pendant 40
jours dans le désert, il a survécu et il en est sorti avec la mission de Fils unique de Dieu.
L'adolescente qui glisse progressivement dans le comportement de restrictions alimentaires
excessives a un comportement manipulatoire. Cela ne veut pas dire qu'il faille la criminaliser
pour ça, il est clair qu'elle est elle-même manipulée par des forces inconscientes plutôt puissantes.
Ceci dit, mieux vaut être au courant. Le fait qu'elle affiche son refus alimentaire tout en déniant
sa faim est déjà une manipulation en soi. On peut y voir, selon les écoles, la belle indifférence de
l'hystérique par rapport à ses symptômes, où le déni du corps typique des psychotiques. Quel que
soit l'explication pour laquelle on opte, ces symptômes ont le don de mettre mal à l'aise
l’entourage. On peut raisonnablement considérer que se priver de nourriture en face de celui qui a
la responsabilité de vous alimenter, c'est le plus grand chantage qui soit, la plus grande violence
non-violente. Chaque bouchée que l'anorexique refuse d'avaler fait ingurgiter de force à
l'entourage une bouchée empoisonnée de culpabilité. L'adolescente le sent, le sait, la coquine,
mais elle ne veut pas, ou surtout elle ne peut pas sortir de ce cercle vicieux.
Même si l'anorexique peut mentir et dissimuler de façon temporaire et par nécessité la réduction
de ses prises alimentaires ou ses vomissements, elle est éprise de vérité à un niveau plus large.
Patrick Poivre d'Arvor dont la fille anorexique s'est suicidée cite une cassette d'Anouck, une autre
anorexique qui elle, avait survécu à sa tentative de suicide mais pas en bon état puisque elle gisait
encore des mois plus tard sur son lit d'hôpital. Il en dit ceci : « ce qui frappe dans sa lettre, dont
celle de Cathrin, dans presque toutes les autres, c'est cette obsession de pureté, cette haine du
mensonge dans un monde qui lui le tolère. C'est en général à cela qu'on reconnaît les adolescents
attardés, les romantiques impénitents : le refus du compromis, celui de l'arrangement qui vous
permettrait de fermer les yeux sur cette hypocrisie de la vie et de se croire heureux alors qu'on
n’est qu'en sursis. »17

Un jeu risqué avec la toute-puissance

On reproche souvent aux anorexiques, comme une sorte de crime congénital, leur désir de
toute-puissance : il s'agit d'une force à bien comprendre – et pour cela la psychologie spirituelle
rendra bien service – car elle est capable du meilleur et du pire. En très bref il faut bien distinguer
deux niveaux : du point de vue absolu, nous sommes effectivement tout-puissants, sauf qu'à ce
niveau-là justement, le « nous » est complètement dissous, il est absent. Du point de vue relatif,
nous sommes pleins de limitations. Le vrai chercheur spirituel, tel le dieu Hermès aux pieds ailés,
a la capacité de faire le va-et-vient entre les deux niveaux. Il peut par exemple méditer pour cela
sur l’adage zen : « Quand on accepte ses limites, on devient sans limite ». L'anorexique, elle, veut
amener le repos de l'immobilité, de l'immuabilité de l'Absolu dans le relatif en suspendant
complètement le fonctionnement alimentaire, et elle va évidemment à la catastrophe. Elle bascule
la tête la première dans l'inanité de l'inanition.
Une solution mitoyenne et diplomatique, quand on négocie avec elle au pied à pied les
conditions de sa réalimentation, serait de lui dire : « D'accord, nous respectons complètement ton
inspiration au non-désir complet de nourriture ; mais même là, il existe une solution pour
reprendre une alimentation, c'est celle de manger sans désir, ni même plaisir, simplement parce
que c'est juste de manger un tant soit peu, c'est en effet la loi du corps. Ce que tu ressentiras, ce
n'est ni un désir, ni un plaisir grossier, mais une joie infiniment subtile et omniprésente, celle de
faire ce qui est juste parce que c'est juste. » Présenté comme cela, pourquoi l'anorexique
n'accepterait-elle pas ?
S'il y a bien un domaine où la religion, la mystique et les délires sont proches, c'est bien celui
de la toute-puissance. Nous avons une partie de nous même qui est limitée, mais nous souvenir de
l’illimité peut être un immense encouragement au moment de l'épreuve. Cependant, si c'est notre
ego qui se croit illimité, à ce moment-là il y glissement dans le délire. Ce que disent les
enseignements spirituels, c'est que l'infini est notre nature. Si grâce à la discipline mystique, on
peut vivre cette illimité avec une absence complète d'ego et de violence, on est dans la sagesse : à
ce moment-là, on peut éprouver sans danger le sentiment d'être aussi puissant qu’un soleil qui
rayonne dans le vide, et laisser sans problème d'autre soleils rayonner dans ce même vide.
L'anorexique, comme le psychotique, sent bien que l'anxiété est ancrée dans le corps et qu’en
se détachant de celui-ci, on peut atténuer le fond d'angoisse ; cependant, ils opèrent ce processus
de travers. La première se sépare de son enveloppe corporelle par le déni, le second par le délire.
Pour aider à sortir de cette impasse, la conception traditionnelle de l'Inde telle qu'elle est
présentée par exemple dans la Bhagavad-Gîtâ est fort utile : le corps, deha, est tellement imbibé,
imprégné, ont pénétré du soi qu'on appelle celui-ci dehi, celui qui est associé au corps, qui réside
en lui. Le Soi n'est pas dissocié du corps au point qu'il habite seulement dans une région lointaine
vaguement lumineuse dans laquelle on devrait se rendre par exemple par le suicide, et où l'on
pourrait flotter éternellement dans la mer tiède d'un liquide doré. Étant omniprésent, il est aussi
dans le corps mais on a du mal à le percevoir car il est en quelque sorte de l’autre côté du miroir,
c'est l'autre face de la médaille. Pour faire bref, on pourrait dire que de même que les deux côtés
de la pièce sont en or, de même le corps et le Soi sont constitués de conscience. C'est en
descendant dans le corps et en l’observant de très près qu'on pourra libérer l'esprit des
conditionnements que son enveloppe physique lui impose. C'est avant toute une question de
compréhension, un jeu, un sport de la conscience, et rappelons que le sens premier du mois
askesis en grec est exercice physique, donc sport.
Je connais une psychanalyste ayant fait ses études un peu après mai 68. Pour elle, la notion de
contrôle de soi est déjà en elle-même synonyme de refoulement dans l’inconscient et donc de
pathologie. Ce n'est certainement pas l'idée des traditions spirituelles, où l'on encourage une
maîtrise de soi en pleine conscience : à ce moment-là, les risques de refoulement deviennent très
réduits, à cause justement de cette pleine conscience.
Derrière les idées de toute-puissance fréquente chez l'anorexie, il y a aussi un mécanisme
psychophysiologique qu'il faut bien comprendre, et faire comprendre aux patientes : le jeûne, en
stimulant l'adrénaline et les endorphines, donne à la fois une excitation et une euphorie. Celle-ci
provoque une perte de sommeil, avec les rêves les plus fous qui ne peuvent d'habitude que
s'exprimer derrière le verrou formé de l'inconscient, et qui maintenant affleurent en pleine
journée. La perte de sommeil dans un contexte d'excitation anxieuse est à la base même de la
bouffée délirante aiguë. L'anorexie ne va pas jusque-là, mais chez les garçons qui en souffrent, on
considère cependant d'habitude que la dissociation psychotique n'est pas loin. Le corollaire
logique du proverbe « qui dort dîne » est « qui ne dîne pas ne dort pas ». Si le processus se
prolonge dans le temps, il y a risque de délire, ou simplement de certaines idées de toute-
puissance sans hallucination constituée. Ce processus devait être plus courant on ne pense chez
les prophètes de tous acabits qui sortaient tout d'un coup de leur désert pour dire à la nation
d’Israël au nom de Dieu ce qu'elle devait faire. Ils ont posé suffisamment de problèmes pour qu'à
la période du Christ environ le judaïsme « ferme la porte du prophétisme » et se débrouille
autrement pour entretenir sa communication avec le Divin.
On a souvent rapproché le corps dénutri des anorexiques de celui des rescapés de camps de
concentration. C'est comme s'ils représentaient des victimes expiatoires encore présentes des
crimes passés de l'Europe. Dans ce sens, est-ce que cela ne donne pas, quelque part dans
l'inconscient, un sentiment de toute-puissance d’être le bouc émissaire et donc sacré de tout un
continent ? Regardons les choses d'un peu plus près : la culpabilité donne naissance à des
phénomènes de rejeu, comme le déclenchement d’un psychodrame spontané. Est-ce que
l'anorexique ne se sentirait pas mû par une pression inconsciente pour exorciser la culpabilité de
l'Occident d'avoir laissé faire la déportation, et en particulier le remords des chrétiens d'avoir
fermé les yeux sur l'Holocauste pour plaire aux dictateurs du moment. Dans ce sens, on pourrait
distinguer deux phases : les 20 premières années après la famine de la seconde guerre mondiale
ont représenté la phase de réaction vitale, physique : manger pour compenser la faim passée, faire
de nombreux enfants pour compenser les morts de la guerre, c'était la génération du baby-boom,
contents d'avoir échappé au spectre de la mort proche. La seconde phase s'est développée à partir
des années 70 environ avec son épidémie d'anorexie. On pourrait l'appeler alors la phase
psychique du contrecoup de l'après-guerre, de la remontée d'une culpabilité profondément ancrée
et exacerbée par la superficialité d'une culture qui oubliait déjà les drames qui s'étaient passés.
C'est comme si l'anorexique disait : «Ce que vous avez faits aux déportés par votre oubli de leur
sort pendant la guerre, ce que vous leur refaites une seconde fois maintenant par votre manque de
mémoire, vous le faites aussi à moi par votre indifférence à ma maigreur. Mais dans mon cas, je
suis là en face de vous, vous ne pouvez ni oublier ni faire semblant de ne pas me voir.
L'étourdissement de la consommation vous avait mené à une sorte de négationnisme qui ne
voulait pas s'avouer, mais il n'est plus possible devant moi, l’actrice solitaire et sans décor qui
vous rejoue à corps perdu une sorte de pièce de théâtre historique. » Si l'on va dans ce sens,
Simone Weil aura été une pionnière de la seconde génération, elle qui déjà pendant la seconde
guerre mondiale, jeûnait par solidarité avec l'Europe qui était dans la famine. Évidemment, on
pourra objecter que cette solidarité était aussi la rationalisation secondaire d'un processus
d'anorexie banal qui était en train de la détruire, et qui l’a menée à sa mort.

Question d'appétit

Un médecin nutritionniste américain, Bratman, a décrit un trouble de l'appétit qui était jusque
là passé relativement inaperçu, l'orthorexie. Il s'agit de sujets qui sont convaincus d'avoir trouvé
le bon régime qui va sauver l'humanité, et qui se l'appliquent à eux-mêmes et ils peuvent
l'imposer à leur famille d’une façon franchement rigide. Un exemple de régime miracle qui a fait
et fait encore des dégâts est celui d’Atkins qui recommande de ne prendre que les graisses et de
supprimer complètement les hydrates de carbone. Cela mène à une déplétion hydrique du corps
qui donne l'impression de perdre du poids, mais encrasse les artères avec des loupes
athéromateuses de cholestérol et mène finalement à une aggravation de l'épidémie d'accidents
cardio-vasculaires.Atkins a d'ailleurs décidé de ce type d'accident, reste à voir s'il suivait
vraiment le régime qu'il prônait et quel était son âge. Pour en revenir à l'anorexie, si elle
s'accompagne à plus d’orthorexie, le trouble risque fort de s'éterniser. Nous sommes proches ici
d'une autre notion nouvelle de psychiatrie, l’orthonoïa, ce type de paranoïa chez des sujets
semblant parfaitement normaux et intégrés à la société, mais quand même fous et potentiellement
très destructeurs.
Une autre raison de la pérennisation de l'anorexie, c'est tout simplement le conditionnement. On
préfère une souffrance qu'on connaît à un bien-être, voire à un bonheur qu'on ne connaît pas. Une
internaute anorexique en parle très clairement : « J'ai l'impression que je peux m’approcher de la
guérison. J'en suis heureuse et en même temps effrayée. J'ai tellement peur de faire sans ! J’y
perds une espèce d'identité. C'est du sadomasochisme, mais ces maladies le sont. J'ai peur de
guérir parce que j'ai peur d'être quelqu'un que je ne connais pas... »18 Dans la psychologie
spirituelle du yoga, on parlerait de ta–mas, de cette inertie qui amène à tourner toujours dans le
même cercle. La psychanalyse évoquera bien sûr la compulsion de répétition. Seligman a bien
montré comment la souffrance en elle-même pouvait être un conditionnement acquis. Il a mis un
chien dans une boîte plutôt spéciale, qui avait un plancher en métal et une vitre comme plafond. Il
a envoyé des petits chocs électriques par en bas, évidemment le chien essayait de sortir en sautant
car il n'aimait pas ses décharges et il ne s'était pas encore aperçu qu'il y avait une vitre. Après
s’être cogné dessus une demi-douzaine de fois, il a réalisé qu'il y avait un problème, il s'est
conditionné et s’est habitué à supporter les petits chocs électriques en geignant, mais sans sauter.
À ce moment-là, Seligman a très discrètement retiré la vitre tout en continuant à envoyer
l'électricité. Le chien grognait toujours, mais ne pensait plus à sauter pour se libérer, alors qu'il
aurait pu le faire d'un bond. Nous avons là plus qu'une démonstration de psychologie
expérimentale, il s'agit en fait d’un symbole profond de notre condition humaine. Nous avons eu
dans le passé nombre de souffrance qui était dues aux conditions extérieures, celle-ci ont disparu,
comme la vitre du plafond de la caisse qu'on a fait glisser silencieusement, mais nous ne nous en
sommes pas aperçus, et nous continuons à endurer la souffrance conditionnée en geignant. Même
s'il y a eu pour l'anorexique de bonne raisons au début de faire un régime ou de refuser une
nourriture parce que l'état émotionnel des parents qui la lui donnaient était désastreux, cette
attitude se pérennise pendant des années par la suite alors qu’elle n'a plus de raison d'être. Ce
n'est pas une attitude juste et nous sommes dans la situation du chien de Seligman geignant dans
sa boîte tandis qu’elle est ouverte.
Ce qui peut aussi contribuer à la pérennisation des symptômes, c'est tout simplement l’ego.
Hina exprime cet ego en des termes sans équivoque quand elle parlait de ses médecins à
l'hôpital : « Ils proféraient tous de grands discours, ce qu'on leur avait appris au cours de leurs
études. Et qu'est-ce qu'on apprend sur nous avec eux? Rien ! On est gavé, on est mis au pas pour
entrer dans le moule des gens normaux. Mais je ne veux pas être normale ! Je ne veux pas
devenir banale, comme tous ces cons. »19 Par ailleurs, L'avidité intellectuelle manifeste n'est pas
en contradiction complète avec, à un niveau plus profond, un ennui, un non-sens, une névrose
noogénique, ‘venant de l'esprit’, cette dernière notion ayant été développée par Victor Frankl.
La faim intense induit une tension générale du corps, en particulier dans le ventre, avec les
muscles grands droits de l'abdomen qui se rétractent, une sensation fréquente de froid menant un
léger tremblement, ainsi qu'évidemment, la perception d'un manque énorme. En cela, cette faim
intense est proche d'une envie sexuelle forte, d'où la confusion souvent commise par les
anorexiques ou les ascètes superficiels : pour maîtriser la seconde, ils se sentent obligé de
s'imposer la première. Ainsi, ils tombent dans le cercle vicieux d'une sorte de « volontarisme
jouissif » menant à une ascèse excessive, déséquilibrée et nuisible au corps.
Un dernier élément qui peut favoriser la pérennisation de la tendance à l'anorexie, c'est qu'il y a
un bon nombre maintenant d'arguments scientifiques sérieux qui indiquent que manger léger peut
augmenter notablement l'espérance de vie. L'expérimentation sur l'animal est très claire dans ce
sens-là, et je suis sûr que chacun a autour de soi des exemples de personnes qui ont mangé très
légèrement toute leur vie et qui ont vécu jusqu'à un âge avancé. Là encore, il faut revenir à la
notion de voie du juste milieu après avoir étudié les arguments scientifiques et les connaissances
diététiques à propos des types d'aliments qui sont superflus et de ceux qui sont plutôt nécessaires.
À ce propos, qu’il me soit permis de mentionner pour l’exemple des cas de ma propre famille :
ma grand-mère a toujours eu un appétit d'oiseau, on le lui reprochait beaucoup déjà pendant son
adolescence. Cependant, elle est décédée à 92 ans, on peut dire en bonne santé avec toute sa tête
– à part quelques années avant sa mort une coopération de la hanche destinée à lui redonner une
meilleure mobilité. Une de mes grandes tantes qui mangeaient aussi très peu et était toutes
chétives a vécu jusqu'à 96 ans, avec un affaiblissement cérébral qui n'est survenu que pendant les
deux ou trois dernières années.
Pour en revenir à des études scientifiques à grande échelle, il y en a une qui me semble fort
importante. Une équipe de chercheurs américains dirigés par Francisco Lopes-Jimenez a pris en
examen 2127 personnes avec un Index de Masse Corporelle (IMC) normal, et a découvert qu'il y
avait chez 61 % de l'échantillon un état qu'on appelle « obésité un poids normal ». Cela signifie
en substance que malgré un poids qui n'est pas excessif, on trouve les autres facteurs de risque
habituellement associés à l’obésité et qui sont dans ce cas complètement sous-évalués : une
quantité relative de graisses corporelles trop élevées, un cholestérol élevé, et un excellent de gras
au niveau viscéral. Ce dernier trait se manifeste par « la petite bedaine des 50 ans » qui n'est pas
si anodine qu'elle en a l'air, et un rapport tour de taille sur tour de hanches trop élevé, supérieur
par exemple à 0,9 pour les hommes, et 0.80 chez la femme. 20 Au-dessus de ces taux, il y a un
risque de mort cardio-vasculaire plus élevé, et ainsi, ce rapport est devenu le meilleur prédicteur
de crises cardiaques et autres accidents cardio-vasculaires précoces. On pense que cela est dû au f
ait que les graisses abdominales libèrent la protéine C-réactive et l'interleukine 6 (IL 6) qui sont
particulièrement toxiques pour le système artériel, car elles favorisent l'inflammation des parois
qui elle-même donne lieu à cet essai de réparation qu’est le dépôt de plaques de cholestérol.
L'unique manière de combattre ce processus, affirme Lopez-Jimenez, et de remplacer la masse
graisseuse part de la masse musculaire, et donc de faire de l'exercice physique qui brûle les
calories et muscles le corps.21 L'étude est intitulée Il se peut que la moitié de la population soit
encore trop grosse. Voilà un titre qui a de quoi nous plonger dans un abîme de réflexion, et nous
indique que le symptôme excessif de l'anorexie peut être malgré tout l'expression spontanée d'une
sagesse globale de la nature. Il n'y a pas de fumée sans feu. Quand on étudie les choses de près,
on voit que même du point de vue scientifique, la question de la juste prise alimentaire, le sous-
titre de cet ouvrage, n'est pas si facile à définir.

Hospitaliser ou non ?

Depuis une dizaine d'années, il y a certainement eu des choses qui ont bougé dans
l'hospitalisation des anorexiques, dans le sens d'une plus grande ouverture, l'intégration des
parents à la thérapie et plus de respect pour la personnalité des patientes. Pommereau par
exemple a bien compris que la personnalité anorexique avait très peur de l'intrusion, et il a donc
établi toutes sortes de règles un peu obsessionnelles pour son personnel afin que pendant leur
séjour hospitalier, les patientes ne se sentent pas envahies. Cela commence par des
recommandations aussi simples que frapper à la porte de la chambre, et ne pas rentrer avant que
la patiente ne vous dise de le faire, mais il y a en beaucoup d'autres auxquels il a pensé pour
donner l'impression à l'adolescente, même hospitalisé, qu’elle a son territoire où elle puisse être
chez elle.
Un autre médecin a travaillé dans le sens du traitement humaniste de l'anorexie à l'hôpital, c'est
le nutritionniste Bernard Vialettes, qui a écrit un ouvrage là-dessus22.
Quand on s'occupe des anorexiques comme thérapeute, enseignant de pratiques corporelles ou
même parent, il est très important de travailler sur soi pour leur envoyer le message qu’ils ou
elles ne nous font pas peur. Il s'agit de personnes qui essaient de créer une anxiété chez nous par
leur refus de nourriture. Du point de vue positif, c'est une demande d'aide et d'attention, du point
de vue négatif, c'est une manipulation dans laquelle mieux ne vaut pas rentrer. Certes, nous
sommes devant des grévistes de la faim, mais ce n'est pas une raison pour envoyer les CRS afin
de les faire dégager le terrain...
À propos de l'hospitalisation, il y a problème de fond qui est là pour tous les patients, mais il
est plus aigu pour les anorexiques : en général, elles sont d'un assez bon niveau scolaire et le fait
de se retrouver avec d'autres patients psychiatriques au QI plutôt atteint peut avoir sur elle un
effet fortement décourageant, voir les pousser dans le gouffre de la dépression sur le bord duquel
elles étaient déjà pour certaines, et mener finalement un suicide au sortir de l'hôpital.
L'éloignement des parents peut être utile, mais dans l'idéal il devrait être remplacé par d'autres
figures d'identification qui puissent vraiment entraîner l'adhésion de l'adolescente. Pour ce faire,
il n'est pas sûr qu’un psychiatre ou une équipe soignante soit les meilleurs choix. Il faudrait
certainement être créatif pour trouver d'autres solutions. Certains amis plus âgés et bien choisis
pourraient être une aide considérable pour ces adolescentes qui montrent dans toute leur lecture
qu'elles veulent apprendre sur toutes sortes de sujets, et surtout sur le sens de la vie.
Que ce soit à l'hôpital ou en consultation, vouloir « faire parler » à tout prix l'anorexique de ses
problèmes n'est pas très habile, même si cela part d’une bonne volonté psychothérapique de base.
En effet, elle risque de vivre cela non seulement comme une intrusion policière dans son espace
privé, mais même comme un viol qualifié. Pour éviter cela ou se purifier du déshonneur d'avoir
laissé l'intrusion se faire un tant soit peu, elle risque de s'autodétruire encore plus en s'enfonçant
dans son trouble. Parfois même, cette tentative de pénétration forcée sera la goutte qui fera
déborder le vase et déclenchera le passage à l'acte suicidaire : elle ne sait pas très bien où elle se
trouvera de l'autre côté, mais au moins elle est sure d'y être protégée des intrusions sous prétexte
d’entretiens dits thérapeutiques... Une attitude juste semble être celle que conseille Philippe
Jeammmet, celle d'une conscience vigilante.
Il est important de se rendre compte que « l'anorexique n’acceptera de grossir que si une cause
noble à ses yeux le justifie. L'école ou les diplômes. Une grossesse. Une passion pour un art. Et
certainement pas la nécessité de redevenir « normale » ou un contrat de sortie de son institution
médicalisée.23 » Ceci est le témoignage d'une anorexie disant qu'elle s'en est sortie en montant de
province pour venir faire Sciences Pô à Paris. Trouver les arguments pour faire réfléchir une
patient dont la restriction alimentaire volontaire excessive n'est pas facile. L'une d'elles, Marya
Hornbacher, nous avoue ceci : « J'ai passé plusieurs années à discuter avec des neurologues, des
spécialistes du rétrocontrôle, des orthopédistes, des orthodontistes, des gynécologues, des
pédiatres, des ostéopathes. Dans la salle d'attente, je feuilletais des magazines féminins, dévorant
les articles sur les régimes et des publicités pour la liposuccion. 24»
L'hospitalisation vient quand il y a eu déjà échec des autres approches comme par exemple la
psychothérapie, mais en elle-même elle n'est pas une panacée : il y environ un tiers ou 40 % de
rechutes une fois que les patientes sont sorties de l'hôpital, et les services spécialisés dans
l'anorexie comptent malheureusement quelques suicides de leur ex-pensionnaires par an.

Pensées
Le courant thérapeutique passe quand la douleur du patient rencontre la douceur de soignant.

Ne pourrait-on pas considérer qu'à mesure que le corps de l'anorexique se dégonfle, son ego
subtil de femme apparemment forte se gonfle ?

L'anorexique ment de plus en plus non pas seulement à sa mère et à son entourage, mais elle
dénie aussi les cris de la faim qu'elle fait semblant de ne pas entendre ainsi que les sensations
corporelles qu'elle feint de ne pas percevoir. Voilà son drôle de métier : mentir pour ne pas
sentir, et re-mentir pour ne pas ressentir.

La culpabilité est la mère de la consomption : cette dernière enferme l'anorexique dans la


pseudo-sécurité d'une tombe, mais, comme le disait Hugo l’inoubliable : « l'oeil était dans la
tombe, et regardait Caïn. »

L'anorexie des adolescentes va souvent de pair avec une boulimie de livres : si ce sont de bons
livres, pourquoi pas ? Bon appétit !

Dans la pancréatite aiguë, les cellules éclatent et forment une réaction en chaîne d'autodigestion
et de destruction. N'est-ce pas similaire dans l'anorexie, où le désir normal d’aliments se
retourne, se met à s'autolyser en auto digérant le corps et amène finalement à s'enfoncer
beaucoup plus qu'à se dépasser ?

Il en va de l'anorexie comme de la conduite : si on bloque complètement les freins, on va


rapidement vers un dérapage incontrôlé.

« Avoir l'estomac dans les talons » permet de courir, et c'est l'hyperactivité créatrice des
anorexiques – mais mène aussi à la chute, et c'est là le talon d'Achille de ces athlètes de la faim.
Il est situé à deux niveaux : la consomption, qui affaiblit le corps par manque de calories, et
l'obsession, qui rend le psychisme exsangue en lui pompant toutes ses ressources en énergie de
pensée.

Le dégoût est l'envers inéluctable du désir, pourtant les deux sont faits de l'or d'une même
énergie : le sage, quant à lui, danse en toute liberté sur le tranchant de cette médaille d'or dont
les deux faces ont pour nom dégoût et désir.

Le but du jeûneur est souvent d'être vu, sa privation volontaire est pour lui à la fois art et arme.

L'anorexique est un Narcisse qui croit faussement qu'il pourra connaître son visage dans le
miroir fluide de la faim, dans le lac du nom désir de nourriture.

Certains champions de la faim semblent chercher la gloire olympique de la médaille d'or dans
l'épreuve de la course à la maigreur. Ne seraient-il pas tous plus ou moins dopés par leur propre
chimie intérieure ? Pourquoi l'arbitre de leur conscience oublie-t-il de leur dire cela, et de leur
coller l'amende qu'ils méritent ?

Le refus de grandir se chante sur l'air du « je jeûne, donc je suis » avec comme refrain : « je
jeûne, donc je suis jeune ». Entendez-vous quand même ces fausses notes, comme ces corps de
petites vieilles à 20 ans, que nos maigres ne veulent pas écouter ?

Le dilemme de l’anorexique qui ne s'en sort pas, c'est qu'il n'est pas assez intelligent pour se
guérir lui-même, mais quand même suffisamment pour empêcher son thérapeute de le faire.

L'«acalorisme » peut être aussi addictif que l'alcoolisme.

Il n'est pas interdit de rapprocher l'entité « anorexie » d'une tumeur cancéreuse du psychisme :
elle étend ses pattes cruelles de crabe jusque dans l'intime du corps et le dévore de l'intérieur,
comme le ferait n'importe quel autre néoplasie.

Au moment où la faim dans le monde frappe à coup redoublé, l'anorexique nous la montre à
notre porte. Même si elle n'est pas directement consciente qu'elle nous éveille à ce problème, ne
mérite-t-elle pas d'en être remercié d'une certaine façon, car sa souffrance muette peut servir au
moins à cela.
Dans les traditions spirituelles, la discipline alimentaire permet de développer une allorexie, le
désir d'un ailleurs spirituel qu'on ne trouve pas dans son entourage ou dans la société, pour
déboucher finalement dans l'autorexie, un désir non pas du petit soi, mais du grand Soi qu’on
recherchait au-dehors alors qu'il était dissimulé au fond du coeur, plus intime que l'intime.

Dans le choc des toutes-puissances, celle de l'adolescente sur son propre corps et son entourage
par sa grève de la faim, et celle de la psychiatrie avec son devoir sacré de réalimentation auquel
il se consacre à corps perdu, il faut savoir que le corps médical lui aussi peut tomber, à son
corps défendant, dans l'excès, de zèle ou autre, et sortir de son sillon -– ce qui est l'étymologie
même du terme « délirer ».

Le déni de la réalité de la maigreur chez l'anorexique est parallèle au déni de l'addiction chez le
toxicomane : c'est comme s’ils étaient les seuls à ne pas voir le trouble dans lequel ils sont
tombés. On peut parler d’ « anorexologismes » comme on parle de «narcologismes » chez le
consommateur de drogue ou de « paralogismes » chez le paranoïaque.

Il est bien possible qu'au début, la jeûneuse joue la faiblesse de la Belle au bois dormant pour
séduire un prince charmant ; mais après, les choses tournent au vinaigre, et elle glisse
insensiblement dans l'état de la Belle au bois mourant, embrassée qu’elle est dans les « pinces
charmantes » de la Grande faucheuse.

C'est parce que notre championne de la faim a peur d'être une « baffreuse affreuse » qu'elle va
vers l'autre extrême, le refus alimentaire. La voie du juste milieu de la guérison n'est pas si
facile, elle demande de se débarrasser de la peur, il s’agit de marcher sur une corde tendue pour
traverser le précipice, avec comme seul instrument le balancier de l'attention juste.

Les anorexiques gênent les gens, ce sont par leur absence même de rondeurs des empêcheurs de
manger en rond. On voudrait s'en débarrasser. L'hôpital pourrait être une solution, pensent
certains, mais malheureusement, souvent ils en ressortent... ni morts ni guéris.

La codification rigide des maladies psychiques transforme l'art de la psychothérapie en industrie


lourde, ou pour être plus direct, les patients en saucisses produites à la chaîne.

De même qu’on tient la main d'un patient au stade terminal pour l'aider à mourir, de même on
devrait tenir la main d'une anorexique grave pour l'aider... à ne pas mourir.

Tout se passe comme si, pour chaque cent grammes de substances physique perdue, l’anorexique
gagnait un autre cent grammes d'ego psycho-spirituel. C'est là que se situe une bonne partie de
son problème.

Il y ait une certaine manière de jeûner qui nourrit l'ego, qui le rend gros, gras et flatulent, aussi
indécent qu’increvable.

Avec leur sacro-saint protocole, les psychiatres sont trop souvent robotisés, piégés dans une
existence « protocolaire » courtisans courbés non pas aux pieds du Roi-Soleil, mais du Roi-
Science. Cela muselle l'inventivité, la créativité, et surtout l'humanité. Et pourtant, dans ce
domaine subtil de la souffrance psychique, si c'était avant tout l'humanité qui avait le pouvoir de
guérir ?

L'anorexique, c'est naturel, a envie de communier avec une personne de l'autre sexe. Comme
cela n'est pas si facile, elle ou il réagit en se vengeant sur la nourriture, la prend comme un bouc
émissaire et... l'excommunie du temple-ce église qu'est son propre corps.

Beaucoup d'anorexiques sont sages comme des images et ne veulent « surtout pas faire de
vagues ». C'est comme si ces ondes qui ne peuvent se propager vers l'extérieur se réverbéraient
et les plongeaient en retour dans le « vague à l'âme ».

Le psychisme humain recherche par toutes sortes de moyens directs ou détournés la toute-
puissance ; par exemple, en faisant très peur aux autres par son aspect physique, et une des
manières d'y parvenir est d'être « d'une maigreur effrayante ».

Une cause possible, bien que non obligatoire de l'anorexie : recevoir sa nourriture au quotidien
d'une mère empoisonnante – au sens caractériel du terme j'entends : de quoi vous couper
l'appétit.

La recherche de mort par l'anorexie grave ou le suicide est une tentative désespérée de passer «
de l'autre côté du miroir ». Ce que nous enseigne le védanta et la non dualité, c'est que nous y
sommes déjà : donc, plus besoin d'actions spectaculaires destructives pour nous y rendre !

C'est la gloire de l'homme d'être capable de déconstruire par une vision claire toute sorte de
croyances, mythes ou superstitions, mais s’il oublie que la superstition suprême est l'ego, il
risque de tomber dans la mégalomanie ; et s'il néglige que la conscience en train de déconstruire
est aussi félicité fondamentale, il y a le danger qu'il bascule dans le nihilisme.

Si tu veux être anorexique, oui, va réellement vers le non-appétit, la non-envie... mais que ce soit
l'absence de cette envie de faire du mal au corps.
Ch 3

L'Inde et la spiritualité de l'alimentation

Il était une fois un démon appelé Bhasmâsoura qui jeûnait beaucoup. En Inde, même des
démons, s'ils effectuent des austérités et du yoga, obtiennent les grâces qu'ils veulent de Shiva.
Celui-ci, dont le nom signifie «bon », est parfois trop bon et se sent tenu d'obliger les requêtes des
tapasvis, ceux qui font des austérités intenses, même s'il s'agit d'êtres sombres. Ainsi, quand
Bhasmâsoura eut suffisamment progressé dans ses pratiques, Shiva lui est apparu et lui a
demandé quelle était la grâce qu'il désirait. Le démon bien sûr avait déjà prémédité sa demande,
et il s'est immédiatement exclamé : « Le pouvoir de détruire qui je veux en le réduisant en
cendres, par le simple fait de mettre une main au-dessus de sa tête. » Shiva le trop bon lui a tout
de suite accordé cette « grâce ». Ivre de son nouveau pouvoir, notre démon s'est mis à faire des
désastres sur terre, a commencé à réduire en cendres des rois qui étaient responsables de la paix
sociale, et il y a donc eu déséquilibre dans l'ordre du dharma. Il s'est mis à être connu sur terre
sous le nom de démon, asoura, cendres, bhasma, soit donc Bhasmâsoura. Vishnou qui est
responsable de l'ordre cosmique parmi les dieux de la trinité hindoue s'est dit qu'il ne pouvait plus
laisser faire, il a décidé d'intervenir en utilisant une ruse. Il a pris sa forme féminine, Mohinî, ' la
séductrice', et s'est mit à danser devant lui. Fasciné, Bhasmâsoura a immédiatement désiré la
danseuse, celle-ci lui a laissé entendre qu'elle céderait à ses avances, mais à une seule condition :
c'est que le démon accepte d'apprendre à danser avec elle, et pour ce faire, imite fidèlement toutes
ses poses. Bhasmasoura, séduit, a accepté cette condition qui semblait facile, et s'est mis à imiter
en miroir toutes les postures de danse de Mohinî. Dans le feu de l'action, tout d'un coup, Mohinî a
mis sa main sur la tête, Bhasmasoura en a automatiquement fait de même, et instantanément, il a
été réduit en cendres...
Les épisodes de ce récit archétypal peuvent s'appliquer de façon intéressante à la psychologie
de la privation alimentaire : déjà, quand une adolescente décide de faire sa tapasya, son austérité
intense du jeûne, elle développe le pouvoir de réduire en cendres la confiance que les parents
avaient en eux-mêmes. Ils se mettent à penser au fond d'eux-mêmes : « Qu'avons-nous fait de
mal, quels crimes avons nous donc commis pour que la petite nous fasse une grève de la faim ? »
Qu'ils acceptent la remise en question ou qu'ils réagissent par la colère et le rejet, l'ordre familial
juste est de toutes façons profondément perturbé. Cela n'est pas approprié, et donc le pouvoir
supérieur intervient sous forme de la séduction. L'adolescente peut évidemment tomber
amoureuse, mais la séduction peut être d'un autre ordre, par exemple la passion pour les études et
pour obtenir un diplôme brillant. Au début, tout semble bien marcher dans l'excitation de l'action,
elle trouve du plaisir à la danse de la vie, même si souvent ce n'est pas sa propre créativité qui
s'exprime, mais plutôt une boulimie d'apprentissage, une fébrilité, une dépense d'énergie
considérable pour imiter un modèle extérieur qui n'est pas son soi profond, comme Bhasmasoura
s'épuisait à imiter Mohinî sans vraiment comprendre ce qui l'attendait. Elle se projette à
l'extérieur vers ces objets de désir, mais elle oublie que son propre corps est en train de brûler de
l'intérieur et d'être en quelque sorte réduit en cendres. Et finalement, tout d'un coup, tout
s'effondre, les parents ou les médecins disent que cela ne peut plus durer, qu'elle a dépassé la
ligne rouge, et c'est l'hospitalisation : le petit ami la laisse discrètement tomber en disant qu'il ne
veut pas engager sa vie avec une malade mentale, qui en plus a l'air d'un cadavre ambulant, donc
plus du tout sexy. La relation de confiance avec les parents est sérieusement entamée, les études
sont compromises, en un mot, tous les rêves sont réduits en cendres. Le pouvoir qu'elle avait
éveillé par son jeûne forcé s'est finalement retourné contre elle. De façon plus générale, cette
histoire peut s'appliquer à d'autres pratiques d'austérités intensives que le jeûne, ou même à des
rituels, mais le résultat est le même. On développe un certain pouvoir par la concentration, mais
si on l'applique à des objets de désir égoïstes comme c'est le cas par exemple dans la magie noire,
il y a un effet boomerang et on finit par être soi-même détruit.
Cela fait 22 ans que je vis la plus grande partie du temps en Inde. Je lis le journal assez
régulièrement, et je n'ai jamais entendu mentionner l'anorexie comme un problème de société. Je
pense qu'il y a plusieurs raisons à cela. Déjà, tout simplement, dans un pays où environ 300
millions de personnes sont en dessous du seuil de pauvreté et ont du mal à manger à leur faim en
faisant un minimum de trois repas par jour, la maigreur volontaire n'est guère de mise, elle n'est
tout simplement pas valorisée. De plus, il y a régulièrement des jeûnes qui sont proposés, mais
pas imposés dans la tradition hindoue. Chaque jour de la semaine est dédié à un dieu, et on peut
décider donc de faire une restriction alimentaire le jour qui correspond aux dieux avec lequel on
se sent particulièrement relié. Celui-ci en général n'est pas complet, mais peut consister dans le
phalahar, c'est-à-dire se nourrir uniquement de lait et de fruits, éventuellement inclure aussi
quelques légumes ; en tous les cas, on se prive de la nourriture quotidienne, c'est-à-dire le riz, les
chapatis (galette faite à la farine de blé) et les légumineuses. De plus, il y a deux jours par mois,
les 11e jours, ekadashi, de la lune montante et descendante, qui sont considérés comme
particulièrement favorables aux pratiques spirituelles, et donc aux jeûnes aussi. Il n'y a en fait que
deux journées de jeûne qui sont, si ce n'est obligatoire, au moins vivement conseillées dans
l'année : la nuit de Shiva en février, et la naissance de Krishna en août, six mois plus tard : les
deux divinités principales de l'Inde sont ainsi honorées par un peu de privation alimentaire. Le
jeûne complet n'est pas demandé, là encore on peut se contenter du phalahar, de lait, de fruits et
de quelques légumes. On voit à tout cela que le jeûne est favorisé par la tradition hindoue, mais
de façon modérée, et toutes les règles qui l'entourent agissent comme des garde-fous contre
l'emballement et la « surchauffe » biologique, psychologique et spirituelle du processus
d'autodestruction anorexique.

Shûnya et anna, le vide et la matière.

Nous avons vu au tout début de ce livre que le Bouddha avait lui-même été trop loin dans le
jeûne, était tombé dans le coma et avait été réanimé avec du riz au lait. Il a donc prôné ensuite la
voie du juste milieu, une notion qui a influencé non seulement ses disciples et le bouddhisme,
mais aussi la majorité de l'Inde. Il a donné la célèbre comparaison de la corde de l'instrument de
musique qui, pour sonner juste, ne doit être ni trop ni trop peu tendu. Pour les bouddhistes
mahâyanistes, l'absence de nourritures évoque évidemment shûnya, la vacuité-non-néant, la
matrice de toutes les possibilités. Quand on regarde dans le grand dictionnaire de sanskrit, le
Monier-Williams, ce terme shûnya, on trouve certains sens qui donnent à réfléchir sur
l'ambivalence du « vide » de nourriture : ce terme peut signifier celui qui a le regard vide, qui est
distrait, insensible, sans amis, indifférent, dénudé, stérile. On pourrait rapprocher des effets de la
dénutrition cette série de significations peu réjouissantes. Et pourtant, le vide est aussi l'Absolu.
Du point de vue psychologique, il y a un terme qui est très intéressant, shûnya padavî, 'le passage
du vide'. C'est l'orifice subtil au sommet de la tête qu'on appelle dans l'hindouisme brahma-
randhra, 'l'ouverture de l'absolu '. C'est par là que l'âme quitte le corps au moment de la mort. Il
y a des techniques dans le bouddhisme tibétain pour faire sortir l'énergie vers cet orifice
indépendamment de la mort, c'est le phwa ou le transfert de conscience. Cependant, elles sont
considérées comme dangereuses, car elles peuvent détruire l'individu.
Cela fait penser à un symptôme d'entrée dans la psychose, où le sujet sent que sa substance
vitale sort de son corps et qu'elle se dissout dans l'espace sans qu'il puisse la récupérer. Cela crée
une angoisse profonde, psychotique, qui paralyse son fonctionnement en tant qu'individu
autonome. C'est comme si le « passage du vide » était devenu un passage à vide qui s’éternisait.
L'anorexie avec la consomption qu'elle entraîne n'est pas sans rapport avec cet état. Tout se passe
comme si, en cherchant shûnya en tant qu'absolu, le sujet empruntait par mégarde le chemin
dangereux de shûnya padavî et perde dans le processus sa force vitale, son goût de vivre et
finalement sa raison. Suivre par erreur le shûnya padavî, le 'passage du vide' risque fort
d'entraîner un passage à vide de longue durée... Ces là qu'une méditation profonde sur l'équilibre
entre la vacuité et la compassion, shûnya et karunâ, est nécessaire : il ne s'agite pas de renoncer à
cette vacuité qui est un autre nom de l'absolu, mais de pouvoir la vivre aussi avec la plénitude du
monde, embrasser les deux d'un seul regard, d'une seule perception. Dans le bouddhisme, on
parle alors de shûnya-ashûnya, la vacuité-non-vacuité, et c'est celle de la Libération dès cette vie,
de la Réalisation.
Une anorexique cherchera la transparence diaphane du corps, on pourrait bien la surnommer
Diaphanie. Cela fait penser à la recherche du corps d'arc-en-ciel dans la branche Nygmapa du
bouddhiste tibétain. Il est important d'expliquer à des jeunes tentés par ce genre d'archétypes la
différence entre le corps subtil d'arc-en-ciel éveillé par la méditation et le corps physique qui a
ses propres lois, certes un peu lourdes : si on essaie de le rendre subtil de force par des moyens
trop grossiers comme le jeûne intense, c'est sa vie même qui risque d'être subtilisée, c'est-à-dire
de nous être dérobée.

Quelques enseignements importants de la Bhagavâd-gîtâ.

On dit en sanskrit jaisa anna, vaisa manasa : ‘telle nourriture, tel mental’. L'alimentation
sattvique, c'est-à-dire pure, légère, qui aide à la pratique spirituelle est composée de lait, de fruits,
ainsi que de quelques légumes et légumineuses. Il est intéressant de noter que beaucoup de
personnes que les psychiatres considèrent comme des anorexiques subsymptomatiques se
trouvent en fait bien avec ce type de régime, car ils ont spontanément compris que cela les aidait
à un fonctionnement de façon juste dans leur esprit.
Les pratiques spirituelles qui agressent le corps et sont destructrices pour lui sont considérées
non seulement comme tamasiques, noires, négatives, mais même comme franchement asuriques,
c'est-à-dire démoniaques. Au début, le jeûne donne une ivresse, comme un nectar, mais si on le
pousse de trop, il détruit, il devient poison. (18-38) La Gîtâ décrit cela comme un type de bonheur
rajasique, c'est-à-dire qui provient d'une fébrilité, d'une excitation. Elle décrit au contraire le
bonheur de qualité supérieure, sattvique, de la façon suivante (18-37) : ce qui est comme du
poison au début, mais comme du nectar à la fin -– on déclare ce bonheur être sattvique, né de la
joie sereine du Soi et de l'intuition supérieure [âtma-buddhi-prasâda-jam] reposante en elle-
même. Ainsi, même si une anorexique au début voit dans la nourriture du poison, elle doit
considérer qu'elle deviendra par la suite un nectar pouvant lui procurer une joie sereine
supérieure. Ce n'est pas à la nourriture de changer, mais à sa conscience à elle.
Il y a un verset de la Bhagavad-Gîta qui est régulièrement récité comme mantra ou début des
repas dans les ashrams ou par les chercheurs spirituels individuels :

Brahmârpananam brahmahavir-brahmâgnau brahmanâ hutam |


Brahmaiva tena gantavyam brahma-karma-samâdhinâ | |

Le processus d'oblation est Brahman, l'offrande est Brahman, offerte par Brahman dans le feu de
Brahman.
On atteindra Brahman en s'absorbant complètement dans l'action en tant que Brahman (4 24)

Ce distique parle a priori de l'action sacrificielle, mais il peut également concerner l'action en
général, et ce type particulier d'action, de sacrifice, ou d'offrande que représente la prise
alimentaire. C'est dans ce sens-là qu'on l'utilise dans les ashrams au début des repas. Pour
effectuer une traduction plus libre de ces versets, mais qui en rend bien l'idée, nous pourrions dire
: « Dans la prise de nourriture, c'est l'Absolu qui mange l'Absolu, dans un acte de communion
qui, si on le considère absolu, mène à l'Absolu. » Pourquoi alors, rejeter, mépriser la nourriture ?
Ceci nous amène à commenter maintenant une autre citation, cette fois-ci des Oupanishads :
Ne méprise pas la nourriture; anna-brahman [la nourriture, c’est l'Absolu]. Voilà bien une
pensée fondamentale qui pourrait servir de mantra pour ceux qui seraient tentés par l'anorexie.
Dans le contexte de composition des Oupanishads, au Ve siècle avant J-C, l'Inde était remplie de
groupes d'ascètes, de shramanas, qui essayaient différentes voies vers l'Absolu, y compris les
austérités et le jeûne excessif, comme les nirgranthas (les jaïns) ou les âjîvikas. C'est
certainement à ces groupes que s'adressait déjà cet enseignement, mais aussi aux chercheurs
spirituels en général qui croient au début que la discipline alimentaire pourrait représenter
l'élément principal du travail spirituel. Il n'est pas juste de rejeter la nourriture, pas plus qu'il est
bon de rejeter la matière : celle-ci est notre matrice, notre mater, pas toujours alma, douce, mais
notre mère quand même.
Le jeûne forcé est une violence, et même s'il entraîne certains pouvoirs spirituels, ceux-ci
seront aussi marqués par la violence. Il y a par exemple près d'Hardwar où j'habite en Inde la
mazar, la tombe d'un soufi médiéval de l'ordre Chisti. On raconte que le début de sa carrière
spirituelle a été marqué par les extrêmes du jeûne, j'ai lu les détails dans sa biographie et
effectivement, cela rentrerait facilement dans le cadre de l'anorexie clinique. Quand je suis allé
visiter son mausolée, Mazar Sharif près de Rorki, on montre un vieil arbre qui est présenté
comme relié à un miracle pour lequel les masses populaires se souviennent de lui : il n'était pas
content avec le sultan de la vie voisine, qu'il considérait ne pas être un vrai musulman selon sa
définition à lui. Il a saisi une branche de l'arbre d'une main, et envoyé sa propre rage sur la ville,
qui a été livré aux flammes tant qu'il gardait la main sur la branche de cet arbre. Il ne l'a lâchée
que quand la ville a été entièrement consumée. L'interprétation raisonnable du « miracle » est que
le soufi devait être influent auprès du sultan de la ville voisine qu'il devait trouver un musulman
plus conservateur, et lui a demandé de détruire la cité hérétique en la livrant en flammes, ce que
le prince a dû accepter bien volontiers afin d'augmenter son propre pouvoir dans la région.
Cependant, si on interprète cet arbre comme le symbole de la force vitale, cela veut dire qu'il a
dirigé celle-ci dans le sens de la destruction, motivée par le sectarisme religieux. Le jamal,
tendresse, s'est inverti en jalal, fureur, ici supposée divine. On retrouve donc typiquement
l'archétype de Bhasmâsoura, avec le jeûne qui donne le pouvoir de réduire en cendres ses
ennemis, y compris une ville entière. Cela fait penser au takafîrisme actuel qui sévit dans le
monde musulman, en particulier au Pakistan où l'on considère que ce sont des membres de ce
mouvement qui ont dû assassiner Benazir Bhutto. Leur doctrine est simple, les musulmans qui ne
suivent pas le véritable islam selon leur définition méritent d'être assassinés. Ils sont comme des
kafîrs, des infidèles, [d'où le nom de takafîr, ceux qui taxent les autres du nom d’infidèles]. Reste
à savoir si ces takafîristes observent strictement le jeûne du ramadan ; probablement oui,
puisqu'ils se sont autoproclamés les seuls dépositaires du véritable islam. Quoi qu'il en soit, ce
miracle a impressionné les masses, qui viennent prier le soufi pour être libérées, en particulier les
personnes qui souffrent de maladie mentale.
L'anorexique à une extrême sensibilité relationnelle. Elle vit souvent la pénétration de son
espace privé comme une intrusion. Ceci est aussi valable pour une nourriture chargée
émotionnellement. Du point de vue psycho-spirituel, on peut voir dans ce trait deux aspects :
positif, assurant plus indépendance, mais négatif aussi, menant à un appauvrissement et une
sécheresse relationnelle. En Inde, il y a des ascètes qui résolvent cette polarité en restant à l'écart,
cuisinant pour eux-mêmes, et n’acceptant de dons de nourriture que d'une seule personne, l'heure
maître spirituel. Pour le temps de leur pratique intensive, cette relation-nourriture leur suffit.

La boucle de la nutrition entre ciel et terre

Tout commence par la Lune : celle-ci déverse la nuit par sa clarté une sorte de lait, le soma, qui
se dépose sur la végétation sous forme de rosée, et ensuite la pénètre en tant que sève. Quand les
êtres humains mangent des produits de la nature, ils intègrent cette sève qui se transforme en
fluides vitaux, le sang, ou encore les liquides sexuels chez l'homme et chez la femme. Ceux-ci
sont transmutés en essence subtile par la pratique du yoga et la montée de la kundalinî, ils
deviennent une énergie spirituelle et une expérience de l'Absolu, laquelle s'appelle justement
aussi soma, comme le nectar qui descend de la lune, et c'est ainsi que la boucle est bouclée. Cette
vision du cycle alimentaire est fondée sur une vision générale du fonctionnement et du sens du
monde : au début était le Un, d'où est sorti la dualité puis la multiplicité du monde tel que nous le
voyons. Le travail du pratiquant spirituel consiste à remonter la cascade de ces séparations pour
revenir à l'Unité, de même que le saumon remontera par bonds successifs la rivière à sa source.
Dans ce cadre général, provoqué l'ascension du semen subtil du niveau génital vers le soma de
l’expérience yoguique au niveau de la tête n'est qu'un cas particulier d'un travail plus général. Un
des noms de Shiva lui-même est Someshvar, le dieu de la lune et du soma, et d’ailleurs le lundi,
somvar, lui est dédié.
Nous pouvons nous intéresser maintenant à certaines significations importantes du mot anna,
la nourriture en sanskrit. Il est mis pour ad-na, de la même racine ad qui a donné edere, 'manger'
en latin. Au départ, le sens est celui de grain, en particulier le riz cuit, mais sa signification est
devenue plus large et évoque la matière dans son ensemble. Le besoin ou le rejet de nourriture
sont reliées en sanskrit aux émotions fondamentales, pour dire par exemple le désir d'aliments, on
parlera d'anna-kâman, le terme kâma ayant une claire connotation de désir sexuel. C'est dire la
force de l'attachement à la nourriture. À l'inverse, le manque d'appétit sera traduit par anna-
dvesha, littéralement 'la haine de la nourriture', là encore le lien à la nourriture est évoqué dans
toute sa force. L'aspect divin de la nourriture est clairement souligné dans le nom anna-purna,
'pleine de nourriture', qui est la déesse tutélaire de la montagne du même nom au Népal. Celle-ci
par ses rivières permet la culture, et donc la nourriture pour toutes les régions avoisinantes. On
peut ajouter qu'avec sa blancheur étincelante, elle nourrit aussi de lumière tous les environs. Je
peux le dire d'expérience, puisqu'il y a encore trois mois, je cheminais à pied sur ses contreforts
pour y visiter avec un groupe le plus haut lieu de pèlerinage du pays, Muktinath, le Seigneur de la
Libération. Pour finir, un terme très intéressant pour notre sujet est anna-pralaya, littéralement 'la
grande dissolution dans la nourriture', c'est-à-dire dans la matière, en un mot la mort du corps.
Dans cette conception, le corps qui meurt n'est plus considéré comme pourriture, mais comme
nourriture. Il va aider à la croissance d'autres êtres, le processus de mort est donc éminemment
régénératif. Cette notion serait à méditer par les anorexiques graves qui en arrivent à un point où
ils veulent se débarrasser du corps par haine de la nourriture. À quoi bon cette fuite en avant, ce
refus de dissoudre la nourriture en soi par le processus d’alimentation, puisque le résultat du
décès sera de nouveaux de se "dissoudre dans la nourriture" ?

Us et coutumes alimentaires des brahmanes de l’Inde

Les brahmanes de l'Inde sont connus dans le monde entier pour leur souci de pureté
alimentaire. Le principe de base, c'est que ceux qui effectuent une pratique spirituelle intensive,
qu'ils soient d'ailleurs brahmane ou non, doivent rester au maximum en eux-mêmes et éviter
l'influence énergétique de l'extérieur. Celle-ci passe en particulier par l'échange de nourriture. Un
brahmane donc a priori ne reçoit pas de nourriture d'une caste autre, mais par contre il peut en
préparer pour elle. Dans ce sens, beaucoup de brahmanes font profession de cuisinier, et ils
nourrissent dans les restaurants dont ils s'occupent la population générale. Cependant, il y a un
paradoxe, car dans le premier et le dernier des quatre stades de la vie, c'est-à-dire l'état d'étudiant,
brahmacharya, et celui de renonçant, sannyâsa, le brahmane mendie sa nourriture. Étant réaliste
et sachant que ces aliments ne sont pas toujours donnés avec un esprit pur, il récite régulièrement
son mantra pour se protéger des influences négatives qui pourraient passer par eux. Les bénéfices
de son mantra vont évidemment aussi pour purifier autant que possible celui qui a quand même
fait le bon geste concret de faire l'aumône. La vie de l'étudiant brahmine tourne ainsi autour de
trois pôles, bhiksha; shiksha et diksha, la demande d'aumône, l'instruction et l'initiation. Les trois
sont liés. Recevoir l'aumône de nourriture en toute humilité libère de l'ego, ce qui est également
le but ultime de l'instruction, et surtout de l'initiation.
Ce qu'on ne sait pas en général à propos de l'Inde des castes, c'est que si un groupe dans son
ensemble décide de suivre les règles de pureté alimentaire des brahmanes, il sera petit à petit
accepté comme une caste de brahmanes. Ce processus peut prendre une génération, mais il est
possible. Du point de vue de la psychologie spirituelle, des restrictions alimentaires ou des jeûnes
de toute une communauté risquent évidemment d'intensifier l'ego religieux du groupe : « Nous
sommes les purs, tous ceux qui mangent comme des gloutons et sans règles sont des impurs ! »
Ceci est un problème important. Par exemple, quand on jeûne pendant toute la journée, un mal-
être physique s'établit, et au risque de le projeter contre les autres qui ne jeûnent pas. L'énergie du
jeûne se transforme alors en colère, voire en paranoïa.
Une bonne illustration de ce processus psychologique peut être trouvée dans l'histoire
médiévale du Moyen-Orient. Les Mongols envahissaient les zones musulmanes, et étaient en
train d'assiéger je ne sais plus quelle grande ville de la région, peut-être Samarkand ou Bagdad.
Avant de lancer l'assaut qu'il allait être final, ils ont jeûné pendant trois jours, puis sont passés à
l'attaque et ont massacré la plus grande partie de la ville. Cet exemple tout simple et tragique dans
sa réalité devrait rendre plus circonspect les pratiquants naïfs qui pensent que la restriction
alimentaire est à soi seul un sauf-conduit vers la perfection spirituelle. Tout dépend du contexte
dans lequel elle est effectuée, et de quelle manière le groupe dirige l'énergie du jeûne : vers la
transformation intérieure, ou vers l'opposition rigide, voire paranoïaque envers les autres groupes
débouchant dans des agressions meurtrières.
On pourrait établir une analogie entre l'anorexique et les brahmanes : elle refuse la nourriture
qui vient des autres, mais est prête à cuisiner pour eux. L'idée par derrière est de s'imposer aux
autres comme doué d'un pouvoir spirituel. Ce qui vient de nous est pur, ce qui vient des autres est
impur. Le risque d'orgueil subtil est évidemment présent dans cette attitude.
La notion de prasâd est importante en Inde. Il s'agit de la nourriture sacrée qui est distribuée
par le prêtre dans un temple, ou par le gourou une fois qu'on l'a rencontré lors d'une séance
ensemble. Le principe est assez naturel : les fidèles sont comme des enfants face à la divinité ou
au maître spirituel, et comme chaque effort mérite sa récompense, on leur donne un petit quelque
chose à manger, il s'agit en général d'une sucrerie, pour les gratifier d'avoir fait au moins un pas
en direction du monde spirituel. Prasâd signifie étymologiquement sâd, l'être et pra 'en avant'.
En offrant le prasâd, la divinité ou le maître spirituel met en avant son être, et le fidèle essaie d'en
prendre ce qu'il peut, d'y participer d'une façon ou d'une autre. Dans ce sens, bhakti, dévotion
signifie étymologiquement « participation », c'est en quelque sorte prendre part au repas de
l'amour. Nous sommes proches de l'archétype de la communion dans le christianisme.
Nous pouvons essayer de brosser une analogie avec le cas de l'enfant tenté par l'anorexie : il
ressent aussi que la nourriture que lui donnent ses parents transmet une influence spirituelle, mais
il estime qu'elle est négative, pour toutes sortes de raisons : peut-être ont-ils de la colère
apparente ou cachée, où ils sont simplement matérialistes de façon stupide. L'enfant ne veut plus
donc de leur 'prasâd' empoisonné, cela signifie qu'il ne souhaite plus qu'ils soient ses 'maîtres
spirituels', ce qui est en général provoque une réaction vive de la part du père et la mère. Il faut
donc bien comprendre que l'indépendance qui est revendiquée se trouve à être dans ce cas plus
qu'alimentaire, elle est aussi et surtout spirituelle. D'où l'importance de trouver d'autres figures
identificatoires que les parents qui puissent assumer une responsabilité spirituelle vis-à-vis de
l'adolescent. C'est bien parce que cette question est régulièrement dans les familles de génération
en génération que l'Inde a développé de façon très précise la tradition du maître spirituel. J'ai
développé ce point dans mon premier livre Le maître le thérapeute25.
L'anorexique en général aime bien cuisiner pour les autres, alors qu'elle refuse avec une
volonté d'acier de recevoir un don éventuel de nourriture : cela fait penser à la caste supérieure de
l'Inde, et l'on pourrait parler devant ce comportement à juste titre de « complexe du brahmane ».
Comme eux, elles peuvent manifester un souci de pureté qui glisse vers l'obsession, comme eux,
elles aiment en général les laitages et les nourritures blanches et pures, et comme eux, elles
ressentent un lien spécial avec le sacré, qu'on appelle d'ailleurs Brahman dans l'hindouisme. Ce
lien peut être juste, source de force, ou perverti, et alors il se réduit plutôt à un complexe de
supériorité.
L'anorexique met en avant son indifférence à la faim, mais s'il était vraiment détaché en
profondeur, cela ne le gênerait pas de « remettre de l'essence dans le véhicule » c'est-à-dire
d'observer son corps de l'extérieur tandis qu'il se nourrit. Il y a en Inde un ordre ancien et
important de moines qui s'appellent les Oudâsins, les 'indifférents'. Le sens étymologique du
terme vient âsin qui est presque comme le terme français 'assis' et qui effectivement à ce sens,
préfixé par oud- qui signifie au-dessus. Ces moines sont donc dans l'observation détachée du
monde, comme 'assis au-dessus' de lui. Cependant, cette indifférence ne les gêne pas pour manger
normalement : non seulement cela, mais il se préoccupent aussi de donner à manger aux autres.
J'étais récemment avec un groupe de Français dans l'ashram d'un maître actuel de cet ordre,
Chandra Swami : il est présent aux repas, distribue lui-même à la cinquantaine ou à la centaine
d'hôtes un petit quelque chose à manger, en général une sucrerie, que les gens reçoivent comme
une nourriture sacrée. Ensuite, une fois que tout le monde est parti, j'ai vu qu'il servait aussi
l'équipe d'une douzaine de disciples qui avaient eux-mêmes aidé à la distribution de la nourriture
pour le repas principal. À ce propos, il est bien dit dans la tradition que le maître n'est pas obligé
d'utiliser un mantra pour transmettre un pouvoir au disciple, cela peut se faire de toutes sortes
d'autres manières, en particulier par le don de nourriture. On appelle celle-ci, nous l’avons vu, le
prasâd qui signifie « l’être en avant ». En offrant la nourriture, le maître met son être en avant,
ceux qui sauront le prendre s'en porteront bien, ils recevront joie et sérénité, ce qui est le second
sens du terme prasâd en sanskrit. En ce sens, un vrai livre spirituel est aussi une sorte de prasâd,
où l'auteur mets son être en avant, et où les lecteurs bien avisés pourront trouver, en s'y
nourrissant, joie et sérénité.
Pour en revenir aux coutumes alimentaires des brahmanes, il faut savoir que chez eux comme
dans la plupart des sociétés traditionnelles, les canons de la beauté favorisent les femmes plutôt
bien enveloppées. Pour ne prendre que l'exemple de l'Inde classique, des poètes réputés louent la
démarche de la femme aimée en la comparant au pas gracieux de l'éléphant... Dans l'Inde
contemporaine, les actrices célèbres ont en général des rondeurs beaucoup plus prononcées qu'en
Occident. Du point de vue la société générale, l'accès au statut de membre de la classe moyenne
est souvent marqué par une surcharge pondérale, chez l'homme et surtout chez la femme qui reste
chez elle et n'a pas à fournir beaucoup d'activités physiques, car elle a des aides pour les
effectuer à sa place. C'est comme si inconsciemment, le souvenir des vaches maigres du passé
était encore bien présent et amenait à faire des réserves pour lutter contre la survenue de celles du
futur, des fois qu'elles reviennent...
Henri Michaux dit que l'anorexie est un tamis entre la nourriture et l'estomac. C'est cette
phrase que Jean-Philippe de Tonnac a mise en exergue de son beau livre sur la faim volontaire. 26
C'est probablement qu'il a estimé que c'était une des meilleures images pour synthétiser le
problème du rapport à l'appétit dans l'anorexie. On peut rapprocher cela d'une image colorée
employée en hindi pour évoquer la dépression : « J'ai le foie qui passe par le tamis ». Que moins
de substance arrive par en haut ou plus en parte par en bas, il y a de toutes façons dans les deux
cas déplétion d'énergie, et c'est là le noeud qui lie les destins des déprimés et des anorexiques. On
pourrait rapprocher cela aussi de l'entrée dans la psychose, où, nous l'avons vu, il y a une perte de
substance incontrôlée et incontrôlable, en général par le sommet de la tête.
Patanjali parle dans ses Yogasutras du rasavada, littéralement 'la théorie du goût'. Les
pratiquants qui suivent cette ligne se concentrent sur des expériences et sont capables d'en
évoquer le goût, l'essence, directement à l'intérieur. Il peut s'agir d'aliments, mais aussi de
l'expérience amoureuse. C'est un siddhi, un pouvoir qui peut être utile pour développer le sens de
l'abstinence, mais il peut aussi être en lui-même un obstacle pour aller plus loin. Il est licite de se
demander si les personnes de par le monde qui sont tentés par des restrictions alimentaires
draconiennes ne sont pas les rasavadis sans le savoir. N'estiment-t-ils pas qu'ils peuvent se
nourrir de l'essence des aliments sans avoir à les ingérer, comme tout le monde, de façon
grossière ? C'est possible, répond Patanjali l'Ancien du fonds de ses siècles, mais c'est un obstacle
: en vous attachant à un niveau d'une certaine subtilité, vous collerez à cette subtilité comme à
une glue épaisse, et vous ne pourrez pas progresser plus loin. Vous deviendrez l'esclave du
démon des expériences lumineuses.
Il y a dans la Brihad Aranyaka Oupanishad un passage qui décrit la gradation des étapes
successives de la félicité (4 3 33) : « Si quelqu'un est suffisamment fortuné parmi les hommes,
riche, maître des autres, pouvant profiter de toutes les jouissances humaines – voilà qui
représente la félicité la plus haute parmi les hommes. Maintenant, ce bonheur des hommes élevé
au centuple revient à celui de qui a gagné le monde des ancêtres. Maintenant, si ce dernier est
encore élevé au centuple, on atteint la félicitée du monde des gandharvas [les anges musiciens] »
la gradation continue ainsi avec le monde des êtres qui se sont divinisés par leurs actes, des dieux
par la naissance, des habitants du monde de Prajâpati et enfin du monde de Brahma. À chaque
étape, les conditions pour passer au niveau de félicité cent fois supérieur sont les mêmes :
connaître les Ecritures, être sans hypocrisie et être a-kâma-kâmi, 'celui qui ne désire pas les
désirs'. 27
Cette expression d'akâmakâmi est en elle-même pleine de bon sens psychologique : en effet,
on ne peut pas s'empêcher d'avoir des désirs, notre corps est une machine à désirer. Cependant,
on peut décider de ne pas les suivre, pour s'intéresser à des formes de félicités supérieures. On
s'engage ainsi, de marche en marche, de félicité en félicité, sur un escalier qui nous mènera au
Suprême, nous explique l'Oupanishad. Cette expression de akâmakâmi laisse la place aussi pour
une consommation disciplinée de nourriture : en effet, le désir visé par le terme kâma est
principalement le désir sexuel. Il ne s'agit pas d'un besoin vital, au contraire de la nourriture.
Avec celle-ci, il est possible de satisfaire le besoin sans y être attaché avec passion et intensité
comme un objet de désir sexuel. Voilà une vision subtile des choses qui permet de trouver une
conduite alimentaire équilibrée. Celle-ci revient à marcher avec joie sur la crête séparant le
gouffre du dégoût, l'anorexie, et le gouffre des désirs, la boulimie, en se laissant baigner par les
rayons de soleil de la conscience juste, de la vigilance empreinte de compassion envers soi-
même.

Mâ Anandamayî, la mère-enfant qui ne mangeait pas de ses propres mains et ne cessait de


donner.

Même dans le paysage particulièrement varié des sages de l'Inde, le cas de Mâ Anandamayi
est étonnant : elle a cessé de manger de ses propres mains à l'âge de 30 ans et ne s'est donc jamais
alimenté d'elle-même jusqu'au moment où elle a quitté son corps à 86 ans. Ce comportement
n'était pas de l'anorexie, puisque elle prenait une quantité de nourriture légère certes, mais
normale, et elle ne maigrissait pas. Il faut comprendre cette attitude dans le contexte global de la
conception que Mâ avait elle-même : elle disait souvent qu'elle n'était pas venue de son propre
choix, mais qu'elle avait été appelée par les prières des fidèles qui voulaient recevoir une aide
concrète de la Mère divine. C'était toujours ce désir des fidèles qui la maintenait en vie, et en les
laissant la nourrir sans intervenir, elle faisait passer de façon forte le message implicite suivant : «
Si vous ne voulez plus de moi, il vous suffit de cesser de me nourrir, et je quitterai ce monde
automatiquement ! » Elle disait aussi souvent aux gens qui l'approchaient et avaient un certain
âge : « Je suis votre petite fille ! » Le fait de ne pas manger de ses propres mains allait dans ce
sens-là. Elle raconte aussi à propos de sa vie de couple : « Au début, mon mari Bholanâth ne
voulait pas s'approcher de moi car j'étais encore une petite fille [selon la coutume de l'époque, le
mariage avait été célébré à l'âge de 13 ans, et ensuite elle était partie pour travailler comme
servante en fait dans sa belle-famille]. Une fois que j'ai grandi, mes expériences spirituelles sont
devenues plus manifestes, et Bholanâth n'a toujours pas voulu m'approcher. Il semble que je sois
toujours resté une petite fille ! ».
Pour compléter le tableau du comportement alimentaire de Mâ, il faut dire que jusqu'à 35 ans,
les quantités de nourriture qu'elle mangeait pouvaient être très réduites. Après, elle s'est mise à
manger beaucoup plus normalement, Swami Vijayânanda, son disciple médecin français
témoigne directement que cela, au moins à partir du moment où il l’a rencontrée en 1951. Voici
ce qu'en dit Bhaiji qui a écrit la biographie de Mâ quand celle-ci n'avait peut-être que 35 ans28.

« Shrî Mâ, par tempérament, prend peu de nourriture, si peu qu'on a du mal à le concevoir...
Durant ces journées de jeûne complet ou partiel, pendant que des processus yoguique se
déroulaient en elle dans sa jeunesse, elle avait un aspect gai, resplendissant, son corps était
débordant de santé, et son esprit de gaieté. Très tôt déjà, elle s'était mise à un régime léger. Une
fois, elle a passé cinq mois à ne prendre qu'une poignée de nourriture, et encore seulement vers la
fin de la nuit. Pendant huit ou neuf mois, elle n'a pris que trois bouchées de riz durant la journée et
trois pendant la nuit. Durant cinq à six mois, elle vécut d'un peu d'eau et de quelques fruits deux
fois par jour. Il y avait des occasions où elle a passé cinq à six mois en ne prenant qu'une petite
quantité de riz, seulement deux fois par semaine ; les autres jours, quelques fruits étaient
suffisant.... Pendant cinq ou six mois, elle prit trois grains de riz bouilli le matin et trois grains
dans la soirée ; elle ajoutait deux ou trois fruits mûrs qui étaient tombés des arbres naturellement
[il y a toute une réflexion en Inde, en particulier chez les jaïns, pour savoir si arracher son fruit à
un arbre est une violence. Les radicaux pensent que oui, et ils n’acceptent de manger que les fruits
qui sont tombés naturellement au pied de l'arbre]. Pendant deux ou trois mois, elle mangea autant
de nourriture qu'on pouvait lui en mettre dans la bouche en l'espace d'une respiration. On peut
aussi ajouter que de nombreux jours d’affilée, elle restait sans aucune nourriture. »

Ce qu'il y a remarquable dans ce comportement alimentaire peu commun, c'est qu'elle ne


maigrissait pas. Il manque donc un élément essentiel de la triade diagnostique pour parler
d'anorexie. Son entourage ne rapporte aucun signe de dénutrition, ni même de maigreur. On peut
vérifier cette absence d'amaigrissement chez elle en voyant les photos qu'on a, il y en a quelques-
unes quand elle était assez jeune vers 25 ou 30 ans.29 Par contre, elle a eu assez tôt un arrêt des
règles, comme l'a actuellement Mâ Amritânandamayî. A fortiori, les gens autour de Mâ n’ont
jamais fait allusion au fait que ces restrictions alimentaires aient jamais pu mettre en danger ses
jours. (Ceci n'était pas le cas de Catherine de Sienne dont nous allons parler dans le chapitre
suivant : son confesseur Raymond de Capoue l’avait mise en garde de cesser ses jeûnes, car il
voyait bien qu'elle s'acheminait vers la mort. Elle a refusé d’obéir, et elle est effectivement
décédée à l'âge de 33 ans). L'entourage de Mâ n'exprimait pas d'inquiétude à cause des
restrictions alimentaires, alors qu'il pouvait en avoir par contre quand elle rentrait en samâdhi
profond par des processus yoguiques. À ce moment-là, sa respiration pouvait se suspendre, une
fois cela est survenu pendant huit heures d'affilée, et là effectivement, son entourage a craint pour
sa vie. J'ai discuté en détail des états intérieurs et des comportements de Mâ Anandamayî dans
mon mémoire de psychiatrie30, dans leur rapport avec ce que pouvait être en pratique un état de
non ego.
La conclusion à laquelle je suis arrivé, c'est qu'elle a eu effectivement beaucoup de traits
pouvaient faire penser à des symptômes psychiatriques, mais ils n'avaient pas la stabilité
nécessaire pour qu'ils puissent être regrouper en un syndrome et faire un diagnostic. Ils étaient
plutôt la conséquence d'un état spirituel élevé avec absence d'ego. Elle-même disait qu'elle
manifestait tous ces comportements en fonction des désirs de l'entourage; « De la manière dont
vous jouez de l'instrument de musique, vous entendrez le son ! » Par exemple, quand elle était au
Bengale où la culture ambiante favorisait l'extase mystique, elle en avait beaucoup, mais quand
elle est venue dans le centre nord de l'Inde où on parle hindi et où la culture est différente, avec
une moindre valorisation des états de samâdhi pendant le chant religieux, ceux-ci ont cessé
pratiquement complètement.
La notion que manger même des produits végétaux est une violence en soi (et qui ne faut donc
pas arracher les fruits d'un arbre), ressort chez les anorexiques. L'une d'elle disait : « Ce serait
faillir à ma religion que de manger un aliment sans culpabilité ». Elle est représentée chez
certains en Inde, mais Mâ Anandamayi donne une façon de se déculpabiliser de cette impression,
en commentant le symbolisme de Chinnamastâ, la déesse qui a la tête, masta, coupée, chinna. On
raconte que cette divinité était perdue en pleine mer sur un radeau avec ses deux compagnes, Jayâ
et Vijayâ, toutes les trois n'avaient plus rien ni à boire et à manger, elle s'est alors tranchée la tête
et trois jets de sang sont sortis de son cou. Elle a ainsi pu nourrir ses deux compagnes avec les
deux premiers, et réussi à alimenter sa propre tête avec le troisième. On la représente en train de
danser sur les corps de Kâmadev et Ratî, le dieu et la déesse de l'amour allongés en union. L'idée
générale de l'image est que la déesse opère en elle-même et permet chez ses fidèles la
transformation de l'énergie sexuelle vitale de base en énergie spirituelle par les trois canaux
d'énergie sushumna, ida et pingala. Cette alchimie intérieure permet de se nourrir spirituellement
soi-même, et de nourrir aussi les gens qui vous entourent. Ma Anandamayî donne aussi
l'interprétation simple de ce symbolisme, Chinnamastâ représente la Nature dans son ensemble,
qui, pour se nourrir, est obligé d'une façon ou d'une autre de se manger elle-même. C'est dans
l'ordre des choses, ainsi il n'y a pas de violence à manger ces organismes vivants que sont les
plantes. Pour les animaux, c'est la question de leur plus grande proximité avec notre espèce qui
prime, et on estime à environ 45 % des hindous le nombre des végétariens stricts, sachant que
même les autres ne mangent en général de la viande qu’une fois de loin en loin.
À propos de l'énergie qui peut être transmise par le prasâd, j'ai entendu directement de la
bouche d'une canadienne, Penny, qui est décédée récemment, son expérience avec le prasâd de
Mâ Anandamayi. Elle et son mari avaient vu une première rencontre avec Mâ qui avait été gênée
par la foule qui se pressait autour d'elle. Penny a pu en avoir une deux ou trois jours plus tard
beaucoup plus personnelle. Ils avaient cependant reçu une pomme et une mangue en prasâd. À
l'époque, ils avaient très peu de ressources, et ils ont pris l'habitude de consommer en guise de
petit déjeuner un petit bout de cette pomme ou de cette mangue chaque matin. Ils avaient fait
sécher les fruits et les avait coupés en tout petits morceaux. Penny raconte que cette habitude a pu
ainsi durer pendant un an, et que durant toute cette période, ils n'ont pas eu faim pendant les
matinées. De plus, son état intérieur était plein d'énergie, c'était comme si elle avait des ailes. Ce
n'est qu'une question de foi dira-t-on, mais ce ne sont pas toutes les rencontres qui donnent des
résultats pareils. De plus, pour le sujet qui nous occupe dans cet ouvrage, il est intéressant de
noter que cette transmission de pouvoir est passée par et s'est concrétisé dans une quantité de
nourriture au quotidien, aussi minuscule fût-elle.
Nous avons vu que le hatha-yoga pouvait tenter les jeunes filles et les jeunes femmes a
profondeur que ne le fait la faim. Mâ Anandamayî sentait bien ce risque de la déviation du hatha-
yoga dans le sens d'une violence envers soi-même, et elle disait à propos du travail des postures :
« Le corps est comme l'emballage d'un cadeau, il faut savoir ouvrir le papier sans de déchirer. »
Mâ affirmait qu'elle voyait les maladies comme des entités qui entraient et sortaient du corps
des gens, ou éventuellement de son propre corps quand elle-même était atteinte. Cela correspond
à la vision traditionnelle commune au chamanisme de tous les pays. Cette notion de maladie-
entité pourrait être réintégrée à la psychiatrie moderne, certes en étant actualisée et adaptée. N'a-t-
on pas repris des médicaments de diverses médecines traditionnelles dans la pharmacopée
moderne, où ils sont fort efficaces ? Pourquoi ne pas opérer un processus analogue en
psychiatrie ? Dans le domaine de l'anorexie, certaines patientes expriment clairement l'idée
qu'elles ont un animal mystérieux à l'intérieur de leur corps qui dévore le peu de calories qu'elles
absorbent et les fait donc maigrir. « Délire!, dira-t-on, régression à la démonologie des
animistes ! ». Mais pourquoi pas ? Pourquoi ne pas se servir de ce mode éprouvé de la psychiatrie
traditionnelle pour effectuer une thérapie symbolique, utilisant des archétypes donnés par les
patients eux-mêmes et visant à faire partir l'entité pour de bon. Pour cela, la transe qui représente
la première thérapie psychique de l'humanité, et qui est encore très utilisée dans les pays du Sud,
pourrait avoir une place non négligeable. En Inde, 80 % des patients psychiatriques vont
consulter un moment ou un autre les praticiens traditionnels, ils font cela souvent en parallèle
avec un traitement médicamenteux de type moderne. On pourrait travailler aussi sur ce thème
d'une entité qui quitte le corps avec divers autres instruments psychothérapiques, par exemple le
Réve éveillé dirigé, ou le psychodrame, en expliquant clairement à la patiente le pourquoi de
l'efficacité de ce travail symbolique. Pour beaucoup de gens, les explications psychodynamiques
ou psychanalytiques sont plutôt abstraites et complexes. Même s'ils comprennent vaguement avec
leur intellect de quoi il s'agit, ils ont du mal à investir émotionnellement cette vision des choses et
donc à y mettre de la force de volonté pour s'en sortir. Ainsi, le processus thérapeutique a
tendance à tourner en rond et stagner. Par contre, personnaliser et concrétiser la maladie sous
forme d'une entité à l'avantage qu'on peut facilement concentrer sa force émotionnelle sur elle
pour la faire sortir. On n'est pas obligé pour cela de croire être possédé, mais on travaille sur cela
comme un support symbolique, à la façon de nombreuses autres thérapies qui utilisent un type ou
un autre de symboles pour être efficaces.
Les groupes qui prônent l'anorexie en ont en fait sur Internet leur idéal en la personnalisant sous
forme d'une sorte de déesse et en l'appelant Ana. Cela rappelle la déesse Inana du Moyen-Orient
avant qu’il ne devienne monothéiste, mais dans ce cas, on a bien impression qu'il s'agit plutôt
d'une démone qui fait périr ses adoratrices... d'inanition. Ce genre de Mère divine est trop proche
de la mort pour être honnête. Peut-être que les championnes de la faim feraient mieux pour se
rééquilibrer de se concentrer sur une image de la Mère divine très répandue en Inde, Anna-purna,
celle qui est « pleine de nourriture ». Cependant, s'ils veulent quand même se concentrer sur une
forme terrible de cette Mère divine, ils peuvent choisir Kâlî, qui, certes, coupe les têtes, mais ce
sont celles des egos...
Poumi Lescault a publié en français un livre sur son maître Balayogi d’Andhra-Pradesh. Jean
Yves Leloup en a écrit la préface. Elle explique dans son introduction que Balayogi, dont le nom
signifie enfants-yogi, est rentré adolescent dans une pièce et il y est resté toute sa vie en y faisant
des pratiques méditatives et sans manger. Elle ajoute qu'une équipe de scientifiques de Delhi est
venue pendant six mois faire le siège de son lieu de vie et a confirmé qu'il ne prenait aucune sorte
de nourriture. Il y a aussi au Kérala Hira Ratan Malek qui affirme sur son site31 qu’un de ces
jeûnes de plus de 100 jours a été surveillé et confirmé par une équipe de chercheurs à l'université
de Pennsylvanie aux États-Unis. En tous les cas, il ne semble pas manquer d'énergie car il fait
environ 140 conférences par an dans le monde entier, y compris de temps en temps en France. Un
article de Wikipédia en anglais fait le point sur la controverse, et j'avoue que je n'ai pas eu le
temps d'aller explorer les détails.

Jeûnes jaïns

Le jaïnisme est né avant le bouddhisme, et en représente la matrice : Mahâvîr, son fondateur


historique, a vécu une ou deux générations avant le Bouddha et dans les mêmes régions, certains
soutiennent même qu'il était à peu près son contemporain et qu'il l’a rencontré, à ce moment-là il
serait désigné dans les textes bouddhistes sous le nom de Jñâtaputriya. On peut raisonnablement
considérer que le Bouddha avant sa réalisation avait commencé sa carrière ascétique comme un
moine jaïn. Il suffit pour cela de lire le détail des pratiques qu’il a suivies et qu'il a décrites en
détail à son proche disciple Sariputra. On retrouve toutes celles des moines jaïns de l'époque : La
voie du juste milieu qu’il a préconisée a consisté à remplacer les règles de vie des moines jaïns
complets, du douzième niveau, par celle des novices-moines, du septième niveau. Celles-ci sont
devenus les règles des moines bouddhistes. Citons à propos de ces austérités de Mahâvîr et du
Bouddha l'étude de Padmanabh S.Jaini, professeur d'études bouddhistes à l’Université de
Berkeley en Californie. Elle est bien des documentée et elle nous a aidé pour rédiger cette section
sur les jaïns. 32

Pendant les 12 ans d’errance avant son illumination, Mahâvîr ne consommait que trois types
d'aliments frustes – le riz, le jujube pilé et les légumineuses : ‘En prenant simplement ces trois, il
s'est maintenu pendant huit mois... Parfois il ne mangeait que tous les six jours simplement où
tous les huit ou tous les 10 jours aux tous les 12. Avide de désirs, il restait absorbé en méditation.’
D'après des commentateurs plus tardifs, pendant ces 12 ans, Mahâvîr n’a pris de la nourriture au
total que pendant 349 jours ; durant les autres périodes, il a jeûné complètement. Le Bouddha lui
aussi, dans le Majjhimanikâya , a décrit la sévérité de ses jeûnes dans les termes suivants : 'Parce
que j'ai mangé aussi peu, tous mes membres sont devenus comme les articulations noueuses de
plantes grimpantes desséchées ; parce que j'ai mangé aussi peu, ma colonne vertébrale qui
ressortait est devenue comme un chapelet de petites boules ; parce que j'ai mangé aussi peu, mes
fessiers sont devenus comme des sabots de boeuf; parce que j'ai mangé si peu, mes côtes saillantes
sont devenues comme les poutres désordonnées d'une remise effondrée ; parce que j'ai mangé si
peu, les pupilles de mes yeux sont apparues profondément enfoncées dans mes orbites comme les
reflets fragmentés dans l'eau au fond d'un puits profond apparaissent très bas et profonds... » Il n'y
a pas de doute que la fameuse statue squelettique d'un bouddha en train de méditer de l'époque
gandhara, maintenant au musée de Lahore, est une description bien rendue de ce passage. Comme
on le sait, le Bouddha a abandonné cette pratique en y préférant la Voie du Milieu. En
condamnant de tels jeûnes comme des mortifications douloureuses indignes d'un chercheur de
nirvâna, il s'est mis à prendre de la nourriture et il n'y a pas de traces qu'il ait jamais prescrit le
jeûne pour qui que ce soit d'autre. »33

Certes, on trouve dans les écritures médiévales hindoues, les Pouranas, des récits de jeûnes
conférant des pouvoirs yoguiques, comme ceux du rishi Vishwamitra, mais ils sont tellement
présentés dans un style de légende qu'on sent bien qu'ils ne servent pas d'exemple pratique que les
hindous doivent suivre. Par contre, les jeûnes de Mahâvîr ont marqué la conscience jaïne d'une
façon indélébile. Même les laïques jeûnent à des périodes régulières, en général une fois par mois
les jours de lune noire, et entre trois et huit jours pendant la semaine de retraite qui se déroule
pendant la mousson. Les jeûnes sont complets, de 24 heures, avec simplement l'autorisation d'un
peu d'eau bouillie en quantité limitée pendant la journée. Il faut comprendre que les jaïns ou une
notion assez physique du karma, comme une sorte de substance très légère qui s'accrocherait au
corps, un peu comme les toxines de la naturopathie actuelle. À ce moment-là, le jeûne qui lui
aussi est physique semble un bon antidote pour s'en débarrasser. Les moines digambaras, plus
ascétiques, ne mangent qu'un repas par jour, de façon générale, et les moines et les laïcs avancés
ne mangent pas après le coucher du soleil. Tous ces jeûnes s'accompagnent d'abstention sexuelle.
La plupart des légumes qui poussent sous terre sont interdits, la « raison » que m’en ont donné
des moniales jaïnes est qu'ils pourraient contenir des insectes qui seraient alors tués par la
cuisson. Bien sûr, la viande l'est aussi, mais les laitages sont autorisés, car les jaïns estiment que
la traite ne nuit pas aux animaux ni ne leur crée de douleur. De manière générale, il y a beaucoup
des produits alimentaires du marché habituel qui ne sont pas autorisés aux jaïns orthodoxes.
Pour voir la question dans un contexte plus large, il faut comprendre qu'il y avait de polarité
dans l'Inde ancienne, les brahmanes et les shramanes. Les premiers favorisaient les rituels, très
liés eux-mêmes à l'offrande de nourriture et à sa distribution sous forme de prasâd. Les seconds
rejetaient tout cela, et cherchaient directement le tapas, littéralement l’échauffement, le
dessèchement, et dans ce sens ces austérités étaient directement associés à la réduction de la
nourriture et de la boisson. Les pratiquants avancés qui décidaient de quitter ce monde en
s'abstenant complètement de nourriture étaient très honorés, on dit qu'ils se rendaient dans un
paradis élevé, même s'ils n'atteignaient pas automatiquement la libération.
Quand un homme ou une femme jaïne termine un voeu de jeûne, il y a une fête fort joyeuse et
animée de la famille et des amis qu'on appelle le pâranâ. C'est considéré à la fois comme un
grand honneur et un grand mérite spirituel de pouvoir donner de sa propre main de la nourriture à
celui qui termine son jeûne. Dans l'histoire de Mahâvîr, c'est la jeune fille esclave Chandanâ qui
lui a offert sa première nourriture à la conclusion de six mois de jeûne et d'errance sur les routes
de l'Inde. Elle est devenue ensuite la tête du mouvement monastique féminin jaïn qui a compté de
son vivant jusqu'à 36 000 nonnes. Dans l'histoire du Bouddha, la jeune femme Sujatâ est bien
connue pour avoir l'honneur de donner au Bouddha du riz au lait le jour de sa Réalisation, un
aliment qui dit-on la sustenta pendant 49 jours.
L'histoire de Neminath, le 22e tîrthankara, est intéressante au point de vue du végétarisme : le
jour de son mariage était venu, et son cousin qui n’était autre que Krishna, l’avatar de Vishnu
honoré par les hindous, a pensé lui faire plaisir en tuant un bon nombre d'animaux pour servir de
la viande à la noce, et en faire ainsi une bonne fête de la chair fraîche. Cela a eu l'effet inverse,
Nemi a tellement été dégoûté que son mariage fisse périr tant d'animaux qu'il a quitté la noce et
est devenue moine. Quant à Krishna, les jaïns disent qu’à cause de ce péché, il a dû reprendre une
incarnation humaine avant de pouvoir devenir libérer vivant.
Il y a une controverse théologique qui oppose les deux mouvements jaïns, les svetâmbaras
(vêtu de blanc) et les digâmbaras (vêtus d’espace, c'est-à-dire nus). Ces derniers, plus ascétiques,
estiment que le libéré-vivant, kevalin, n'a plus besoin d'aucune nourriture pour se sustenter, son
sang s’est transformé en lait, et la continuation de sa vie dans un corps est assurée par une
nourriture venant directement du monde subtil. On retrouve l'archétype cher aux anorexiques que
les aliments blancs et liquides sont purs, et donc « tolérables », l'idée sous-jacente est dans
probablement l'opposition entre le lait et la viande, qui concrétise la polarité non-
violence/violence. Les Svetâmbaras sont plus réalistes et disent que le libéré-vivant se sustente en
mangeant régulièrement « quelques morceaux » de nourriture. Il est probable que la doctrine
sévère des Digambâras ait provoqué le décès par anorexie d'un certain nombre de pratiquants, il
s'agit d'une non-violence théorique qui mène en pratique à la plus grande des violences, c'est-à-
dire le fait de se faire mourir soi-même.
Le jaïnisme s'est développé parallèlement au bouddhisme et a représenté pendant plus d'un
millénaire une des grandes religions de l'Inde. Cependant, il n'a pas pu ou n'a pas voulu se
développer en dehors de son pays d'origine comme l'a fait le bouddhisme en Asie par exemple.
Actuellement, les fidèles de Mahâvîr sont un peu plus d'une dizaine de millions en Inde, et
quelques centaines de milliers à l'étranger. On raconte que Vardhamân, le réformateur du
jaïnisme au siècle du Bouddha, a pratiqué pendant 12 ans une réduction alimentaire très stricte,
c'est peut-être ce qui lui a valu son surnom de Mahâvîr, « grand héros ». Les jaïns jeûnent
beaucoup, ils ont même une tolérance pour des personnes très malades et âgées les autorisant, ou
des pratiquants très avancés, à cesser leur alimentation s'ils le souhaitent (sallekhanâ, un terme
qui signifie’ détachement complet’): ainsi, ils peuvent se laisser glisser en douceur dans la mort.
C'est en fait une attitude qu'un certain nombre de personnes âgées adoptent en Occident aussi. Je
me souviens par exemple avoir eu à m'occuper d'un cas de ce type quand j'étais interne en
psychiatrie, et l’avis de notre chef de service était de laisser au patient qui était bien conscient la
liberté et la responsabilité de son choix. La spiritualité jaïne a influencé Gandhi, il raconte que
juste avant de partir du Goujarat à l'âge de 20 ans pour l'Angleterre, il a fait voeu de fidélité à ses
engagements religieux en face de sa mère et d'un moine jaïn.
Pour situer dans son contexte la question de la mort volontaire par abstention complète de
nourriture, nous pouvons citer une étude très complète sur la voie jaïne publié art les éditions
ŒIL dont s'occupait Marie-Magdeleine Davy.

« Assez rarement, une sâdvî (littéralement « bonne », c'est-à-dire une moniale) peut, avec
l'assentiment de l’âchârya (enseignant) et de la gurunî (femme guru) pour des raisons sérieuses
décider elle-même de devancer le moment du grand départ, mahâprasthâna, par le jeune absolu.
Ces cas, peu fréquents, continuent une très ancienne tradition. Les motifs diffèrent : peut-être une
maladie, une infirmité, obstacle permanent à la vie d’anagâri (littéralement, "ceux qui sont sans
maisons", c'est-à-dire les renonçants). Dans les cas les plus fréquents, lorsque la fin approche,
sachant que la maladie ou l'âge ne laissent plus guère de temps à vivre, ont choisi de passer ses
derniers jours en un acte suprême de purification. Il arrive aussi que, poussé par un élan
irrésistible, une sâdhvî se sente appelée à ce genre de purification du grand jeûne, sachant très
bien quel en sera l'aboutissement. Enfin, il y a des cas où, sans l’avoir directement choisi, une
sâdhvî s'éteint en conséquence de jeûnes répétés : elle n'avait pas envisagé le grand jeûne terminal,
mahâprasthâna n'est dû ici ni à la maladie, ni à l'âge mais bien au zèle ardent pour la purification.
» La voie jaïna, éditions ŒIL, p.434.

Un autre nom pour le jeûne jusqu'à ce que mort s'ensuive est samstâra. Il désigne originellement la
pierre sur lequel est l’ascète s'installe en position de méditation pour accomplir ce jeûne ultime. Ce mot
désigne aussi le sacrifice, où les préparatifs nécessaires au sacrifice, 34 nous sommes ici au coeur de la
problématique de mise à part et de sacralisation par le jeûne à mort. Cette racine stâ est la même qu'en
français ‘stable’, et se retrouve dans le grec stulos qui signifie colonne (cf péristyle par exemple). Cela ne
peut qu’évoquer Saint Syméon et les autres Stylites : vers le VIe siècle e.c., ils s'asseyaient au sommet
d'une colonne et y restaient à long terme pour stabiliser de façon à la fois symbolique et concrète leur
corps et leur mental en le maintenant assis sur un axe de pierre. Le but restait la stabilisation complète,
cela pourrait être un sens de samstâra, l’hêsychia donc dans la mystique grecque chrétienne, mais les
stylites comme les jeûneurs de l’extrême dans le jaïnisme ont sans doute eu le tort de prendre cette
stabilisation dans un sens trop physique. Par ailleurs, pour ceux qui parlent le sanskrit ou les langues
dérivées, samstâra est à l'oreille un mot-frère de samsâra, le monde, étymologiquement, ce qui coule,
sara, complètement. Il y a donc dans la polarité samstâra/samsâra la volontés d'arrêter définitivement
l'écoulement du monde, vécu comme épuisement.
Dans ce sens, on peut se demander si la décision du Bouddha de rester assis sous son arbre jusqu'à la
Réalisation n'était pas une forme atténuée de samstâra. Nous avons vu que celui-ci était au départ un type
de moine jaïn et il suivait leur ascèse rigoureuse avec une grande importance accordée au jeûne. S'il
n'avait finalement pas accepté le payâsam, le riz au lait offert par Sujatâ, et si la Réalisation n'était pas
survenue, il serait peut-être mort de faim et aurait sans doute été canonisé à ce titre par le peuple jaïn.
Un autre type de « jeunes à mort » se retrouve chez certains ascètes tibétains, mais ici, non pas sur le
plan de la nourriture physique mais sur celui de la communication : ils se font emmurer et ne voient
personne jusqu'à leur mort, bien qu'ils acceptent qu'on leur passe chaque jour de la nourriture par un
guichet. Là encore, on retrouve la polarité samtâra/samsâra, la stabilisation, l'arrêt complet des
nourritures relationnelles étant supposé amener à la suspension de l'écoulement-épuisement qu’entraîne le
rapport au monde. Pour les jaïns, il y a certainement derrière tout cela une vision trop matérielle du karma,
qui est supposé être une substance subtile qui colle au corps comme la sueur ou les selles, et dont on ne
pourrait supposément se débarrasser qu’en arrêtant de rendre le corps « impur » par la prise de nourriture.
Même si le lien n'est pas obligatoire, il est tentant, c'est pour cela qu'on peut parler « d'ambiance
anorexigène » dans le jaïnisme.
J'ai guidé récemment un groupe en Inde dans un voyage à la découverte de l'art et de la
spiritualité jaïne. Nous avons rencontré dans l'hôtellerie d'un grand monastère jaïn à Hardwar
deux moniales. J'ai pu leur poser un certain nombre de questions sur leur type de vie et leur
alimentation. Elles m'ont raconté qu'elles étaient un groupe de 170 nonnes environ, venant pour la
plupart d'une vieille région jaïne, près de Felna au Rajasthan entre Udaipur et Jodhpur. Le nom
même de Felna est une déformation de Vihara (à l’origine aussi du nom de région Bihar) et
signifie temple. On y visite en effet un temple d'or cher aux pèlerins jaïns. Un grand moment de
la vie monastique de ces moniales et moines consiste en un jeûne d'aliments solides complet
pendant un mois. Bien qu'il n'y ait rien d'obligatoire à cela et que ce soit une décision personnelle
de s'y engager, 90 % des membres de la communauté l'avaient effectué. Ce qui ressortait d'après
elle de cette expérience, et des nombreux autres jeûnes plus courts qu'elles effectuaient, c'était un
grand dynamisme pour les pratiques spirituelles. Sinon, elles suivent les antiques règles de vie
des renonçants de l'Inde, restant au même endroit pour la méditation pendant les quatre mois de
la mousson, et se déplaçant sur les routes pendant les huit autres mois. Leur nourriture est
préparée par des assistants qui sont le plus souvent hindou, mais qui connaissent les règles
monastiques jaïnes autour de l'alimentation et les suivent dans leur élaboration des repas. Une des
de moniales nous a donné un argument intéressant en faveur du végétarisme : « Essayez de ne
manger que des légumes et des céréales sans rien d'autre, vous survivrez bien, c'est ce que nous
faisons chez les jaïne depuis trois mille ans, par contre, essayez de ne manger que de la viande,
vous tomberez vite malade et si vous insistez, vous risquerez même d'en mourir ! ».
À propos donc du jeûne dont ils ont une grande expérience, les jaïns soulignent une loi simple :
en général, le fait de se priver de nourriture fait qu'on y pense encore plus. Depuis 25 siècles
qu'ils pratiquent la restriction alimentaire volontaire, les jaïns ont pensé au problème, ils
soulignent bien que le véritable jeûne ne survient que quand on a oublié la faim et la notion de
nourriture. Évidemment, pour les psychologues, on a le droit de prendre cette déclaration avec un
élément de prudence, car lorsque le corps s'affaiblit vraiment à cause de la dénutrition, on perd
justement la sensation de faim. A ce moment-là, la mort du désir de nourriture revient à un désir
de mort et représente un prélude au déni final du corps. Pour la mort aussi, on peut en arriver à
délirer dans le domaine de son désir.
C'est peut-être à cause de ces excès d'ascétisme que le jaïnisme n'a pu se développer en dehors
d'Inde. En tous les cas, la pratique du jeûne à l'air d'avoir attiré les femmes dans la vie
monastique, car le jaïnisme est la seule religion d'Inde à avoir plus de nonnes que de moines dans
les ordres. J'en avait parlé avec un monsieur âgé pratiquant cette religion, et pour lui, il pensait
qu'une des causes directes de cette majorité féminine était justement l'affinité et la force du sexe
dit faible en ce qui concerne la pratique du jeûne. Si cela est vrai, nous retrouverions un attrait
particulier du sexe féminin pour les expériences de jeûne comme dans l'Occident actuel à travers
la tendance anorexique. Nous avons rapproché cela de la discipline sexuelle de base de la femme,
qui consiste à décider de ce qu'elle laisse pénétrer en elle ou pas.
Nous avons parlé du risque de projeter une certaine violence faite envers son corps à travers le
jeûne sur l'extérieur, sous forme de paranoïa religieuse. Je ne pense pas qu'on puisse accuser les
jaïns de ce défaut : au contraire, ils ont développé la métaphysique de la tolérance certainement la
plus poussée du monde. C'est peut-être pour cela qu'ils n'ont guère plus que de 10 millions
d'adhérents, car ils ne sont certainement pas dans l'esprit d'aller conquérir le monde avec leurs
armées pour la plus grande gloire d'un Dieu projeté comme unique. Dans leur métaphysique,
justement, l'Absolu s'appelle anekatva, le Non-unique, ek unifiant un. C'est justement parce que
la Vérité peut se manifester de façon multiple qu'elle est absolue, n'en déplaise aux zélotes
monothéistes. Une des raisons pour lesquelles certains ascètes jaïns marginaux jeûnent jusqu'à en
mourir, c'est que, pensent-t-ils, ils ne peuvent continuer à vivre sans faire de violence aux autres
êtres, et donc il préfère s'effacer discrètement dans la transparence de l'au-delà. Cela évoque de
près certaines conduites anorexiques extrêmes. C'est pour le mois une attitude paradoxale, où les
extrêmes se touchent, car la non-violence poussée au maximum faire déboucher dans la violence
maximum, c'est-à-dire se tuer soi-même.
Une pratique non-violente de l'Inde ancienne qui n'est pas spécifiquement jaïne mais qui
montre une utilisation ferme de la non-violence est la suivante : si un créancier estimait que son
débiteur avait trop tardé à lui rendre sa dette, et que maintenant il devait s'exécuter, il allait
s'asseoir devant la porte de sa maison et cessait de manger en restant là jusqu'au remboursement
de la somme. La méthode est non-violente envers le débiteur, bien qu'elle n'en reste pas moins
forte psychologiquement !
Au-delà des conceptions sur l'alimentation, le jaïnisme a développé un grand respect de la
nature, une éthique de la réduction de la consommation qui pourrait être très utile pour structurer
une spiritualité de la mouvance écologique actuelle. Il y a un livre en anglais qui développe de
façon fort intéressante ces sujets, The Jain Pat, de Rankin, on pourra s'y référer.35

Ratnavatî, une sainte anorexique version jaïne.

Ratnavatî, une jeune moniale de trente ans vivant au Rajasthan, qui était atteinte depuis huit
ans de maladies chroniques, a décidé avec l'accord de ses supérieurs de jeûner jusqu'à ce que
mort s'ensuive, ce qui est survenu au bout de 22 jours en octobre 1964. Dès l'enfance, on raconte
qu'elle avait une tendance ascétique, ce qui par réaction à pousser ses parents à la marier tôt, à
l'âge de 13 ans. Elle ne s'est pas laissée faire, peu après que le mariage a été célébré et avant
probablement qu'il a été consommé – car les relations physiques n'interviennent qu'à l'âge de
15-16 ans dans ces mariages précoces – elle a fait voeu de virginité. Malgré les vives réactions
de la famille, elle a persévéré dans sa décision et a été admise à l'âge de 17 ans dans une
communauté de moniales jaïnes. À partir de 22 ans, elle a enchaîné toutes sortes de maladies qui
sont devenues un sérieux handicap pour sa pratique, ce qui l'a amenée à demander à ses
supérieurs de quitter cette vie par le jeûne. Devant sa détermination inébranlable et les précédents
dans la tradition, ceux-ci ont fini par accepter, elle dépendait en pratique d’un âchârya et d’une
gurunî, c'est-à-dire d'un homme et d'une femme. À cette nouvelle, les foules sont venues la
visiter pour profiter de son énergie spirituelle et de ses paroles de sagesse qu'elle a effectivement
dispensées. Il y a eu aussi des réactions contre, on a parlé de tentative de suicide, ce qui est
considéré comme un crime par la loi indienne moderne, un médecin a à été envoyé, mais il a dû
voir que la moniale avait l'esprit clair et paraissait heureuse, et donc l’administration n'a pas
insisté pour la renourrir de force. Ratnavatî a respecté la consigne traditionnelle de se mettre en
paix avec son entourage par une confession générale et un entretien personnel avec chacune de
ses sœurs du monastère pour leur demander pardon des souffrances inutiles qu'elle aurait pu leur
occasionner. Après son décès, 5000 personnes sont venues l'accompagner pour la crémation au
milieu des cris d'allégresse :

Le matin du 22e jour de ce jeûne, l'Atman de Sâdhvî Ratnavati abandonna son corps qui, après
l'avoir handicapé pendant tant d'années, avoir été un obstacle à sa progression spirituelle, était
devenu l'instrument même de cette progression rapide. Dans l'histoire des Térâpanthî (l'école des
anciens), c'était un fait marquant, on avait jamais vu un samstâra (jeûne à mort) durer si
longtemps, vécu dans une telle lucidité, dans un tel éveil. On dit qu'une foule fervente d'environ
5000 personnes accompagna le corps durant son dernier pèlerinage, poussant des acclamations
joyeuses, cris de victoire en l'honneur des tîrthankara, et de cette humble shramanî (ascète) qui
avait manifesté un courage inébranlable, une foi si forte dans le dharma. On ne peut certes pas se
permettre d'analyser ce qui échappe à toute analyse. On peut remarquer cependant que son jeûne
lui a redonné la possibilité d'avoir une méditation intense, et qu'elle disait qu'elle sentait que cette
ascèse était authentique car elle lui donnait une joie intérieure. »36

C'est justement sur ce dernier point qu'il nous faut avoir un regard critique : nous avons vu que
le jeûne favorise la libération d'adrénaline et des endorphines, qui effectivement donne un état
d'exaltation intérieure, mais il est artificiel, temporaire, et bien sûr mets en danger la vie même du
corps. Par ailleurs, l'effet même de ce jeûne ultime s'est avéré être en contradiction évidente avec
son motif premier : il avait été entamé parce que la moniale n'arrivait plus à avoir une bonne
méditation, mais justement le fait même de s'y engager a fait revenir celle-ci : une voie du juste
milieu aurait donc été de se contenter comme beaucoup de moines ou moniales de jeûnes
temporaires permettant de réactiver et stimuler une pratique qui a tendance à s'enliser, et ensuite
de se renourrir normalement. Par ailleurs, on peut prendre avec un grain de sel la manière dont sa
détermination farouche a réussi à convaincre l'homme et la femme qui était ses enseignants
responsables, et a déclenché l'enthousiasme des foules. En tant que psychiatre intéressé depuis
longtemps aux questions religieuses, je peux dire que les délires collectifs existent, je les ai
rencontrés. Toute cette histoire n'en serait-elle pas un exemple concret et récent ? Par ailleurs, on
a le droit de prendre aussi avec un grain de sel la décision de l’âchârya de la laisser aller jusqu'au
bout de son jeûne. Un calcul plus ou moins conscient de sa part n'est pas à exclure, il a pu penser
à peu près cela : « Une sainte et martyr va raviver la foi qui se meurt dans cette époque de
matérialisme, il va prouver à la face du monde qu'on peut encore mourir pour ses croyances,
comme au bon vieux temps. » Les institutions-idéologies se ressemblent étrangement de par le
monde, elles ne sont pas mécontentes d'avoir des morts martyrs comme pierres de fondation, et
suffisamment de sang pour cimenter leur édifice solidement, voir éternellement, du moins le
croient-elles. En effet, celui qui va vers une mort volontaire se sépare du monde des vivants, et
devient par là même sacré, puisque que ‘sacré’ signifie au départ ‘séparé’. Même la joie des
foules à sa procession funéraire peut être aussi prise avec un grain de sel. Les palestiniens qui se
donnent la mort dans des attentats suicides et font périr nombre de femmes et d'enfants qui ne
leur avaient rien demandé sont aussi fêtés par leurs familles et leurs communautés comme des
héros qui vont tout droit au paradis. Par rapport à cela, l'avantage certain de cette moniale jaïne
est que, même s'il a été jusqu'à la violence extrême envers son propre corps en le laissant mourir,
elle n’a pas eu de violence directe envers les autres. Peut-être cependant voulait-t-elle envoyer un
message fort à la société de son temps, qu’elle devait sans doute estimer en train de s'enfoncer
dans le matérialisme. Il y a eu et il y a encore des cas en Asie de moines bouddhistes qui
s’immolent par le feu pour protester contre certaines choses dans la société de leur époque. Tout
récemment, un an environ après les événements de Lhassa de mars 2008, un moine bouddhiste
tibétain l’a fait pour protester contre les persécutions et le génocide culturel de son peuple, et on
raconte que les policiers chinois l'ont abattu avant même qu'il ne meure de ses brûlures. Ils ont
fait la seule chose qu'on leur ait apprise à faire, tirer sur les insoumis.
Pour conclure sur cette histoire au fond triste de la moniale Ratnavatî, redisons seulement qu'il
ne faut pas tomber à l'inverse dans une sorte de « fanatisme anti-suicide ». Si les patients sont
vraiment très vieux, très malades et sans espoir de guérison, on peut considérer raisonnablement
qu'il leur revient la liberté de se laisser partir doucement en arrêtant l'alimentation. C'est ce qu'a
fait d'ailleurs un disciple de Shivânanda qui approchait les 100 ans, était atteint d'une maladie
incurable. Un jour, il a été prendre son bain dans le Gange, et a alors choisi de se laisser partir au
fil de l'eau, ce qui représente une des deux seules façons de se suicider tolérées par l'hindouisme,
avec l'arrêt alimentaire donc. Dans son allocution qui a suivi, le successeur de Shivânanda,
Chidânanda, a fait en substance remarquer que si le vieux moine avait attendu quelques semaines
ou quelques mois, il aurait pu s'éteindre de façon naturelle et éviter ainsi un gros embarras à
l'ashram, car ce genre de départ de la vie restent critiqués dans l'hindouisme général.

Gandhi et le jeûne protestataire

Gandhi était influencé par sa mère, très pieuse, qui pratiquait le jeûne avec force : par
exemple, elle pouvait établir un contrôle de sa nourriture sur tout le mois, augmentant
progressivement la prise alimentaire pendant la lune montante, et la diminuant pendant la lune
descendante, pour jeûner le jour de la lune noire. Dans son autobiographie, dont le sous-titre est
'une expérience avec la vérité', on s'aperçoit qu'en fait, le Mahâtma expérimente beaucoup aussi
avec l'alimentation. Il essaie toutes sortes de jeûnes partiels pour voir leur effet sur l'esprit, il a
même écrit si je me souviens bien un petit livre séparée sur le sujet. Il est bien sûr végétarien,
mais essaie par exemple d'arrêter le lait et les laitages, et témoigne que cela l'a aidé notablement
au contrôle de la sexualité. Je ne connais pas suffisamment la littérature du jeûne pour savoir si
d'autres écoles soutiennent cela. Du point de vue scientifique, on peut faire remarquer que le lait
contient un acide aminé, le tryptophane, qui induit la somnolence. Dans cet état, les désirs et les
fantasmes remontent certainement plus facilement la surface, c'est peut-être à cause de cela qu'il
y a un lien entre les deux si l'on en croit Gandhi. Il contient aussi l’Insuline-like Growth Factor 1,
IGF 1, qui antagonise du point de vue biochimique la vitamine D. cette dernière a un effet positif
sur les problèmes O.R.L., infectieux et allergique, et donc réduit la vasodilatation nasale. De
façon réflexe, ceci a tendance à réduire la vasodilatation génitale et donc le désir sexuel. Voilà
donc peut-être un autre lien qu'on peut faire. Rajoutons aussi que les hauts niveaux sanguin de
calcium provoqués par l’ingestion de lait amènent par rétroaction la vitamine D à baisser, puisque
son rôle justement est d’importer le calcium dans le sang. Cela pose un problème, car la vitamine
D à une action prouvée pour prévenir et améliorer certains cancers, comme celui du côlon, du
sein chez la femme, et de la prostate ou des testicules chez l'homme. Qui plus est, l’IGF 1 est en
fait une hormone de croissance naturelle pour faire croître le veau, et il a la tendance aussi, assez
logiquement au fond, à encourager la croissance des tumeurs chez l'homme. 37
Le jeûne protestataire du Mahatma qu'il a réussi à utiliser avec art en politique pour secouer le
pouvoir anglais n'était qu'une arme dans son arsenal non-violent il préférait appeler l'ensemble de
son action, plutôt que 'non-violence', directement satya-graha, littéralement s'attacher,
s'accrocher à la vérité' : cette notion est sans doute plus dynamique que la non-violence en tant
que telle. Nous avons vu par ailleurs que les anorexiques accordaient une grande importance à la
vérité, ils ne voulaient pas rentrer dans le mensonge du monde. Une bonne question que
pourraient leur poser les parents ou l'entourage directement, en rappelant l'exemple de Gandhi,
serait la suivante : « Par ton jeûne protestataire, quelle est cette vérité à laquelle tu t'accroches et
que tu veux défendre ? Quel est ce mensonge que tu veux démasquer ? » En fait, l'anorexique a
un rapport ambivalent avec la vérité. D'un côté, elle pense être une championne de cette vérité,
mais de l'autre, les nécessités pour ainsi dire stratégiques de sa réduction alimentaire l'amènent à
la dissimuler aux parents et à l'entourage, et donc à mentir régulièrement. Elle se sent épiée,
surveillée, et elle est obligée de jouer double jeu. Si ce comportement se prolonge, cela peut
même mener à une sorte de paranoïa, où elle pense que c'est le monde entier qui l'épie. Tout cela
évidemment affaiblit sa force dans sa recherche de la vérité. En effet, vérité bien ordonnée
commence par soi-même.
Les psychologues occidentaux comme Éric Erickson ont essayé de critiquer Gandhi en disant
que son comportement recelait une violence cachée. De toutes façons, lui-même ne prétendait pas
être arrivé à la perfection. Je pense que sa vie disciplinée lui avait donné une grande force de
volonté, il pouvait être autoritaire à certains moments, mais n'est-ce pas une qualité nécessaire
pour le chef d'un grand mouvement national ? Certes, son volontarisme et le peu de temps qu'il
avait pour l'introspection psychologique ont dû provoquer certains refoulements, mais tous les
refoulés ne sont pas Gandhi...
Une dernière question me semble intéressante à discuter dans le cadre de ce livre : faut-il
conseiller à des personnes qui ont une tendance à la restriction alimentaire excessive à lire
l'autobiographie de Gandhi ou d'autres de ces écrits où il parle du jeûne ? Je pense que oui, les
réflexions de Gandhi pourront faire comprendre le sens social du jeûne, et que le rapport juste à
l'alimentation n'est pas si facile, même chez de grands hommes.

Ascétisme et publicité.
Les jeûnes de Gandhi a été suivis non seulement dans toute l'Inde, mais jusqu'en Angleterre.
Une anorexique, même animée de certaines idées de toute-puissance, n'en demande pas tant... Il
est important de bien comprendre qu'un aspect de l'ascèse excessive en général, c'est qu'elle
représente aussi une forme de publicité. Certains Pères du désert atteignirent une grande célébrité
dans tout l'Empire romain justement à cause de cela, comme s'ils avaient remporté des sortes de
médaille d'or aux jeux olympiques du jeûne, ou avaient acquis le statut d'experts ès macérations.
Peut-être ne devrions-nous pas faire les fiers, nous qui adulons des athlètes de haut niveau, alors
que nous savons pertinemment qu'en plus de la violence anti-naturelle qu'ils infligent à leur corps
pour écraser les autres concurrents le jour de la compétition, ils ont souvent des lendemains qui
ne chantent pas : dépression, alcoolisme, et conduites autodestructrices en tous genres. Rappelons
qu’askésis en grec, avant de vouloir dire ascèse, signifie exercice sportif.
Pour en revenir à l'auto-publicité, saint Syméon le Stylite recevait par exemple sur sa colonne
des visiteurs qui venaient de très loin. En Inde, faire une austérité particulière de façon soutenue
pendant une durée un peu prolongée peut donner à un sadhou son nom même : Phalhari Baba,
celui qui ne prend que des fruits, Dudhhari Baba, celui qui ne prend que du lait, Kicheri Baba,
celui qui ne prend qu'un mélange de riz, de lentilles et de légumes. L'ascèse effectuée peut aussi
devenir un titre : Shri 108 Swami Brahmânanda signifie que le moine en question a pratiqué son
mantra 108 fois un lakh (un lakh correspond à 100,000). Certains Swamis particulièrement
assidus gagnent à la sueur de leur front et à la salive de leur bouche le titre de 1008... Entre ces
sadhous qui sont nommés par les austérités qu'ils pratiquent ou le plat qu'ils mangent
exclusivement et ces anorexiques qui décident de ne se nourrir que d'aliments blancs ou de salade
d'endives, il existe une analogie en miroir. De plus, j'ai même lu que certaines anorexiques
décidaient de se tenir sur une jambe pour s'entraîner, ce qui est une austérité qu'on voit faire par
certains sadhous pendant la Kumbha-méla, bien que cela soit devenu rare et condamné de toute
façon par les Ecritures. Les défilés de mode, les couvertures de magazines offrent une visibilité à
certaines jeunes à tendance anorexique, comme l'a souligné Maud Ellman. La différence, c'est
que dans l'ambiance laïque de l'Occident actuel, l'effort ascétique des jeunes a de fortes chances
de tomber en quelque sorte à plat, alors que dans l'atmosphère traditionnelle de l'Inde, il est pris
dans un courant qui lui permet en général de se dépasser lui-même et de s'épanouir dans un vrai
progrès spirituel sur le chemin de la Libération.
J'ai un jour visité un sadhou dans une vallée perdue de l'Himalaya, Urya, où l'on accédait
seulement à pied à partir de la route d'une des sources du Gange, Badrinath. Il pratiquait une
ascèse en général condamnée par les Ecritures hindoues, consistant à garder le bras levé pendant
plusieurs années. Il m'a expliqué que pendant son sommeil, il le maintenait vertical sur un
support. Au bout d'un certain nombre de semaines, la chair se dessèche, devient noirâtre mais ne
se décompose pas. Pour augmenter l'intensité du spectacle, il s'était laissé pousser les ongles qui
étaient aussi devenus longs de plusieurs centimètres et avait pris la couleur noire. Je me disais
qu'il faisait sans doute cette ascèse avec une attention pure et sincère, et que même si elle était un
peu naïve, elle devait développer très certainement la force de volonté. Cependant, les choses se
sont avérées plus complexes que cela. Il ne paraissait pas avoir abandonné le goût de la publicité,
puisqu'une des première chose qu'il m'ait dites après que nous nous soyons présentés, c'est : « J'ai
eu un article la semaine dernière dans India Today ! » Il s'agit du grand magazine indien qui,
effectivement, chaque semaine, fait un reportage d'une ou deux pages sur des personnages
bizarres et hors du commun, Dieu sait s'il y en a dans cet océan indien de plus d'un milliard
d'habitants, où l'on trouve toutes sortes de poissons rares. La Kumbha-méla rassemble entre 20 et
30 millions de pèlerins et revient tous les 12 ans dans chacun des quatre aux endroits où elle se
déroule. Il s'agit d'une sorte de foire religieuse où tous les ascètes peuvent être vus directement.
Au-delà de la publicité, il y a la conviction épaulée par des millénaires d'expérience
traditionnelle, que le darshan (vision, rencontres) directe, d'un ascète ou d'un sage permet à un
peu de leur pouvoir spirituel de passer aux visiteurs.
Pour en revenir à nos anorexiques, il ne faut pas négliger dans la compréhension de leur
trouble cet aspect auto-publicitaire. Derrière le côté spectaculaire de leurs restrictions, il y a le
besoin de se faire un nom, une reconnaissance affective certes, mais aussi de se forger une
identité contre vents et marées. Ce n'est pas étranger au désir d'un certain nombre d'anorexiques
guéries ou non d'écrire leurs expériences. C'est ce que Philippe de Tonnac et d'autres ont regroupé
sous le nom générique de « littérature faminine ». Il est même possible alors que les identités
anorexiques se transforment en carrière, comme l'ont observé les sociologues qui se sont penchés
sur la question.

Jeûne, initiation et quête de visions.

Bien que le chamanisme soit en général situé dans d'autres zones de la planète que l'Inde, on peut
considérer que l'hindouisme l’a intégré sans beaucoup de changements dans un certain nombre de
ces pratiques. À la fin de ce chapitre sur l'Inde, nous pouvons donc essayer d'établir un
rapprochement intéressant entre l'irruption de l'anorexie et la quête de visions chez les Indiens
d'Amérique du Nord. En jeûnant strictement et en restant libre de toute activité pendant trois ou
quatre jours en pleine nature, les Indiens obtiennent des visions qui éclairent leur avenir et le sens
de leur vie. Dans certains cas surviennent une initiation chamanique, avec l'apparition de
pouvoirs. Rappelons qu'il s'agit d'un phénomène spontané qui tombe sur l'individu sans qu'il l’ait
vraiment voulu, mais qu'il doit l'accepter malgré tout sous peine qu'il lui arrive malheur par la
suite. Tout cela peut être mis en parallèle avec l'anorexie : les personnes n’ont en général pas
vraiment voulu de cette expérience, mais elles se sentent qu'elle peut les mener à des prises de
conscience spirituelles, et aussi, si elles la fuient, il leur « arrivera malheur ». En pratique elles
auront par exemple l'impression de vivoter à la place de vivre, ou bien elles resteront perturbées à
long terme dans leur alimentation et ambivalentes à propos de la nourriture. Les souffrances
psychologiques sont transfigurées quand on leur donne un sens, et le sens initiatique est
certainement le plus noble de tous.

Petit mangeur, grand esprit

Vijayânanda est petit de taille, cela fait 55 ans qu'il vit dans les ashrams de Mâ Anandamayî, il
a quitté son cabinet de médecin généraliste en France pour suivre Mâ, et n'a jamais quitté l'Inde
depuis qu'il l'a rencontrée en 1951. Il a 94 ans à l’heure où j'écris, et il est en bonne santé
physique et mentale malgré une difficulté certaine à marcher. Il a été 17 ans ermite en Himalaya.
Il mange léger, mais ne jeûne pas. Il dit que la privation alimentaire ne lui réussit pas. Il conseille
aux gens qui veulent faire une pratique spirituelle soutenue de faire leur propre cuisine. C'est ce
que recommande aussi la tradition indienne, l'idée sous-jacente étant de devenir sa propre mère,
puisque dans son histoire cela a été le rôle de sa propre mère de préparer la nourriture. L'enfant à
éduquer, c'est le mental. Il est capricieux, parfois tempétueux, mais au fond tendre quand on sait
le prendre.
Je fréquente Vijayânanda à Hardwar depuis plus de 20 ans, j'ai l'impression qu'il n'a pas
changé, et des visiteurs indiens me confient le même sentiment, eux qui le connaissent depuis
plus de 40 ans. Il dit que c'est important que le mental du pratiquant spirituel se détache de la
nourriture, car en général on met beaucoup trop d'énergie sur ce plan là. Cela dit, il n'est pas en
faveur du jeûne mais d'une alimentation très régulière. Le mieux est de se faire un modèle de
nutrition très équilibrée pour les trois ou quatre fois dans la journée où l'on s'alimentera, et de le
maintenir constamment. Évidemment, il faut connaître de la diététique ou demander conseil à
quelqu'un qui soit bien informé pour ne pas avoir de déséquilibre. Si l'on opère de cette façon, le
corps sait ce qui l'attend, n'a pas l'inquiétude aussi d'être rationné en ne recevant qu'une quantité
insuffisante, il est donc tranquille et le mental ne s'agite pas. Il faut comprendre qu'une grande
force du mental, c'est la capacité de répétition. Elle peut aller dans un sens négatif, c'est la
compulsion de répétition pathologique, mais aussi dans une direction très positive, c'est au fond
cette force qui pousse le pratiquant spirituel à continuer sa discipline jour après jour. On peut dire
que la répétition est inerte, tamasique, mais ce tamas même est aussi une qualité du Soi. C'est
pour cela que la tendance à la répétition du corps et du mental est tellement ancrée, elle tire en
effet sa force directement du Soi.
A un moment donné de sa vie, Vijayânanda a dû manger des graisses qui étaient toxiques, en
tous les cas, il a vu rapidement sa fonction hépatique diminuer de beaucoup. Cet événement s'est
déroulé il y a déjà plusieurs dizaines d'années, et depuis, son appétit n'est pas revenu. Il se nourrit
parce qu'il sait qu'il doit le faire, « comme quand on remet de l'essence dans une voiture ». Il dit
qu'au fond, cela a été une grâce du Pouvoir d'en haut, car il a pu libérer de cette façon une bonne
partie de son énergie mentale qui était encore attachée à la nourriture et l'investir réellement dans
sa pratique.
Il y a beaucoup de jeunes femmes qui viennent visiter ce jeune homme de 93 ans. Elles
arrivent de France, d'Occident, parfois aussi bien sûr d'Inde, elles ont en général pratiqué le
hatha-yoga et souhaitent développer leurs connaissances de la spiritualité de l'Inde en faisant une
retraite à l'ashram. J'ai observé depuis 20 ans que régulièrement, il passait du temps lors des
premiers entretiens à leur expliquer en substance que la solitude de la retraite et de l'introspection
était déjà un choc suffisant pour le système psychique, point n'était besoin d'y rajouter du jeûne.
En fait, la plupart pensent à un régime, et essaient de profiter d'un temps de retraite pour perdre
quelques kilos.
De mon côté, je me souviens d'un ami qui avait absolument tenu à visiter l'ermitage de
l'Himalaya où je pratique. Il m'a déclaré dès son arrivée : « Je veux faire un jeûne avec trois
tomates seulement par jour, j'ai l'habitude, cela me réussit bien ! » Je lui ai communiqué le genre
d'avertissement que donne Vijayânanda, mais il n'a pas voulu écouter. Au bout de 48 heures, il
s'était enfui, sans même me dire au revoir alors que je le connaissais assez bien et que nous étions
tous les deux isolés en pleine montagne. Dans ce sens, on pourrait citer le vieux proverbe français
comme une sorte de mantra thérapeutique pour ceux qui ont tendance aux restrictions
alimentaires excessives : « Qui veut aller loin ménage sa monture. »
À propos de la vieille sagesse populaire, Vijayânanda rapporte cette histoire qu'à mon avis il
n'est pas déplacé de raconter en conclusion dans un chapitre sur la spiritualité de l'alimentation en
Inde :

« Il était une fois un vieux paysan qui avait un âne. À cause de son avarice, il cherchait à toujours
le nourrir moins. Il avait observé qu'en divisant par deux l'alimentation de l'animal, celui-ci
continuait à travailler et à vivre normalement. Il a donc expliqué à un de ses amis sur un ton de
mystère qu'il était en train de faire une expérience très importante, en continuant toutes les
semaines à réduire par deux la quantité de nourriture de sa bête de somme. Au bout de deux mois,
cet ami rencontre le vieil avare et lui demande immédiatement : « Alors, ton expérience ? » Le
paysan répond : « Cela a pratiquement marché, mais juste avant la fin, l'âne est mort ! »
Chapitre 4

Le christianisme
et la tentation du jeûne

La restriction alimentaire volontaire dans les fondements du christianisme

La vie spirituelle chrétienne est centrée sur l'imitation de Jésus-Christ. Les mystiques vont
même plus loin, ils parlent du mariage intérieur 38 de l'âme féminine avec lui en tant qu’Epoux.
Or, quelle est la seule pratique spirituelle de Jésus qu'on connaisse avant qu'il se mette à
enseigner en tant que Christ ? – Quarante jours de jeûnes au désert. Son titre lui-même, « Jésus le
Nazaréen » est intéressant. On a longtemps cru que cela voulait dire qu'il venait d'un village
appelé Nazareth. Les exégètes ont bien sûr cherché ce village, il semble bien qu'il n'ait jamais
existé à la période de Jésus, par contre, ce qui existait était le nazar : il s'agissait de voeux de
discipline physique stricte, en particulier de jeûne. Ainsi, si on suit cette nouvelle interprétation, il
faudrait traduire le nom du Christ par « Jésus le Jeûneur », un titre certes que n'ont pas tous les
enseignants spirituels. Même après le début de sa mission, on ne voit pas que Jésus ait fait
d'autres pratiques spirituelles soutenues en dehors de ces 40 jours de jeûne, on dit simplement
qu’« il se retirait la nuit pour prier ». Il est intéressant d’observer que Jésus a connu la tentation
principale des jeûneurs, c'est-à-dire celle de la toute-puissance. Dans le contexte de l'époque, cela
s'est manifesté par la tentation de Satan au désert qui est venu lui promettre tout pouvoir sur le
monde s'il acceptait de le servir.
L'autre extrémité de la vie d'enseignement de Jésus est la dernière Cène avec ses disciples. Là
encore, le thème de la nourriture et du renoncement est centrale. Il ne s'agit plus tant de se séparer
de la nourriture tout en restant dans un corps de jeûneur comme il l'avait fait pendant 40 jours au
désert, mais de se séparer du corps lui-même pour l'offrir en nourriture. Il ne s'agit plus seulement
de renoncer au pain de la terre, mais de devenir soi-même panis angelorum, le pain des anges.
Donner sa vie en sacrifice, en martyr, se séparer du corps en l'offrant devient le témoignage, la
preuve centrale de l’amour et de l'authenticité du message. Ceci est devenu un fondement du
christianisme, officialisé par le rituel eucharistique. Si nous suivons les événements de la vie de
Jésus tels qu’ils nous sont rapportés, nous arrivons au Christ en croix. Là encore l'alimentation a
joué un rôle décisif : il n'a bien sûr pas mangé, mais en guise de boisson, il a reçu du vinaigre
mêlé de fiel, et c’est ce qui a précipité son décès. Soyons réalistes : une méditation régulière sur
cette vision comme elle est conseillée dans le christianisme classique n'a pas de quoi réconcilier
avec la nourriture, et risque même de faire pencher le fléau de la balance, chez ceux qui sont
prédisposés, du côté de l'anorexie. Pour continuer dans le récit évangélique, une preuve de la
résurrection est aussi directement reliés aussi à l'alimentation : les pèlerins d'Emmaüs
reconnaissent le Christ à la manière dont il fractionne le pain.
Lorsque plus tard dans l'histoire du christianisme, saint Antoine et ses successeurs ont décidé
de partir dans le désert, leur alimentation était bien sûre très réduite. Leur interprétation de base
de l'ascèse monastique était la suivante : puisque les chances de vrais martyrs dans les arènes se
faisaient rares, à cause des arrangements entre l'Eglise et l'Empire à propos du partage du
pouvoir, il était considéré comme vertueux de s'imposer un auto-martyre par une ascèse intense
dans le désert. Celle-ci pouvait devenir franchement excessive, on parlait alors d’épascèse. J'ai
réfléchi sur ces questions en lien aussi avec les conceptions du rapport au corps vu par le yoga
dans l’ouvrage Marcher, méditer 39. Pour donner une idée du rapport à la nourriture, prenons
parmi de nombreux exemples cette réponse plutôt ferme d'un Père du désert à son jeune disciple
qui n'avait plus goût à la nourriture communautaire, car il se plaignait de la trouver froide et
tristement répétitive. Le maître lui a simplement conseillé : « Mange moins ! » Il est certes sage
de considérer que le meilleur des condiments, c'est l'appétit, cependant, le savoir de la
psychologie clinique nous enseigne maintenant que l'attachement à un régime alimentaire très
réduit peut représenter plus qu'un piment, mais devenir en soi une drogue mettant en péril la vie
du corps, et faisant dériver l'esprit dans les régions non balisées du sentiment de toute-puissance.
On trouve bien sûr dans l'enseignement de l'Eglise toute sorte de consignes générales pour
favoriser un équilibre alimentaire, les périodes de jeûne et d’abstinence traditionnellement
conseillées sont réduites aux 40 jours déjà carême et au vendredi. Du point de vue d’une
psychologie spirituelle extérieure au christianisme, il faut reconnaître que le rituel eucharistique
est ambivalent : certes, il sacralise la nourriture, mais en même temps il la sacrifie doublement :
le pain et de vin déjà cessent d'être eux-mêmes en devenant le corps et le sang du Christ, mais en
plus celui-ci sera bientôt offert sur la croix. Il faut cette double mort pour arriver à la vie de la
résurrection, vu de l'extérieur, il s'agit donc d'un itinéraire plutôt complexe. Certes, une réflexion
sur le sens du sacrifice est de toute façon à la base de la pensée religieuse de l'humanité dans son
ensemble. La question de fond est de savoir si, en centrant sa conception sur le sacrifice du Fils
de Dieu lui-même à son Père, le christianisme a transmuté la violence comme on ne l'a jamais fait
ailleurs, c'est ce que soutient René Girard, ou en la sacralisant, il l’a simplement magnifiée-
glorifiée et mise pour toujours au-delà de tout atteinte des critiques raisonnables. Toutes les
questions conceptuelles et métaphysiques de fond sont importantes à poser si l'on veut aller aux
racines de la tendance anorexique dans le christianisme. La faim volontaire risque de mener par
l'inanition au « sacrifice » définitif du corps, pour qui et pourquoi ?
Assez tôt dans l'histoire du christianisme, les idées ascétiques juives en lien certainement avec
la tradition des Esséniens ont rencontré le stoïcisme gréco-romain, et de manière plus générale, le
dualisme platonicien entre le corps et l'esprit . Certes, cela a pu mener à des excès, mais a aussi
donné une base philosophique et métaphysique à toute une spiritualité. Comme on dit, il ne faut
pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Dès le début de l'histoire du monachisme chrétien, il y a eu les deux pôles, érémitique avec la
vie solitaire et cénobitique avec la vie communautaire. C'est le second qui l'a clairement emporté
dans la tradition catholique. La vie et les repas en commun font partie intégrante des règles
monastiques, à part dans certains ordres peu importants quantitativement comme les Chartreux.
Visiblement, l'institution ecclésiale dans son ensemble et la plupart des communautés
monastiques ont du mal à accepter pleinement ces électrons libres que son les ermite. On préfère
s'agréger à une communauté, on pourrait parler avec une pointe d'humour de « spiritualité
moléculaire ». Cette fraternité communautaire a certainement beaucoup d'avantages pour les
novices ou les moines âgés qui ne sont pas laissées à l'abandon, mais pour ceux qui sont dans la
maturité de leur vie spirituelle et qui auraient une capacité réelle d'être solitaire, elle représente
certainement un poids inutile. C'est ce qu'a compris l'Inde, en conseillant vivement de préparer sa
propre cuisine, sva-pak à ceux ou celle qui veulent faire des pratiques spirituelles intensives. Il
s'agit non seulement d'un symbole, mais d'une pratique d'indépendance (sva-tantra) permettant
d'être sain (sva-stha) dans le corps et l'esprit et finalement stable dans le Soi (sva-stha
également).
La mystique de la faim volontaire a accompagné l'histoire du christianisme. Dans le haut
Moyen Âge, il y a eu le monachisme de St Colomban originaire d'Irlande qui s'est répandue en
Europe. Sa règle était beaucoup plus ascétique que celle de saint Benoît, insistant sur le jeûne,
c’est sans doute pour cela qu’elle n'a pas pu se développer et s'est éteinte après avoir rencontré un
grand succès pendant quelque temps à la période mérovingienne et carolingienne. Au Moyen
Âge, le fait de ne pas manger, l’inédie, fascinait les masses chrétiennes et le clergé. C'était surtout
le fait de femmes. Deux livres de Jacques Maître abondamment cités par Jean-Philippe de Tonnac
dans son enquête Anorexia donnent de nombreuses informations sur la question, Mystique et
féminité, essai de psychanalyses sociaux historiques40publié en 1997 et en 2000, Anorexie
religieuse, anorexie mentale. Essai de psychanalyse socio-historique, de Marie de l’Incarnation
à Simone Weil.41
La personne mystique anorexique chrétienne, comme son homologue moderne et laïque, joue
certainement avec la mort : ne pourrait-elle pas dire comme Thérèse d'Avila au début d'un célèbre
poème : « Je me meurs de ne pas mourir » ? Dans ce sens, on pourrait remarquer qu'on appelle
parfois l'anorexie ‘consomption’, un archétype qui évoque l'image à la fois de la tuberculose
terminale et de la mystique qui a basculé dans l'excès d'ascèse. Cette même Thérèse, « la
mystique espagnole qui incarna la force spirituelle de la Réforme catholique en remplissant
d'ardeur des ordres entiers, utilisait régulièrement une branche d’olivier pour se faire vomir afin
de pouvoir recevoir l’hostie sans crainte de la rejeter ». Cela fait penser à Colombe de Rieri, à la
fin du XVe siècle, qui se faisait vomir pour « expulser les esprits malins qui l’avaient envahie 42
». Thérèse ne va pas jusqu'à établir cette équivalence directe entre l’ingestion de nourriture et la
possession diabolique, mais elle explique de façon plus positive que c'était « son union avec
l’Epoux à travers l'Eucharistie qui lui donnait cette capacité de vivre sans ingesta et parfois ses
pouvoirs surnaturels de thaumaturge, et de guérisseuse et même de politicienne enhardie qui
n'hésitait pas à se rendre auprès des rois et des papes pour leur souffler quelques leçons de vie. »43
On retrouve ici les petits et les grands côtés de l'anorexie, avec les vomissements volontaires pour
rejeter une nourriture vécue comme souillure mais aussi le développement d'une volonté de fer
elle-même liée à un certain charisme, en partie hypnotique.
Pour aller plus loin dans le lien archétypal que certains ont pu établir entre nourriture et démon,
nous pouvons revenir à l'étymologie du mot diable, dia-bolos, celui qui « se met en travers ». La
nourriture n'est-elle pas ce qui se met en travers du corps pour en transformer la sensation qu'on
en a, et surtout ce qui se met en travers de ceux ou celles qui voudraient devenir purs esprits ?
Dans ce sens, elle risque fort d'être considérée comme le diable ! L'acte même de manger devient
alors une sorte de succubat, le fait de coucher avec le diable, une autre grande obsession des
nonnes médiévales et de leurs pères inquisiteurs grands ou petits qui les surveillaient de près.
Dans ce sens, Lutgarde d’Aywières déclarait avec passion : « Eloigne de moi cette nourriture de
mort, aliment du mal, car je suis retenu par un autre amour. » 44 Pierre de Luxembourg établissait
une quantification plutôt naïve de la sainteté comme étant inversement proportionnelle à la prise
calorique : « C’est vie d’anges que de ne rien manger, que une fois par jour manger est vie de
saint, deux fois par jour vie d'hommes et de plus manger, c’est vie de bêtes... » 45 Visiblement,
notre ascète n'était pas en faveur des pauses-café qui pourtant peuvent être des bons remèdes
contre l'hypoglycémie des 11h... Il semblerait avoir plutôt tendance à dire en un écho lointain
d’un Salomon plutôt désabusé : « Bestialité des bestialités, et tout est bestialité ! »….
Si l'on cherchait un archétype animal pour caractériser ces nonnes médiévales qui étaient
obsédées par l'idée de « manger l'Epoux » à l'exclusion de toute autre nourriture, on pourrait
penser à celui des mantes religieuses... Pour nous résumer et avec tout ce que nous venons de
dire, on comprendra qu'on puisse raisonnablement parler « d'ambiances anorexigènes » dans la
tradition chrétienne, en particulier ascétique. Ceci nous amène à notre seconde partie, qui
évoquera une « icône », un symbole de la faim volontaire sanctifiée pour l'Eglise catholique,
Catherine de Sienne.

Catherine, inédique et visionnaire dans la Sienne médiévale.

Catherine était une véritable inédique, elle voulait vivre sans manger et finalement elle en est
morte. Elle disait fermement : « Les pierres pourraient plutôt être abolies que mon coeur arraché
à cette sainte résolution. »46 Voilà une décision d'esprit en elle-même stupéfiante-pétrifiante !...
Un beau jour, elle a affirmé : « Maintenant, je ne mange plus, Dieu prendra soin de moi !» Et
quelques semaines plus tard, elle est morte à 33 ans. Cela évoque une anorexie typique. « Ses
parents tentent de faire pression sur elle et l'isolent dans une simple chambre séparée où elle
médite et se flagelle, imitant la passion du Christ'. Dans les faits, Catherine n’agit pas
différemment d'une anorexique du XXIe siècle : elle se met à renoncer à tout. 'À partir de 16 ans
et jusqu'à sa mort, elle ne mange plus que du pain et des herbes crues, ne boit que de l'eau et perd
rapidement la moitié de son poids'… La vie de Catherine de Sienne fut retranscrite par Raymond
de Capoue quelques années après sa mort dans la Legenda, qui narre son quotidien et ses us
alimentaires. Il désire obtenir la canonisation de Catherine, et son ouvrage, écrit en 1380, connut
un grand impact. En un sens, l'anorexie faisait déjà vendre... » 47
Je ne suis pas un spécialiste de Catherine de Sienne, mais je se me suis quand même rendu sur
la colline du pallio (l'endroit des courses de chevaux annuels qui sont célèbres dans toute l’Italie)
et j'ai visité l'endroit où elle a vécu en une sorte de pèlerinage pour essayer de mieux comprendre
ce qu'elle avait pu vivre. Il s'agit d'une toute petite maisonnette de rien entre les deux collines de
Sienne, sur l'une d'elles se trouve la place principale du pallio avec son célèbre beffroi, et de
l'autre, on distingue la silhouette imposante, pour ne pas dire écrasante, de l'église Saint
Dominique, le fondateur même de l'ordre auquel Catherine appartenait. Sa maisonnette n’est pas
loin en contrebas. Rappelons que cet ordre de Dominique tenait les rênes de la Sainte Inquisition
à l'époque.
Ce XIVe siècle où a vécu Catherine de Sienne a été l'un des plus agité de l'histoire de l'Eglise,
avec en sus la peste noire. Les masses chrétiennes avaient bien besoin d'une chamane-prophétesse
– en une version acceptable pour l'époque – afin de communiquer avec le ciel et de leur remonter
le moral.
Du point de vue de la biographie personnelle de Catherine, on peut relever un traumatisme
certain dans l'enfance avec la mort de deux soeurs. La première, Giovanna, est décédée à cause de
sa « gloutonnerie » à elle, Catherine, au moins c'était ce dont elle s’était persuadée. En effet, elles
avaient toutes les deux été au sein ensemble, et Catherine a ressenti une culpabilité intense
semble-t-il d'avoir bu beaucoup plus que sa soeur et donc de l'avoir fait mourir. Ainsi, elle a
développé une mauvaise conscience digne de Caïn se sentant coupable d'avoir tué son frère Abel,
et ce qu’il y a de remarquable psychologiquement, c'est qu’elle a commis ce « crime » supposé
s'est passé en tétant simplement le sein de sa mère.
Si à chaque fois qu'on mange, on pense que sa soeur jumelle dépérit, et à chaque fois qu'on vit,
on sent qu'elle périt, l'alimentation, l'existence même deviennent problématiques, d'où le risque
en particulier de décès par anorexie, ce qui s'est réalisé chez la jeûneuse de Sienne. Dans les
facteurs favorisant cette pathologie de Catherine, on pourrait rajouter un sens exacerbé de
l'honneur : encore maintenant à Sienne, les clans rivaux sont prêts à mourir pour lui durant les
courses effrénées du pallio, le grand événement annuel de la ville depuis le Moyen Âge, et
effectivement, il y a encore assez souvent des morts. Est-ce que, dans sa course aux jeûnes
miraculeux, Catherine n'avait pas décidé de réussir ou mourir, pour « sauver » l'honneur de sa
famille, de son clan, de sa ville, de son ordre dominicain, et même du christianisme constamment
menacé par la concurrence de l'islam. Notons en passant que celui-ci met en avant son jeûne du
Ramadan comme signe de sa supériorité sur les autres religions de façon plus rigide que les
chrétiens le Carême. Catherine savait cela, et elle se sentait peut-être bien la mission de donner au
nom de la Sainte Eglise des leçons de jeûne au monde entier
Il est intéressant de voir que cette Catherine dont on a fait une sainte est morte à 33 ans
comme le Christ, mais c'était d'anorexie, nous venons de le voir. Dans un interprétation
psychologique critique, on pourrait parler de cette passion qu'elle s'est infligée à elle-même
comme une sorte de pathologie transgénérationnelle qui reproduit indéfiniment le traumatisme de
naissance du christianisme, c'est-à-dire la mort de Jésus sur la croix, abandonné par le Père. Il
s’est agi chez Catherine d’un rejeu passionné, passionnel et finalement funeste. Par ailleurs,
remarquons qu’il y a un dualisme extrême entre l'hostie blanche et pure et toutes les autres
nourritures qui sont considérées comme des poisons. Catherine était convaincue que ce n'était pas
le jeûne qui l’affaiblissait, mais au contraire la nourriture qu'elle prenait, même si c’était en
quantité minime. Elle demandait à son confesseur Raymond de Capoue qui l’exhortait à se
nourrir normalement :

– Mon père, si je me tuais par excès de jeûne, serait-je coupable de ma propre mort ?
– Oui, répondit-il
– Quelle serait alors le plus grand péché : mourir par excès de nourriture ou par excès de jeûne ?
– Par excès de nourriture.
– Alors si vous me voyez si faible, presque au bord de la mort, à cause de la nourriture, pourquoi
ne me défendez-vous pas de manger, comme vous m’interdiriez de jeûner dans le cas contraire ?
À quoi son confesseur, un peu las, finit par rétorquer : « Ma fille, faites comme Dieu vous
l’indiquera. » de Tonnac op.cit. p.148
Et c’est ainsi que le Dieu que s’était fabriqué Catherine l’a menée à une mort aussi évitable
qu’au fond inutile. De plus, quand on suit a logique de ce dialogue, on relève une telle inversion
du lien de cause à effet qu'on peut parler raisonnablement de perversion. En réalité, Catherine
délirait sur les raisons de son affaiblissement et il est donc morte un beau jour de son délire. Rien
que de très logique dans ce processus. Nous voyons dans cette division au couteau entre l'esprit à
la matière une claire différence avec le non-dualisme de l'Inde. Il pénètre déjà ces textes
fondateurs que sont les Upanishads : on n'y dit : « Respecte la nourriture, car anna, Brahman, ‘la
nourriture, c'est l'Absolu’. On établit ainsi un pont solide entre les deux pôles de l'expérience
humaine, celui matériel et limité de l'aliment, et celui subtil et infini du Suprême. Il est important
de remarquer pour être clair, que ce qui est visé par l’Upanishad n'est pas simplement une
nourriture spéciale utilisée à l'occasion d'un rituel particulier, comme l'hostie chrétienne, mais
toutes les « graines » (le sens premier du mot anna) et en fait par extension la matière dans son
ensemble. Cela établit un pont entre les deux pôles l'expérience humaine, celui matériel et limité
de l'aliment, celui subtil et infini du Suprême. C'est ce pont qui visiblement s'était effondré chez
les inédiques médiévales tout comme il l’a fait chez nos anorexiques d’aujourd'hui.
Par ailleurs, il faut replacer cette triste histoire de Catherine de Sienne dans le contexte de
l'émergence de la ferveur envers l'hostie : l'institution de la fête du Saint-Sacrement remonte au
XIIIe siècle, les masses étaient avides de miracles pouvant prouver la toute-puissance de ce Saint-
Sacrement au centre de leurs croyances. Catherine est rentrée tête baissée dans le jeu, ou le
panneau, selon son point de vue, elle a voulu leur offrir le miracle tant attendu en ne se
nourrissant que d’hosties, et elle en est morte. Cela pose la question de l'excès, de l’hubris qu’il y
avait à ne vouloir se nourrir que d'hosties.
Dire que l'inédie des nonnes médiévales était dû à l'amour pour Jésus dans l’eucharistie, c'est à
mon avis brouiller les cartes et entretenir une pathologie en la masquant, à la déguisant derrière
des rationalisations secondaires. C'est un mécanisme de défense courant, mais n'aide pas la
guérison. Dans ce sens, on peut se demander si ces religieuses inédiques médiévales, dans leur
passion dévorante pour la faim, étaient de vraies amantes religieuses, ou simplement des 'mantes
religieuses » qui voulaient dévorer leur amant divin, et détruire aussi toutes relations possibles
avec d'éventuels amants humains par la sévérité de leur austérité. Pas besoin de croire à la notion
orientale de karma pour comprendre que la violence a des conséquences. Il suffit d'avoir de
saines notions de psychologie moderne. Est-ce que par exemple le décès de Catherine n'est pas
aussi la conséquence de la violence de l'Ordre dominicain qui animait à cette époque l'Inquisition.
Disons les choses en un raccourci direct : pendant que les Frères de la branche masculine de
l'Ordre torturait et exécutait allègrement les suspects de dissidence, n'était-il pas logique que les
Sœurs de la branche féminine se meurent de consomption au fond de leur cellule, emportées en
réalité par un délire d'autodestruction ? On peut considérer qu'il y avait le même fond de
violence entre les deux branches de l’Ordre, simplement, comme on l'observe régulièrement
psychologie, chez les hommes elle était projetée vers l'extérieur alors que chez les femmes, elle
se retournait vers l'intérieur. Pour développer cette idée plus loin, faisant remarquer que l'auto- et
l’hétéro-agressivité sur les deux faces de la même pièce. Catherine voulait punir, torturer, et
finalement a réussi à exécuter son propre corps, en fait pour ‘hérésie’ : celle d'avoir osé ressentir
d’autres appétits que celle de l'hostie recommandée comme la seule faim vraiment pure par la
doctrine catholique de l'époque. Sans avoir à aller chercher jusqu'à la notion de karma oriental,
nous avons en français les expressions populaires qui parlent de ‘retours de flamme’ ou de
‘retours de bâton’ quand on s'est engagé dans une série d'actions qui n'étaient pas du tout justes.
On peut discerner un tel lien de cause à effet entre la violence de l'Inquisition masculine et la
violence de l'inédie féminine dans cette seconde moitié du Moyen Âge.
Les animaux dans la nature ne peuvent fonctionner sans tuer une autre vie, soit animal, soit
végétale. Cette notion de meurtre inévitable en mangeant est un archétype bien présent dans le
fonds mental des anorexiques et les pousse à croire qu’elles pourront survivre sans rien ingérer.
C'est triste, mais c'est la réalité des choses. Dans le cas de la dominicaine de Sienne, nous
sommes devant des cas d'un délire de toute-puissance qui s'est heurté à la dureté, à la réalité des
faits et des lois du corps, et qui s’y est brisé. Catherine disait, nous l'avons mentionné au début : «
Les pierres pourraient plutôt être amollies que mon coeur arraché à cette sainte résolution. » Les
pierres n'ont pas molli, et la sainte résolution ainsi que le coeur de Catherine sont morts avec son
corps. C'est la réalité.
Situons-nous déjà dans le seul cadre de la mystique chrétienne. Le culte de la passion
éternelle, transposée dans le corps de l'inédique par une restriction alimentaire indéfinie, ne
dénie-t-il pas le passage à la résurrection au bout des trois jours symboliques?
Pour en revenir à Catherine de Sienne, je dois avouer qu'en tant que psychiatre, je ne suis
convaincu ni par ses jeûnes extraordinaires, ni par les phénomènes de visions non moins
extraordinaires, justement parce qu'ils l’étaient de trop pour être « honnêtes » si l'on peut dire.
Dans toutes les traditions spirituelles, il y a de sérieux avertissements à propos de ce genre de
phénomènes. Le succès qu'a rencontré Catherine de Sienne auprès de l'institution catholique vient
sans doute que ce qu'elle disait et le contenu de ses visions était politiquement tout à fait correct :
dévotion absolue à la personne de Jésus et au Pape, ainsi qu'à la présence réelle dans l'eucharistie,
et invitations aux seigneurs chrétiens à cesser leurs querelles intestines pour s'unir contre les
Turcs. On peut remettre en question l'originalité de ces messages de la Sibylle de Sienne, mais ils
faisaient parfaitement sens dans le contexte médiéval de guerre sainte et de piété de masse à
l'eucharistie. Ainsi, notre vénérable anorexique a été récompensée par une canonisation, puis
promue patronne de l'Italie. Ce qu'il y a de plus triste encore pour un psychiatre sensible à une
dimension spirituelle saine de l'être humain, c'est qu'elle a été projetée assez récemment comme
patronne de l'Europe par une Institution catholique en perte de vitesse. De ce fait, les masses
dociles la prieront avec dévotion, en prenant son exemple comme modèle, y compris l’anorexie
pour certains ou certaines, mais d’autres personnes psychologiquement plus clairvoyantes et
indépendantes, prieront au contraire en leur for intérieur, discrètement, pour que l'Europe soit
débarrassée de cet patronne plutôt encombrante du fait même de son destin inédique fatal.
C'est le moment de rappeler que les anorexiques expliquent bien l'importance d’un modèle
auquel elles puissent s’identifier dans le déclenchement et l'enracinement de leur maladie. Du
point de vue psycho spirituel, donner comme référence absolue estampillée du sceau du sacré aux
religieuses tentées de se mortifier dans les monastères les 40 jours de jeune de Jésus dans le
désert, voilà qui est déjà un peu limite ; mais projeter notre pauvre siennoise qui a succombé à la
cachexie comme patronne de l'Europe, n'est-ce pas la goutte qui fait déborder le vase ? Ne peut-
on proposer aux jeunes mystiques en veine de mortification des modèles justement moins
mortifères ? On avait l'impression que Catherine avait tellement envie d'être promue sainte avant
même de périr d'inanition, qu’elle s'était déjà enfermée dans un reliquaire subtile et doré,
contemplant à partir de ce moment de l'extérieur ses os en voie de dessèchement : voilà une
conduite plutôt limite, en tous les cas qui ne mérite guère d’être imitée !
Le Christ est mort par amour pour le monde, c'est le centre de la croyance des chrétiens.
Ceux-ci avaient bien besoin au Moyen Âge de quelqu'un qui soit mort « par amour pour l'Italie »,
et au XXe siècle ils ont eu également besoin d’une sainte qui ait perdu la vie « par amour pour
l'Europe ». Or, il y avait un problème technique en quelque sorte. A cette époque, il était devenu
difficile de mourir martyr aux mains des impies païens, car l'Eglise les avait déjà tous soit tués
soit convertis de gré ou de force. Certes, la guerre avec l'islam était chronique, mais elle se
passait en général aux frontières. Les chrétiens pieux ont dû alors se rabattre sur un décès pour
cause d'anorexie au fond banal comme celui de Catherine de Sienne et réinterpréter cette mort
comme un sacrifice propiatoire-expiatoire « par amour » pour l'Eglise, l'Italie, et maintenant
l'Europe. Derrière ce terme « amour », on a le droit de lire entre les lignes et de discerner une
intention subconsciente de culpabilisation à grande échelle et à long terme de la population. Il
s'agit en fait d'un effet similaire à celui que peut avoir quelqu'un qui commet un suicide sur son
entourage, surtout si celui-ci manque de perspicacité psychologique pour se rendre compte de ce
dont il est question et quel jeu est en train d’être joué.
La culpabilisation étant l'une des courroies principales de la domination psycho-spirituelle, la
figure de Catherine de Sienne a fonctionné à peu près comme l'espérait l'Eglise. Cependant, avec
la baisse actuelle de la croyance, il y a moins de chance qu’une grande proportion d'Européens
reconnaisse avec enthousiasme Catherine comme leur sainte patronne. Parlons plus clairement
pour être bien compris, même si nous exagérons quelque peu le trait : le pauvre européen
d'aujourd'hui est accusé implicitement à cause de son ‘péché’ – le péché central étant bien sûr de
ne pas croire à Jésus-Christ – d'avoir fait mourir de faim le petit oiseau de Sienne, si frêle et si
remplie d'amour. Évidemment, il n'est pour absolument rien dans un processus clinique
d'anorexie qui a abouti à sa culmination logique, la mort, et ce il y a plus d'un demi millénaire :
mais il se sentira quand même vaguement, subconsciemment inculpé d'avoir été une sorte de
directeur de camps de concentration ayant envoyé, par le poids de ses fautes, une jeune et belle
innocente périr dans le bunker de la faim. Je grossis évidemment la manipulation psychologique
en jeu, mais c’est afin que son mécanisme soit clairement perçu. De plus, en tant que psychiatre,
on se sent un tant soit peu responsable de l'hygiène mentale de la population, on a d'ailleurs été
formé pour cela. Dans ce sens, on ne peut être à l'aise de voir la religion la plus influente de
l'Europe mettre au pinacle une anorexique patente : c'est le moment d'inverser les rôles, de
prendre la place de ces prêcheurs religieux perpétuellement indignés de la marche du monde et de
demander : « Si c'est comme ça, où va-t-on »
L'anorexie est une déesse cruelle qui tue de ses baisers un dixième de ses victimes, littéralement
donc elle les décime, il n'est donc pas juste d'en faire l'éloge même sous couvert de sainteté.
Encourager même indirectement le culte d’une manifestation de l’anorexie revient réellement à
une forme d'idolâtrie. Même si l'Eglise pense que Catherine était réellement sainte, elle n'aurait
pas dû l'élever encore en en faisant la patronne de l'Italie il y a déjà longtemps, puis celle de
l'Europe au XXe siècle. En effet, il y a ce gros doute sur sa pathologie d'anorexie mentale, et la
sagesse ne dit-elle pas : « dans le doute, abstiens-toi » ?
Je sais bien que mes protestations de psychiatre écrivant sur l’anorexie et la spiritualité ne
vont guère changer dans son cours la grande machinerie de la pieuse propagande ecclésiastique,
et que les dévotes anorexiques vont continuer à fleurir et à « anorexiser ». Cependant, je proteste
simplement parce que je sens qu'il est juste de protester. Fais ce que peut, advienne que pourra.

Ecce panis angelorum

Une hymne grégorienne des plus célèbres est chantée pour l'adoration du Saint-Sacrement, on
y dit :

Ecce panis angelorum


Fiat cibum viatorum

« Voici le pain des anges, qu'il devienne le viatique des voyageurs... »

Les inédiques excusaient leur manque d'appétit pour les nourritures terrestres en disant
qu'elle ne voulait absorber que l'hostie de la messe quotidienne. S'agissait-il d'une rationalisation
secondaire de la pulsion autodestructrice de base de l'anorexie, certes valorisée dans le contexte
de l'époque ? La question se pose évidemment. La fête du Saint-Sacrement a été instituée au
XIIIe siècle, et il faut reconnaître que cet archétype du pain des anges est beau, pur, élevé. Mais il
n'est guère viable bien sûr comme nourriture unique. Il faut reconnaître que ces vers ont inspiré la
dévotion sincère de générations de chrétiens mais si on les met en pratique au pied de la lettre, on
meurt. Le courant de fond théologique du XIIIe et XIVe siècle, dont le thomisme a été
l'expression la plus manifeste, a eu tendance à tellement systématiser l'expérience mystique qu'il
en a fait une sorte d'objet juridique, quand il ne la pas figé en une sorte de code pénal. La polarité
platonicienne entre l'âme et le corps est devenu une coupure au couteau entre le surnaturel et le
naturel, le bien et le mal, le pur et l'impur. Dans ce contexte, « le pain des anges » l'hostie toute
blanche a pu devenir dans certains cas l'antidote de toutes les autres nourritures considérées
comme poison. L'ignorance dévotionnelle du bébé plutôt chérubinique en train de téter le lait
eucharistique est devenue l'idéal, et il s'est opposé radicalement à l'expérience plus humaine et
finalement plus mûre d'Adam et Ève qui ont décidé de goûter au fruit du bien et du mal. Ce qui
son sont plongés honnêtement dans l'étude de la philosophie de la théologie avec toutes leurs
contradictions d'école, ont gagné suffisamment de distance vis-à-vis des idées pour savoir qu'il
faut en prendre et à laisser. Mais les dévotes inédiques, qui en général ne brillaient pas par leur
capacité à l'étude et n'étaient de toute façon pas encouragées dans ce sens, ont pris ce dualisme au
pied de la lettre et sont « rentrées dans le panneau » en déclarant « nous n'allons vivre que de la
seule nourriture pure, que de l'hostie... ». Elles sont devenues au fond les victimes d'une idéologie
d'Eglise qui voulait qu'on sacrifie sa vie pour elles d’une façon ou d'une autre ; et un sacrifice
humain par inanition pouvait être en fait agréable au Moloch institutionnel. Celui-ci avait la
capacité « d'en faire quelque chose » pour sa pieuse propagande, en le donnant comme exemple
d'obéissance jusqu’à la mort aux masses à la fois fascinées et terrorisées. La ferveur populaire
naïve, toujours attirée par le merveilleux, a fait le reste pour sanctifier ces championnes de la
faim. Pour bien comprendre les inédiques du Moyen Age, il faut les remettre directement dans
leur contexte, qui était finalement celui de la violence idéologique d'une Eglise se défendant
régulièrement contre l'islam à l'extérieur et les hérétiques à l'intérieur.
Ces archétypes sont toujours bien présents dans l'inconscient collectif. Quand Patrick Poivre
d'Arvor essaie de comprendre l'anorexie de sa fille Solenn, il parle des patientes atteintes du
même mal ainsi : « En fait, elles ne portaient plus leur misérable tas d’os que comme les plaies
des Christs dans nos églises : pour témoigner d'une souffrance, la rendre ostentatoire, au besoin
provocatrice. Dénier son corps au point de le trouver beau alors qu'il n'est que squelette. »48

Manger le fruit défendu

Le péché originel, manger le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, est d'abord
un péché d'alimentation – manger un fruit – puis de trop grande connaissance. La connaissance
visait ici peut-être bien sûr celle qui pouvait amener à remettre en question les croyances
collectives et à choisir l'hérésie contre le dogme de l'Eglise. C'est dans ce contexte de haute
surveillance de la pensée libre qu'il faut comprendre la lien intime qu'ont établi les théologiens du
Moyen Âge, excepté Abélard, entre ce péché originel de connaissance et le péché de sexualité.
En effet, quel est le meilleur moyen de disqualifier d'emblée l'hérétique, dans la société
moralisante de l'époque, que de le présenter comme un débauché ? Cette stratégie de
désinformation était en bonne partie perverse. Pensons par exemple que les Cathares étaient des
purs, à la fois dans leurs noms et leurs comportements, alors que le clergé de l'époque médiévale
présentait des signes avancés de décadence, sans compter ses alliances politiques avec des
seigneurs qui étaient loin d'être des anges. Il n'est pas interdit d'établir parallèle entre le déni par
l'Eglise des vérités qui sortaient de la bouche de ses dissidents, et le déni des messages de vraie
faim en provenance du corps chez nos pieuses inédiques. Juste une phrase de l'une d'entre elles
pour nous mettre dans cette ambiance : « Ce serait faillir à ma religion que de manger un aliment
sans culpabilité ». On ne peut être plus clair... dans l'obscurantisme !
Il est licite de parler des excès d'austérité médiévale, en particulier du jeûne, comme un
retournement contre soi de la colère. De quelle colère pouvait-il s'agir ? J'aurais tendance à dire
celle du sectarisme, voire du fanatisme dirigé contre ceux qui refusent la Loi de Jésus et de son
Eglise unique, en un mot contre les hérétiques. Le corps n'est-il pas au fond le premier des
hérétiques, lui qui refuse tant qu'il peut et par toutes sortes de moyens détournés cette Loi du
Christ qu’un mental militant voudrait lui imposer manu militari ? Comme par hasard, c'est après
le siècle des Lumières et la Révolution, une fois que la chasse aux hérétiques s'est calmée, que la
vogue des anorexies religieuses s'est également atténuée, même si elle n'a pas complètement
disparu. Dom Guéranger qui a restauré l’Ordre bénédictin en France avec l'abbaye de Solesmes
après la Révolution avait d'ailleurs posé pour cela comme condition au Pape qu'on autorise les
moines à manger de la viande. Il est probable que les communautés auparavant ne savaient pas
équilibrer un régime végétarien, et devait se rendre malade d'une façon d'une autre par carence. Il
a senti qu'il fallait être plus tolérant envers les faims du corps de même qu'envers les besoins de
l'esprit avivés par la modernité. Dans l'évolution des choses donc, la tolérance de l'autre en tant
qu'autre dans ses choix religieux a amené à la tolérance du corps comme autre, avec la possibilité
qu'il puisse rester insoumis à des diktats ascétiques plutôt totalitaires et à avoir quand même le
droit de survivre. Voici ce que dit Carolyn Bynum, une spécialiste des femmes religieuses au
Moyen Âge :

« Il semble donc possible d'avancer, en suivant la plupart des historiens, que les femmes, en
acceptant leur image d'être charnel, trouvaient dans le jeûne et d'autres formes d'ascèse des armes
pour vaincre la chair, et qu’elle recouraient par conséquent à un jeûne presque total et à d'autres
formes extrêmes d'automutilation, pour tenter de s'élever au niveau de l’esprit et devenir ainsi,
métaphoriquement, des hommes. »49

Comme les femmes n'avaient pas le droit de porter les armes, la lutte acharnée qu'elles
menaient contre elles-mêmes à travers les excès d'ascèse leur donnait cependant un statut de
guerrières presque égal aux hommes. Le cilice tenait lieu de cotte de mailles, le jeûne de bouclier
et la chasteté d'armure : c'est ainsi que la baguette magique de l’ascétisme transformait nos
nonnes en chevalières, avec quand même les risques d’effets secondaires – pour ne pas dire
parfois suicidaires – de cette violence. On retrouve bien là une continuité avec un certain nombre
d'anorexiques de notre époque, ou même avec ces jeunes femmes seulement tentées par la faim
volontaire : elles veulent suivre les canaux de la mode qui prônent la maigreur, devenir une «
garçonne » s'habillant en pantalon, elles ont délaissé depuis longtemps le chapeau féminin,
taillant les cheveux courts et abandonnant le travail de la famille à plein temps pour aller gagner
sa vie à l'extérieur. Dans les milieux patriarcaux, pour la qualité de force religieuse ou sociale
d'une femme, on s’exclame : « Elle aurait mérité d'être un homme ! ». C'est bien sûr un
compliment à double tranchant, car il risque de la castrer tout simplement de sa dimension
féminine.
À propos du lien entre la discipline alimentaire et la discipline sexuelle, de Tonnac s'étonne
que ce soit le jeûne qu'il soit utilisé pour la protestation sociale, et non pas la grève de l'amour ou
même directement l'arrêt respiratoire. Dans ce dernier cas, il est évident qu'on arriverait au
maximum à une perte de connaissance, avec redémarrage immédiat de la respiration automatique.
Par ailleurs, se mettre un sac de plastique fermé autour de la tête serait un chantage au suicide
tellement rapide que le protestataire serait mort avant que les gens visés, certaines autorités par
exemple, soient même au courant qu’il y avait une protestation. À propos de la « grève de
l'amour », elle existe bien déjà à l'intérieur des couples pour faire pression sur l'autre. Au niveau
plus large de l'ensemble de la société, il n'est pas interdit de considérer que les moines et autres
chastes ascètes sont des incarnations de la protestation contre une humanité qui a une addiction à
l'avidité et aux passions de toutes sortes. Ceci est tellement vrai que certaines religions, qui
n'aiment guère ce genre de remise en question profonde, ont interdit la vie monastique.
Actuellement, il est facile de constater que beaucoup d'individus attachés à leur vie sexuelle de
façon étroite se sentent agressés personnellement par ceux qui oseraient parler devant eux des
avantages du célibat. Ils ne peuvent pas tout simplement pas supporter ce « jeûne protestataire »
dans le domaine de la sexualité, il les remet trop en question.

« Mon frère l’âne, pardonne-moi, je t'ai trop torturé ! »

Voici ce que confessait François d'Assise à la fin de sa vie en s'adressant à son propre corps.
Les athlètes en herbe de l’ascèse chrétienne devraient au fond allaient directement vers cet
enseignement qui fait en quelque sorte partie du testament du Poverello. Celui-ci à cette époque
se préoccupait sans doute alors moins de figurer comme un champion de la sainteté, et plus d'être
simplement lui-même.
L'anorexie transforme le corps en une sorte de boîtier transparent à travers lequel on peut voir
un ta d’os. Elle le sanctifie en quelque sorte en en faisant un reliquaire. Par ailleurs, en
l’entourant, par sa pâleur même, de bandelettes comme une momie, elle le transforme en pharaon
reposant dans sa propre immortalité au coeur d'une pyramide de mutisme. Supposons que son
jeûne se transforme en celui des objets mentaux en méditation, et que le mutisme buté cachant la
colère envers soi devienne le silence tellement content du sage qu'aucune plainte-pensée ne vient
l'agiter ni essayer de sortir de lui : dans cette situation, l'anorexique atteindrait certainement la
royauté spirituelle, et deviendrait aussi intime avec son Soi que Toutankhamon l’était avec le dieu
Soleil.
Ce qui est important, ce n'est pas de faire taire la faim à tout prix, mais de la questionner, pour
que l'acte alimentaire puisse se faire en pleine conscience. C'est le sens hébreu premier du mot
retranscrit en français par 'manne', man hu, « qu'est-ce que c'est ? ». On se souvient que quand le
peuple hébreu est arrivé avec Moïse dans le désert, chaque matin, il y avait un aliment précieux
qui s'était déposé sur le sol et dont il pouvaient se nourrir, avec la consigne cependant de ne pas
chercher à l'accumuler d’un jour sur l'autre. Cet épisode est décrit dans le chapitre 16 de l'Exode
ainsi que dans le chapitre 11 des Nombres. Cela fait aussi penser, sous d'autres cieux, à ce maître
chinois du T’chan qui se faisait apporter tous les matins le grand panier couvert d'un linge qui
contenait les pains destinés au petit déjeuner de la communauté. Chaque matin aussi, il soulevait
le linge, sortait un pain, le montrait à tout le monde et demandait : « Qu'est-ce que c'est ? »
Un jeune étudiant avait écrit sur un mur en 1968 : « Arrêtez le monde, je veux descendre ! ».
Arrêtez l'alimentation est certainement une manière d'arrêter au moins son monde à soi. Mais est-
ce une condition nécessaire quand on veut descendre dans son propre intérieur, de préférence à
basculer dans la tombe ?
Notre époque moderne est pleine de bouleversements, en particulier avec le changement
rapide et profond et très probablement durable des pratiques et des croyances religieuses. Faisons
cependant attention à ne pas tomber dans le rejet et la condamnation facile de la jeunesse, dans ce
genre de diatribe qu'on peut entendre :
« Notre jeunesse est mal élevée. Elle se moque de l'autorité et n'a aucune espèce de respect
pour les anciens. Les enfants d'aujourd'hui ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une
pièce, ils répondent à leurs parents et refusent de travailler. Ils sont tout simplement mauvais. »
Ou alors : « Je n'ai plus aucun espoir dans l'avenir de notre pays. Si la jeunesse d'aujourd'hui
prend le commandement demain, cela sera insupportable, tout simplement terrible ». Ou encore :
« Notre monde a atteint un stade critique, les enfants n'écoutent plus leurs parents, la fin du
monde ne peut plus être loin ». Et enfin : « Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur, ces
jeunes sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme les jeunesses d'autrefois. Ceux
d'aujourd'hui ne sont pas capables de maintenir notre culture ».
Vous reconnaissez-la bien sûr le disque habituel des adultes quelque peu grincheux, mais il est
intéressant que je vous donne maintenant les noms de ceux qui ont dit ces paroles : la première
citation vient de Socrate, la deuxième d’Hésiode au VIIe siècle avant J-C la troisième d'un prêtre
égyptien en 2000 avant J-C, et la dernière, datant de plus de 3000 ans, a été découverte sur une
poterie d'argile dans les ruines de Babylone…50
Les parents sont un peu comme Dieu, ou le Christ, pour les enfants. Le repas familial, malgré
toutes ces scènes, est aussi une Cène : le parent nourricier, en offrant le fruit de son travail, de sa
transpiration, fait en quelque sorte communier ses enfants à sa chair et à son sang subtil. Il n'est
pas étonnant qu’avec l'éveil de la sexualité, l'adolescent se met à vivre une telle intimité, une telle
fusion un certain niveau comme incestueuse, et veuille prendre ses distances ainsi que marquer
ses limites.
Arthur Kessler, grand savant et prix Nobel de physique, disait : « Il ne faudrait pas craindre
d’enseigner la méditation dans les lycées, non pas pour faire de nous des illuminés, mais pour
retrouver notre moitié perdue ».51
Hilde Bruch, la grande spécialiste de l'anorexie, parle à propos de ses patientes d’une « perte
abyssale de la confiance en soi ». Dans ce contexte, le développement d'une relation d'amour au
divin selon une voie religieuse ou une autre aura son importance. Par rapport à des parents qui
n'entendent que ce qu'ils veulent, les sujets bénéficieront du soutien d'un Dieu qui les aime
personnellement, qui peut entendre leurs plaintes et leurs souffrances et y répondre de l'intérieur.
De plus, en essayant de comprendre les grandes évolutions de notre société, il n'est pas interdit de
discerner une corrélation depuis 30 ans entre l'augmentation du nombre des anorexiques et la
perte dans la population générale de la pratique et des croyances religieuses traditionnelles. Par
ailleurs, de façon plus générale pour les adolescents, le nombre de troubles du comportement
alimentaire quels qu'ils soient ainsi que la fréquence des passages à l'acte suicidaire augmentent.
On a bien l’impression d'une crise d'adolescence civilisationnelle : la culture européenne sent
qu'il y a besoin de se séparer de vieux mythes pour évoluer, mais a besoin de consolider ses
nouvelles valeurs à mettre en place, comme par exemple une spiritualité laïque concrète et bien
enracinée. Dans ce contexte, on peut raisonnablement considérer que nos jeunes à l'âge de la
puberté souffrent de deux crises d'adolescence à la place d'une : la leur et celle de la civilisation
qui les entoure. Cela fait beaucoup. Se chercher dans une culture qui elle-même se cherche, cela
risque non seulement d'additionner, mais de multiplier les chances de se tromper. Et pourtant,
l’être humain est bien plus qu'une tête chercheuse, il est aussi un corps et surtout un coeur
chercheur.
Même si le thérapeute pour sa part ne croit pas en un dieu personnel, il semble juste qu'il puisse
présenter cette possibilité de façon claire et positive aux patients. Quand la dévotion fonctionne
normalement bien, « le regard de Dieu délivre du regard négatif des autres. » comme le dit Stan
Rougier.52 Ceci fonctionne évidemment si l'image même qu'on a de Dieu n'est pas en soit violente
ou pathologique, comme cela peut arriver dans ncertains groupes ou chez certains individus. Stan
Rougier, pour en revenir à lui, est prêtre et voit depuis des dizaines d'années plusieurs centaines
de jeunes par semaine. Parmi eux, il a vu une cinquantaine de cas de suicides réussis. Il a pu
cependant en récupérer beaucoup d'autres qui allaient mal. Il avait le choix entre deux
explications pour faire réfléchir ces jeunes sur l'après vie et le côté non judicieux du passage à
l'acte suicidaire. Soit la perspective du paradis et de l'enfer définitif, soit celle de la réincarnation.
Il dit que c'était toujours à peu près le même argument qui avait de l'effet auprès de ces
adolescents, et il était proche de l'idée de réincarnation : « Je crois que la mort n'est pas la mort,
que la mort est une seconde naissance. La vie est un stage d'amour. Et je voudrais m'arrêter dans
ce stage ? Je ne peux pas fuir puisque je continue le stage, après m’être arrêté dans un endroit
donné. Je vais continuer dans un autre stage. Il vaut mieux essayer aujourd'hui de faire front ». 53
Le fait que ce type d'argument fonctionne auprès des adolescents au bord du suicide n'est pas
étonnant vu ce que nous savons de sociologie religieuse. Sans qu'il y ait eu de mission
systématique et planifiée organisée en faveur de la réincarnation, celle-ci est devenue fort
populaire auprès des jeunes, environ 35 ou 40 % y croient, contre simplement 25 % des adultes
en France. Par contre l'idée d'un enfer ou d'un paradis figée définitivement par jugement divin à
de moins en moins de preneurs. On pourrait reprocher à Stan Rougier d'être un prêtre qui ne suit
pas le dogme chrétien, mais il est de toutes façons en situations d'urgence, et des entorses aux
principes sont donc non seulement permises, mais même recommandées si elles peuvent sauver
des vies.
Dans ce sens de la réincarnation, nous pouvons noter aussi que l'ésotérisme juif, en particulier
la cabale parle de gilgoulim, la roue des renaissances. Les arguments que donne un
psychothérapeute juif pratiquant et cabaliste comme Elie Guez contre le suicide sont les mêmes
que ceux qui sont mis en avant en Orient : en mettant fin à vos jours, vous n'irez pas vers le
néant, vous redoublerez simplement une classe, il vous faudra recommencer votre travail dans la
vie suivante pour pouvoir passer dans la classe supérieure. Puissent nos anorexiques se souvenir
d'être de bons élèves non seulement en classe, mais aussi dans le domaine de la psychologie et de
la spiritualité...

L'éveil du féminin intérieur : Marie-Madeleine et le gnosticisme chrétien

Il est bien connu que les adolescentes et jeunes femmes anorexiques ont un certain mal à
accepter le développement de leur féminité. Il est tout à fait possible aussi que les garçons
anorexiques étaient des difficultés à intégrer leur féminin intérieur. Derrière cela, il y a un
héritage transgénérationnel de répression du féminin dans la culture chrétienne. On a bien
l'impression également qu'il y a un retour de ce refouler depuis 10 ou 20 ans, avec l'intérêt pour
des Évangiles apocryphes comme l'Évangile de Marie, et les différents ouvrages qui essaient
d'intégrer les opinions d’un certain nombre d'exégètes et d'historiens respectables affirmant que
Jésus était selon toute probabilité marié. Jacqueline Kelen54 , Yves Moatty 55 et Jean-Yves
Leloup56 ont par exemple travaillé sur ces questions. Certains chrétiens acceptent naturellement
cette idée, d'autre ressentent que cela ébranle non seulement les bases du christianisme, mais
aussi du monothéisme. Il vaut la peine de citer l’avis du regretté Charles Mopsick à propos du
divin féminin. C'était un grand spécialiste de l’hébreu et du samaritain ancien, et il a effectué une
nouvelle traduction du Zohar en français aux éditions Verdier. Il est décédé de façon précoce,
j'aimais aller le voir quand je revenais en France, en particulier pour parler des rapports entre la
cabale et la mystique de l'Inde, dans son appartement parisien de la Cité Beauharnais. Voici ce
qu'il dit à propos de l'absence de féminin dans le monothéisme strict :

L'idée de Dieu que les religions monothéistes ont imposé aux hommes semble avoir exclu toute
référence à la sexualité comme facteur d'approche de l’expérience du divin. De plus, la conception
d'un Dieu unique sous la forme d'un père tout-puissant et sans partenaire féminine a constitué le
fonds commun du discours théologique ordinaire, qui sur ce point a influencé les philosophies
occidentales et les métaphysiques qu'elles ont élaborées. Ces cadres mentaux et ces
représentations ont eu toutes sortes de conséquences dans l'histoire de la civilisation chrétienne et
islamique ainsi que dans le judaïsme, elles ont si fortement imprégné les esprits que nul ne se rend
compte qu'elles sont le fruit d'une idéologie religieuse particulière dont les principes ne vont pas
de soi. L'état d'incapacité dans lequel est l'homme d'aujourd'hui, croyant ou incroyant, de se
dégager de ces structures résulte entre autres du fait que ces systèmes religieux et philosophiques
ont proclamé leur conception du Dieu asexué ou unisexué comme étant la seule qui serait la
rationnelle, il ont rejeté toutes les autres dans les catégories de la mythologie. Se voulant les seuls
héritiers de la religion biblique, les juristes et les théologiens des trois religions monothéistes
regardent comme un dangereux dévoiement tout autre conception du divin. »57

L'anorexie a beaucoup à voir, nous en avons parlé, avec l'initiation et la mort comme passage.
Dans le contexte chrétien, la conception qu'on se fait de la Résurrection est important dans ce
sens. La doctrine officielle qui s'est dégagée dans le temps est celle de la résurrection de la chair.
Celle-ci est remise en question par des théologiens et des exégètes modernes. Elle l’était déjà en
fait dès le début de l'Eglise, et les Évangile gnostiques ne se sont pas privés de mettre en avant
leur interprétation beaucoup plus intériorisée. A témoin cette citation de l'Évangile de Philippe
que certains connaissent déjà :

Ceux qui disent que le Seigneur est mort d'abord et qu'il est ressuscité ensuite se trompent, car il
est d'abord ressuscité, il est mort ensuite. Si quelqu'un n'est pas d'abord ressuscité, il ne peut que
mourir et s’il est ressuscité, il est vivant comme Dieu est vivant.58

Cette conception peut offrir une bouffée d'oxygène aux anorexiques : pour l'expliquer très
brièvement, si elles veulent la résurrection, elles ne sont plus obligées d'une façon ou d'une de
passer autre par la mort du corps, elles peuvent l'avoir directement, ici et maintenant, par
l'expérience spirituelle immédiate.
Pour saint Clément d'Alexandrie, le gnostique représente le vrai chrétien, et la gnose bien
comprise correspond à la religion complète. Il y a certainement un effet thérapeutique à
comprendre vraiment ce que signifie la résurrection et la gnose véritable. : un phénomène
intérieur avant tout, qui relie à notre vraie Nature et permet l'épanouissement de l'élan premier de
l'amour dans la Connaissance. On peut parler sans exagération de « théothérapie ».
L’apatheia, l'absence de passion que visent les stoïciens et les gnostiques n'est pas une
indifférence, mais plutôt une capacité de développer la véritable agapê, l’amour spirituel,
apatheia aura alors le sens d’«absence d'amour pathologique». Quand nous nous intéressons à
quelque chose d'aussi large que l'amour pour le divin, il s'agit d'un vaste programme ! En effet,
Dieu est intimement lié à l'archétype de la toute-puissance. Si celle-ci est réellement au-delà de
notre ego, elle représente l’expérience de notre vraie nature, par contre, si elle est récupérée par
lui, pour ne pas dire prise en otage, elle devient une source inépuisable de pathologie : non
seulement les délires de toute-puissance et autre mégalomanies qui sont des formes de paranoïa,
mais aussi les certitudes erronées d'élection divine – centrées en fait sur une perception
nombriliste de soi-même, les perversions sexuelles, les perversions en générale, la manipulation
hystérique et le désir de tout contrôler chez l’obsessionnel. Il n’est pas jusqu'à la tentative de
suicide et l'anorexie qui ne soient inspirés par un désir de toute-puissance sur le corps primaire, et
finalement egocentré. Dans ce sens, on pourrait reprendre la parole de Saint Jean Chrysostome : «
Dieu est simple, c'est le péché qui est compliqué » en la retournant et en faisant remarquer : « La
croyance sectaire est simple, c'est la réalité qui est compliquée. »

Une thérapie spirituelle de l'anorexie : se nourrir de silence.

Nous nous rapprochons de ce que nous allons développer dans le chapitre suivant, cet axes
thérapeutiques qui prend appui sur la constatation que derrière le repos digestif, les jeûneuses
cherchent en fait un repos, voire un arrêt du mental source de pacification, de récupération, et
antichambre de toutes les grandes expériences spirituelles. Dans la tradition chrétienne des Pères
du désert, ce repos s'appelle l’hesychia. La plus grande des hésychias est évidemment le silence
intérieur complet. Saint-Jean Climaque, l'abbé du monastère Sainte-Catherine au pied du Sinaï au
VIe siècle, disait clairement : « Le silence est Dieu lui-même ». S'absorber dans le silence,
absorber le silence, être absorbé par le silence, se nourrir de – et être nourri par le silence,
communier totalement au silence, tout cela n'est pas une technique périphérique pour occuper
sagement l'esprit, mais représente le noyau même de la voie mystique quelles que soient les
traditions.
Une transmutation à la fois thérapeutique et mystique de la pulsion anorexique qui cherche à se
nourrir de rien, c'est d'amener l'attention auditive à se nourrir de ce rien qu'est le silence, en la
focalisant sur ce bruissement bien réel qui en émane, comme un fil bien continu qui nous y relie.
Ce fil est pareil à un cordon ombilical qui nous fait communiquer avec la matrice de la Réalité, et
qui permet d'en être irrigué constamment. À ce moment-là, le mental et l'âme atteindront le vrai
repos. « L’hésychorexie » fondamentale, mais refoulée de l'anorexique pourra enfin être
satisfaite. Il ou elle pourra ainsi déguster tranquillement le fruit de son ascèse, au-delà du bien et
du mal, qui ne sera pas défendu comme au jardin d'Éden, et qui ne remettra pas en cause la santé
de son corps.
On peut distinguer différents degrés successifs pour travailler sur le silence, et ensuite être
travaillé par lui59 :
- La manducation de la parole, le pain quotidien de la pratique, en particulier dans les milieux de
tradition orale comme a été celui de la Bible pendant longtemps, comme l’est encore le milieu
des écoles védiques. Réciter les textes sacrés centre l'esprit et donne de l'énergie tout à la fois.
- La manducation de la prière répétitive. En Inde, on compare souvent la récitation du mantra à
une cuisson : c'est comme si les vibrations de la récitation physique ou mentale étaient des m