Vous êtes sur la page 1sur 129

EVELYNE GROSSMAN

LA DÉFIGURATION
ARTAUD - BECKETT - MICHAUX

LES ÉDITIONS DE MINUIT

******ebook converter DEMO Watermarks*******


© 2004 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

© 2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707338303

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Table des matières

Introduction. DÉFAIRE LES FIGURES

ÊTRE PÈRESMÈRES (Artaud – Balthus)

Mythologies pseudo-identitaires

La défiguration

L’académisme oculaire

Le trompe-l’œil de Balthus

Le décollement des images

En finir avec le narcissisme

Enfance, filiation, généalogies

Théâtre de l’être

CRÉÉ – DÉCRÉÉ – INCRÉÉ. Les défigurations de Samuel Beckett

Un Théâtre de la Cruauté ?

Animalité, humanité

Bienveillante torture

Passion christique

Passion mélancolique

La « viande congénère »

Masculin, féminin, double

Le texte troué

Je suis... peut-être

L’ÉCRITURE INSECTUEUSE D’HENRI MICHAUX

La pensée préverbale

La pensée – le penser

Les animots

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Incestueux insectes

L’homme-flagellum

Déclinaisons de Meidosems

Spectres et simulacres

Un idéogramme personnel

La Darelette ou « ceci n’est pas un insecte »

Carafes et cafards

Conclusion. LA DÉSIDENTITÉ

Du même auteur

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Introduction

DÉFAIRE LES FIGURES

La défiguration peut s’entendre en bien des sens tant elle est


plastique et mouvante. En un mot : défigurable. On aurait tort en
effet d’en réduire la portée, par on ne sait quelle crispation
sémantique, à l’idée d’un acte de violence négative et purement
destructrice : rendre méconnaissable un visage, effacer ses traits
distinctifs, ses marques de reconnaissance, altérer un modèle. Ce que
suggèrent au contraire nombre d’écritures modernes c’est que la
défiguration est aussi une force de création qui bouleverse les formes
stratifiées du sens et les réanime.
L’œuvre, écrit Blanchot, « donne voix, en l’homme, à ce qui ne
parle pas, à l’innommable, à l’inhumain, à ce qui est sans vérité, sans
justice, sans droit, là où l’homme ne se reconnaît pas [...] ». L’œuvre, au
1

sens où l’entend Blanchot, trouble donc les figures en miroir ; elle


défait l’illusoire reconnaissance narcissique de soi par soi, elle s’ouvre
à ce qui la dépasse, la déforme. Il ne s’agit évidemment pas de
renouer ici avec la vaine querelle où s’affrontèrent jadis les tenants
d’une mort supposée de l’homme et les défenseurs des valeurs dites
humanistes. L’inhumain n’est pas la barbarie, comme de simplistes
exégètes le déduisirent un peu rapidement. Il est peut-être plutôt ce
qui, comme disait Pascal, « passe infiniment l’homme » – et qu’on ne

******ebook converter DEMO Watermarks*******


réduira pas nécessairement au religieux. Donner voix à
l’innommable, donner figure à l’infigurable suppose de défaire les
formes coagulées, de les ouvrir, de les déplacer, ce que font
inlassablement les trois écrivains que l’on suivra ici : Artaud, Beckett,
Michaux. Selon des modalités évidemment diverses, tous trois
explorent ce qui défigure l’humain aux confins de l’animalité, de la
mystique, de la folie. Michaux qualifie de « psychose expérimentale »
ses expériences mescaliniennes ; Artaud, s’initiant dans la sierra
Tarahumara au rite hallucinogène du Peyotl, y retrouve son double,
l’Indien qui se prend pour un dieu ; Beckett écrit pour se dé-créer.
Philippe Lacoue-Labarthe proposait récemment de nommer « dé-
figuration » la défaillance, l’effondrement de la figure. Reprenant les
analyses de Benjamin et de Heidegger sur le poème, il renvoie la
figure (Gestalt) au mythe. « La hantise fasciste est de fait – souligne-t-
il –, une hantise de la figuration, de la Gestaltung. Il s’agit à la fois
d’ériger une figure [...] et de produire, sur ce modèle, non pas un
type d’homme mais le type de l’humanité – ou une humanité
absolument typique ». Lacoue-Labarthe fait ici jouer ensemble la
2

figure, le mythe et la logique de l’appropriation identitaire, sa


réification idéalisée dans l’imagerie fasciste. Sans nier la légitimité de
cette analyse, c’est à un en-deçà de cette utilisation de la figure que je
m’intéresse ici, plus proche de nous, plus familière et insidieuse aussi,
en ce qu’elle bénéficie de l’apparent consensus de nos sociétés
démocratiques. Référée à la construction des identités, à la
consolidation des images de soi, la figure y est en effet gratifiée de
tous les éloges : sous couvert de renforcer un narcissisme individuel
qualifié pour l’occasion de « bon narcissisme », elle est supposée
préserver cette fameuse estime de soi (self esteem, comme disent les
manuels de psychologie sociale à l’usage des entreprises)
indispensable à qui veut affronter l’âpreté de la compétition dans des

******ebook converter DEMO Watermarks*******


sociétés vouées au culte de la performance individuelle (« qu’est-ce
qu’une vie réussie ? » demandait récemment un philosophe-
ministre). Parce qu’elle participe de la construction du lien social, du
vivre-ensemble (se reconnaître dans les mêmes formes, les mêmes
signes d’appartenance), l’image est grégaire par vocation. Elle
privilégie les effets de groupe, de ressemblance (être comme l’autre),
de conformisme. La figure de l’appartenance de nos jours vire
aisément à la normopathie psychique, sociale, intellectuelle.
Je tente ici de suivre sous ce mot de défiguration le mouvement de
déstabilisation qui affecte la figure. Un mouvement qui n’est pas
nécessairement violent : la délicatesse au sens de Barthes, entendue
comme sortie de l’affrontement catégoriel des oppositions, n’y est
sans doute pas étrangère. J’y vois pour ma part deux traits
fondamentaux. D’abord une mise en question inlassable des formes
de la vérité et du sens. Ensuite, et conjointement, une passion de
l’interprétation. La défiguration qui anime les formes est un
mouvement érotique, amoureux : sans cesse elle défait les figures
convenues de l’autre et l’interroge, l’invente à nouveau, le réinvente
à l’infini. En ce sens, elle est une pratique de l’étonnement. À
l’encontre des idées reçues qui assimilent éducation et repérage des
formes, apprentissage des modèles et des rôles, adhésion aux moules
et empreintes, la défiguration est tout à la fois dé-création et re-
création permanente (« sempiternelle », aurait dit Artaud) des formes
provisoires et fragiles de soi et de l’autre. Non pas donc, se
conformer mais délier, déplacer, jouer, aimer. C’est ce que nous
enseignent ces écritures modernes réputées difficiles : leur lecture, en
ce sens, est un apprentissage de la déliaison amoureuse, de la
déconstruction du narcissisme. Entre figuration et défiguration.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


1. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Folio-essais, p. 309, je souligne.

2. Philippe Lacoue-Labarthe, Heidegger. La politique du poème, Galilée, 2002, p. 165-166.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


ÊTRE PÈRESMÈRES
(Artaud – Balthus)

Mythologies pseudo-identitaires
Soit cette phrase, extraite de l’un de ces sous-produits de
l’industrie mondialisée (soap opera, telenovela, sitcom...), que diffusent
volontiers en fin d’après-midi les écrans télévisés de notre moderne
oisiveté : « Je vais être père pour la seconde fois ». L’homme qui la
prononce, tout empreint de cette touchante satisfaction narcissique
qui caractérise ceux que les magazines nomment les « nouveaux
pères », est-il ou non le même que celui qui autrefois l’engendra ? Il
ne croit probablement plus, comme le Stephen de Joyce, que la
paternité ne passe guère par les femmes, qu’elle est un « état
mystique, une transmission apostolique du seul générateur au seul
engendré ». L’homme du soap, lui, gît dans un trop-plein de femmes
1

(toujours la même, pourtant – la Mère – mais qu’il prend pour une


autre) : il tente de devenir père sans faire un enfant à sa mère, il
couve son rejeton comme sa mère le couva, il dissimule son
immaturité sous les bravades viriles de la parade narcissique. Que la
phrase soit adressée à l’une de ses anciennes maîtresses ne
complexifie qu’apparemment une structure fondamentale dont il ne

******ebook converter DEMO Watermarks*******


veut rien savoir : dans toute procréation, il y a plus d’une mère. Pas
plus que La femme, en effet, La mère n’existe. Et le Père ? Il y croit.
Le signifiant procréation, affirme Lacan à propos de Schreber, n’est
pas la forme être mère, mais la forme être père et la fonction paternelle
« n’est absolument pas pensable dans l’expérience humaine sans la
catégorie du signifiant. [...] Il faut un effet de retour pour que le fait
pour l’homme de copuler reçoive le sens qu’il a réellement, mais
auquel aucun accès imaginaire n’est possible, que l’enfant soit de lui
autant que de la mère ». Soit. Les Président Schreber, pourtant, ne
2

sont pas légion et force est de constater que le mythe lacanien de la


métaphore paternelle n’éclaire guère ce que peut signifier, pour
l’ordinaire hystérie masculine contemporaine, être père. Gageons en
effet que la question qui se pose désormais à l’homme du soap –
héritier affadi des romans du XIXe siècle – est moins « suis-je
(vraiment) le père ? » que : « qui est la mère ? ». Et ceci non
seulement pour la raison que formule Derrida et qui est vraie : les
progrès techno-scientifiques (clonage, mère porteuse, insémination
artificielle, etc.) ont plus que jamais fait voler en éclats l’idée d’une
maternité supposée « naturelle » par opposition à une filiation
symbolique référée au père . Mais aussi pour cette raison plus
3

angoissante peut-être dans ses ultimes conséquences que la forme être


mère, désormais détachée de son essence « naturelle », est
rigoureusement vide. À la question « qui est la mère ? » ne répond
plus que le silence.
Non qu’il faille s’en plaindre. Constatons simplement que s’est
effondrée l’opposition structurelle entre père et mère qui soutenait le
vieil édifice métaphysique que Derrida nomme
« logophallocentrique » et qu’il importe d’en penser les
4

conséquences plutôt que de s’abandonner à la naïve croyance d’un


« retour du maternel » que certains croient percevoir dans les

******ebook converter DEMO Watermarks*******


modernes simulacres (de l’État-Providence à la « vision maternante
de la République ») qu’érigent, pour en masquer la mort, les sociétés
5

occidentales. De même qu’on résistera au « plaidoyer pour les


mères » d’une certaine psychanalyse arrimée au Père et qui souligne,
en bonne logique phallique, le manque à être psychique de celles qui
ne le seraient pas. Imaginons plutôt une autre forme, mobile,
vivante, infiniment plus complexe que le modèle binaire des
oppositions sexuées. Posons, par exemple, que la (pro) création
n’existe qu’en mouvement, dans la pluralité des formes du mélange
et de l’impropre ; qu’elle peut se dire être pèresmères dans la topologie
des différences sexuelles ; qu’elle déjoue non seulement toute
6

linéarité générationnelle, tout fantasme unilinéaire d’héritage ou de


transmission, mais aussi toute inscription univoque dans ce que,
pour simplifier, d’aucuns nomment une « famille ». Deleuze aimait à
rappeler la découverte nietzschéenne d’une pensée-artiste à l’œuvre
dans la volonté de puissance, une pensée qui ouvre à l’invention de
nouvelles « possibilités de vie ». Inversement, si toute œuvre d’art est
exploration des figures plurielles de l’engendrement d’un corps
arraché à ce qu’Artaud nomme « la matrice du Père-Mère » (figure
de la génération sexuée, cette reproduction de la mort) essayons de
penser une procréation qui ne reproduise pas mais qui ouvre à ces
nouvelles « possibilités de vie ». Être pèresmères : mouvements infinis
de figuration-défiguration.
Reprenons. Rien de plus banal, à l’heure actuelle, au sein de la
foule innombrable de ceux que la clinique psychanalytique qualifie,
faute de mieux, de borderlines (ni névrosés ni psychotiques), que les
normopathes : affects gelés ou forclos, représentation verbale
7

pulvérisée (pas de mots pour l’émotion), corps coupé de la psyché, ils


dissimulent derrière leur soumission aux formes, sous leur adhérence
mimétique aux cadres psychologiques et sociaux en vigueur (y

******ebook converter DEMO Watermarks*******


compris dans leur pseudo triangulation œdipienne, cette prothèse
identitaire sur laquelle s’étaye leur faux self ), la douleur psychique
8

enkystée qui les étouffe. La normopathie est un formalisme.


Entendons par là : une maladie de la forme. Elle affecte prioritairement
les enveloppes narcissiques, là où n’a pu se constituer ce qu’Anzieu
appelle un « moi-peau », cette membrane-limite infiniment souple
9

et perméable, indissociablement corporelle et psychique, qui rythme


les échanges entre le dedans et le dehors (et – ajouterais-je – entre le
dedans et le dedans, tant est réversible et topologique, cette structure
plastique). En son lieu, un cadre vide, rigide, une gangue
caractérielle, une écorce calcifiée coupée de son substrat vivant.
Parfois, la déchirure entre soma et psyché se paie de bruyants
symptômes psychosomatiques qui tentent de relier ce que le
normopathe, inlassablement, détache, expulse. À moins que,
trouvant un partenaire pour s’abîmer amoureusement avec lui dans la
contemplation éblouie des formes narcissiquement investies qu’il
incarne, il ne maintienne, à grands frais psychiques, un fragile
équilibre de surface : brillance, miroir, captation à l’infini des reflets
de reflets, lignes de fuite.
Troubles du narcissisme, dira-t-on. Certes. Mais la formule est
vague et infiniment varié l’éventail des postures individuelles. Les
formalistes dont je parle ici ont au moins ce trait en commun : la
création d’un faux « moi-peau », carapace narcissique qui non
seulement les protège des risques d’effractions douloureuses venues
de l’extérieur mais surtout leur épargne l’angoisse de l’affrontement
au vide intérieur. Rien n’entre ni ne sort, ou si peu. Équilibre
homéostatique fondé sur une règle d’économie des investissements
affectifs ; dans les pseudo-échanges qu’il établit avec les autres – et
qui peuvent prendre la forme d’une socialité de surface –, le
normopathe est finalement moins crispé sur la défense de son ego

******ebook converter DEMO Watermarks*******


que sur la dissimulation d’un abyssal néant intérieur que la trop
grande proximité à l’autre risquerait, à tout instant, de révéler au
jour.
En quoi nous intéressent-ils ? En ce qu’ils sont, me semble-t-il, les
symptômes de l’actuelle crise du phallogocentrisme, cette structure
qui régissait l’inscription des sujets dans l’histoire unilinéaire d’une
filiation paternelle engendrant les corps et les discours. Or, si le
normopathe maintient les formes, voire « y met les formes », comme
l’on dit, c’est que face à l’actuel affaissement identitaire qui caractérise
les sujets des sociétés occidentales dites « postmodernes », il en est
réduit à s’accrocher désespérément aux signes désormais vides de
l’univers des formes qu’il (dés) habite. Chez lui la métaphore « être
père » est un signifiant vide, parfaitement arrimé toutefois à la chaîne
discursive (la bien nommée) : tout fonctionne en effet dans le meilleur
des mondes formels possibles et la structure est sauve quoique
tournant à vide. Ce n’est plus alors, comme chez Schreber, le
signifiant qui est forclos (réduit qu’il est désormais à l’artefact de son
fonctionnement) mais le lien vivant entre le signe et l’affect. Ce qui est
perdu : la mobilité des formes dans la psyché, leur intensité, leur
puissance de vie.
Au fameux double bind de Bateson, cette double contrainte
contradictoire dans laquelle les antipsychiatres des années soixante
voyaient la genèse même de la schizophrénie conçue comme une
maladie sociale, il faudra désormais ajouter le drame du double comme
dans lequel se débat le normopathe contemporain. Otage du
« comme », contraint à la fois d’être comme (mimétisme) et de faire
comme si (simulation, jeu de rôle), il est à lui tout seul une
métaphore – celle du « Nom-du-Père » aussi bien –, mais une
métaphore morte : un stéréotype, un cliché ; bref, un déchet de
langue. Comme le disait Artaud de ses contemporains : « morts, ils

******ebook converter DEMO Watermarks*******


tournent encore autour de leurs cadavres ». Le normopathe met ainsi
à jour, dans son enfermement formel, dans la maladie du lien qui
l’affecte, l’assèchement vital qui menace un ordre symbolique réduit
au simulacre et à la reproduction de la mort. C’est dire qu’en amont
même de ce que l’on appelle volontiers aujourd’hui la dissolution du
lien social, il conviendrait d’analyser la perte du lien psychique qui
affecte des sujets chez qui l’enveloppe, l’interface vivante entre le
dehors et le dedans, est devenue écorce, chez qui dominent le clivage
et le retrait crispé sur une forteresse intérieure déshabitée : collégiens
désaffectés, enveloppés dans leurs parkas, effondrés sur leurs tables,
fermés à toute intrusion extérieure, jeunes des « cités », exhibant
dans leurs vêtements « de marque » la coquille vide d’une forme
sociale réduite à des signes morts. En deçà de ces écorces fossilisées,
continue pourtant de bouillonner un magma prégénital
potentiellement psychotique qui peut, à la faveur des circonstances,
refaire brutalement surface, crevant l’enveloppe... à moins que, plus
secrètement enfoui sous le vernis des investissements culturels
socialement gratifiés, ne gise le noyau mort des esthètes sans
substance, intellectuels mondains, petits pervers ordinaires.
Peu de risque qu’ils entendent Artaud lorsqu’il perfore « la
profondeur de la surface », lorsqu’il repète que l’écorce fait corps avec
l’arbre. « L’écorce n’existe pas dans l’arbre / comme un autre arbre, /
elle est ce même être et esprit / dont l’arbre a fomenté (tisonné) sa
vie ». Peu de chance qu’ils voient, comme lui, dans la peinture de
10

Balthus, une abrasion en acte des écorces, un arrachement


d’épiderme :

« Le formidable incurable hoquet sonde combien d’épidermes


de corps, combien de vieilles peaux d’épidermes repeintes et
teintes dans ces teintures où il semble lorsque l’on rote que c’est
la teinture où on trempe mort.
******ebook converter DEMO Watermarks*******
Quand aurons-nous achevé de détacher cet épiderme que
chaque objet tient enfermé sous sa vieille paupière cirée, car
c’est un épiderme qui se détache et avance, la mesure et valeur
d’un épiderme vrai » (XIV**, 45).

La défiguration
La lutte contre le carcan des formes, le décollement des
membranes enkystées, fut l’une des obsessions constantes d’Artaud.
Comment sortir de ce qu’il nomme « le cadastre anatomique du
corps présent », comment se faire « un corps sans organes ? La
question est complexe. Elle nécessite une approche prudente, tant les
mots chez Artaud sont retors, tant la torsion qu’il exerce en eux est
indissociable du travail de création qu’il opère dans le corps de la
langue. S’il faut en effet parler de « langue-corps » d’Artaud, ce n’est
nullement selon l’usage métaphorique convenu de l’expression
puisque – j’y reviendrai –, ce sont les notions mêmes d’image, de
métaphore, de figure que son œuvre défait. Admettons pour
l’instant, en nous contentant de suivre la lettre de ce que redisent ses
textes, et ceci dès les premiers, qu’il entend élaborer une langue-
corps qui ne sépare plus l’esprit de la matière, le fond de la surface, le
signe de la force. Une langue qui soit à lire dans tous les sens,
horizontalement et verticalement, d’avant en arrière et inversement :
un discorps non linéaire, à la fois pictographique et scénographique,
11

qui rende de facto caducs les débats ordinaires opposant représentation


figurative et abstraction, formes académiques et forces d’avant-garde.
Une langue suspendue entre œil et voix, écriture et dessin, et qui
invente des liaisons tendues, des articulations paradoxales.
Cruauté serait l’un des noms de ce lien qui à la fois lie et délie, qui
du même geste déchire et suture, ouvre des interstices et les ré-
******ebook converter DEMO Watermarks*******
enchaîne à distance, dans un mouvement infini. Si, contrairement à
ce que nombre de contresens ont souvent suggéré, la Cruauté est
bien un « mouvement de l’esprit » – ni sadisme ni sang, précise
Artaud –, c’est qu’elle incarne un paradoxal lien vivant, une « liaison...
atroce » qui bouleverse l’immobilité des figures et retrouve, sous les
formes fossilisées qui les pétrifiaient, un formidable « appétit de vie »
(IV, 98). La Cruauté : remède à la normopathie ? La question devra
être reprise mais on peut d’ores et déjà poser ce jalon : elle est une
passion de la vie, à entendre dans tous les sens du terme. « J’ai donc
dit cruauté, comme j’aurais dit vie, écrit-il à Jean Paulhan (IV, 110).
S’il faut risquer une première assertion, on peut tenter de la
formuler ainsi : Artaud fait œuvre de défiguration, formule à entendre
dans tous ses paradoxes et d’abord comme mise en acte d’une œuvre
se soutenant de l’infini procès de sa destruction. Et pas plus que la
Cruauté n’est un banal déchirement sanglant, la défiguration n’est
pur et simple anéantissement de la figure. Elle s’inscrit dans le
mouvement incessant d’une négation qui à la fois dissout la forme et
l’ouvre, la déplace, la met en suspens, l’anime... en un mot, la fait
vivre. Je connais peu d’auteurs qui ont été comme Artaud tenaillés
dès le début par la sensation aiguë d’une mort en eux omniprésente
et qu’il s’agissait, coûte que coûte, de faire vivre.
J’ouvre ici une parenthèse. La littérature, on le sait, n’a que faire de
la morale, encore moins faut-il en attendre des « leçons de vie ». Il
n’est guère nécessaire de rappeler à quels errements ont pu conduire
les tentatives de faire d’Artaud, comme d’autres écrivains réputés
révoltés, asociaux, voire « schizos » comme l’on disait autrefois, les
inspirateurs de nouvelles postures sociales, éthiques, voire religieuses
(je ne vise là aucunement, il va sans dire, les lectures de Deleuze). Il
serait vain, me semble-t-il, de continuer d’appréhender les écritures
défigurées du XXe siècle comme si elles proposaient encore un

******ebook converter DEMO Watermarks*******


réservoir de mots et d’histoires propre à nourrir nos imaginaires
(version soap de la littérature), voire comme des réceptacles de
formes, notions et thèmes où l’on vienne puiser – a fortiori s’il s’agit
d’alimenter ce que le bavardage social nomme « débat d’idées »
(version soap de la théorie). L’illusion d’un dehors de la littérature
d’où l’on puisse la considérer à distance, la fixer comme objet
d’analyse, est ici non seulement inopérante mais parfaitement
inadéquate à ce dont il s’agit : en finir avec une certaine
« normopathie théorique » et l’obstiné déni de la mort qui la pétrifie.
La défiguration, dans une première approche, serait donc la force
de déstabilisation qui affecte la figure, en bouleverse les contours
stratifiés, et la rend à cette paradoxale énergie qu’Artaud aurait pu
nommer avec Edgar Poe (l’un de ses « Frères humains ») la mort
vivante – la vie, dans le renversement logique qu’opère Artaud,
n’étant qu’une stase de la mort infinie, cette inépuisable énergie. « Il
serait vain, écrit-il à André Rolland de Renéville en 1933, de
considérer les corps comme des organismes imperméables et fixés. Il
n’y a pas de matière, il n’y a que des stratifications provisoires d’états
de vie » (V, 148).
De même qu’il s’agit de rendre le langage à ses sources
respiratoires et plastiques, de faire entendre dans chaque lettre écrite
les vibrations de la matière sonore, dans chaque syllabe prononcée sa
puissance d’expansion dans l’espace, Artaud ne peut concevoir de
forme qu’ouverte aux forces qui la traversent, aux mouvements
contradictoires qui la déforment : grouillement, bouillonnement,
anarchie. La défiguration est ce qui met la figure en mouvement, lui
imprime une rotation, l’agite d’une « innombrable immobilité » (IV,
117). Le leitmotiv est le même, qu’il s’agisse de théâtre, de peinture
ou de poésie : « substituer aux formes figées de l’art des formes
vivantes et menaçantes » (IV, 37).

******ebook converter DEMO Watermarks*******


On n’est pas loin ici, à ce premier niveau d’analyse, de ce que
Focillon appelait « la vie des formes » dans l’art, leur puissante
activité, leur mobilité. « La forme, soulignait-il, peut devenir formule
et canon, c’est-à-dire arrêt brusque, type exemplaire, mais elle est
d’abord une vie mobile, dans un monde changeant ». Contre
l’empire en nous de la perspective albertienne, contre la confusion
entre forme et image, Focillon invitait à retrouver dans l’espace de
l’art le lieu d’une matière plastique et malléable, ou plutôt, des
« matières au pluriel, nombreuses, complexes, changeantes » aux
limites mouvantes. Alors, comme dans l’art baroque, « l’épiderme
n’est plus une enveloppe murale exactement tendue, il tressaille sous
la poussée des reliefs internes qui tentent d’envahir l’espace et de
jouer à la lumière et qui sont comme l’évidence d’une masse
travaillée dans sa profondeur par des mouvements cachés ».12

L’académisme oculaire
Le refus de la peinture abstraite, chez Artaud, s’allie à une
constante défense de la figuration. Les nombreux comptes rendus de
Salons qu’il fit dès les années 20, les articles qu’il consacra tout au
long de sa vie à des peintres, les commentaires mêmes qu’il écrivit
sur ses propres dessins, en témoignent. C’est ainsi, par exemple, que
les têtes peintes par Van Gogh rendent « nulles et non avenues toutes
les tentatives de peintures abstraites » (Le Visage humain, 1947).
Défense de la figuration, d’abord par dégoût de l’informe, ce monde
des « larves invertébrées », des êtres flasques, sans enveloppes, poux,
punaises et lémures qui menacent à tout moment – tant aucune
carapace ne les renferme à distance –, de fondre sur lui et en lui :
moins terreur paranoïaque de pénétration, me semble-t-il,
qu’angoisse de perte des limites. Ensuite et surtout, en raison de la

******ebook converter DEMO Watermarks*******


fascination qu’il éprouve pour cette forme trouée, cette forme en
mouvement, qu’est pour lui toute figure. Entendons ici : tout visage.
Encore convient-il de s’interroger sur ce qu’Artaud entend par
forme-trou. Car le trou est une forme, bien des textes le suggèrent :
« orifices humains », bouche, oreille, qui s’ouvrent dans l’immense
tête-œuf d’Uccello le Poil, œil en « cône qui se renverse » des tableaux
de Masson (I*, 60), œil « vide » de Van Gogh dans ses autoportraits,
cavités de toutes sortes par où se creuse la forme du visage humain :

« Mais ce qui veut dire que la face humaine telle qu’elle est se
cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche et les deux
cavités auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les
quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort. [...] Les portraits
d’Holbein ou d’Ingres sont des murs épais qui n’expliquent rien
de l’antique architecture mortelle qui s’arc-boute sous les arcs de
voûte des paupières, ou s’encastre dans le tunnel cylindrique des deux
cavités murales des oreilles » (Le Visage humain ; je souligne).

S’il est vrai qu’Artaud lie plus d’une fois le trou, le creux, le creuset
et le secret, comme le note à juste titre Jacques Derrida dans le beau
commentaire qu’il fait de ce texte-poème, on peut cependant
s’interroger sur la légitimité d’une analyse qui arrête à la restitution
d’une « vérité » du visage, le geste perforant d’Artaud. « C’est bien en
creux, écrit en effet Jacques Derrida, dans le creuset de l’abîme que
cette véri-fication s’opère. Elle se cherche dans la cavité génératrice et
féconde d’un creuset qui présente d’abord sa figure négative, le trou,
le sans-fond de l’abîme, le caveau, la tombe, le lieu de mort ou la
crypte. Le portraitiste cherche à décrypter une vérité, une vérité à
rendre et à donner, à constituer en la restituant, à donner en retour tout
en la produisant pour la première fois : dans des trous, dans des failles
ou dans des fentes ». Essayons au contraire de tenir dans la lecture la
13

******ebook converter DEMO Watermarks*******


position intenable qu’Artaud inflige au discours, sa défiguration, son
équilibre précaire, son instabilité ; efforçons-nous d’endurer la
Cruauté qui lie-délie les mots, en mobilise indéfiniment les sens.
En témoigne par exemple, la faille qu’il ouvre entre visage et face,
entre troué et trouvé (« le visage humain n’a pas encore trouvé sa
face ») et les laisse comme en suspens. Si « troué » est aussi un mot
percé du trou d’une lettre qui lui manque, c’est peut-être qu’il
performe en creux (au sens de la théorie des actes de langage) l’acte
même de la perforation. Il faudrait alors ne pas refermer trop vite ce
trou, ne pas le figer en caverne-matrice, réceptacle de la vérité. Car
enfin, le creux, la trouée du visage est sans arrêt pour Artaud une
force : la force de la face , celle que révèle la perforation des traits de
14

crayon crevant la feuille avant que – précisément – ils ne se figent en


traits du visage, ceux de la ressemblance et de la psychologie. Ainsi
déjà les « Sorts », ces « exorcismes de malédiction » qu’Artaud réalisa
dans les années 1937-1939 étaient-ils percés de trous, brûlés avec
une allumette, afin de « sortir des formes, des lignes, des traits, des
ombres, des couleurs ». Dessiner est alors l’acte d’exercer à travers la
15

feuille un mouvement incessant de percée, de perforation, de forage,


une tentative sans cesse reprise de défigurer la figure, de déjouer sa
tentation de prendre forme, sens et ressemblance.

« [...] le dessin / point par point / n’est que la restitution d’un


forage, / de l’avance d’une perforeuse dans les bas-fonds du
corps sempiternel latent. / [...] Je dis / que voilà dix ans qu’avec
mon souffle / je souffle des formes dures, / compactes, /
opaques, / effrénées, / sans voussures / dans les limbes de mon
corps non fait / et qui de ce fait se trouve fait / et que je trouve
chaque fois les 10 000 êtres pour me critiquer, / pour obturer la
tentative de l’orée d’un infini percé ».
16

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Le creux est infiniment déformable. Il se renverse en pointe, il
s’érige en tête et crête . Comme le cône renversé du temple solaire
17

d’Héliogabale, ou la tête ouverte de l’Osselet toxique, le trou toujours


peut s’inverser et saillir, faire saillie, au sens que prend le mot dans
l’accouplement animal, être à la fois vagin et phallus, jouer des signes
réversibles des pères et mères dans le procès infini de la création :

« [...] frapper sur des murailles une tête qui s’entr’ouvre et qui se
brise en pleurs, étendre sur une table tremblante un sexe
inutilisable et bien faussé, saillir enfin, saillir avec la plus
redoutable des têtes [...] » (I**, 78).

Si, en effet, comme le souligne Derrida, le creuset est bien


indissociable du secret, c’est aussi ajouterai-je, que la forme est une
peau à crever d’un infini de pores (« points... semés sur la page »)
pour que le souffle s’en exsude et que la figure vive : alors le secret se
lit comme sécrétions d’un corps d’écriture, excrétions passées au crible
et filtre de la feuille. Comme le double filtre triangulaire du temple
sacré d’Emèse, ce monstrueux corps ouvert qui hante Héliogabale et
opère la séparation entre le plasma des animaux, les déjections
humaines – urine, sueur, sperme, crachats, excréments –, et le sang
sacré des sacrifices : « C’est là, au centre de ce cercle illusoire, et
comme au point vivant d’une toile à la minute où l’araignée s’y tient,
que se trouve la chambre au filtre semblable à un triangle renversé.
Et la pointe creuse du filtre répond en sens inverse à la pointe du phallus
d’en haut » (VII, 49 ; je souligne).
Entre creusement et érection, faille et saillie, la face est une figure
humaine, dans tous les sens du terme, un indistinct corps-tête-sexe,
une forme entièrement érogène et vibratile comme l’est le « corps
sans organes », car, faut-il le rappeler, le corps pour Artaud est
intégralement sexuel, à condition d’y entendre un pansexualisme

******ebook converter DEMO Watermarks*******


sans limites et non la « sexualité humaine » honnie, celle du « Père-
Mère », canalisée dans l’Œdipe. Comme le « corps sans organes », la
face est potentiellement infinie : l’inverse d’un corps enclos en ses
enveloppes narcissiques. C’est ce qu’indique avec force la trajectoire
que trace le texte-poème Le Visage humain, des formes mortes (le
visage en ses traits) aux formes vives de la défiguration (le visage en
puissance d’infini).

« Le visage humain est une force vide, un champ de mort.


La vieille revendication révolutionnaire d’une forme qui n’a
jamais correspondu à son corps, qui partait pour être autre chose
que le corps.
[...]
J’ai fait venir parfois, à côté des têtes humaines, des objets, des
arbres ou des animaux parce que je ne suis pas encore sûr des
limites auxquelles le corps du moi humain peut s’arrêter ».

Que peut signifier alors, un portrait « académique », demande


Artaud ? « Mr Jean Dubuffet est-il académique quand il peint et
quand il proteste / le nez sous orbites / contre l’académisme oculaire de
l’actuelle architecture du visage dit pictural ? » (je souligne). Alors
18

dans l’orbite, ce creux, cette cavité osseuse de la face dans laquelle


l’œil est placé, s’entend la trajectoire en courbe que décrivent les
astres, les planètes, les atomes, et l’œil, littéralement mis « sous
orbite », en orbite, peut crever la forme picturale et saillir, s’exorbiter
de la tête. Qu’est-ce que figurer/défigurer la face ? La rendre à sa
gravitation planétaire, à cette giration infinie des atomes qu’Artaud
décrivit si souvent dans ses textes surréalistes, des « arborescents
bouquets d’yeux mentaux » du Pèse-Nerfs (I*, 101) à ces « atomes
humains » chus d’un « météore effrité » de L’Art et la Mort (I*, 125) . 19

Qu’il faille en finir avec le carcan du corps anatomique pour que vive

******ebook converter DEMO Watermarks*******


la figure défigurée du corps « atomique », en puissance d’explosion,
c’est ce que dit une fois encore, dans une répétition infinie, ce texte
de mai 1947 intitulé Le Corps humain :

« [...] Qu’appelle-t-on un corps ?


On appelle corps tout ce qui est fait sur le modèle de l’homme,
qui est un corps.
Et qui a jamais dit ou pu croire que ce corps était le fini, était
fini ?
A-t-il déjà cessé de vivre, / d’avancer, / jusqu’où ira-t-il non pas
dans l’éternité certes, mais dans le temps illimité ? [...]
Ainsi donc le corps est un état illimité qui a besoin qu’on le
préserve, / qu’on préserve son infini. / Et le théâtre a été fait
pour cela. / [...] Pour ne pas faire oublier au corps qu’il est de la
dynamite en activité. / Mais cela qui le sait encore dans un
monde où le corps humain ne sert plus qu’à manger, à dormir, à
chier et à forniquer. / Quand le corps humain s’est accompli
dans le coït il a tout dit, / alors que le coït de la sexualité n’a été
fait que pour faire oublier au corps par l’éréthisme de l’orgasme
qu’il est une bombe, une torpille aimantée devant laquelle la
bombe atomique de Bikini n’a plus et n’est plus que la science et
la consistance d’un vieux pet rentré.
[...]
Machine force éructante de feux, / le corps premier ne connaît
rien, / ni famille ni société, / ni père ni mère, / ni genèse hantée
par les sbires des institutions, des entités. / Il ne connaît rien. / Il
éructe. / Des poings. / Des pieds. / De la langue. /Des dents.
[...] ».

Le trompe-l’œil de Balthus
******ebook converter DEMO Watermarks*******
On ne sait pas assez l’indéfectible soutien qu’Artaud apporta, tout
au long de sa vie, à Balthus, l’admiration qu’un des premiers, il lui
manifesta, lors de sa première exposition à la Galerie Pierre, en
avril 1934. Le jeune peintre était alors totalement inconnu et le
compte rendu qu’Artaud publia dans la N.R.F. fut l’un des premiers
20

actes de reconnaissance publique d’une peinture que beaucoup


avaient d’abord jugée trop tranquillement figurative . Rappelons
21

rapidement les principaux jalons de leurs relations. Balthus a répété à


satiété qu’Artaud fut son frère, son double ; on a beaucoup glosé sur
leur ressemblance physique, perceptible à l’époque où Artaud lui
demanda de réaliser les décors des Cenci. Une lettre que l’écrivain lui
adressa de La Havane en 1936, suggère plutôt que les doubles se
dédoublent à l’infini : « J’ai repensé sur mer souvent à vous et à
l’esquisse de mon portrait. Votre terrible inconscient a su me situer
exactement avec la lassitude et le dégoût du profil féminin gauche
qui laisse derrière moi un écœurant passé, avec le côté brûlant,
éveillé, guetteur du profil droit qui s’apprête à manger mon avenir »
(VIII, 304). À la même époque, durant son séjour au Mexique, c’est
Balthus à nouveau qu’Artaud choisit pour illustrer, dans un article
publié par El Nacional, la résistance au surréalisme . Dix ans après sa
22

propre rupture avec le mouvement surréaliste, c’est bien sûr aussi


lui-même qu’Artaud défend à travers Balthus : « La peinture de
Balthus est une révolution incontestablement dirigée contre le
surréalisme, mais aussi contre l’académisme sous toutes ses formes »
(VIII, 201). On sait peu qu’il eut aussi le projet, à la même époque,
d’organiser à Mexico une exposition de la « Nouvelle Peinture
Française », proposant entre autres des œuvres de Balthus et Derain
(lettre du 18 juin 1936). Il n’est pas surprenant dès lors que Balthus
ait fait appel à Artaud en novembre 1946, au moment où, exposant
ses toiles à la Galerie des Beaux-Arts (Balthus. Peintures 1936-1946),

******ebook converter DEMO Watermarks*******


il se heurta de nouveau, comme douze ans plus tôt, au silence de la
critique. L’article promis par Artaud fut finalement rédigé en
août 1947 sous le titre « Faits remontant à 1934. La misère peintre ».
Il ne fut pas publié du vivant d’Artaud et il ne semble pas que Balthus
en prit jamais connaissance .23

Pour Artaud, Balthus est avant tout un peintre du trompe-l’œil. Qui


trompe-t-il ? D’abord le spectateur naïf qui croit voir dans ses toiles
des tableaux figuratifs alors qu’ils sont à la fois réalistes et anti-réels :
« ... une sorte de réalisme organique... Anti-réelle, pour finir, cette
conception détachée de la peinture... » (II, 242-243). Face au
figuratif ordinaire qui capture le décor et l’enferme à l’intérieur des
limites cadrées de la toile, Balthus peint donc des tableaux ouverts à
l’espace extérieur. « C’est le trompe-l’œil qui n’est pas dans la toile
mais dans la toile plus le décor où on la met » (II, 243). Le trompe-
l’œil est ainsi une figure paradoxale qui relie le dehors et le dedans du
tableau : « Aucune toile, souligne Artaud, ne peut être jugée en elle-
même » ; elle n’a de valeur « qu’en fonction du sens où on la met » (II,
243 ; je souligne). C’est dire qu’il ne s’agit plus, comme dans le
dispositif de la perspective classique, du sens que donne le spectateur,
réceptacle immobile, conférant en regard sa signification à la toile.
Chez Balthus le sens (interprétation et direction) devient affaire de
mouvements d’espace, de renversements de formes – de l’extérieur à
l’intérieur et réciproquement : la toile bouge, elle se meut sur place,
elle est une forme tour à tour concave et convexe qui « entre... dans
l’espace externe » (II, 242).
Le trompe-l’œil, on le sait, ne trompe personne. Il est davantage
de l’ordre du simulacre que de la représentation : « mimésis en
excès », voire hallucination, il ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-
même . Dans la peinture de Balthus, l’enjeu est autrement plus aigu.
24

En 1946, dans le commentaire de son propre dessin, La Mort et

******ebook converter DEMO Watermarks*******


l’homme, Artaud en appellera à un décollement de la rétine de celui qui
regarde : « Je voudrais en le regardant de plus près qu’on y trouve
cette espèce de décollement de la rétine, cette sensation comme
virtuelle d’un décollement de la rétine que j’aie eue en détachant le
squelette d’en haut, de la page, comme une mise en place pour un
œil » (XXI, 232-233). Chez Balthus aussi, il s’agit de rétine,
d’enveloppe et d’épiderme car le trompe-l’œil, on va le voir, est un
décollement du réel.
Une tradition de la peinture s’est perdue à la Renaissance, répète
Artaud, et il retrouve pour défendre Balthus ce qu’il écrivait à
Paulhan en 1931 à propos des Primitifs italiens ou de Lucas de
Leyde : eux seuls connaissaient encore les secrets magiques des
formes ardentes, de la vibration de la matière peinte, loin de « la soi-
disant grande peinture des Titien, des Rubens, des Véronèse, des
Rembrandt même, et autres façonniers émérites et artisans d’un
plâtras où se joue seulement l’épiderme de la lumière, des formes et
des significations » (V, 55). L’article mexicain de 1936 sur Balthus
reprend la même idée : d’un côté, les peintres comme Vinci, le
Titien ou Michel-Ange, qui ont choisi le formalisme des apparences
épidermiques ; de l’autre « le primitivisme hiératique et sacré d’un
Cimabue, d’un Giotto, d’un Fra Angelico » qui savent encore
traduire sur la toile le secret d’une peinture vivante tout entière
enracinée dans « l’Énergétique de l’Univers ».

« C’est à cette tradition ésotérique et magique que revient un


peintre comme Balthus. Le surréalisme lui a servi à clarifier les
formes et, sous la convention fixée de ces formes, il lui a permis
de découvrir dans l’inconscient de l’homme la vie bruissante des
forces nues de l’Univers.
La peinture d’avant la Renaissance avait une forme et elle
avait un chiffre. [...] Il y a dans leurs représentations une espèce
******ebook converter DEMO Watermarks*******
d’ésotérisme, une manière d’enchantement, et par ses lignes la
figure de l’homme se fait le signe fixe et le transparent tamis d’une
magie » (VIII, 203 ; je souligne).

Une fois de plus, le problème n’est pas d’opposer la forme à


l’informe, puisque la question de l’abstraction est réglée d’un mot :
c’est une « peinture de larves » (VIII, 201). Se faisant l’interprète de
Balthus, Artaud retrouve la question qu’il n’a cessé de poser :
comment faire vivre le signe, animer le trait, comment fixer sur la
toile une « figure de l’homme » qui ne soit pas une forme morte ?
Réponse : en appliquant à l’image et à la lettre ce principe pictural
qui définit pour lui le geste essentiel de Balthus : le trompe-l’œil, le
renversement du sens où on met la toile. Alors « image » peut se lire :
« magie ». Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant. Il ne s’agit pas de
rejouer la vieille anagramme « image / magie » dans une pure et
simple inversion en miroir. Les termes ne s’opposent pas, ils
s’ouvrent l’un à l’autre dans un déchirement d’enveloppes, ils se
contaminent, et les lettres, rendues à leur mouvement d’atomes,
animent le corps des mots.
Car la magie, pour Artaud, est d’abord une force, « une
communication constante de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la
pensée, de la chose au mot, de la matière à l’esprit » (VIII, 131). En
deçà de la forme morte, de la forme-effigie à laquelle s’est arrêté l’art
occidental, Balthus aurait donc retrouvé la morsure des forces qui
faisaient vibrer les images des dieux mexicains, ces « dieux-liaisons »,
ces « dieux irisations de la vie » : « Ni les images de leurs poèmes
tonnants qui font affleurer au dehors leurs organes [...], ni les
hiéroglyphes de leurs dieux [...] n’ont épuisé leurs nerveuses
emprises [...]. Alors que nous cherchons en vain parmi nous quelque
poème..., quelque image... où une allégorie violente s’exprime. Notre
monde a bien perdu sa magie » (Ibid. ; je souligne). Loin des exégèses
******ebook converter DEMO Watermarks*******
ésotériques, des commentaires alchimiques qui encombrent souvent
encore l’interprétation que certains font d’Artaud, ce qu’il faut
entendre dans son éloge de la magie, lorsqu’elle ne se réduit pas à un
bréviaire de formules mortes, c’est précisément ceci : un combat contre
l’image, cette maladie de la forme.

Le décollement des images


L’essentiel est donc bien ceci : si Artaud a été immédiatement saisi
par les tableaux de Balthus, c’est qu’il a vu en lui un peintre de la
défiguration, au sens où j’ai défini plus haut le terme. Ce qu’il décèle
en effet dans les corps singuliers que peint Balthus, c’est, me semble-
t-il, deux choses : ils sont comme décollés de leur image narcissique ;
ils sont sans repères généalogiques.
Que signifie, d’abord, un corps détaché de son image narcissique ?
On connaît le récit édifiant – dans tous les sens du terme – que
construit Lacan, après Wallon : lors du « stade du miroir »,
l’assomption par l’infans de sa forme spéculaire, cette figure totale et
unifiée de lui-même dans le miroir, constitue à la fois la première
image de son moi et la matrice symbolique où le je trouve sa
permanence mentale. Anticipant sur une maturation biologique non
encore advenue, cette image lui est d’abord donnée comme forme
constituante extérieure apparaissant « dans un relief de stature qui la
fige [...], en opposition à la turbulence de mouvements dont il
s’éprouve l’animer ». Lacan insiste, comme on sait, sur l’aspect
25

illusoire, quasi hallucinatoire d’une vision qui constitue en ce sens


une image-mirage et comme le premier trompe-l’œil de l’humain. Ce
serait précisément cette image, exhibée sous sa forme de mirage, que
peint Balthus. C’est ce premier trompe-l’œil, donné en tant que tel
dans son satut d’hallucination tremblée, qui s’affiche sur la toile : une

******ebook converter DEMO Watermarks*******


image avec laquelle les corps ne font plus corps, à laquelle littéralement
ils n’adhèrent plus, qu’ils n’habitent plus qu’à distance, comme par
distraction. Leur détachement est ce qui fait bouger l’image,
imperceptiblement. On oublie trop souvent, en effet, cette tension
que Lacan décèle dans la première imago du corps humain,
indissociablement forme constituante et forme en mouvement. On
en gèle les contours, oubliant la vie qui l’anime. Or cette tension,
Balthus sur la toile, l’exacerbe, la ranime.
Artaud, sans doute, vit dans les toiles de Balthus ce discorps, cette
singulière tension entre le naturel et l’artifice de corps tout à la fois
figés dans des poses hiératiques et comme surpris dans la banalité
quotidienne de leur intimité : des corps désaccordés, au sens musical
du terme, et qui inventent d’autres articulations. Ces figures instables
ont l’ambiguïté des spectres, à la fois trop présents (trop de corps
offert, ouvert, exhibé) et étrangement absents : visages vides,
masques figés ou sans expression, yeux qui ne regardent rien,
personnages sans épaisseur, semblables à de minces feuillets épinglés
sur la toile, jeunes filles au profil rectiligne et coupé, posées à
l’oblique dans l’espace comme les reines des jeux de cartes,
personnages-collages. Suspendus entre stature et gestuelle, ils
apparaissent comme littéralement appliqués, artificiellement collés sur
une toile dont, du même coup, ils se détachent, tout comme ils se
détachent d’une image corporelle qu’ils donnent à voir dans sa
puissance spectrale : léger mouvement de collé/décollé qui anime
l’image autant qu’il la trouble. En eux se rejoue la jubilation mais
aussi le malaise ressenti lors de la première apparition de l’image-
mirage dans le miroir : est-ce moi ou un autre ?
Le discorps, chez Balthus, se révèle souvent dans la force des
obliques qui distendent les figures. L’exposition Balthus à la Galerie
26

Pierre que commente Artaud dans son premier article présentait

******ebook converter DEMO Watermarks*******


deux portraits et cinq grands tableaux : Alice dans le miroir, La Toilette
de Cathy, La Fenêtre, La Rue et, dans une petite pièce à demi fermée
par un rideau, La Leçon de guitare, cette fameuse toile dont Balthus
interdira longtemps qu’elle soit exposée ni même reproduite dans les
catalogues de ses œuvres. Alice, dont le nom fait sans doute référence
à l’héroïne de Lewis Carroll, nous fait face mais son œil blanc ne
nous regarde pas : « le miroir, c’est le spectateur », écrit Balthus , 27

mais le miroir ne reflète pas ce qu’il voit. Car ce que voit le


spectateur, ce qui littéralement l’aveugle, c’est l’ombre du sexe qui
pointe sous le linge blanc remonté sur les hanches et dans ce jeu de
substitution (un sexe pour un œil), les regards s’évitent. « C’est par la
lumière d’un mur, écrit Artaud, d’un parquet, d’une chaise et d’un
épiderme qu’il nous invite à entrer dans le mystère d’un corps
pourvu d’un sexe qui se détache avec toutes ses aspérités » (II, 242).
Ce nu est cruel, dit encore Artaud ; s’il feint de s’offrir, c’est pour
mieux inquiéter, comme peut être inquiétante toute image
hallucinée. Par là se révèle ce jeu des obliques qui, chez Balthus,
déforme le rapport sagittal au miroir : diagonales de regards qui ne se
rencontrent pas, corps figés dans des poses qui les courbent, triangles
de lignes qui se croisent comme pour désunir l’espace, au lieu d’y
construire le point de rassemblement d’une perspective.
L’oblique est une force d’écartèlement qui distord l’image. Dans
les nus de Balthus, souligne Marc Le Bot, le sexe est à la fois montré
et caché au point de recoupement des deux axes d’une croix
diagonale, la croix de Saint-André. Cette structure cruciforme des
bras et jambes écartés n’a pas pour seul effet d’exhiber le sexe :
« toute la relation des corps aux lieux y est en cause. L’érotique de la
peinture de Balthus se trouve exacerbée dans les images de la nudité.
Mais l’érotique est générale : figures et paysages, toute réalité
écartelée s’ouvre à ce qui l’entoure, le dedans le dehors désirent se

******ebook converter DEMO Watermarks*******


pénétrer ». J’y vois pour ma part une essentielle parenté à l’image
28

structurelle de la croix (non chrétienne) qui hantera plus tard les


textes d’Artaud, quand il aura rejeté l’icône morte de ce qu’il nomme
l’inchristation (le Christ-incrustation de l’imagerie catholique). Alors
la croix redeviendra ce qu’elle est peut-être dans les tableaux de
Balthus : le lieu de croisement des obliques, au point de confluences
et de conflits des forces antagonistes, entre plein et vide, entre dehors
et dedans. « Pour faire la croix, écrit Artaud dans ses Messages
révolutionnaires mexicains, l’ancien Mexicain se met au centre d’une
espèce de vide, et la croix pousse autour de lui » (VIII, 166). En
avril 1945, au tournant de son rejet de la foi chrétienne, Artaud
résume dans une éclatante formule ce qui lie la « puissance
d’écartèlement » de la croix et le décollement de l’image corporelle :

« Il y a un état sans personne ni Dieu et qui est la douleur infuse


d’une croix qui n’est pas l’être d’une croix mais sa puissance
d’écartèlement, sans définition d’esprit, de personne ou de croix.
[...] Ce qui veut dire que pour être le corps qui a voulu se
détacher du désir d’avoir corps, il a d’abord fallu se détacher du
rêve et de l’image de son corps, mais il ne suffit pas de s’en détacher
en esprit, il faut s’en détacher en corps [...] » (XI, 72 ; je
souligne).

Comment faire de son corps un levier pour s’en détacher ?


D’abord le déprendre de l’image qui lui colle à la peau. Pour le reste,
la question relève davantage, on le voit, de la mécanique des solides
ou de la physique (poids et contrepoids, résistance et force
d’attraction), que de la métaphysique. On y entendra, par là même,
la référence à une autre ascension des corps.

En finir avec le narcissisme


******ebook converter DEMO Watermarks*******
Dans quelle histoire les corps doivent-ils s’insérer pour prendre
forme et sens ? Issus de quels géniteurs, nés à quelle époque,
identifiés à quel sexe ? Questions ordinaires qui définissent
l’assignation identitaire de tout sujet incarné, mais que reprennent
inlassablement pour en déconstruire les cadres logiques, en dénouer
les liens apparemment « naturels », les œuvres défigurées du XXe
siècle. Que serait un corps qui ne s’inscrirait plus dans la lignée des
générations, si tant est qu’il se puisse concevoir ? Les corps peints par
Balthus ne sont rien d’autre que son corps à lui, Balthus, voilà ce que
suggère Artaud, et ce corps – à la fois Un et démultiplié d’une toile à
l’autre, répétitivement décliné à l’oblique – est hors histoire. Si Balthus
peint comme Poussin, affirme ainsi Artaud, (ou comme Courbet,
David, Piero della Francesca... la liste est quasi infinie), « c’est qu’il
était là quand Poussin établissait ses paysages, et que maintenant, il
reprend son bien, tout simplement » (XXV, 33). L’histoire de l’art
est donc à réécrire. C’est la conception même d’une transmission
historique, d’un legs des générations, d’une inscription dans une
filiation (héritage, dette, emprunt, propriété) qui est ici remise en
cause, et d’abord sous la forme de cette très ancienne question de la
place d’une œuvre dans la généalogie des formes littéraires et
artistiques : quel prédécesseur, inspirateur, maître, modèle... Bref,
quel père ? Question qu’Artaud balaye d’un geste en la renversant, ce
qui ne signifie pas qu’il en inverse purement et simplement les
termes (Balthus, par exemple, aurait donné naissance à Poussin...),
mais qu’il opère un bouleversement des sens de l’histoire, expression à
entendre aussi dans son acception rimbaldienne. La peinture de
Balthus a donc été peinte « comme par-dessus le temps », dans un
siècle qui est « comme une espèce de double siècle », en bordure du
XIXe, du XVIIe ou du XVIe, un siècle dont tous les peintres sont sortis.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« Pourtant la peinture de Balthus vient d’ailleurs, et ce n’est pas
qu’elle rappelle quelque chose, ce n’est pas qu’elle refait, copie,
imite ou ressuscite quelque chose, non, elle a été peinte comme
par-dessus le temps par un peintre d’une autre époque, qui
s’appelle Balthus et n’a pas bougé de son époque, état perdu tout
à coup accosté par un continent, et qui s’appelle le présent.
[...]
Car le dernier mot n’a pas encore été dit sur l’art entier et sur
son incroyable histoire. [...] / Il y a au-dessus et un peu en deçà
de l’art et de l’histoire connus une zone de fécondité
effervescente dont les manifestations furent trop fortes pour la
conscience imbécile du temps [...] » (XXV, 34).

Reprenons la question. On sait par quel minutieux travail


d’assemblage et de substitution, les tableaux de Balthus accumulent
les références picturales, superposent les époques par déplacement et
condensation, à l’instar du travail du rêve. Nombre de personnages
« composites », au sens de Freud, viennent hanter ses toiles et à
travers eux, c’est toute une histoire de la peinture qui revient, comme
on le dit des spectres. Les historiens de l’art se sont naturellement
employés à identifier les citations qui émaillent ses tableaux. C’est
ainsi qu’ils retrouvent la technique des anciens védutistes dans le
cadre scénique qui compose le décor parisien de La Rue ou
reconnaissent, dans la silhouette du charpentier vêtu de blanc qui
traverse la place, tel Christ portant sa croix sorti d’une fresque de
Piero della Francesca. Tel Nu allongé évoque l’Écho et Narcisse de
Poussin, tel visage est directement calqué de l’Histoire de Théophile de
Masaccio. De même encore, la position des deux personnages de La
Leçon de guitare semble-t-elle inspirée de la Pietà de Villeneuve-les-
Avignon, un des chefs-d’œuvre de la peinture française du XVe siècle
conservé au musée du Louvre. Ou bien, mais la liste n’est
******ebook converter DEMO Watermarks*******
évidemment pas close, le portrait de Joan Miró et sa fille Dolorès est-il
calqué sur la structure formelle des vierges romanes à l’enfant , 29

citation qui confère à la toile son étrange résonance tout à la fois de


familiarité et de sacré.
On aurait tort, pourtant, de mettre ces collages historiques au
compte de simples réminiscences picturales même si Balthus,
comme l’on sait, s’employa durant ses années d’apprentissage, à
copier des tableaux au Louvre, comme il copia des fresques de Piero
à Arezzo. Ils participent avant tout de la construction discordante de
ces corps tendus entre ici et ailleurs, autrefois et maintenant, et qui
affichent l’étrangeté de leurs épidermes empruntés, avec le même
tranquille détachement que les écorchés des planches anatomiques le
drapé flottant de leur peau. Enfance de l’art, pourrait-on dire, le passé
muséal réapparaissant sur la toile, l’apprentissage de la peinture
reprenant à nouveau, Balthus s’inscrivant dans une sempiternelle
Renaissance.
Le monde de l’enfance, on l’a souvent souligné, est omniprésent
dans la peinture de Balthus. Pierre Klossowski, son frère aîné, a
rappelé l’importance dans son imaginaire pictural – ce qu’il appelle
son « optique originelle » –, des vieux livres d’images datant du XIXe
30

siècle comme Pierre l’Ébouriffé (Der Strüwwelpeter) de Heinrich


Hoffmann, les images d’Épinal de 1830 ou les illustrations de
Tenniel pour l’Alice de Lewis Carroll. Là encore, plus qu’une simple
nostalgie du monde de l’enfance, j’y verrais volontiers un effet de
citation et de collage « spectral » : tout comme il superpose les
époques, empilant littéralement les références sans choisir
(déclinaison in praesentia du paradigme, sans articulation
syntagmatique, diraient les linguistes), Balthus superpose les âges de
la vie. Chez lui, l’enfance n’est plus ce trait éphémère qui déjà
s’efface, à peine est-il saisi : il perdure et s’incruste, étrangement,

******ebook converter DEMO Watermarks*******


dans les corps. Ce qui frappe, en effet, est moins la présence d’enfants
dans ses toiles que l’étonnante juxtaposition, dans le corps du même
personnage parfois, de signes de l’enfance et de traits qui dans le
monde ordinaire leur seraient étrangers. Ainsi les fameuses jeunes
filles de Balthus sont-elles bien souvent le trompe-l’œil d’une
impossible image, tant les éléments qui constituent les contours et
comme l’architecture de ces êtres, semblent à peine appartenir au
même corps. On peut certes y voir une érotique troublante, assimiler
Alice et telle Lolita, mais l’essentiel, me semble-t-il, est ailleurs. Aux
collages historiques répondent ces personnages sans âges : femmes au
sexe de petite fille, fillettes aux seins de femme, hommes aux traits
d’enfant, chats à visage humain, personnages entre deux âges, entre
deux sexes, monstres ou hybrides comme l’homme minuscule en
costume marin dans les bras d’une femme de La Rue, ou la naine aux
traits masculins, sans sexe ni âge, qui ouvre le rideau de La Chambre.
Le corps balthusien ne répond plus au modèle imposé des
définitions identitaires : corps infiniment mouvant, pluriel, indéfini,
incohérent au regard des normes (esthétiques, sexuelles, sociales,
historiques...), il est corps pluriel de personne. L’inverse, en somme,
de la posture pseudo-identitaire du normopathe contemporain, lui
qui s’est pris à son image comme à un piège, au point de se prendre
pour elle, de faire corps avec ses enveloppes desséchées, son
intouchable écorce. Comme si l’on n’avait qu’un corps, qu’une
forme, comme si le corps était toujours le même, comme s’il ne
changeait pas, ne se modelait pas au fil des heures, des espaces, des
regards..., comme s’il n’était pas une infinité de corps. Le corps, dit
Artaud, est « une multitude affolée » (XXVI, 187).
31

Drame du narcissisme : non pas seulement comme l’enseigne le


mythe, de se prendre pour son image au point de s’y perdre, voire de
s’y engloutir, mais plutôt de faire corps toute sa vie avec une forme

******ebook converter DEMO Watermarks*******


morte. Narcisse, en effet, ne meurt pas toujours. Parfois, il vieillit. Il
devient alors l’un de ces vieillards qui ne se sont pas vus vieillir et
continuent de se mirer, comme de l’intérieur, dans le mirage d’une
jeunesse figée, jusqu’à ce qu’ils découvrent stupéfaits, un jour, dans le
regard d’un autre, qu’ils ne font pas corps avec l’enveloppe sclérosée
qui leur est advenue – seule image pourtant vivante d’eux-mêmes
mais qu’ils ne peuvent reconnaître, faute d’avoir pu élaborer la forme
plastique infiniment défigurable de leur moi-corps. Il n’est pas sûr,
en effet, que l’image spéculaire, supposée donner au corps la figure
orthopédique de son unité, soit autre chose, dans sa pathétique
crispation narcissique contemporaine, qu’une stase calcifiée de
l’infini procès de l’imaginaire et de la visibilité .
32

Si l’on admet, en effet, que le corps n’est pas créé comme un objet,
un produit fixé dans sa forme définitive, que sa procréation n’a pas
lieu en une seule fois et une fois pour toutes, alors, comme dirait
Artaud, toute la question de la génération est à reprendre absolument
« sur un autre plan ». Imaginons, par exemple, qu’il soit le sujet de
mouvements infinis de création-décréation, perpétuellement et
indissociablement en gestation comme en agonie, qu’il soit la
pluralité des formes provisoires, instables, qui le figurent-défigurent.
Que pourrait bien alors signifier encore la question : qui est le père ?
qui est la mère ? Question que ne cesse par là même d’explorer, par
une sorte de nécessité vitale que chacun comprendra, tout créateur
de formes d’art. Et s’il nous faut, à notre tour, les interroger, ce n’est
pas qu’ils nous apporteraient des réponses (des thèmes, des
réflexions, des « idées »...), c’est qu’ils viennent inquiéter les
tranquilles certitudes du normopathe qui gît en chacun de nous.

Enfance, filiation, généalogies

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Soit donc cette toile scandaleuse que Balthus cacha toute sa vie, La
Leçon de guitare (1934). Dans une lettre inédite à sa fiancée, il la décrit
en ces termes : « ... une jeune femme a donné une leçon de guitare à
une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la
petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument elle fait
vibrer un corps – (« car Lesbos m’a choisi entre tous sur la terre /
pour chanter le secret de ses vierges en fleurs ») ». Il a voulu peindre,
écrit-il encore, « le tragique palpitant d’un drame de la chair » et
revenir ainsi « au contenu passionné d’un art ». Un premier
33

déplacement s’opère donc des cordes au corps, de la guitare à la fillette.


Une autre vibration pourtant anime la toile et lui donne, au-delà de
la perversité trop clairement affichée de la scène, de plus troublantes
résonances. Un second déplacement s’y effectue, en effet, du corps
du Christ descendu de la Croix et reposant sur les genoux de sa
mère, au corps alangui de la petite fille sur les genoux de sa maîtresse.
On l’a vu, la scène est aussi par surimposition la représentation d’une
Pietà. Dès lors le sacrilège est double, de l’enfance comme du Christ,
qui offre à deviner sous l’amour profane et pervers, l’amour filial et
sacré. Et inversement. On a parfois parlé d’une vengeance de Balthus
à l’égard de telle communauté religieuse mais l’explication n’offre
guère qu’un intérêt anecdotique . 34

Je crois pour ma part plus essentiel d’interroger dans ce tableau ce


qui le déstabilise, ce qui brouille les références, en un mot ce qui met
en mouvement les postures identitaires apparemment fixes des
acteurs, en d’étranges oscillations du masculin au féminin, de la mère
à l’amante, du père à la fille. Et d’abord autour de cette configuration
paradoxale et scandaleuse qu’est la figure christique dont la présence
en filigrane soutient secrètement la scène.
Que cette figure hante l’art contemporain, même le plus
foncièrement abstrait ou athée, est une évidence. On sait moins, en

******ebook converter DEMO Watermarks*******


revanche, l’importance qu’a pu revêtir l’image d’un Christ
incestueux chez des écrivains comme Artaud, Beckett ou Joyce,
pour ne citer que ces exemples. Ce sont sans doute les derniers textes
d’Artaud qui opèrent avec le plus d’acuité (psychose oblige) la dé-
figuration de la forme christique (le Christ-christau de la religion,
comme il l’appelle), pour retrouver en deçà de l’image pieuse et figée
de l’iconographie chrétienne, la force d’une rébellion contre la forme
humaine de l’engendrement, celle de l’état Père et sa sexualité vouée
à la mort . La figure du Christ, en effet, condense les formes
35

multiples d’une création réversible, engendrante et engendrée. À la


fois dieu et homme, fils et père, image d’un dieu « pédéraste »
copulant, comme dit Artaud, avec sa création, d’un dieu incestueux
fils de sa fille (comme la Vierge est « fille de son fils », disaient Dante
et les Pères de l’Église), il peut incarner la force de création d’un
corps mobile, éternellement mourant et vivant... à condition,
suggère Artaud, de l’extirper de la Sainte Famille.
Le Christ est incestueux, ce qui signifie que toute origine est
impure (c’est le sens étymologique du terme « incestueux », in-
castus), un indissociable mélange, une mixture impropre de
pèremèrefilsfille . Sans distinction possible d’antécédent ni
36

détermination logique de descendants. La vérité que révèlerait cette


figure défigurante serait donc celle-ci : il n’est de créature que
provisoire, instable, et tout peut à chaque instant s’inverser dans
l’infinie réversibilité du mouvement qui lie le créateur et le créé. Ce
qu’on appelle procréation n’est qu’une stase, l’arrêt d’un mouvement
sans commencement ni fin. La naissance ? Un avortement,
l’interruption du procès dans la mise en scène illusoire d’une origine.
Le créateur (le peintre, l’écrivain) n’est donc pas le sujet d’où
s’origine l’œuvre, celui qui, en amont, lui donnerait naissance. Il est
partie du procès de ce corps qu’il est, qu’il génère comme il est généré par

******ebook converter DEMO Watermarks*******


lui. Si concevoir une œuvre n’est plus la produire comme un objet
mais faire corps avec ce mouvement indéfini qui la crée, l’incarnation
est ce qui n’a pas lieu.
Sommes-nous loin de La Leçon de guitare ? Peut-être pas. Dans son
dernier article sur Balthus, « Faits remontant à 1934. La misère
peintre », Artaud ne rapporte pas ses souvenirs de Balthus et s’il
remonte le temps c’est au sens où l’on remonte une montre : le
temps tourne, littéralement et dans tous les sens. Et le texte d’Artaud
lui-même tourne et insiste autour d’une question : qu’est-ce que la
naissance et la mort d’un peintre ? Balthus, donc, est mort en 1936,
sauvé par lui, Artaud, d’une tentative de suicide : « Il ne respirait
plus, il était mort, pas mort comme quelqu’un déjà enterré dans sa
bière, mais mort comme quelqu’un ». Balthus, ajoute aussi Artaud, a
été comme convoqué à naître en 1934, juste avant sa première
exposition :

« C’était l’époque où on allait découvrir un peintre, on allait de


nouveau découvrir un nouveau grand peintre [...]. / C’était du
moins l’atmosphère [...] qui se dégageait d’autour du berceau
vide et qui attend son nouveau-né, qui se dégageait donc autour
du pauvre Balthus pas encore échu ».

L’histoire que raconte Artaud, on l’aura compris, n’est pas une


histoire. Rien ici n’est de l’ordre de la remémoration et le temps n’y
est pas ressaisi dans la refiguration narrative d’une expérience (selon
l’expression de Ricœur ). « Remonter » à 1934 doit s’entendre aussi,
37

on le verra, au sens physique d’un sursaut. « Je dis de par-dessus le


temps », écrit Artaud dans Ci-Gît. Ni récit, ni histoire mais plutôt
mise en espace d’une généalogie, au sens où Foucault en interprétait le
concept chez Nietzsche : non pas le modèle métaphysique de la
mémoire, l’invention d’une cohérence identitaire (le corps du

******ebook converter DEMO Watermarks*******


devenir), la continuité du souvenir par-delà la dispersion de l’oubli,
mais les « discontinuités », le système complexe d’éléments pluriels
qui dissipent toute illusion d’origine et d’identité. La généalogie,
écrivait Foucault, c’est « la dissociation systématique de notre
identité. Car cette identité, bien faible pourtant, que nous essayons
d’assurer et d’assembler sous un masque, n’est elle-même qu’une
parodie : le pluriel l’habite, des âmes innombrables s’y disputent ».38

C’est ainsi que pour Artaud, l’histoire de Balthus ne conduit pas du


berceau du nouveau-né au lit de mort de l’amant éconduit. Il récuse
ironiquement cette téléologie du « Jugement dernier » qu’il prête à la
« Charogne » de Baudelaire (Baudelaire y évoquait, face à la mort,
« les derniers sacrements »). L’écriture d’Artaud dessine donc – plus
qu’elle ne la retrace – la généalogie d’un corps éternellement
mourant et vivant, animé de renversements et d’oscillations, un
corps qui serait indissociablement le sien et celui de Balthus. Il faut
suivre un instant le mouvement que trace l’article d’Artaud : il est
exemplaire d’une écriture dé-figurée qui invente les formes
mouvantes qui l’animent. Ici par exemple, celle du ressac (ou :
comment en finir avec la métaphore baudelairienne, cette image qui
capture les sens).

Théâtre de l’être
Premier mouvement : D’où Balthus vient-il ? Quelle est son
origine, sa famille, sa lignée ? On connaît certes l’histoire : vieille
noblesse polonaise, parrainage d’artistes et d’intellectuels prestigieux,
Rilke en père spirituel... Traduction d’Artaud :

« Balthus disait descendre d’une race de barons Baltes des bords


de la Baltique dont ils prétendent avoir
co
******ebook converter DEMO Watermarks*******
m
mencé
«

Le nom fait et ne fait pas image, oscille entre sonore et visuel. Il


décline une ascendance poétique par assonance et allitération (barons
Baltes, bords, Baltique) ; en même temps, il se déplie en vagues et
déploie le mouvement d’un ressac de la mer dans les lettres qui la
renversent. On retrouvera plus loin ce mot de « ressac » qui désigne
un retour de l’eau vers le large après qu’elle a heurté un obstacle.
Baudelaire sans doute s’y entend en écho, lui qui a tant hanté les
poèmes de jeunesse d’Artaud car il n’est pas impossible que la
« Charogne » revienne ici davantage que dans l’annonce du
« Jugement dernier », elle qui décrit le grouillement des larves agitant
d’une vie posthume le corps décomposé (on sait l’obsession d’Artaud
envers la prolifération créatrice du charnier des mots, cet « humus
viride de décomposition ») ; l’épais liquide des chairs putréfiées s’y
gonflait en vague, on s’en souvient :

« Tout cela descendait, montait comme une vague,


Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un soufle vague,
Vivait en se multipliant ».
39

Le texte d’Artaud tout entier est animé de ces mouvements de


vagues, va-et-vient de marées, oscillations qui feignent de poser des
oppositions, d’égrener des répétitions, mais qui visent plutôt, on s’en
rendra compte, à imprimer au texte un mouvement légèrement
nauséeux de roulis et ressac. J’en cite quelques-unes, très vite (elles
prolifèrent) : « On se sent pauvre dehors et dedans » ; « un peintre ni
comme par derrière ni comme par devant » ; « ou c’était toi ou c’était

******ebook converter DEMO Watermarks*******


moi » ; « il semblait qu’il n’en finirait plus et de descendre et de
monter » ; « de vieux initiés habillés et déshabillés, mais qui ne sont
habillés et déshabillés qu’en entrant et sortant » ; « de loin, non pas du
haut du fond, de l’arrière très-fonds et fin-fonds du haut-fond ». C’est la
mobilité insaisissable de tels énoncés qui rendent incompréhensible
l’écriture d’Artaud à ceux qui tentent d’en fixer le sens. On n’arrête
pas plus le mouvement de ces textes qu’on ne saisit dans la découpe
anatomique ce qu’il en est du corps. Tout au plus peut-on tenter
d’en suivre les lignes de force, les déformations et inversions, en
oubliant ce que l’on croit savoir de la logique d’un énoncé poétique,
de ses contagions et liaisons de sens dans la progression
métonymique, de ce qui s’y condense en image par substitution
métaphorique. On pourrait formuler ainsi ce qui caractérise ces
textes qui ne relèvent plus à proprement parler de la critique d’art au
sens diderotien ou baudelairien du terme : la figure y fait bouger
l’image.
Je me contente ici de quelques trop brèves remarques à propos de
ce qui nécessiterait un développement à part entière. Il faudrait en
effet montrer ce qui lie profondément les approches baudelairienne
et artaudienne de la peinture ; ce qui aussi les sépare, dans l’évolution
même d’Artaud s’éloignant peu à peu de ses premiers comptes
rendus critiques des Salons des années vingt, dans l’évolution surtout
de ce qui conduit à l’émergence au XXe siècle des écritures de la
défiguration. Je ne fais pour l’instant qu’énumérer quelques repères.
Et d’abord, sans aborder la question complexe de la poétique
baudelairienne, le rappel de ce qu’elle doit à ce qu’il appelle la
glorification du « culte des images » (Mon cœur mis à nu), le rôle
essentiel de l’ekphrasis dans l’écriture des Fleurs du Mal et des poèmes
en prose, ou encore ce qui dans la théorie des « correspondances »
relève d’une croyance en la figurabilité du présent à partir de la

******ebook converter DEMO Watermarks*******


puissance « résurrectionniste » de la mémoire. « Les vrais
dessinateurs, écrit Baudelaire, dessinent d’après l’image écrite dans
leur cerveau ». Parallèlement, le poème tend au texte peint, tente de
40

se faire rythme, figure et image.


Qu’en est-il, dans l’article d’Artaud, « La misère peintre », de la
figure ? Au sens rhétorique du terme, les figures y abondent mais
elles n’y rayonnent plus dans l’immobilité éblouie d’une sacralisation
du verbe et de l’image, cette extase qu’est chez Baudelaire la
« sorcellerie évocatoire ». Le titre affiche une apparente allégorie mais
il la creuse aussitôt dans une oscillation du passif et de l’actif qui
invite au lapsus (peinte / peintre) et fait entendre par là même ce « R »
qui se répète en écho anticipé (en ressac ?) dans « misÈRE ». Qu’est-
ce qu’un « ressac », selon Artaud ? L’inverse, peut-être, du sacré.

« On sait ce que c’est que le ressac :


ce coup de ressort que la mer elle-même se donne sur ses
propres reins.
Eh bien, cet article est comme un coup de ressort que je me
donnerai moi-même sur moi-même pour me regarder du fond
de mon propre passé,
Et me regardant regarder Balthus [...] ».

Je ne suivrais pas de nouveau le mouvement de ce premier


« ressac » : la déformation de l’image renvoyée à l’oblique dans le
miroir – Artaud se regardant de travers, à travers Balthus se
regardant, à l’infini des reflets déformés des miroirs en mouvement.
Pas plus que je ne poursuivrais ce qu’indique le second « ressac » : le
retour du passé qui revient au présent, dans le présent, dans l’après-
coup d’une histoire de l’art détournée, dévoyée, où Balthus déjà se
donne à voir dans Ingres ou Corot.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« C’est que Balthus aura été un précurseur, le précurseur à notre
époque
d’Holbein,
d’Ingres,
de Corot,
de Courbet,
et du Poussin.
Il faut pour juger Balthus penser à ce coup de ressac de la mer
aux équinoxes où toute la nature d’elle-même elle-même se
prend aux reins et se regarde dans son train aussi bien avant
qu’arrière [...] ».

Pas plus encore que je ne suivrai les déformations qui agitent le


mot, de ressac à ressort, de reins à train, arrière-train et ressaut : « l’assaut
ressaut d’une puissance » écrit ailleurs Artaud, « l’arrière rehaut que
l’opium apporte » (IX, 183). Je préfère souligner ceci : le ressac est ici
la figure d’un mouvement qui dresse le texte à la verticale et le fait
tourner, en avant et en arrière, le fait monter et descendre, en
retourne les sens et nous oblige aussi à lire à l’envers. Alors le texte
est un trompe-l’œil. Car « ressac », comme le fit un jour remarquer
Jacques Derrida, se lit aussi « casser ». De droite à gauche. Le ressac,
donc, fait ressac. La figure performe, là encore, le mouvement qu’elle
dit. Mais « ressac » se lit aussi « crasse ». « Balthus a commencé – ainsi
commence le texte d’Artaud – par la misère crasse, la misère noire et
crasse ». Et de même, la « race de barons Baltes » dont Balthus serait
issu prétend avoir « commencé la mer »... car dans Balthus
commence la Baltique. La figure du nom s’ouvre, le
commencement recommence dans le premier balbutiement des
syllabes (« co / m / mencé ») : genèse à nouveau de la langue et du
monde qui émergent dans le ressac de la mer, ressassement sempiternel
de la gravitation des corps en mouvement.
******ebook converter DEMO Watermarks*******
De tout ceci, on peut inférer, il me semble, plusieurs choses.
D’abord que la figure du ressac qui anime ce texte ne se contente pas
de renverser l’ordre de la lecture, de perturber la linéarité du discours
et la logique du procès temporel. Elle est l’une des figures de
l’insurrection contre un Père et sa loi déclinant les formes mortes des
corps engendrés. Cessons de croire, dit Artaud, que l’on descend du
père comme l’homme du singe ou les Baltes de la Baltique. Arrêtons
de descendre... remontons : coup de reins, ressort et ressac . 41

Insurrection, rébellion, soulèvement... termes qu’il opposera


constamment à la trop paisible « révolution » surréaliste. Figure aussi
de l’humour féroce d’Artaud, ridiculisant les « descendants », les
« apparentés », les « vieux initiés », les tenants de l’ordre familial, les
sectateurs du phallus érigé en Loi. Le ressac se joue de la prétendue
érection phallique de la Loi paternelle, de ce « père-mère
métaphysique » (XIV*, 178) qui se prétend à l’origine de la création
et rabat l’infinie gravitation des corps sur la linéarité de
l’engendrement du père au fils, de la cause à l’effet, de l’avant à
l’après.
Comment faudrait-il alors concevoir la figure mouvante d’une
création selon le principe du pèresmères ? « Il n’y a pas de mère
éternelle [...], écrit Artaud, mais un Taraud père / qui est mère et
père / la mère c’est moi et j’ai de petites mères, mes filles premières-
nées » (XVII, 181). Les « filles de cœur » qui apparaissent dans
l’écriture d’Artaud lors de son enfermement à l’asile de Rodez, sont
les syllabes d’une langue réinventée, extraite de la gangue prétendue
signifiante du discours univoque, celui par lequel tout un chacun
pense « communiquer ». Il tente alors, à travers l’exploration dans la
langue de l’inceste entre père et fille, de retrouver l’infini
mouvement créateur de la figure christique. Ce qui se donne à lire et
à voir, dans l’œuvre en cours du dernier Artaud (in progress et in

******ebook converter DEMO Watermarks*******


pregross, comme dirait Joyce), dans ses textes traversés de dessins et
ses dessins de textes, dans les « corps animés » des syllabes
glossolaliques, c’est un corps d’écriture éternellement mourant et
naissant en chacun des atomes proférés de ses lettres projetées sur la
feuille, expectorées dans l’air – un théâtre de l’être qui joue sur les
renversements infinis, la porosité du dehors et du dedans, de
l’intérieur et de l’extérieur, du contenant et du contenu, du
pénétrant et du pénétré, du masculin et du féminin. « Or je suis le
père-mère, / ni père ni mère, / ni homme ni femme », écrit-il
(XIV**, 60). Ou encore : « Je suis un homme maternité ». Ce qui est
en jeu ? Un rapport passionnel au corps des mots explorant
l’impureté radicale de la langue, ces micro-étrangetés à elle-même
qui la font vivante, à l’encontre de toute croyance en la forme
identitaire d’une langue supposée identique à elle-même. Entreprise
de corruption de la langue qui l’ouvre, la fait fermenter, explore son
humus : « car pourquoi arrêtons les mots à leurs petites odeurs de
truffes sans descendre dans leurs charniers ? » (XXIII, 311).
L’écriture de la défiguration n’est en aucun cas une écriture de la
déliaison, au sens où l’entendait André Green autrefois . Au 42

contraire. À moins de confondre le lien et la syntaxe, on aurait tort


de ne voir dans ces écritures que l’œuvre de la pulsion de mort et son
travail de rupture. Les écritures défigurées relèvent d’une érotique,
d’une passion de liens à inventer, à recréer, pour arracher les
enveloppes formelles et réinsuffler la vie dans les formes fossilisées ou
châtrées de la langue (la pureté du style, le beau langage). L’inceste se
joue dans la chair vivante d’une langue polymorphe, son bas-fonds et
arrière-fonds comme dirait Artaud, son fonds prégénital – ce qui ne
veut évidemment pas dire maternel. Merleau-Ponty, dans sa
conception de la chair, parlait d’un « polymorphisme initial du corps
comme véhicule de l’être-au-monde », polymorphisme proche à ses
43

******ebook converter DEMO Watermarks*******


yeux de la description freudienne d’un corps prégénital ouvert à une
pluralité non hiérarchisée d’orifices. Être pèresmères serait ce
principe de création qui renoue avec le polymorphisme sexuel et
psychique de l’animal humain et qui, en même temps,
inlassablement, refait lien avec la forme de l’Œdipe socialisé et
identitaire. Ce qui ne signifie certes pas, selon la malheureuse
expression de tel psychanalyste (reflet d’une conception
orthopédique de l’analyse trop largement répandue), parvenir à « la
névrotisation des processus archaïques ». Pas plus sans doute qu’il ne
44

faille concevoir le développement psychique de l’individu selon ce


modèle progressif unilinéaire qui considère l’Œdipe comme la phase
ultime du processus de civilisation du sujet. Il faut imaginer au
contraire un lien vivant entre l’archaïque et les formes de l’identité,
une oscillation, un va-et-vient, un incessant ressac. L’inverse d’un
repli apeuré sur les formes supposées propres des contours
identitaires et la stable distribution de leurs oppositions : un père vs
une mère, un homme vs une femme. À ce prix seulement, et non
dans la forclusion de leurs fonds impropre, incestueux, les sujets
demeurent vivants. Faute de quoi également resurgira inlassablement
dans le réel, le risque de la violence pornographique familiale et
sociale.

1. James Joyce, Ulysse (1922), Gallimard, 1948, p. 203-204.

2. Jacques Lacan, Le Séminaire III, « Les Psychoses », Seuil, 1981, p. 329. C’est
précisément ce signifiant fondamental, être père, qui, selon Lacan, aurait manqué au président

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Schreber. Sur la métaphore paternelle et le Nom-du-Père, voir aussi « D’une question
préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, 1966, p. 556-564.

3. « ... mieux que jamais aujourd’hui [...], on sait que la maternité est aussi inférée,
construite et interprétée que la paternité. Et que la loi paternelle », Jacques Derrida : Mal
d’Archive, Galilée, 1995, p. 76-77.

4. Une savoureuse illustration (très respectueusement freudienne au demeurant) en est


donnée par Lacan dans son article de 1938, Les Complexes familiaux dans la formation de
l’individu : « Si, en effet, la famille humaine permet d’observer, dans les toutes premières
phases des fonctions maternelles, par exemple, quelques traits de comportement instinctif
identifiables à ceux de la famille biologique, il suffit de réfléchir à ce que le sentiment de la
paternité doit aux postulats spirituels qui ont marqué son développement, pour comprendre
qu’en ce domaine les instances culturelles dominent les naturelles [...] » (Autres écrits, Seuil,
2001, p. 24). Fonctions maternelles, instinct, biologique, nature d’un côté / sentiment
paternel, postulats spirituels, instances culturelles, de l’autre... On ne saurait mieux dire.

5. Michel Schneider, Big Mother, psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002.

6. « [...] je voudrais croire à la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre


indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont
la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque « individu », le traverser, le diviser, le
multiplier, qu’il soit classé comme “homme” ou “femme” selon les critères en usage. » (J.
Derrida, « Chorégraphies », Points de suspension, Galilée, 1992, p. 114-115).

7. J’emprunte l’expression à Joyce McDougall qui voit dans leur suradaptation à la réalité,
l’enkystement d’une douleur psychique profonde pouvant donner lieu, entre autres, à des
phénomènes addictifs ou d’ordre psychosomatique. Voir en particulier, Plaidoyer pour une
certaine anormalité, Gallimard, 1978, p. 209-222 et Théâtres du corps, Gallimard, 1989, p. 43-
44.

8. Sur ces notions de « structure as if » et de « faux self » voir respectivement : Helen


Deutsch, La Psychanalyse des névroses, Payot, 1970 et D.W. Winnicott, Jeu et réalité,
Gallimard, 1975.

9. Didier Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, 1985.

10. Suppôts et Suppliciations, Œuvres complètes, tome XIV**, Gallimard, p. 67. Pour les
textes d’Artaud publiés dans les Œuvres complètes, j’indiquerai dorénavant entre parenthèses,
comme il est d’usage, le tome en chiffres romains suivi de la page en chiffres arabes. Je me
réfère toujours aux rééditions les plus récentes des différents tomes.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


11. À propos de ce que j’ai appelé le discorps d’Artaud, voir Artaud/ Joyce, le corps et le texte,
Nathan, 1996, p. 52-61. Il faut par ailleurs constamment renvoyer à l’article fondamental de
Jacques Derrida, « Forcener le subjectile », publié dans Antonin Artaud, Dessins et portraits
(Jacques Derrida, Paule Thévenin), Gallimard, 1986.

12. Henri Focillon, Vie des formes, PUF, 1943, rééd. 2000, respectivement p. 11, 51 et 39.

13. Artaud le Moma, Galilée, 2002, p. 61.

14. Comme il le souligne encore, lorsqu’il invoque dans Suppôts et Suppliciations « le


gouffre insondable de la face, de l’inaccessible plan de surface par où se montre le corps du
gouffre, le gouffre en corps, le gouffre corps » (XIV**, 147). Sur la face, la surface et le « sans
fond », je renvoie au livre d’Ana Kiffer, Antonin Artaud, uma poética do pensamento (une poétique
de la pensée), Biblioteca-Arquivo Teatral « Francisco Pillado Mayor », Coruña, 2003.

15. Texte de février 1947 reproduit dans Antonin Artaud, dessins, catalogue de l’exposition
au Centre Georges Pompidou, Paris, 1987, p. 18.

16. Dix ans que le langage est parti... (avril 1947), ibid., p. 24.

17. Comme ces « lignes interstitielles » qu’évoque Artaud dans un autre texte, lignes
« comme en suspens dans le mouvement qu’elles accompagnent, [...] comme des ombres au
fond d’un creux qui ne seraient pas seulement son ombre mais un être vivant de plus et qui
jouent alors d’ombre en ombre par-dessus la tête du creux » (XXI, 267 ; je souligne).

18. L’un des portraits d’Artaud par Dubuffet est reproduit dans l’ouvrage Antonin Artaud,
Dessins et portraits, op. cit., p. 36. Jacques Prevel rapporte qu’Artaud avait été surpris par ce
dessin : « Il a dessiné une croix à la place de mon nez » (En compagnie d’Antonin Artaud,
Flammarion, nouvelle édition, 1994, p. 93).

19. Il est à peine nécessaire de rappeler que tout le théâtre d’Artaud s’inscrit sous le signe
de la gravitation atomique et astrale. Cet exemple, entre beaucoup d’autres, à propos des
Cenci : « [...] j’ai imposé à ma tragédie le mouvement de la nature, cette espèce de gravitation
qui meut les plantes, et les êtres comme des plantes, et qu’on retrouve fixée dans les
bouleversements volcaniques du sol. Toute la mise en scène des Cenci est basée sur ce
mouvement de gravitation » (V, 37).

20. « Exposition Balthus à la Galerie Pierre » (II, 242-243).

21. On sait l’anecdote que racontait Balthus : en 1934, lors du vernissage de cette
première exposition, le peintre André Masson se serait exclamé, avant de sortir : « Mais c’est
figuratif ! » (Claude Roy, Balthus, Gallimard, 1996, p. 8).

22. « La jeune peinture française et la tradition » (VIII, 201-205).

******ebook converter DEMO Watermarks*******


23. Interrogé à ce propos par Virginie Monnier peu avant sa mort, Balthus lui dit n’avoir
jamais lu ce texte (communication personnelle de Virginie Monnier). L’article, « Faits
remontant à 1934. La misère peintre », ne fut publié pour la première fois qu’en
octobre 1983 dans la revue Art press (no 74) puis, dans une autre transcription due à Virginie
Monnier, dans le catalogue de l’exposition Balthus au Palazzo Grassi de Venise (Balthus,
sous la direction de Jean Clair, Flammarion, 2001). Il existe plusieurs versions inachevées de
ce troisième article qu’Artaud consacra à Balthus, rédigées entre novembre 1946 et
juin 1947, versions très différentes du texte définitif. Deux d’entre elles ont été reprises dans
les Œuvres complètes, aux tomes XXIV (p. 375) et XXV (p. 33-35). Une troisième ébauche
(« Je ne sais pas pourquoi la peinture de Balthus sent ainsi la peste, la tempête, les
épidémies ») fut publiée dans le no 39 d’Art press (juillet-août 1980) et reprise dans le
catalogue de l’exposition Balthus au Musée national d’art moderne, Centre Georges
Pompidou (1983).

24. Pierre Charpentrat, « Le trompe-l’œil », Nouvelle revue de psychanalyse no 4,


automne 1971 (« Effets et formes de l’illusion »).

25. Écrits, op. cit., p. 94-95.

26. Jean Starobinski décrit ainsi la fonction de « l’obliquité » dans les tableaux de Balthus :
« Ses lignes obliques affectent les verticales (fût-ce celles des portes, des plinthes, ou des
pieds de chaise) d’un extraordinaire hiératisme ; et les verticales, en retour, confèrent aux
obliques un caractère d’animation bizarre, quelque chose de tendu, de violent (mais d’une
violence contenue), souvent de fatal et de pervers. [...] Il faut inscrire au même registre de
l’obliquité le regard latéral, la tête tournée et devenue pleinement visible (alors que le corps
s’offre de profil) : plus généralement, tout ce qui, dans la présence offerte, dévie et s’oriente
ailleurs » (« D’où venait l’enchantement », Catalogue Balthus, Centre Georges Pompidou,
op. cit., p. 332).

27. Dans tous ces commentaires des tableaux de Balthus, je me réfère largement aux très
précises études de Virginie Monnier (catalogue cité) ainsi qu’aux analyses de Jean Clair (dans
le même catalogue et dans « Les métamorphoses d’Éros », Catalogue Balthus, Centre
Georges Pompidou, op. cit.) et de Jean Leymarie (Balthus, 1978, rééd. Skira, 1990).

28. Marc Le Bot, « A seulement regarder les images... », Catalogue Balthus, Centre
Georges Pompidou, op. cit., p. 304.

29. Jean Leymarie, op. cit., p. 25.

30. Pierre Klossowski, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), repris
dans le Catalogue Balthus du Centre Georges Pompidou, op. cit., p. 82.

31. Et dans « affolé », je gage qu’Artaud entend aussi l’italien affollato (bondé par la foule,
******ebook converter DEMO Watermarks*******
rempli de monde). Nous sommes une foule, en effet... ou, comme disait Deleuze, nous
sommes tous des groupuscules.

32. Sur la question du visible et de la représentation, je renvoie à ce que j’ai développé


dans Artaud, « l’aliéné authentique », Farrago, Tours, 2003.

33. Lettre du 1er décembre 1933, citée par Virginie Monnier, Balthus, Flammarion, op.
cit., p. 238.

34. On avait à la même époque retiré les fresques de Balthus, peintes dans l’église de
Beatenberg, sous prétexte qu’elles étaient « irrévérencieuses ». Voir Sabine Rewald, « Le
jeune Balthus », ibid., p. 58.

35. « L’état Père est celui d’un installateur qui ne doit pas exister » (XV, 152). Les attaques
d’Artaud contre « le Père Étant » et la sexualité œdipienne-paternelle se retrouvent dans tous
ses textes. Le père, dit-il encore : « un sexe à qui manque tout l’infini » (XVIII, 110).

36. À entendre aussi dans la fameuse phrase : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils,
mon père, ma mère, / et moi ; / niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement, /
le périple papa-maman et l’enfant [...] » (XII, 77).

37. Paul Ricœur, Temps et récit, tome III, « Le temps raconté », Seuil, 1985.

38. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), Dits et Écrits I, 1954-
1975, Quarto-Gallimard, p. 1022. Pour une discussion de l’interprétation que Foucault fait
de l’origine (Ursprung) chez Nietzsche, voir Georges Didi-Huberman, L’Image survivante :
histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002, p. 173-176. En historien,
Didi-Huberman interroge, au cœur même de l’Histoire, la mémoire comme symptôme de
racines multiples, rhizomatiques, à l’œuvre dans les images de la culture.

39. Baudelaire, « Une charogne », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, tome 1,
Bibliothèque de la Pléiade, éd. Claude Pichois, p. 31.

40. Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », in Baudelaire critique d’art, éd.
Claude Pichois, Folio-essais, p. 358.

41. « Celui que je suis, écrit Artaud, n’a jamais désiré avoir d’enfant qui tombe ou sorte de
lui comme dans l’enfantement des hommes » (XV, 65). Fantasme de naissance anale, dirait
la psychanalyse... à moins que toute génération d’un corps-objet s’y réduise à la production
de déchet.

42. André Green, « La déliaison », Littérature no 3, 1971, repris dans La déliaison, Les Belles
Lettres, 1992, p. 36.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


43. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960, p. 126.

44. Caroline Thomson, « Le contre-transfert est-il un cadre ? », in Transfert et états-limites,


PUF, 2002, p. 24.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


CRÉÉ – DÉCRÉÉ – INCRÉÉ
Les défigurations de Samuel Beckett 1

« [...] je me pris à songer à la cruauté, la riante. » (Le calmant)2

Plutôt que d’une écriture, il faudrait parler des écritures de Samuel


Beckett : à entendre selon une logique plus complexe que celle d’une
simple évolution chronologique, d’une maturation de l’écrivain au fil
des ans. Ce n’est pas seulement en effet que Beckett aurait
progressivement évolué vers une plus grande pauvreté des moyens
d’expression, une prédilection de plus en plus affirmée pour l’énoncé
à peine proféré, les bribes de mots, les « traces fouillis signes sans sens
gris pâle presque blanc sur blanc » de Bing. Il n’est pas sûr que la
généreuse profusion, le lyrisme drôle de Murphy, de Dream of Fair to
Middling Women ou de Watt, n’ait pas dès le début voisiné avec
l’extrême sécheresse, le peu de mots, la tension vers le moindre.
Mieux encore, ses écritures décriraient en somme l’inverse de ce
qu’on nomme chez un écrivain un style, c’est-à-dire un signe de
reconnaissance, la marque d’une appartenance (ceci est ma voix), la
stabilité d’une signature. Le style, contrairement à une idée reçue (le
« vrai » style serait « inimitable »), étant ce qui de l’écriture est par
définition imitable : le « style » Duras, le « style » Sartre... Une langue
sans style, une langue en mouvement sans cesse se défigurant, telle
serait la langue de Beckett. Se trahissant, s’effaçant et renaissant,
inventant inlassablement un rythme qui empêche le sens de prendre,
******ebook converter DEMO Watermarks*******
de se figer en forme, en figure (de style, de rhétorique). Ni la
distorsion qu’elle inflige aux mots, ni la rature qui défait le
déploiement de la phrase, n’appartiennent à ce que la rhétorique
tente de stabiliser en trope ; elles déjouent cela même qui serait
l’effacement de tout trope.
De tous les motifs que l’on pourrait évoquer pour tenter de saisir
ce qui chez Beckett défigure l’écriture, je choisis d’abord celui-ci : la
torsion infligée à cette banale expression « faire mal ». Premier
temps : tu me fais mal, tu me fais souffrir, je me fais mal... et l’infinie
variété de ses déclinaisons : il pleure donc il est, aime-moi donc fais-
moi mal, je souffre donc je suis (encore) vivant. S’avance alors la
cohorte des « crevés » beckettiens, les « désespécés », les couples qui
s’entre-déchirent, les éternels amputés, écorchés, aveuglés, les
innombrables blessures qu’ils donnent et reçoivent. Cruauté, sado-
masochisme. Pourtant, on va le voir, « faire mal » est paradoxalement
vidé de tout affect de souffrance : le personnage beckettien, par
postulat, n’a jamais mal. Il pleure, parfois ; cela ne signifie pas qu’il
souffre. Il rit, souvent ; cela ne prouve nullement qu’il soit gai.
« Faire mal » est la tentative sans cesse avortée de relier un acte et un
affect. En vain. Faire mal échoue.
Deuxième temps : les repères spatio-temporels se défont, les
personnages se mêlent, les différences s’affaissent (qui parle ? « Où
maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? »), plus rien ne
fait récit, tableau, image. Ou plutôt : tout fait et ne fait pas récit, le
fait... mal. Comment mal faire, mal dire, mal voir ? Les deux temps
ne sont pas nécessairement séparés ni chronologiques ; la logique
univoque de l’avant et de l’après, toute l’œuvre de Beckett s’est
ingéniée à la mettre en pièces. La défiguration se fait ici décréation,
exploration de l’impouvoir et de la dépossession, comme aurait dit
Artaud, ou encore, comme le formule Beckett : « expression du fait

******ebook converter DEMO Watermarks*******


qu’il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de
quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer
et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer » . C’est ce « tout à la fois »
3

qui est essentiel ; là se marque l’inéluctable nécessité du « faire mal »,


la paradoxale tension où s’inscrit le procès de la défiguration (celle du
récit, du tableau). Ici « faire mal » réussit : c’est la réussite de l’échec,
la « fidélité à l’échec », dont parlent les Trois dialogues : « être un artiste
c’est échouer comme nul autre n’ose échouer » . Ce qui suggère une
4

obstination sans cesse reprise du mal faire, une ingéniosité créatrice


de la malfaçon, un procès ininterrompu où le défaut d’expression, la
faute au regard de la langue comme au regard de la morale (le péché,
la culpabilité) échangent indéfiniment leurs signes : où est la faute,
qui est le fautif dès lors que faire mal, mal faire et faire le mal
résonnent et se déforment à l’infini ?

« En sous-entendant qui plus est que c’est lui le fautif. Et à partir


de lui comme d’un foyer maléfique que le comment mal dire
que le mal s’est répandu. [...] Comme si une fatalité le
protégeait. Et voilà » (MVMD, 10).

Un Théâtre de la Cruauté ?
« Comment vont tes moignons ? », demande Hamm à son père, ce
« maudit fornicateur » à demi enseveli dans une poubelle, au début
de Fin de partie. « T’occupe pas de mes moignons », répond Nagg
(FDP, 24). La rime est approximative : t’occupe pas de mes
moignons, occupe-toi de tes... oignons ! (à prononcer sans doute
[wa]) ; elle s’inscrit dans la logique de ces jeux de mots calamiteux,
ces calembours résolument pitoyables que Beckett affectionne. Elle
signale avant tout les divers modes de la cruauté indissociablement

******ebook converter DEMO Watermarks*******


liés dans le registre beckettien : ceux qui s’exercent dans la langue et
la mettent à mal, ceux qui brouillent les références et déstabilisent le
lecteur ; Molloy est-il un roman d’enquête ?, En attendant Godot le
parangon du théâtre de l’absurde ? une tragédie drôle ? une pièce
métaphysique ? . Où est le début, où est la fin, où sont les limites du
genre, des rôles, la ligne de partage entre moi et l’autre ? « La fin est
dans le commencement et cependant on continue », dit Hamm
(FDP, 91). Faut-il en rire ? En pleurer ? « Rien n’est plus drôle que
le malheur » (FDP, 33).
Ceci autorise-t-il à parler d’un Théâtre de la Cruauté beckettien ?
Jean-Louis Barrault, qui travailla successivement avec Artaud et
Beckett, s’y est risqué : « Le théâtre de Beckett est un parfait théâtre
de la cruauté. Un théâtre de la vie... cruelle ». On peut douter
5

cependant que l’indéniable cruauté de l’univers de Beckett soit à


envisager sous l’angle artaudien du terme. La décomposition
progressive des corps et des esprits, la lente gangrène qui atteint peu à
peu sa « galerie de crevés », Murphy, Watt, Mercier et tous les autres,
le tranchant ascétique des derniers textes, évoquent davantage
l’agressivité propre à la mélancolie, sa jouissance de l’anéantissement,
que la « vie passionnée et convulsive » qu’Artaud veut ressusciter au
théâtre. La cruauté pour Antonin Artaud est « appétit de vie », « force
aveugle qui broie et brûle sur son passage » : avidité orale,
déchirement, dévoration.

« Il y a dans le feu de la vie, dans l’appétit de vie, dans


l’impulsion irraisonnée à la vie, une espèce de méchanceté
initiale : le désir d’Éros est une cruauté puisqu’il brûle des
contingences ; la mort est cruauté, la résurrection est cruauté, la
transfiguration est cruauté, puisque en tous sens et dans un
monde circulaire et clos il n’y a pas de place pour la vraie mort,
qu’une ascension est un déchirement, que l’espace clos est nourri
******ebook converter DEMO Watermarks*******
de vies, et que chaque vie plus forte passe à travers les autres,
donc les mange dans un massacre qui est une transfiguration et un
bien ».
6

La cruauté chez Beckett est désintégration lente, supplice chinois


de la goutte d’eau : « Une goutte d’eau dans la tête, depuis les
fontanelles. [...] Elle s’écrase toujours au même endroit » (FDP, 70).
Le sujet s’enlise, chute : naissance et mort mêlées, entre raide-mort et
« raide debout », érigé-effondré.

« Petit corps dernier état raide debout comme devant parmi ses
ruines silence et fixité de marbre. Tout premier changement
enfin un fragment se détache de la ruine mère et d’une chute
lente creuse la poussière à peine » (PFE, 13).

Animalité, humanité
L’une des formes privilégiées de cruauté envers l’autre est celle que
Beckett appelle le dressage, version animalisée d’une éducation
conçue comme apprentissage forcé de la discipline. Pozzo a dressé
Lucky à obéir au fouet, Clov répond au sifflet de Hamm, – le chien
en peluche (asexué !) de Hamm n’est finalement rien d’autre que le
double parodique de Clov. De même Molloy a-t-il dressé sa mère,
une « vieille femme sourde, aveugle, impotente et folle », à lui verser
de l’argent en lui donnant des coups de poings sur le crâne : l’homme
beckettien renvoie volontiers au chien de Pavlov.

« Un coup signifiait oui, deux non, trois je ne sais pas, quatre


argent, cinq adieu. (...) Pendant la période de dressage donc, en
même temps que je lui frappais les quatre coups sur le crâne, je

******ebook converter DEMO Watermarks*******


lui fourrais un billet de banque sous le nez ou dans la bouche »
(Molloy, 24).

L’homme y vire facilement à l’homuncule. Le terme apparaît dans


Malone meurt et dans L’Innnommable . Mahood, le narrateur, qualifie
7

d’homuncules ses créatures inventées, ses souffre-douleur, « ces


Murphy, Molloy et autres Malone » (I, 28). L’homuncule ou
homoncule, du latin homunculus, petit homme, diminutif de homo,
apparaît dès le XVIIIe siècle chez Buffon. Le terme renvoie
rapidement au petit être vivant doué d’un pouvoir surnaturel que les
alchimistes prétendaient pouvoir créer. Chez Beckett, le mot réfère à
l’avorton, cette créature infra-humaine que le narrateur tente de
concevoir pour parler et vivre à sa place. Tout homme est un
homuncule qui s’ignore, « une bête née en cage de bêtes nées en
cages de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage... » (I, 166).
L’homuncule c’est Worm, la larve pré-humaine anté-natale de
L’Innommable, le devenir-ver de Mahood, cette proximité animale
antérieure à toute hominisation. « Élève Mahood, répète après moi,
L’homme est un mammifère supérieur » (I, 84). L’homuncule
beckettien n’est sans doute pas étranger au « devenir-animal », cette
force désubjectivante qu’analysent Deleuze et Guattari dans Mille
plateaux. L’homuncule, au même titre que le devenir-cheval de
Lucky, le devenir-chien de Clov, le devenir-Worm de Mahood,
serait la traduction beckettienne de l’animal-meute : anti ou pré-
œdipien. Comme Artaud ou Michaux, Beckett explore ces espaces
hybrides homme-animal, humain-non humain où rôde l’angoisse de
déshumanisation. Cette angoisse affleure dans bien des textes, depuis
la lente décomposition des corps putréfiés des premiers récits jusqu’à
leur minéralisation esthétisée dans les écrits de la fin.
Mahood, l’homme-tronc « piqué à la manière d’une gerbe, dans
une jarre profonde [...] au bord d’une rue peu passante aux abords
******ebook converter DEMO Watermarks*******
des abattoirs » est l’image emblématique de cette angoisse renversée
en rire cruel. Face à lui, de l’autre côté de la rue, son double : « la
statue du propagateur de la viande de cheval, un buste » (I, 67). Le
crâne dévoré de mouches bleues, Mahood sert d’enseigne peu
ragoûtante à la gargotte d’en face. Marguerite, la tenancière, a
accroché sur la jarre le menu de son restaurant ; elle le nourrit de
temps à autre d’un morceau de mou ou d’un os à moelle. Un collier,
de chien ou de chat, on ne sait trop, lui soutient la tête. Mahood
pourtant, ne jouit pas même de l’intérêt qu’on accorde aux bêtes de
l’abattoir, celui des « badauds venus écouter les cris de douleur des
bestiaux et qui, visiblement désœuvrés, font les cent pas en attendant
que la tuerie commence » (I, 91). Les passants lisent le menu sans le
voir, les chiens pissent contre sa jarre « sans avoir l’air de se douter
qu’il y a de la peau et des os dedans ». On notera le raccourci qui relie
les abattoirs au restaurant, trajet sadique-anal qui souligne
ironiquement l’universelle voracité digestive des humains : « Ici on
tue et on mange. Ce soir il y a des tripes. [...] Si la terre pouvait
trembler. L’abattoir m’engloutirait » (I, 90). Manger ou être mangé,
l’alternative archaïque retrouve ici tout son sens. Mahood, le
malheureux, est situé dans l’entre-deux, pitoyable hybride, ni
consommable, ni consommateur, ni viande animale ni chair
humaine ; les hommes, eux, sont « de la vraie chair à penser » (I,
111). Mahood l’homuncule est l’immangeable, l’innommable.

Bienveillante torture
Sadisme, martyre et punition, tels sont les termes qui caractérisent
dans Comment c’est les relations du narrateur avec Pim, son souffre-
douleur, son pitoyable alter-ego.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« [...] je lui enfonce mes ongles dans l’aisselle main droite aisselle
droite il crie je les retire grand coup de poing sur le crâne son
visage s’enfonce dans la boue [...] / mais cet homme n’est pas
bête il doit se dire je me mets à sa place que veut-il de moi
plutôt on que veut-on de moi en me martyrisant ainsi et la
réponse peu à peu éparse des temps énormes / pas que je crie
cela tombe sous les sens puisqu’on m’en punit aussitôt / du
sadisme pur et simple » (Cc, 98-99).

Ce roman, puisque c’est ainsi que Beckett le qualifia, fut


particulièrement difficile à écrire ; on sait que l’écriture et les
corrections lui prirent pas loin de dix-huit mois. Torture et sadisme
là aussi, face à un texte qui, comme Pim, ne parvient pas à chanter ?
Toujours est-il qu’après l’entreprise des Textes pour rien, puis les
pièces pour le théâtre et la radio, Beckett reprend ici l’écriture
narrative, ou du moins ce qui dorénavant en tiendra lieu. Dans une
lettre à A. J. Leventhal en mai 1959, il écrit : « [je me] bats pour
continuer à me battre à partir du point où L’Innommable m’a laissé,
autrement dit ce qui est au plus près de rien (the next next to
nothing) » . Rythme brisé, cadence syncopée, « spasme énonciatif »
8

d’une narration qui peine à s’écrire, le texte tout entier mime dans sa
syntaxe et son dispositif phonique la lutte d’un sujet pour se dire :
« j’entends sans nier sans croire je ne dis plus qui parle ça ne se dit
plus ça doit être sans intérêt mais des mots comme maintenant avant
Pim non ça ne se dit pas que les miens mes mots à moi quelques-uns
muets brefs mouvements tout le bas aucun son quand je peux c’est la
différence grande confusion » (Cc, 31-32). L’étrange écriture sans
ponctuation ni majuscule qui caractérise ce récit devait initialement
former un vaste et unique paragraphe, poursuivant ainsi certains
aspects de l’écriture-limite de L’Innommable. Le texte, on le sait, fut
ultérieurement découpé en strophes ou versets qui accentuent la
******ebook converter DEMO Watermarks*******
visibilité des pauses de souffle, des halètements, tout en renforçant le
caractère scandé de cette prose qui hésite entre le trivial et le sublime.
Dire « comment c’est » : plat constat, compte rendu de greffier
(combien de boîtes de conserve ? combien de mètres ?, « le besoin de
manger et vomir », les déjections) et en même temps le souci
métaphysique qui affleure (« pas crevé le sac de Pim pas crevé il n’y a
pas de justice [...] / des sacs qui se vident et crèvent d’autres non est-
ce possible une histoire de grâce jusque dans ce cul-de-basse-fosse »),
l’angoisse, la révolte, l’affirmation de « la fragilité de l’euphorie » et,
par éclair, le besoin d’amour et de beauté (« jour mauve homérique
onde mauve parmi les rues les sérotines sortent nous pas encore pas si
bêtes » [Cc, 139]). Poésie du prosaïque, comme souvent chez
Beckett, plutôt que prose poétique. Ou encore poésie brisée :

« c’est la brune nous rentrons las je ne vois plus que les parties
nues les visages solidaires levés au levant la clarté mouvante des
mains emmêlées las et lents nous remontons vers moi
disparaissons / les bras au milieu me traversent et une partie des
corps ombres à travers une ombre la scène est vide sous la boue
le dernier ciel s’éteint les cendres foncent plus d’autre monde
pour moi que le mien très joli seulement pas comme ça ça ne se
passe pas comme ça » (Cc, 49).

Pim change de nom au cours du livre, conformément au principe


affirmé de procession des noms et des corps. Il devient Bem ou Bom,
Kram ou Krim. Bam, Bem, Bim et Bom sont aussi les noms des
« personnages aussi semblables que possible » qui occupent la scène
de Quoi où, ce bref dramaticule de 1983 qu’inspira d’abord à Beckett,
avant qu’il en universalise le sens, la situation des prisonniers
politiques torturés en Turquie . Tension là encore entre la violence
9

de la torture (« On va te travailler jusqu’à ce que tu avoues ») et la

******ebook converter DEMO Watermarks*******


minceur de l’aveu recherché (« avouer [...] qu’il t’a dit où »).
Comment c’est se construit sur un paradoxe similaire : la violence des
relations entre le bourreau et sa victime se dit dans une écriture sans
affect. Ton monocorde et écriture désaffectée qu’accentue le refrain
« je cite » ou « je le dis comme je l’entends » ; écriture, souligne
Beckett, de « greffier » ou de « scribe » :

« de père en fils en petit-fils oui ou non et le scribe nom Krim


générations de scribes tenant le greffe un peu à l’écart assis debout on
ne dit pas oui ou non échantillon extraits » (125 ; je souligne).

Ainsi Céline ouvrait-il par le même ton désaffecté l’effroyable récit


de Bardamu, perdu au milieu de la guerre de 1914 au début du
Voyage : « Ça a commencé comme ça. » À lire aussi comme :
« comment c’était... la guerre ». Je vois pour ma part dans ces écritures
apparemment désaffectées, une parenté avec celle que Barthes dans
Le Degré zéro de l’écriture qualifiait d’écriture blanche. L’écriture
blanche ou neutre de Camus, Blanchot, ou Cayrol, lui semblait ainsi
mettre en avant un souci de pureté, dans l’absence de tout signe
affirmé de poésie ou de littérature, qu’il renvoyait à une passion (au
double sens affectif et christique du terme). Il y voyait « le dernier
épisode d’une Passion de l’écriture, qui suit pas à pas le déchirement
de la conscience bourgeoise ». J’aimerais suivre à mon tour dans
10

Comment c’est l’expression d’une écriture de la Passion, marquée,


comme sans doute l’écriture blanche, du paradoxe de la mélancolie.
Croisant mystique et mélancolie, Beckett fait entendre à nouveau
dans Passion, la souffrance d’un pâtir. Dans les passions narcissiques,
souligne le psychanalyste André Green, aucune différenciation n’est
possible : « amour et destructivité affectent d’un même souffle le Moi
et l’objet ». Ce sont, ajoute-t-il, « des passions au sens strict, c’est-à-
dire des amours qui font souffrir ». On peut reconnaître dans ce
11

******ebook converter DEMO Watermarks*******


paradoxe entre écriture désaffectée et cruauté passionnelle l’un des
modèles de l’écriture beckettienne. Le narrateur du Calmant évoquait
hardiment cet oxymore, une espérance accablante : « Mais peu à peu les
choses se fondirent, en une espérance accablante, si j’ose dire, et
j’ose » (Nouvelles et Textes pour rien, 63). On peut voir aussi dans la
passion beckettienne une violence impassible, une torture
bienveillante. La tension est constante en effet entre l’horreur de ce
qu’il décrit et la tranquillité du constat (appelons cela l’effet « Oh les
beaux jours ») :

« et je suis là toujours été là [...] à voyager seul croupir seul


martyriser et être martyrisé oh modérément distraitement un peu de
sang quelques cris quelques mots » (Cc, 197 ; je souligne).

Passion christique
Beckett rappelait volontiers être né un Vendredi saint, jour de la
mort du Christ (« Tu vis le jour le jour où le Seigneur mourut et
maintenant », [Co, 19]) et les allusions à la figure christique ne
manquent pas dans son œuvre : humanité souffrante dans Godot,
stations du chemin de croix dans Molloy, Mère-Christ dans Mal vu
mal dit, pour se borner à ces exemples. Pim, Bom (homme ?) ou
Krim (Christ ?), le narrateur de Comment c’est finira aplati sur le
ventre, dans la boue, les bras en croix. L’homme-Christ beckettien
est recrucifié jusqu’à la fin des temps pour rien, sans espoir de
Rédemption. N’ouvrant sur aucun rachat, la cruauté ne fait miroiter
aucun espoir de délivrance. Comme chez Joyce, en revanche, la
référence christique est liée à la question de la création, au ratage de
l’incarnation d’un sujet dans un corps de langue, d’où ce leitmotiv du
dédoublement entre créateur et créature. Compagnie, par exemple :

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« Inventeur de soi-même pour se tenir compagnie. [...] Il parle de soi
comme d’un autre. Il dit en parlant de soi, Il parle de soi comme
d’un autre. Il s’imagine soi-même aussi pour se tenir compagnie »
(Co, 33). Et, plus loin : « Le créateur rampant dans le même noir créé
que sa créature peut-il créer tout en rampant ? » (Co, 72). Ou
encore, dans Malone meurt, ce passage célèbre : « Oui, j’essaierai de
faire, pour tenir dans mes bras, une petite créature, à mon image,
quoi que je dise. Et la voyant mal venue, ou par trop ressemblante, je
la mangerai » (Mm, 96). Modèle volontiers parodique, celui de
l’engendrement du Fils par le Père dans le dogme catholique de la
Trinité, évoque par dérision dans Comment c’est une « frénésie
scissipare » (Cc, 175). Trinité là encore parodiée dans la provisoire
triade : « Nous sommes trois [...] Bom donc moi et Pim » (Cc, 177).
Procession infinie (qui semble « devoir s’éterniser » [Cc, 219]) de
bourreaux et de victimes :

« Procession se faisant par bonds ou saccades à la manière de la


merde à se demander les jours de grande gaîté si nous ne
finirons pas l’un après l’autre ou deux par deux par être chiés à
l’air libre à la lumière du jour au régime de la grâce » (Cc, 193).

C’est ainsi que la procession trinitaire du dogme catholique


(l’Esprit procédant du Père et du fils...) est ici, par renversement
grotesque et carnavalesque, assimilée à une constriction annulaire, un
mouvement péristaltique de l’intestin finissant en naissance anale.
Assimilation réitérée quelques pages plus loin à propos du crâne-
caveau, le Kram-crâne (le crâne-Golgotha, dira Mal vu mal dit) :

« notre justice une seule vie partout mal dite mal entendue
quaqua de toutes parts puis dedans quand ça cesse de haleter dix
secondes quinze secondes dans la petite boîte toute blancheur
d’os s’il y avait une lumière effiloque de vieux mots mal entendus
******ebook converter DEMO Watermarks*******
mal murmurés ce murmure-là ces murmures-là / tombés dans la
boue de nos bouches sans nombre qui s’élèvent là où il y a une
oreille un esprit [...] pour entendre même mal ces bribes d’autres
bribes d’un antique cafouillis » (Cc, 209 ; je souligne).

On peut lire dans effiloque un apparent mot-valise : à la fois


« effiloche » et « loque » (« loques de vie dans la lumière » [p. 31]),
voire « équivoque ». Il faut surtout y reconnaître une plus savante
allusion au fameux débat qui agita les théologiens et auquel Joyce lui-
même fit plus d’une fois référence, celui du Filioque. Rappelons d’un
mot que l’enjeu en concerna à partir du IXe siècle la question
théologique de la consubstantialité du Père et du Fils. Le dogme
catholique romain, contre l’Église d’Orient, soutenait que l’Esprit
procède du Père et du Fils (filioque) et non du Père par le Fils. On
comprend alors que la « procession » des rampants beckettiens puisse
aussi se lire comme reprise ironique de la « procession » du Saint
Esprit. Comme chez Joyce, la reprise de cette vieille question de
l’engendrement du Verbe est un enjeu d’écriture plus que de
théologie . Question d’écrivain qui, n’hésitant pas plus que Joyce
12

devant la joyeuse cruauté du blasphème, qualifie savoureusement le


sac à provisions qui lui sert de corps de « chair providentielle » (Cc,
86) – ironique allusion à l’Incarnation du Sauveur.

Passion mélancolique
Que la passion du Christ (pour le Christ ?) puisse dissimuler une
figure maternelle, Beckett le suggère mieux que quiconque, lui qui
de plus en plus fera surgir dans ses textes des mères-Christ
fantomatiques hantant le crâne-Golgotha du fils ou s’unissant à lui
dans une ultime métamorphose commune en Pietà, leurs corps se
fondant peu à peu dans un paysage minéral. Déjà la mère de Stephen
******ebook converter DEMO Watermarks*******
dans Ulysse revenait sous les traits du Christ ressuscité dans l’épisode
de Circé : « Seigneur, à cause de moi, ayez pitié de Stephen !
Indicible était mon angoisse tandis que j’expirais d’amour, de
douleur et de détresse sur le Calvaire ». La Passion est aussi passion
13

pour la mère, comme le suggère André Green : « Vous allez dans les
musées contempler les madones à l’enfant Jésus. Vous regardez et
vous passez au tableau suivant... une Passion. Et vous ne faites pas le
lien entre les deux. Vous pensez que Jésus sur la croix ne pense qu’au
Père ».
14

De la Passion christique à la passion mélancolique, il n’y a qu’un


pas que le sujet beckettien franchit volontiers. On connaît
l’hypothèse de Freud : la torture que s’inflige le mélancolique et qui,
indubitablement, lui procure de la jouissance, s’adresse en fait à
l’objet d’amour qui l’a insuffisamment aimé et l’a abandonné. Les
tendances sadiques et haineuses qui visaient l’objet ont subi un
retournement sur la personne propre. Le mélancolique s’identifie
désormais à l’objet abandonné : « l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le
moi ». Pourtant, en dépit de la précieuse description freudienne, on
15

méconnaît souvent la mélancolie. On oublie l’accent mis sur la


haine, le sadisme et la torture. Ainsi la violence mélancolique de
Céline, dont Beckett admira le Voyage et Mort à crédit – Céline qui fut
lui aussi hanté par l’abattoir, l’inorganique et la décomposition.
« Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal
pourries.... » est une phrase du Voyage au bout de la nuit. Elle pourrait
être de Beckett.
Passion mélancolique, donc, puisque aussi bien, comme le
souligne Hassoun, la mélancolie est le noyau autour duquel
s’organise la passion : « la luxuriance passionnée est le lieu paradoxal
que le mélancolique hante pour essayer de se guérir ». Le 16

mélancolique, on le sait, est hanté par le deuil impossible de l’objet

******ebook converter DEMO Watermarks*******


maternel ou plutôt de ce que Lacan appelle la Chose, ce pré-objet
indéterminé, à la fois perdu à jamais et jamais perdu. La Chose, « la
mère primordiale, archaïque, la mère visée par l’inceste », peut par
17

éclairs revenir, comme on le dit du fantôme, ce ni mort ni vivant qui


hante à jamais l’entre-deux et plus d’un énigmatique objet
fantomatique hante littéralement les textes de Beckett, de Pas à Mal
vu mal dit, en passant par le Trio du fantôme. Dispositif scénique de...
que nuages..., pièce pour la télévision dont le titre s’inspire de la
dernière strophe d’un poème de Yeats évoquant « la mort des êtres
chers » dont les regards perdus « ne semblent plus que nuages passant
dans le ciel » : fondus enchaînés alternés de formes sortant de
l’ombre, tantôt un homme en longue robe de chambre, tantôt un
visage de femme dont on ne distingue que les yeux et la bouche.
Apparition-disparition de fantômes : « elle apparaissait et – [...]
s’attardait. [...] Avec ce regard perdu que, vivant, je suppliais tant de
se poser sur moi » (... que nuages..., 45).
Pour que l’objet puisse advenir, il faut, comme on sait, qu’il ait été
préalablement perdu. Tel est l’impossible objet de cette passion : une
perte sans objet perdu. Le non-objet mélancolique s’inscrit dans ce
paradoxe : ni approprié ni perdu mais approprié et perdu
simultanément, il oscille en suspens de l’un à l’autre. « Va et vient »,
« berceuse », dirait Beckett. En face, victime de ce manque de
privation, le mélancolique « est cet objet non séparé qui a manqué
d’être. À ce titre, il est un déchet » : une créature innommable,
18

rampant dans la boue.

La « viande congénère »
La cruauté beckettienne est donc une tentative d’arrachement à
l’horreur de la fusion à l’autre, à cet enlisement gluant dans une

******ebook converter DEMO Watermarks*******


viande archaïque dont on n’a jamais été symboliquement détaché.
Diabolique compulsion de répétition dans laquelle est pris le
narrateur de Comment c’est : tentant inlassablement de rejouer avec
une violence et un sadisme extrêmes une impossible désintrication
de l’autre, il se débat dans l’amour-haine de sa « viande congénère »
(Cc, 20). Viande congénère ou qu’on génère... ou encore, comme
l’écrivait Artaud à André Breton, répugnante viande fraternelle issue
d’un même con, celui de l’éternelle engendreuse du genre humain.

« [...] ces poudroiements sordides d’alter ego qui composent


toutes les sociétés vivantes et où tous les hommes sont frères en
effet parce qu’assez lâches, assez peu fiers pour se vouloir chacun
sortis d’autre chose que d’un même et identique con, / d’une
similaire conasse, / de la même, irremplaçable et désespérante
conerie... ».
19

La brutale ambivalence de l’appel à l’autre se lit dans ces


oscillations qui renversent constamment un pathétique désir d’amour
fusionnel en rejet agressif : meurtrissures, lacération, mise à mort du
semblable. Car l’autre alors n’existe que sous cette forme menaçante
du frère siamois, inextricable corps le mien – pas le mien qui,
indissociablement, me dévore et me nourrit, me garde en vie et me
met à mort. Pris parfois de « frénésie scissipare », les pseudo-couples
beckettiens (« imaginaires frères imaginaires » [Cc, 177], « mes
semblables et frères » [Cc, 58]) sont l’expression d’une violente
tentative de défusion d’avec un autre corps dont je ne sais jamais au
fond s’il n’est pas aussi le mien : le « rapprochement » avec Pim se
traduit par « un léger chevauchement des chairs », tant il est vrai,
souligne Beckett, que « nous sommes tous [...] collés les uns aux
autres dans une imbrication des chairs sans hiatus » (Cc, 217-218).
Ou encore :

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« tête contre tête fatalement mon épaule droite ayant grimpé sur
sa gauche à lui j’ai le dessus partout mais contre comment
comme deux vieux canassons attelés ensemble non mais la
mienne ma tête la face dans la boue la sienne sur la joue droite sa
bouche contre mon oreille nos poils emmêlés impression que pour
nous séparer il aurait fallu les trancher » (Cc, 142 ; je souligne).

On peut voir alors dans ce fantasme de frère siamois la traduction


d’un désir ambivalent de retour fusionné à un corps primitif
indifféremment père ou mère, un corps archaïque antérieur à la
différenciation subjective ; désir ambivalent en ce qu’il oscille
constamment entre extase et rejet, intrication et défusion violente.
Hésitation des premiers espaces où « moi » ne se distingue pas encore
de « non-moi » : la main qui caresse mon visage, est-ce la mienne,
pas la mienne ? Vertigineuses modalités de l’amour-haine dont
Comment c’est explore les infinies variations qui vont et viennent
entre amour fusionnel et arrachement brutal, entre « m’aimes-tu » et
une « haleine humaine » où sourd la « haine » :

« Sa joue droite contre la boue sa bouche contre mon oreille


chevauchement de nos épaules étroites ses poils dans les miens
haleine humaine murmure aigu si trop fort doigt dans le cul je ne
bougerai plus je suis à cette place encore / vite insupportable
coup sur le crâne long silence [...] et pour finir ce serait bien du
tac au tac M’AIMES-TU non ou ongles aisselles et petite
chanson pour finir » (Cc, 118 ; je souligne).

Le voyage, le couple, l’abandon : triade de Comment c’est, à défaut


de Trinité et de procession d’amour. Parce qu’il pâtit de sa passion
pour un objet impossible à posséder (à jamais non perdu), le sujet
reprend inlassablement la même question : Pim m’aime-t-il ? « oui
ou non s’il m’aimait un peu si Pim m’aimait un peu oui ou non si
******ebook converter DEMO Watermarks*******
moi je l’aimais dans le noir la boue quand même un peu d’affection
trouver quelqu’un que quelqu’un vous trouve enfin vivre ensemble
collés ensemble s’aimer un peu aimer un peu sans être aimé être aimé
un peu sans pouvoir aimer » (Cc, 116). Entre oui ou non, on ne sait
pas, finalement, comment c’est... et c’est dans ce suspens que s’inscrit
l’écriture.

Masculin, féminin, double


La cruauté des rapports qui lient pères et fils ou, dans sa variante,
maîtres et serviteurs, est une constante chez Beckett. Dans Molloy,
Jacques Moran père soumet Jacques Moran fils à une obéissance
d’esclave, lui interdisant tout désir comme toute possession. « À la
place de mon fils il y avait belle lurette que je me serais quitté »,
remarque le père. On peut quitter son père, mais comment
exterminer son double ? Le meurtre du double tourne vite à la
catastrophe rétorsive, vieux thème romantique que Beckett reprend
parfois à son compte. Molloy, dans la forêt, tue un vieillard qui lui
ressemble comme un frère. Moran assassine un vieil homme qui
symbolise tout à la fois Molloy, son fils et lui-même. À défaut de
semblables (« Je n’ai jamais rencontré de semblable », dit Malone), le
personnage beckettien secrète des doubles (lui-même... en autre),
piteuses auto-reproductions de lui-même qu’il poursuit de sa haine.
Entre père et fils, aucun rapport de filiation, pas de transmission
généalogique mais une pitoyable réduplication du même. La loi
s’effondre en radotage, dépliant les méticuleux règlements d’un ordre
obsessionnel. Mais les traits obsessionnels chez Beckett ne sont
guère, ici encore, que l’expression la plus superficielle d’une violence
archaïque autrement plus féroce. Si Hamm dans Fin de partie, sert à
Clov de père , Clov est aussi pour ce père une mère (cruelle) :
20

******ebook converter DEMO Watermarks*******


double renversement, sexuel et générationnel. Quant aux parents
dont les noms s’interpénètrent jusqu’à les rendre inextricables
(Nell/Nagg : image devenue dérisoire d’un père-mère autrefois tout-
puissant), ils sont aussi bien les nourrissons de Hamm, contraints de
réclamer en pleurant bouillie et biscuits. Brouillage des référence qui
mènera Beckett à cette unique silhouette indéterminée des textes de
la fin : un être sans visage, aux cheveux blancs, ni homme ni femme,
vêtu d’une longue chemise blanche ou d’un grand manteau noir, le
Souvenant de Cette fois, le Récitant de Solo, l’Entendeur-Lecteur de
l’Impromptu d’Ohio. Ou encore Clov, le fils-père-et-mère qui, à la fin
de la pièce, annonce la silhouette errante de la mère revenante de
Mal vu mal dit : « J’ouvre la porte du cabanon et m’en vais. Je suis si
voûté que je ne vois que mes pieds, si j’ouvre les yeux, et entre mes
jambes un peu de poussière noirâtre » (FDP, 109).
Le cortège des pseudo-couples désunis-réunis qui peuplent la
scène narrative ou théâtrale du premier Beckett, Mercier et Camier,
Vladimir et Estragon, Hamm et Clov, tous ces doubles qui s’entre-
déchirent et ne peuvent s’arracher l’un à l’autre sont l’expression
d’un même désaveu de toute différence sexuelle. Point culminant du
dispositif, l’inquiétante figure sado-masochiste de Comment c’est,
larve rampant dans la boue, embryon d’être masculin et féminin, ni
l’un ni l’autre, un seul corps s’entredévorant, chacun niant l’altérité
de l’autre, l’absorbant dans la même douleur extatique, « collés
ensemble à ne faire qu’un seul corps dans le noir la boue » (Cc, 187-
189). La cruauté beckettienne fait si bien couple (Lucky et Pozzo,
Hamm et Clov, Pim et Bom...) qu’on a cru y déceler une réécriture
parodique de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.
Günther Anders l’a opportunément rappelé, la formulation
hégélienne de la lutte des consciences avait, au début des années
trente, pris la place qu’occupait dans la conscience des intellectuels,

******ebook converter DEMO Watermarks*******


l’image de Prométhée au XIXe siècle. Elle était devenue l’image de
l’homme en général. Or, ce qui est remarquable dans ce nouveau
symbole, souligne Anders, c’est son caractère « pluriel » et son
antagonisme substantiel : l’homme y est conçu comme un couple
d’hommes qui se battent pour la domination. Avec Pozzo et Lucky
dans Godot, remarque-t-il, « le symbole hégélien du moteur de
l’histoire monte sur la scène »... À condition toutefois, ajouterais-je,
21

d’en souligner le caractère éminemment parodique : les doubles


s’équivalent, les rôles s’échangent, le travail ne produit rien, la
dialectique vire au tourniquet et s’effondre au final dans une
combinatoire à somme nulle.
On se souvient dans Godot de l’entrée remarquée du couple :
Pozzo tenant les rênes d’un étrange attelage conduit par Lucky,
corde au cou, transformé en bête de somme, et mené au fouet. Déjà
Moran père projetait de tenir son fils en laisse comme un chien.
Assujettissement encore, celui de Clov qui, dans Fin de partie, figure à
bien des égards la marionnette de Hamm : « Qu’est-ce que tu fais ? »,
demande Hamm. « Trois petits tours », rétorque Clov (« Ainsi font,
font, font les petites marionnettes... », suggère la chanson). La
succession mécanique de ses gestes le rapproche de Lucky, l’homme-
pantin, dont Pozzo le maître, tire les ficelles. De même que dans
L’Innommable, les personnages sont des « pantins » tenant compagnie
au narrateur (I, 8), les protagonistes du théâtre beckettien sont joués
autant qu’ils jouent. « Nous sommes les pièces du jeu que joue le
Ciel », dit un poème arabe. Ici cependant la vie est un jeu perdu
d’avance, un jeu d’échec dans tous les sens du terme. Nous sommes
des marionnettes, criait aussi Artaud sur la scène du Vieux-
Colombier :

« Nous sommes une vie de pantins menés, / et ceux qui nous


mènent et tiennent les ficelles du sale guignol tablent avant tout,
******ebook converter DEMO Watermarks*******
je dis AVANT tout sur l’amour-propre invétéré d’un chacun /
qui fait que pour rien au monde cet un chacun ne voudrait ne
pas se croire libre, et avouer, et reconnaître honnêtement et
sincèrement qu’il ne l’est pas.
Nous sommes un monde d’automates sans conscience, ni
libertés,
nous sommes des inconscients organiques greffés sur corps,
nous sommes des corps greffés sur rien,
une espèce de rien sans mesure et sans bord [...] ».
22

Le texte troué
Qu’est-ce qu’un texte troué au sens de la défiguration
beckettienne ? Un texte ouvert, sans contours ni définition fixe,
dont les sens instables bougent au gré des interprétations, un texte
sans énonciation stable ni récepteur assuré : qui est le Lecteur ? Qui
est l’Entendeur ? Réponse : le même... dédoublé, le mouvement flou
de l’un à l’autre. Alors le texte troué est à la fois et indistinctement
un texte lacéré (version cruelle) et un texte à trous (version comique
d’une langue prise de folie). Première version : contre l’impossible
désintrication des corps, cette « imbrication des chairs », l’écriture
s’efforce de forer des trous dans la langue. On connaît les termes de
la lettre allemande de 1937 que Beckett écrivait à Axel Kaun :

« Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d’un


seul coup, nous devons au moins ne rien négliger de ce qui peut
contribuer à son discrédit. Y forer des trous l’un après l’autre
jusqu’au moment où, ce qui est tapi derrière, que ce soit
quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter à travers ».
23

******ebook converter DEMO Watermarks*******


La cruauté beckettienne creuse la langue et les mots, elle défait les
articulations syntaxiques, elle déconstruit « cette langue morte des
vivants » (I, 85). « Le voyage que j’ai fait, dit le narrateur de Comment
c’est, dans le noir la boue en ligne droite le sac au cou jamais désespécé
tout à fait » (Cc, 196). Beckett désespèce le corps de la langue, entre
dépeçage et désespoir, et il parvient à cette prouesse : faire rire de la
mort, de ces débris de langue devenus drôles, comme des corps
purulents de ses personnages. C’est ainsi que l’étreinte tourne
aisément aux fantasmes sado-masochistes de peau textuelle écorchée,
lacérée. Le nom de Pim est inscrit dans sa chair « en creusant bien le
P et en le piquant comme il faut » (Cc, 112). Les corps fusionnés sont
griffés, piqués, déchirés. Le texte éventré s’ouvre. Traduction dans le
dispositif de spatialisation graphique de Comment c’est (les blancs
strophiques, le texte disposé en versets sur la page) : « les blancs sont
des trous sinon ça coule plus » (Cc, 132). Le sens suinte de tous ses
pores, le texte sue, il saigne. Et de même, faute d’enveloppe cutanée
symbolique qui délimite les frontières des corps, les caresses tournent
à l’auto-lacération, je me traverse jusqu’au dépiautage croyant
m’étreindre. Ainsi en est-il du sage oriental aux poings serrés dont
les ongles finissent par transpercer les paumes : stigmates auto-
infligés et version perverse de la vie éternelle.

« Ce sage extrême oriental qui ayant serré les poings depuis l’âge
de plus tendre c’est vague jusqu’à l’heure de sa mort on ne dit
pas à quel âge ayant fait ça / donc l’heure de sa mort on ne dit
pas à quel âge put enfin les voir qui sortaient enfin de l’autre
côté et peu après ayant ainsi vécu fait ceci fait cela serré les
poings toute sa vie ainsi vécu mourut enfin en se disant dernier
souffle qu’ils allaient pousser encore » (Cc, 83).

******ebook converter DEMO Watermarks*******


La figure défigurée du sage oriental est une allégorie de l’écriture
cruelle de Beckett. Par un similaire auto-transpercement des chairs,
le corps de la phrase est littéralement lacéré, des césures s’y
découpent, des segments s’insèrent en incise ; des entrelacs de
syntagmes devenus indépendants démantibulent la syntaxe et la
réparent dans une alternance rythmée de blessures et de suturation
des plaies qui donne à ce texte ce rythme si particulier de halètement
suspendu entre vie et mort. Ainsi en est-il, entre mille exemples, du
singulier entrelacs qui désarticule et réarticule la phrase décrivant le
sage.

« Put enfin les voir un peu avant ses ongles sa mort » (Cc, 82).
À lire comme : put enfin les voir... ses ongles
un peu avant... sa mort

Entrelacs renforcé dans la fin du paragraphe par l’opposition en


écho rythmé « ainsi vécut mourut enfin » (soutenu par l’oxymore :
vécut / mourut) et la lecture récursive qui joue sur l’amphibologie du
verbe pousser (les ongles, son dernier souffle) : « enfin en se disant
dernier souffle qu’ils allaient pousser encore ».
C’est avec Comment c’est sans doute que commence à s’élaborer
cette écriture au croisement du narratif et de la mise en scène, entre
la voix entendue et la voix écrite, visible. Et la voix narrative s’ouvre
en dispositif scénique et la scène déploie une voix narrative. C’est là à
présent qu’il écrit : dans l’entre-deux de la scène et de la narration,
introduisant dans l’écrit une scansion à la fois rythmée et visuelle,
donnant à entendre et voir en même temps (clignement des yeux
ouverts puis fermés) un blanc, un manque, inscrivant ainsi dans son
écriture l’écart, la perte qui manque au mélancolique. Dans
l’écriture, le blanc. Au théâtre, le silence, le noir. Entre les deux,
l’oscillation comme dans l’étrange syntagme (référé encore au sage

******ebook converter DEMO Watermarks*******


oriental) : « depuis l’âge de plus tendre » (Cc, 82) où se lit le suspens
maintenu entre « depuis l’âge de... » (cinq ans, par exemple) et
« depuis l’âge le plus tendre ». Dans ce tremblement du sens se lit à la
fois la fusion, la césure et le suspens. Entre les deux : un rythme.
Comment passe-t-on du texte troué au texte à trous ? On ne passe
pas : on alterne, on combine, on agglutine. Les mots-valises à la
Lewis Carroll ou à la Joyce creusent la langue plus qu’ils ne relient :
« moi de qui tout dépendeloque » (I, 142) ; « un tas de consanguins,
sans parler des deux cons tout courts, celui maudit qui m’avait lâché
dans le siècle et l’autre, infundibuliforme, où j’avais essayé de me
venger, en me perpétuant » (I, 60). L’écriture joue du va-et-vient
entre écart et rapprochement : « cet œil est une bévue » (I, 143), des
déformations qui laissent le sens en suspens : « Ça stet, sans raison »
(I, 139), « Je commence à connaître les aîtres » (I, 109). Bien avant
Cap au pire (Worstward ho), elle écorche la syntaxe et les mots comme
le font les enfants, les étrangers, les aphasiques mais pour en cerner
l’impossible nomination entre dire et non dire, le suspens entre
assertion et négation : « Et maintenant le ça, que j’aime mieux, que je
dois dire que j’aime mieux, [...] je ne sais pas, je ne l’aime plus
mieux, c’est tout ce que je sais, alors pas la peine de s’en occuper,
une chose qu’on n’aime plus mieux » (I, 159).
La langue de la communauté, sa langue maternelle morte, exerce
sur l’écrivain une première et fondamentale violence, l’obligeant à
dire tout en l’incarcérant littéralement dans le carcan de ses structures
imposées. « Fascisme » de la langue, disait Barthes, en qui « servilité
et pouvoir se confondent inéluctablement. [...] il ne peut y avoir de
liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est
sans extérieur : c’est un huis clos ». Beckett, en ce sens est un anti-
24

Wolfson qui serait devenu écrivain. L’étudiant schizophrène


traduisait les mots anglais haïs de la mère en mots étrangers pour les

******ebook converter DEMO Watermarks*******


détruire, « meurtre rituel et propitiatoire de la langue maternelle »25

qui laissait la langue pantelante, inassimilable. Beckett s’attaque aux


deux langues, il écrit dans l’intervalle, dans le suspens ouvert entre
l’une et l’autre. Ce qui pour Wolfson était blessure, « écart
pathogène », est ici le lieu d’un jeu cruel et drôle. C’est ceci, très
précisément que met en scène le premier théâtre de Beckett, celui
d’En attendant Godot, de Fin de partie. Il y représente cette structure
coercitive : on est incarcéré sur scène comme on est incarcéré dans la
langue. Godot comme Fin de partie exhibent avec drôlerie ce
fonctionnement structural de la langue qui enserre tout locuteur. Les
personnages y dévident en somnambules les règles de substitution
paradigmatique qui régissent le code linguistique. Mieux même,
c’est largement sur ces contraintes prises comme schéma dramatique
que Fin de partie, par exemple, est construit. Le fonctionnement de la
pièce est calqué sur celui de la langue ; il met en œuvre une
combinatoire d’éléments précontraints disposés en nombre restreint.
Le sujet majeur de la pièce étant « la fin » (comment finir ?),
l’essentiel des échanges entre les personnages vise au fond à répondre
à la question : quel est le paradigme des compléments possibles du
verbe « finir » ? Ou, en termes plus métaphysiques, non pas :
« qu’appelle-t-on penser ? » mais : « qu’appelle-t-on finir ? » (les
questions métaphysiques, on le sait, sont aussi des questions
grammaticales).
Soit donc la question : « Que peut-on finir ? ». Réponses :
– On peut finir... ça : « Ça va peut-être finir » (FDP, 15) ; « Tu as
envie que ça finisse ? » (p. 95).
– On peut finir... son chien : règle énoncée par Clov, « On finit
son chien d’abord, puis on lui met son ruban ! » (p. 58).
– On peut finir... son histoire : « Je pourrais peut-être continuer
mon histoire, la finir et en commencer une autre » (p. 91).

******ebook converter DEMO Watermarks*******


– On peut finir... de perdre : « Vieille fin de partie perdue, finir de
perdre » (p. 110).
Variante : on ne finit pas le rat, on l’achève.
De même, on peut prendre indifféremment la lunette, l’escabeau, la
gaffe. On peut donner, au choix la main ou le chien : « Donne-moi la
main au moins (Un temps). Tu ne veux pas me donner la main ? [...]
Donne-moi le chien » (p. 90). On peut frapper avec la gaffe, avec le
chien ou avec la masse (p. 101). À verser dans la même rubrique, le
leitmotiv quasi musical qui rythme les échanges des deux
personnages : « Il n’y a plus de... » (plaid, marée, dragée...).
Ritournelle soumise à variations, comme dans l’histoire de Hamm
(« Il faisait ce jour-là, je m’en souviens... ») et qui évoque assez bien
une parodie d’exercices de grammaire structurale à destination
d’étudiants étrangers (façon Ionesco). Version comiquement
structuraliste, le texte troué est donc aussi texte à trous. Exemple de
lecture de Fin de partie : Soit la structure impersonnelle, « il n’y a
plus de... », complétez la phrase en remplaçant par « plaid, roue
de bicyclette, bouillie, mouettes, calmant, nature, cercueil... »
(accordez éventuellement le complément). Ou encore, autre
exercice « à trous », remplacez les blancs par le verbe « ouvrir (la
fenêtre) » correctement conjugué :

HAMM. – [ ] la fenêtre.
CLOV. – Pour quoi faire ?
HAMM. – Je veux entendre la mer.
CLOV. – Tu ne l’entendrais pas.
HAMM. – Même si tu [ ] la fenêtre ?
CLOV. – Non.
HAMM. – Alors ce n’est pas la peine de l’[ ] ?
CLOV. – Non.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


HAMM. – (avec violence). – Alors [ ]-là ! (Clov monte sur
l’escabeau, [ ] la fenêtre. Un temps.) Tu l’as [ ] ?
CLOV. – Oui.
Un temps.
HAMM. – Tu me jures que tu l’as [ ] ? (FDP, 87).

Même exercice avec, par exemple, les verbes marcher (p. 67), germer
(p. 27), quitter, achever (p. 55). Langue atone, épuisée, que le rire
réanime. Ainsi les stéréotypes comiquement détournés : « Si
vieillesse savait ! » (p. 24), « quel sale vent vous amène ? » (p. 71). Les
parodies désinvoltes des grandes phrases pétrifiées de la tradition
philosophique ou religieuse : « II pleure./ Donc il vit » (p. 84),
« Léchez-vous les uns les autres » (p. 91). Dans le monde post-
apocalyptique de Fin de partie, frappé de stérilité et de mort, on en est
réduit, comme dans les exercices structuraux, à des variations sur un
nombre limité d’éléments. Mais ici les variations sont stériles. Loin
de croire comme les chomskyens à une quelconque créativité
linguistique, Beckett met en scène la fondamentale pauvreté de la
langue, son essentielle stérilité. Dans cette représentation de la
« décréation », comme on a parfois qualifié la pièce, les êtres en sont
réduits à combiner sans fin les mêmes éléments interchangeables.
Question de Hamm à Clov dans sa cuisine : « Qu’est-ce que tu
fais ? ». Réponse : « Je combine » (FDP, 66). Règle absolue
cependant : l’éternelle combinatoire des éléments doit être à somme
nulle. Clov le vérifie à la lunette, en même temps que l’état du
monde : « zéro », « néant », « rien ». « Instants nuls, dit Hamm,
toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et
l’histoire close » (FDP, 111).

Je suis... peut-être

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Mal vu mal dit, peut-être, dit le mieux le mouvement de la
défiguration. Comment ne pas figer en tableau ce que l’œil voit ? :
voir mal (Artaud disait : voir « de traviole » ). Comment ne pas fixer
26

en texte ce que le sujet dit ? : dire mal. Mal est le procès de cette
tension qui défigure à l’infini l’image (le visible), comme le texte (le
dicible), et les fait jouer l’un par l’autre. C’est ce qui rend si difficile à
lire parfois les textes de Beckett (si simples pourtant, si limpides) : les
mots imperceptiblement bougent, la syntaxe maladroite boite, des
ellipses s’ouvrent, des raccords manquent. Ceci, par exemple :

« Ce même sourire établi les yeux grands ouverts n’est plus


ceux-ci fermés le même. Sans que de l’une inspection à l’autre la
bouche ait bougé le moindrement. Bien. Mais en quel sens plus
le même ? Qu’a-t-il à présent ce sourire si c’en est un qu’il
n’avait pas ? Ou n’a plus qu’il avait ? Assez. Laisser » (MVMD,
63-64).

Inlassablement, dans Mal vu mal dit, on glisse de l’œil regardant à la


chose regardée sans que rien, jamais, ne fixe le point de vue. Plus
encore, le regard qui tente de saisir se trouble : « avant que l’œil en ait
le temps voilà que l’image s’embue » (p. 40). Les yeux souvent se
ferment. Comment mieux mal voir ? Fermer les yeux. C’était déjà la
leçon de Joyce dans Ulysse : inéluctable modalité du visible...
« Fermons les yeux pour voir ». De même la voix narratrice
27

mouvante semble n’appartenir à personne ; rien n’y détermine un


lieu stable de l’énonciation. Seule constante : le texte fait surgir
l’événement ténu (à peine entrevu, quasi murmuré) d’images et de
mots apparaissant et s’effaçant, se défaisant et revenant. En ce sens, le
texte est un spectre.

« De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche


par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. [...] Elle
******ebook converter DEMO Watermarks*******
émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et
s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là
dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue » (MVMD, 7).

Il faut suivre les déformations en échos qui impriment à l’écriture


son mouvement paradoxal (une tension) entre ce qui se répète à
l’identique et ce qui change imperceptiblement : ainsi, les assonances
en [wa] (voit, droite, croissante, noir), les allitérations en [v] (voit,
lever, Vénus, suivie, vêtue) ou en [r] (encore, par temps clair,
émerge des derniers rayons, brillante, tour, droite et raide elle reste,
l’ombre croissante, noir). Alors VOIR ([vwar]) devient instable et se
défigure, des mailles lâchent dans le tissu des mots, des lettres filent
et le texte se défaisant, feint d’avancer. La lente reptation qui glisse
silencieusement de « Vénus » à « vêtue » est celle des personnages de
Beckett : même étrange motilité paradoxale à ras de terre comme à
ras de texte, sans cesse oscillant entre paralysie et poussée motrice,
irrépressible logorrhée et pétrification vocale, aphasie.
« Il n’y a pas de peinture », écrit Beckett à propos des arts
plastiques. « Il n’y a que des tableaux. [...] Tout ce qu’on peut en
dire, c’est qu’ils traduisent, avec plus ou moins de pertes, d’absurdes
et mystérieuses poussées vers l’image, qu’ils sont plus ou moins adéquats
vis-à-vis d’obscures tensions internes. Quant à décider vous-mêmes du
degré d’adéquation, il n’en est pas question, puisque vous n’êtes pas
dans la peau du tendu ». C’est cette poussée qu’il explore dans ses
28

textes, cette énigmatique tension souterraine qui déforme les formes.


Le processus de création-décréation est précisément ce qui empêche
le texte de se figer en « forme de... », image narcissique d’un corps
clos, fermé sur lui-même, s’offrant au regard comme au jugement.
La « fidélité à l’échec » est fidélité à cette force qui s’exerce dans
l’avènement d’un mouvement qui la défait. Échouer est un processus
sans fin (on n’en finit jamais de finir chez Beckett), mouvement de
******ebook converter DEMO Watermarks*******
ce qui, constamment, trahit la propension de l’écrit à prendre forme,
de l’image à se figer (« Crac ! obturée. Rien n’a bougé » [MVMD,
23]). L’increvable vitalité de l’œuvre serait alors cela : trouer sans fin
pour déjouer l’obturation, le cliché ; faire inlassablement advenir ces
micro-mouvements qui agitent le dire et le voir afin de défaire la
Figure, cette stase de la langue pétrifiée en image.
Comment mieux mal dire ? Jouer de la plasticité sonore des mots,
de leur volume, de leur propension à s’associer et se fondre dans le
grand corps siamois de la langue ; les désintriquer alors, les tordre, les
redire de travers. Ainsi peut surgir l’imprévu d’un non-sens, d’un jeu
de mots, d’un hiatus poétique... un événement de langue impossible
à circonscrire immédiatement en forme-sens. L’équivalent d’un coup
de théâtre. Chez Beckett, l’espace de la phrase est celui d’une scène
de théâtre ; comme elle, il oscille entre absence et trop-plein, entre
vide de l’espace et surgissement incongru de détails en excès : un
arbre isolé, une femme enterrée à mi-corps, des parents plantés dans
des poubelles. Winnie enterrée jusqu’au cou, dans Oh les beaux jours,
ça signifie quoi ? Et Godot ? « Et toi, braille Winnie au passant
curieux qui s’interroge, toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier
quoi ? ». Aborder un texte de Beckett suppose chez le lecteur, le
spectateur, une ascèse : il doit se défaire de sa naturelle propension à
ramener l’inconnu au connu, l’événement à l’attendu. Il lui faut
affronter ce paradoxe d’un événement qui, par exemple, ne signifie
peut-être... rien. Alors le texte, selon la belle expression de Lyotard,
ne fait plus « visage » : il se défigure, devient méconnaissable à
mesure même que se déforme la vieille complicité du visible et du
lisible, du signe et du sens. Tout au plus peut-on tenter de
l’interpréter, au sens analytique du terme, c’est-à-dire selon l’écoute
flottante de l’analyste ou « l’oreille paradigmatique » d’Earwicker, ce

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« personnage » protoplasmique et changeant de Finnegans Wake.
Exemples encore, dans Mal vu mal dit :

« Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie. [...]


L’envie-t-elle ? » (p. 14).
« Elle ne se montre qu’aux siens. Mais elle n’a pas de siens. Si si
elle en a un. Et qui l’a elle » (p. 15).
« Telle la bouche mal entrevue aux derniers rayons qui soudain
la quittent. Plutôt qu’elle quitte elle » (p. 62).
« Faibles de ce qu’il faut pour en finir enfin. Avec elle ses cieux
et lieux » (p. 65).

Ce qui survient dans de telles phrases, ce sont des mouvements


infimes, micro-événements, poussières de mots détachés qui
dérivent : ce qui déjà commence à se dissoudre dans le non-être, ce
qui lentement vient au jour. L’écriture inscrit ce point instable où
l’on ne sait si le réel commence à être ou à disparaître : clignement,
mouvement du rien (pas encore) vers le rien (déjà plus) et
inversement, car le procès est réversible à l’infini (« Si si elle en a un.
Et qui l’a elle ») et infiniment répétable. Infiniment déformable.
Cette obstination maniaque, tout à la fois désespérée et triomphante,
à saisir cette promesse de rien, il faut se garder toutefois de la confondre
avec une banale aspiration au néant. En diffère l’admirable, l’obstinée
vitalité qui anime l’écriture, qui la nourrit et réactive sans cesse à
l’horizon la promesse que peut-être, là, enfin... rien. C’est tout le
mouvement de cosmogenèse inlassablement repris de Cap au pire :
saisir ce qu’il y a (encore) avant que tout ne s’éteigne. Mouvement
indéfiniment prolongé où s’efface l’idée même de fin comme s’efface
la possibilité de distinguer le oui et le non, le jour et la nuit, le soir et
le matin : pas de ligne de démarcation, pas de définition des formes,
seuls subsistent le doute et l’interprétation à l’infini.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


C’est très exactement cette position qui définirait le sujet
beckettien. « Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je
ne sais pas », souligne l’innommable (I, 8) en un étrange mouvement
de surenchère dubitative. Est « éphectique » ce qui suspend le
jugement d’attribution (quelle qualité, quelle couleur, quel objet)
mais aussi, plus radicalement, tout jugement d’existence : « Je suis...
peut-être », suggère ainsi Beckett. Il ne s’agit plus pourtant du doute
rationnel, cartésien, qui fondait le jugement d’existence et par là
même toute certitude ontologique. Au contraire, par un mouvement
de retrait en spirale qui tient tout à la fois de l’héroïsme de la pensée
et de l’humour noir, c’est l’existence même du sujet qui est ici mise
en cause. Et par contagion tout le réel, à son tour, est soumis à
interprétation infinie. Interpréter, – c’est sans doute l’un des apports
essentiels de la découverte freudienne – signifie extraire le sens de sa
gangue formelle, le mettre en mouvement et le laisser dériver au gré
de libres associations : déplacements, renversements, déformations.
L’interprétation est une défiguration.
Élève Mahood, répondez : quel sujet sans figure se fera l’interprète
d’une figure sans sujet ? « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui
maintenant ? ». Vraie drôlerie des dilemmes beckettiens...

1. Un fragment de ce chapitre a été publié sous le titre « Beckett et la passion


mélancolique » dans « L’affect dans l’œuvre beckettienne », Samuel Beckett Today /
Aujourd’hui no 10 (éd. M. Engelberts et S. Houppermans), Rodopi, Amsterdam, 2000.

2. Samuel Beckett, « Le calmant », in Nouvelles et Textes pour rien, Minuit, 1958, p. 42.
Tous les textes de Beckett sont cités dans la version des Éditions de Minuit. On utilisera les
******ebook converter DEMO Watermarks*******
abréviations suivantes : Catastrophe (Ca), Comment c’est (Cc), Compagnie (Co), , En attendant
Godot (EAG), Fin de partie (FDP), L’Innommable (I), Malone meurt (Mm), Mal vu mal dit
(MVMD), Pour finir encore et autres foirades (PFE), Watt (W).

3. Trois dialogues [avec Georges Duthuit] (1949), Minuit, 1998, p. 14.

4. Ibid., p. 29.

5. « Artaud, Blin, Beckett ou le plus grand auteur dramatique des temps modernes »,
Revue d’Esthétique « Samuel Beckett », Éd. Jean-Michel Place, Hors série 1990, p. 177.

6. Antonin Artaud, « Le Théâtre et son double », Œuvres complètes, tome IV, Gallimard,
1978, p. 99-100. Je souligne.

7. Je renvoie à ce que j’ai développé dans L’Esthétique de Beckett (« de l’homuncule au


corpuscule »), Sedes, 1998.

8. Cité par James Knowlson, Beckett, trad. Oristelle Bonis, Solin – Actes Sud, 1999,
p. 586 (traduction modifiée).

9. Témoignage de Walter Asmus in « Réduire... Les deux mises en scène de Godot »,


Revue d’Esthétique « Samuel Beckett », Hors série 1990, Éd. Jean-Michel Place, p. 352.

10. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Points-Seuil, 1972, p. 10.

11. André Green, « Passions et destins des passions » in La Folie privée : psychanalyse des cas-
limites, Gallimard, 1990, p. 169-170.

12. Sur ce point, voir Jean-Louis Houdebine, Excès de langages, Denoël, 1984, p. 243. La
question du filioque, on le sait, hante l’Ulysse de Joyce (à travers la question des rapports entre
Stephen et son « père » Bloom), de même qu’elle est reprise à l’intérieur de la fable « The
Mookse and the Gripes » dans Finnegans Wake.

13. James Joyce, Ulysse, op. cit., p. 521.

14. André Green, op. cit., p. 192.

15. À propos de la théorie psychanalytique de la mélancolie, outre les textes canoniques


de Karl Abraham (articles de 1912 et 1924) et de Freud (« Deuil et mélancolie » écrit
en 1915), je renvoie aux théorisations plus récentes de Marie-Claude Lambotte, Le Discours
mélancolique, Anthropos-Economica, 1993 et Jacques Hassoun, La Cruauté mélancolique,
Aubier, 1995, rééd. Champs-Flammarion, 1997.

16. Jacques Hassoun, op. cit., p. 38.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


17. Ibid., p. 26. Lacan entend par la Chose (das Ding) « le hors signifié », le premier
extérieur, l’Autre préhistorique « impossible à oublier, (...) étranger à moi tout en étant au
cœur de ce moi ». La distance à la Chose, souligne-t-il, est la condition même de l’existence
du sujet parlant, ce parlêtre, et le Symbolique est le meurtre de la Chose (Le séminaire, Livre
VI, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 55-86).

18. Jacques Hassoun, op. cit., p. 42.

19. Lettre d’Artaud à Breton, vers le 28 février 1947, L’Ephémère no 8, hiver 1968, p. 6.

20. « C’est moi qui t’ai servi de père », dit Hamm. « Oui, rétorque Clov. C’est toi qui m’a
servi de cela » (FDP, 56).

21. « Vivre sans le temps : sur la pièce de Beckett En attendant Godot » (1965), article repris
dans Lectures de Beckett, textes réunis par Michèle Touret, Presses Universitaires de Rennes,
1998.

22. Antonin Artaud, « Histoire vécue d’Artaud-Mômo », (XXVI, 142).

23. Disjecta, Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment by Samuel Beckett, Edited by
Ruby Cohn (1983), New York, Grove Press, 1984, p. 51. Traduction de Gilles Deleuze
(« L’Épuisé » in Samuel Beckett, Quad, Minuit, 1992, p. 71).

24. Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978, p. 14-15.

25. Louis Wolfson, Le Schizo et les Langues, Gallimard, 1970, préface de Gilles Deleuze,
p. 11.

26. Cf. Nathalie Barberger, Le Réel de traviole (Artaud, Bataille, Leiris, Michaux et alii),
Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2002.

27. James Joyce, Ulysse, op. cit., p. 39.

28. Le Monde et le pantalon, Minuit, 1989, p. 19-20 ; je souligne.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


L’ÉCRITURE INSECTUEUSE D’HENRI MICHAUX

« ensectuous from his nature » (James Joyce, Finnegans Wake, 29.30)

La pensée préverbale
Y a-t-il, chez Michaux, une « écriture de la pensée » ? Sans doute,
à condition de souligner que Michaux n’appartient pas à cette
catégorie des poètes-philosophes qui ont interrogé le rapport entre
pensée poétique et pensée théorique. Non qu’il ait prôné un rejet de
la théorie, comme on l’affirme parfois. Le dialogue qu’il a maintenu
tout au long de sa vie avec nombre de recherches touchant aux
domaines les plus divers de la pensée et du savoir, qu’il s’agisse de
zoologie, de médecine, de psychiatrie, de botanique ou de biologie,
sans parler de son intérêt pour la philosophie ou les religions,
démontre la vivacité et l’ampleur de ses curiosités théoriques. On sait
à quel point il fut passionné par les domaines scientifiques les plus
variés. Il n’est que de lire les nombreuses notes techniques informées
et précises qui jalonnent les ouvrages mescaliniens, concernant telle
ou telle expérience de la psychologie de la Gestalt, la définition de
l’ADN ou le syndrome de Cottard. En même temps pourtant, il n’a
jamais cessé de réitérer son dédain des savoirs constitués en systèmes,
ce qu’il appelle « les vastes organisations d’idées » (Notes au lieu
d’Actes). Il y a chez lui en effet, une constante défense de l’ignorance,

******ebook converter DEMO Watermarks*******


de l’innocence, du désapprentissage. « Toute une vie ne suffit pas
pour désapprendre », écrit-il dans Poteaux d’angle. Son modèle
souvent, c’est le regard de l’enfant, de l’aliéné, l’« humilité de
catastrophe » du clown. Ce qui l’intéresse, c’est l’affaissement de la
pensée, sa déstructuration sous l’influence des drogues ou de la
psychose, bien plus que la pensée triomphante qui élabore, construit,
systématise. Ainsi, sous l’emprise de la mescaline, croit-il ressentir la
désagrégation de la psyché du schizophrène, sa parcellisation, son
effrayante atomisation et jusqu’à des phénomènes « d’oblitération de
la pensée » (CG, 227 ). Principe fondamental qui anime nombre de
1

ses expériences : vivre l’effondrement de la pensée.

« Comme le corps (ses organes et ses fonctions) a été connu


principalement et dévoilé, non par les prouesses des forts, mais
par les troubles des faibles, des malades, des infirmes, des blessés
(la santé étant silencieuse et source de cette impression
immensément erronée que tout va de soi), ce sont les
perturbations de l’esprit, ses dysfonctionnement qui seront mes
enseignants. Plus que le trop excellent « savoir penser » des
métaphysiciens, ce sont les démences, les arriérations, les
délires, les extases et les agonies, le « ne plus savoir-penser », qui
véritablement sont appelés à « nous découvrir » (GEE, 14).

Si elle rejette le « savoir-penser » des métaphysiciens » comme elle


rejette l’infini des théologiens (GEE, 148), l’exploration que mène
Michaux, tant dans son écriture que dans son œuvre plastique, me
paraît cependant s’inscrire dans la logique de cette très ancienne
question des liens entre poète et penseur, entre Dichter et Denker,
selon la formule de Heidegger à propos de Trakl. L’un et l’autre,
penseur et poète, ont en commun, dit Heidegger, leur
préoccupation de l’essence de la langue. C’est cette réflexion que

******ebook converter DEMO Watermarks*******


reprendra Derrida à propos de Ponge : « Pour moi, Ponge est un
poète-penseur de l’essence de la langue. Cette pensée n’est pas une
pensée théorique, c’est une pensée poétique (une explication
poétique avec la langue française) ». La même épithète, me semble-
2

t-il, pourrait s’appliquer à Michaux : « poète-penseur de l’essence de


la langue » et, partant, explorateur des mouvements corporels,
pulsionnels et sensoriels de la pensée dans la langue et avant elle, grand
voyageur des terres inexplorées du « lointain intérieur » – un
Rimbaud à rebours qui ne séparerait plus expédition à corps perdu
dans la folie de la langue, les gouffres de la pensée, et exploration des
« ailleurs » géographiques. L’inscription de la pensée dans la langue,
voire en deçà, dans le fourmillement préverbal du « profond flux
pensant » qu’évoque la postface de Plume, constitue pour Michaux
un espace de découverte aussi inouï que les plus lointaines terres
étrangères :

« À toute allure, à une allure dont un homme normal ne peut se


faire une idée, il dévale le chemin pensant. Les idées apparaissent et
disparaissent sans qu’il y puisse rien, sans qu’il puisse, si fort qu’il
le désire, ni les arrêter, ni les retarder, ni les ralentir, ni en
retenir une [...]. Toutes coulent à la même vitesse, suivant le cours
d’un torrent inconnu qui les apporte et les remporte » (CG, 244 ; je
souligne).

À maintes reprises, et bien avant les textes mescaliniens, il défendit


l’idée que la poésie est une méthode. Ainsi, dans une conférence
prononcée en 1936 en Argentine, Recherche dans la poésie
contemporaine, il déclare ceci : « Qu’est-ce donc que la poésie ? Nous
ne le savons pas », mais nous savons, ajoute-t-il, qu’elle « devient
surtout une méthode de recherche ». Citant la définition que donne
Bachelard de la pensée « surrationaliste », il poursuit : une pensée

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« libre de toute attache envers ce que l’on tenait auparavant pour
définitif. Éprise de son seul mouvement » (p. 973 ; je souligne). Si la
poésie est une « méthode de recherche », c’est donc au sens où elle
devrait permettre d’appréhender et de traduire cette pensée en
mouvement, non encore figée dans le carcan des mots – cette pensée
préverbale. « La pensée avant d’être œuvre est trajet », dira-t-il plus
tard dans Poteaux d’angle (p. 26). Anne Brun a raison de souligner que
l’expérience toxicomaniaque chez lui « correspond à un
investissement passionnel de la pensée », mais une pensée –
3

ajouterais-je – d’avant les mots.


En ce sens, de même qu’il parlait de son « fantomisme » plastique,
on pourrait évoquer chez lui un fantomisme linguistique ou
poétique. En peinture, il s’agissait d’un « certain fantôme intérieur
qu’il faudrait pouvoir peindre et non le nez, les yeux, les cheveux qui
se trouvent à l’extérieur [...]. Un être fluidique qui ne correspond pas
aux os et à la peau par-dessus [...] » (P, 92). Non le visage, donc, mais
les traits intérieurs, les « traits du double » ; et de même dans
l’écriture, il s’agirait de capter non pas la pensée formulée en mots, la
pensée verbalisée, mais la pensée fluide, elle aussi « idéalement
plastique et malléable », celle d’avant les mots. Alors écrire serait
comme dessiner... : « j’eusse voulu dessiner les moments qui bout à
bout font la vie, donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans
mots, corde qui indéfiniment se déroule sinueuse » (P, 197). Alors la
pensée serait saisie à son apparition, avant sa solidification dans le
verbe, comme en perpétuel état de naissance. En 1938 dans le texte
intitulé Enfants, il écrivait déjà : « Qu’est-ce qui est pire que d’être
achevé ? / Adulte – achevé – mort : nuances d’un même état ». Fuir
la pensée achevée, tombée dans le carcan de la verbalisation, cette
idée n’est pas très éloignée de la préoccupation majeure de nombre
de romanciers qui, bien plus tôt, au tournant des XIXe et XXe siècles,

******ebook converter DEMO Watermarks*******


ont eux aussi cherché à capter le flot ininterrompu des sensations et
des pensées à leur état naissant, qu’il s’agisse d’Édouard Dujardin
dans Les Lauriers sont coupés ou, plus tard, de Virginia Woolf et James
Joyce dans les années 1920. À la même époque, Bergson, dans ses
Essais sur les données immédiates de la conscience (1927), stigmatisait lui
aussi « le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal (...) qui écrase
ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de
notre conscience individuelle ». Plus encore, ce que rejette Michaux
c’est la rigidité des pensées solidifiées, érigées en « signes de la
pensée ». Un signe, dit-il, « c’est aussi un signal d’arrêt » (ER, 13). Et
la pensée, trop souvent, est l’arrêt de la pensée. « Après quelque
temps, écrit-il dans Notes au lieu d’Actes, toujours le « penser » s’arrête.
Écrit, c’est ce qu’on appellera une pensée » (P, 234). Il oppose ainsi le
penser (verbe) à la pensée (substantif). Le penser est un mouvement.
La pensée est l’arrêt de ce mouvement, la force du penser retombée
en forme, solidifiée en mot. Tout l’enjeu serait ainsi d’inventer une
écriture poétique capable de capter, de saisir la pensée avant qu’elle
ne se fige, ne s’achève et meure dans le mot. Ou encore, ce que
suggère la Postface de Plume, capter le battement de pensée, ses
provisoires positions d’équilibre dans l’incessant « mouvement du
pensant » (p. 664).

La pensée – le penser
Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la pensée poétique de
Michaux est proche de celle d’Artaud et La Vie dans les plis n’est pas
loin de L’Ombilic des limbes. Le mot, écrit aussi Artaud, paralyse la
pensée ; tout mot est un terme au sens propre (une terminaison, un
achèvement, une mort) : « le mot n’est fait que pour arrêter la
pensée, il la cerne, mais la termine ; il n’est en somme qu’un

******ebook converter DEMO Watermarks*******


aboutissement ». L’un et l’autre, on le sait, prirent assez rapidement
4

vis-à-vis de l’écriture automatique telle que la pratiquaient Breton et


les surréalistes une comparable distance. L’écriture automatique, ce
n’est pas de la pensée en mouvement, écrivait déjà Michaux
en 1925 ; c’est « de l’incontinence graphique » (p. 60). Bien au-delà
des jeux verbaux des surréalistes, Michaux tente d’inventer une
écriture captant cette infime poussière de pensées en suspens que les
expériences des toxiques lui permettent de revivre. Ce qu’écrivent
en effet les textes mescaliniens, c’est précisément ce « véritable flux
pensant » qui surgit d’abord dans l’infra-verbal, comme il surgit aussi
dans le balbutiement infantile, la tache d’encre, le pré-signe, le
gribouillis. Sous mescaline apparaissent au grand jour des
phénomènes que la conscience ordinaire recouvre : l’idée y est
mouvement, elle se déplace par oscillations et brisements. Pensées,
sentiments « tiennent du projectile ». L’infini turbulent, c’est cela, la
perception aiguë, corporelle, de ce phénomène oscillatoire qui sous-
tend la pensée :

« Microphénomène par excellence, le penser, ses multiples prises,


ses multiples micro-opérations silencieuses de déboîtements,
d’alignements, de parallélismes, de déplacements, de
substitutions (avant d’aboutir à une macropensée, une pensée
panoramique) échappent et doivent échapper. Elles ne peuvent
se suivre qu’exceptionnellement sous le microscope d’une attention
forcenée, lorsque l’esprit monstrueusement surexcité, par
exemple sous l’effet de la mescaline à haute dose, son champ
modifié, voit ses pensées comme des particules, apparaissant et
disparaissant à des vitesses prodigieuses. Il saisit alors son “saisir”
[...] » (GEE, 11-12 ; je souligne).

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Comme ces psychotiques dont il se sent si proche, Michaux prend
souvent les mots au pied de la lettre, il joue sur les doubles sens qui
agitent et troublent la langue. Ainsi dans saisir perçoit-il à la fois
« attraper » et « comprendre ». Dès lors qu’une pensée se saisit, elle est
préhensible autant que compréhensible. Elle est de l’ordre de l’infime
microscopique, corpusculaire, mais elle est corps. Ici sous mescaline,
la condensation est fulgurante et dans un étonnant raccourci en
boucle, saisir se saisit. Il faudrait relire à cette lumière le recueil Saisir
de 1979 qui s’efforce de tracer les signes graphiques d’une langue-
insecte imaginaire « d’où le verbal entièrement serait exclu ». Cette
langue insectueuse serait l’une des formes que prend la pensée
préverbale : elle s’observe comme s’observent les insectes ou les
unicellulaires microscopiques... et c’est ainsi que pour Michaux
l’étude de la pensée relève des sciences naturelles, voire de
l’entomologie.
« Me faire insecte pour mieux saisir
Avec pattes à crochets pour mieux saisir
Insecte, arachnide, myriapode, acarien
S’il le faut, pour mieux saisir ».
5

Cette pensée pulsionnelle où humain et non humain se mêlent,


où l’homme se fond dans la masse du fourmillement des signes, est
au cœur même de sa poétique : « Tout est moléculaire dans la
pensée. Petites masses. Apparition de petites masses. Masses en
perpétuelles associations, dissociations, néoassociations, plus que
rapides, quasi instantanées » (GEE, 21). La poésie se fait alors trajet
régressif vers un pré-sujet, « une sorte d’état pré-personnel, un état
“d’avant existence” infiniment archaïque » (MM, 168) ; elle renoue
avec un fonctionnement préverbal, pulsionnel, de la pensée. « Ça
pense, écrit Michaux, ça n’a pas besoin de lui pour penser. Ça se
passe entièrement de lui » (CG, 244). Et, plus loin : « Immense
******ebook converter DEMO Watermarks*******
coexistant. Quel immense ? Une tête manque à cette gestation
énorme... » (CG, 248). Plongeant, bien en deçà des petits jeux de
l’écriture automatique, dans « les gouffres » de l’esprit, Michaux
suggère finalement ceci dont il faut à notre tour essayer
d’appréhender le vertige : il y a de la pensée avant moi qui la pense. Il y a
de la poussière de pensée, de la pensée moléculaire, de la pensée pré-
identitaire. Nous ne sommes pas loin, là encore, de ce qu’Artaud,
avant Merleau-Ponty, appelait « la chair pensante ». Dans ses textes
surréalistes de 1925, Artaud décrit ce qu’il appelle « la Chair »
comme une matière impulsive et vibrante où s’enracine la
« substance pensante » : « Il y a un esprit dans la chair, écrit-il, mais
un esprit prompt comme la foudre » (I**, 51). Le fameux Pèse-Nerfs
d’Artaud (et « Pèse-Nerfs », retrouvant la commune origine
étymologique de penser et peser – pensare – se lit aussi comme
l’anagramme du mot « pensée »), désigne cet équilibre fragile, en-
suspens entre le cri et le silence, que l’écriture s’efforce de tracer pour
donner voix au grouillement pré-subjectif de la pensée, aux limbes
pré-personnelles de l’esprit. C’est ceci que Michaux pour sa part
appelle « passages », mouvements, trajets.

Les animots
Formulons cette hypothèse : mots et animaux sont, pour
Michaux, apparentés. Parenté sonore dans l’écho en [mo] qui les
ferme, parenté plus secrète surtout, où se mêlent dans l’imaginaire du
poète, Kafka, les états paranormaux et l’exploration de ce qu’il se
plaît à appeler, sans doute par renversement humoristique, « le for
intérieur ». La postface de Mes propriétés en 1934 explicite le parallèle :
« Même les mots inventés, même les animaux inventés dans ce livre
sont inventés « nerveusement », et non constructivement selon ce

******ebook converter DEMO Watermarks*******


que je pense du langage et des animaux » (p. 512). 6

« Nerveusement » : entendons, comme le suggérait Breton vingt ans


plus tôt, « en dehors de tout contrôle exercé par la raison »,
autrement dit, en laissant libre cours à la voix du préconscient (plus
qu’à l’inconscient proprement dit). Artaud disait écrire pour les
analphabètes ; Michaux n’en est pas loin qui souligne dans la même
postface que son livre s’adresse « aux faibles, aux malades et maladifs,
aux enfants, aux opprimés et inadaptés de toute sorte » (p. 512).
L’apparentement à l’univers animal n’est pas le moindre signe de
cette « humilité de catastrophe » dont Clown sera aussi l’emblème
mais surtout, d’un bout à l’autre de l’œuvre, se faire insecte eut partie
liée avec l’invention d’une écriture poétique singulière qui emprunte
au bestiaire animal, et singulièrement aux insectes, leur texture
élastique et gracile, leur art de la métamorphose et de l’invention de
formes. Fines pattes de l’insecte, jambages étirés de mots en
expansion. Jusqu’à Saisir en 1979 qui fit rimer « bestiaire » avec
« vocabulaire » et où il voulut se faire insecte « avec pattes à crochets
pour mieux saisir / insecte, arachnide, myriapode, acarien ».
7

Le langage inventé de Michaux, celui dont Qui je fus ouvrit la voie


en 1927 (« Glu et gli »), jusqu’à des textes plus tardifs du Voyage en
Grande Garabagne (1936), a été souvent étudié. On y a relevé les
divers procédés de création lexicale qui le caractérisent : emprunt
aux langues étrangères, néologismes par dérivation ou composition,
ou encore « espéranto lyrique », du nom que René Bertélé donna à
ses essais de langues inventées . Des premiers « alphabets » de la fin
8

des années 1920, ces ébauches d’écriture plastique, à son projet


annoncé en 1938 de « Rudiments d’une langue universelle
idéographique contenant neuf cents idéogrammes et une
grammaire », le projet de Michaux d’une « préécriture
pictographique » a pu être rapproché de certains aspects du langage

******ebook converter DEMO Watermarks*******


zaoum des futuristes russes et de Khlebnikov. Pourtant, comme le
souligne Raymond Bellour, l’invention linguistique de Michaux est
trop souple et fantasque, trop empreinte de cet humour cruel qui lui
fait déformer l’idiome communautaire pour tenir très longtemps le
programme d’une quelconque utopie de langue universelle.
Plus fondamentalement me semble-t-il, l’écriture de Michaux
s’oriente progressivement vers une exploration systématique et
patiemment menée des espaces hybrides de l’étrangeté à soi. Écrire
signifie alors jouer de la non-identité à soi de toute langue : comme
l’Arbre des tropiques qui passe continuellement du végétal à l’animal et
à l’humain, l’écriture poétique est exploration des espaces de
l’inhumain. « À huit ans, je rêvais encore d’être agréé comme
plante », écrit-il dans Face aux verrous. On sait ce que son bestiaire
anthropomorphique et baroque doit à sa lecture de Ernst Haeckel,
naturaliste allemand dont les théories sur les solidarités voire les
mixités des règnes animal et humain contribuèrent à enflammer son
imaginaire zoologique . Le corps d’écriture chez Michaux est
9

volontiers fourmillement de signes. Comme l’indique Raymond


Bellour, le signe-fourmi est l’image par excellence d’une intense
circulation : « Fourmillement des mots, des signes, des êtres et
atomes d’êtres devenant mots et signes. Fourmis, pour tous les mots,
un par un et ensemble ». L’hybride, l’homme-animal, serait le corps
10

d’écriture que Michaux s’efforce de construire ; entre signe peint et


signe écrit, il incarne la recherche constante chez lui des formes
instables, en suspens entre l’un et l’autre (signe et tache, trait et trace,
bête et homme). On ne rappellera pas ici l’amour bien connu de
Michaux pour les insectes , sa passion précoce pour l’entomologie et
11

la botanique jamais démentie jusqu’à sa mort. Dans Face aux verrous,


il raconte ainsi « quelques jours de [sa] vie chez les insectes » : ses
nuits amoureuses avec des « chenilles femelles », nuits durant

******ebook converter DEMO Watermarks*******


lesquelles il rencontre pour la première fois les « masses animales
torturées de désir ».

« Sa peau était de velours, du plus beau vert bleu, aux îles


orangées, mais froides et poilues. / Fasciné, je contemplais la
procession ondulante et perverse des chairs dodues, progressant
souverainement vers moi, reine et caravane. / Monstrueuse
compagnie ».
12

Métamorphosé lui-même en insecte dévorateur, en mante


religieuse peut-être, il lui crève alors la tête et lui mange la cervelle.
Dans Mes propriétés, la proximité au règne animal se teinte d’angoisses
de dépersonnalisation :

« À force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me


démesurai irrésistiblement. / Je fus toutes choses : des fourmis
surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois
hésitantes. C’était un mouvement fou. [...] Je m’aperçus bientôt
que non seulement j’étais les fourmis, mais aussi j’étais leur
chemin » (p. 479).

Il devient alors successivement boa, baleine, harponneur ou


bateau. S’il se change si facilement en animal ou en objet, c’est, dit-il,
qu’il est « des ensembles tellement factices, et de l’impalpable »
(p. 480). Les animaux, les insectes, en retour sont humanisés. Les
« Notes de zoologie » de Mes propriétés énumèrent la célèbre série
d’animaux inventés aux noms étranges (la Parpue, la Darelette,
l’Épigrue, la Cartive...) qui tiennent tout à la fois de l’arche de Noé
fantasmatique et de l’invention linguistique. Animaux humains,
vaguement érotiques : la Parpue est « douce », la Darelette « tendre ».
On lit dans les yeux de certains insectes « une expression d’indicible
affolement ». Je vois pour ma part dans ces figures de l’hybride mi-

******ebook converter DEMO Watermarks*******


homme mi-animal l’expression d’un désir régressif qui souvent chez
Michaux revient, celui de se perdre à nouveau dans un vaste corps
archaïque (prégénital, pré-humain) antérieur aux coupures
symboliques : mon père-ma mère, moi-ma mère, moi-l’univers...
C’est, curieusement, dans ce même recueil peuplé d’hybrides
qu’on trouve cette rarissime confidence de Michaux sur son
enfance : « Il y a neuf ans, ma mère me dit : “je préférerais que tu ne
fusses pas né” » (p. 484). On sait que son père est mort
le 10 mars 1930, de maladie, et que sa mère une quinzaine de jours
plus tard s’est jetée par la fenêtre, en état de confusion mentale . On
13

peut lire, me semble-t-il, dans cette phrase de sa mère, si tant est


qu’elle ait été effectivement prononcée, un énoncé de sens
indécidable exprimant tout à la fois le rejet (je regrette que tu sois né,
j’aurais préféré ne pas te mettre au monde...) et la passion infinie, le
désir refoulé de fusion incestueuse, d’incorporation sans fin (j’aurais
voulu te garder en moi, que jamais tu ne te détaches, qu’on ne
t’arrache à moi). Il se peut que l’horreur que Michaux exprime
parfois des nouveaux-nés qu’il étripe parce qu’il les trouve trop « pré-
déterminés », soit secrètement liée à ce fantasme incestueux. À la
différence du nouveau-né, l’hybride idéal flotte éternellement dans le
non-encore-né, d’où peut-être cette réitération de l’apparition, de
l’inchoatif. Les choses n’en finissent jamais chez Michaux
d’apparaître, elles oscillent constamment entre être et non-être, autre
déclinaison de l’hybride en son suspens incestueux.

Incestueux insectes
Écrire suppose de prendre le risque de la dépersonnalisation, celui
de devenir l’espace d’une page, une plante, un insecte, un animal, un
fou. Un texte paru en espagnol en 1936 dans la revue Sur, Recherche

******ebook converter DEMO Watermarks*******


dans la poésie contemporaine, offre une analyse particulièrement
éclairante du rôle qu’il assigne à la langue poétique. « La grande
poésie, écrit-il, appartiendra toujours à ceux qui ont cherché plus
que la poésie, à ceux qui ont dominé ou dépassé la nature humaine,
aux savants ou aux mystiques » (p. 974). Loin de la passivité de
l’écriture automatique dépourvue à ses yeux « de force et de vie », il
entend « entrer violemment dans le subconscient, dans la zone
interdite, dans les états dangereux, où les ascètes, les mystiques, les
mages, les délirants, les voyants, jusqu’aux fous ont été abattus par
l’angoisse [...] d’où ils nous ont rapporté les plus surprenants noyaux
de poésie qui soient » (p. 978). La poésie, souligne Michaux est
d’abord exploration du monde intérieur :

« Cependant il est bien vrai qu’aidés par les études actuelles sur
la psychopathologie, les poètes sont tentés par la recherche et
l’introspection et ce que j’appelle le maniement de l’âme ou
plutôt du monde intérieur : états seconds, dépersonnalisation,
pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite,
troubles infinis de la synesthésie, tout cela des poètes ont essayé
de le connaître de l’intérieur, par leur expérience personnelle »
(ibid.).

Or, curieusement, l’auteur qu’il cite alors pour exemplifier cette


exploration du « maniement de l’âme », n’est ni Baudelaire ni De
Quincey ni même Rimbaud qu’on aurait pu légitimement attendre,
mais... Kafka en qui il voit « l’écrivain le plus notable qui ait
expérimenté des états de conscience paranormaux ». Kafka serait
ainsi pour lui celui qui a le plus exactement exploré ce que signifie
« se mettre dans la peau des autres » : « il entre dans la peau d’autrui
jusqu’à l’hallucination, jusqu’à n’être plus Kafka » et Michaux de
citer Le Terrier où le narrateur s’imagine changé en animal ou la

******ebook converter DEMO Watermarks*******


fameuse Métamorphose dans laquelle le héros, rappelle-t-il, se
transforme en « un énorme insecte noir et chitineux ». Évocation
qui, par parenthèse, donne soudain à la Darelette de Mes propriétés,
cette « bête agile, corsetée et chitinée comme pas un insecte, grosse
comme un rat » (p. 490), d’étonnants accents kafkaïens. Le bestiaire
michaudien est tout entier chargé de cette dimension inquiétante du
paranormal et de l’hallucination ; se sentir animal, se vivre en insecte,
c’est accomplir le même cheminement vers la dépersonnalisation,
l’étrangeté à soi que celui qui le conduit à explorer les territoires des
drogues. Déjà en 1956, lors de la première exposition de ses dessins
et poèmes mescaliniens à la librairie La Hune, Michaux s’amusait à
faire rimer « mescalinien » et « chien » ou encore « mescaline » et « vie
canine » :

« J’ai voulu par ces dessins donner un renseignement. Tous les


peintres font cela ! Non. Moi, c’est comme si j’avais été chien et
que je fusse redevenu homme, et qu’absolument, absolument,
violemment, sauvagement, il m’eût fallu, il m’eût été vital,
indispensable de donner de ma vie canine un signe, un signe
indéniable, un signe arracheur, un signe intime, atrocement
intime, le signe de ce qui brisait l’homme en moi ».

Deleuze et Guattari distinguaient deux types d’animaux : l’animal


œdipien d’une part, celui avec qui on peut « faire œdipe », faire
famille, « mon » chien, « mon » chat. Ceux-là sont des animaux
individués « familiers familiaux, sentimentaux ». La psychanalyse ne
contemplerait que ces animaux-là pour mieux découvrir sous eux
l’image d’un papa, d’une maman, d’un jeune frère. À ce bestiaire
œdipien, ils opposaient un autre type d’animal, beaucoup plus
démoniaque, l’animal-meute, celui qui fait multiplicité et devenir.
Certains écrivains, par exemple, savent qu’écrire est traversé d’un

******ebook converter DEMO Watermarks*******


devenir-animal qui implique un rapport avec la multiplicité qui nous
habite : « ... c’est l’effectuation d’une puissance de meute, qui soulève
et fait vaciller le moi » . L’animal-meute est une force
14

désubjectivante où s’opère l’exploration de ces espaces hybrides qui


fascinent Michaux . Cette proximité du non humain, de l’inhumain,
les psychotiques que décrit le psychiatre américain Harold Searles,
l’ont eux aussi rencontrée à un degré aigu. Ils savent ce que signifie
être indifféremment un chien, un mur, une pierre, un arbre. Cette
perte du sens de l’humain, ils la vivent lors d’accès violents de retour
à un stade précoce d’indifférenciation, de fusion avec un
environnement non humain dont nous avons depuis longtemps
perdu le souvenir tant il est antérieur à toute possibilité de souvenir .
15

C’est cette angoisse qu’explore Michaux (un cauchemar revient : des


êtres minuscules s’insinuent en moi, dévorent mes viscères, prennent
ma place) mais aussi l’euphorie de la descente en apnée dans ces
abysses, ses territoires sans limites des « états dangereux ». Le pré-
humain serait alors ceci : notre animalité incestueuse, cette proximité à
la fois terrifiante et subjuguante à la viande inhumaine.
Bacon, on le sait, rendit hommage à l’œuvre picturale et graphique
de Michaux, la jugeant bien supérieure à celle de Jackson Pollock , 16

ce qui n’étonne guère quand on rapproche leur commune


fascination pour le « devenir-animal » de l’homme. Les têtes de
Bacon, dit Deleuze, affirment leur identité avec la viande. Il peint
« les traits animaux de la tête », cette « zone d’indiscernabilité,
d’indécidabilité, entre l’homme et l’animal », là où l’homme et
l’animal font couple.

« Ce n’est jamais une combinaison de formes, c’est plutôt le fait


commun de l’homme et de l’animal, . au point que la Figure la
plus isolée de Bacon est déjà une Figure accouplée, l’homme
accouplé de son animal dans une tauromachie latente ». 17

******ebook converter DEMO Watermarks*******


On peut voir, me semble-t-il dans cet accouplement de l’homme
et de l’animal, dans cette fascination mêlée d’horreur qu’il génère, à
la limite de la décomposition de l’humain, de sa vidange hors de la
toile, la représentation déplacée d’une autre proximité interdite dont
l’homosexualité de Bacon serait peut-être l’évitement le plus sûr,
celle d’un corps père-mère archaïque dont le fantôme ne cesse de
revenir hanter l’espace de la création. Chez Michaux, comme chez
Bacon, l’exploration des espaces de la défiguration et de l’hybride
relèverait peut-être de ce désir fou de fusion désubjectivante et
incestueuse au père-mère. En ce sens, l’homme-insecte qui hante
l’écriture de Michaux serait le corps-signe dont il rêve : entre signe-
peint et signe-écrit, il incarne la recherche constante de formes
hybrides, provisoires et instables (signe et tache, trait et trace,
écriture et peinture...). Inscription dans l’écriture et le dessin d’un
inceste archaïque sans cesse rejoué, le corps-lettre-insecte devient l’image
sublimée de l’accouplement interdit.

L’homme-flagellum
Ce corps-signe, c’est par exemple l’homme-flagellum d’Émergences-
résurgences. Corps de la défiguration poétique, à mi-chemin de la
lettre et du dessin, infiniment déformable et mouvant, il inscrit dans
l’espace les jambages flottants d’une écriture pictographique déliée :

« Signes revenus, pas les mêmes, plus du tout ce que je voulais


faire et pas non plus en vue d’une langue – sortant tous du type
homme, où jambes ou bras et buste peuvent manquer, mais
homme par sa dynamique intérieure [...].
Dans des centaines de pages, un à un, comme énuméré [...],
l’homme m’arrive, me revient, l’homme inoubliable.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Sur la page blanche je le malmène, ou je le vois malmené,
flagellé, homme-flagellum. [...]
En expansions fluidiques, érigé, devenu triple, devenu râteau,
fin, déroulé, déplié, débobiné, éperdu, longiligne, plus rarement
massif (ça arrive), capsule, ou étalé, répandu comme goudron ». 18

Qu’est-ce d’ailleurs, qu’un homme-flagellum ? Un flagelle ou


flagellum (prononcer [om]), étymologiquement, c’est un fouet (du
latin : flagellum), mais c’est aussi, selon le dictionnaire, un filament
mobile, unique ou multiple, servant d’organe locomoteur à certains
protozoaires et aux spermatozoïdes. L’homme-flagellum est une de ces
conjonctions paradoxales qu’affectionne Michaux : un alliage
d’incompossibles, diraient les logiciens : à la fois flagellant et flagellé :
« je le vois malmené, flagellé, homme-flagellum ». On connaît les
19

nombreux textes de Michaux où il est tour à tour celui qui agresse


violemment et celui qui est agressé, persécuté. L’homme-flagellum est
un hybride paradoxal de cet ordre qui conjoint persécuteur et de
persécuté, un double d’actif et de passif. Il est cette pré-forme
corporelle en suspens entre toutes les formes, représentation à la fois
discursive et figurale d’un unicellulaire qui se reproduit par
scissiparité comme les protozoaires, d’une tache-cellule qui se déplie
sur la feuille, se répète, se dédouble. Déjà dans La Vie dans les plis
Michaux se dépeignait sous les traits d’un être unicellulaire :

« Loin d’être un individu chargé d’os, de muscles, de chair,


d’organes, de mémoire, de desseins, je me croirais volontiers,
tant mon sentiment de vie est faible et indéterminé, un
unicellulaire microscopique, pendu à un fil et voguant à la
dérive entre ciel et terre, dans un espace incirconscrit, poussé
par des vents, et encore, pas nettement ».

******ebook converter DEMO Watermarks*******


L’homme-flagellum est le corps-lettre sublimé d’une écriture
pictographique archaïque : ni homme ni femme, ni actif ni passif et
l’un et l’autre. Explorateur des limites de l’humain, il est l’inverse
même de l’hybride homme-animal abject ou terrifiant qui hanta de
tout temps l’imaginaire humain, celui de l’horreur de la proximité à
une chair pré-humaine rendue à son statut de viande (et dont
témoignent par exemple les abattoirs beckettiens ou joyciens, voire
l’ominal artaudien ). Corps-lettre comme l’est aussi sans doute la
20

kafkaïenne Darelette...
Traduction encore, de l’homme-flagellum, projection de son corps,
le Meidosem. « Portrait des Meisosems » est un ensemble de courts
textes parus dans La Vie dans les plis. Qui sont les Meidosems ? Des
personnages imaginaires, infiniment changeants : à la fois forts et
faibles, invincibles et fragiles, des ectoplasmes, dit Michaux, toujours
en perte de substance, et en même temps parfois « lézard tenace et
dur ». Des êtres élastiques, sans forme fixe ; « ils prennent la forme de
bulles pour rêver ». Je vois pour ma part dans les Meidosems des
personnages-lettres, des signes doubles, graphiques eux aussi, tantôt
hommes, tantôt femmes ; d’ailleurs, Michaux s’amuse à les décliner :
on dit un Meidosem (au masculin), une Meidosemme (au féminin),
un paysage meidosem (adjectif sans majuscule). Les Meidosems
seraient l’image ou la forme (eidos) d’une lettre, la lettre « m » comme
Michaux . Il fait leur portrait (au singulier, notons-le) et c’est de lui
21

qu’il parle ; c’est son corps que disent et dessinent ces signes
fondamentaux d’un nouvel alphabet :

« Si grande que soit leur facilité à s’étendre et passer


élastiquement d’une forme à une autre, ces grands singes
filamentaux, en recherchent une plus grande encore... ».
22

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« Ces grands singes filamentaux », l’expression mérite explication.
« Filamentaux » qui désigne avec grâce les silhouettes filiformes et
fragiles des Meidosems appartient à ces mots déformés qu’affectionne
Michaux, ces mots-valise à la manière de Lewis Carroll ou de Joyce.
Mot-hybride, là encore, composé de « fondamentaux » et de
« filamenteux ». « Singes filamentaux », à lire comme « signes
fondamentaux » d’un alphabet, d’une écriture inventée au
croisement de la lettre et du corps. Ces personnages-lettres dessinent
alors la figure défigurée (insaisissable, indéfinissable), d’un corps qui
oscille entre naissance et mort, entre vide et plein, dehors et dedans.
Comme le suggère aussi ce bref poème :

« Il étend la surface de son corps pour se retrouver.


Il renie la présence de lui-même pour se retrouver.
Il vêt d’une chemise quelques vides pour, avant l’autre vide, un
petit semblant de plein ».
23

Le corps de la langue-dessin meidosem est l’inverse du « cadastre


anatomique du corps présent », comme disait Antonin Artaud, celui
de l’espace géométrique où s’opposent clairement le dehors et le
dedans, l’intérieur et l’extérieur. Il désigne un espace mouvant,
élastique, paradoxal, semblable à l’univers baroque que décrit
Deleuze, celui du pli où s’effacent les contours, où la matière devient
fluide, où le fluide se fait masse : « D’une brume à une chair, écrit
24

Michaux, infinis les passages en pays meidosem ».


Le mouvement corpusculaire de la pensée, cet objet infigurable,
Michaux tente de l’inscrire dans un suspens paradoxal entre le texte
et l’image, l’écriture et le dessin. Son nom ? Un « signe graphique ».
L’expression « signe graphique » qualifie d’ordinaire la lettre, le
graphème. Ainsi en est-il de Lyotard, dans son ouvrage classique
Discours, Figure chez qui « signe graphique » – expression qu’il

******ebook converter DEMO Watermarks*******


emploie constamment – renvoie au Texte, au Discours par
opposition à la Figure, au figural . Michaux pourtant, qui n’emploie
25

naturellement pas les mots aux hasard, qualifie obstinément les signes
qu’il cherche à inventer, ceux qu’il veut dessiner ou peindre, de
« signes graphiques ». Par exemple :

« Moi aussi, je fus au Japon. Infirme là-bas celui qui ne sait pas
avec des signes signifier. Avec des signes graphiques » (ER, 16 ; je
souligne).
« Qui n’a voulu saisir plus, saisir mieux, saisir autrement, et les
êtres et les choses, pas avec des mots, ni avec des phonèmes,
mais avec des signes graphiques ? » (Saisir ; je souligne).

On sait que le graphique, d’un point de vue étymologique,


appartient à la fois à l’univers de l’écriture et à celui de la peinture. Le
graphion (lointain héritier du graphion grec) se réfère aussi bien au
stylet, au poinçon qui sert à écrire sur la cire, qu’au pinceau dont on
use pour peindre sur bois. « Écrire et peindre, un seul mot signifiait
l’un et l’autre dans l’ancienne Égypte », souligne aussi Aragon dans
ses Collages. L’espace poétique de Michaux retrouve cette primitive
origine commune : le « signe graphique » serait le symbole même de
cet espace paradoxal qu’il cherche à faire surgir sur la feuille, un
espace double qui oscille entre écriture et dessin, un corps-signe en
suspens, pré-identitaire, comme celui de l’« homme flagellum »
d’Émergences-Résurgences, celui des hommes en fil ou encore... des
Meidosems. Les Meidosems sont le Pèse-Nerfs de Michaux. Ils sont le
corps infiniment plastique et malléable de la pensée-mouvement, de
la pensée-passage, son « trajet pictographié » avant sa chute dans la
verbalisation, son pré-corps corpusculaire et élastique.

Déclinaisons de Meidosems
******ebook converter DEMO Watermarks*******
Le Meidosem, on l’a vu, est malléable comme un trait de pinceau,
une tache de peinture, un signe à peine tracé, non encore fixé, en
équilibre entre écriture et dessin, entre forme et informe. Pré-signes
à jamais en suspens, ils sont à la fois les jambages d’une écriture (« Sur
ses longues jambes fines et incurvées, grande, gracieuse
Meidosemme ») et la figuration paradoxale de l’infigurable
mouvement de la pensée. Comme pour toute métaphore, il faut
déplier les sens multiples des mouvants Meidosems. On peut, certes,
tirer vers l’humanité ces « ectoplasmes », en faire les acteurs de
microscopiques drames tragico-burlesques. Quelques actes de
l’épopée meidosemme s’y prêtent d’ailleurs de bonne grâce, comme
cette ironique parabole du Meidosem intellectuel qui, faute de réflexe
meurt de réflexion – description plaisamment psycho-biologique de la
lutte des deux hémisphères cérébraux dans la motricité, qui ouvre
sur une fatale division réflexive (fuir ou ne pas fuir) :

« Danger ! Il faut fuir. Il le faut. Vite.


Il ne fuira pas. Son dominateur droit ne lui permet pas.
Mais il le faut. Ne veut pas son dominateur droit. Son
épouvantant gauche s’agite, se tord, au supplice, hurle. Inutile,
ne veut pas son dominateur droit. Et meurt le Meidosem qui,
indivisé, eût pu fuir » (VDLP, 122).

J’aimerais pour ma part lire dans les pré-signes meidosems la


représentation d’un fantasme prégnant chez Michaux, celui de
corps-corpuscules infimes et infiniment combinables, éléments
premiers d’une langue en instance de surgissement-disparition : « on
ne les a jamais qu’entr’aperçus, les Meidosems » (VDLP, 143). Plus
secrètement inspirés de l’atomisme grec, celui de Démocrite et
d’Épicure, les Meidosems sont les corps primaires d’un cosmos

******ebook converter DEMO Watermarks*******


poétique en formation. Leur chute évoque irrésistiblement la
déclinaison oblique des atomes, ce clinamen que décrit Lucrèce : 26

« D’une berline de l’air, ou d’une petite terre inconnue


dissimulée dans quelque ionosphère est descendue une petite
troupe de Meidosems nus [...].
Légers, fibres et fils rejetés en arrière, ces Meidosems sont descendus en
oblique (sans doute une certaine dérive), mains au repos,
appliquées contre la jambe. [...]
À quoi bon s’inquiéter déjà ? Ils en ont pour quelques secondes
encore avant la casse » (VDLP 138 ; je souligne).

La ionosphère désigne un ensemble de régions de la haute


atmosphère où l’air est très ionisé. J’y entendrais volontiers
également une allusion à Démocrite, originaire d’Abdère, une des
colonies ioniennes (« ce farceur d’Abdère », disait Beckett). La « légère
dérive » des Meidosems, descendant « en oblique » n’est pas une
histoire de pesanteur, de chute des corps. Leur vol, au contraire
quasiment en apesanteur, évoque davantage la « légère déclinaison »
racontée par Lucrèce . La grâce aérienne des Meidosems est
27

d’ailleurs phonétiquement soulignée par une série d’échos en « air »


([r]) que multiplient les premières lignes : « d’une berline de l’air, ou
d’une petite terre... ionosphère ». Légèreté à entendre également au
sens de cette étourderie qui conduisit Plume, tête en l’air lui aussi, au
sens propre du terme, à se retrouver les pieds au plafond. Les
Meidosems, sans doute, se sont laissés tomber « à la légère », sans y
penser... Surtout ils incarnent la tranquille sagesse (ataraxie ?) de
l’insecte humain qui sait qu’il tombe, qu’il va vers sa perte, mais ne
lutte pas et se laisse glisser sans révolte, léger et oublieux de tout (« À
quoi bon s’inquiéter déjà ? »). Suprême détachement ou
inconscience, toujours est-il que cette parabole de l’humaine

******ebook converter DEMO Watermarks*******


condition, métaphore de la brièveté de la vie entre naissance
(coupure du cordon ombilical : « fibres et fils rejetés en arrière ») et
mort (« quelques secondes encore avant la casse ») est aussi à lire
comme métaphore d’une écriture. « Les atomes, dit Épicure, se
groupent dans un ordre et dans un arrangement divers comme les
lettres, qui, tout en étant en petit nombre, produisent pourtant,
quand elles sont diversement rangées, des mots innombrables ». 28

Atomes-lettres aussi les Meidosems, qui s’agglutinent et germinent,


pareils au grouillement des points noirs de L’Infini turbulent : « parfois
en suspension dans l’air, pareils au précipité d’une fantastique
floculation, ils tombent par million, grains noirs serrés les uns contre
les autres (IT, 37). Car l’infinie turbulence est aussi un tourbillon
d’atomes. Comme dans le « grouillement orgiaque » perçu sous
mescaline, cette « universelle fornication » (IT, 94), les atomes
s’enlacent et s’agglomèrent. Chocs et entrelacements des atomes
disait Épicure. Floculation, copulation, reprend Michaux : érotique
genèse du cosmos.
Épicure, dans sa Lettre à Hérodote :

« Les atomes se meuvent continuellement de toute éternité, et


les uns en s’entrechoquant s’écartent loin les uns des autres, les
autres en revanche, entrent en vibration aussitôt qu’il leur arrive
d’être liés par l’entrelacement ou quand ils sont enveloppés par
les atomes propres à s’entrelacer ».
29

Michaux et ses Meidosems :

« Sur une grande pierre pelée, qu’est-ce qu’il attend, ce


Meidosem ? Il attend des tourbillons. Dans ces tourbillons de
Meidosems emmêlés, frénétiques, est la joie ; or la germination
augmente avec l’exaltation.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


D’autres Meidosems attendent plus loin, fils légers qui désirent
s’emmêler à d’autres fils, qui attendent des effilochés du même
genre, qui passent en flocons emportés par le vent, qui eux-
mêmes attendent un courant qui les soulève, les ascende et leur
fasse rejoindre ou des isolés ou une troupe plus grosse de
“Meidosems de l’air”.
[...] Tremblements, emportements cycloniques, [...]. Comment
ne pas se laisser emporter par la haute bourrasque
meidosemme ? » (VDLP, 168).

Ce sont, dit Lucrèce, « des atomes lisses et ronds qui forment les
corps de nature liquide et fluide » (II, 450-471). Et ainsi, parfois, les
Meidosems : « Cuisses rondes, buste rond, tête ronde. Mais ces
yeux ? Obliques, dégringolés, percés » (VDLP, 132). Le « flux
pensant » chez Michaux est donc un flux tourbillonnant ; la pensée
décline, elle apparaît et disparaît par floculations et agrégations. Le
clinamen, souligne Michel Serres, est une fluxion. Mécanique des
fluides : le tourbillon est la forme primitive de la construction des
choses. Célèbre début du Livre II du De rerum natura, celui qui
introduit au clinamen : « Suave mari magno... turbantibus aequora ventis ».
« Voici, commente Serres, les tourbillons en milieu fluide, eaux et
vents, annoncés comme un titre et aux origines du monde. Rappel
de la dinè [tourbillon] démocritéenne »... le tourbillon ou la « haute
30

bourrasque meidosemme ».

Spectres et simulacres
Atomes-lettres, les Meidosems sont aussi des simulacres (eidola).
Les eidola (simulacres ou effigies) sont chez Épicure des sortes de
films atomiques qui se dégagent sans cesse de la surface des corps
composés en reproduisant fidèlement leurs contours et leur structure
******ebook converter DEMO Watermarks*******
interne . Lucrèce en donne une poétique version dans son De rerum :
31

la surface de tous les corps, explique-t-il, est garnie d’une multitude


de corpuscules imperceptibles qui peuvent se détacher : « Il existe des
êtres auxquels je donne le nom de simulacres, des espèces de
membranes détachées de la surface des corps, qui, en voltigeant au
hasard dans l’atmosphère, effrayent nos esprits le jour comme la nuit,
et leur présentent ces figures monstrueuses, ces spectres, ces
fantômes dont l’apparition nous arrache souvent au sommeil ». Ces 32

spectres vaporeux ou corpuscules subtils, quelque nom qu’on leur donne,


n’ont rien à voir avec les ombres errantes des morts, souligne
Lucrèce . Ils sont plutôt semblables au placenta dont se débarrassent
33

les nouveaux-nés, à la dépouille des serpents qui muent, voire à la


fumée qui sort du bois. J’évoquais plus haut ce « fantomisme » auquel
Michaux, dans un texte de 1946, disait vouloir se consacrer en
peinture. Il y désignait, on s’en souvient, un « être fluidique » qu’il
faudrait pouvoir saisir : « Le visage a des traits. Je m’en fiche. Je peins
les traits du double » (P, 93). Double, fantôme ou eidola, c’est la
même idée que l’on retrouve d’un corps plastique et impalpable, une
sorte d’âme fluidique que l’on pourrait rapprocher là encore du
fameux « Double » d’Artaud : référé au Kha des embaumés de
l’Égypte, il est indissociable de la croyance d’Artaud en une
« matérialité fluidique de l’âme ». Le « double » théâtral d’Artaud est
une « effigie spectrale », « un spectre plastique et jamais achevé dont
l’acteur vrai singe les formes ». Même matérialisme fondamental là
34

encore qui voit dans l’âme ou la pensée un corps subtile, infiniment


mobile, dont les mouvements se transmettent à l’ensemble de l’être.
Traduction en langue meidosemme : tendu vers d’infinis désirs, le
Meidosem a « plus de bras que la pieuvre », sa tête est « constellée de
ventouses » (VDLP, 127) ; ses désirs atrophiés le laissent solidifié,
« organes épars, courses rompues, intentions prises dans la pierre »

******ebook converter DEMO Watermarks*******


(Ibid., 126). Ou encore, portrait du Meidosem en poulpe crevé chez
qui les coulées hémorragiques des souffrances anciennes forment
tentacules, sa « vaine mémoire » devenue « veine mémoire » :

« Des coulées d’affection, d’infection, des coulées de l’arrière-


ban des souffrances, caramel amer d’autrefois, stalagmites
lentement formées, c’est avec ces coulées-là qu’il marche, avec
elles qu’il appréhende, membres spongieux venus de la tête,
percés de mille petites coulées transversales, allant jusqu’à terre,
extravasées, comme d’un sang crevant les artérioles, mais ce
n’est pas du sang, c’est le sang des souvenirs, du percement de
l’âme, de la fragile chambre centrale, luttant dans l’étoupe, c’est
l’eau rougie de la veine mémoire, coulant sans dessein, mais non
sans raison en ses boyaux petits qui partout fuient ; infime et
multiple crevaison » (ibid., 124).

Compromis fragile entre la forme et l’informe, les Meidosems sont


l’écriture d’un fantasme d’ectoplasmie, de spectralité active. Contre
le corps calcifié de la pensée constituée, ils dressent l’improbable
tenue de leur élasticité.

Un idéogramme personnel
La manière meidosemme d’être au monde résume ainsi l’idéal
michaudien : persister dans l’élasticité des postures, tenir l’instabilité
des formes provisoires, être fidèle au polymorphisme infantile de qui
n’a pas encore choisi. À la fin de sa vie, Michaux disait être à la
recherche de son idéogramme. C’est cet idéogramme, ce « signe
graphique » que le Meidosem (ce simulacre de Michaux, son double)
incarne déjà, un perpétuel en-suspens entre homme et insecte,
homme et femme, lenteur et vitesse , force et faiblesse :
35

******ebook converter DEMO Watermarks*******


« Très peu soutenus, toujours très peu soutenus, les voilà
encore, leur colonne de vertèbres (sont-ce même des
vertèbres ?) transparaissant sous l’ectoplasme de leur être.
Ils ne devraient pas aller loin.
Si, ils iront loin, vissés à leur faible, en quelque sorte forts par là
et même presque invincibles... » (VDLP, 133).

C’est pourquoi il est finalement tout aussi erroné de donner aux


Meidosems figure anthropomorphe que de leur attribuer un sexe. La
Meidosemme n’est pas plus une femme que ne l’est « la Ralentie »
qui s’énonce sous le « on » du neutre avant de se dire « quelqu’un »
puis de s’effacer comme sujet d’énonciation :

« Ralentie, on tâte le pouls des choses ; on y ronfle ; on a tout le


temps ; tranquillement, toute la vie. [...]
Quelqu’un dit. Quelqu’un n’est plus fatigué. Quelqu’un
n’écoute plus. [...]
Ne peut plus, n’a plus part à rien, quelqu’un. [...] N’a pas choisi,
ne reconnaît pas, ne goûte pas » (p. 573).

Mise en acte d’un désir d’amenuisement de toute identité sexuée,


« la Ralentie » est un hybride comme le Meidosem, ni homme ni
femme et l’un et l’autre, de même qu’elle n’est ni vitesse ni lenteur
mais l’instable compromis entre vitesse et lenteur. Une fragile
configuration de mouvement psychique : la « ralentie », comme l’on
dit « l’éclaircie », « l’embellie ». Ainsi, dans Saisir : « La vie, la
mouvementée, est dans ces traversées... ». La « Ralentie » serait la forme
informe d’une idée, une esquisse de sphère, le O de « On », la boule
protoplasmique du « Portrait de A », corpuscule subtile, comme les
Meidosems... ou les poussières de pensées de l’infinie fragmentation
du vivant. Figures de l’infigurable qui sont au cœur même de la
mélancolie si fréquente dans les textes de Michaux d’un
******ebook converter DEMO Watermarks*******
fantomatique pré-objet à jamais insaisissable... d’où ces extases
mystiques parfois, lors des retrouvailles avec ces espaces archaïques
de la « Chair pensante ». En témoigne par exemple le poème
« Pensées » d’Entre centre et absence qui déjà évoquait des pensées-
poussières, des pensées atomisées et corpusculaires, des pensées qui
éparpillent la pensée :
« Penser, vivre, mer peu distincte.
Moi – ça – tremble,
Infini incessamment qui tressaille.
Ombres de mondes infimes,
Ombres d’ombres,
Cendres d’ailes.

Pensées à la nage merveilleuses, [...]


Poussières pour nous distraire et nous éparpiller la vie »
(p. 598).

La Darelette ou « ceci n’est pas un insecte »


La Darelette de Mes propriétés est un animal paradoxal, protéiforme
et insaisissable. À la fois corsetée et fragile, prédatrice à son tour
dévorée, elle appartient à ces figures de monstres improbables qui
peuplent l’imaginaire michaldien. « Capables de succion, remarque
Jean-Pierre Martin, de phagocytage, d’aspiration, d’engloutissement
ou de pénétration, ils peuvent être eux-mêmes proies, paralysées par
un monde qui les enserre ». Le nom de la Darelette évoque
36

plaisamment les noms imaginaires du « Dimanche à la campagne » :


« Jarettes », « Garinettes » ou « Zanicovette » (p. 571). Il rime avec
bête ou belette. Les « Animaux fantastiques » de Plume évoqueront
d’ailleurs plus tard « une belette tremblante [qui], le crâne ouvert,

******ebook converter DEMO Watermarks*******


dans un cerveau ruisselant de sang laisse voir une petite roue dentée
métallique » (p. 583) : paradoxe du prédateur blessé là encore. Le
nom « Darelette » commence en force mais cède sur la fin à la
fragilité du suffixe en – ette. Comme « la Ralentie », elle pourrait
être « atteinte du dard de la douceur » (p. 575). Entre la puissance
37

d’effraction du dard (« c’est une bête qui ne craint personne, mange


les serpents et va sucer au pis des vaches ») et la fragilité de ses orifices
(les yeux, les oreilles), elle est tout entière l’illustration de l’habituel
paradoxe michaudien : carapace imprenable et intérieur toujours sur
le point de se répandre en une irrépressible hémorragie :

« L’intérieur, sous des parois d’un auriculaire d’épaisseur, ne


contenant pas d’organes essentiels,
la bête blessée continue sa marche avec sa marmelade
abdominale et ses parois en brèche. [...]
L’araignée des fosses lui fait la guerre avec succès ; elle
l’embobine, la comble de fils ; une fois paralysée, elle la pompe
tout entière par les oreilles » (p. 491).

Elle figure ce fantasme récurrent chez Michaux, celui d’une écorce


corporelle devenue poreuse, ou d’un corset chitineux attaqué au
défaut de la cuirasse ; alors l’être est par l’extérieur envahi, traversé.
Cauchemar des petits hommes en fil : « je me retrouvais creusé
d’espaces vides et ouvert abominablement de toutes parts à ces petits
hommes en fil toujours prêts à passer » (p. 784). L’araignée aussi
comble la Darelette de fils, « elle l’embobine », dans tous les sens du
terme. Leur brève étreinte nuptiale ouvre sur l’horreur d’une
dévoration post-coïtale à la manière de la mante religieuse et la
naissance s’inverse en engloutissement prédateur. Comblée de fils (à
lire dans l’ambiguïté phonique [fil] ou [fis]), la Darelette est pompée
« tout entière par les oreilles ». L’archaïque dilemme de la phase

******ebook converter DEMO Watermarks*******


orale, « manger ou être mangé », connaît ici une variante inattendue :
« pomper (« sucer au pis des vaches ») ou être pompé ». La naissance
s’inverse en vidange de l’être : son dedans passant tout entier dans un
dehors qui l’absorbe, il est littéralement aspiré dans un intérieur
menaçant. Auto-englobement à l’infini d’espaces imbriqués. Théorie
digestive et cloacale de la naissance qu’indique aussi le cruel paradoxe
de l’araignée royale : aimer ou ingérer.

« Bien souvent elle approche en amie. Elle n’est que douceur,


tendresse, désir de communiquer, mais si inapaisable est son
ardeur, son immense bouche désire tellement ausculter les
poitrines d’autrui (et sa langue aussi est toujours inquiète et
avide), il faut bien pour finir qu’elle déglutisse » (p. 446).

Structure en miroir ou en gant retourné qu’illustrent aussi les jeux


graphiques ou phoniques qui marquent l’odyssée de la Darelette entre
ar et ra (Darelette, araignée, rat, marmelade, paralysée...) comme
entre or et ro : « Ses oreilles en rosace et ses yeux et ses organes
internes sont le seul tendre de son corps ». Si l’on ajoute que
l’auriculaire (« l’intérieur, sous des parois d’un auriculaire
d’épaisseur... »), du latin auriculo, petite oreille, désigne ce doigt dont
la petitesse lui permet de s’introduire dans l’oreille, on admettra sans
peine que la Darelette puisse figurer à la fois la toute-puissance et la
fragilité d’un sexe-oreille en forme de « rosace ». « Son dernier
segment (il y en a trois), si un homme saute dessus, a quelque chance
de se rompre, quand l’animal n’est pas arrivé à l’âge adulte » : qu’on
brise son tympan (son oreille « en rosace »...), ou son hymen, la
Darelette ne peut disparaître ; constamment elle resurgit au creux
d’un écho, en suspens entre œil et oreille, tant elle est avant tout un
être de lettre.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Carafes et cafards
Exemple encore de cette écriture « insectueuse », écriture de
signes hybrides qui oscillent entre jeux sonores et graphiques et
invente des passages entre l’humain et le non humain, ce court texte
intitulé « Insecte » qui suit dans Mes propriétés, le poème consacré à la
Darelette :

« M’éloignant davantage vers l’ouest, je vis des insectes à neuf


segments avec des yeux énormes semblables à des râpes et un
corsage en treillis comme les lampes des mineurs, d’autres avec
des antennes murmurantes ; ceux-ci avec une vingtaine de
paires de pattes, plus semblables à des agrafes ; ceux-là faits de
laque noire et de nacre, qui croustillaient sous les pieds comme
des coquillages ; [...]
Enfin il y en avait de transparents, carafes qui par endroits
seraient poilues ; ils avançaient par milliers, faisant une
cristallerie, un étalage de lumière et de soleil tel, qu’après cela
tout paraissait cendre et produit de nuit noire » (p. 491 ; je
souligne).

La décomposition syllabique qu’organise le poème génère par


assonance des échos sonores et graphiques entre « agrafes » et
« laque », « nacre », « croustillait », « coquillage », « cristallerie » et
« étalage » ; bruit des « antennes murmurantes » des insectes ou, plus
cruellement, bruit qu’ils font quand on les écrase sous le pied ? Écho
encore de l’oreille à l’œil, entre les « agrafes » et la « graphie » qu’elle
sous-entend. Syllabes disséminées des insectes éclatés en « segments »
(« insectes à neuf segments ») et qui fusionnent plus bas dans des
« carafes », – anagramme phonique des « cafards » que le texte

******ebook converter DEMO Watermarks*******


énonçait tout bas. Notons enfin que le jeu sur le nom même de
l’insecte tu, se poursuit à bas bruit dans l’opposition filée entre la
« cristallerie », son « étalage de lumière et de soleil » (carafe) et les
derniers mots, « cendre et produit de nuit noire » (cafard). De
KARAF à KAFAR, retour à KAF(K)A et son triste Grégoire
Samson, l’insecte « chitineux ».
Entre écriture et peinture, le mot-insecte est l’un des corps
défigurés de Michaux, sublimation d’un corps qui lutte contre la
faiblesse, la fragilité, le risque d’écrasement. Tout en pattes graciles et
« antennes murmurantes », il étire sur la page les jambages d’une
écriture fourmillante et qui se tend « vers plus d’insaisissable » (Saisir).
La darelette, la parpue... André Breton et Philippe Soupault
avaient élu dans Les Champs magnétiques un autre animal-totémique :
le pagure, ce crustacé à queue molle qui loge dans les coquilles vides,
autrement dit, le bernard-l’ermite. Marguerite Bonnet le rappelait
dans un article intitulé « André Breton le tamanoir » , Breton s’était
38

choisi pour emblème ce fourmilier à longue langue. Son goût pour


un bestiaire insolite le conduisit ainsi à faire se côtoyer « le pangolin,
le condylure, l’ornithorynque, l’axolotl ou l’héloderme suspect ».
Leur existence, suggère Marguerite Bonnet, « suffit à montrer que le
réel même referme plus d’éléments troublants qu’une vision étroite
n’en peut concevoir, le possible venant déjouer le probable ». C’est
dire que ces animaux fabuleux aux yeux de Breton parce que réels
(tout en paraissant issus de collages surréalistes), sont à distinguer du
bestiaire de Michaux. Celui-ci implique un corps à corps de
l’homme insectueux avec un univers archaïque que l’étrangeté du réel
ne peut guère soupçonner. En ce sens il est sans doute plus proche de
la violence de certains rituels dionysiaques qui, selon Jean-Pierre
Vernant, visaient à abolir la barrière entre l’humanité et l’animalité.
Ainsi en était-il par exemple de certains rituels comme la dévoration

******ebook converter DEMO Watermarks*******


tout cru des chairs d’un animal en dehors de toute règle sacrificielle,
comme si ce court-circuit entre l’homme et l’animal, abolissant
provisoirement toute différence, pouvait constituer le plus court
chemin vers le surnaturel et le divin. « Cette irruption dans la
sauvagerie, écrit Jean-Pierre Vernant, a une valeur religieuse
positive : abattues les barrières à l’intérieur desquelles l’homme se
trouve enclos, c’est-à-dire enfermé autant que protégé, un contact
plus direct peut s’établir avec le surnaturel ». Que cette proximité à
39

l’animal ouvre sur une expérience de l’infini, nul mieux que


Michaux (comme Artaud, ou Bataille) ne le sait :

« Espace-cristal. J’y vogue. [...]


Grand, j’aimerais aller vers plus grand encore, vers l’absolument
grand. Je m’offre s’il existe. J’offre mon néant suspendu, ma soif
jamais encore étanchée, ma soif jamais Tout convient : le lieu
est vaste. Plus de fermeture. Pas de témoins.
Fais signe si tu existes, viens, me prenant comme insecte dans
une couverture, viens tout de suite. Ceux d’en bas tirent sur
moi, cerf-volant dans le vent, cerf-volant qui ne peut résister,
qui ne peut couper sa corde ». 40

Le cerf-volant, on le sait, est aussi un insecte.

1. Toutes les citations de Michaux antérieures à 1946 renverront aux Œuvres complètes,
édition de Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 1,
1998. Je me bornerai à indiquer la page entre parenthèses. Pour les autres textes, j’utiliserai
les éditions suivantes (j’indique entre parenthèses la page, précédée des initiales du titre) :

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Connaissance par les gouffres, Gallimard, 1967 (CG) ; Emergences-Résurgences, Skira, Genève,
1972 (ER) ; Les Grandes épreuves de l’esprit, Gallimard, 1966 (GEE) ; L’Infini turbulent,
Mercure de France, 1964 (IT) ; Misérable miracle, Gallimard, 1972 (MM) ; Passages,
Gallimard, 1963 (P) ; Poteaux d’angle, Fata Morgana, 1978 (PA) ; La Vie dans les plis,
Gallimard, 1972 (VDLP).

2. Jacques Derrida, « Contresignatures », in Points de suspension, Galilée, 1992, p. 382.

3. Henri Michaux ou le corps halluciné, éd. Sanofi-Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de


penser en rond », 1999, p. 182.

4. « Lettre sur le langage » à Jean Paulhan, 1933, Œuvres complètes, Gallimard, tome IV,
p. 114.

5. Saisir, Montpellier, Fata Morgana, 1979, non paginé.

6. J’ignorais, lorsque j’évoquais pour la première fois ceci au colloque « Altérations,


créations dans la langue » à Paris en février 2000 (dir. Anne Tomiche), l’usage que faisait
Jacques Derrida dans L’Animal autobiographique de cette « chimère », l’animot ; j’y renvoie
maintenant (Galilée, 1999, p. 298-301).

7. Saisir, Montpellier, Fata Morgana, 1979, non paginé.

8. Sur tout ceci voir l’ensemble du dossier rassemblé par Raymond Bellour dans l’édition
de la Pléiade, op. cit. (« Introduction » et notice de « Rencontre dans la forêt », p. 1157-
1162).

9. Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994.

10. « Introduction » aux Œuvres complètes de Henri Michaux, op. cit., p. LXXI.

11. Sur ce point, voir par exemple, l’ouvrage d’Anne-Elisabeth Halpern, Henri Michaux :
le laboratoire du poète (Séli Arslan, 1998).

12. Face aux verrous, Gallimard, 1967, p. 161.

13. Brigitte Ouvry-Vial, Henri Michaux, Qui êtes-vous ?, La Manufacture, Lyon, 1989.

14. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Minuit,
1980, p. 294-295.

15. Harold Searles, L’Environnement non humain, 1960, trad. Gallimard, 1986.

16. Francis Bacon : l’art de l’impossible, Entretiens avec David Sylvester, Albert Skira, 1976,
réédition 1995, p. 125.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


17. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Éd. de la Différence, 1981, p. 19-
22. Réédition Le Seuil, 2001.

18. Emergences-résurgences, Genève, Skira, 1972, p. 50-51, je souligne.

19. J’ai développé ce point dans « Lettres et dessins : l’espace traductible d’Henri
Michaux », Passeurs, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, mai 1997, p. 49.
Philippe Roger analyse également cette métaphore de l’homme-flagellum dans Henri Michaux,
Poésie pour savoir, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 118.

20. L’ominal d’Artaud, figure terrifiante de l’hybride homme-animal, renvoie à une


angoisse psychotique de perte de toute identité humaine : « C’est après avoir fait sauter la
paroi du problème que j’ai senti, moi, à quel point je ne supportais pas le végétal, ni le
minéral, ni l’animal, ni l’ominal » (Suppôts et Suppliciations, Œuvres complètes, Gallimard, tome
XIV**, p. 135).

21. Jean-Claude Mathieu dans un article intitulé « Portrait des Meidosems » propose de
lire dans ces « portraits », publiés peu après la mort de la femme de Michaux, le signe des M
gémellés de Michaux et de Marie-Louise (Littérature no 115, « Henri Michaux »,
septembre 1999, p. 14-30).

22. La Vie dans les plis, Gallimard, nouvelle édition 1972, p. 123 ; je souligne.

23. Ibid., p. 165.

24. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Minuit, 1988.

25. Discours, Figure, Éditions Klincksieck, 1971.

26. « Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur
pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s’écarter un peu de la
verticale, si peu qu’à peine peut-on parler de déclinaison (clinamen) » (Lucrèce, De natura
rerum, II, v. 216-232).

27. Confirmation, s’il en était besoin, d’une appropriation par Michaux des figures de
l’atomisme grec, librement incorporées à son univers fantasmatique, ces remarques dans
« Difficultés », texte de 1930, inclus dans Lointain intérieur : « Les livres lui ont donné
quelques révélations. En voici une : les atomes. [...] Ils sont, les innombrables petits dieux,
ils rayonnent. Mouvement infini, infiniment prolongé. [...] Chaînes infinies des atomes au
monde » (p. 611).

28. Lactance, « Les institutions divines », cité dans Épicure et les épicuriens, Jean Brun, PUF,
1964, p. 71.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


29. Épicure, Lettre à Hérodote sur la physique (43), traduction M. Solovine dans Jean Brun,
op. cit. Voir aussi la traduction et les commentaires de Jean et Mayotte Bollack et Heinz
Wismann dans La Lettre d’Épicure, Minuit, 1971, p. 85.

30. Michel Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce ; fleuves et turbulences,
Minuit, 1977, p. 14.

31. Bollack et al., op. cit., p. 265.

32. Lucrèce, op. cit., IV, v. 35-229.

33. Ce qui n’ôte nullement la possibilité, pour Michaux, de réinvestir ce spectre comme
revenant, au sens du deuil ; on retrouverait alors aussi l’interprétation de Jean-Claude
Mathieu.

34. Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif » (1935) in Le Théâtre et son double (IV, 126 ;
je souligne).

35. « L’homme est un être lent, qui n’est possible que grâce à des vitesses fantastiques »
(GEE, 33 ; je souligne).

36. Op. cit., p. 89-90.

37. Remarquons au passage que ces deux noms sont l’un et l’autre des noms à « trois
segments », comme le corps de la Darelette (Da-re-lette, Ra-len-tie).

38. In Magazine littéraire, André Breton, no 254, mai 1988, p. 39-40.

39. Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, 1974, rééd. Points-Seuil,
p. 171-173.

40. Face aux verrous, op. cit., p. 118-119.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Conclusion

LA DÉSIDENTITÉ

Les œuvres défigurées du XXe siècle (celles d’Artaud, de Beckett,


de Michaux, d’autres encore...) remettent ainsi en cause nos
systèmes, nos catégories et la tranquille stabilité des oppositions qui
souvent les gouvernent. Elles nous invitent à nous poser quelques
questions troublantes, dont celles-ci : face à la normopathie
contemporaine, ce cache-misère d’une inavouable dépression, face à
ce narcissisme grégaire socialement gratifié où chacun se reconnaît
dans le regard admiratif qu’un autre semblable lui jette pour qu’il le
lui renvoie, comment inventer les formes plastiques, plurielles, d’une
résistance à l’image ? Comment se déprendre des formes pétrifiées de
l’identitaire ? Comment inventer à chaque instant les figures
mouvantes de la représentation de soi et de l’autre sans y perdre toute
identité ?
Question qu’Artaud formule ainsi : Comment conserver la
permanence du moi tout en refusant « le principe inconscient des
effigies, des statues morales toutes moulées et toutes faites » ? Quelle
forme inventer pour dire la chair vivante des corps sans la pétrifier,
l’enfermer in vivo dans un tombeau. Question qui fut aussi, comme
l’on sait, l’obsession de Poe. Autrement formulé : comment se
désincarcérer du corps-tombe, cette vieille complicité du soma-sema,

******ebook converter DEMO Watermarks*******


si l’on ne croit plus ni en l’âme éternelle ni à la résurrection des
corps ?

« Je sais que les moi se pleurent dans leurs rêves et ne peuvent


plus prétendre pour la continuité de leur principe et de leur être
à cette durée que l’âme immortelle il y a quelques siècles leur
donnait. Ce qui veut dire que sans le corps qui maintient la
continuité personnelle des impressions, les êtres seraient plus
changeants que le spectacle de la nature qui passe de la
montagne à la mer, et de l’iceberg à la forêt ».
1

Un double écueil borde en effet la défiguration en son


mouvement : le trop de forme et l’informe. D’un côté la captation
pétrifiée dans l’image de soi, les formes mortes d’un narcissisme
calcifié. De l’autre au contraire, la dissolution mélancolique des
formes, le trou noir d’un miroir sans reflet, la fusion à un infigurable
archaïque avec lequel on tente de faire corps, la haine de soi comme
informe. L’écriture moderne s’invente dans cet écart entre
narcissisme et mélancolie, entre l’amour de la forme-langue et la
fascination d’une hémorragie sans fin du sens et des mots. De
Beckett à Céline, de Michaux à Artaud, Leiris, Cioran, Blanchot,
pour ne citer que ces noms, les écrivains n’en finissent pas d’inventer
une forme, un style qui figure-défigure l’informe, une écriture dont
l’incessant mouvement ne fixe pas mais maintienne ouverte
l’oscillation : ressassement chez certains, jeux infinis d’une négativité
en mouvement pour d’autres, force d’une langue en suspens d’une
forme à l’autre. La défiguration chez eux est ce mouvement de
réinvention d’un soi vivant dans l’écriture, un soi qui ne sombre ni
dans la folie dissolutrice ni dans la crispation narcissique, qui ne
succombe ni au mirage des formes ni à la séduction mortifère de
l’informe.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Alors l’identité y devient désidentité. Il s’agit à la fois de défaire
l’identification narcissique à une forme qu’on immobilise, une
image-mirage statufiée (mon père, ma mère, cet autre en face de moi
qui me ressemble, cet homme/cette femme que j’incarne) et
d’inventer les figures plurielles, provisoires, d’une identité en
mouvement : des identités. À la fois une et plus d’une. Ce qui signifie
s’identifier non à une image mais au mouvement d’une image, en
chacun des points où elle se stabilise provisoirement, dans ce défilé
qui la fait plurielle, changeante. La désidentité dirait ce lien incessant
de la forme aux mouvements qui la déforment. Alors l’identité est un
théâtre. L’inverse même de la représentation narcissique de soi, cette
mise en scène qui se joue sur la scène vide d’une psyché désertée.
L’inverse aussi de la normopathie de nos systèmes épuisés de la
représentation sociale, médiatique, politique. J’ouvre une dernière
parenthèse qui en est à peine une. Claude Lefort a analysé, à la suite
des travaux de Ernst Kantorowicz, la désincorporisation à l’œuvre
dans nos sociétés démocratiques. Dans la monarchie, rappelle-t-il, le
pouvoir était incorporé dans la personne du prince. Le prince était
un médiateur entre les hommes et les dieux ; il incarnait dans son
corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la génération et
l’ordre du royaume. « Incorporé dans le prince, le pouvoir donnait
corps à la société ». Infigurable, le lieu du pouvoir est désormais un
2

lieu vide qu’aucun gouvernant, par définition provisoire, ne peut


incarner. Désincorporé, le pouvoir cesse de manifester le principe de
génération et d’organisation d’un corps social. C’est un processus que
décrit Claude Lefort, celui d’un mouvement continu de
corporisation-désincorporisation au gré d’un débat permanent, d’un
conflit des opinions et des droits s’exerçant dans « un espace public
toujours en gestation ».
3

******ebook converter DEMO Watermarks*******


C’est cette théâtralité mouvante, cette « scène » sur laquelle le
conflit se représente aux yeux de tous, empêchant la société de se
pétrifier dans son ordre, qui m’intéresse. Non la « représentation »
par délégation, la représentation-image du peuple comme Unité,
corps prétendu propre et indivisible de la multitude informe, mais au
contraire, la figure qui s’y invente d’un corps polymorphe,
configuration impropre et vivante, dont le lien aux signes du pouvoir
est constamment à recréer. Il se peut que, là encore, la défiguration
du corps politique nous aide à réinventer, loin du culte narcissique
du spectacle et de la représentation, un espace vivant, cette chair du
social que l’on ne refoule, comme le corps prégénital, qu’au prix du
vide et de la reproduction de la mort : telenovela du pouvoir à l’échelle
du globe – TV Globo.

1. Antonin Artaud, Lettre à Jean Paulhan du 16 février 1945 (XI, 44-45).

2. Claude Lefort, Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), (1986), Points-Seuil, p. 28.

3. Ibid., p. 52.

******ebook converter DEMO Watermarks*******


DU MÊME AUTEUR

Artaud / Joyce. Le corps et le texte, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1996.


L’Esthétique de Beckett, Sedes, 1998.
Samuel Beckett : l’écriture et la scène (collectif), Sedes, 1998.
Henri Michaux, le corps de la pensée (collectif, en collaboration avec Anne-Elisabeth Halpern et
Pierre Vilar), éditions Farrago-Léo Scheer, 2001.
La traversée de la mélancolie (collectif, en collaboration avec Nathalie Piégay-Gros), éditions
Séguier, 2002.
Artaud, « l’aliéné authentique », éditions Farrago-Léo Scheer, 2003.

Editions :
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société (édition et préface), L’imaginaire-Gallimard,
2001
Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, (édition et préface), Poésie-Gallimard,
2003
Antonin Artaud, Œuvres, Quarto-Gallimard (2004)

******ebook converter DEMO Watermarks*******


Cette édition électronique du livre La Défiguration d’Evelyne Grossman a été réalisée le 16
janvier 2017 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition papier du même ouvrage dans la
collection « Paradoxe »
(ISBN 9782707318671, n° d'édition 3919, n° d'imprimeur 32592, dépôt légal avril 2004).

Le format ePub a été préparé par Isako.


www.isako.com

ISBN 9782707338303

******ebook converter DEMO Watermarks*******

Vous aimerez peut-être aussi