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Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

VIVRE DANS UN QUARTIER DISQUALIFIE

Images des lieux et images de soi


dans le 20ième arrondissement de Paris

Sylvain Pechoux

Mémoire de DEA en Sociologie

Sous la direction de
Serge Paugam

Jury composé de :
Rose Marie Lagrave
Serge Paugam
Edmond Préteceille

Septembre 2004
2
Nous vivons dans l’espace, dans ces espaces, dans ces villes,
dans ces campagnes, dans ces couloirs, dans ces jardins. Cela
nous semble évident. Peut -être cela devrait-il être effectivement
évident. Mais cela n’est pas évident, cela ne va pas de soi. […]
Vivre, c’est passer d’un espace à l’autre en essayant le plus
possible de ne pas se cogner.

Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974

3
Remerciements

Dans cette migration du rural vers l’urbain et de l’agronomie vers la sociologie qu’a
représenté pour moi ce travail de DEA, j’ai été accompagné et encouragé par un grand
nombre de personnes auxquelles je tiens à exprimer ici tous mes remerciements.

Merci alors en premier lieu à Annie Dufour et à Patrick Mundler de l’ISARA pour m’avoir
encouragé à m’engager plus en avant sur le chemin des Sciences Sociales.

Merci ensuite à Isabelle Parizot et à Pierre Chauvin de l’équipe « Déterminants sociaux de la


santé et du recours aux soins » de l’INSERM U444 pour leur accueil tout au long de cette
année écoulée, pour leur disponibilité en toutes circonstances et pour les nombreux échanges
fructueux qui m’ont aidé à progresser dans l’élaboration de mon objet de recherche.

J’ai trouvé auprès de Marion Selz au Lasmas un regard attentif et des conseils avisés pour la
partie statistique de ce travail,… et des autres. Merci pour tout Marion !

Je remercie aussi grandement Serge Paugam, mon directeur de recherche, pour avoir accepté
de diriger mon travail ; les nombreux conseils et marques de confiance prodiguées m’auront
été particulièrement utiles pour trouver mes marques dans ce champ nouveau. Merci pour le
suivi attentif des évolutions de cette recherche et pour l’impulsion finale nécessaire dans les
derniers instants.

Un petit clin d’œil aux doctorants du Lasmas (Mathieu, Manuela et les autres) qui ont, tout au
long de l’année, fait preuve d’une incroyable gentillesse et de beaucoup d’attention à l’égard
de leurs « cadets ».

Enfin, merci à toi Camille pour ton soutien de tous les instants et ton aide ô combien
précieuse.

4
Table des matières

Introduction au champ d’étude 7

1. Division sociale de l’espace et ségrégation 11


A. De l’espace au concept sociologique d’espace 11
B. Division sociale de l’espace physique et position dans l’espace social 14
C. Polarisation socio-spatiale et accentuation des inégalités 17

2. De la relation entre territoire et identité 24


A. Petite mise au point sur la notion d’identité 26
B. Les territoires de l’identité 27
C. Entre ancrage et mobilité, « le territoire dans les turbulences » ? 31
D. Peut-on encore parler de « quartiers populaires » ? 34
E. La disqualification spatiale et ses conséquences sur les territoires et leurs habitants
37

3. Territoires et souffrance psychologique 47


A. Rapport au territoire, santé mentale et bien être 48
B. Territoires, réseaux sociaux et souffrance psychologique 53

4. Cadre théorique, problématique et hypothèses 60


A. Cadre théorique 60
B. Problématique 63
C. Hypothèses 64

Méthodologie et terrains 67

1. Cadre méthodologique et protocole de l’enquête de terrain 68


A. Une enquête sur la santé et le recours aux soins dans les quartiers de la Politique de
la Ville du 20ième arrondissement de Paris… 68
B. …qui offre dans un second temps, l’opportunité d’une analyse des liens entre
images des lieux et images de soi 79

2. Disqualification spatiale et gentrification dans le 20ième arrondissement de Paris 80


A. Belleville – Amandiers : entre embourgeoisement et paupérisation 81
B. Saint Blaise – Porte de Montreuil : la banlieue dans la ville ? 90

5
C. Le marquage institutionnel des territoires « prioritaires » 95

3. Les visages multiples d’une population d’étude hétérogène 98


A. Principales caractéristiques démographiques de la population étudiée 98
B. Formation, sphère professionnelle et ressources économiques 102
C. La situation face au logement 110

Quartiers socialement disqualifiés et images de soi : résultats de l’étude dans


les quartiers de la Politique de la Ville du 20ième arrondissement de Paris 112

1. Vivre dans un quartier disqualifié : pratiques du quartier et images des lieux 113
A. Images du quartier de résidence et attachement 114
B. Déterminants de l’image du quartier et de l’attachement à celui-ci 125

2. Images de soi, discriminations et mal-être dans les quartiers de la Politique de la


Ville du 20ième arrondissement de Paris 154
A. Mesures et déterminants de l’image de soi à Belleville - Amandiers et Saint Blaise –
Porte de Montreuil 155
B. L’expérience de la discrimination 167
C. Souffrance psychologique et dépression : des révélateurs des difficultés sociales et
d’un malaise identitaire 172

3. Images du quartier et images de soi 184


A. Besoin de reconnaissance et besoin de protection : ce que révèle le rapport au
quartier 184
B. L’influence ressentie des conditions de vie sur la santé et le bien-être 191
C. Images du quartier, attachement et souffrance psychologique 195
D. Quelles ressources face à l’effet délétère de l’image du quartier ? 202

Conclusions et ouvertures 214

Annexes 228

Table des tableaux et figures 237

Bibliographie 240

6
Introduction au champ d’étude

Aux côtés de la famille, du travail ou des croyances symboliques, le territoire constitue


l’une des formes traditionnelles d’identification des individus qui contribuent à faire de ces
derniers ce qu’ils sont. Si le territoire – continuellement construit par les actions sociales qui
le prennent pour cadre et sur lesquelles il agit en retour – représente pour toutes les couches
sociales un espace de mobilisation de ressources et un vecteur d’identité (Bidou- Zachariasen,
1997), c’est sans doute dans le cadre idéal-typique du quartier « populaire » que ces
dimensions identitaires ont été mises en évidence de la manière la plus nette. Dans les années
50 et 60, la sociologie urbaine, en France comme d’ailleurs aux Etats Unis ou en Grande
Bretagne, fait ainsi de cette forme urbaine un objet de recherche privilégié du rapport entre
l’homme et l’espace. Dans les écrits d’auteurs comme Richard Hoggart (1957), Herbert Gans
(1962), Michel Verret (1979) ou encore Colette Pétonnet (1979), le quartier populaire est ainsi
décrit comme un espace communautaire, à la fois fonctionnel et symbolique, où des pratiques
et une mémoire collective construites dans la durée ont permis de définir un « Nous »
différencié et un sentiment d’appartenance (Jolivet et Léna, 2000). Il apparaît ainsi comme un
lieu, au sens anthropologique du terme 1 , où s’articulent une identité sociale, un ancrage local,
et (au moins dans le cas des municipalités ouvrières) un rapport au politique (Bacqué et
Sintomer, 2002). Le quartier populaire ou « ouvrier », qualificatif renvoyant plus à un « genre
de vie commun » qu’à un simple décompte statistique, est analysé avant tout comme un
« patrimoine du groupe ouvrier » et comme une ressource commune.
Paradoxe des sciences ou ironie de l’histoire, c’est au moment où sociologues et
historiens portent leur attention sur cette forme socio-spatiale spécifique et en vantent les
mérites, que celle-ci entame un inéluctable déclin. La crise économique sur laquelle s’ouvre la
décennie 1970 achève de balayer le rêve d’une société de plein emploi et les anciens quartiers
populaires de centre ville, tout comme les récentes cités de grands ensembles, auparavant
réservés à une classe ouvrière qui trouvait – en leur sein ou à proximité – abondamment à
s’employer, sont peu à peu dévolus à l’accueil d’une population en majeure partie non insérée
dans la production (Sélim, 1982). Des quartiers populaires parés – parfois abusivement – de

1
« Le lieu anthropologique est simultanément principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe
d’intelligibilité pour celui qui l’observe. […] Ces lieux ont au moins trois caractères communs. Ils se veulent
identitaires, relationnels et historiques » (Augé, 1992, p. 68-69)

7
toutes les vertus de la solidarité, de la convivialité et de l’intégration sociale, on passe peu à
peu aux quartiers de « relégation » (Delarue, 1991) ou d’« exil » (Dubet et Lapeyronnie,
1992). En l’espace de quelques années, dans les travaux des chercheurs comme dans les
discours des politiques, une lecture en terme de handicaps vient remplacer la dimension
ressource traditionnellement associée au quartier populaire. Cumulant les handicaps liés dans
certains cas, à la rigidité d’un modèle d’urbanisme devenu obsolète et ceux que produisent la
concentration en leur sein de populations en grande difficulté économique et sociale, les
anciens quartiers populaires sont soumis à un véritable processus de « disqualification
spatiale ». Produite hors du quartier mais aussi à l’intérieur même de ses frontières
sociospatiales (Paugam, 2000a), l’image stigmatisante associée au territoire est parfois même
accentuée par les effets pervers d’une Politique de la Ville qui au nom d’un principe de
discrimination positive, en accentue l’étiquetage (Oberti, 2002). A l’identité locale et
collective constitutive de celle des habitants des quartiers d’antan, succède dans de nombreux
cas, une absence d’identité collective (Villechaise, 1997), quand ce n’est pas une identité
proprement stigmatisante qu’il faut alors le plus souvent gérer individuellement (Gruel, 1982).

De manière concomitante, comme d’autres vecteurs identitaires classiques telles que la


famille, la sphère professionnelle ou la religion, le territoire n’échappe pas aux
bouleversements qui s’inscrivent dans la dynamique d’évolution des sociétés modernes et qui
voient décliner les formes traditionnelles d’identification, sans que les nouvelles formes en
recomposition n’aient encore réussi à s’imposer (Dubar, 2000). L’ouverture des espaces et le
développement des moyens de communication s’accompagnent d’une modification profonde
des rapports au territoire. La mobilité est envisagée comme un comportement spatial
socialement valorisé (Ramadier, 2002), elle renvoie en retour à la question de l’ancrage local
considéré en revanche comme un attribut spécifique des groupes sociaux défavorisés qui
fondent leur sécurité sur les relations de voisinage et dans la connaissance personnelle (Remy
et Voyé, 1992).

Ainsi, alors que dans un contexte où l’identification sociale passe moins qu’auparavant
par la sphère du travail et la culture de classe, l’espace résidentiel semble constituer pour les
couches populaires privées de mobilité sociale comme spatiale, l’ultime vecteur identitaire,
l’ultime domaine à partir duquel elles sont en mesure de mobiliser quelques ressources
(matérielles, sociales et symboliques) (Bidou-Zachariasen, 1997), le territoire – disqualifié –
se dérobe. L’image des lieux, représentation sociale sur laquelle les catégories populaires

8
n’exercent traditionnellement qu’un faible contrôle (Simon, 1995b, Khosrokhavar, 1997),
devient potentiellement stigmatisante et vient s’ajouter à la liste déjà longue des inégalités qui
frappent les habitants des quartiers disqualifiés. Dans ce cadre, le travail d’unification entre
l’« identité pour soi » et l’« identité pour autrui » (Laing, 1971), condition de l’équilibre
identitaire, devient une tache particulièrement ardue.
Raisonner uniquement en des termes aussi sombres à propos de la situation des
anciens quartiers populaires et de leurs habitants serait cependant une erreur coupable. Tous
les quartiers abritant des populations précarisées ne sont ainsi pas systématiquement
disqualifiés et y compris au sein des quartiers prioritaires de la Politique de la Ville, la
diversité des situations est grande (Tabard, 1993, Marpsat et Champion, 1996). Certains des
« quartiers dont on parle » (Collectif, 1997) font ainsi l’objet d’une attention particulière de
certaines franges des classes supérieures qui s’y installent modifiant par là les équilibres
sociologiques antérieurs. De la « banlieue sans qualité » (Villechaise, 1997) au « village dans
la ville » (Young et Willmott, 1983), les quartiers populaires évoluent et avec eux, les images
qui leur sont associées.

Dans cette optique, en adoptant une posture de recherche proche de celle qu’avancent
Stéphane Beaud et Michel Pialoux en étudiant « les ouvriers après la classe ouvrière » (Beaud
et Pialoux, 1999), on peut s’interroger sur le devenir des quartiers populaires et sur les
conditions de vie de leurs habitants actuels. Que peut-on dire aujourd’hui de la relation entre
quartier et identité ? Quelles sont les conséquences d’une localisation résidentielle dans un
quartier disqualifié ? Tous les quartiers disqualifiés disposent- ils des mêmes ressources ou des
mêmes handicaps à « offrir » à leurs habitants ? Et tous les habitants d’un même quartier sont-
ils éga lement sensibles à ceux-ci ?

A partir d’un cadre théorique orignal considérant le territoire sous une double
dimension fonctionnelle (reconnaissance et protection) faisant écho à deux conditions
psychosociales du bien-être (pouvoir et attachement), cette étude propose d’analyser certains
aspects du lien pouvant exister entre l’image des lieux (ici le quartier) et l’image de soi,
considérée comme le reflet de l’« identité pour soi » et le reflet intériorisé de l’« identité pour
autrui ». Cette confrontation d’images a été rendue possible par la mise en place d’un enquête
quantitative réalisée courant 2003, en collaboration avec une équipe de recherche en

9
épidémiologie sociale de l’INSERM 2 , au sein de quartiers repérés par le dispositif de la
Politique de la Ville à Paris. En plus de nous permettre de disposer de données quantitatives
de première main, adaptées à nos questionnements de recherche, nous verrons que cette
collaboration assez peu courante a aussi contribué à enrichir considérablement l’objet de
recherche via l’intégration d’hypothèses et de méthodes empruntées à d’autres sciences
sociales comme la psychologie sociale ou l’épidémiologie.

Les notions de quartier et d’identité utilisées sans réelles précautions dans cette
introduction, constituent des prénotions utilisées abondamment tant par le sens commun que
par diverses disciplines scientifiques. A ce titre, il convient de les considérer comme des
constructions sociales. Un travail sociologique portant sur ces concepts implique donc leur
nécessaire déconstruction, afin de parvenir à une définition «contrôlée » de chacun d’entre
eux. C’est ce à quoi le travail de recherche s’attachera donc en tout premier lieu.

Cette recherche se décompose en trois temps. Une grande partie introductive propose
un bilan synthétique et partiel de la littérature scientifique (sociologie, épidémiologie
principalement) intéressant notre objet de recherche, qui permet l’exposé des concepts
fondant le cadre théorique dans lequel le travail s’inscrit, et sur lesquels reposent aussi sa
problématique et ses hypothèses, tous présentés en fin de première partie. Un deuxième temps
est consacré à une présentation du cadre méthodologique dans lequel notre enquête s’insère ;
le protocole de celle-ci y est exposé. La présentation se poursuit ensuite par un double regard
introductif à l’analyse : un premier porté sur les territoires de l’enquête, le second sur les
principales caractéristiques des populations enquêtées. Enfin, le troisième et dernier temps du
document constitue le cœur du travail puisqu’il présente les résultats issus du traitement de
l’enquête. Il permettra notamment de mieux cerner ce que recouvrent dans la pratique, les
notions d’« images des lieux » et d’« images de soi », et apportera des éléments de réponse à
nos questionnements initiaux portant sur l’expérience de vie dans des quartiers disqualifiés.

2
Parizot I., Pechoux S., Bazin F., Chauvin P., Enquête sur la santé et le recours aux soins dans les quartiers de
la Politique de la Ville du 20ème arrondissement de Paris. Rapport pour la mission ville de la préfecture de Paris,
Inserm U444, Avril 2004, 203 p.

10
1. Division sociale de l’espace et ségrégation

Appréhender la question de l’« image des lieux » qui est l’un des objectifs de cette
recherche, nécessite tout d’abord un important travail de déconstruction de la notion et une
exploration approfondie des éléments qui la fonde, de manière à engager le travail de rupture
préalable à la construction de l’objet sociologique. C’est l’objectif affiché de ces premiers
paragraphes qui partiront de la notion floue d’espace pour aborder ensuite la problématique de
la division sociale qui le caractérise dans une optique sociologique, ainsi que certains des
mécanismes de celle-ci comme la ségrégation.

A. De l’espace au concept sociologique d’espace

La notion d’espace est une notion éminemment problématique qui a fait et fait encore
l’objet d’investigations de la part de nombreuses disciplines, scientifiques ou non3 , qui l’ont
définie contre les représentations communes, ou pour mieux dire, dans un rapport dialectique
avec le sens commun (Frischt, 1999). S’il est des concepts pour lesquels une définition claire
et précise est tout aussi capitale que difficile à produire, celui d’espace en fait assurément
partie, tant il est nécessaire de rompre à la fois avec les prénotions héritées du « savoir
immédiat » de la sociologie spontanée (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1973) et avec
celles importées des constructions théoriques d’autres disciplines scientifiques.
Les mathématiciens et les astrophysiciens ont ainsi fait de ce concept à la fois matériel
et immatériel un de leurs principaux objets d’étude, développant des théories portant sur des
espaces au nombre de dimensions infinies, bien loin du monde concret que perçoit le sens
commun derrière ce terme. La philosophie elle aussi s’est passionnée pour cette notion
d’espace qu’elle a considéré tour à tour comme limité ou illimité, comme invisible ou se
confondant à la réalité physique, etc. La géographie (« science qui étudie et décrit la Terre à
sa surface, en tant qu’habitat de l’homme et de tous les organismes vivants » (Le Petit Robert
2000)) qui se développe en France au tournant du XXième siècle, en fait enfin sa véritable
raison d’être.

3
On pense notamment aux arts : peinture, sculpture, photographie, etc.

11
Si les philosophes du début du XXième siècle s’accordèrent pour voir dans l’espace une
production ou une construction de l’esprit, on était encore loin de la reconnaissance du
caractère social de cette construction. Pourtant, au sein de la toute jeune discipline
sociologique, les analyses de Simmel4 puis d’Halbwachs 5 notamment 6 , vont conduire peu à
peu à l’élaboration d’une définition sociologique du concept d’espace. Tous deux dévoilent la
relation réciproque qui unit la société et l’espace, laissant ainsi apparaître que l’espace ne
saurait se résumer à un substrat physique neutre sur lequel se déroulent les actions sociales :
« Lorsqu’un groupe est inséré dans une partie de l’espace, il la transforme à son image, mais
en même temps, il se plie et s’adapte à des choses matérielles qui lui résistent. » (Halbwachs,
1997, p 195).

Cette relation réciproque entre l’espace et la société constitue le fondement de la


définition sociologique du concept d’espace que nous avons retenue dans le cadre de cette
étude. Elle repose sur trois dimensions correspondant à autant d’approches de la notion par
différents courants de la pensée sociologique.
L’espace peut tout d’abord être considéré comme étant produit par les sociétés qui en
font le cadre de leur vie sociale. Cette définition est celle qu’ont élaborée des sociologues
d’inspiration marxiste comme Manuel Castells 7 ou Henri Lefebvre8 en privilégiant l’analyse
de la production de l’espace, urbain notamment. Dans un ouvrage au titre explicite (La
production de l’espace) Henri Lefebvre déclare en 1974 : « l’espace (social) est un produit
(social) » et il ajoute : « chaque société, donc chaque mode de production, produit un espace :
le sien » (Lefebvre, 1974). Dans ses positions les plus radicales, défendues par Castells
notamment, cette sociologie tendait à dénier aux formes urbaines une efficacité spécifique sur
les pratiques (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1986).

4
Voir les chapitres portant sur « L’espace et l’organisation spatiale de la société » ou sur « L’étranger » de sa
grande sociologie de 1908 (Simmel G., Sociologie. Etudes sur les formes de socialisation, Paris, PUF, coll.
Sociologies, 1999, 1° ed. allemande 1908)
5
Voir notamment le texte « Matière et société » de 1920 (Halbwachs M., Classes sociales et morphologie, Paris,
Minuit, coll. Le sens commun, 1972), ou son chapitre « La mémoire collective et l’espace » (Halbwachs M. La
mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997)
6
En ce qui concerne le début du XXième siècle, il serait incorrect de passer sous silence l’abondante réflexion sur
l’espace des sociologues de l’université de Chicago (Park, Burgess, McKenzie, etc.), justement inspirés de
Simmel et influençant en retour Halbwachs.
7
Voir notamment Castells M. La question urbaine, Paris, Maspero/La Découverte, 1972
8
Voir notamment Lefebvre H., La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974

12
A l’inverse, la théorie du rôle joué par l’espace sur les pratiques sociales était
justement défendue par un courant antérieur qui fut, autour de Paul-Henry Chombart de
Lauwe, à l’origine de la première sociologie spécialisée dans l’étude de l’espace en France : la
sociologie urbaine. A l’inverse du tout rapport de classe prôné après lui, ce courant va tendre,
entre les années 50 et 60, à « autonomiser » le fait urbain en ramenant nombre de problèmes
sociaux à leur dimension écologique, mais ceci le conduit à surestimer le rôle de l’espace dans
les processus de changement social (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000). Chombart de Lauwe
écrit alors à propos des grands ensembles dont il encourage la construction : « Dans les
laboratoires improvisés que sont les cités nouvelles, s’élaborent sous des pressions opposées,
les structures sociales de demain » (Chombart de Lauwe, 1960, p 11, cité par Pinçon et
Pinçon-Charlot, 2000, p 54). Si cet utopisme urbain, rêvant de l’avènement d’une société
différente où les rapports sociaux auraient été bouleversés par les nouvelles formes urbaines
que représentaient les grands ensembles, a fait long feu, son apport à la connaissance du lien
entre société et espace a néanmoins été capital. Pour ce qui concerne la présente étude, ce
courant fournit le second fragment de la définition composite que nous avons retenue :
l’espace, s’il est produit par les groupes et les acteurs sociaux, structure en retour la vie
sociale dans une relation réciproque.
Le dernier élément de définition que nous retiendrons dérive des analyses post-
structuralistes, sous l’influence notamment de la théorie de Pierre Bourdieu. Dans cette
approche, l’espace n’est jamais totalement défini sans la prise en compte des pratiques des
individus qui y vivent et qui, par leurs activités mêmes, le construisent continûment. Mais
simultanément, les individus sont toujours un peu constitués par la ville ou le quartier où ils
habitent et travaillent. En cela l’espace, structurant et structuré par les relations sociales, est
considéré comme un véritable paramètre de la définition sociale des individus et des groupes
(Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000, Bourdieu, 1993).
En suivant à nouveau Philippe Frischt, nous pouvons résumer provisoirement cet essai
de définition en précisant que, pour la sociologie, l’espace n’est donc jamais qu’espace social
car il se trouve toujours « socialement marqué, divisé, disputé ou négocié, ignoré ou exploré,
aménagé ou préservé, etc., mais aussi toujours socialement perçu, représenté, vécu et conçu »
(Frischt, 1999), ce caractère social s’appliquant ainsi autant à l’espace pensé qu’à l’espace
objectif et transformé. S’il est important d’insister sur la dimension sociale de l’espace
physique, il convient aussi, même si nous allons voir que l’un et l’autre se superposent
parfois, de ne pas confondre derrière un seul terme, espace physique et espace social, l’un
étant caractérisé par l’extériorité de ses parties (Frischt, 1999), quand l’autre est défini par

13
l’exclusion mutuelle (ou la distinction) des positions qui le constituent, c’est à dire comme
structure de juxtaposition de positions sociales (Bourdieu, 1993).

Enfin, une définition sociologique du concept d’espace serait incomplète si elle


oubliait d’y adjoindre la dimension temporelle. Considérer l’espace comme du social
objectivé, c’est à dire du social inscrit dans des formes concrètes, tels des bâtiments ou des
équipements, et les agents sociaux comme du social incorporé, c’est à dire comme
l’intériorisation d’une histoire et d’expériences sociales génératrices de dispositions durables
et transformables (étant entendu que l’histoire et les expériences sociales sont très influencées
par les formes spatiales dans lesquelles elles s’inscrivent), c’est tenir compte du temps
permettant à la fois la formation et l’évolution des espaces et celles des agents sociaux
(Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000, Bourdieu, 1993).

B. Division sociale de l’espace physique et position dans l’espace


social

Espace physique et espace social sont donc intimement liés et le premier est soumis lui
aussi, nous venons de l’aborder, aux divers processus historiques, économiques et
sociologiques qui aboutissent à la partition du monde social. Depuis toujours selon certains
historiens 9 , même si le phénomène a rarement atteint les niveaux dont l’élévation subite est à
relier à l’avènement des sociétés dites industrielles, l’espace est socialement et donc
spatialement divisé 10 . Avec la nouvelle division sociale du travail induite par les révolutions
industrielles, l’espace se spécialise tant à grande échelle (pays, régions) qu’à des échelles plus
fines (les villes, les quartiers) dans certaines fonctions productives et partant, dans
l’hébergement des catégories sociales qui leur sont associées.

Plusieurs mécanismes, agissant la plupart du temps de concert, sont à l’œuvre dans ce


grand partage de l’espace. Aussi, plusieurs cadres d’analyse ont tenté depuis les débuts de la

9
Cette question est l’objet d’un vif débat entre historiens et sociologues, les premiers accusant les seconds de
propager le mythe d’une époque pré-industrielle où régnait la mixité dans la ville. Cf. Faure A., « Review of
Brun J., Rhein C. (eds.), La ségrégation dans la ville, Paris, l’Harmattan, 1994 », H-Urban, H-Net Reviews,
Novembre, 1997
10
« Aucune vie sociale n’étant possible sans une spécialisation minimale des tâches, la différenciation sociale,
quels qu’en soient les fondements et les formes, est un fait universellement attesté ». (Grafmeyer, 1994a, p 93)

14
sociologie et notamment de la morphologie sociale développée par Durkheim puis
Halbwachs, d’en rendre compte et d’en analyser les effets. Déjà en 1926, Robert Park
écrivait : « c’est parce que la géographie, l’emploi et tous les facteurs qui déterminent
inévitablement et fatalement la place, le groupe, les associés avec lesquels chacun de nous est
tenu de vivre que les relations spatiales en arrivent à avoir, pour l’étude de la société et de la
nature humaine, l’importance qu’elles ont en effet » (Park, 1990, p 211). Dans la suite des
réflexions des sociologues de l’école de Chicago sur la division sociale de l’espace, certains
chercheurs ont tenté, en France notamment, d’aborder la question sous l’angle de la
structuration socioéconomique du territoire, en montrant les liens étroits existant entre
hiérarchie sociale et hiérarchie spatiale (Tabard 1993, Tabard et Martin- Houssart, 2002). A
partir d’une analyse du territoire national au regard de la position des actifs dans la sphère
économique et dans l’espace physique (de résidence), Nicole Tabard a ainsi mis en évidence
un fait robuste depuis ses premières analyses à partir du recensement de 1968 : « la distance
sociale entre les individus semble hiérarchiser leurs lieux de résidence, tant pour les
quartiers à l’intérieur d’une même ville, que pour les villes à l’intérieur d’une région »
(Tabard, 1993, p. 5).
La position des individus dans l’espace physique tend donc à rendre compte de leur
position dans l’espace social et, pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu, « il n’y a pas
d’espace, dans une société hiérarchisée, qui n’exprime les hiérarchies et les distances
sociales, sous une forme (plus ou moins) déformée et surtout masquée par l’effet de
naturalisation qu’entraîne l’inscription durable des réalités sociales dans le monde naturel
[…] » (Bourdieu, 1993, p 160).
L’approche dans la durée que permettent notamment les travaux de Nicole Tabard,
dévoile les processus de spécialisation des territoires et laisse entrevoir le développement d’un
véritable « entre-soi » résidentiel, qui concerne principalement les catégories aisées de la
population d’une part, et les catégories les plus défavorisées d’autre part. Ainsi, comme
l’expriment Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « aux deux extrémités de la
répartition des richesses matérielles et symboliques, dans la grande bourgeoisie et dans ce
qu’il était convenu d’appeler autrefois le lumpenprolétariat, la structure du marché
immobilier 11 permet ou contraint la création de véritables quartiers communautaires »

11
Mais les auteurs ne réduisent cependant pas ce développement de « l’entre soi » à de seuls déterminants
économiques.

15
(Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000, p 60). La situation actuelle des Etats Unis 12 est idéal typique
sur ce point avec le développement d’un « entre soi » choisi représenté par la figure spatiale
fermée des « gated communities », quand à l’opposé, se renferme encore un peu plus le ghetto
noir, entre soi plus subi que choisi comme le montrent les analyses de W.J. Wilson (Wilson,
1987).
Alors que l’heure semble être à la « de-spatialisation du social » (Beck, 2000), il
semble que l’espace tende à rendre de plus en plus compte de la hiérarchie sociale. Il devient
(ou demeure) un enjeu de classement social et d’identification (Chamboredon, Mathy, Mejean
et Weber, 1984), un enjeu de lutte pour l’acquisition de profits de localisation, de profits de
position ou de rang ou de profits d’occupation (Bourdieu, 1993). Pour tout un chacun la
position occupée dans l’espace, urbain notamment, signifie donc d’abord la position occupée
dans l’espace social (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1986).

Mais au delà de la position occupée dans l’espace (caractérisée par le lieu de


résidence), c’est aussi sur le rapport entretenu avec l’espace par les individus et les groupes
sociaux qu’il convient de se pencher. Entre mobilités et ancrages, les usages de l’espace et la
façon de se positionner par rapport à lui (et non pas uniquement dans ou sur lui) sont eux
aussi socialement différenciés (Authier et al., 2001), ce qui indique que le rapport à l’espace
doit être considéré comme un véritable rapport social (Sencebé, 2004) et les comportements
spatiaux comme autant de marqueurs sociaux (Ramadier, 2002). Nous reviendrons plus
longuement sur cet aspect dans le deuxième chapitre de cette partie introductive.

12
Qui ne saurait être comparée à la situation française, cf. notamment Vieillard-Baron (1990) et Wacquant
(1992)

16
C. Polarisation socio-spatiale et accentuation des inégalités

Si l’espace physique tend à reproduire sur un plan résidentiel, les hiérarchies observées
dans l’espace social13 , il traduit aussi les inégalités qui caractérisent ce dernier, sous une
forme spatiale. Ainsi ce ne sont pas seulement des individus qui se répartissent de manière
différentielle dans l’espace, mais aussi des capitaux (économiques, sociaux ou culturels), des
équipements, investissements, etc. Il en résulte que, à différentes échelles (du quartier au
continent), tous les espaces ne se valent pas et que lorsque certains cumulent les atouts
(proximité des espaces stratégiques, concentration des capitaux, des emplois, etc.), d’autres
accumulent les difficultés (faiblesse des ressources, taux de chômage élevé, enclavement,
etc.).

Les travaux menés en géographie ou ceux de Nicole Tabard dont nous avons parlés
précédemment, mettent en évidence l’évolution des inégalités socio-spatiales dans le temps.
En ce qui concerne l’Ile-de-France qui nous intéressera particulièrement dans le cas de ce
mémoire, une étude récente de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Ile-de-
France14 tend à montrer au cours des deux décennies écoulées, une augmentation des
inégalités spatiales alors que globalement les inégalités entre les ménages diminuent. Ceci
s’explique notamment par la concentration des richesses dans les 10% des communes les plus
riches de la région15 . A l’échelon des communes, la géographie des écarts de revenus par
rapport au revenu moyen des franciliens est sans surprise, laissant voir l’opposition est-ouest
observée traditionnellement en Ile-de-France.

13
Nicole Tabard note bien cependant que la concordance entre les deux types de hiérarchie n’est pas absolue,
certains actifs, comme les personnels des services dont la clientèle est aisée, résidant par exemple dans des
quartiers situés à un niveau de l’espace social nettement supérieur au niveau qu’ils occupent dans l’échelle
professionnelle. (Tabard, 1993, op. cit.)
14
Sagot M., « Les évolutions récentes des inégalités en Ile-de-France », in Mixité sociale et ségrégation : les
réalités d’hier et d’aujourd’hui et les actions publiques, IAURIF, 2001
15
Les données utilisées sont celles de la DGI sur les revenus moyens des foyers fiscaux par commune (revenu
avant impôt et hors revenus sociaux).

17
FIGURE 1 : L’OPPOSITION EST-OUEST EN ILE -DE-FRANCE (COMMUNES DE PLUS DE 2000
HABITANTS )
(Sources : Sagot M., « Les évolutions récentes des inégalités en Ile-de-France », in Mixité sociale et
ségrégation : les réalités d’hier et d’aujourd’hui et les actions publiques, IAURIF, 2001

Au cours de la période 1984-1996, près de 20% des communes ont enregistré une
baisse de leur revenu réel, ce qui permet à M. Sagot de conclure que le phénomène de
polarisation n’est donc pas l’effet unique d’un embourgeoisement marqué de certaines
communes de la région et d’un processus inégalitaire de partage de la croissance. Il tient à
l’opposé, à un mécanisme d’appauvrissement des ménages résidant dans d’autres parties de la
région (Sagot, 2001).
Pour ce très rapide éclairage sur les inégalités socio-spatiales en Ile-de-France, nous
nous sommes focalisés sur les aspects de revenu des ménages, ce qui ne veut pas dire
évidemment que les inégalités se résument à cela. D’autres dimensions des inégalités sociales
auraient ainsi pu être présentées comme celles qui concernent la santé (Salem et al., 2000),
l’accès à l’emploi (Gobillon et Selod, 2004), l’accès à l’éducation (Rhein, 1997), etc.

18
Ce phénomène de polarisation spatiale et d’accentuation des inégalités n’est pas propre
à Paris, à la région parisienne, ni même à la France (Veltz, 2002). L’ouvrage collectif dirigé
par Isabelle Parizot16 qui dresse un état de la situation de plusieurs grandes métropoles
(Tokyo, Sao Paulo, Abidjan, New York, etc.) au regard de cette problématique, permet ainsi
de montrer que dans toutes les villes étudiées, le constat est similaire : relégation spatiale des
catégories les plus modestes et renforcement du processus de « disqualification sociale »
(Paugam, 2000a) des populations les plus démunies.

Plusieurs mécanismes de nature économique, sociologique ou politique, permettent


d’expliquer ces phénomènes de polarisation et de relégation spatiale 17 , mécanismes la plupart
du temps globaux et extérieurs aux espaces spécifiques sur lesquels ils agissent in fine
(Bourdieu, 1993, Oberti, 1996, Helluin, 2001).
Proches et à la fois plus larges que ceux décrits par Nicole Tabard dont on a déjà
parlés, certains mécanismes de la division sociale de l’espace s’inscrivent dans un cadre
économique pensé à l’échelle planétaire. Les cadres d’analyse qui tentent d’en rendre compte
imputent aux bouleversements de l’économie à l’échelle mondiale – engendrés par le
processus de globalisation – l’accroissement des inégalités et la transformation des structures
socioéconomiques et spatiales des espaces, nationaux comme infra- nationaux. C’est
notamment le cas des travaux s’inspirant des hypothèses développées par l’économiste Saskia
Sassen au travers du modèle théorique de la « dualisation sociale » (Sassen, 1991). La
tertiarisation croissante de l’économie à l’échelle mondiale serait responsable de la structure
sociale en sablier que l’on observe dans certaines « villes globales » comme New York,
Londres ou Tokyo 18 . Dans ces métropoles, la croissance et la concentration des activités de
service liées à la globalisation, aussi appelées « tertiaire global »19 , tendraient à en remodeler
le spectre social avec une sur-représentation des catégories sociales supérieures liées à ces
activités et une sur-représentation des catégories sociales les plus modestes au service des

16
Parizot I., Chauvin P., Firdion J-M., Paugam S., Les mégapoles face au défi des nouvelles inégalités, Paris,
Flammarion Médecine-Sciences, 2002.
17
Dont Marco Oberti donne la définition suivante : « la relégation urbaine repose sur la concentration dans des
espaces urbains spécifiques (la périphérie des plus grandes métropoles et le centre des villes de vieille
industrialisation et des ports) de catégories, ou plutôt de situations et d’expériences sociales, dont l’exclusion
par le non-accès au travail et parfois l’origine étrangère, constitue le cœur » (Oberti, 1996b, p. 246).
18
La ville globale représentant selon Sassen un nouveau type historique de ville, distincte des autres métropoles
tant par sa structure économique spécifique que par la structure sociale et spatiale résultante (Préteceille, 1995b,
p. 35).
19
Parmi lesquelles on trouve : les firmes liées aux marchés financiers et au commerce international, les sièges
sociaux et centres de décision des firmes multinationales, les services avancés à ces entreprises (informatique,
télécommunication, audit, comptabilité, droit international, organisation, formation, etc.) (Preteceille, 1995a).

19
premières. Suite à la diminution du nombre d’emploi les concernant dans les villes globales,
les catégories moyennes seraient en déclin. Si le modèle de la ville globale offre un cadre
conceptuel d’une grande richesse pour penser les effets de la globalisation économique sur les
inégalités au niveau national ou local, il convient cependant de l’utiliser avec prudence et
recul. Musterd et al. (2002) notent ainsi que si le modèle s’applique effectivement à certaines
métropoles européennes, il ne peut expliquer les mouvements similaires de bouleversement de
la structure socio-spatiale observés dans d’autres villes moins connectées à l’économie
mondiale comme Rotterdam, Hambourg ou Milan. Appliqué au cas de la métropole
parisienne et à la région Ile-de-France, ce schéma ne semble pas entièrement satisfaisant
(Preteceille, 1995b). Le tertiaire global ne représente encore qu’une part minoritaire de
l’économie de la région et s’il est vrai que la part des catégories supérieures augmente dans la
population régionale, l’augmentation de celle du nouveau prolétariat tertiaire prévue par le
modèle n’est pas foudroyante. De plus, contrairement à la situation caractéristique des villes
globales, la part des catégories moyennes tend dans la métropole parisienne à s’accroître,
même si l’augmentation reste de faible amplitude. En ce qui concerne la polarisation spatiale
à proprement parler, elle ne concernerait, dans Paris, que les espaces urbains qui étaient déjà
les plus polarisés par la concentration des plus riches et des plus pauvres respectivement.

D’autres mécanismes sont donc à l’œuvre derrière le mouvement actuel de


fragmentation des espaces, urbains notamment. Puisant à la fois dans le registre des
déterminants économiques et sociologiques, William Julius Wilson apporte un éclairage à la
question de la relégation urbaine à partir du modèle théorique de l’« underclass » et de
l’expérience particulière du ghetto noir américain. La théorie qu’il développe à propos du
maintien et du renfermement du ghetto noir repose en effet sur la prise en compte de deux
mécanismes s’auto-entretenant sous la forme d’un véritable cercle vicieux (Wilson, 1987).
D’une part, il note l’influence des restructurations économiques qui font disparaître les
emplois industriels qui concernaient (ou auraient pu concerner) une frange importante de la
population noire du ghetto. D’autre part, l’auteur mentionne la mobilité ascendante des
classes moyennes noires s’accompagnant de leur mobilité résidentielle, qui les amène à se
séparer des groupes les plus pauvres et à réduire ainsi tant les ressources matérielles que
culturelles et politiques de la communauté du ghetto (Preteceille, 1995a).

Enfin, mais la liste n’est pas close, certains mécanismes conduisant à la relégation
urbaine procèdent de processus d’ordre plus sociologique ou politique et sont d’ailleurs plus

20
familiers aux sociologues. Ce sont ceux que l’on rattache habituellement au concept de
ségrégation, entendue à la fois comme fait social de mise à distance et comme séparation
physique entre les individus et les groupes sociaux (Grafmeyer, 1994a, 1996). Là encore
quelques précautions sont nécessaires pour un usage adéquat d’une notion définie comme
multiforme, qui se révèle sensible aux contextes historiques comme aux modes intellectuelles
et qui est à la fois catégorie d’analyse et catégorie pratique, prénotion lourde d’implicites et
instrument de mesure, objet de discussion entre spécialistes et enjeu de débat public, etc.
(Grafmeyer, 1994a, 1996). L’une des premières précautions consiste à tenir compte du
contexte dans lequel le terme est appliqué. En effet, son appréhension divergera fortement
entre le cas de sociétés où la séparation physique des groupes est instituée et autoritairement
préservée comme principe fondateur de l’organisation sociale, et celui de sociétés comme la
nôtre, dominées par des valeurs d’égalité. Dans le premier cas, le terme se rapporte à un
principe fondateur de l’organisation sociale quand dans le second, il est entouré de
connotations péjoratives renvoyant implicitement à la norme (ou à l’idéal) d’un monde
meilleur où triompherait au contraire la mixité, l’assimilation, l’intégration, etc. (Grafmeyer,
1996). Pourtant, y compris dans le contexte qui nous est le plus familier, le caractère
dommageable de la ségrégation ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté des
chercheurs, certains pointant les avantages liés à l’existence d’un environnement social
homogène pour les catégories populaires et pour les populations immigrées 20 .

Classiquement, la ségrégation traduit un déséquilibre dans la composition de certains


territoires, le plus souvent repéré sous l’angle résidentiel. Elle est souvent associée à la
question de la distance aux équipements et services offerts par la ville, ce qui induit l’emploi
préférentiel du terme pour qualifier la situation des catégories sociales les plus modestes, par
opposition aux situations d’« entre-soi » choisies des catégories supérieures. Les causes de la
ségrégation sont multiples et les processus qui la produisent agissent la plupart du temps de
concert. Schématiquement on peut retenir, à la suite de Thomas Schelling 21 et de Yves
Grafmeyer 22 , plusieurs modes d’enchaînement causal qui diffèrent par les catégories d’acteurs
responsables et les intentions de ceux-ci. La ségrégation résidentielle peut ainsi se comprendre
comme le résultat collectif émergeant de la combinaison de comportements individuels

20
Voir notamment Simon P., « La politique de la ville contre la ségrégation ou l’idéal d’une ville sans
divisions », in Les Annales de la Recherche Urbaine, n°68-69, 1995a, pp. 26-33.
21
Schelling T., La tyrannie des petites décisions, Paris, PUF, 1980 (New York, 1978)
22
Grafmeyer Y., « Regards sociologiques sur la ségrégation », in Brun J., Rhein C. (eds), La Ségrégation dans la
ville, Paris, L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 1994, p. 85-117

21
discriminatoires, visant à rechercher la compagnie de ses semblables ou plutôt à éviter celle
des dissemblables. En elles- mêmes, ces perceptions discriminatoires n’alimentent pas
forcément un désir de ségrégation. Ainsi, pour le choix du logement comme pour les
stratégies scolaires, la ségrégation découle le plus souvent de simples « exigences
minimales » dont le jeu combiné aboutit à des situations ségrégatives qui n’étaient pourtant
pas recherchées. La ségrégation peut par contre être le fruit d’actions individuelles ou
collectives, visant cette fois délibérément la séparation spatiale, ce qui peut être légal ou non
suivant le contexte. Enfin, en dehors de toute intentionnalité, la ségrégation peut n’être qu’un
effet résultant des inégalités sociales. Il en est ainsi dans une certaine mesure, des choix
résidentiels, en grande partie contraints par l’aspect économique.

La ségrégation est souvent repérée à l’échelle de la ville et au sein de la ville, à


l’échelle des quartiers. Cependant, l’analyse localisée des phénomènes invite aussi à préciser
cette approche. Dans bien des cas en effet, au sein de quartiers a priori mixtes, la répartition
des populations dans les immeubles conduit à un véritable phénomène de «ségrégation par
cages d’escalier » (Avenel, 2002, Oberti, 1995).

C’est notamment pour contrer ce morcellement du territoire et tenter d’enrayer la


relégation spatiale que diverses mesures et politiques publiques ont été instaurées dans la
plupart des pays industrialisés, dont la France à partir des années 70. Sans entrer dans les
détails historiques de la Politique de la Ville en France 23 , notons simplement que dans une
optique visant avant tout au traitement des lieux (Donzelot, Mével et Wyvekens, 2003), les
diverses procédures mises en place au cours des trente dernières années ont du recourir au
repérage et au zonage des territoires jugés prioritaires vis à vis de l’intervention publique. Sur
ces territoires ensuite, ont pu être appliquées diverses mesures entrant dans un cadre de
« discrimination positive territoriale »24 .

Pourtant si l’objectif de lutte contre la ségrégation est parfois clairement affiché par les
différentes politiques qui s’attachent au traitement des territoires prioritaires (voir par exemple

23
On trouvera pour cela une synthèse dans notre mémoire complémentaire de DEA portant sur les critères de
différenciation des quartiers prioritaires de la Politique de la Ville.
24
Le terme est ainsi présent dans le discours tenu par François Mitterrand à Bron en 1990, qui fera passer la
politique de la ville d’un ensemble d’expérimentations locales à un véritable objet national (Estebe, 2001).

22
l’introduction au texte de la Loi d’Orientation pour la Ville de 1991 25 ), les différentes mesures
et outils utilisés ne sont pas sans effets pervers. La politique d’attribution des logements
sociaux, agissant directement sur la composition sociale des quartiers, est ainsi depuis
longtemps, un intense objet d’interrogations et de débats (Oberti, 1995). De la même manière,
les aid es destinées à la mise en valeur des centres villes ont conduit à aggraver le processus de
ségrégation socio-spatiale par la restructuration sociodémographique des quartiers populaires
et la densification des catégories aux faibles ressources économiques dans les quartiers
d’habitat social périphérique (Tabard, 1993). La responsabilité de l’Etat est ici en cause
puisque, comme le rappelle Patrick Simon, « l’Etat s’emploie à moderniser le parc de
logements et à rationaliser l’organisation spatiale, il devient comptable de la répartition des
groupes sociaux dans l’espace. » (Simon, 1995a, p. 29).
En dehors de la seule question du logement, l’inventaire des mesures destinées à
améliorer la situation globale des espaces les plus en difficulté (ou plus exactement que les
pouvoirs publics considèrent comme prioritaires) et les zonages successifs nécessaires en
amont à la mise en place d’une politique territorialisée, ont pu conduire par effet de
« labelling », à une stigmatisation accrue des espaces et de leurs habitants. Ainsi pour Marco
Oberti, « la focalisation et la superposition des programmes sociaux sur ces espaces urbains
à la dérive conduisent à les stigmatiser encore plus. […] Des quartiers se sont ainsi retrouvés
catalogués et étiquetés comme quartiers difficiles, amplifiant le départ des catégories sociales
ayant encore les ressources pour le faire et ne supportant plus ce stigmate ». (Oberti, 2002, p
241) La lutte contre la ségrégation urbaine a donc parfois conduit à une accentuation de celle-
ci.

Si la ségrégation a été appréhendée de multiples manières par les différents auteurs et les
différentes disciplines s’intéressant au phénomène, elle prend, dans le cadre de notre étude,
tout son sens une fois rapportée à la question de l’identité des territoires comme des individus.
En effet, tout à la fois support de la vie sociale, mais aussi enjeu et outil de différenciation,
l’espace peut être appréhendé de manière féconde par le biais du lien particulier qui l’unit aux
différents groupes sociaux. C’est ce que nous allons présenter dans le deuxième chapitre de
cette partie introductive.

25
« Afin de mettre en œuvre le droit à la ville, les communes [etc.] assurent à tous les habitants des villes des
conditions de vie et d’habitat favorisant la cohésion sociale et de nature d’éviter ou de faire disparaître les
phénomènes de ségrégation. Cette politique doit permettre d’insérer chaque quartier dans la ville et d’assurer
dans chaque agglomération la coexistence des diverses catégories sociales. » LOV, J.O. du 19 juillet 1991.

23
2. De la relation entre territoire et identité

« Ce que les individus sont, ils le doivent, pour une part, aux espaces où ils ont vécu et
où ils vivent » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1986, p. 63-64). Par cette formule d’apparence un
peu lapidaire, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot indiquent clairement ce qu’il en est,
pour la sociologie, de la relation entre espace et socialisation26 et partant, entre espace et
identité. La sociologie n’est d’ailleurs pas la seule des sciences humaines à s’intéresser à cette
relation ; les ethnologues ont ainsi montré depuis les premiers travaux portant sur les sociétés
dites «exotiques »27 que la relation à l’espace peut être considérée comme universellement
garante de la particularité des identités (Lévy et Ségaud, 1983). C’est d’ailleurs précisément
cette dimension liée à l’identité et à la culture (entendue dans son sens ethnologique de mode
de vie) qui semble différencier les deux notions proches d’espace et de territoire. La nuance
sémantique non négligeable entre les deux notions est bien explicitée par les géographes 28 ,
pour qui « le territoire est à l’espace ce que la conscience de classe est à la classe : quelque
chose que l’on intègre comme partie de soi, et que l’on est donc prêt à défendre » (Brunet et
al., 1992). Pour les sociologues en revanche, la différence entre les deux concepts semble
beaucoup plus floue comme l’atteste la définition donnée par un récent dictionnaire de
sociolo gie 29 où le mot territoire transparaît comme un vague synonyme du concept d’espace,
et comme en témoignent les nombreux travaux dans lesquels les deux termes sont utilisés
indifféremment. Pour plus de clarté, nous retiendrons donc que le territoire peut être considéré
selon au moins deux perspectives.
La première renvoie aux cadres liés à l’action publique et à la représentation politique,
le territoire étant perçu comme un espace sur lequel s’exerce un pouvoir politique qui produit
un découpage de l’espace en territoires, à des fins de gestion et d’administration locale. Par
exemple, dans le cas précis de notre étude, il s’agira des territoires prioritaires de la Politique
de la Ville.
La seconde perspective envisage le territoire de façon plus diffuse et moins
institutionnalisée, se rapportant alors aux multiples formes de particularisation et

26
Entendue comme « processus par lequel les individus intériorisent, codes, normes et valeurs d’une société »
(Akoun, 1999, p 481)
27
On pense notamment, en ce qui concerne le rapport à l’espace, à ceux de Mauss sur les sociétés Eskimos
(1904), de Malinowski sur les Mélanésiens (1933) ou encore de Lévi-Strauss sur les indiens Bororo (1936)
28
Pour un exposé clair sur la question, voir notamment: Di Méo G., « De l’espace subjectif à l’espace objectif :
l’itinéraire du labyrinthe », in L’espace géographique, n°4, 1990-1991, pp. 359-373
29
Akoun A. Ansart P. Dictionnaire de Sociologie, Paris, Le Robert/Seuil, 1999

24
d’appropriation de l’espace (Alphandery, 2004). Dans ce cadre, on peut considérer le territoire
comme « un espace approprié. Approprié se lit dans les deux sens : propre à soi et propre à
quelque chose » (Brunet, 1990, p. 23). Il convient cependant de ne pas trop individualiser
cette relation qui traduit une reconnaissance collective d’une appartenance commune à
l’espace, loin de nous enfermer dans un rapport uniquement personnel avec celui-ci (Di Méo,
1991). En ce sens, « le primat est bien placé sur le groupe, son existence est nécessaire à la
territorialité » (Piolle, 1991), à tel point que pour cet auteur, faute d’un groupe qui porte dans
ses pratiques, ses rites, sa mémoire ou ses projets l’appropriation d’un espace, il ne peut y
avoir de construction sociale de l’espace (de proximité).

La dimension identitaire du territoire semble être un invariant historique et


sociologique, le territoire représentant un espace de mobilisation de ressources et un vecteur
d’identité pour toutes les couches sociales (Bidou-Zachariasen, 1997). Cependant, à l’heure
de la «crise des identités » (Dubar, 2000), quand les formes traditionnelles d’identification
des individus (travail, religion, famille, territoire) déclinent sans que les nouvelles formes en
recomposition aient encore réussi à s’imposer, la place occupée par le territoire dans la
construction identitaire des individus et des groupes devient plus ambiguë. Le développement
de la mobilité spatiale par exemple, transforme le rapport à l’espace et aux lieux (Roch,
1998). La multilocalisation des individus participe de l’individualisation des rapports à
l’espace (Hilal et Sencebé, 2003) et brouille le schéma classique d’identification au territoire.
Elle en vient finalement à perturber l’idée même de territoire ; on se rapprocherait alors des
« non- lieux » décrits par Marc Augé comme des espaces d’anonymat avec lesquels l’individu
n’entretient qu’une relation contractuelle et éphémère (Augé, 1992).

Malgré cela, notamment parce que la mobilité spatiale (pour ne parler que d’elle) ne
s’oppose pas à l’ancrage (Bacqué et Sintomer, 2002, Authier, 2002) et qu’elle n’est pas une
pratique accessible à tous (Roch, 1998, Hilal et Sencebé, 2003), nous allons voir que le
territoire doit encore être considéré comme un vecteur identitaire non négligeable. Ceci est
vrai en particulier pour certaines catégories sociales et de ce fait, la prise en compte du rapport
au territoire peut s’avérer féconde dans une analyse portant sur le cumul des inégalités et les
processus de ruptures sociales. A la suite de quelques auteurs, nous espérons le démontrer.
Pour cela, il convient en premier lieu de préciser ce que nous entendrons par « identité » et
« vecteur identitaire » notamment.

25
A. Petite mise au point sur la notion d’identité

Au delà du concept générique, équivoque et finalement difficilement utilisable


d’« identité », nous serons amenés dans le cadre de ce travail, à distinguer après beaucoup
d’autres, deux concepts, fruits d’un métissage entre les apports de la sociologie et de la
psychologie sociale. Ces deux notions, décrites par Ronald Laing dans son ouvrage Soi et les
autres, paru pour la première fois en 1959, sont d’une part « l’être-pour-soi », c’est-à-dire une
identité qui conduit la personne à se définir dans son état actuel et personnel et d’autre part,
l’« être-pour-autrui » (Laing, 1971, p. 193), identité attribuée qui conduit à interpréter, à
révéler les représentations, les manières dont est perçu l’autre ainsi que ses attentes. Nous
verrons ainsi toute l’importance qu’il y a à distinguer ces deux types d’identité et le conflit qui
peut naître entre elles deux, dans l’analyse des procédés de stigmatisation et de leurs effets sur
le groupe stigmatique.

De la même manière, bien que Claude Dubar parmi d’autres nous rappelle à juste titre
que les formes identitaires rigides héritées de la dichotomie classique Communauté / Société
chère à Ferdinand Tönnies sont à présent dépassées dans le cadre de la modernité (Dubar,
2000), nous verrons qu’il peut être important, dans le cas du lien entre identité et territoire, de
considérer la question des identités sous un angle collectif, dans la lignée des modèles Nous /
Eux de Richard Hoggart (Hoggart, 1970) et Nous / Je de Norbert Elias (Elias, 1991a, Elias et
Scotson, 1997).

Enfin, tout en tenant compte des critiques apportées par certains auteurs sur le sujet 30 ,
nous aborderons aussi la question de l’« identité des lieux » ou « identité locale », telle qu’on
l’entend lorsque l’on parle par exemple, pour l’un des quartiers sur lesquels porte notre étude,
d’identité « bellevilloise » (Simon, 1994, 1995b, 1997). L’identité locale participe en effet à
l’élaboration de l’« identité pour soi », comme de l’« identité pour autrui » et peut conduire à
(ou nécessite suivant les points de vue) l’élaboration d’une identité collective.

30
Voir notamment Piolle X., « Proximité géographique et lien social, de nouvelles formes de territorialité ? », in
L’Espace Géographique, n°4, 1991, pp. 349-358 ou Genestier P., « Le sortilège du quartier : quand le lieu est
censé faire lien. Cadre cognitif et catégorie d’action politique », in Annales de la Recherche Urbaine, n°82,
1999, pp. 142-153.

26
Par « vecteur identitaire » nous entendons les sphères d’appartenance des individus au
sein desquelles se forge l’identité. Parmi elles, on compte notamment mais pas seulement, les
grandes institutions classiques de la socialisation, sources traditionnelles d’identification,
comme la famille, le travail ou dans le cas précis de ce travail, le territoire.

B. Les territoires de l’identité

Dans la mesure où le territoire, de résidence notamment, peut être considéré comme un


des lieux privilégiés de l’expérience et de l’échange social, il est clair que l’identité pour soi,
comme l’identité pour autrui, se forgent en partie dans ce cadre. De la région à la nation, les
différentes échelles territoriales semblent mobilisées dans les processus de construction
identitaire, avec un accent particulier mis sur celles qui disposent d’une dimension historique.
La question des identités régionales ou nationales est ainsi une question classique des sciences
sociales à l’exploration de laquelle, l’ethnologie notamment a largement contribué. C’est aussi
une question sensible qui a parfois connu des orientations funestes lorsque le territoire s’est
vu doté d’une valeur substantielle comme dans les théories du Lebensraum (espace vital),
reprises par l’idéologie nazie, subordonnant le sol au sang, et dont Hervé Le Bras donne une
description utile dans son petit ouvrage Le sol et le sang31 . Nous aborderons donc cette
question du lien entre territoire et identité en étant conscients des enjeux qu’elle soulève. Dans
le cadre de cet exposé, nous nous limiterons à deux échelles territoriales pertinentes pour
notre étude : le logement et le quartier.

Le plus petit territoire pour l’homme, celui du logement, de par sa configuration et les
usages qui en sont faits, est à la fois un témoin et un vecteur de l’identité des personnes qui
l’habitent. Le verbe « habiter » est d’ailleurs riche de sens quand on considère qu’il désigne à
la fois le fait, plutôt neutre, de résider dans un lieu et celui de le remplir d’une présence. Dans
une optique de différenciation sociale, l’habitat joue traditionnellement un rôle important, en
tant que pratique distinctive, même s’il est vrai que le mouvement actuel tend plus à
l’homogénéisation des modes d’habiter. En ce sens, pour reprendre l’expression de Jean
Pierre Lévy et Claire Lévy-Vroelant, « loin d’être une simple adresse, le domicile, ou mieux
la domus, est une projection plus ou moins satisfaisante des individus qui y demeurent »

31
Le Bras H., Le sol et le sang, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, coll. Monde en cours, 1994

27
(Lévy et Lévy-Vroelant, 2001, p 76). Les analyses classiques de Richard Hoggart (Hoggart,
1970), Michel Verret (Verret, 1995) ou encore Colette Pétonnet (Pétonnet, 1979, 2002) sur les
modes d’habiter des classes populaires renseignent ainsi, dans la mesure où l’on admet
généralement une déclinaison du rapport au logement selon un axe privé/public et
intérieur/extérieur (Haumont, 2001), sur les caractéristiques culturelles et partant sur certaines
des dimensions de l’identité de ces catégories sociales. La répétition des analyses dans le
temps témoigne aussi de l’évolution de ces catégories sociales et de leurs pratiques comme en
rend compte l’ouvrage d’Olivier Schwartz (Schwartz, 1991) qui décrit un rapport au logement
des ouvriers assez différent de celui que présentaient les trois auteurs précités.
Le rapport au logement évolue au fil du spectre social depuis un modèle populaire et
ouvrier de l’intériorisation, qui serait caractérisé aujourd’hui, si l’on suit Jean Pierre Lévy et
Claire Lévy-Vroelant, par une forte coupure entre privé et public 32 , entre espaces et rôles des
hommes et des femmes, entre professionnel et domestique, jusqu’au modèle caractérisant les
pratiques des cadres supérieurs urbanisés, situé du côté de l’extériorisation et des modes
collectifs de socialisation (Lévy et Lévy-Vroelant, 2001, p. 76).

Au-delà du logement, le territoire représenté par le quartier entretient lui aussi un


rapport étroit avec la problématique de l’identité. Pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-
Charlot, il ne fait pas de doute que les processus de formation de l’identité sociale s’appuient
sur la structuration de l’espace urbain et que « l’identité se construit dans le quartier et [que]
l’on perd un peu de son identité à vivre dans un quartier qui n’est pas le sien » (Pinçon et
Pinçon-Charlot, 1986, p. 61). Les connexions entre quartier et identité ont souvent partie liée
avec l’histoire, certains territoires urbains s’inscrivant dans une histoire longue qui se devine
encore parfois aujourd’hui dans la topographie des lieux et qui se lit plus directement via les
noms de rue 33 . Les anciens villages ruraux annexés à Paris au milieu du XIXième siècle comme
Belleville et Saint Blaise sur lesquels nous avons enquêtés sont de ceux- là. Dans un article tiré
de sa thèse sur le quartier de Belleville, Patrick Simon décrit bien à ce propos l’importance de
la dimension historique dans la construction du « mythe de Belleville » à la base de l’identité
du quartier (Simon, 1995b).

32
Ce qui s’oppose aux analyses de Hoggart, Verret ou Pétonnet, témoignant ainsi des mutations qu’ont connu les
catégories populaires au cours des 50 dernières années.
33
Le quartier de Belleville est révélateur en cela avec des noms de rue rappelant tant son aspect physique d’antan
(rue des cascades, rue de la mare, etc.), que les activités qu’il abritait alors (rue de la ferme de Savy, rue du
pressoir, etc.).

28
L’histoire des lieux34 est aussi, nous l’avons déjà évoqué, celle des politiques
publiques qui en a parfois défini les contours. Par leurs interventions, les pouvoirs publics
prennent en effet une part active dans la construction sociale du quartier en tant que territoire.
Ceci se fait parfois de manière non désirée comme lorsque les zonages conduisent à la
stigmatisation des quartiers repérés. Cependant, la construction sociale (politique) du quartier
est parfois aussi intentionnelle, lorsque les mesures instaurées misent explicitement sur
l’identification au quartier de leurs clientèles-cibles et quand elles s’appliquent à favoriser la
valorisation d’une identité territoriale de quartier (Dansereau et Germain, 2002). C’est ainsi,
par des allers-retours constants entre les découpages officiels (c’est à dire la parole politique
qui reconnaît le quartier) et les représentations (c’est à dire l’appropriation par les habitants de
ses frontières symboliques), que se joue parfois l’existence effective des quartiers (Blondiaux,
1999, cité par Neveu 2004). Existence il est vrai fragile, quand l’« esprit de quartier » ne
repose que sur quelques animateurs bénévoles ou professionnels (Piolle, 1991) et que la
croyance en la « territorialité »35 est démesurée (Genestier, 1999).
Le développement d’une identité de quartier et son appropriation par les habitants est
le fruit d’une alchimie complexe et finalement assez mal connue. Elle semble liée en effet tout
à la fois à l’histoire, au regard porté sur le quartier par le monde extérieur, à la configuration
des lieux et à leur composition sociale. Ce dernier point en particulier est sujet à débat entre
les tenants de la mixité et leurs opposants. Depuis les échecs du projet urbanistique des années
70 relatés notamment par le célèbre article de Jean Claude Chamboredon et Madeleine
Lemaire 36 , certains tendent en effet à penser que « la construction de l’identité sociale dans
l’espace de résidence[…] sur le mode du « cela va de soi », sans contradictions, ni conflits,
n’est possible que dans la mesure où le social incorporé se trouve en harmonie avec l’espace
urbain » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1986).

34
Ce terme pouvant être entendu dans ce cas précis, dans le sens anthropologique qu’en donne Marc Augé (qu’il
oppose aux « non-lieux »), c’est à dire comme constructions concrètes et symboliques de l’espace, d’échelle
variable, justement caractérisés par trois dimensions : les lieux anthropologiques sont identitaires, relationnels et
historiques (Augé, 1992, op. cit. p 68-69)
35
Entendue comme la capacité d’un lieu à être un territoire supposé constitutif d’une identité collective
(Genestier, 1999)
36
Chamboredon J.C., Lemaire M., «Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur
peuplement », in Revue Française de Sociologie, XI, 1970, p. 3-33.

29
C’était le cas notamment des quartiers ouvriers traditionnels 37 , tels qu’on pouvait les
rencontrer jusqu’au milieu du siècle dernier, du moins tant que la notion de lutte des classes et
de classe ouvrière avait encore un sens. La littérature sociologique et ethnographique regorge
de descriptions monographiques de tels quartiers 38 et malgré la provenance géographique
variée de ces travaux et les contextes culturels différents des pays dans lesquels se situent les
quartiers décrits, ce corpus d’observations partage de nombreuses analyses. Le quartier
ouvrier y est ainsi décrit comme une unité sociale et spatiale proche de la définition du
village, dans lequel les familles ouvrières sont profondément enracinées, y partageant des
conditions de vie difficiles, mais aussi des formes de solidarité et une culture spécifique
(Bacqué et Sintomer, 2002). La culture commune est structurée par l’opposition entre le
« eux » et le « nous » décrits par Hoggart (Hoggart, 1957), qui renvoie, sur le mode spatial, à
un « ici » et un « là-bas ». La sociabilité y est décrite comme dense, les formes d’entraide sont
multiples et développées, elles alimentent un sentiment d’appartenance locale qui repose sur
l’existence de valeurs communes, d’aspirations collectives et d’une condition sociale
affirmée, lesquelles sont reprises par un projet politique. L’expérience politique des
municipalités ouvrières, dont la banlieue rouge, en France, est emblématique, illustre ainsi
directement, à travers la construction d’une contre-société, une articulation particulière entre
identité sociale et politique et rapport au territoire (Bacqué et Sintomer, 2002). Dans ces
travaux, l’enracinement local est présenté comme un patrimoine du groupe ouvrier et comme
une ressource commune. Les termes ouvriers et populaires sont alors utilisés de manière
équivalente du fait de la prédominance du groupe ouvrier dans les couches populaires.

Cependant, cette expérience politique, sociale et résidentielle des quartiers ouvriers et


des villes ouvrières en particulier, qui a représenté « l’un des rares moments où un groupe
dominé a pu prendre le contrôle d’un territoire politiquement, spatialement et socialement »
(Bacqué et Sintomer, 2001, p 222), semble pour de nombreux observateurs, définitivement
appartenir au passé. En fait, le déclin du quartier ouvrier était déjà amorcé à l’époque où des

37
Etant donnée la nature de notre terrain d’enquête, nous prenons le parti de n’aborder ici que le cas des
quartiers dits « populaires », en n’oubliant pas que la relation entre identité et territoire a aussi été abordée de
manière pointue dans le cas des quartiers « bourgeois », cf. notamment Pinçon M. et Pinçon-Charlot M., Dans
les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989.
38
Voir notamment pour la situation en Angleterre : Hoggart R. La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970
(Londres, 1957) et Young M. Willmott P., Le village dans la ville, Paris, CCI, 1983 (Londres, 1957). Pour la
situation aux Etats Unis : Whyte W.F., Street Corner Society: la structure sociale d’un quartier italo-américain,
Paris, La Découverte, 2002 (Chicago, 1943) et Gans H. The Urban Villagers : Group and Class Life of Italian-
American, New York, The Free Press, 1962. Pour la situation française : Coing H., Rénovation urbaine et
changement social, Paris, Les éditions ouvrières, 1966 et Verret M., L’espace ouvrier, Paris, L’Harmattan, 1995

30
auteurs comme Henry Coing (Coing, 1966) en analysaient le s spécificités. La crise
économique sur laquelle se sont ouvertes les années 70, les changements sociaux qui l’ont
accompagnée et la modernisation urbaine, ont peu à peu conduit à l’émergence, en lieu et
place de certains quartiers populaires, des territoires dans lesquels se concentrent les
difficultés et qui n’ont plus grand chose en commun avec l’image qu’en donnaient les
analystes du quartier ouvrier traditionnel.

Dans ce contexte, deux questions se posent alors assez logiquement : l’une porte sur la
pertinence de la dimension territoriale et du territoire local de résidence en particulier en tant
que vecteur identitaire, l’autre porte sur les effets des évolutions des territoires qui abritaient
traditionnellement les classes populaires au regard de la problématique de l’identité.

C. Entre ancrage et mobilité, « le territoire dans les turbulences » 39 ?

Au sein d’un courant de recherche centrant ses réflexions sur la crise des identités et
sur le développement de nouvelles formes identitaires, certains chercheurs s’interrogent plus
précisément sur le devenir des territoires et du rapport au territoire des individus dans un
contexte mondialisé (Augé, 1992, Maffessoli, 2003, Veltz, 2002). S’inscrivant pour la plupart
dans cette problématique générale, de nomb reux travaux témoignent ainsi de l’accroissement
observé depuis quelques années des phénomènes de mobilité, tant résidentielle que
quotidienne. Permise par le développement des moyens et outils de communication modernes,
parfois imposée par la structure du marché de l’emploi, et le plus souvent socialement
valorisée (Rémy, 1996, Ramadier, 2002, Sencebé, 2004), la mobilité semble transformer
fondamentalement les rapports entretenus par les hommes avec l’espace. L’individu ne vivant
plus au centre d’un territoire bien délimité mais étant à présent pluricentré (Remy, 1996), il
dispose d’une palette de territoires a priori substituables entre eux et développerait à leur
égard un rapport plus fonctionnel (Beauchard, 1999) ou plus stratégique (Bourdin, 1996).
Dans ce cadre, le territoire ne serait alors plus un support d’identification, mais un substrat sur
lequel se dérouleraient les activités humaines, et la labilité des ancrages conduirait à une
« déterritorialisation des groupes sociaux » dont les relations plus réticulaires seraient sans
grand rapport d’identification avec un espace géographique précis (Hilal et Sencebé, 2003).

39
Le titre est repris d’un ouvrage de Roger Brunet : Brunet R., Le territoire dans les turbulences, Montpellier,
Reclus, 1990

31
Cette mutation des rapports à l’espace sous l’effet du développement des mobilités
doit cependant être fortement nuancée. En effet, bien que « démocratisée » par l’accès pour le
plus grand nombre aux biens de consommation de masse comme la voiture ou l’ordinateur,
cette pratique spatiale reste fortement dépendante outre de l’âge et de la santé, du potentiel
financier et culturel des individus (Remy et Voyé, 1992). Ainsi, même si certains y voient un
agent de «dilution du social » permettant d’échapper aux repères sociaux habituels (Roch,
1998), d’autres considèrent que « aujourd’hui comme hier, la mobilité n’efface pas la
distance sociale » (Bacqué et Sintomer, 2002, p 39). En fait, ce comportement spatial agit
comme un véritable « opérateur de hiérarchie sociale » (Hilal et Sencebé, 2003), qui peut
certes créer de nouveaux axes de clivages à l’intérieur des catégories sociales, mais qui
reproduit fortement la hiérarchie sociale antérieure. Encore aujourd’hui, ce sont bien les
hommes des catégories sociales élevées qui se déplacent le plus, alors qu’à l’opposé, on
retrouve les sédentaires auprès des personnes âgées issues des catégories sociales les plus
démunies (Ramadier, 2002). La mobilité constitue en fait un nouveau champ des inégalités
sociales comme en témoigne le « droit à la ville » réclamé par certains (Behar, 1990), en
référence à un célèbre ouvrage d’Henri Lefèbvre. Une inégalité d’autant plus durement
ressentie que dans ce contexte, l’enracinement n’est plus considéré comme « un patrimoine du
groupe ouvrier » ou une ressource commune (Bacqué et Sintomer, 2002) mais comme un
attribut spécifique des populations précarisées décrites alors comme «captives » (Ramadier,
2002), pour qui l’ancrage territorial serait devenu un refuge plus qu’une ressource (Bacqué et
Sintomer, 2002).
Pourtant, la deuxième nuance à apporter à notre exposé initial sur les effets plus ou
moins fantasmatiques de la mobilité, concerne justement le rapport entre mobilité et ancrage.
Longtemps analysée suivant une dichotomie opposant nomades et sédentaires, la mobilité
spatiale s’avère cependant plus complexe, l’ancrage ne s’opposant pas forcément à la mobilité
(Bacqué et Sintomer, 2002, Authier et al., 2001, Authier, 2002, Sencebé, 2004). Yannick
Sencebé décrit ainsi dans une typologie des rapports au territoire, différentes configurations
associant sédentarité et mobilité qui engagent la dimension identitaire, les lieux étant plus ou
moins équivalents et substituables suivant les types et renvoyant à des appartenances
différentes (identité généalogique, identité sociale, etc.) (Sencebé, 2004). Il semble ainsi que
la mobilité n’efface pas l’appartenance locale et que l’ancrage dans le quartier et la mobilité
urbaine, loin de constituer des modes opposés d’habiter, fonctionnent en fait de pair (Authier,
2002). Sur le plan des identités locales, Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer sont pour leur
part catégoriques : « ce processus ne conduit pas à la dissolution des identités spatiales et

32
peut même, dans certains cas, les renforcer » (Bacqué et Sintomer, 2002, p 42). Il n’en reste
pas moins que pour certaines catégories sociales l’ancrage ne se conjugue que très rarement
avec la mobilité.

Pour ces catégories sociales dominées, privées de mobilité tant sociale que spatiale et
qui subissent de plein fouet la « crise des identités » (Dubar 2000), le territoire semble jouer
dans certains cas, le rôle d’une véritable « bouée identitaire ». Ainsi, pour Catherine Bidou-
Zachariasen, « à une époque où l’identification sociale passe moins qu’auparavant par la
sphère du travail et la culture de classe, l’espace résidentiel constitue, souvent pour les
couches populaires, l’ultime vecteur identitaire, l’ultime domaine à partir duquel elles sont en
mesure de mobiliser quelques ressources (matérielles, sociales, symboliques) » (Bidou-
Zachariasen, 1997, p. 106). En suivant la même hypothèse, plusieurs auteurs (Dubet et
Lapeyronnie, 1992, Avenel, 2000, Lepoutre 2000) insistent sur l’importance du territoire dans
la construction identitaire des plus jeunes représentants de ces catégories sociales. Dans leur
étude sur les Quartiers d’exil 40 , François Dubet et Didier Lapeyronnie notent ainsi que le
territoire, quartier ou immeuble, constitue pour les groupes de jeunes auprès de qui ils
enquêtent, un espace protecteur représentant « la principale ressource sociale, quand ni
l’école, ni le travail ne construisent d’identification suffisamment fortes ». Pour ces jeunes, le
territoire procède d’abord « de cette appartenance forcée, souvent stigmatisante, qu’ils
s’approprient car c’est la seule identification dont ils disposent » (Dubet et Lapeyronnie,
1992, p 184). Un récent programme de recherche européen portant sur les dimensions
spatiales de l’exclusion sociale (URBEX) s’étant intéressé pour le cas français à la situation
de deux quartiers de la proche banlieue parisienne (Bas Montreuil et Cité des 4000), abonde
aussi dans ce sens en concluant très récemment, que « l’identité collective positive d’un
quartier offre un registre de réassurance des identités sociales des plus démunis » (Palomares
et Simon, 2002, p 8). Mais tous les quartiers ne sont justement pas égaux quand il s’agit
d’offrir à leurs habitants une surface identitaire positive. Si les quartiers ouvriers traditionnels
semblaient riches de ce type de ressources, qu’en est- il aujourd’hui des quartiers abritant les
catégories sociales les plus modestes ?

40
Dubet F. et Lapeyronnie D., Les quartiers d'exil, Paris, Le Seuil, 1992

33
D. Peut-on encore parler de « quartiers populaires » ?

Pour qualifier les quartiers en difficulté des grands centres urbains, peut-on encore
parler de quartiers populaires ? 41 Derrière cette question se cachent en fait au moins deux
interrogations. La première que nous avons déjà partiellement abordée, porte sur l’échelle
spatiale représentée par le quartier et sur sa pertinence actuelle au regard de la dimension
spatiale des pratiques sociales, des sociabilités, des solidarités et plus globalement de
l’identité (Piolle, 1991, Ascher, 1998, Genestier, 1999, Neveu, 2004). La seconde quant à elle,
s’interroge plus particulièrement sur le qualificatif « populaire » dans le sens où il était
considéré dans les travaux précédemment évoqués : le quartier populaire se caractérisait alors
par l’articulation d’une identité sociale, d’un ancrage local et (au moins dans les municipalités
ouvrières) d’un rapport au politique (Bacqué et Sintomer, 2002) qui se traduisaient par le
développement de solidarités concrètes et réelles. La question est donc de savoir si les
évolutions successives des espaces urbains, tant sur le plan de l’urbanisme que de la
composition sociologique, ont parfois permis de conserver ce type d’articulation et s’ils
constituent toujours des ressources pour l’identité des catégories populaires.

Les nombreux travaux portant sur cette question remarquent qu’y compris au sein des
territoires les plus en difficulté dont ceux repérés par les politiques de la ville, tous les
territoires n’ont pas une capacité identique à offrir les moyens d’une identification positive à
leurs habitants, à se constituer comme ressource identitaire. La composition démographique
des quartiers et les problèmes sociaux spécifiques qui leur sont liés expliquent pour partie
cette moindre capacité, mais d’autres dimensions interviennent aussi : la topographie des lieux
et l’architecture, la dotation en commerces et services, la présence des pouvoirs publics,
l’histoire des lieux, etc.
Sur le plan de la méthode, ces travaux distinguent en fait classiquement deux types de
territoires ayant en commun d’accueillir les catégories les plus modestes du corps social et de
connaître de ce fait les mêmes problèmes liés à la précarité des conditions d’existence de ces
populations. Passées les ressemblances, ces territoires se différencient aussi sur de nombreux
points, dont l’existence ou non d’un sentiment d’appartenance locale liée à celle d’une
identité de quartier. Ces deux types sont les quartiers anciens de centre- ville et les quartiers de

41
Nous empruntons ce titre à l’article de Marie -Helène Bacqué et Yves Sintomer : Bacqué M.H., Sintomer Y.,
“Peut-on encore parler de quartiers populaires”, in Espaces et Sociétés, n°108-109, 2002, pp. 29-45

34
grands ensembles, la plupart du temps localisés en périphérie des villes (Bidou- Zachariasen,
1997, Villechaise-Dupont, 2000, Musterd et al., 2002). Parmi les quartiers qui composent
notre échantillon, nous verrons que l’on peut procéder à une partition similaire.

Les centres anciens dégradés

Le premier type de territoires correspond, pour le présenter de manière un peu


schématique, à d’anciens quartiers populaires de centre ville n’ayant pas encore fait, ou alors
partiellement, l’objet de programmes de rénovation urbaine. Leur description peut se
rapprocher de celle que donne Monique Sélim d’un ancien quartier industriel passé au courant
du XXième siècle du statut de quartier ouvrier associant localement habitat et production à
celui de quartier d’habitat dégradé dévolu principalement à une population en majeure partie
non insérée dans la production (Sélim, 1982). Dans certains cas, du fait de leur localisation
privilégiée dans la ville et de leur cachet historique, les quartiers anciens de centre ville font
aussi l’objet de programme de rénovation qui peuvent ambitionner soit le départ des anciens
habitants, soit (en tous cas à moyen terme) choisir le maintien sur place de tout ou partie de
ceux-ci. La situation des quartiers étudiés par Catherine Bidou- Zachariasen et Anne
Villechaise-Dupont, s’apparente à ce dernier cas de figure puisque la rénovation
s’accompagne effectivement de l’arrivée de nouveaux habitants de catégories sociales plus
élevées, mais sans que le départ des anciens habitants ne soit pour autant massif. Cette mixité
sociale s’accompagne d’une revalorisation de l’identité ouvrière à laquelle les nouveaux
arrivant participent largement (Simon, 1995b, Villechaise-Dupont, 2000). Qui plus est, dans
le cas décrit par Catherine Bidou-Zachariasen, la rénovation conservant l’aspect physique du
quartier, elle permet une évolution en douceur et positive de la situation des anciens
habitants : « la double continuité morphologique et sociale a permis que se perpétuent, en
partie, les rapports sociaux antérieurs, cependant que le quartier, modernisé matériellement
et ouvert à de nouveaux équilibres sociologiques, semble avoir offert aux habitants la
possibilité de mobiliser les ressources adéquates à une amélioration de leur condition »
(Bidou- Zachariasen, 1997, p. 108). Les quartiers de centre ancien se caractérisent donc le plus
souvent (dans la littérature tout au moins) par une identité territoriale positive que les
nouveaux arrivants contribuent à entretenir et qui, s’ils en sont parfois dépossédés, permet
cependant aux anciens habitants une revalorisation de leur statut.

35
Les quartiers de grands ensembles

Le cas des quartiers de grands ensembles étudiés par ces mêmes auteurs est décrit
comme tout autre. La plupart du temps localisés hors des villes, enclavés, ces quartiers à
l’histoire récente correspondent aux projets urbanistiques des années 60-70. La situation de
ces territoires monofonctionnels, uniquement orientés vers l’habitat, peut s’analyser en
suivant Catherine Bidou-Zachariasen, comme résultant de la crise d’un certain type de
territoire : celui de « l’espace résidentiel fordiste », qui paraît aujourd’hui en décalage avec les
besoins des populations y résidant et avec leur situation économique 42 . Par construction,
l’appropriation de ces quartiers de grands ensembles par leurs habitants est difficile, alors
même que les catégories sociales qu’ils abritent sont plus dépendantes et demandeuses que
d’autres d’une adéquation culturelle avec leur territoire de résidence. L’accumulation des
problèmes sociaux que l’on observe dans ces territoires peut certes se comprendre par les
difficultés socioéconomiques de leurs habitants, mais doit aussi être envisagée comme la
conséquence d’un tissu social anomique, anomie qui se sera constituée aussi par les
caractéristiques historiques et territoriales, et par la difficulté d’y mobiliser des ressources
(Bidou- Zachariasen, 1997). Par ailleurs, ces quartiers sont marqués par une quasi-absence de
mixité sociale 43 , le mouvement étant en effet ici inverse au cas précédent puisque les
catégories les plus favorisées tendent à quitter ces quartiers en difficulté, alimentant encore la
logique de l’enfermement.
En raison notamment de ces grandes caractéristiques (morphologie des lieux, absence
d’histoire locale, cumul des difficultés sociales, homogénéité sociale, etc.), les quartiers de
grands ensembles se caractérisent la plupart du temps par une absence d’identité collective
chez leurs habitants (Villechaise, 1997), certaines catégories faisant cependant figure
d’exception comme les adolescents qui sont « les seuls habitants du grand ensemble à
pouvoir retirer un quelconque profit symbolique de leur appartenance à ces lieux »
(Lepoutre, 2001, p 65).

42
Rappelons que dans une lecture régulationniste de la question, l’habitat fordiste devait, dans une conjoncture
générale de croissance et de mobilité sociale, permettre de structurer les pratiques autour notamment de la
consommation de masse avec un modèle dominant organisé autour de l’automobile et des biens domestiques
durables, en fonctionnant comme espace d’acculturation à la vie moderne (Bidou-Zachariasen, 1995, 1997).
43
La vision développée ici est très schématique, Anne Villechaise montre ainsi que derrière l’apparente
homogénéité, le quartier de grands ensembles qu’elle étudie dispose lui aussi de ses «riches » et de ses
« pauvres » (Villechaise, 1997)

36
E. La disqualification spatiale et ses conséquences sur les territoires
et leurs habitants

L’expression «disqualification spatiale » que nous utiliserons ici fait écho à ce que
Serge Paugam nomme la « disqualification sociale » 44 et qu’il définit comme la : « logique de
la désignation et de l’étiquetage et de ses effets sur le plan identitaire » (Paugam, 2000a, p.
25). En effet, la « disqualification spatiale » est bien un processus aux causalités multiples qui
conduit à la désignation et à l’étiquetage de certains territoires, ce qui a des effets sur
l’identité des territoires considérés, et potentiellement on l’aura compris, sur l’identité des
personnes qui y résident. Ce processus renvoie aussi à la question du stigmate et des procédés
de stigmatisation tels qu’ils ont été analysés en son temps par Erving Goffman45 , et que nous
appliquons ici à un objet socio-spatial.

Des causes de la disqualification spatiale…

Parmi les multiples moteurs de la disqualification spatiale, le présent exposé a déjà


abordé ceux liés aux divers mécanismes de ségrégation spatiale et aux potentiels effets
pervers des politiques publiques se donnant pourtant comme maître mot la « requalification »
des territoires en difficulté. La littérature sociologique nous renseigne aussi sur d’autres
sources de disqualification spatiale. Norbert Elias et John L. Scotson, dans leur ouvrage
Logique s de l’exclusion46 , abordent en effet la question de la stigmatisation entre groupes
sociaux proches du point de vue de la situation socioéconomique mais différents du point de
vue de leur quartier de résidence. Parmi la panoplie des outils de discrimination que les
auteurs dévoilent, la présentation des groupes en terme d’identité locale tient une place
importante. En effet, le groupe dominant (les « established ») qualifie son propre quartier de
« village » avec tous les attributs positifs que l’on range habituellement derrière ce terme,
tandis qu’il désigne la zone occupée par le groupe dominé (les « outsiders ») de
« lotissement ». L’emploi de ce terme péjoratif qui renvoie à l’idée d’un ordre social local
supposé défaillant, à une moindre cohésion sociale, permet au groupe des « established » de

44
Paugam S. La disqualification sociale, Paris, PUF, coll Quadrige, 2000 (1° ed. 1991)
45
Goffman E. Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1975, 1° ed.
1963
46
Elias N., Scotson J.L., Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, coll. Agora, 1997, 1° ed. Londres, 1965

37
se construire, par différence, une image positive de lui même. On est ici proche des sources du
racisme ordinaire décrites notamment par Michel Wieviorka (Wieviorka, 1991).
Qu’il s’agisse des «commérages discriminatoires » dont parlent Elias et Scotson ou
des mécanismes plus généraux de stigmatisation par l’intervention publique, ces phénomènes
ont en commun une extériorité de position du groupe ou de l’institution exerçant le regard
stigmatisant et renvoient au contrôle traditionnellement faible que les classes populaires
exercent sur les représentations de leur espace social (Simon, 1995a).

Les causes de la disqualification spatiale ne suivent cependant pas toujours ce schéma


d’extériorité. Ainsi, l’étude menée par Serge Paugam à la Cité du Point-du-Jour, tend aussi à
montrer que la constitution et le maintien d’une identité locale négative peut avoir une origine
interne au quartier. Serge Paugam précise ainsi : « d’une façon générale, les locataires
participent aussi à la construction de l’image négative de la Cité. Ils ne sont pas des
« victimes » passives de ce processus et leur propre conscience est souvent du côté de ceux
qui les placent sur le banc des accusés » (Paugam, 2000a, p 174). Dans ce cas comme dans
les autres cependant, la stigmatisation est toujours synonyme d’absence d’identité collective
qui pourrait agir comme une ressource opposable au stigmate. L’absence d’identité collective
dans les territoires disqualifiés doit donc être considérée tout à la fois comme une cause et
comme une conséquence des processus de stigmatisation.

… aux conséquences du stigmate

Pour comprendre à présent les conséquences de cette attribution d’un préjugé social
par autrui qu’est le stigmate, il convient de revenir à la double dimension de l’identité que
nous avons évoquée au début de ce chapitre et que Goffman développe aussi dans son
ouvrage. Goffman attribue en effet à chaque individu deux types d’identité, une identité dite
sociale, correspondant à son « moi projeté » sur les autres et une identité individuelle,
correspondant à sa singularité biographique (Goffman, 1975). Ces deux types d’identité se
rapprochent de ce que l’on a défini plus haut comme « être-pour-autrui » et « être-pour-soi ».
L’identité sociale répond ainsi aux attentes qui sont habituellement adressées à l’individu, à
partir des attributs qui lui sont typiquement reconnus. L’identité individuelle, quant à elle,
n’est théoriquement accessible qu’à un nombre réduit de partenaires intimes (ce en quoi
d’ailleurs, elle est encore sociale). Pour Goffman, le stigmate correspond à la perturbation des
attentes adressées à l’acteur social par l’une des caractéristiques de son identité personnelle,

38
qui conduit à un déclassement plus ou moins sévère. En ce sens le stigmate, par essence
relationnel, correspond à une véritable « cassure entre soi et ce que l’on exige de soi », à une
impossibilité d’unifier de façon harmonieuse la particularité de son individualité et les attentes
des autres. De ce fait, les tentatives de contournement du stigmate que peuvent mettre en
œuvre un individu ou un groupe stigmatisé peuvent se comprendre comme un travail de
réunification de ces deux images de soi.
Connaissant les liens étroits unissant l’identité des territoires et celle des individus y
résidant, ces quelques éléments permettent d’éclairer à présent les conséquences du stigmate
spatial pour les personnes et les groupes résidant dans des territoires stigmatisés ainsi que les
différentes stratégies qu’ils mettent parfois en œuvre pour en amoindrir les effets. Aux côtés
des analyses classiques de Norbert Elias et des travaux de Serge Paugam déjà cités, de
nombreuses études de nature sociologique ont abordé la question de la gestion du stigmate
spatial (Gruel, 1985, Dubet et Lapeyronnie, 1992, Avenel, 2000, Villechaise, 1997,
Villechaise-Dupont, 2000, Lepoutre, 2001). Notre analyse s’appuiera donc sur les conclusions
convergentes dégagées par ces différents auteurs, mais comme pour l’ensemble du travail de
DEA produit dans un cadre pluridisciplinaire, nous emprunterons aussi à d’autres disciplines
comme l’épidémiologie sociale pour apporter un éclairage complémentaire sur la question.

Les conséquences de l’appartenance à un quartier stigmatisé sur la trajectoire sociale


des individus est plus qu’une hypothèse de recherche. De nombreuses études qualitatives ont
déjà conclu que « l’appartenance stigmatisée au quartier démultiplie les conséquences
pénalisantes sur le marché de l’emploi, mais aussi dans le domaine des loisirs, de la vie
sociale en général, et au bout du compte quand on veut être quelqu’un de ?normal? »
(Avenel, 2000, p. 152). De leur côté, les travaux quantitatifs pointus visant à rendre compte
du poids du handicap lié à l’appartenance territoriale ont déjà apporté la preuve, aux Etats
Unis tout du moins, de l’existence d’un « effet de territoire » expliquant, toutes choses égales
par ailleurs 47 , les différences observées dans les comportements et les trajectoires des
résidants de quartiers stigmatisés 48 .

47
Ou de manière plus juste et réaliste : « toutes les variables prises en compte par le chercheur et introduites
dans le modèle statistique étant contrôlées », ce qui n’est pas, convenons le, tout à fait la même chose.
48
Pour un aperçu global de l’avancée des recherche sur la question aux Etats Unis, voir notamment Marpsat M.,
« La modélisation des « effets de quartier » aux Etats Unis. Une revue des travaux récents », in Population,
n°54(2), 1999, pp. 303-330

39
Pour ce qui est des travaux français, les résultats sont moins probants mais des
chercheurs ont tout de même mis récemment en évidence un « effet Zone Urbaine Sensible »
sur la durée du chômage qui est, toutes choses égales par ailleurs, plus longue dans ces
territoires que dans d’autres territoires non marqués institutionnellement (Choffel, 2002).
Maryse Marpsat et Raphaël Laurent avaient quant à eux mis en évidence l’existence d’un
« effet adresse » expliquant la moindre réussite dans la recherche d’emploi des jeunes habitant
les quartiers prioritaires de la politique de la ville, mais la force de cet effet restait néanmoins
inférieure à celles de la nationalité et de l’origine géographique (Marpsat et Laurent, 1997).
Nous reviendrons dans le cours de ce document, plus en détail sur ce type d’études
quantitatives.

Face au stigmate supporté par un territoire et à la menace de son transfert sur soi, l’une
des réactions les plus évidentes pour ceux qui le peuvent est la fuite 49 . Par contrecoup, celle-ci
est par ailleurs responsable de l’aggravation de la situation du territoire en question, due à la
perte de ses éléments les moins fragiles, et à un renforcement de la stigmatisation. De tels
phénomènes ont été repérés dans de nombreux territoires en difficulté et ils constituent même,
pour W.J. Wilson, l’une des causes principales du renfermement inéluctable du ghetto noir
américain (Wilson, 1987). La fuite peut parfois ne pas se concrétiser par un départ effectif
mais repose sur l’assurance de la possibilité de quitter le territoire au moment désiré et sur
l’existence d’une vie sociale largement extérieure au quartier, comme dans le cas typique des
étudiants ou des jeunes salariés, pour qui la localisation résidentielle résulte d’un choix
économique que l’on espère transitoire et réversible (Villechaise-Dupont, 2000, Dubet, 1997).
On peut néanmoins analyser cette réaction sous l’angle de la fuite dans le sens où le rapport
au quartier est uniquement instrumental et où les pratiques sociales se déroulent quasi-
intégralement hors de son périmètre. Au niveau du discours, sur lequel on va revenir, ce cas
de figure n’est nullement incompatible avec la revendication d’une appartenance locale
positive.

Pour la situation de ceux qui n’ont pas les ressources, économiques et/ou culturelles,
permettant la mise à distance du quartier et qui restent ainsi captifs de celui-ci, le facteur

49
Notons cependant que tout comme le territoire ne constitue pas un vecteur identitaire d’importance égale pour
tous les individus et les groupes sociaux, le stigmate ne concerne pas tous les habitants des quartiers disqualifiés.

40
aggravant que représente l’image négative de l’espace de résidence est facile à imaginer et
bien décrit par la littérature. Un des grands acquis de la sociologie et des analyses des
processus de stigmatisation aura d’ailleurs été de montrer ce qu’Elias résume ainsi : « Faites à
un groupe une mauvaise réputation et il aura tendance à s’y conformer » (Elias et Scotson,
1997, p 52). La stigmatisation peut opérer ainsi sur les stigmatisés en les amenant à
intérioriser l’image qui leur est renvoyée d’eux, voire à s’y conformer dans leurs
comportements. Dans le cas des « outsiders » décrits par Elias et Scotson, l’intériorisation de
l’image imposée par les « established » amène les premiers à devenir les asociaux et les quasi-
délinquants que leurs voisins veulent voire en eux. L’image collective négative finit par être
littéralement incorporée par ceux qui en sont les victimes et qui, dégradés symboliquement
par le quartier stigmatisé, le dégradent symboliquement en retour (Bourdieu, 1993).

Pour ceux parmi les captifs qui peuvent résister à cette intériorisation du stigmate, un
choix reste à faire entre deux options : soit opérer une « distanciation idéologique à l’égard
du groupe stigmatique », soit intégrer « symboliquement le groupe, ce qui présuppose sa
revalorisation culturelle, non seulement vis à vis de l’extérieur, mais aussi du point de vue de
la relation entre chaque sujet et l’ingroup » (Gruel, 1985, p 447). L’une comme l’autre des
options entend résoudre le conflit existant entre l’« être pour soi » et l’« être pour autrui ».

La première option va notamment se concrétiser par une mise à distance du groupe


stigmatique qui passe, quand la mise à distance physique n’est pas possible, par un
rétrécissement du réseau social tendant à se centrer de plus en plus sur la famille et le foyer :
« Beaucoup dans cet environnement qu’ils n’ont pas choisi, cherchent à échapper à un
voisinage « forcé » et se retirent presque complètement du jeu social du quartier. Pour
certains, cet isolement est le prix à payer pour préserver sa personnalité et sa subjectivité, au
milieu de ce qui est perçu comme une décadence générale » (Villechaise-Dupont, 2000, p
363). La cellule familiale devient un lieu-ressource privilégié, qui s’oppose au milieu
environnant et qui constitue l’espace d’une identité légitime et d’une dignité reconquise.

Par la coupure d’avec le milieu environnant, c’est la recréation de différences qui est
aussi recherchée, le couple Eux/Nous caractérisant l’unité revendiquée du quartier ouvrier
traditionnel se décomposant alors en une série de clivages et de classements internes au
territoire. La tentative visant à échapper aux éclaboussures individuelles du stigmate collectif
(Villechaise, 1997) peut alors s’accompagner d’un rejet catégorique de la cité et de ses

41
habitants et d’un report ou du détournement du stigmate sur un voisinage rendu responsable
de la déchéance collective. La figure de l’étranger opère alors souvent comme « pôle
stigmatique de substitution » pour reprendre les mots de Gérard Althabe (cité par Gruel,
1985). Le détournement vers l’autre qui diffère de soi seulement par la nationalité ou par
l’ancienneté dans le quartier (Elias et Scotson, 1997) peut être considéré comme une « autre
façon, opérante et dérisoire à la fois, de recréer une parcelle de différence positive en
position d’extrême disqualification sociale » (Gruel, 1985, p 438). En adoptant une position
d’observateurs critiques de la situation de leur quartier, les habitants peuvent ainsi se
soustraire en partie à l’assignation dans cet environnement. L’enjeu et ici de convaincre et de
se convaincre que l’on n’est pas pareil que ces gens là (Villechaise, 1997, p 358-359).

Ni vraiment rejet, ni vraiment intégration au groupe stigmatique, un autre mécanisme


de contournement du stigmate consiste en son retournement. Louis Gruel en donne plusieurs
exemples, tous ont en commun une négation du stigmate et la recréation par l’imaginaire
d’une situation sociale plus acceptable. L’enjeu est ici de se convaincre et de convaincre que
l’on n’est pas ce que l’ont dit ou pense de nous.

L’intégration avec le groupe stigmatique est parfois une stratégie plus ou moins
imposée. Ainsi, David Lepoutre qui a analysé pendant plusieurs années le mode de vie de
jeunes adolescents de la cité des 4000 à la Courneuve, précise que « la jeunesse faisant
souvent figure de point de cristallisation des conflits et des problèmes du grand ensemble, ses
membres se trouvent être les porteurs privilégiés du stigmate spatial. De plus, les adolescents
sont profondément inscrits dans les lieux pour y avoir passé l’essentiel de leur existence ; il
leur faut par conséquent assumer pleinement l’image de la cité » (Lepoutre, 2001, p 47).
Dans le cas précis de ces adolescents, l’auteur repère trois modes de gestion du stigmate
spatial : la dénégation, la neutralisation par l’humour, le détachement ou l’ironie et enfin, plus
rarement l’acceptation et la revendication de l’image négative.
Pour les adultes étudiés notamment par Louis Gruel, l’intégration au groupe se
manifeste, sur le plan de la rhétorique comme sur celui des pratiques concrètes, par la mise en
place de parades protectrices (Gruel, 1985), opposant à l’image infamante pesant sur le
territoire des pratiques valorisantes comme le don, la protection ou l’hospitalité.

Enfin, un dernier mode de gestion du stigmate, le plus rare, est représenté par le
retournement collectif. Par celui-ci, le groupe donne à voir une image valorisée du territoire

42
qui n’est plus, dans le cas précis de la cité d’urgence que décrit Louis Gruel, présentée
« comme une ?cité de sauvages? mais comme une ?grande famille? ou un ?petit village? où
règne la familiarité, l’entraide, la ?bonne franquette? et où en cas de malheur ?on est tous
main dans la main? » (Gruel, 1985, p 442). Le discrédit est retourné contre les collectifs HLM
d’où proviennent par ailleurs les propos discriminatoires. Il est certes difficile de cerner
derrière le mythe résidentiel ainsi élaboré, la part de réalité et d’imaginaire, toujours est-il que
le retournement collectif agit en quelque sorte comme « la clé de voûte d’une société
minimale » (Gruel, 1985), même s’il s’agit d’un privilège précaire.

Pour conclure sur la question du stigmate spatial et de sa gestion par les habitants
concernés, nous mentionnerons une étude menée récemment en Suède auprès de jeunes
résidents de quartiers stigmatisés par une équipe d’épidémiologistes de l’université de
Malmö 50 . Les auteurs se sont penchés sur la dimension symbolique de l’exclusion socio-
spatiale via l’analyse des discours 51 sur les lieux tenus par leurs enquêtés. Face au discours
stigmatisant qualifié ici d’ « hégémonique » (hegemonic), les pratiques discursives des jeunes
enquêtés révèlent tout à la fois une action de réarrangement du discours stigmatisant et des
éléments de résistance symbolique à celui-ci.
Une typologie comportant quatre stratégies discursives a émergé de l’enquête,
organisée suivant deux dimensions : la dimension collective et la dimension individuelle du
discours d’une part et son caractère défensif ou offensif d’autre part.

50
P.B. Castro, E. Lindbladh , “Place, discourse and vulnerability—a qualitative study of young adults living in a
Swedish urban poverty zone”, Health & Place, n° 10, 2004, pp. 259– 272
51
entendus comme constructions sociales

43
FIGURE 2 : QUATRE STRATEGIES DE GESTION DU STIGMATE SPATIAL ET LEURS DISCOURS
ASSOCIES
(Sources : P.B. Castro, E. Lindbladh , “Place, discourse and vulnerability—a qualitative study of young adults
living in a Swedish urban poverty zone”, Health & Place, n° 10, 2004, pp. 259–272)

La stratégie de l’identification rend compte de l’appropriation par la personne de


l’identité du quartier et se caractérise par une appartenance locale (sense of place) proche de
l’appartenance de classe relevée dans les quartiers ouvrier traditionnels. Le voisinage comme
la famille sont mis en avant, mais la dimension du «Nous » reste vague et est globalement
moins élaborée que ne l’est celle du « Eux ». Le stigmate est parfois détourné sur d’autres
habitants du même lieu, les immigrés ou les gitans par exemple considérés comme une
menace pesant sur le quartier et sur ses « vrais » habitants. Le discours n’est pas exempt de
contradiction avec d’un côté un aspect défensif minimisant les problèmes du quartier et de
l’autre une description de certaines zones comme extrêmement dangereuses et effrayantes.
L’oscillation entre maximisation et minimisation des problèmes est caractéristique du
discours de type identification. Il articule un fort sentiment d’appartenance avec la conscience
des problèmes touchant le quartier.

La stratégie de glorification se rapproche de celle du retournement que l’on a évoquée


plus haut, dans le sens où elle consiste à transformer un stigmate en attribut positif, en une
ressource. La rudesse de l’environnement est considérée par les jeunes enquêtés tenant ce type
de propos comme une expérience enrichissante. L’importance quantitative de la population
immigrée est perçue de manière positive et le voisinage est qualifié de « communauté

44
internationale ». Le sentiment d’appartenance n’est plus lié à un voisinage de semblables
mais au contraire à cette communauté cosmopolite, avec une tendance à la constitution d’une
dichotomie Eux/Nous à base ethnique. C’est donc une manière offensive de gérer le stigmate
spatial. Comme chez les adolescents décrits par David Lepoutre, le sens du territoire est
important et le marquage et la défense de celui-ci sont de véritables préoccupations. Et tout
comme le montre Cyprien Avenel, ce discours de la glorification est celui de jeunes
adolescents et s’efface avec l’âge et la multiplication des expériences, puisque la formation de
l’individu nécessite un renoncement au collectif d’origine dans la mesure où, pour s’en sortir
socialement, il faut s’isoler personnellement (Avenel, 2000, p 152).

Le troisième discours est celui de la normalisation (ou relativisation), dans le sens où


les problèmes sociaux du quartier sont systématiquement mis en relation avec une dimension
sociale plus générale. Par ce fait, les problèmes sont symboliquement atténués car perçus
comme communs et certains faits spécifiques sont mêmes généralisés à l’ensemble du
territoire de manière quelque peu exagérée. En fait, ce discours traduit plus sûrement un
horizon social et spatial limité aux seuls quartiers en difficulté, la référence aux quartiers aisés
étant inexistante. Par le replacement des problèmes spécifiques du quartier dans un contexte
sociétal, ce type de discours tend à contrer l’image stigmatisante, mais dans le même temps il
dénote un aveuglement social (social blindness) qui tend à méconnaître la réalité de la
géographie sociale réelle de la ville. Aucune dimension collective n’est ici mise en avant,
aucun sens du « Nous » ne transparaît. Le discours ne traduit pas de réel sentiment
d’appartenance au quartier et est marqué par un manque de projection dans le futur, fait
qu’avait aussi remarqué Catherine Bidou-Zachariasen auprès de la population des anciens
habitants du quartier en rénovation de type centre ancien, relogés en cités HLM (Bidou-
Zachariasen, 1997).

Enfin le discours de type détachement représente un moyen de déconnecter l’identité


individuelle de celle associée à l’environnement disqualifié. C’est celui du détournement du
stigmate dont nous avons déjà parlé et qui consiste à acquiescer au portrait dressé par le
regard stigmatisant, en rejetant le quartier et toute appartenance à celui-ci. De la part de jeunes
ayant passé leur vie dans ce quartier, ce discours est celui de l’aliénation des origines et du
déni d’une part essentielle de leur propre histoire personnelle. Le discours tend à marquer la
différence de celui qui le tient d’avec les habitants du quartier qui sont par ailleurs tenus à
distance au quotidien. C’est une manière offensive de se détacher du milieu stigmatisé qui

45
peut s’accompagner d’un souhait de départ effectif du quartier, conduisant à rechercher à
l’extérieur les réseaux de sociabilité. En ce sens, c’est une solution individuelle. Cependant,
pour ceux qui n’ont pas les ressources pour fuir le quartier, ce type de distanciation vis à vis
du contexte stigmatisant est particulièrement fragile : il n’y a ni sentiment d’appartenance, ni
possibilité de sortie et de changement.

46
3. Territoires et souffrance psychologique

Au cours des chapitres précédents, nous avons vu quelques- unes des conséquences
individuelles de la disqualification spatiale. Quand l’identité stigmatisante d’un territoire
surpasse les capacités de résistance collective et tend à déteindre sur l’identité des personnes
qui l’habitent, il devient de plus en plus difficile pour elles d’« unifier de façon harmonieuse »
(Goffman, 1975) les deux dimensions de leur identité que nous avons définies comme
l’« identité pour soi » et l’« identité pour autrui ». Si à la suite du géographe Antoine Bailly,
nous acceptons la définition suivante du bien être : « rapport à la conscience, rapport à la
société, rapport à l’espace, le bien-être est une notion qui fait appel à la fois aux analyses
individuelles et collectives. Il nous renvoie à la totalité des relations entre la société, les
hommes et le milieu » (Bailly, 1981), il est possible de conclure que le territoire stigmatisé
peut constituer un danger pour le bien être des individus comme pour celui des groupes
sociaux.
L’intérêt marqué par l’épidémiologie 52 pour la problématique du rapport à l’espace, dont
nous venons de donner un exemple, est loin d’être sans rapport avec les fondements de cette
discipline. Au sein de celle-ci et plus précisément parmi les tenants de l’épidémiologie
sociale, se sont développés depuis quelques années, plusieurs courants de recherche
s’intéressant au lien entre santé et territoire et plus particulièrement au rapport entre le
territoire et la santé. Dans une revue de la littérature sur la question du lien entre territoire et
santé, Curtis et Jones (1998) (cités par Popay et al., 2003), isolent trois cadres théoriques
principaux dans lesquels s’inscrivent la plupart des recherches tentant d’appréhender cette
relation. Bien que différents et non exclusifs, tous ont en commun une hypothèse implicite :
celle d’un lien causal entre le territoire et la santé.
Le premier de ces cadres met en avant la distribution géographique et la diffusion des
risques physiques et biologiques et suggère un lien direct entre l’exposition aux risques
environnementaux et les problèmes de santé. Nous pourrions y inclure les travaux portant sur
le lien entre l’architecture ou l’aménagement de l’espace et la santé, tendant à montrer que
l’agencement des lieux et la présence d’ouvertures et d’espaces verts notamment, ont un effet
tant sur la santé mentale que physique (Jackson, 2003)

52
« Etude des rapports existant entre les maladies ou tout autre phénomène biologique, et divers facteurs (mode
de vie, milieu ambiant ou social, particularités individuelles) susceptibles d’exercer une influence sur leur
fréquence, leur distribution, leur évolution » Le Petit Robert, 2000.

47
Le deuxième cadre s’appuie sur le rôle attribué au territoire dans le développement et le
modelage des relations sociales. Il s’appuie sur l’hypothèse d’un lien indirect entre santé et
territoire via le réseau social, de nature plus psychologique et/ou comportementale que
physique ou matérielle. C’est ici plus la dimension sociale que physiq ue de l’espace qui est
prise en compte.
Enfin, le troisième cadre théorique recensé par les deux auteurs s’aventure plus loin
encore dans la dimension psychologique mais aussi sociologique du lien entre les individus et
les territoires, puisqu’il insiste sur l’importance du ressenti subjectif au travers de la notion de
« sense of place » (Gesler, 1992).

Dans le cadre de notre travail de DEA, seuls les deux derniers cadres théoriques vont
nous intéresser. Nous allons donc à présent les discuter en commençant par le dernier,
déclinaison et suite logique du chapitre précédent.

A. Rapport au territoire, santé mentale et bien être

Avec l’élaboration du concept de « therapeutic landscapes » en 1992, W.M. Gessler a


réalisé un de ces rapprochements interdisciplinaires fructueux qui ouvrent de nouveaux
horizons de recherche 53 . En effet, en introduisant dans la problématique classique des travaux
de géographie de la santé certains des apports de la géographie culturelle, l’auteur a mis sur
pied un cadre théorique permettant d’analyser le lien entre territoire et santé sous l’angle du
rapport entretenu par les individus avec leur territoire (sense of place). Cette approche qui
considère le territoire comme une construction et une représentation sociale et qui relie
l’appréhension de celle-ci par l’individu à son bien être, s’avère en fait très proche du but que
nous poursuivons dans le cadre de ce DEA et des concepts que nous emploierons en parlant
d’« image des lieux » et d’« images de soi ».

Parmi les nombreuses études s’inscrivant dans ce cadre, celle réalisée par Anne Sooman
et Sally Macintyre à Glasgow en 1995, est intéressante à relever. Utilisant de nombreux
indicateurs relatifs à la perception des lieux par les individus y résidant (réputation, sentiment
d’insécurité, dotation en équipements, satisfaction, etc.), les deux auteurs ont ainsi montré que

53
Gessler W.M., « Therapeutic landscapes : Medical issues in light of new cultural geography. in Social Science
& Medicine, 44(5), 1995, p. 657-671.

48
plus que le territoire en lui même 54 , c’est l’appréhension qu’en ont les individus qui explique
l’occurrence de troubles psychologiques comme l’anxiété, lorsque l’on contrôle dans un
modèle de régression les variables liées au sexe, à la classe sociale et au numéro de cohorte
(Sooman et Macintyre, 1995)55 . Dans le but de vérifier la robustesse de leurs résultas, ces
auteurs ont montré que l’appréciation des lieux par les individus y résidant n’était pas
uniquement liée à leur état psychologique, comme on aurait pu s’y attendre. En effet, ils
constatent aussi des différences d’appréciation suivant les quartiers considérés, chez les
personnes non affectées de troubles psycho logiques comme l’anxiété ou la dépression56 . Ce
résultat leur suggère que l’appréciation des lieux par les individus y résidant serait associée de
manière indépendante avec les caractéristiques des lieux. Vis à vis de l’hypothèse « d’attrition
des préférences » développée par les économistes, considérant que les attentes et désirs envers
soi ou autrui diminuent quand la précarité augmente 57 , les auteurs mettent effectivement en
garde contre le risque d’un biais dû à cette perception différentielle suivant les quartiers (de
statuts socioéconomiques différents). Mais quoiqu’il en soit, celle-ci irait, nous semble-t- il,
dans le sens de leurs conclusions en « surévaluant » la qualité des espaces les plus dégradés.
Dans une même optique, Emmanuelle Tulle-Winton a montré lors d’une étude menée
sur d’autres quartiers disqualifiés de Glasgow en 1993, qu’une fois les aspects proprement
individuels et biographiques contrôlés (liés aux données démographiques, à la santé,
psychologique notamment et à la situation sociale), les personnes percevant leur voisinage
comme inhospitalier tendent à se situer significativement plus bas que les autres sur une
échelle de bien-être (General Well-Being Index) (Tulle-Winton, 1997).

Un concept nous semble particulièrement intéressant au regard du travail dans lequel


nous sommes engagés : celui d’« ontological fit » développé par Jennie Popay et al. dans un
article paru en 2003 et que les auteurs définissent comme la capacité des personnes à
(re)construire une identité positive bien qu’elles vivent dans ce qu’eux et la société en général
considèrent comme un territoire inapproprié (improper place) 58 . L’étude relatée dans cet

54
dont l’effet sur les variables de santé et de bien-être investiguées disparaît en analyse multivariée
55
La dépression, significativement corrélée à l’indicateur composite d’appréhension du quartier en analyse
univariée, ne l’est plus en analyse mutlivariée.
56
Ce résultat est d’une importance majeure pour notre étude, nous aurons l’occasion d’y revenir.
57
proche en cela de certaines analyses de Pierre Bourdieu sur les implications de la notion d’habitus : « Comme
les dispositions perceptives [l’habitus] tendent à être ajustées à la position, les agents, même les plus
désavantagés, tendent à percevoir le monde comme allant de soi et à l’accepter beaucoup plus largement qu’on
ne pourrait l’imaginer, spécialement lorsque l’on regarde avec l’œil social d’un dominant la situation des
dominés ». (Bourdieu, 1987, p 155)
58
On doit noter une certaine proximité avec la notion de « résilience » très utilisée dans ce genre de travaux.

49
article s’interroge sur la notion de « proper place » (territoire approprié pour reprendre les
mots de Roger Brunet) et sur les dimensions normatives de l’espace en lien avec la santé.
Prenant appui sur un travail plus ancien (Popay et al., 1998), les auteurs posent l’hypothèse
que la signification que les personnes donnent de leurs expériences spatiales et la façon dont
celles-ci interagissent avec les conditions matérielles pour donner forme aux actions sociales
(pour le dire plus vite : leur rapport au territoire), constitue une nouvelle clé de
compréhension du processus aux causalités multiples qui aboutit aux inégalités de santé.
L’étude comportant à la fois une enquête quantitative et une enquête qualitative se déroule
dans deux villes du Nord Ouest de l’Angleterre, au sein desquelles sont choisis deux quartiers,
l’un favorisé, l’autre plutôt défavorisé.
Les résultats d’une première analyse qualitative permettent d’identifier trois thèmes
normatifs (normative themes) valables pour les quatre quartiers et reprenant ce qui, aux yeux
des personnes interrogées, définit un territoire agréable/approprié (proper place). Trois
dimensions résumées dans le tableau ci-dessous ressortent de l’analyse : les caractéristiques et
comportements des personnes résidant dans le quartier, la dotation en équipements et les
ressources disponibles dans le quartier et l’existence d’un sentiment d’appartenance (sense of
belonging) au quartier.

“The physical dimensions of


“Proper people make proper “Ontological identity and
places that make a proper
places” proper places”
place”

- Sécurité, des rues


- Qualité des relations - Sentir une proximité et une
notamment
sociales de voisinage, affinité avec les autres
- Présence des aménités
support social, etc. personnes vivant dans le
nécessaires
- Confiance et respect entre même lieu
- Centralité
les personnes - Adéquation entre l’identité
- Propreté
- Respect pour la propriété des lieux et l’identité qu’on
- Présence d’espaces
publique comme privée souhaite se donner
récréatifs et de rencontre

FIGURE 3 : CADRE NORMATIF DECRIVANT UN QUARTIER AGRE ABLE (PROPER PLACE )


(D’après Popay J. et al., “A proper place to live : health inequalities, agency and the normative dimensions of
space”, Social Science & Medicine, n° 57, 2003, pp. 55-69)

Suite à la construction de cette grille d’analyse, l’enquête quantitative tente d’explorer


la répartition spatiale des dissonance normatives (normative dissonance) définies comme la
non concordance entre la grille normative définissant ce qu’est un quartier agréable à vivre
(proper place) et l’expérience de vie dans les quartiers particuliers repérés. Le tableau suivant

50
donne quelques uns des résultats de l’enquête, nous le reproduisons car il constitue une bonne
introduction à notre propre travail.

Note : les chiffres non entre parenthèses représentent des pourcentages de personnes en désaccord avec les
citations proposées.

FIGURE 4 : PERCEPTION DU TERRITOIRE ET DISSONNACE NORMATIVE


(Sources : Popay J. et al., “A proper place to live : health inequalities, agency and the normative dimensions of
space”, Social Science & Medicine, n° 57, 2003, pp. 55-69)

Nous remarquons ainsi, très globalement, que les personnes habitant dans les quartiers
les plus défavorisés (Salow, Lanlow) sont plus susceptibles que ceux vivant dans les quartiers
les plus favorisés (Salhigh, Lanhigh), de rendre compte de problèmes avec des personnes
vivant dans leur quartier. Le sentiment d’appartenir à une communauté est ainsi beaucoup
moins développé dans les quartiers défavorisés que dans les quartiers favorisés. Un des
reproches majeurs que nous pouvons faire à cette étude et que nous tenterons donc de

51
dépasser dans notre travail, est l’absence de contrôle sur des variables autres que la
localisation géographique des personnes. L’introduction de variables socio-démographiques,
économiques ou de santé complexifierait sans nul doute les résultats, dont nous ne savons ici
s’ils sont dus à un effet de composition59 ou à un strict effet de contexte.

Enfin, pour faire le lien entre ce chapitre et le précédent, nous pouvons reprendre le
cadre d’analyse proposé par Castro et al., qui explore de façon idéal-typique, les différentes
stratégies de gestion du stigmate spatial mises en place par de jeunes adultes habitant des
zones urbaines disqualifiées. Bien qu’il soit ici aussi possible de reprocher aux auteurs, en
abordant uniquement la question des risques liés à ces stratégies, d’offrir une vision
particulièrement pessimiste des conditions de vie dans les quartiers en difficulté 60 , nous
retiendrons cependant leurs conclusions qui apportent nombre d’éléments intéressants. S’ils
n’abordent pas directement la question de la souffrance psychologique ou de la santé mentale
(ils ne la mesurent pas), les auteurs s’attachent cependant à décrire les risques de vulnérabilité
liés aux discours tenus sur l’espace de résidence. Ces risques se décomposent en risques
collectifs, affectant les communautés locales considérées ou la société dans son ensemble et
en risques individuels, affectant les personnes tenant de tels discours.

FIGURE 5 : RISQUES INDIVIDUELS ET COLLECTIFS ASSOCIES AUX DIFFERENTES STRATEGIES


DE GESTION DU STIGMATE SPATIAL.
(Sources : P.B. Castro, E. Lindbladh , “Place, discourse and vulnerability—a qualitative study of young adults
living in a Swedish urban poverty zone”, Health & Place, n° 10, 2004, pp. 259–272)

59
entendu comme « effet dû à la concentration en un même milieu de personnes ayant des propriétés sociales
proches, sur leur comportement ou leur situation » (Marpsat 1999)
60
tendance d’ailleurs dénoncée par nombre des auteurs que nous avons cités au cours de cette partie introductive

52
Ce que les auteurs considèrent comme des « risques collectifs » a déjà été abordé au
cours des chapitres précédents, on les retrouve par ailleurs dans les écrits de Verret, Hoggart
ou Elias, sur le modèle de l’opposition Eux-Nous, et dans les écrits nombreux portant sur
l’absence d’identité collective dans les quartiers de grands ensembles (Avenel, 2000,
Villechaise, 1997, etc.). Les « risques individuels » concernent ce que les auteurs appellent la
vulnérabilité émotionnelle et renvoient à différentes attitudes, comportements et émotions,
tous causes et révélateurs de souffrances psychologiques et « ayant des conséquences réelles
sur le bien-être des personnes et leur santé » (Castro et Lindbladh, 2004). François Dubet
dans La galère : jeunes en survie 61 , donne lui aussi un aperçu de ces comportements qu’il relie
à la relégation urbaine qui engendre « la diffusion et le renforcement d’un sentiment de haine
et de rage, qui se traduit pas une volonté de détruire » (Dubet, 1987).

La relation territoire-santé mentale-bien être est ainsi un objet de recherche en plein


essor comme en témoigne le colloque international intitulé « Peut-on prétendre à des espaces
de qualité et de bien-être ? » qui se tiendra les 23-24 septembre 2004 à Angers. Dans une
recherche portant sur le cumul des inégalités sociales, cette relation ne saurait être oubliée,
sociologues et épidémiologistes se rejoignant pour considérer que le territoire joue un rôle
tout particulier pour les catégories sociales les plus démunies. Diverses études récentes ont
ainsi montré que l’effet sur la santé mentale provoqué par la résidence dans un quartier
disqualifié semble être plus important encore pour les personnes de faible statut
socioéconomique (Stafford et Marmot, 2003, cités par Gatrell et al., 2004).
Le rapport au territoire n’est cependant pas le seul facteur intervenant dans la
dégradation ou le maintien du bien être et de la santé mentale. Le territoire participe aussi,
nous l’avons évoqué au cours des chapitres précédents, du modelage des réseaux sociaux qui
se développent en son sein et dont la littérature épidémiologique nous renseigne sur
l’importance capitale au regard des problématiques de santé, physique comme mentale.

B. Territoires, réseaux sociaux et souffrance psychologique

Dans la tradition sociologique, Durkheim est sans doute le premier à avoir énoncé
l’hypothèse, dès 1897, que la cohésion sociale avait des effets propres sur la santé. Dans son

61
Dubet F., La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987, 504 p.

53
exposé des trois formes de suicide (égoïste, altruiste et anomique), il a montré en particulier,
que la première pouvait être reliée à l’isolement et que la famille notamment serait un facteur
protecteur important. Malgré les nombreuses critiques qui ont été faites à ses interprétations 62 ,
certaines, dont celles qui concernent l’isolement, restent valables aujourd’hui et se voient
confirmées par les études récentes sur la question63 . Dans le cadre d’une théorie des
déterminants psychosociaux de la santé 64 , certains chercheurs, épidémiologistes pour la
plupart, ont en effet réinvesti l’hypothèse de Durkheim sur les causes du suicide en la
revisitant à l’aide de concepts et d’outils statistiques nouveaux et en l’élargissant à la
problématique de la santé dans son ensemble.
Par ailleurs, depuis Simmel et son exposé sur les effets d’individuation de la ville sur
la mentalité et le mode de vie des citadins (Simmel, 1903), nous savons que le territoire
contribue à modeler les relations sociales. Ces deux apports majeurs des pères fondateurs de
la sociologie, repris et développés par leurs continuateurs, vont être à la base de notre
exploration de la relation complexe unissant les trois objets que sont le territoire, les réseaux
sociaux et la santé mentale.

Fragilité relationnelle et souffrance psychologique : une relation à double sens

Dans la lignée des écrits de Pierre Bourdieu (1980), de Robert Putman (1995) ou de
Coleman (1988) notamment, les travaux s’attachant à rendre compte des liens entre la santé et
le réseau social, s’appuient sur les concepts de cohésion sociale et de capital social, définis
certes différemment suivant les écoles mais constituant néanmoins le fondement d’un puissant
courant de pensée (Goldberg et al., 2002). Les auteurs qui s’y rattachent considèrent la
cohésion sociale comme l’expression des liens et des solidarités entre les groupes au sein
d’une société et qui suppose l’absence de conflit latent.

62
Voir notamment Halbwachs M., Les causes du suicide. Paris, PUF, Le Lien Social, 2002 (1° ed. 1930)
63
Voir notamment Pan Ké Shon J.L, « Isolement relationnel et mal-être », INSEE Première, n°931, Novembre
2003. Pour une revue de la littérature récente, voir notamment Berkman L.F., Glass T., « Social Integration,
Social Networks, Social Support, and Health », in Berkman LF, Kawachi I, Social Epidemiology, New York,
Oxford University Press, 2000, pp. 137-173 et Goldberg et al., « Les déterminants sociaux de la santé : apports
récents de l’épidémiologie sociale et des sciences sociales de santé », in Sciences Sociales et Santé, vol. 20, n° 4,
Décembre 2002, p. 75-128
64
Née des travaux de Cassel (1976) et Cobb (1976) qui les premiers ont suggéré un lien entre les ressources
sociales, le support social et la résistance à la maladie (Berkman et Glass, 2000)

54
Le capital social en est une des composantes principales : il concerne les
caractéristiques des structures sociales (confiance interpersonnelle, normes de réciprocité et
d’aide mutuelle, etc.) qui constituent des ressources pour les individus et qui facilitent les
activités collectives (Kawachi et Berkman 2000). Du fait sans doute de la complexité du
concept de capital social et de sa mesure, la plupart des auteurs ont recours à deux notions qui
s’en rapprochent : le réseau social et le support social.
Le réseau social (social network) est un concept inventé dans les années 50 par des
anthropologues anglais peinant alors à penser et à décrire les comportements des individus et
des groupes dans le cadre des groupes sociaux traditionnels (parenté, voisinage ou classe
sociale). Le développement de la notion de réseau social leur donna alors un moyen de décrire
les propriétés structurelles des relations sociales en dehors des contraintes liées à
l’appartenance à un groupe défini a priori. Il peut être compris comme la toile des relations
sociales qui entourent un individu, le concept intégrant aussi les caractéristiques de ces
relations (Berkman et Glass, 2000). Dans la lignée des premiers penseurs de la théorie des
réseaux sociaux, le réseau social le plus couramment considéré est le réseau centré autour
d’un individu. Le concept de réseau social renvoie cependant à une famille de travaux portant
leur intérêt davantage sur les caractéristiques formelles du réseau comme le nombre, la
densité, la multiplicité des fonctions, des liens ou la réciprocité (Tousignant, 1988) plutôt que
sur ses aspects qualitatifs. L’appréhension de la qualité des interactions au sein du réseau et
des divers aspects du soutien qu’elles impliquent amène à parler plutôt de soutien social.
Le soutien social (social support) est initialement défini comme « ce qui se passe au
niveau humain et affectif entre deux personnes : c’est la communication d’affection, d’estime
de soi et du sentiment d’appartenance à un groupe » (Tousignant, 1988). En fait, la définition
opérationnelle est bien plus large (« le soutien social recouvre une variété de formes d’aide,
c’est à dire une variété de ressources utilisables pour faire face aux difficultés de la vie »
(Bozzini et Tessier, 1985 cités par Tousignant, 1988), mais aussi plus précise puisqu’elle
considère le type, la fréquence, l’intensité et l’étendue du support offert. Ce dernier est
subdivisé en différents types parmi lesquels on trouve le support émotionnel (marques
d’affection, compréhension, estime, etc.), le support instrumental (aide matérielle, services
concrets), l’appui à la décision et l’apport de conseils. (Berkman et Glass, 2000, Tousignant,
1988). Ces précisions induisent que tous les supports n’ont pas la même valeur, ni le même
effet sur la personne supportée, nous allons y revenir.

55
Pour comprendre les relations unissant santé et support social, il est nécessaire de
présenter le cadre théorique des déterminants sociaux et psychosociaux de la santé dans lequel
s’inscrivent les travaux précités.

Conditions Mécanismes Pathways


Réseau social
socio-culturelles psychosociaux
Conditionnent la nature, la forme, l’étendue du….

Fournit des occasions pour…

Ont des impacts sur la santé par l’intermédiaire de…


Support social
Financier,
instrumental,
informationnel, Comportements
Culturelles émotionnel, de santé
Normes, valeurs, évaluatif Alcool, tabac,
racisme, sexisme, Structure Influence sociale alimentation,
compétition, Taille, densité, Sur les exercice physique,
coopération boundedness, comportements de observance,
homogénéité, santé, sur le prévention
Fact. socio- proximité, recours aux soins
économiques accessibilité, etc. et l’observance, Psychologiques
Inégalités, etc. Estime se soi,
discriminations, Caractéristiques Obligations coping, self-
marché du travail, des liens sociaux sociales efficacy,
pauvreté Fréquence Exercices dépression, bien-
contacts visuels et physiques et être
Changements non visuels, cognitifs, soins
sociaux réciprocité des aux enfants, soins Physiologiques
Urbanisation, liens, durée, aux adultes Système
guerre, situations intimité, etc. Contacts immunitaire,
de crise, Relations régulation cardio-
récession rapprochées, vasculaire,
économique contacts intimes réaction au stress,
Accès aux biens etc.
et services
Logement, soins,
etc.

FIGURE 6 : CADRE THEORIQUE DES DETERMINANTS SOCIAUX ET PSYCHOSOCIAUX DE LA


SANTE .
(Sources : Pierre Chauvin, « Santé et inégalités sociales : de nouvelles approches épidémiologiques », in Parizot
et al. Les mégapoles face au défi des nouvelles inégalités, Paris, Flammarion, 2002, pp. 52-62, d’après Berkman
LF, Glass T, « Social integration, social networks, social support and health », in Berkman LF, Kawachi I, Social
Epidemiology, New York, Oxford University Press, 2000, pp. 137-173)

Si la relation causale entre le système de relations sociales et la santé n’est pas encore
bien comprise et que le réseau social est susceptible d’agir au travers de multiples
mécanismes (comportementaux et matériels, psychologiques et physiologiques) (Melchior et
al., 2003), il n’en reste pas moins qu’une liaison statistique solide entre ces deux objets a été
établie depuis plusieurs années par de nombreux travaux. Comme le schéma ci-dessus
l’indique, ces études ont montré que les mécanismes psychosociaux, dont le support social,

56
agissent sur différentes sphères directement liées à la définition de la santé : les
comportements vis à vis de la santé, la santé psychologique et même la santé physiologique
(influence sur la mortalité quelle que soit la cause du décès (Berkman et Syme, 1979), sur
l’occurrence de maladie cardio-vasculaire (Orth-Gomer et al., 1993), etc.).

Parmi les dimensions de la santé les plus investiguées par ce courant de recherche
s’intéressant à l’influence du réseau social sur la santé, la question de la souffrance
psychologique figure en bonne place. En effet, l’un des principaux effets de l’échange avec
l’entourage réside dans le sentiment d’estime de soi et d’identité, reconnus comme des
éléments centraux dans l’acquisition et le maintien de la santé mentale (Tousignant, 1988).
Plusieurs études ont ainsi démontré qu’un manque de support social adéquat est associé à une
plus faible self-efficacy (ou sentiment d’efficacité personnelle)65 , qui elle même est associée à
une probabilité plus forte d’être en mauvaise santé, psychologique notamment (voir par
exemple Grembowski et al. 1993, cités par Berkman et Glass, 2000). Le sentiment d’efficacité
personnelle apparaît comme l’un des indicateurs psychosociaux par lequel le réseau social
agit (Berkman et Glass, 2000).
D’autres études nombreuses ont montré que le réseau social et le support social sont
directement liés à l’apparition de troubles psychiatriques et en particulier la dépression
(Bowling et Brown, 1991 notamment cités par Berkman et Glass, 2000). Vu sous l’angle de la
protection, le support social et en particulier le soutien que nous avons qualifié d’émotionnel,
agit sur le risque de dépression et d’apparition de symptômes dépressifs, en fonctionnant
comme un tampon, atténuant les effets délétères des évènements stressants (Lin et al., 1986
cité par Berkman et Glass, 2000). D’une manière plus globale, l’un des résultats les plus
robustes de ce champ de recherche concerne le risque accru de dépression encouru par les
personnes isolées socialement (Berkman et Glass, 2000). L’isolement social est considéré
comme un vecteur de stress qui, en provoquant l’accélération du vieillissement de
l’organisme, expliquerait en grande partie le lien démontré entre le soutien social et la santé
physiologique (Berkman, 1988).

La question de la mesure du support social est délicate et fait largement débat, nous y
reviendrons plus en avant dans ce document, mais celle de son appréhension par la personne

65
entendu comme « la croyance qu’a chacun d’être capable d’influencer son fonctionnement psychosocial et les
évènements qui affectent sa vie » (Bandura, 2004). Nous reviendrons sur cette notion au cours de la partie
« résultats » de ce mémoire.

57
concernée par le soutien l’est tout autant. En effet, le soutien est dans la plupart des études
défini du côté et par le receveur, il s’agit alors plutôt d’une variable concernant le soutien
perçu que le soutien vu par l’observateur neutre. Dans ces circonstances, pour Michel
Tousignant, « il y a un risque de contamination entre les mesures du soutien reçu et la santé
mentale. En effet, celui ou celle qui se sent en possession d’un bon moral risque de percevoir
comme soutien l’aide reçue alors que si son moral est mauvais, celle-ci risque d’être déniée
ou dénigrée » (Tousignant, 1988, p. 81). De la même manière, le soutien est un instrument à
double tranchant puisqu’un geste qui peut être considéré comme soutien dans certains cas,
peut ne pas l’être dans un autre, voire peut se révéler handicapant. Depuis Mauss66 , on sait en
effet que le don est aussi un rapport de supériorité non exempt de violence symbolique.
Diverses études menées en psychologie sociale tendent à montrer que, dans certaines
circonstances, le soutien social s’accompagne pour le receveur d’une baisse de l’estime de soi.
C’est pourquoi la source, le type et la qualité des relations sont importantes à prendre en
compte, plus parfois que l’étendue du réseau qui reste cependant un indicateur robuste
expliquant une bonne santé (Berkman, 1986). Pour Michel Tousignant analysant la question
de l’effet du soutien sur les mécanismes de reconstruction identitaire, « il semble qu’il y ait un
type de réseau favorable au type d’identité que l’on veut se donner » (Tousignant, 1988, p
98).
Par ailleurs, souffrance psychologique et fragilité relationnelle sont liées par une
relation double : l’isolement social conduit à la souffrance psychologique quand cette dernière
peut tendre, sur une durée plus ou moins longue, à éclater le réseau social de la personne
souffrante. Il s’agit en fait d’un processus de causalité en spirale (Toussignant, 1988) avec
influence réciproque entre les deux facteurs : si on est en bonne santé mentale, on reçoit un
meilleur soutien social, ce qui en retour garde en meilleure santé mentale.

Du territoire aux réseaux sociaux

La question du soutien social et du réseau social nous renvoie immanquablement à


celle du territoire dans la mesure où l’on peut considérer que les relations de proximité jouent
encore un rôle important dans la constitution du réseau social. Certains auteurs considèrent
ainsi que le capital social se construit d’abord dans le voisinage (Jackson 2003). Ceci peut

66
Mauss, M., « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et
Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 142-280

58
d’ailleurs avoir des effets négatifs dans certains cas, tels que la réduction de l’efficacité du
capital social pour la recherche d’emploi lorsque le quartier héberge une population
massivement touchée par le chômage (Fitoussi et al., 2004). Dans sa définition du capital
social, Pierre Bourdieu retient lui aussi, parmi des formes sociales créatrices de lien social,
outre certaines institutions et pratiques sociales, des lieux dont les « quartiers chics »
(Bourdieu, 1980). On a ainsi vu, grâce aux travaux sociologiques portant sur les conditions de
vie dans les quartiers urbains hébergeant les catégorie s sociales les plus modestes, que le
territoire au travers de ses caractéristiques tant physiques que socioéconomiques, intervenait
de façon directe dans le modelage des réseaux sociaux qui se développent ou ne se
développent pas en son sein.

En épidémiologie, les travaux liant territoire, réseau social et bien-être insistent sur les
caractéristiques du voisinage (neighborhood) entendu à la fois unité physique d’un lieu et
système de relation des gens dans ce cadre (Marpsat et Laurent, 1997). L’un des principaux
résultats qui rappelle certains travaux sociologiques évoqués au cours du chapitre précédent,
concerne la capacité de certains lieux à favoriser ou au contraire à contraindre le
développement de relations de proximité. Certaines caractéristiques des territoires les plus
défavorisés, comme un fort taux de criminalité ou l’absence de ressources constituées par les
services publics notamment, sont décrites comme agissant directement sur les mécanismes
physiologiques du stress, eux-mêmes liés aux psychopathologies comme la dépression
(Elliott, 2000). On sait par ailleurs que ces mêmes caractéristiques tendent à limiter le
développement de réseaux sociaux à l’échelle du quartier, voire à résumer la vie sociale au
seul foyer (Paugam, 2000a, Villechaise, 1997). Plusieurs processus (augmentation des
facteurs de stress et restriction du réseau social) ayant des causes communes liées au territoire,
interviennent donc in fine pour expliquer, en plus des caractéristiques propres de la situation
des individus viva nt dans ces quartiers, la recrudescence de cas de souffrance psychologiques.

Ces trois chapitres dévolus à l’analyse de la littérature en lien avec notre objet nous
amènent à présent à en présenter plus fermement les contours.

59
4. Cadre théorique, problématique et hypothèses

A. Cadre théorique

Le cadre théorique que nous avons élaboré pour notre étude des liens entretenus par
les individus avec le territoire et plus particulièrement avec leur espace de résidence repose
sur la confrontation d’acquis de plusieurs disciplines : la sociologie, la psychologie sociale et
l’épidémiologie sociale. Il s’appuie en particulier sur les travaux ayant porté leur intérêt sur la
problématique des liens sociaux et sur celle du bien être et de la santé mentale.

Notre schéma théorique s’inspire ainsi de l’idée de bipartition fonctionnelle des liens
sociaux que l’on trouve sous une forme plus ou moins développée chez différents auteurs.
Norbert Elias par exemple, dans le chapitre « Relations d’interpénétration, problème des liens
sociaux » de son ouvrage Qu’est-ce que la sociologie ? 67 développe, derrière le modèle du
« lien affectif », l’idée de la dépendance créée par les liens sociaux au travers desquels
« l’homme ouvert » (par opposition à « l’homo clausus ») recherche une permanence
affective, qui va bien au delà de l’acte sexuel (Elias, 1991b). La mort d’une personne chère est
ainsi décrite comme le bris d’une partie intégrante de l’être survivant, de son image
« moi/nous ». Concernant l’autre versant du lien, on voit apparaître assez clairement chez un
auteur comme Robert Castel, l’idée de protection qui caractérise le lien (« l’individu est
protégé en fonction de ses appartenances ») ; protection assurée tantôt par les communautés
« naturelles »68 (protection rapprochée), tantôt par le droit et l’Etat (droit du travail et
protection sociale) (Castel, 1995, 2003).
Si les deux fonctions du lien transparaissent ainsi de manière plus ou moins nette chez
différents auteurs, c’est à notre connaissance à Serge Paugam que l’on doit l’élaboration
théorique la plus claire sur cette question. Dans une étude récente 69 , cet auteur distingue ainsi
trois types de liens sociaux qui unissent l’individu à la société : le lien de filiation qui unit
l’individu à sa famille biologique, le lien d’intégration qui relève de la socialisation

67
Elias N., Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1991 (1°ed. en allemand 1970)
68
Derrière lesquelles Robert Castel entend la famille, le voisinage et le groupe territorial (Castel, 2003, p. 38)
69
Paugam S., Clémençon M., Détresse et Ruptures Sociales, Enquête auprès des populations s’adressant aux
services d’accueil, d’hébergement et d’insertion, Rapport pour le PUCA, Observatoire Sociologique du
Changement, Février 2002.

60
secondaire, et le lien de citoyenneté qui repose sur le principe d’appartenance à une nation.
Chacun de ces liens peut être appréhendé à l’aune de deux dimensions clairement définies : la
reconnaissance et la protection70 . Si l’on peut facilement repérer ces deux dimensions pour
chacun des trois liens définis plus haut, le lien d’intégration caractérisé notamment par le
rapport salarial, offre un cas particulier très parlant. La protection est ainsi assurée dans le
cadre du salariat par le droit du travail et le droit social. La reconnaissance quant à elle, peut
l’être suivant trois dimensions théorisées par Serge Paugam dans son ouvrage Le salarié de la
précarité 71 , sous la forme des figures de l’homo faber (reconnaissance de soi par la qualité du
travail exercé), de l’homo economicus (reconnaissance liée au salaire) et de l’homo
sociologicus (reconnaissance par le regard des autres sur soi).
Les deux dimensions de reconnaissance et de protection sont finalement assez proches
si l’on considère que la protection dépasse la seule question de la sécurité physique et
matérielle mais renvoie aussi à l’assurance d’être valorisé, de se sentir reconnu, d’avoir une
place au sein de la cellule familiale, du groupe professionnel ou de la société en général. En ce
sens, tout comme le sont par essence les liens sociaux au travers des processus de
socialisation, ces deux dimensions de reconnaissance et de protection ont partie liée avec la
question de l’identité.

C’est sans doute ce lien avec la problématique de l’identité qui explique que notre
étude de quelques éléments de littérature sociologique, psychologique et épidémiologique,
orientés vers la question du bien-être et de la santé mentale, nous ait amené à y retrouver ce
même schéma bidimensionnel. En effet, dans un texte récent 72 , Michel Tousignant propose
une synthèse sous la forme d’un regard éthologique des éléments nécessaires au bien-être.
Pour l’auteur, tout être humain est doté de structures émotionnelles et comportementales qui
permettent sa survie et son adaptation, et dont la perturbation est à la fois la cause et la
conséquence de la survenue de la maladie mentale. Considérés sous leur aspect psychologique
ces mécanismes renvoient à deux grands besoins fondamentaux que l’auteur nomme « besoin
de pouvoir » et « besoin d’attachement ».

70
Ce développement théorique a fait l’objet d’une présentation par Serge Paugam lors de son séminaire « Forces
et faiblesses des liens sociaux », tenu à l’EHESS courant 2003-2004, mais ce modèle n’a, à notre connaissance,
pas encore donné lieu à publications.
71
Paugam S., Le salarié de la précarité, Paris, PUF, coll. Le lien social, 2000
72
Tousigant M., « Ecologie sociale, résilience et santé », in Joubert M. (dir), Santé mentale, ville et violence,
Paris, Erès, coll. Questions vives sur la banlieue, 2004, pp. 21-34

61
Le besoin de pouvoir est défini ainsi : « Dans le monde animal, le besoin de pouvoir
s’exprime dans la territorialité et dans le statut hiérarchique. Chez l’humain, avec
l’intériorisation psychologique des instincts, l’évolution de ce besoin dans la vie en société
prend la forme de l’image de soi et de l’estime de soi. Il n’est pas nécessaire que la personne
soit au faîte de la hiérarchie sociale pour être comblée, mais il importe qu’elle possède un
statut social, une reconnaissance 73 de ses supérieurs et de ses proches qui confortent son
amour-propre » (Tousignant, 2004, p 22).
Le besoin d’attachement quant à lui est développé comme suit : « Depuis Bowlby 74 en
particulier, les cliniciens sont conscients de l’importance du lien affectif qui unit d’abord la
mère et l’enfant puis les partenaires d’un couple. Cet attachement à l’autre permet de
combler le besoin primitif de sécurité qui assure notre survie physique aussi bien que
psychique. Le mécanisme d’attachement s’exprime par deux mouvements complémentaires :
l’un consiste à materner, à donner des soins et une nourriture affective, et aboutit parfois au
don de soi au profit du groupe (altruisme) ; l’autre se situe au pôle plus récepteur de
l’affection et de la protection73 , il s’exprime dans la confiance dans l’autre, dans l’assurance
que ses besoins de dépendance seront remplis » (Tousignant, 2004, p 23).
La non satisfaction du besoin de pouvoir conduirait à la dépression entendue comme
perte d’estime de soi, quand l’incomplétude du besoin d’attachement renverrait à l’anxiété,
reflet de l’insécurité et du manque de protection.

En suivant ces deux apports théoriques convergents développés à propos de deux


éléments intégrés dans l’objet de notre recherche, nous avons construit notre propre modèle
théorique du lien à l’espace en général et au(x) territoire(s) en particulier, autour de l’idée de
la bipartition fonctionnelle du lien. Ce modèle n’a pas été repéré dans la littérature consultée
bien que cette double dimension de l’attachement au territoire transparaisse fréquemment sous
une forme ou sous une autre, comme en témoigne l’exposé des trois chapitres précédents.
Dans le cadre précis développé ici du lien au territoire 75 , les deux dimensions de
reconnaissance et de protection peuvent se décliner de manière plus claire au travers de deux
fonctions que l’on peut reconnaître au territoire : une fonction identitaire et une fonction

73
C’est nous qui soulignons
74
Pédiatre et psychanalyste anglais, John Bowlby a développé la théorie de l’attachement en montrant son
importance cruciale dans les premières années de la vie. Voir notamment Bowlby J., Attachement et Perte, Paris,
PUF, 1978
75
De résidence pour notre cas précis, mais le modèle s’appliquerait tout aussi bien à d’autres types de territoires
comme les territoires de projet par exemple.

62
ressource. Tout comme nous avons montré que la reconnaissance et la protection sont très
liées dans le cadre des liens sociaux et dans celui de la santé mentale, les fonctions identitaires
et ressources du territoire sont aussi très proches, comme en témoignent les conclusions du
projet URBEX déjà présentées, où l’image du quartier de résidence est considérée comme une
véritable « ressource identitaire » (Musterd et al., 2002).

B. Problématique

Notre problématique entend mettre à l’épreuve la thèse du cumul des inégalités qui
frappent les catégories sociales les plus défavorisées et qui participe du processus de
disqualification sociale (Paugam, 2000a). Nous allons ainsi étudier dans quelle mesure
l’appartenance à un quartier repéré par les pouvoirs publics comme étant en difficulté, peut
représenter ou non, une inégalité supplémentaire venant se surajouter aux inégalités dont sont
déjà victimes les personnes résidant dans ces territoires76 . Plusieurs auteurs ont tenté de mettre
à jour l’effet imputable au contexte dans la survenue de certaines difficultés sociales ou
économiques, notamment au niveau de la recherche d’emploi ou de la réussite scolaire. Pour
notre part, nous concentrerons notre analyse sur l’influence de l’image du territoire, entendue
comme représentation socialement construite d’un espace « approprié », sur l’image de soi,
entendue comme reflet de l’identité pour soi et reflet intériorisé de l’identité pour autrui, étant
admis que l’identité des personnes se construit aussi dans le quartier de résidence, avec et
contre celui-ci. En ce sens, notre étude s’intéressera à la dimension symbolique du territoire,
considérée notamment comme outil de production et de reproduction des inégalités sociales,
qui conduit, via les structures de l’espace physique, à l’incorporation mentale des structures
de l’espace social (Bourdieu, 1993) 77 . Par choix méthodologique (enquête quantitative) aussi
bien que théorique (via le modèle des déterminants sociaux de la santé présenté au chapitre
précédent), nous appréhenderons la question de l’image de soi et de son intégrité par
l’intermédiaire notamment d’un sondage de la souffrance morale et d’une mesure de

76
Par inégalités nous entendons essentiellement les inégalités socio-économiques dites traditionnelles : revenu,
logement, situation professionnelle, qualification scolaire, conditions de vie. Nous les considérons comme des
différences entre populations qui correspondent à une hiérarchie et qui s’opposent à la justice sociale. Nous
reconnaissons que ces inégalités deviennent éprouvantes pour les individus lorsqu’elles les maintiennent, de
façon durable, dans une position inférieure jugée dégradante et qu’elles les empêchent de choisir ce qui est
souhaitable pour eux. (Paugam, 2002)
77
« Plus généralement, les sourdes injonctions et les rappels à l’ordre silencieux des structures de l’espace
physique approprié sont une des médiations à travers lesquelles les structures sociales se convertissent
progressivement en structures mentales et en systèmes de préférences » (Bourdieu, 1993, p. 163).

63
caractéristiques psychosociales comme l’estime de soi (self esteem), en admettant que la
souffrance psychologique peut se concevoir comme une pathologie de l’identité (Ehrenberg,
2000).
Consécutivement, nous nous interrogerons sur les ressources offertes par les quartiers
urbains étudiés, susceptibles d’influer tant sur l’image des lieux que sur l’image de soi. Parmi
ces ressources nous nous pencherons tout particulièrement sur les réseaux sociaux (compris
comme systèmes de relations unissant des individus) dont on connaît l’effet positif sur la
santé mentale (Berkman et Glass 2000), mais dont l’existence et la force sont fortement
dépendantes du contexte local (Villechaise, 1997, Bidou-Zachariasen, 1997).
Dans les deux cas, nous attacherons une importance particulière à la dimension vécue
des expériences 78 , notre problématique reposant sur l’hypothèse que les effets des inégalités
sociales varient selon la manière dont elles sont vécues.

C. Hypothèses

Plusieurs hypothèses en partie reprises de la littérature consultée vont guider le travail


d’analyse.

1- L’image des lieux interagit avec l’identité pour soi et l’identité pour autrui et peut
ainsi conduire à des problèmes spécifiques de souffrance psychologique.

Cette première hypothèse a déjà été largement exposée dans la partie introductive de
ce document. Méthodologiquement, il s’agira pour nous de tenter, par le contrôle de variables
pertinentes dont la littérature nous a indiqué l’influence sur la souffrance psychologique
(cumul des difficultés sociales aux différents âges de la vie (Paugam et Clémençon, 2002),
sexe, âge, isolement social (Berkman et Glass, 2000), soutien social (Tousigant, 1988),
habitudes de vie (Berkman et Glass, 2000), etc.), d’isoler un effet spécifique, imputable au
rapport entretenu par les individus avec leur territoire de résidence.

78
Tant celles concernant la santé que les relations sociales ou le rapport au territoire.

64
2- L’image des lieux (et son effet sur le bien-être) est liée, par une relation
réciproque, à l’usage fait du territoire par les individus.

L’image des lieux, entendue comme construction sociale (« produit et processus d’une
élaboration sociale et psychologique du réel » (Jodelet, 1994)), est fortement dépendante de
l’expérience vécue au sein du quartier et des pratiques sociales auxquelles s’adonnent les
individus en son sein. Ainsi, les pratiques relevant d’un investissement local comme la
participation associative, les pratiques de sociabilité locales (de voisinage notamment) et les
ressources accessibles dans le quartier, contribuent à édifier une image positive de celui-ci, à
même d’influer positivement sur le bien être. Vu dans le sens opposé, il est aussi possible de
considérer que ces pratiques sociales à dimension spatiale sont dépendantes d’une condition
initiale de bien-être. La causalité pourra ainsi, dans le cadre de cette hypothèse notamment,
être difficile à mettre en évidence. Nous tenterons au minimum de mettre à jour de possibles
corrélations et d’explorer les pistes permettant une interprétation causale.

3- L’effet délétère d’une image négative des lieux concerne de manière plus
fréquente les populations considérées comme les plus précarisées.

Cette hypothèse visera, dans le cas des territoires constituant notre échantillon, à
vérifier les résultats obtenus en épidémiologie (Stafford et Marmot, 2003, Gatrell et al., 2004)
et en sociologie (Bidou-Zachariasen, 1997, Bacqué et Sintomer, 2002) concernant la
dépendance particulière des populations les plus fragiles envers le territoire, notamment
lorsqu’on le considère comme vecteur identitaire.

4- Au sein de la géographie prioritaire de la politique de la ville et au sein d’un


même périmètre, tous les territoires ne disposent pas des mêmes ressources,
identitaires notamment, à offrir à leurs habitants.

Comme le montre bien la littérature, la géographie prioritaire de la politique de la ville


est caractérisée par une forte diversité interne (Marpsat et Champion, 1996, Tabard, 1993).
Cette diversité qui concerne autant l’histoire, la localisation, la composition des quartiers et
leur situation sociale, s’observe aussi sur le plan des ressources identitaires offertes par les
territoires (Villechaise-Dupont, 2000, Bidou-Zachariasen, 1997, Palomares et Simon, 2002,

65
Musterd et al., 2002). Dans le cadre de notre étude portant sur des quartiers appartenant à la
géographie prioritaire de la Politique de la Ville à Paris, nous tenterons ainsi de mettre en
évidence des différences entre quartiers sur le plan de l’appréciation globale du territoire par
les habitants dans un premier temps, et sur celui de l’influence potentiellement délétère de
l’image des lieux dans un second temps.

66
Méthodologie et terrains

Vis à vis d’un tel objet de recherche, aucun choix méthodologique ne s’impose de
manière évidente. La dimension vécue des expériences et le rapport subjectif à l’espace vers
lesquels il nous appelle à nous pencher plaiderait plutôt en faveur de l’enquête qualitative,
utilisée par la majorité des études consultées, tant en sociologie qu’en épidémiologie. Si
l’entretien permet en effet une exploration – plus fine parfois que le questionnaire – des
représentations sociales qui constituent l’une des matières premières privilégiées du travail
sociologique, les contraintes méthodologiques que cet outil impose, limitent le plus souvent la
taille des échantillons envisageables et le nombre des terrains d’enquête. L’enquête par
questionnaire permet quant à elle d’embrasser des échantillons plus importants et, par
l’analyse secondaire des données qu’elle autorise79 , permet de multiplier les terrains
d’enquête et le cas échéant, la comparaison des terrains et des résultats entre eux. Qui plus est,
dans le cas précis de notre problématique, le matériel quantitatif et les outils de l’analyse
statistique qui permettent de l’exploiter, s’ils n’autorisent pas toujours un raisonnement en
terme de causalité (nous aurons maintes occasions d’y revenir), permettent en revanche de
mesurer des corrélations et des « effets » entre variables, de comparer des populatio ns ou des
territoires avec une maîtrise d’un grand nombre de paramètres d’analyse que ne peuvent
réaliser les outils de l’analyse qualitative.
Loin d’opposer les deux outils dont de nombreux travaux ont bien montré la
complémentarité80 , nous aurions aimé no us aussi, conjuguer les deux types d’approches
appelées par l’objet. Il nous aura fallu cependant revoir nos prétentions à la baisse, au moins
dans le cadre du DEA. En effet, si conjuguer une enquête qualitative et l’exploitation
secondaire de données quantitatives 81 eut été envisageable dans les limites des délais impartis,
faire de même en construisant soi- même son matériel quantitatif depuis l’échantillonnage
(1000 personnes) jusqu’à l’analyse principale des données, en passant par le suivi du travail
des enquêteurs, devenait un sport nettement plus acrobatique !
Après ces premières considérations, nous pouvons présenter le cadre méthodologique
dans lequel s’inscrit notre travail, ainsi que les matériaux utilisés.

79
Les enquêtes qualitatives sont a contrario bien souvent à usage unique.
80
Voir notamment l’usage mixte des deux types de matériaux que fait Pierre Bourdieu dans son étude sur la
Distinction (P Bourdieu., La Distinction, Paris, Editions de Minuit, 1979) ou celui qu’en fait Serge Paugam dans
son étude sur la disqualification sociale (S. Paugam., 2000a, op. cit.).
81
Du type Enquête Permanente sur les Conditions de Vie des Ménages de l’INSEE, par exemple pour notre sujet

67
1. Cadre méthodologique et protocole de l’enquête de terrain

La vérification empirique des hypothèses présentées à l’instant repose sur l’exploitation


d’une vaste enquête quantitative réalisée courant 2003-2004 au sein d’une équipe de
recherche en épidémiologie sociale de l’INSERM 82 , à la faveur d’une collaboration originale
que nous allons présenter.

A. Une enquête sur la santé et le recours aux soins dans les quartiers
de la Politique de la Ville du 20ième arrondissement de Paris…

L’exposé du cadre méthodologique dans lequel s’inscrit notre travail de recherche


nécessite en préalable un minimum de présentation du contexte scientifique dans lequel il
prend place. L’enquête sur la santé et le recours aux soins dans les quartiers de la Politique de
la Ville du 20ième arrondissement de Paris (que nous no mmerons dans la suite de ce document
« enquête INSERM-20ièmearrdt. ») a en effet été réalisée dans le cadre d’une équipe de
recherche en épidémiologie sociale, rattachée à l’Unité 444 de l’INSERM (Unité de recherche
en épidémiologie et sciences de l’information). L’équipe « Déterminants sociaux de la santé
et du recours aux soins » dirigée par le Dr Pierre Chauvin, est une équipe récente qui a
démarré ses activités en 2002. Elle se caractérise par son orientation pluridisciplinaire : s’y
côtoient ainsi épidémiologistes, chercheurs en santé publique, anthropologues et sociologues.
Les objectifs de cette équipe sont de développer des recherches en santé publique qui rendent
compte des interrelations qui existent entre les situations sociales des individus, leur santé et
leur recours (ou non recours) aux soins (préventifs et curatifs, hospitaliers et de ville, publics
et libéraux). Pour saisir ces interrelations, l'équipe s'attache particulièrement à étudier les
représentations, les expériences, les attitudes et les comportements de recours ou de non-
recours aux soins en conjuguant des approches épidémiologiques et sociologiques.
Parmi les multiples projets de recherche à laquelle l’équipe collabore, le programme
international Santé, Inégalités et Ruptures Sociales (SIRS) doit être mentionné car il n’est pas
sans lien avec l’enquête sur laquelle nous avons travaillée.

82
Unité INSERM 444, équipe « Déterminants sociaux de la santé et du recours aux soins » dirigée par Pierre
Chauvin, Faculté de Médecine Saint-Antoine 27, rue Chaligny 75 517 Paris Cedex 12

68
En toile de fond : le projet de recherche international Santé, Inégalités et Ruptures
Sociales

Le programme de recherche Santé, Inégalités et Ruptures Sociales est né en 2000 sous


l’impulsion de chercheurs appartenant à trois laboratoires dépendant d’autant d’institutions :
le Lasmas (CNRS/EHESS), l’équipe «Déterminants sociaux de la santé et du recours aux
soins » de l’Unité 444 de l’INSERM, et l'unité de recherche «Mobilité, habitat et espaces
urbains » de l’INED. Il entend comparer les relations entre la santé, les inégalités et les
ruptures sociales dans des grandes métropoles situées dans différentes régions du monde. Il
concerne à l’heure actuelle quatre continents et six villes : Abidjan et Antananarivo pour
l’Afrique, New York pour l’Amérique du Nord, São Paulo pour l’Amérique du Sud, Varsovie
et Paris pour l’Europe, mais il pourrait être étendu à l’Asie dans un futur proche.
L’hypothèse de base du programme est que les inégalités socio-économiques inscrites
dans le territoire de ces métropoles se traduisent par certains problèmes spécifiques de santé et
de ruptures sociales et peuvent, dans certains cas, conduire à une dégradation tant de al
sécurité sanitaire collective que de la cohésion sociale des populations. Dans chacune des
métropoles étudiées 83 , les inégalités et leurs effets sur la santé se sont fortement accrus au
cours des vingt dernière années. Chacune est confrontée à des problèmes sanitaires et sociaux
liés, pour partie du moins, aux mutations de l’économie à l’échelle mondiale (dérégulation du
travail, structure du marché de l’emploi, gestion des ressources humaines, …). Les
transformations de la structure socio-économique ont conduit à refouler en marge de la sphère
productive des franges importantes de la population, en particulier les moins qualifiées.
Celles-ci connaissent des difficultés croissantes dans plusieurs domaines à la fois : les
conditions de vie (frais de logement, insécurité,…), l’intégration sociale (fragilité des réseaux
d’aide privée, participation incertaine à toute forme de vie sociale institutionnalisée,…), et la
santé (physique et mentale). Comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, dans ces
grandes métropoles, les inégalités entre territoires se creusent avec des phénomènes de
relégation entraînant des effets de polarisation sociale et renforçant le processus de
disqualification sociale des populations les plus démunies. Enfin, les formes traditionnelles de
sociabilité et d’entraide qui constituaient la base structurelle de la survie dans les zones
défavorisées s’affaiblissent, ce qui favoriserait de nombreuses ruptures sociales et affectives.

83
Les enquêtes au sein des sites cités n’ont à l’heure actuelle pas toutes abouti. Paris et New York par exemple
restent à l’état de projet bien que des enquêtes pilotes aient été menées, à Paris tout du moins.

69
Les trois « objets » qui constituent le cœur du programme de recherche (inégalités,
santé et ruptures sociales) correspondent à quatre relations que le programme entend analyser
dans un esprit de sociologie comparée : la relation entre inégalités et santé, la relation entre
inégalités et ruptures sociales, la rela tion entre ruptures sociales et santé et enfin la relation
synthétique santé / inégalités / ruptures sociales.
Une première exploration de cette problématique générale et de ces 4 relations, dans le
cas français, a été réalisé en 2001.

Une pré-enquête en 2001 dans cinq Zones Urbaines Sensibles d’Ile-de-France

L’enquête mise sur pied en 2001 par les trois équipes de recherche précitées
correspond à une enquête pilote du programme SIRS international qui a permis notamment de
tester le questionnaire constituant la base commune aux enquêtes menées dans les différentes
métropoles du programme. Cette préenquête a été réalisée à l’automne 2001 avec le soutien
de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES), de l’INED et de
l’INSERM. L’enquête finale du programme pour l’Ile-de-France doit comprendre deux
échantillons : l’un représentatif de la population générale de la région, l’autre correspondant à
des territoires en difficulté. La préenquête s’est concentrée sur ce deuxième échantillon, elle a
ainsi concerné 525 personnes appartenant à cinq zones urbaines sensibles (ZUS) d’Ile-de-
France : le quartier « La Rose des Vents » à Aulnay sous Bois (93), La ZUS « des Mureaux »
aux Mureaux (95), la ZUS de Grigny 2 à Grigny (77), la ZUS « Cergy – Saint Christophe » à
Cergy (95) et la ZUS « HBM Belleville » à Paris (75). Le choix des cinq sites d’enquête ne
visait pas la constitution d’un échantillon représentatif des territoires en difficulté d’Ile-de-
France – même si la représentativité était recherchée au sein de chaque quartier étudié.
L’équipe a tenu à approcher la diversité de ces territoires et en particulier, la diversité des
processus d’exclusion socio-territoriale. Elle s’est pour cela appuyée sur la typologie élaborée
par Daniel Behar et Philippe Estebe 84 . Dépassant le seul constat d’une situation défavorisée
pour relier l’échelle du quartier à celle de l’agglomération, cette typologie distingue cinq
types de territoires représentatifs des processus socio-historiques de la pauvreté en Ile-de-
France : les territoires « historiques » de l’industrie et de l’habitat ouvrier, les poches de

84
Cf. Rapport présidé par Jacques Bravo pour l’évaluation de la politique de la ville en Ile-de-France, Préfecture
d’Ile -de-France et Conseil Régional d’Ile-de-France, 29 janvier 1999.

70
pauvreté de l’ouest de la métropole, les quartiers disproportionnés dans leur environnement
local, le tissu urbain récent, les centres dégradés de Paris et de la petite couronne.
L’enquête a donné lieu à un rapport85 et à plusieurs publications dans le cadre des
travaux de l’ONPES notamment 86 .

Les origines d’une collaboration : l’enquête sur la santé et le recours aux soins dans
les quartiers de la Politique de la Ville du 20ième arrondissement de Paris

L’enquête sur laquelle nous avons été amenés à travailler est issue d’une sollicitation,
courant 2003, de la Mission Ville de la préfecture de Paris, désireuse d’informations fines sur
la santé et le recours aux soins des habitants résidant dans les quartiers prioritaire de la
Politique de la Ville. Pour le commanditaire, cette enquête était préparatoire à la mise en place
d’« Ateliers Santé Ville », destinés à favoriser la coordination et la cohérence des différentes
actions de santé au sein des quartiers dont il a la charge 87 . Cet aspect du cadre
méthodologique est important à mentionner car il n’est pas sans effet sur le travail de
recherche proprement dit. En effet, depuis le choix du périmètre d’enquête jusqu’à celui de la
forme finale du questionnaire, tous les pans de la méthode ont ainsi fait l’objet d’une
négociation et d’un arbitrage entre des considérations d’ordre scientifique et d’autres plus
administratives et politiques. Nous reviendrons dans l’exposé de la méthode sur les
implications de ces nécessaires arbitrages. Pour l’équipe « Déterminants sociaux de la santé et
du recours aux soins », cette enquête offrait aussi l’opportunité d’approfondir l’exploration de
la problématique SIRS et de préparer, en rodant questionnaires et méthodes, l’enquête en
population générale qui devrait concerner courant 2005, 3000 personnes dans toute l’Ile-de-
France.
Pour la réalisation de cette enquête, la jeune équipe par ailleurs fortement sollicitée, a
décidé de s’adjoindre un « chef de projet » à qui serait confié, en tandem avec Isabelle Parizot
(sociologue de l’équipe), la réalisation de l’enquête depuis l’échantillonnage jusqu’au rendu
du rapport au commanditaire. C’est de cette manière et pour mener à bien le travail d’enquête

85
I. Parizot, P. Chauvin, J.M. Firdion, S. Paugam, Santé, Inégalités et Ruptures sociales dans les Zones Urbaines
Sensibles d’Ile-de-France, Rapport pour l’Observatoire de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale, Inserm/Ined,
Octobre 2001
86 I. Parizot, P. Chauvin, J.M. Firdion, S. Paugam., « Santé, inégalités et ruptures sociales dans les Zones
Urbaines sensibles d'Ile-de-France ». In : Coll. Les travaux de l'Observatoire national de la pauvreté et de
l'exclusion sociale 2003-2004. Paris, La Documentation Française, 2004, p. 367-412.
87
Fuertes C., Mise en place des Ateliers Santé Ville à Paris, Rapport d’étape, Mission Politique de la Ville de la
préfecture de Paris, Avril 2004.

71
que nous avons intégré l’équipe INSERM, d’Août 2003 jusqu’en Mai 2004. Initialement
inscrit en DEA avec pour projet l’étude du rapport à l’espace des catégories sociales les plus
modestes, cette proposition de collaboration s’est avérée être – en plus d’un mode de
financement appréciable et d’une précieuse expérience de réalisation d’une enquête
quantitative – un moyen de collecter un matériau pertinent pour la mise à l’épreuve de notre
objet de recherche.

Considérations de méthodes, questionnaire et déroulement de l’enquête de terrain

L’exposé de la méthode retenue pour la réalisation de l’enquête INSERM-20ièmearrdt.


peut se structurer classiquement, suivant un plan quasi-chronologique, autour des différentes
phases qui ont abouti au traitement final des données.

? Définition du périmètre d’étude

Le choix des territoires d’enquête était directement dicté par la problématique du


financeur : il devait s’agir des quartiers concernés par le Politique de la Ville dans le 20ième
arrondissement de Paris. Le choix définitif du périmètre d’étude est issu d’un travail
préliminaire entre l’équipe de recherche et les Equipes de Développement Local88 (EDL) du
20ième arrondissement. Il résulte d’un arbitrage argumenté entre, d’un côté une demande
explicite concernant un périmètre précis (les quartiers repérés par le dispositif de la Politique
de la Ville) et de l’autre des contraintes liées à la méthodologie de l’échantillonnage
(disponibilité des données à des échelles fines, pertinence des micro-découpages
administratifs et géographiques, etc.). En effet, le 20ième arrondissement constitue une
véritable mosaïque discontinue de périmètres d’action publique, qui du fait des
caractéristiques physiques et socio-économiques de l’arrondissement, correspondent à un
enchaînement de procédures qui ont chacune délimité leur périmètre spécifique d’action89 . On
retrouve ainsi dans le 20ième arrondissement deux ZUS (Bas Belleville et HBM
Ménilmontant), cinq quartiers prioritaires de la Politique de la Ville, (Belleville-Amandiers,
Saint Blaise, La Tour du Pin, Félix Terrier et Fougères) et quatre sites de Grand Projet de
Renouvellement Urbain : le quartier Saint Blaise, la Porte des Lilas, à cheval sur le 19ième et le

88
Chargées de l’application de la Politique de la Ville au sein des arrondissements parisiens.
89
Nous reviendrons plus en détail sur ces questions au cours de la présentation des territoires de l’enquête.

72
20ième arrondissement, la Porte de Vincennes, à cheval sur le 12ième et le 20ième
arrondissement ; et enfin la Porte de Montreuil.
De manière peut-être plus marquée que pour les autres arrondissements parisiens, les
différents périmètres d’action définis par les pouvoirs publics dans le 20ième arrondissement ne
se superposent pas exactement. De surcroît, du fait de la multi- localisation des problèmes
structurels, économiques et sociaux, ces périmètres sont répartis dans l’arrondissement sans
continuité comme l’indique la carte les recensant, présentée en annexe 1.

Les contraintes inhérentes à l’enquête tant au niveau de l’échantillonnage (1000


personnes) que de la comparabilité et l’intelligibilité des résultats (« poids » des différentes
zones d’étude, prise en compte des contextes micro-locaux), ont invité l’équipe de recherche à
opérer certains choix quant à la définition définitive du périmètre d’étude.
La commande initiale concernait ainsi les cinq « quartiers »90 du 20ième arrondissement
repérés par le dispositif de la Politique de la Ville : Belleville-Amandiers, Saint-Blaise, Félix
Terrier, la Tour du Pin, et Fougères. Excepté pour le grand quartier Belleville-Amandiers, se
posait la double question de la discontinuité des périmètres et de la taille des quartiers en
terme de population. Afin que l’échantillonnage conserve une pertinence, nous avons décidé
de regrouper les différents quartiers situés à l’est de l’arrondissement, de manière à constituer
un périmètre de taille suffisamment importante en terme de population. Le problème de la
discontinuité physique entre les quartiers Saint-Blaise, Félix Terrier et la cité de la Tour du
Pin a trouvé une solution satisfaisante par le choix d’un périmètre d’étude englobant ces trois
quartiers. Ce périmètre, intégrant en plus des quartiers précités les ensembles d’habitation du
quartier de la Porte de Montreuil à l’est du boulevard des Maréchaux, dépasse il est vrai les
délimitations strictes du dispositif Politique de la Ville, mais conserve une pertinence au
niveau de l’analyse puisqu’il est inclus dans le périmètre du GPRU de la Porte de Montreuil.
L’étude des données socio-économiques concernant cette portion bâtie supplémentaire et
l’analyse du diagnostic de territoire concernant le périmètre du GPRU91 ne fournit pas
d’éléments rédhibitoires vis-à-vis du rapprochement envisagé et permet même de conclure à
une certaine continuité des problématiques socio-économiques. L’ensemble ainsi créé sera
dénommé « quartier Saint Blaise - Porte de Montreuil ».

90
Au sens où l’entend la Politique de la Ville.
91
Grand Projet de Renouvellement Urbain de la Porte de Montreuil, Projet de Territoire, Mairie de Paris,
Septembre 2003.

73
En ce qui concerne le dernier quartier relevant de la Politique de la Ville dans le 20ième
arrondissement (Fougères), l’équipe de recherche – en concertation avec l’EDL concernée – a
fait le choix de ne pas l’inclure dans le périmètre d’étude étant donnée sa petite taille (2950
habitants), sa localisation géographique sans continuité avec les autres quartiers de
l’arrondissement et son rattachement au « GRPU Porte des Lilas ».
Le périmètre final de l’étude comprend donc les deux ensembles géographiques
présentés sur le plan ci-dessous et que l’on nommera dans un premier temps quartier
Belleville - Amandiers et quartier Saint Blaise - Porte de Montreuil.

Belleville Amandiers

Saint Blaise –
Porte de Montreuil

D’après données APUR

FIGURE 7 : QUARTIERS ETUDIES DANS LE CADRE DE L’ENQUETE SUR LA SANTE ET LE


IEME
RECOURS AUX SOINS DANS LES QUARTIERS DE LA POLITIQUE DE LA VILLE DU 20
ARRONDISSEMENT DE PARIS , EN 2003

74
? Echantillonnage

Au sein de ce périmètre, le tirage de l’échantillon maître de 1000 personnes est issu, en


partie, d’une collaboration avec l’Agence Parisienne d’Urbanisme (APUR). La zone comptant
un nombre important d’hôtels meublés et de foyers de travailleurs (population estimée à 10%
de la population totale du quartier), hébergeant une population particulièrement vulnérable et
concernée par les problématiques de santé et de ruptures sociales, l’équipe a fait le choix de
relever le pari visant à inclure ces résidents dans l’échantillon, ce qui n’est jamais fait y
compris des enquêtes INSEE qui travaillent habituellement sur « foyers ordinaires ». Un
recensement laborieux des hôtels meublés du secteur et des foyers a été effectué, il a permis
d’inclure 30 logements de ce type dans l’échantillon maître.
Un premier échantillon d’adresses a été tiré aléatoirement par l’APUR à partir d’une
combinaison de données dont la liste exhaustive des foyers fiscaux de la Direction Générale
des Impôts (DGI), en respectant la taille de chacun des quartiers et plus finement, celle des
îlots INSEE et des ensembles d’habitation les composant. Pour chacune des adresses fournies,
nous nous sommes personnellement rendus dans le courant du mois d’Août 2003 sur le
terrain, pour procéder à un tirage au sort aléatoire de ménages sur boites aux lettres, listes de
résidents ou porte palière, de manière fournir aux enquêteurs une liste de ménages à enquêter
la plus proche possible du réel. Nous avions pour cela préalablement élaboré une
méthodologie permettant un tirage aléatoire sans risque de sur-représentation (des premiers
étages ou des derniers par exemple 92 ). Un certain nombre d’adresses fournies par l’APUR ont
donc ainsi dû être remplacées (immeubles en réparation ou démolis, adresses inexistantes…).
Cette phase de l’enquête quelque peu fastidieuse il faut en convenir, a eu l’énorme avantage
de nous amener à visiter toutes les rues et ruelles des deux grands quartiers, à toutes les heures
de la journée, ainsi que de pénétrer dans plusieurs centaines d’immeubles et d’entrer ainsi en
contact avec la population des quartiers. Comparativement à la déconnexion d’avec le terrain
qui caractérise habituellement les enquêtes quantitatives, cette expérience nous a permis une
véritable immersion dans les quartiers du périmètre d’étude et un repérage in situ et qualitatif
des différences perceptibles entre chaque zone, du point de vue de la composition sociale, de
l’urbanisme, de la vie locale, etc.

92
Une combinaison de chiffres, fournis aléatoirement par l’ordinateur pour chaque adresse, nous indiquait ainsi,
en fonction du nombre d’étages de l’immeuble, de cages d’escaliers, de portes palières, par quel appartement ou
boite aux lettres commencer notre décompte. La méthode totalement exploratoire semble s’être avérée pertinente
quoique fastidieuse (trois semaines de terrain pour une personne).

75
Au sortir de cette première phase, l’échantillon maître comprenait 1000 adresses
correspondant à autant de ménages. Etant données les contraintes liées à la réalisation de
l’enquête (refus de la passation du questionnaire, impossibilité de localiser le ménage tiré au
sort, etc.) les enquêteurs de l’Institut Synovate qui a réalisé l’enquête, ont dû procéder à des
remplacements de ménages selon une procédure convenue à l’avance. Les changements
d’adresse, de rue ou d’îlot devaient avoir quant à eux, un caractère plus exceptionnel. La
dernière phase de l’échantillonnage était confiée aux enquêteurs eux- mêmes ; au sein du
ménage sélectionné par nos soins, si ses membres parlaient suffisamment bien le français 93 ,
était tirée au sort une personne de plus de 18 ans, suivant une méthode dite de la «date
anniversaire » : la personne concernée par l’enquête était celle dont l’anniversaire était le plus
proche à compter du jour de l’enquête.

L’échantillon finalement réalisé comprend 889 personnes contre 1000 initialement


prévues, les nombreux jours supplémentaires que s’est imposé l’institut Synovate n’a
cependant pas permis de dépasser ce nombre (épuisement de la liste d’adresse et des
possibilités de remplacement, risque de sur-représentation de certains îlots, etc.). L’étude
concerne un total de 90 îlots 94 (contre 91 initialement prévus), 66,8% des ménages enquêtés
l’ont été à Belleville – Amandiers, pour 67,5% initialement prévus. On trouvera d’autres
éléments relatifs à la qualité de l’échantillonnage en annexe 2.

? Questionnaire

Le questionnaire de l’enquête sur la santé et le recours aux soins dans les quartiers de
la Politique de la Ville du 20ième arrondissement de Paris comporte la même base que les
enquêtes SIRS internationales, ce qui permet dans une certaine mesure les comparaisons.
Nous en userons notamment dans le courant de ce travail, en proposant sur certains pans de
l’analyse, des comparaisons avec les résultats de la préenquête SIRS réalisée en 2001 dans
cinq ZUS franciliennes. Passée cette base commune – que l’on retrouvera dans le tableau
présenté plus bas et qui s’appuie sur quatre piliers principaux que sont : les caractéristiques

93
Le budget de l’enquête ne permettait malheureusement de prévoir des enquêteurs multilingues et des
questionnaires traduits. Cela constitue un handicap réel dans des quartiers pluriethniques comme ceux sur
lesquels se penchait l’enquête. Qui plus est, quelques ménages tirés au sort semblent s’être réfugiés derrière le
prétexte de la barrière de la langue, notamment les personnes appartenant à la communauté asiatique dont on
déplore la sous-représentation dans notre échantillon.
94
Au sens INSEE

76
socioéconomiques ; les données relatives à l’intégration sociale ; les éléments de santé et de
recours aux soins ; les caractéristiques psychosociales – notre questionnaire comportait
quelques variantes. En effet, du fait de la problématique spécifique du commanditaire, le
nombre de questions concernant la santé et le recours aux soins a été largement augmenté,
avec notamment des questions spécifiquement locales comme celles interrogeant les lieux du
recours aux soins. Pour que le questionnaire reste d’une dimension acceptable, plusieurs
questions posées en 2001 ont du être supprimées, dont certaines se seraient avérées précieuses
vis à vis de notre problématique ; le soutien financier de la recherche est à ce prix ! Le
questionnaire comporte au final, plus de 200 questions réparties dans 15 « chapitres » : fiche
ménage ; logement et quartier ; couverture maladie ; santé ressentie ; recours aux soins ; santé
psychologique ; habitudes de vie ; santé des femmes ; attitudes, représentations et expériences
de santé ; formation et expérience professionnelle ; ressources ; enfance et jeunesse ; couple et
famille ; vie sociale et familiale ; rapport aux institutions.
Notre questionnaire peut finalement être schématisé de la façon suivante, sans respect
pour l’ordre des questions :

TABLEAU 1 : APERÇU SYNTHETIQUE DU QUESTIONNAIRE DE L’ENQUETE INSERM-


20IEMEARRDT. 2003

Caractéristiques socio- Intégration sociale Santé et recours aux Variables


économiques soins "psychosociales" 95
Santé perçue, quelques
Situation familiale, indicateurs factuels
(maladies chroniques,
satisfaction à l’égard de
l’emploi, support social, dépression, santé
Estime de soi (self
dentaire…), impact perçu
Situation professionnelle, rapport au quartier, esteem), croyances de
participation sociale, des liens entre santé et
ressources, formation, santé, self efficacy,
conditions de vie, recours
logement, conditions de recours à l’Etat- sense of coherence,
providence, conditions de aux soins (modalités,
vie… capacités d’adaptation et
vie subjectivement raisons de non recours,
de faire face (coping)
prévention et dépistage),
vécues, expériences de
discrimination… expériences de la
maladie et des soins,
comportements péjoratifs

Du fait de sa longueur, la passation du questionnaire a nécessité entre 45 minutes et 4


heures.

95
Les termes présentés ici seront explicités au cours du chapitre d’analyse les faisant intervenir (cf. Partie 3
chap. 2)

77
? Déroulement de l’enquête

L’enquête s’est déroulée du 2 octobre au 15 novembre 2003. 889 personnes ont pu être
interrogées : 594 sur la zone de Belleville et 295 sur la zone de Saint-Blaise. L’enquête de
terrain a mobilisé une vingtaine d’enquêteurs et trois chefs d’équipe de l’Institut Synovate. Le
détail du déroulement de l’enquête est consigné en annexe 3 du présent document, notons
simplement que si le taux de refus s’est avéré plus faible qu’en 2001 (17% vs 25%), les
difficultés d’accès aux logements se sont avérées encore plus importantes que dans les cinq
ZUS enquêtées alors (du fait des digicodes principalement). 41% des questionnaires ont pu
être réalisés à l’adresse prévue par l’échantillon maître, les autres ont été réalisés suivant la
procédure de remplacement élaborée par l’équipe. L’une des principales difficulté de
l’enquête, outre l’accès aux logements, aura finalement été la réticence de certaines
communautés, comme la communauté asiatique qui ne représente que 1,1 % des personnes
interrogées par notre enquête alors que 3,3 % des personnes résidant à Paris en 1999
appartenaient à cette communauté et que la concentration la plus forte de celle-ci est repérée
dans le 13ième et le 20ième arrondissement (Sources : RGP, 1999) Dans 95,3 % des cas au final,
les enquêteurs ont considéré que l’entretien s’était bien déroulé. En aval, la réception des
questionnaires dans le courant de l’hiver a représenté pour l’équipe de recherche un travail
pour le moins conséquent : recodage des questions ouvertes, des PCS (« PCS », remplaçant
l’ancienne nomenclature des Catégories socio-professionnelles « CSP »), vérifications en tout
genre, ajustement des revenus déclarés au moyen d’un modèle complexe afin de rendre cette
variable fréquemment non renseignée utilisable, etc.

L’analyse principale des données nous a occupés de Janvier 2004 à Mai 2004, elle a
abouti à la production d’un épais rapport d’enquête 96 qui a donné lieu à plusieurs articles dans
la presse 97 . Plusieurs présentations des résultats ont été effectuées dont certaines lors des
séminaires de recherche mensuels organisés par le réseau SIRS Ile-de-France et dont on
trouvera les comptes rendus sur le site Internet du programme SIRS.
Cette exploitation terminée, une autre pouvait commencer.

96
Cf. I. Parizot, S. Pechoux, F. Bazin, P. Chauvin, Enquête sur la santé et le recours aux soins dans les quartiers
de la Politique de la Ville du 20ème arrondissement de Paris. Rapport pour la mission ville de la préfecture de
Paris, INSERM U444, Avril 2004, 203 p.
Rapport téléchargeable à l’adresse : http://www.u444.jussieu.fr/sirs/Region/Rapport2004.pdf
97
« Derrière le Paris « bobo », les oubliés de la santé », in Le Parisien, 10-06-2004, « Santé, inégalités et
ruptures sociales à Paris. Deux quartiers dans la tourmente », in Le Quotidien du Médecin, 07-06-2004

78
B. …qui offre dans un second temps, l’opportunité d’une analyse des
liens entre images des lieux et images de soi

A dire vrai, l’analyse secondaire des données en vue de la vérification empirique de


notre objet de recherche n’a pas attendu la fin du premier engagement pour débuter, puisque
depuis Août 2003 et l’exploration in situ du périmètre de l’enquête, notre regard sur le terrain
et les données était aussi guidé par l’évolution de nos questionnements proprement
« étudiants ». On peut ainsi affirmer que le traitement de l’enquête sur la santé et le recours
aux soins dans les quartiers de la Politique de la Ville du 20ième arrondisseme nt de Paris, bien
que dans l’ensemble très éloigné du traitement secondaire effectué dans le cadre du DEA, a
contribué à la maturation de l’objet et à la vérification de la pertinence des données
disponibles au regard de nos hypothèses de recherche. Les fréquentes discussions au sein de
l’équipe de recherche auront aussi été précieuses sur ce plan.

La possession de données quantitatives de première main, partiellement orientées vers la


vérification de nos hypothèses théoriques, est sans doute une des originalités de ce travail de
DEA, nous espérons ainsi que nous aurons su en faire un bon usage.

Pour l’heure, avant de passer à la partie spécifiquement dédiée aux résultats, il nous
reste à présenter les territoires sur lesquels s’est déroulé l’enquête, ainsi que les principales
caractéristiques de l’échantillon réalisé.

79
2. Disqualification spatiale et gentrification dans le 20ième
arrondissement de Paris

Lorsque l’on s’intéresse à Belleville, haut lieu de Paris s’il en est98 , deux images
concurrentes ne peuve nt manquer de venir frapper l’esprit de l’observateur. Au fil des lectures
et des discussions, Belleville y est décrit tour à tour comme un véritable « village dans la
ville »99 où cohabiteraient paisiblement « prolos » et « bobos », français et étrangers dans une
joyeuse et gouailleuse mixité ; mais l’image est aussi parfois celle d’une poudrière, véritable
cité dans la ville, où la dégradation du bâti n’aurait d’égal que celle des relations sociales,
interethniques notamment, à l’intérieur du quartier 100 . Comme souvent, la réalité semble se
situer quelque part entre ces deux extrêmes. De son passé d’ancien village de la « petite
banlieue » parisienne au XIXième siècle, Belleville a certes conservé une certaine configuration
spatiale et surtout un « esprit des lieux » qui participent du « mythe de Belleville » (sur lequel
nous reviendrons) qui attirent un nombre croissant de membres des classes intellectuelles et
supérieures, à la faveur d’une certaine « fétichisation de la culture populaire » (Simon,
1995b). Cependant, le quartier reste une réelle enclave de pauvreté dans la ville, à l’instar
d’autres quartiers du nord parisien situés dans le 18ième arrondissement notamment. La
dégradation du bâti, paradoxalement engendrée en partie par la lutte des habitants contre les
projets de rénovation urbaine, a favorisé l’implantation de ménages précarisés trouvant à
Belleville l’ultime étape résidentielle avant la relégation « hors des murs de la ville ». Si la
vigueur de la vie sociale dans le quartier ne tient pas que du mythe, comme le note Patrick
Simon « la réelle solidarité qui lie les habitants ne suffit pas à compenser l’extrême précarité
de nombreuses familles et le quartier constitue l’un des points noirs de l’action sociale
parisienne » (Simon, 1994, p. 13).
A l’intersection d’un double mouvement d’embourgeoisement de certaines portions de
son territoire et de précarisation croissante de certaines autres, le quartier de Belleville, mais

98
Roger Brunet donne une ainsi définition des hauts lieux qui s’applique, nous semble-t-il, particulièrement au
cas de Belleville : « les hauts lieux sont des lieux de mémoire ; leur valeur symbolique est plus ou moins élevée :
locale, nationale, internationale, mondiale, ou propre à une religion, à une culture ; ils sont l’objet de
vénérations, de pèlerinages, qui sont souvent sources d’identité collective et, aussi, d’activités économiques »
(Brunet, 1992, p. 232)
99
Voir notamment T. Fayt, Les villages de Paris. Belleville, Charonne, Auteuil et Passy : mythes et réalités d’un
espace communautaire, Paris, L’Harmattan, 2003
100
Pour une vision désenchantée de Belleville, voir notamment T. Jonquet, Jours tranquilles à Belleville, Paris,
Seuil, 2003

80
plus globalement l’ensemble des quartiers du périmètres, se prêtent à une analyse croisée en
terme de disqualification spatiale et de gentrification101 , lot commun de nombre de quartiers
anciens de centre ville comme ceux analysés par Catherine Bidou-Zacharisasen ou Monique
Sélim en particulier (Bidou-Zachariasen, 1997, Sélim, 1982).

Comme l’ont bien montré certains auteurs (Tabard, 1993, Marpsat et Champion, 1996)
les quartiers relevant de la Politique de la Ville sont caractérisés par une grande diversité de
situations – entre quartiers, mais aussi à l’intérieur de ceux-ci. Ceci est particulièrement vrai
dans le cas du périmètre de la Politique de la Ville du 20ième arrondissement pour lequel une
analyse globale de la situation aurait peu de sens (dans le cadre de notre étude tout du moins).
C’est pourquoi nous nous pencherons au cours de cet exposé, sur les caractéristiques des
différents quartiers aux particularités très marquées et aux situations bien différentes, qui
composent notre périmètre d’étude.

A. Belleville – Amandiers : entre embourgeoisement et paupérisation

La compréhension de la mutation récente du grand quartier de Belleville – Amandiers


doit faire appel à quelques références historiques qui seules permettent d’éclairer la situation
singulière de cohabitation interethnique et interclasse dans laquelle se trouve aujourd’hui le
quartier. Son histoire l’a en effet conduit à abriter des populations d’origines très différentes,
mais partageant cependant une même situation d’exclusion dans la ville. Terre d’exil des
ouvriers repoussés hors du centre de Paris par les travaux d’Haussmann, le quartier a
accueilli, à partir des années 20, une immigration de provenance plus lointaine – provinciaux
d’abord puis étrangers (arméniens, grecs, juifs polonais, etc.). A partir des années 50, les
projets de rénovation urbaine (qui ne deviendront effectifs qu’à partir des années 90
cependant) placent Belleville dans une situation hors marché qui conduit à la dégradation du
bâti et à la chute des valeurs immobilières. De ce fait, le quartier draine alors des populations
rejetées des autres secteurs de l’habitat et accueille des vagues importantes d’immigration, en
provenance du Maghreb notamment. La réalisation brutale des opérations de réhabilitation va
bouleverser l’équilibre urbanistique et sociologique du quartier, via l’arrivée d’une population
plus aisée rompant totalement avec les caractéristiques des anciens habitants. De 1954 à 1990,

101
« Mot anglais désignant la réoccupation des centres de villes par les classes aisées après rénovation et
réhabilitation » (Brunet et al. 1992, p 214)

81
la proportion d’ouvriers dans la population active du quartier passe de 51% à 25%, tandis que
celle des professions libérales et des cadres supérieurs et moyens augmente de 9% à 35%.
L’implantation des nouvelles classes moyennes et supérieures du quartier ne se fait cependant
pas au hasard ; ainsi comme le précise Patrick Simon, « loin d’être homogène, l’espace
bellevillois se hiérarchise selon la qualité des constructions et les caractéristiques sociales et
ethniques des habitants. La répartition des différents groupes qui composent la population
bellevilloise fait ainsi ressortir des inégalités d’accès aux différents segments du parc de
logement » (Simon, 1994, p. 15). En suivant cet auteur, l’analyse du territoire de Belleville –
Amandiers peut être réalisée au travers du prisme de la ségrégation. Chaque zone possède un
peuplement spécifique, déterminé par les paramètres du bâti. Dans le cas du Bas Be lleville par
exemple, la différenciation spatiale s’appuie sur une forte corrélation entre la vétusté de
l’habitat et l’origine immigrée – le quartier abrite en effet la plus forte concentration
d’étrangers de la zone, résultant d’une dynamique de ségrégation engagée depuis plusieurs
décennies (Simon, 1995b).

Pour aller plus loin dans la présentation, il est nécessaire de présenter les différents
quartiers qui composent la zone de Belleville – Amandiers. Au nombre de cinq, ils couvrent le
périmètre et s’agencent les uns par rapport aux autres comme l’indique la carte suivante :

82
Piat-
Faucheur- Mare-Cascades
Envierges

Bas Belleville Ménilmontant Amandiers

FIGURE 8 : LES 5 QUARTIERS DE LA ZONE BELLEVILLE – AMANDIERS

Une première analyse globale des 5 quartiers 102 permet de repérer trois ensembles
caractéristiques : deux quartiers concentrant les difficultés sociales et économiques : le Bas
Belleville et Piat-Faucheur-Envierges, deux quartiers nettement plus privilégiés et
relativement attractifs : Ménilmontant et Mare-Cascades, enfin, un quartier intermédiaire :
Amandiers. Nous passerons volontairement un peu de temps sur le descriptif assez fin des
quartiers, celui-ci étant nécessaire aux analyses parfois comparatives qui vont suivre. Il
permet en outre d’introduire un peu de «qualitatif » dans des résultats somme toute assez
quantitatifs, afin de rapprocher des situations concrètes nos analyses qui pourraient,
l’abstraction statistique aidant, s’en éloigner par trop.

102
Analyse réalisée à partir notamment, du travail effectué par l’Equipe de Développement Local de Belleville-
Amandiers, à partir des données issues du Recensement Général de la Population de 1999, de l’Enquête
Logement de 1999 de la DRE, de l’enquête triennale de l’OPAC de 2000 et d’une enquête auprès des agences
immobilières du 20ième arrondissement. Cf. EDL Belleville -Amandiers, Les caractéristiques du territoire de la
Politique de la Ville Belleville-Amandiers. Une approche d’ensemble, une approche par quartiers, Novembre,
2001

83
Le Bas Belleville : un quartier populaire à l’environnement dégradé abritant une
population paupérisée

En 1999, le quartier du Bas Belleville compte 7789 habitants. Sa population est plutôt
jeune (30% de moins de 20 ans et 10% de plus de 60 ans), comptant une très forte proportion
d’ouvriers (16% contre 10% à Paris à la même date), très peu de cadres (15% contre 35% à
Paris à la même date) et de professions intermédiaires (13% contre 23% à Paris à la même
date). Le taux de chômage y est extrêmement élevé (20%), le plus élevé d’ailleurs de
l’ensemble du périmètre de la Politique de la Ville Belleville-Amandiers. Le chômage touche
autant les hommes que les femmes, y compris pour le chômage de longue durée qui concerne
un actif sur dix.
Sur le plan urbanistique, le quartier du Bas Belleville se caractérise par la juxtaposition
de constructions anciennes (près de 70% des logements ont été construits avant la seconde
guerre mondiale) et de constructions très récentes, postérieures à 1982. Comme nous l’avons
mentionné plus haut, le quartier n’a bénéficié d’aucune construction nouvelle entre 1950 et
1980 du fait du projet de ZAC 103 , ce qui explique la grande insalubrité des logements. Au sein
du parc privé, 41 immeubles font ainsi l’objet d’une déclaration d’insalubrité 104 et une forte
proportion de logements manque d’au moins un équipement sanitaire et souvent de plusieurs
(11% de l’ensemble du parc privé). Les petits logements sont sur-représentés (60% de F1 et
F2 sur l’ensemble du parc, 80% dans le parc privé), induisant de fréquents cas de sur-
occupation : 168 ménages de 4 personnes ou plus vivaient dans des F1 ou des F2 en 1999, soit
10% de la population. La dynamique de rénovation lancée dans le cadre des OPAH a permis
de réduire l’insalubrité mais le parc reste largement dégradé et inconfortable. Le quartier
compte aussi un nombre conséquent d’hôtels meublés logeant 67 ménages en 1999, ainsi
qu’un foyer de travailleurs immigrés logeant 174 personnes. A côté de ce qui ressemble à un
gigantesque parc social « de fait », le parc social officiel recouvre 29% des logements du
quartier ; un tiers de ces logements a moins de 20 ans. Le parc se paupérise, il capte
principalement des ménages à faibles revenus avec par exemple, une proportion de 50% de
bénéficiaires APL (28% en moyenne sur l’ensemble du secteur Politique de la Ville
Belleville-Amandiers). Au sein du parc, un groupe immobilier en particulier (l’îlot Bisson-

103
Zone d’Aménagement Concertée
104
Sources : OPAH Bas-Belleville, rapport d’activité 2000

84
Tourtille-Palikao) connaît d’importantes difficultés sociales avec une population très
précarisée (un ménage sur 10 vit des minima sociaux).
Malgré cela, le quartier conserve une image positive de quartier populaire liée
notamment à l’existence d’une vie sociale développée et d’un certain dynamisme, sur le plan
associatif en particulier. L’importance de la population d’origine immigrée et la diversité des
communautés étrangères auxquelles elles se rattachent est à l’origine d’une vitalité culturelle
et commerciale bien analysée dans les écrits de Patrick Simon (cf. notamment Simon, 1997).
Traditionnellement, le quartier abrite de nombreux artistes et continue à attirer, à la marge
cependant, une population aisée (construction de lofts, fréquentation des restaurants et autres
lieux de sortie, ainsi que du parc de Belleville par une population extérieure au quartier).
Néanmoins, le cadre de vie est considéré comme déprécié ; la présence de friches liées aux
travaux de rénovation, une voirie en mauvaise état et un déficit de propreté générale donnent à
certaines zones une allure de quartier de faubourg d’un autre temps. Les faits de délinquance
sont nombreux (trafics de drogue, agressions avec violence, etc.) ce qui cont ribue parmi
d’autres causes à la faible attractivité du quartier sur le marché immobilier comparativement
aux quartiers environnants notamment.
L’image positive de ce quartier, foyer populaire dans lequel le « mythe de Belleville »
(Simon, 1995) puise sa vigueur, est ainsi de plus en plus sévèrement mise à mal.

Piat, Faucheur, Envierges : un quartier au fonctionnement dual et en voie de


disqualification spatiale

Au recensement de 1999, le quartier de Piat-Faucheur- Envierges situé directement au


nord-est de celui du Bas Belleville, compte 6464 habitants. La population est plutôt jeune
(25% de moins de 20 ans, 13% de plus de 60 ans). Elle se caractérise par une prépondérance
des classes moyennes (40%), avec néanmoins une sur-représentation d’ouvriers (12% vs 10%
à Paris à la même date) et une sous-représentation des cadres (15% vs 35%). Le taux de
chômage y est élevé (17%) avec un taux de chômage de longue durée important (près de 9%),
dans la moyenne du secteur cependant.
Sur le plan urbanistique, Piat-Faucheur-Envierges peut être considéré comme un
quartier d’habitat mixte, globalement de bonne qualité avec cependant un groupe d’habitat
social cumulant un certain nombre de difficultés et concourrant à la disqualification spatiale
progressive d’une partie du quartier. Le parc privé est attractif et de bonne qualité ; 2/3 des

85
logements datent d’avant la première guerre mondiale et la même proportion sont des F1 et
F2, on compte par ailleurs peu de cas d’inconfort, et peu de cas de sur-occupation. Le
pourcentage de propriétaires occupants s’élève à 20% ce qui laisse supposer une certaine
stabilité de l’occupation du parc privé. Le parc social connaît des fortunes diverses ; avec 28%
des logements du secteur, il est important en volume, assez récent (années 80) et diversifié
(50% de F3 et F4 et 20% de F1). La part des résidents à faibles revenus est importante, ainsi
40% des familles sont bénéficiaires des APL. Au sein du quartier, un groupe immobilier
concentre de manière importante difficultés sociales et économiques (groupe Piat-Faucheur-
Envierges). Il compte 70% de logements sociaux et 9% des ménages qui y résident sont
dépendants des minima sociaux. Le groupe se caractérise par un fort marquage
communautaire avec notamment une concentration importante de familles originaires
d’Afrique subsaharienne.
Le quartier bénéficie d’une très bonne situation, sur les hauteurs de Paris – il dispose
d’ailleurs, au sommet du Parc de Belleville de la plus belle vue panoramique sur la capitale.
Le niveau d’équipements scolaires et la présence d’équipements tel que le parc cité à l’instant,
en font un territoire attractif, dont l’image se dégrade cependant de façon progressive en
raison de nombreux problèmes d’insécurité et de la présence d’une délinquance importante et
structurée, au niveau du groupe Piat-Faucheur-Envierges. La tension sociale est perceptible
dans ce quartier où l’Equipe de Développement Local note un « processus de dévalorisation à
l’œuvre » (problèmes de gestion urbaine, propreté, chute des valeurs immobilières en lien
avec la dépréciation du cadre de vie : les prix pratiqués sont les plus bas de la zone, hausse
des demandes de mutation des ménages les plus solvables du parc social).
En somme, le quartier Piat-Faucheur-Envierges est emblématique d’un processus de
disqualification spatiale à l’œuvre, tel que nous l’avons présenté au cours de la première partie
de ce document.

Amandiers : un quartier d’habitat social en perte de vitesse

Au recensement de 1999, le quartier Amandiers (non strictement situé dans les limites
habituellement retenues du quartier Belleville) comptait 9506 habitants avec un équilibre
relatif des classes d’âge (23% de jeunes de moins de 20 ans, 60% de 21-59 ans et 17% de plus
de 60 ans). Le quartier est composé majoritairement de classes moyennes (40% d’employés et
de professions intermédiaires), même si la part des ouvriers reste importante (10%) ; les
cadres quant à eux sont sous-représentés par rapport à Paris (15% vs 35%). Le taux de

86
chômage est très important (19%), notamment masculin (21%), le chômage de longue durée
se situant dans la moyenne du secteur (8%).
L’habitat est globalement de bonne qualité, dominé par la présence d’un parc social
très important (50% des logements). Le parc (privé notamment) compte un nombre de grands
logements supérieur à la moyenne du secteur (2,5 pièces en moyenne contre 2,4 sur le reste de
la zone), les logements sont par ailleurs bien équipés avec des taux d’équipements sanitaires
très supérieurs à la moyenne du secteur et à la moyenne parisienne. Le quartier compte de
nombreux foyers d’hébergement abritant des ménages et personnes seules en situation de
grande difficulté économique et sociale. Deux foyers de travailleurs accueillent ainsi 510
personnes, un centre d’hébergement pour femmes loge 35 personnes et une maison de retraite
pour personnes âgées en difficulté compte 118 places. Le parc social est dominant sur le
quartier, concentré dans la ZAC des Amandiers au cœur du territoire. Le parc est récent (2/3
des logements datent des années 80-90). Il est par ailleurs diversifié, se caractérisant
notamment par des loyers plus élevés que la moyenne du secteur ; ainsi la proportion de
bénéficiaires APL est de 19% soit très inférieure à la moyenne de la zone (28%).
Pour l’observateur, le quartier peut schématiquement se scinder en deux zones : la
zone basse concentrant la majorité des logements sociaux et la partie haute, proche de la place
Gambetta, qui se caractérise par une architecture et une composition sociale plus proche de
celle du quartier du même nom, un des quartiers en vogue du 20ième arrondissement. Ainsi, si
le quartier dispose dans l’ensemble d’un bon niveau d’équipements publics, notamment
scolaires et espaces verts, la ZAC se caractérise de manière inverse, par sa monofonctionnalité
avec une absence d’activité économique et commerciale en son sein. Elle souffre des mêmes
« erreurs » d’un certain type d’aménagement urbain marqué par une faible lisibilité des
espaces, par une absence de centralité et par une pauvreté réelle des aménagements des
espaces publics, conduisant in fine à une dévalorisation du cadre de vie. Souvent associée à ce
type d’urbanisme, la zone se caractérise par une petite délinquance très territorialisée qui sans
être de la même ampleur que celle repérée à Piat-Fauche ur-Envierges notamment, contribue à
ancrer un certain sentiment d’insécurité. De ce fait notamment, le parc social enregistre une
baisse de son attractivité avec un taux de vacance de moins de trois mois relativement élevé
pour le secteur (3,4%), traduisant des difficultés de relocation.
Moins formellement en difficulté que les deux quartiers précédents, le quartier
Amandiers n’est cependant pas exempt de problèmes liés à l’urbanisme et à la concentration
de ménages en difficulté dans certaines portions du territoire, lesquels tendent à scinder le
quartier en deux ensembles aux situations peu comparables.

87
Ménilmontant : un quartier mixte et animé

Avec 9192 habitants en 1999, le quartier de Ménilmontant (qui est tout comme
Belleville un ancien village de la proche banlieue parisienne au 19ième siècle), est le quartier le
plus peuplé de la zone Belleville-Aamandiers. La répartition par classes d’âge est équilibrée
(20% de moins de 20 ans, 18% de plus de 60 ans), plus conforme d’ailleurs aux taux parisiens
(18% et 19% respectivement) que le reste du secteur. Là encore le quartier est composé en
majorité de classes moyennes (37% d’employés et de professions intermédiaires), les ouvriers
sont légèrement sur-représentés (11%) quand les cadres et professions intellectuelles et
supérieures sont sous-représentés par rapport à Paris (17% vs 35%), mais plus nombreux
cependant que dans les trois quartiers déjà cités. Le taux de chômage est le plus bas du secteur
(15%), y compris de longue durée (moins de 8%), mais reste néanmoins supérieur à la
moyenne parisienne.
L’habitat est particulièrement diversifié dans le quartier de Ménilmontant et tous les
cas de figure s’y rencontrent du point de vue du logement. Ainsi, le parc privé est
majoritairement ancien (60% de logeme nts d’avant la seconde guerre mondiale), la taille
moyenne des logements est importante et la densité d’occupation est moins importante que la
moyenne du secteur. Au delà des effets moyens, l’inconfort est cependant très présent avec un
logement sur dix souffrant d’un sous équipement sanitaire, et les cas de sur-occupation le sont
également : 138 ménages de 4 personnes ou plus vivent dans des F1 ou F2, soit 7% de la
population. Le quartier compte un nombre important d’hôtels meublés logeant 108 ménages
en 1999, ainsi qu’un foyer de travailleurs immigrés dans un état dégradé qui accueille 144
personnes. Le parc privé ancien reste cependant attractif dans certaines zones, notamment
autour de l’axe commercial de la rue de Ménilmontant. La dotation en équipements culturels
et scolaires est assez importante, ce qui, ajouté au cachet et à l’animation de certaines zones,
contribue à faire progresser le coût de l’immobilier, dont les valeurs restent cependant
moyennes et inférieures à d’autres quartiers du 20ième arrondissement.
Le parc social est important (30%) des logements mais peu intégré dans son
environnement. Ainsi, la moitié nord-ouest du quartier concentre une zone dense de grands
ensembles hérités de l’urbanisme des années 60. Ces barres imposantes, issues du premier
programme de rénovation à entrer en application sur le quartier de Belleville, représentent une
fracture considérable dans la morphologie du quartier (trame urbaine non conservée, absence
totale de commerces). Pour autant, le parc est considéré comme relativement stable et même

88
plutôt favorisé par rapport à la situation observée dans les autres quartiers du périmètre. On
compte ainsi seulement 16% d’allocataires des APL, soit le taux le plus bas du secteur de la
Politique de la Ville (28% en moyenne). L’ancrage locatif y semble durable puisqu’on ne
comptait en 1999 que 7% d’emménagement récent.
Le quartier de Ménilmontant est donc un quartier mixte au sein duquel la cohabitation
sociale semble ne pas poser de problèmes excessifs. C’est aussi le quartier le plus
« homogène » de la zone. Ainsi, en suivant les analyses de Patrick Simon portant sur une
portion de territoire recouvrant globalement le périmètre du quartier Ménilmontant, on
apprend que c’est dans ce quartier que l’indice de dissimilarité 105 entre personnes nées en
France et immigrés est le plus faible de l’ensemble de la zone de Belleville ; sur le plan de la
PCS comme sur celui du confort dans le logement (Simon, 1995).

Mare-Cascades : gentrification d’un quartier ancien

Des cinq quartiers de la zone Belleville – Amandiers, Mare-Cascades est, avec 4324
habitants en 1999, le moins peuplé et assurément le plus singulier. Sa population est dans
l’ensemble assez jeune (21% de moins de 20 ans, 14% de plus de 60 ans), mais son originalité
tient surtout dans sa composition sociale vis à vis des autres quartiers du périmètre. On
recense en effet 18% de cadres et professions intellectuelles et supérieures et 20% de
catégories intermédiaires qui ensemble, constituent près de 40% des actifs, chiffre le plus
élevé de l’ensemble du secteur. A l’opposé, il ne compte que 10% d’ouvrier, chiffre en deçà
de la moyenne parisienne mesurée à la même date. Le taux de chômage s’élève à 16%, moins
elevé que dans les autres secteurs, mais le taux de chômage de longue durée se rapproche des
moyennes de la zone avec un peu plus de 8%.
Sur le plan de la structure physique, le quartier a conservé un habitat traditionnel, les ¾
des constructions datent d’avant la seconde guerre mondiale et 54% d’avant 1915. Les
logements sont petits dans l’ensemble (65% de F1 et F2) et rencontrent de fréquentes
situations d’inconfort sanitaire : près d’un logement sur 10 est ainsi sous-équipé, parmi
lesquels près de 5% n’ont ni salle de bain ni WC, ce qui est supérieur aux moyennes de la
zone (un peu plus de 3%) et à celles de Paris (3%). Malgré la petite taille des logements, la
densité d’occupation est faible (1,9 personnes par logement quand la moyenne du secteur est

105
Indice qui évalue la somme des écarts entre deux distributions du point de vue de différentes variables (ici :
personnes nées en France et immigrés). On le trouve notamment utilisé dans l’étude de Yves Grafmeyer portant
sur le cas de la ville de Lyon (Grafmeyer, 1991)

89
de 2,1) d’ordre de grandeur similaire à la moyenne parisienne. Autre originalité, l’habitat est
mixte avec 3% de maisons individuelles et 23% de propriétaires-occupants.
Le parc social est quant à lui moins développé que dans les autres quartiers étudiés (21%
des logements) et est réparti de manière diffuse dans le quartier. 44% des logements sociaux
datent d’après 1990 et le parc présente dans l’ensemble des grands logements (56% de F3 et
F4 quand un logement sur dix est un F5). La composition du parc est diversifiée et préserve
un certain équilibre social, les loyers sont élevés par rapport à la moyenne du secteur, ¼ des
ménages sont bénéficiaires des APL (28% en moyenne sur la zone).
Le quartier ayant conservé une trame viaire et un habitat traditionnels, typiques d’un
Paris « villageois », le cadre de vie y est particulièrement attractif. Le cœur du quartier
présente un certain déficit en équipements mais sa proximité avec la rue des Pyrénées et ses
équipements scolaires et commerciaux limite ce handicap. Ce cadre de vie préservé se traduit
par des valeurs immobilières supérieures aux autres quartiers de la zone mais restent
cependant inférieures à d’autres quartiers du 20ième arrondissement.
Le cadre de vie et la composition sociale du quartier en font un secteur particulièrement
atypique, dont l’insertion dans le périmètre prioritaire de la Politique de la Ville semble
relever du mystère. Mare-Cascades est emblématique d’un processus de (re)conquête des
centres anciens populaires par les nouvelles classes supérieures qualifiées dans le cas précis,
de « multiculturels » (Simon, 1995).

B. Saint Blaise – Porte de Montreuil : la banlieue dans la ville ?

La zone de Saint Blaise – Porte de Montreuil correspond à une situation bien différente
sur certains aspects, à celle décrite au cours des pages précédentes. En effet, s’il est possible
ici de parler de disqualification spatiale, sur un mode particulièrement intense d’ailleurs, on ne
repère nulle trace d’un quelconque embourgeoisement. Dans le périmètre sticto sensu tout du
moins, l’analyse une fois encore étant fortement dépendante du cadre spatial considéré. En
effet, comme on le verra, si le quartier Saint Blaise peut être considéré comme l’un des plus
en difficulté de la zone – sur le plan social tout du moins – il suffit de franchir une modeste
rue, la rue Vitruve, au nord du quartier, pour se retrouver encerclé de maisonnettes et de
terrasses qu’on pourrait croire transplantées des hauts de Montmartre : c’est le « village » de

90
Charonne 106 . De manière anecdotique, mais pas seulement cependant dans une recherche
s’intéressant à l’image des lieux, nous pouvons pour l’illustration, citer ces quelques lignes du
guide du Routard qui nous convie à une « balade bucolique dans un village secret »107 : « La
rue Saint Blaise est l’axe principal du vieux village depuis toujours […] Très jolies maisons
basses, tout du long, magnifiquement restaurées. […] A l’angle des rues Saint Blaise et
Vitruve, la croquignolette place des Grès ; en continuant, joli square. La rue Vitruve marque
la limite du village. De l’autre côté, c’est comme partout ailleurs. Manque d’imagination et
architecture totalitaire ». De l’autre côté, c’est le quartier Saint Blaise et c’est véritablement
un autre monde. Proximité spatiale et distance sociale 108 : certaines formules célèbres
s’avèrent parfois bien à propos pour décrire l’espace urbain.
La zone de Saint Blaise – Porte de Montreuil ne correspond pas, comme dans le cas
précédent, à un assemblage de quartiers à proprement parler. Si le quartier de Saint Blaise
peut être considéré comme formant une unité «cohérente », celui de la Porte de Montreuil
correspond plus à une construction propre à l’intervention politique. Nous verrons d’ailleurs
que la configuration du territoire n’autorise pas réellement le développement d’une « vie de
quartier » qui pourrait donner un sens au territoire : celui des pratiques sociales.

Avant d’exposer par le détail les caractéristiques des deux quartiers, la carte présentée
ci-dessous en précise la localisation géographique, à l’extrême est du 20ième arrondissement.

106
A son propos voir T. Fayt, 2003, op. cit.
107
Le Guide du Routard Paris, Hachette, 2001, p. 640
108
J.C. Chamboredon, M. Lemaire, 1970, op. cit.

91
Porte de
Montreuil

Saint Blaise

FIGURE 9 : LES 2 « QUARTIERS » DE LA ZONE SAINT BLAISE – PORTE DE MONTREUIL

Saint Blaise : un quartier intégralement dédié au logement social

En 1999, le quartier de Saint Blaise compte environ 13705 habitants, qui se


caractérisent par leur jeune âge : plus de 25% des habitants du quartier ont moins de 20 ans,
appartenant fréquemment à des familles nombreuses ou à des familles monoparentales (22%
des ménages du quartier vs 16% des ménages parisiens). 15% des habitants sont des
étrangers. Sur le plan des caractéristiques socioéconomiques, les ouvriers représentaient en

92
1990109 , 19% des actifs du quartier. Les cadres et professions intellectuelles et supérieures
composent 17% des actifs quand le pourcentage d’employés s’élève à 35%. Près de 16% des
actifs sont au chômage (chiffre 1999).
Concernant l’urbanisme et le logement, le quartier Saint Blaise se caractérise par la
part ultra- majoritaire du parc social qui représente 90% des logements (soit 3047 logements),
à tel point que le diagnostic social urbain concernant le quartier considère que c’est là « la
véritable identité du quartier Saint Blaise » 110 . Les 10% restants correspondent à un parc
ancien et contemporain de copropriétés, en faible nombre, ainsi qu’à un parc privé locatif
récent de bailleurs institutionnels. Près de 55% des logements ont été réalisés après 1975, dont
une bonne partie sous la forme d’immeubles imposants de grande hauteur, bâtis autour de
« squares ». Le peuplement est caractéristique du logement social avec certaines
spécialisations par îlots : certains comptent ainsi plus de 50% de familles monoparentales.
Dans certains îlots les revenus d’une majorité de locataires sont très faibles, la part des
locataires dont les ressources sont inférieures à 60% du plafond de ressource pour accéder aux
HLM est ainsi toujours supérieure à la moitié des locataires.
Le quartier est enclavé et peu traversé, il est très mal desservi par les transports en
commun, ce qui conduit à en faire un « « vase clos », autarcique, résidentiel, propice au
développement d’une relation identitaire et d’une appropriation du territoire par des bandes
de jeunes » (ACT, 2002). Le cadre de vie est du reste fortement dégradé et les problèmes de
délinquance sont nombreux (trafic de drogue, vol de voiture, etc.), favorisés par
l’indéterminatio n du statut des nombreux passages ou cours destinés à briser la monotonie du
grand ensemble. Sur le plan des équipements, le quartier est insuffisamment équipé,
l’armature commerciale est disqualifiée ou peu valorisée avec un manque de diversité des
services offerts.
Le quartier Saint Blaise est finalement décrit par les consultants qui s’y sont intéressés
comme « relativement disqualifié par son traitement, sa gestion et son entretien ». On
retrouve dans ce quartier toutes les caractéristiques des grands ensembles de banlieue décrits
notamment par David Lepoutre (Lepoutre, 2001), Cyprien Avenel (Avenel, 2000) ou Anne
Villechaise-Dupont (Villechaise-Dupont, 2000). Nous verrons dans la suite de l’analyse que
Saint Blaise peut constituer un cas idéal typique pour l’étude de la disqualification spatiale

109
Nous ne disposons malheureusement pas des données de PCS du recensement de 1999 pour ce périmètre
précis : le document Analyse des données du recensement de 1999 appliquée aux quartiers de la Politique de la
Ville édité par l’APUR en 2001 fait d’ailleurs l’impasse sur les PCS pour 1999.
110
ACT Consultants, Diagnostic Social Urbain du quartier Saint Blaise et des cités Félix Terrier, La Tour du
Pin, Les Fougères. Synthèse, orientations, Avril, 2002

93
La Porte de Montreuil : un quartier périphérique en voie de paupérisation

Le quartier de la Porte de Montreuil se différencie de Saint Blaise, du point de vue de


sa population, par une présence importante de personnes âgées (22% ont plus de 60 ans contre
20% à Paris) ; il s’en rapproche cependant à l’autre extrémité avec un nombre conséquent de
jeunes (23% de moins de 20 ans à Porte de Montreuil contre 18% à Paris). Sur le plan socio-
économique, le quartier est caractérisé par la domination des catégories socioprofessionnelles
modestes et des familles à bas revenus. Les employés et les ouvriers représentaient 45% des
actifs en 1999, avec de fortes spécialisations suivant les îlots. Le taux de chômage sur le
quartier est de l’ordre de 18% mais certains îlots dépassent cette moyenne comme par
exemple dans la cité Félix Terrier où l’on comptait en 1999 près de 25% de chômeurs parmi
les actifs. La part des emplois précaires est importante : elle atteint 14% du total des actifs
dans certains secteurs (13,6% à Paris). Au final, la population du quartier est composée en
majorité d’inactifs (enfants et retraités) ; la population active se distinguant quant à elle par de
faibles revenus ainsi que par un taux de chômage élevé. En tendance, selon les auteurs du
diagnostic de territoire préalable au GPRU111 , le quartier serait marqué par un processus de
paupérisation engagé depuis plusieurs années. Ainsi, si le quartier de la Porte de Montreuil a
toujours été un quartier popula ire, il semblerait être devenu un quartier pauvre.
Sur le plan du bâti et du logement, le quartier de la Porte de Montreuil est comme son
voisin essentiellement composé de logements sociaux, avec des spécialisations d’accueil
suivant les zones. Certains immeubles hébergent ainsi un nombre conséquent de familles
monoparentales ; d’autres, à l’est du périmètre notamment, sont habités majoritairement par
des personnes âgées. La conséquence de cette structure du bâti est une tendance à la
concentration des populations à faibles revenus. Deux immeubles connaissent ainsi les
difficultés sociales les plus importantes : Félix Terrier et la cité Patrice de la Tour du Pin, que
les auteurs du diagnostic de territoire lient à l’absence de mixité sociale qui serait « l’une des
principales sources de dysfonctionnement du quartier ».
De par sa situation dans l’arrondissement et l’importance du réseau viaire qui le
traverse (Boulevard des maréchaux), le quartier de la Porte de Montreuil est à la fois enclavé
et morcelé. Le périphérique qui borde son flanc est, limite les échanges avec les communes de
Montreuil et de Bagnolet pourtant toutes proches, quand les grands axes traversant le quartier

111
Grand Projet de Renouvellement Urbain de la Porte de Montreuil, 2003, op. cit.

94
représentent d’importants obstacles physiques qui nuisent au développement d’une vie sociale
de proximité. Le tissu associatif sur le périmètre de la Porte de Montreuil est très peu
développé ; seules quelques associations proposent des structures de proximité. L’offre en
équipements publics est par contre importante, notamment sur le plan sportif, mais peu
adaptée aux besoins de la population, car sans accès libre.
Le quartier de la Porte de Montreuil apparaît donc au final comme un territoire
cumulant difficultés sociales et difficultés d’aménagement qui s’accompagnent d’une
paupérisation croissante de sa population. Le diagnostic de territoire déjà cité résume ainsi sa
situation : « La « couronne » comprise entre les boulevards extérieurs et les limites de Paris
est un territoire fragmenté qui souffre d’une image négative ».

C. Le marquage institutionnel des territoires « prioritaires »

Du fait de l’absence de données équivalentes concernant la population générale, notre


étude n’est pas un travail comparatif qui rendrait compte des conditions de vie des
populations résidant dans les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville comparativement
à celles de populations résidant dans des territoires «ordinaires ». Pour la même raison, le
travail d’analyse ne prétendra pas mettre à jour des effets imputables au marquage
institutionnel (labelling) sur les trajectoires sociales des individus, comme cela a pu être tenté
par ailleurs dans le cadre d’analyses dites des « effets de territoire » (Marpsat, 1999, Marpsat
et Laurent, 1997, Choffel, 2002). Enfin, bien qu’utilisant les périmètres définis par la
Politique de la Ville comme périmètres d’étude, notre travail ne consiste ni en une évaluation
des politiques publiques portant sur ces territoires, ni en une analyse de la pertinence du choix
des périmètres considérés comme prioritaires pour l’action.
Ces remarques étant faites, un bref passage en revue (partiel et incomplet) des
différentes étapes successives de l’intervention publique sur le territoire du 20ième
arrondissement peut nous être utile, en ce qu’il permet :
- De mieux comprendre la genèse du périmètre sur lequel nous avons été amenés à
travailler
- De repérer par l’enchaînement temporel des zonages, les différentes orientations
et priorités qui ont guidé l’action publique dans l’arrondissement au cours des 20
dernières années

95
Etant données ses caractéristiques physiques et socio-économiques (état du bâti, taux de
chômage, proportion de ménages rencontrant des difficultés économiques et sociales, etc.), le
20ième arrondissement de Paris fait l’objet – depuis le milieu des années 90 et, en particulier, la
création des Zones Urbaines Sensibles – de plusieurs mesures d’intervention publique qui
délimitent chacune des périmètres spécifiques d’action. Sans entrer dans les détails des
différentes procédures, de leurs objectifs et de leur enchaînement historique 112, on peut
présenter rapidement les périmètres principaux d’intervention de la Politique de la Ville sur
l’arrondissement, que l’on pourra retrouver sous forme cartographique en annexe 1.

1996 : Les Zones Urbaines Sensibles

Le décret du 28 Décembre 1996 consécutif à la Loi initiant le Pacte de Relance pour la


Ville du 14 Novembre 1996 avait repéré 9 sites classés en Zone Urbaine Sensible (ZUS) à
Paris, dont deux dans le 20ième arrondissement : le Bas Belleville et la cité HBM
Ménilmontant, considérés alors comme les territoires les plus en difficulté de
l’arrondissement.

2000 : Les quartiers prioritaires de la politique de la Ville113

Au nombre de cinq sur l’ensemble du 20ième arrondissement, les quartiers prioritaires


de la Politique de la Ville correspondent à une extension des ZUS de 1996 (ZUS de Belleville
étendue au quartier Belleville- Amandiers) et à la création de 4 nouveaux périmètres pour la
période 2000-2006 (Saint Blaise, La Tour du Pin, Félix Terrier et Fougères). L’appréciation
de la qualité de territoire prioritaire s’élargit alors à un plus large éventail de situations comme
en témoigne l’intégration dans un même périmètre, de quartiers aux caractéristiques très
variées (Mare-Cascades et Bas Belleville par exemple).

112
Pour plus de détails, voir par exemple le n°784 de la revue « Problèmes Politiques et Sociaux », qui traite
précisément ces questions : Damon J. La Politique de la Ville. Paris, La Documentation Française, Problèmes
Politiques et Sociaux, mai 1997 n°784
113
Le contrat de ville signé en 2000 entre la Ville, l’Etat et la Région prolonge et amplifie l’action engagée dans
le cadre de la politique de la ville en élargissant dans certains cas les périmètres des ZUS et en créant dans
quelques arrondissements, de nouveaux périmètres d’intervention.

96
2002 : Les Grands Projets de Renouvellement Urbain (GRPU) 114

La dynamique des Grands Projets de Renouvellement Urbain marque un changement


regard de l’action publique sur les quartiers considérés jusqu’alors comme les plus en
difficulté. Délaissant en quelque sorte une approche micro- locale, celle-ci élargit de manière
conséquente les périmètres prioritaires, dans l’objectif affiché de « changer la Ville, de la
renouveler, de modifier fondamentalement et durablement la physionomie de ces quartiers
(transformation profonde d’image et de perception) […] par une approche globale et
simultanée des différentes problématiques qui font le quotidien des habitants »115 . Le 20ième
arrondissement compte ainsi à partir de 2002, 4 sites de Grand Projet de Renouvellement
Urbain sur lesquels sont élaborés des projets de territoire :
- Le quartier Saint Blaise, également inscrit dans un périmètre Politique de la Ville,
- La Porte des Lilas, à cheval sur le 19ème et le 20ème arrondissement, intégrant le
quartier Fougères
- La Porte de Vincennes à cheval sur le 12ème et le 20ème arrondissement
- La Porte de Montreuil intégrant le groupe d’habitation Patrice de la Tour du Pin et les
ensembles de logements Félix Terrier, Davout et Square d’Amiens

D’une focale très resserrée en 1996 avec la création des ZUS (et avant cela avec celle
des ZAC dont nous n’avons pas parlé ici), le regard institutionnel porté sur les « problèmes
urbains » du 20ième arrondissement s’est donc considérablement élargi depuis une vingtaine
d’années. Il en résulte, pour la dimension qui nous intéresse dans cette étude, que le marquage
institutionnel se fait sans doute aujourd’hui moins pesant sur certains territoires, auparavant
repérés comme épicentres des problèmes de l’arrondissement, mais que ceux-ci gardent
cependant le poids « historique » de leur désignation précoce. Nos analyses portant sur les
appréciations de la réputation des différents quartiers par leurs habitants pourront donc
utilement être mises en regard avec ce court exposé des évolutions d’un des moteurs puissants
de la constitution de l’« image des lieux ».

114
Dans la dynamique du contrat de ville 2000-2006, la Ville de Paris a engagé un programme de Grands Projets
de Renouvellement Urbain qui a donné lieu à un avenant du contrat de ville signé le 20 Mars 2002.
115
Grand Projet de Renouvellement Urbain de la Porte de Montreuil, 2003, op. cit.

97
3. Les visages multiples d’une population d’étude hétérogène

Après une présentation générale des territoires de l’étude, ce chapitre présente


l’échantillon des 889 personnes enquêtées durant l’automne 2003 sur les deux quartiers
Belleville - Amandiers et Saint Blaise - Porte de Montreuil. Des comparaisons avec les
données du recensement concernant les quartiers politiques de la ville du 20ième
arrondissement, l’arrondissement dans son ensemble, l’agglomération parisienne, ou encore la
France entière, nous ont permis d’estimer la représentativité de notre échantillon (cf. aussi
annexe 4 et la présentation des différents quartiers au chapitre précédent qui offre des
opportunités de comparaison). Afin de ne pas alourdir inutilement l’exposé, la présentation se
voudra synthétique ; elle s’articulera pour ce faire autour de l’étude de quelques variables clés
pour nos analyses, liées à la démographie, à la situation sociale et professionnelle et à la
situation vis à vis du logement. Par souci de concision également, l’échantillon ne sera
découpé dans la présentation qu’au niveau des zones géographiques Belleville – Amandiers et
Saint Blaise – Porte de Montreuil, et non à celui des 7 quartiers présentés au cours du chapitre
précédent. Cette présentation partielle pourra être utilement complétée par la lecture du
rapport de l’enquête qui la développe de manière plus systématique.

A. Principales caractéristiques démographiques de la population


étudiée

Un enquêté sur deux a moins de 40 ans

Par choix méthodologique, notre échantillon est composé de personnes âgées de 18


ans ou plus. Les femmes y sont majoritaires (56,1% contre 43,9% d’hommes) et l’âge moyen
est relativement bas (41,1 ans, écart type : 16,7). Les personnes de moins de 40 ans
représentent plus de la moitié de notre échantillon (53,7%) contre 44% de la population
parisienne correspondante 116. Inversement, les personnes âgées de 60 ans et plus sont
proportionnellement moins nombreuses dans les quartiers étudiés qu’au niveau parisien

116
La correspondance n’est pas totale puisque les données du recensement à notre disposition ne permettent de
travailler que sur la classe 20-39 ans (18-39 ans pour le cas de notre échantillon).

98
(14,8% vs 24,0%) 117. On retrouve là une tendance commune à de nombreux territoires de la
Politique de la Ville, en particulier en Ile de France, constitués dans leur majorité d’une
population plus jeune que celle des territoires environnants. Si la répartition par sexe ne
diffère pas significativement suivant les quartiers, l’âge des enquêtés est significativement
plus faible à Belleville - Amandiers qu’à Saint Blaise - Porte de Montreuil dont près de la
moitié de la population ayant répondu à l’enquête a entre 40 et 59 ans.

TABLEAU 2 : REPARTITION PAR AGE ET PAR SEXE SUIVANT LES QUARTIERS DANS NOTRE
ECHANTILLON (EN %)

Saint Blaise –
Belleville-
Porte de Ensemble Paris 1999
Amandiers
Montreuil
Sexe (ns)
Homme 44,9 41,7 43,9 46,9
Femme 55,1 58,3 56,1 53,1
Age (p<0,001)
20 - 39 ans 55,5 41,1 50,8 44,0
40 - 59 ans 28,7 44,6 34,0 32,0
60 - 74 ans 11,6 9,4 10,9 14,3
75 ans et plus 4,2 4,9 4,4 9,7
Sources: enquête INSERM-20ième arrdt. 2003 ; Recensement Général de la Population 1999.

La classe des 18-19 ans non représentée ici par souci de comparabilité avec les
données du recensement correspond à 2,9% de notre échantillon (2,9% à Belleville -
Amandiers, 3,0% à Saint Blaise - Porte de Montreuil). La comparaison avec les données du
recensement concernant le 20ième arrondissement (34,4% de personnes âgées de 20 à 39 ans,
17,7% de personnes âgées de plus de 60 ans) et les données appliquées aux quartiers que nous
avons présentées au cours du chapitre précédent, confirment cette tendance à la sur-
représentation des jeunes dans les territoires de l’arrondissement concernés par la politique de
la Ville.

Une population étrangère en proportion importante avec des profils de migration


différents

La nationalité et l’origine géographique sont des variables dont la comparaison avec


les données du recensement s’avère délicate. En effet, les exploitations du recensement
fournissent rarement des données détaillées sur les nationalités à une échelle fine. On repère
en première analyse que notre échantillon se compose de 79,4% de français, chiffre très

117
Même remarque, les pourcentages pour Paris sont calculés sur la population âgée de 20 ans et plus.

99
proche de l’analyse concernant les quartiers de la Politique de la Ville du 20ième
arrondissement (stricto sensu) qui en recensait en 1999, 80,4% (85,5% à Paris en 1999). La
proportion d’étrangers avec 20,6% est, elle aussi, proche des chiffres de 1999 ; c’est-à-dire
très supérieure à la moyenne parisienne (14,5%). Il s’agit d’ailleurs d’un autre point commun
entre de nombreux quartiers de la politique de la Ville.
La proportion d’étrangers ne diffère pas significativement entre les deux quartiers
étudiés. Du point de vue du détail des nationalités, la première remarque concerne la quasi
absence dans notre échantillon de représentants de la communauté chinoise et asiatique de
manière générale. Comme cela est exposé dans l’annexe méthodologique (annexe 3), notre
dispositif d’enquête semble s’être avéré impuissant à vaincre les résistances de cette
communauté. Nous sommes conscients d’avoir perdu ici, comme d’autres, une source
importante d’informations sur cette communauté sur laquelle les données manquent par
ailleurs. Les responsables d’établissements scolaires du quartier rencontrés dans le cadre de la
préparation de l’enquête déclarent ainsi perdre la trace de nombreux jeunes asiatiques au sortir
du collège.
Les « communautés » les plus représentées sont celles originaires du Maghreb (8,8%)
et d’Afrique Noire (5,7%), qui forment à elles seules près des trois quarts de la population
étrangère de notre échantillon. La distribution des différentes nationalités n’est pas
significativement différente entre les deux quartiers étudiés.
Dans notre échantillon, les étrangers représentés vivent en France depuis plus de 10
ans pour la grande majorité d’entre eux (63,7%). Seuls 5,6% des étrangers ne sont en France
que depuis moins d’un an. C’est sur ce point que les quartiers divergent, même si la différence
n’est pas statistiquement significative. Les étrangers établis à Saint Blaise – Porte de
Montreuil sont 72,4% à être en France depuis plus de 10 ans, alors que cette situation ne
concerne que 59,7% des étrangers établis à Belleville – Amandiers. Ce résultat tend à
confirmer les vocations différentes des deux quartiers au regard de l’accueil de population
étrangère.
La proportion des français issus de l’immigration est importante puisqu’ils
représentent 18,7% des individus interrogés. On verra tout au long de cette étude, l’intérêt
qu’il peut y avoir à prendre en compte ce critère d’origine géographique et à ne pas se
contenter de la nationalité actuelle.

100
TABLEAU 3 : REPARTITION DE LA POPULATION PAR NATIONALITE ET ORIGINE GEOGRAPHIQUE
DANS NOTRE ECHANTILLON (EN %)

Saint Blaise –
Belleville-
Porte de Ensemble Paris 1999
Amandiers
Montreuil
Français (ns) 79,0 80,3 79,4 81.8
Dont :
1 parent étranger 5,4 3,4 4,7
2 parents étrangers 12,6 16,7 14,0
Etranger (ns) 21,0 19,7 20,6 18.2
Dont:
Maghreb 8,6 9,2 8,8 4.7
Afrique Noire 6,2 4,7 5,7 2.4
Europe de l’Ouest 3,2 2,4 2,9 4.4
Europe de l’Est 1,5 1,7 1,6 1.8
Asie 1,0 1,4 1,1 3.3
Moyen Orient 0,8 0,3 0,7
Amérique centrale et du Sud 0,8 2,7 1,5
1.26
USA, Canada 0,5 0,0 0,3
ième
Sources: enquête INSERM-20 arrdt. 2003 ; Recensement Général de la Population 1999.

Un nombre important de familles monoparentales mais plutôt moins de personnes


seules que la moyenne parisienne

Notre échantillon se caractérise par la présence de nombreuses familles


monoparentales. On observe là encore une des caractéristiques récurrentes des quartiers de la
Politique de la Ville qui rassemblent une proportion importante de ce type de famille,
notamment dans le parc social. Près de 13% des ménages de notre enquête correspondent à
des familles monoparentales, soit la moitié (54,2%) des familles avec enfants, contre 7% des
ménages et 16% des familles avec enfants pour Paris en 1999.
Le pourcentage de ménages composés d’une personne vivant seule est élevé (40,5%)
mais reste inférieur à la moyenne parisienne. Ceci s’explique en partie par la répartition par
âge de notre population, qui compte nettement moins de personnes âgées de plus 60 ans que
dans le reste de Paris.
La vie de couple, avec ou sans enfants, concerne la majorité de notre population
(41,5%) ce qui est là aussi supérieur à la moyenne parisienne. Le rapport couples avec
enfants/couples sans enfant est inversé par rapport à Paris, avec un nombre plus élevé de
couples avec enfants dans notre population d’enquête.
Le cas des « ménages familiaux » est intéressant (voir la note du tableau ci-dessous
pour la définition d’un ménage familial). Ils sont plus fréquents à Belleville – Amandiers qu’à
Saint Blaise – Porte de Montreuil ; ce qui s’explique par le plus fort taux de collocation dans
ce premier quartier, collocation qui concerne principalement les étudiants et les jeunes actifs

101
plus représentés à Belleville – Amandiers (8,6% de la population de l’échantillon y est
étudiante) qu’à Saint Blaise – Porte de Montreuil qui ne compte que 5,8% d’étudiants).

TABLEAU 4 : SITUATION FAMILIALE SELON LE QUARTIER DANS NOTRE ECHANTILLON (EN %)

Saint Blaise –
Belleville - Paris 1999
Porte de Ensemble
Amandiers (20-74 ans)
Montreuil
Composition des ménages (p<0,02)
Personne vivant seule 43,1 35,3 40,5 52,4
couple sans enfant 18,9 17,3 18,3 20,0
couple avec enfant 21,5 26,4 23,2 16,3
dont nombre moyen d’enfants dans le ménage 2.0 2.1 2.1
famille monoparentale 10,6 16,6 12,6 7,3
dont nombre moyen d’enfants dans le ménage 1.8 1.8 1.8
ménage familial* 1,3 2,4 1,7
4,1
ménage non familial** 4,5 2,0 3,7
ième
Sources: enquête INSERM-20 arrdt. 2003 ; Recensement Général de la Population 1999.
* on entend par "ménage familial" les ménages constitués de personnes apparentées mais sans lien de filiation
directe ou si lien de filiation directe, l’« enfant » est un adulte de plus de 30 ans.
** on entend par "ménage non familial" les ménages constitués de personnes non apparentées et n’ayant pas une
vie de couple au sein de ce ménage (par exemple collocation).

B. Formation, sphère professionnelle et ressources économiques

Nous avons mentionné au cours de la première partie de ce document, que le rapport à


l’espace et au territoire en particulier était, en partie, un rapport socialement déterminé. Par
ailleurs, dans nos quartiers d’étude comme plus globalement, la répartition des groupes dans
l’espace n’est pas le fruit du hasard ma is répond à une stratification des territoires qui fait
écho à la stratification sociale de leur population résidante suivant notamment des critères de
statut social et économique. Quelques variables vont nous permettre de présenter la situation
de notre échantillon sur ce plan.

Des niveaux d’études contrastés

Dans l’ensemble, la population enquêtée apparaît contrastée quant au niveau d’étude


atteint. En effet, elle compte une proportion relativement importante de personnes qui n’ont
jamais été à l’école ou n’ont pas dépassé le niveau de l’école primaire : c’est en effet le cas de
12,8% des enquêtés. Mais elle compte aussi 45,6% de personnes qui ont atteint
l’enseignement supérieur. On peut noter qu’à Saint Blaise – Porte de Montreuil, le niveau
d’étude atteint apparaît ainsi un peu moins élevé qu’à Belleville - Amandiers (p<0,05), ce
dernier quartier comptant davantage de personnes passées par l’enseignement supérieur.

102
TABLEAU 5 : REPARTITION SELON LE NIVEAU D’ETUDE ATTEINT DANS NOTRE ECHANTILLON
(EN %)
Saint Blaise-
Belleville-
Porte de Ensemble
Amandiers
Montreuil
Niveau Scolaire (p<0,05)
jamais scolarisé ou primaire 12,5 13,6 12,8
secondaire 1er cycle (collège) 15,2 22,4 17,6