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106 Recherche, discours et créativité

Vangelis Athanassopoulos

Recherche, discours et créativité1

Cet article est consacré à la recherche en art et à la double question


de son exposition et de sa fonction démonstrative. Effectivement,
il s’agit là d’une thématique qui cristallise un ensemble de question-
nements qui sont au cœur de l’actualité de l’art contemporain, tant
au niveau professionnel qu’à celui de l’enseignement. D’autant
plus que la question de la recherche en art, question complexe et
épineuse qui fait débat depuis quelque temps maintenant et qui
touche au savoir autant qu’au marché et au cadre institutionnel,
semble difficilement séparable de celle de son exposition, mons-
tration et communication.

1. Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la journée d’étude organisée


à l’ArBA-ESA en juin 2016 autour de la problématique : « Exposer / Démontrer.
Les écarts de la recherche en art ». Archives sonores sur le site URL : http://www.
arba-esa.be/recherche/
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« Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d’avoir
commencé à écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris
que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que
je voudrais tant penser. [...] Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour
me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant2. »
Michel Foucault

De part sa vocation humaniste la recherche est d’emblée destinée à la commu-


nication ; ses produits n’existent et n’ont de valeur que dans la mesure où ils
sont diffusés et ainsi rendus accessibles à l’intérieur de la sphère publique, sus-
citant des débats, des appropriations et des développements, autant que des
critiques et des remises en question. Ainsi, on ne devrait pas croire qu’au pro-
blème de base de la recherche en art, à savoir celui de l’articulation de la pratique
et de la théorie, viendrait s’ajouter un autre, celui de l’exposabilité de la recherche :
les deux problèmes sont imbriqués l’un dans l’autre.
Dans la sphère universitaire elle-même, bastion traditionnel de la production de
savoirs en passe de perdre son monopole, les prérogatives liées à la médiation,
diffusion, dissémination, communication et valorisation de la recherche, en un
mot : l’optimisation de son impact, sont devenues tellement essentielles qu’elles
semblent désormais exiger des chercheurs de développer des capacités de cura-
teur afin d’assurer la visibilité et la reconnaissance de leur travail. De sorte que,
même si le terme Curating Research a été façonné dans le milieu artistique et
curatorial3, son ambiguïté sémantique (la recherche exposée ou l’exposition
comme recherche ?) le prête tout à fait, je crois, à une appropriation académique.
À ceci il faudra ajouter le glissement parallèle du curating vers le curatorial, qui
déplace l’activité d’exposition et de monstration de l’art vers le domaine plus vaste
de la diffusion de connaissances et de son économie élargie et pourtant bien par-
ticulière (on peut désormais « curater » non seulement des expositions et des
festivals mais aussi des colloques, des workshops, des programmations, des
émissions, des revues, des publications etc.)4. D’après ce modèle, le curating

2. Michel Foucault, Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, 2001, pp. 860-861.
3. Voir Paul O’Neill, Mick Wilson (éds), Curating Research, Londres, Open Éditions/De Appel, 2015 ; Aliocha
Imhoff & Kantuta Quiros, « Curating research. Pour une diplomatie entre les savoirs », L’Art même, n° 64,
2015. Cf. également URL : http://www.lepeuplequimanque.org/curating-research.html. [Consultation juin 2016]
4. Voir, entre autres, David Balzer, Curationism. How Curating Took Over the Art World and Everything Else,
Toronto, Coach House Books, 2014.
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désigne « la pratique de créer des expositions et les diverses compétences pro-


fessionnelles que cela exige », alors que le curatorial consiste à « encadrer ces
activités à travers une série de principes et de possibilités5. » Par ailleurs, il n’est
pas clair si la sphère curatoriale doit être comprise comme faisant partie du
domaine artistique ou comme champ indépendant de médiation qui, se détachant
des pratiques et des politiques culturelles officielles, se situe à mi-chemin entre
les artistes, le marché, le cadre institutionnel et le discours critique.
Jerôme Glicenstein a récemment publié un livre sur l’importance acquise par la
figure du curateur dans l’art contemporain et sur l’ambiguité de son statut6. Dans
quelle mesure l’exposition et, d’une manière plus générale, l’activité curatoriale
prise dans la multiplicité de ses facettes peut-elle être envisagée non seulement
comme dispositif de diffusion d’un savoir déjà disponible mais comme laboratoire
d’expérimentation de nouvelles manières de connaître, et, par là, de nouvelles
formes de recherche ? Quelles sont les modalités spécifiques selon lesquelles
ces nouvelles connaissances s’articulent avec la pratique artistique et celle du
commissariat d’exposition ? Peut-on envisager une forme de recherche non-
discursive au sein de la sphère artistique ?

Le problème de l’articulation de la pratique et de la théorie et celui de l’expo-


sabilité/démontrabilité de la recherche en art peuvent être ramenés à un seul :
celui du discours artistique. Non pas tellement du discours sur l’art, ni exclusi-
vement du discours des artistes, mais plutôt de l’art comme discours. Ceci ne
veut dire ni l’équivalence des divers discours liés à l’art, souvent indiscernables
(discours théorique, critique, institutionnel, académique, curatorial, commercial),
ni que l’investissement du langage et celui de l’espace, le fait d’écrire un texte
et celui de monter une exposition, soient des activités du même ordre ou qu’elles
mobilisent des capacités similaires, même si elles sont souvent liées. Plutôt, il
s’agit d’y voir deux dispositifs différents de production et de diffusion de connais-
sances, l’un enveloppant l’autre, afin de déplacer l’opposition trop manichéenne
entre pratique et théorie vers un rapport dialectique entre pratique théorique et
théorie pratique : d’une part le discours sur l’art comme pratique concrète (d’écri-
ture tout comme de commissariat), d’autre part la pratique artistique comme
activité productrice de sens, génératrice d’un certain type de réflexivité qui se
développe aux limites du discours et qui, par là même, remet ces limites en
question. Or, cette remise en question, ce « passage à la limite du sens7 » est
un travail proprement discursif, que l’art partage avec la philosophie :

5. Irit Rogogg, « Smuggling – A Curatorial Model », in Vanessa Joan Müller et Nicolaus Schafhausen, Under
Construction – Perspectives on Institutional Practice, Cologne, Verlag der Buchhandlung König, 2006,
p. 132.
6. Jerôme Glicenstein, L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, PUF, 2015. Nous
renvoyons également le lecteur au dixième numéro de la revue Proteus, Cahiers de théories de l’art consa-
cré au Commissariat d’exposition comme forme de recherche. URL : http://www.revue-proteus.com/
Proteus10.pdf
7. « Chaque discours esthétique appelle le passage à la limite du sens auquel conduit toute espèce de dis-
cours. » Jean-Luc Nancy, « Entendre avec quelles oreilles ? », préface à La pensée comme expérience.
Esthétique et déconstruction, sous la dir. de Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2016, p. 19.
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« Chaque philosophie est un travail en bord de langue et en passe de transformer,


recréer, égarer le discours usuel. […] C’est même ce qui distingue la philosophie :
elle ne fait fond sur aucune signification reçue à la différence de sagesses ou de
pensées qui laissent la saisie du sens hors du discours. […] [Si le discours phi-
losophique] est spécifique, c’est par ce trait de dérogation à l’ordre signifiant en
vigueur (c’est-à-dire apte à la communication fonctionnelle dans un environne-
ment donné)8. »

C’est à ce point qu’il faut chercher, à mon sens, une possible convergence de
l’art et de la recherche : non pas comme consensus autour de catégories cogni-
tives préétablies mais comme critique des nos manières de sentir et de connaître,
critique en dehors de laquelle il n’y a pas de connaissance possible. J’ai essayé
de montrer ailleurs les divers problèmes et contradictions qui surgissent à l’en-
droit de la rencontre de la recherche artistique avec le « tournant éducatif » de
l’art contemporain, ainsi qu’aux points d’intersection entre le contexte et le dis-
cours institutionnels, les politiques scientifiques, éducatives et culturelles euro-
péennes, les économies de la connaissance et les conditions immanentes de
production de l’art actuel9. Mon intention n’est pas de reprendre ici ce travail, ni
d’entrer dans les détails du débat – souvent polémique – dans lequel il s’inscrit10.
Plutôt, après cette introduction je souhaite, dans un premier temps, résumer en
deux observations certains points de cette polémique qui me semblent impor-
tants, afin d’adresser, dans un second temps, « ce qui fait recherche » dans l’art
à travers l’esquisse d’un rapport créatif au savoir.

– L’institutionnalisation de l’art par la recherche

Première observation. À bien des égards, la question de la recherche en art se


donne comme le vecteur par excellence de la tendance actuelle vers l’acadé-
misation et l’institutionnalisation de l’art par la recherche.
Destiné à valoriser le « genre particulier de connaissance qui peut être produit
à l’intérieur de la sphère artistique11 », « l’art comme recherche » n’en reste pas
moins, à l’heure actuelle, un concept équivoque, en quête de définition, théorique
autant qu’administrative. S’il est communément placé sous le signe de l’expé-
rimentation, de la réflexivité et de la transdisciplinarité et s’il est présenté comme
le nec plus ultra de la production contemporaine, force est de constater que la

8. Ibid., p. 16.
9. Vangelis Athanassopoulos, « Language, Visuality, and the Body. On the Return of Discourse in Contem-
porary Performance », Journal of Aesthetics and Culture, Vol. 5, 2013, URL : http://dx.doi.org/10.3402/
jac.v5i0.21658 et « L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique », Marges, n° 22,
2016, pp. 75-86.
10. Parmi la riche actualité récente, voir notamment les dossiers Critical Approaches to Arts-based Research
de l’Unesco Observatory Multi-Disciplinary Journal in the Arts, Vol. 5, n° 1, 2015, coordonné par Anne
Harris, Mary Ann Hunter et Clare Hall, ainsi que La recherche dans les écoles supérieures d’art de Culture
et recherche, n° 130, hiver 2014-2015, coordonné par Isabelle Manci.
11. Tom Holert, « Art in the Knowledge-based Polis », e-flux Journal, n° 3, 2009, URL : http://www.e-flux.com/
journal/art-in-the-knowledge-based-polis [consultation novembre 2013]
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prérogative scientifique est souvent ressentie comme une tentative d’annexion


du champ de la création par le monde académique et de sa subordination à des
formatages administratifs imposés de l’extérieur.

Comme le note Angela Piccini, considérer une pratique artistique en tant que
recherche exige de l’artiste-chercheur d’être capable de démontrer un ensemble
de résultats généralisables et donc séparables de son expérience pratique, les-
quels, accompagnant l’œuvre sous une forme abstraite, démontreront son ori-
ginalité, la mettront dans le contexte approprié et la rendront utile à la commu-
nauté scientifique12. Le document de stratégie publié en mai 2008 par le réseau
d’enseignement artistique ELIA (European League of Institutes of the Arts) va dans
ce sens, liant explicitement la recherche artistique avec les politiques européennes
de création de « nouvelles connaissances » dans une « Europe créative »13.
La sphère curatoriale participe à cette tendance, bien que d’une manière ambiguë :
d’une part, comme je l’ai suggéré plus haut, elle se donne comme domaine inter-
médiaire et relativement indépendant par rapport aux institutions traditionnelles
(musées, universités, galeries, centres d’art, instances ministérielles, fondations
privées), libéralisant le métier de commissaire et par là permettant une plus large
circulation des œuvres et une plus grande ouverture et diversité de perspectives
sur la production contemporaine14.
D’autre part, l’importance que la sphère curatoriale a acquise les dernières années,
tant au niveau de l’enseignement et de la recherche qu’au niveau professionnel,
au point de s’identifier, comme le suggère Jacques Rancière, à l’art contemporain
qu’elle est censée promouvoir, fait qu’elle en est venue à constituer une insti-
tution d’un nouveau genre, plus souple, léger et diffus, apparemment dépourvu
de l’autorité des institutions « dures » mais remplissant tout de même des fonc-
tions similaires de recensement, de sélection, d’interprétation, de reconnaissance
et de valorisation.

Parallèlement, les institutions traditionnelles d’exposition de l’art ont dû elles-


mêmes évoluer afin de s’adapter à la donne postindustrielle, embrassant le
« tournant curatorial » et les nouveaux dispositifs de monstration, de médiation
et de diffusion qu’il implique. En ce sens, la remarque de Rancière peut être
comprise de deux manières : identifier l’art contemporain à la forme de son expo-
sition, c’est suggérer que l’exposition est devenue une forme d’art à part entière,
qui supplante ce qu’elle expose. Mais aussi, c’est laisser entendre que rien ne
peut exister en dehors de cette forme, en tout cas rien qui puisse s’appeler « art

12. Angela Piccini, « An Historiographic Perspective on Practice as Research », Groupe de recherche PARIP
(Practice as Research in Performance), URL : http://www.bristol.ac.uk/parip/t_ap.htm [consultation
février 2015]
13. Chris Wainwright, « The Importance of Artistic Research and its Contribution to ‘New Knowledge’ in a
Creative Europe », European League of Institutes of the Arts Strategy Paper, mai 2008, cité dans Tom
Holert, « Art in the Knowledge-based Polis », art. cit.
14. Pour une approche sociologique du métier de commissaire, voir Laurent Jeanpierre, Isabelle Mayaud et
Séverine Sofio, « Représenter les commissaires d’exposition d’art contemporain en France : une intermé-
diation collective impossible ? », Le mouvement social, n° 243, 2013, pp. 79-89.
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contemporain », et que, pour nous, aujourd’hui, la sphère curatoriale forme le


nouveau cadre a l’intérieur duquel toute proposition artistique doit s’inscrire si
elle veut avoir une chance d’exister. Ainsi, l’annexion académique de l’art comme
recherche serait accompagnée par son annexion curatoriale, l’artiste se transfor-
mant souvent en une sorte de prestataire de services destiné à répondre à des
besoins curatoriaux bien précis.

Dans un monde globalisé, les structures traditionnelles de production et de dif-


fusion du savoir évoluent vers un réseau élargi de collaborations et de partenariats
polyvalents qui forment le nouveau cadre à l’intérieur duquel la recherche artis-
tique et son exposition doivent être entendues et évaluées. La notion de réseau
ne doit pas être comprise ici simplement comme l’interaction d’un ensemble
d’acteurs distincts et semi-indépendants mais plutôt comme un état de choses
où chaque acteur est en lui-même un point d’intersection du réseau et ne saurait
exister en dehors de celui-ci, ou, si l’on veut, se constitue lui-même comme réseau.
Dans ce contexte marqué par l’étroite interdépendance, voire la complicité, des
« acteurs-réseaux15 » de l’art contemporain, les artistes, réputés « autonomes »
dans le libre marché dont ils partagent le modèle entrepreneurial16, se voient de
plus en plus dépendants des dispositifs de légitimation institutionnelle et se
trouvent obligés de s’approprier une partie de l’aura et de la légitimité intellectuelle
de ces derniers afin de s’adapter à un milieu de plus en plus concurrentiel qui
pousse la création artistique à la production de plus-value cognitive. Dans le même
mouvement, le savoir que l’activité artistique peut receler a tendance à se réduire
aux contenus quantifiables et rationalisables produits par l’interaction de ses
réseaux – qui fonctionnent sur un mode cumulatif, celui des marchés.

À titre indicatif, un projet curatorial de Fatos Üstek qui a tourné en 2015 à l’ICA
de Londres, consiste à présenter cinquante expositions successives en cinquante
semaines, conçues sur « un mode d’accumulation de connaissances » et visant
à fournir « un terrain fertile pour le développement d’un discours productif et d’une
réflexion sur l’input [sic] artistique, tout en mettant l’accent sur la transdisciplinarité
et l’implication profonde du public17. » Mais aussi, l’expansion actuelle d’offres de
formation en ligne qui mettent l’accent sur les stratégies de carrière, le dévelop-
pement des réseaux professionnels et sociaux, la recherche de sources de finan-
cement et le montage de dossiers administratifs (comme les MOOCS de Node
Center for Curatorial Studies a Berlin18 par exemple) peut être vue sous ce prisme,
sous lequel la spécificité de l’art en tant que structure de connaissance tend a
s’identifier aux mécanismes abstraits qui régissent le fonctionnement et la repro-
duction interne du monde de l’art en tant qu’ensemble d’acteurs interdépendants.
Comme le rappellent Catherine Perret et Dominique Figarella à propos de la
réforme des études artistiques et la place de la recherche dans les écoles d’art

15. Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
16. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
17. URL : www.fig2.co.uk [consultation février 2015]
18. URL : https://www. nodecenter.net/ [consultation février 2015]
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en France, « se rendre évaluables au regard de la production de savoirs d’une


part et de biens économiques de l’autre », n’est pas, pour les écoles d’art une
vraie alternative.

« Il y aurait aujourd’hui a choisir entre l’université et le marche de l’art, entre la for-


mation d’artistes-chercheurs et la formation d’artistes pour le marché. Illusion ! Ce
qui est perçu comme deux options possibles correspond en réalité aux deux faces
d’une même médaille. Côté face : l’information. Côté pile : le marketing19. »

En ce sens, les mutations contemporaines de la sphère curatoriale semblent


prendre la mesure de l’évolution du marché et de la connaissance, de la transfor-
mation de la connaissance en marché et de celle du marché en espace d’échange
de « capitaux cognitifs », où disparaît, au passage, toute différence entre connais-
sance et information.

– Une fausse opposition

Deuxième observation, directement liée à la première : la manière selon laquelle


est posé le problème de la synthèse de la pratique créative et du savoir théorique
sous-entend une opposition de départ entre matérialité et discursivité qui est
en elle-même problématique et en grande partie déconnectée des conditions
immanentes, matérielles et pratiques de production de l’art autant que du dis-
cours scientifique.
Tout d’abord, considérer une pratique artistique en tant que recherche sous-
entend qu’on peut la distinguer d’autres pratiques, lesquelles ne seraient pas
de la recherche. Ce qui pose d’une part le problème d’un art à deux vitesses (qui
reproduit, tout en la déplaçant, la division hiérarchique traditionnelle entre la Haute
culture et la culture subalterne, division que les nouvelles « économies de connais-
sance » sont pourtant censées abolir), et, d’autre part, bien entendu, le problème
des critères sur lesquels cette distinction peut se fonder. Or, ces derniers sont
systématiquement associés à un ensemble de paramètres et de caractéristiques
attribués à la recherche universitaire, et notamment aux sciences dures – rigueur
méthodologique, réflexivité, démontrabilité, transférabilité.
Ceci ne veut pas dire qu’on puisse purement et simplement transposer les cri-
tères académiques dans le champ de la création artistique. Tout le débat actuel
porte justement là-dessus, c’est-à-dire sur l’élaboration de nouveaux modèles
de recherche, adaptés aux spécificités du monde de l’art. Ce que je veux plutôt
observer ici, c’est qu’au même moment, les paramètres et caractéristiques en
question virent de critères scientifiques qu’ils sont censés être en prérogatives
d’ordre administratif, managérial et communicationnel, qui se matérialisent dans
la logique du « projet », artistique autant que scientifique. Or, justement, ceci

19. Dominique Figarella et Catherine Perret, « Valeur de la recherche », Culture et recherche, n° 130, hiver
2014-2015, p. 12.
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n’est ni une spécificité académique ni une particularité du monde de l’art, mais


le symptôme des politiques culturelles de planification, de rationalisation, de
quantification et d’évaluation du savoir qui régissent actuellement les « écono-
mies de la connaissance » dont la recherche artistique et la recherche universi-
taire font partie.

D’où la nécessité de déplacer le problème en mettant en parallèle la situation dans


le champ artistique avec les conditions actuelles de production de la recherche
universitaire, notamment en sciences humaines et sociales, et en voyant dans
l’art une manière de poser la question de ce qu’est vraiment la recherche et la
connaissance, au lieu de considérer celles-ci comme données d’avance. Ce fai-
sant, nous pourrions démontrer que le problème ne se pose pas seulement au
niveau de l’art mais à celui, plus général, de l’organisation et de la gestion du
savoir et que l’opposition n’est pas vraiment entre la pratique et la théorie, mais
entre des manières différentes d’envisager leur convergence. Sous ce prisme,
il apparaîtrait que l’artiste et l’universitaire sont soumis à des pressions similaires
et subissent des contradictions analogues20.
Le contexte plus général dont il est question est bien sûr celui de la mondialisation
du marché de la connaissance, de la convention de Bologne et du programme
Horizon 2020 au niveau européen, de la réforme des écoles d’art et de la restruc-
turation de l’enseignement supérieur en France, où le terme « recherche », devenu
label et associé à des mots-clefs comme « excellence », « originalité » et « inno-
vation », est plus ou moins directement perçu comme moyen de création de
valeur ajoutée, soumis à des prérogatives économiques de productivité et de
rentabilité.
L’importance croissante des données bibliométriques, la logique du publish or
perish, le jargon mi-technocratique mi-communicationnel des instances centrales
de financement de la recherche (on pense par exemple aux candidatures pour
les bourses Marie Curie de la Commission Européenne), tout ceci converge vers
cette direction, pointée du doigt par les déclarations de Peter Higgs, prix Nobel
de physique 2013, qui mettent en saillie les contradictions entre les besoins de
la recherche et les impératifs de sa monstration, promotion, valorisation, diffusion
et communication21.

Dan Cameron dit, à propos du milieu de l’art des années 1980, que ce qui était
important, ce n’était pas le nombre d’œuvres vendues mais qui les avait ache-
tées22. En le paraphrasant, on pourrait dire qu’aujourd’hui, ce qui détermine un
chercheur, ce n’est pas le contenu de sa production scientifique, mais son impact
factor. Sous ce prisme, la pratique de la théorie semble se réduire aux aspects

20. Cf. Vangelis Athanassopoulos, « L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique »,
art. cit.
21. URL : http://www.theguardian.com/science/2013/dec/06/peter-higgs-boson-academic-system [consultation
février 2015]
22. Dan Cameron, Art and Its Double. A New York Perspective, cat. d’exposition, Fondation Caixa de Pension,
Barcelone, 27 novembre 1986 – 11 janvier 1987, p. 30.
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techniques de la recherche, c’est-à-dire à la maîtrise de ses outils bureaucratiques.


Et parmi eux, l’impact factor est un critère d’évaluation de la recherche élaboré
au sein des sciences dures et dont la transplantation dans le cadre des sciences
humaines reste problématique. Cette tendance à l’alignement de la production
de connaissance sur des modèles issus des sciences positives, des sciences
appliquées et des « techno-sciences » se fait sentir dans le champ de la recherche
artistique à travers l’adossement de celle-ci aux nouvelles technologies et le rôle
qu’elle est appelée à jouer dans l’innovation et l’élargissement de la sphère d’in-
fluence des industries culturelles, notamment à travers une conception élargie
du design (le « design global », l’« auto-design »).
En parallèle, en France, plusieurs initiatives collectives à l’intérieur de l’univers
académique tirent depuis quelque temps déjà la sonnette d’alarme concernant
l’état actuel et les perspectives d’avenir de la recherche universitaire, dénonçant
la dévalorisation du doctorat, les nouveaux outils d’évaluation imposés tels que
le suivi de carrière ainsi que les injustices qu’ils génèrent, et mettant en lumière
le décalage entre le discours officiel des instances centrales et la réalité sur le
terrain, ainsi que l’impossibilité pour les enseignants-chercheurs d’exercer leur
métier dans ces conditions.

– Le sens des mots

La critique du statut du discours dans la conjoncture actuelle révèle ainsi un cer-


tain nombre de contradictions qui sous-tendent l’acception contemporaine de
la recherche et de la connaissance ainsi que les modalités de leur exposition et
démonstration. Notamment, elle pose la question de savoir quel sens on doit
donner à des mots comme expérimentation, réflexivité et transférabilité ou
démontrabilité de la recherche et quel genre de rapport on peut envisager entre
eux au sein de la pratique créative.
– « Recherche » veut dire expérimentation ou son résultat objectivable et
mesurable ?
– « Connaissance » renvoie a la remise en cause critique de nos manières de
penser et de sentir ou a l’accumulation de capital immatériel ?
– « Transférabilité » est une manière de rendre compte des liens multiples qui
lient l’art avec l’expérience et la société ou son instrumentalisation et sa
réduction à l’esthétique de la marchandise ?
– « Réflexivité » est ce « passage à la limite du sens » qui a été posé en intro-
duction comme l’horizon de convergence de l’opération artistique avec la
discursivité philosophique, ou un métalangage auto-évaluatif et objectivant
qui se moule dans la syntaxe paratactique de la novlangue actuelle (« critique
artiste », « acteurs réseaux », « capital connaissance », etc.) ?

Certes, les mots changent de sens ; et le sens, des mots.


Irit Rogoff, entre autres, a essayé de répondre à certaines de ces questions, en
préférant à la dénonciation des conditions évoquées plus haut, l’élaboration de
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propositions curatoriales qui visent à mettre en pratique la critique de ces condi-


tions, notamment en prenant en compte la faillibilité, la possibilité toujours ouverte
de l’inaboutissement et de l’échec, comme forme de production de connaissance,
et en faisant dépendre celle-ci de l’acte même de formuler des problèmes plutôt
que des réponses apportées à ceux-ci23.

Pour ma part, quand je me pose ce genre de questions, je pense à la conférence-


performance que John Cleese a donnée en 1991 sur le thème de la créativité24.
Mais je n’ai pas l’intention d’en parler ici. Plutôt, j’aimerais clore ce texte avec
deux mots sur Schnittstelle (1995) de Harun Farocki.
Si le rapprochement peut paraître arbitraire de premier abord, il se justifie par
un certain nombre d’opérations communes aux deux artistes : la manière réflexive
selon laquelle ils imbriquent, chacun à sa façon, le contenu du discours et l’acte
de sa mise en forme ; une approche performative de ce discours qui mêle inex-
tricablement sa fonction pédagogique et démonstrative avec le processus créatif
dont il parle tout en l’actualisant ; un dandysme qui pousse les deux artistes à
constamment éviter l’arrêt et la clôture du sens dans une figure solennelle et défi-
nitive, à travers l’humour chez l’un (la conférence de Cleese se présente comme
une série de longues parenthèses ou digressions qui s’intercalent entre des
blagues sur le nombre de personnes qu’il faut pour changer une ampoule), grâce
à une attention distraite produite par le travail manuel répétitif du montage, chez
l’autre (une distraction proche de celle provoquée par la vue du déferlement des
vagues sur la rive, qui « attache le regard, sans l’entraver – et libère les pensées »).

Schnittstelle (1995) est une installation vidéo de Farocki, conçue pour deux moni-
teurs posés côte à côte. Le statut de la pièce n’est pas exactement ambigu, plutôt
hybride : initialement commissionnée par le Musée d’art moderne de Villeneuve
d’Ascq, qui a demandé au cinéaste de produire une vidéo-commentaire sur son
propre travail, celle-ci n’est pas simplement un document pédagogique explicatif
portant sur les films antérieurs et le mode de travail de son auteur, mais une
œuvre à part entière, se situant à l’intersection du cinéma et de l’art contempo-
rain, comme nombre d’autres pièces qui lui ont succédé. En fait, comme le rap-
pelle Christa Blümlinger25 c’est avec Schnittstelle que l’œuvre de Farocki est rentré
dans le monde des arts plastiques.
Il est intéressant de noter que le regard réflexif de Farocki sur les images et sur
son propre positionnement par rapport à elles, déjà présent dans ses films,
acquiert une expression plastique grâce à un dispositif d’exposition qui sort
le cinéma de ses murs tout en revenant aux conditions techniques de sa pro-
duction, ainsi qu’à un cadre éducatif/informationnel qui fait partie de ce que l’ar-
tiste appelle « images opérationnelles », des images qui ne visent pas à être

23. Voir Irit Rogoff, « Turning », e-flux journal n° 0, novembre 2008, URL : http://www.e-flux.com/journal/turning/
[consultation février 2015]
24. URL : https://www.youtube.com/watch?v=Qby0ed4aVpo [consultation février 2015]
25. URL : http://www.newmedia-art.org/cgi-bin/show-oeu.asp?lg=FRA&ID=150000000035107 [consultation
février 2015]
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116 Recherche, discours et créativité

esthétiquement contemplées mais à produire un effet sur la réalité (convaincre,


instruire, manipuler).
Le lien noué entre le document, la pédagogie, la réflexivité et l’opérativité dans
cet autoportrait de l’artiste au travail fait apparaître un rapport entre le processus
de recherche artistique et celui de son exposition et transmission qui peut être
rapproché de ce « passage à la limite du sens » dont il a été question au début.
Car, en comparant le travail artistique avec l’expérimentation scientifique, et
en procédant à sa « démonstration », Farocki expose le moment créatif de la
recherche, l’acte de modélisation du réel, épistémologique autant que plastique,
en tant que processus problématique et contradictoire, proprement allégorique,
au sens étymologique du terme : quelque chose qui parle d’autre chose que ce
qu’elle dit. D’où l’impossibilité, assumée par l’artiste, de faire coïncider les buts
et les moyens, le dire avec le faire. Or, cette impossibilité n’est pas une clôture
ou une impasse, mais le principe générateur de la recherche, son point aveugle
et son lieu d’origine, ce qui reste hors de son atteinte et ce qui la rend possible.

Dans sa propre conférence sur l’acte de création, assez différente de celle de


Cleese26, Gilles Deleuze oppose la sphère de l’information et de la communication
à l’art conçu comme acte de résistance. Il me semble qu’en rapprochant l’expé-
rience artistique et la connaissance par le biais de la créativité, Deleuze articule
dans cette conférence une approche de la théorie en tant que pratique – pas
exclusivement théorique. Théorie et pratique ne se rencontrent pas au niveau du
métalangage mais au seuil même de l’activité créative, dans la tentative de saisir
celle-ci au moment précis de son opération. Ce moment, qui désigne un proces-
sus plutôt qu’un instant originel, est le moment d’élaboration d’une pensée en
acte, celui du retour « à l’acte de penser comme praxis27 » selon une modalité
réflexive qui ne se rapporte pas à la question de l’être comme identité mais à
celle du faire comme événement. Tant la pratique que la théorie visent ce qui
échappe au discours, au sein même du discours à l’intérieur duquel elles s’ins-
crivent et acquièrent leur lisibilité. Cet espace que le discours ne peut contenir
mais qu’il ne saurait pour autant s’empêcher de viser, est celui de son effectuation
et non pas de son autosuffisance – encore qu’une approche véritablement dia-
lectique devrait être capable de démontrer la proximité des deux positions. Ou,
pour le dire autrement, ce que le discours dit ne peut coïncider avec ce qu’il fait
en le disant. La différence entre dire et faire, c’est que l’on ne saurait dire ce que
l’on fait. Ce que je fais en disant, je ne saurais le dire autrement qu’en le faisant.
Or, ceci est une chose que je ne peux faire, en tout cas pas ici, pas maintenant.

26. Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Trafic n° 27, automne 1998, p. 133-142.
27. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou, La logique culturelle du capitalisme tardif, trad. F. Nevoltry,
Paris, ENSBA, 2011, p. 316, traduction revue.
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Vangelis Athanassopoulos est philosophe, historien de l’art et critique. Docteur en Ésthétique associé à l’Ins-
titut ACTE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne & CNRS) et membre fondateur de la revue en ligne Proteus,
Cahiers des théories de l’art. Il est l’auteur de La publicité dans l’art contemporain 1. Ésthétique et post-
modernisme et La publicité dans l’art contemporain 2. Spécularité et économie politique du regard, L’Har-
mattan, 2009. Ses recherches en cours portent sur la conférence-performance contemporaine, la recherche
artistique et les dispositifs spéculaires dans les arts visuels. Il a préparé le n° 10 de la revue Proteus, consacré
au Commissariat d’exposition comme forme de recherche, 2016.

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