Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
DRISS ABLALI
Le début des années quatre-vingt-dix est témoin d’un renouveau très puis-
sant des recherches sur le langage, la langue et les textes. L’occasion en
a été l’intérêt pour de nouvelles problématiques liées à l’actualisation, à
la cognition, à la perception, etc. Que se passe-t-il depuis plus d’une dé-
cennie sur la scène des sciences du langage pour voir autant de théories
recourir à la phénoménologie pour l’étude de la langue et des textes ?
Peut-on y voir un projet qui consiste à donner à nouveaux frais une ré-
ponse linguistique et sémiotique au vieux problème philosophique des
rapports entre l’âme et le corps ? Les travaux de A.-J. Greimas, de J. Pe-
titot, de J.-Cl. Coquet et de J. Fontanille ne cessent de revendiquer des
concepts phénoménologiques. La vague a même touché les rivages de la
sémantique, comme en témoignent les travaux de P. Cadiot et J.-M. Vi-
setti (2001), où les références aux théories gestaltistes et aux phénoméno-
logues de la perception s’a‰chent comme une assise fondamentale de leur
théorie des formes sémantiques.
On voit souvent aujourd’hui en sémiotique une tentative d’élargir le cam-
pas théorique, l’ambition de créer un nouveau paradigme continuiste, loin
des postulats du structuralisme, de la linguistique et de la logique formelle.
Nous tenons à rappeler que cette rencontre avec la phénoménologie ne cher-
che aucune fondation pour la sémiotique, mais simplement un renfort de
poids pour simplement y prendre de l’élan, y retrouver de nouveaux con-
cepts qui aident à frayer le chemin d’un accès à des niveaux d’analyse trop
compliqués pour que la sémiotique du discontinu puisse en rendre compte.
Pour cerner de plus cette relation entre sémiotique et phénoménologie,
nous procéderons en trois temps : d’abord le cadre épistémologique de
cette rencontre avec la phénoménologie, puis un rapprochement entre les
travaux de Husserl-Merleau-ponty et ceux des sémioticiens, et enfin les ré-
percussions de ce genre de conceptualisation sur la demeure sémiotique,
laquelle, il ne faut pas l’oublier, se veut avant tout textuelle. Or cet intérêt
pour la phénoménologie la met en dehors des textes pour la plonger dans
un bain parfumé d’idéalisme et de métaphysique.
C’est une idée bien acquise que la sémiotique laisse transparaı̂tre depuis
quelques années un vif intérêt pour la phénoménologie, plus encore au
regard des emprunts conceptuels qu’elle opère, emprunts de plus en plus
fréquents et complexes. Profond renouvellement épistémologique donc.
Ainsi, ce qui tient ensemble à l’heure actuelle les multiples programmes
de recherche que l’on regroupe sous le nom de « sémiotique du continu »1,
c’est le travail philosophique qui est fait à leur propos. Sans la phénomé-
nologie, il n’y aurait pas de sémiotique du continu. C’est elle qui systé-
matise, discipline et règle l’heuristique de base qui régit actuellement les
travaux en sémiotique. L’intérêt pour la philosophie est un trait dominant
de la sémiotique greimassienne d’aujourd’hui. Non que les sémioticiens,
dits post-structuralistes, soient les premiers à découvrir le discours philo-
sophique ; celui-ci a toujours été à la place d’honneur dans la sémiotique,
tant il est vrai que la signification du texte s’articule et s’exprime dans
deux directions : l’une qui est topologique et discrète, dite discontinue, et
l’autre énergétique et amorphe, dite continue.
Sans aucun doute, Greimas a été l’un des premiers à en avoir pris
une connaissance aiguë, mais ses prises de positions à cet égard restaient
toujours prudentes : une sémiotique phénoménologique risque de battre
en brèche la rigoureuse sémiotique immanentiste, de déborder le travail
de ladite sémiotique du discontinu ou de l’action, réalisée depuis Séman-
tique Structurale jusqu’à Du Sens II.
Ce choix méthodologique trouve une explication dans la théorie struc-
turaliste qui appréhendait le texte comme un objet spécifique, un « sys-
tème autonome » de dépendances purement internes, selon les termes
de L. Hjelmslev. Les textes sont confinés dans leur logique interne, coupés
des déterminations exogènes. Du coup, toutes les questions fondamen-
tales sur les « préconditions de la signification » du texte n’étaient pas
d’actualité.
Si le dialogue avec la phénoménologie est resté pendant longtemps
en sémiotique un sujet tabou, Greimas au fur et à mesure qu’il élargissait
la théorie sémiotique incorporait des concepts phénoménologiques sur le
« simulacre », les « passions », la « perception » et la « protensivité ». J.
Petitot rappelle que parmi les caractéristiques essentielles de ce tournant
phénoménologique, il y a « l’ouverture de la structure conceptuelle sur
le monde et sur le corps. L’esprit est incarné (embodied). Les structures
sémio-linguistiques et leurs universaux sont fondamentalement contraints
par les structures qualitatives du monde et par la compatibilité entre
le langage, la perception et l’action. D’où un renouveau spectaculaire
des problématiques phénoménologiques (celle du second Husserl et de
Sémiotique et phénoménologie 221
La question de savoir si les éléments des signifiants sont discrets ou non, antérieu-
rement à leur perception, relève des conditions de l’émission de la signification,
que nous ne pouvons pas nous permettre d’analyser. (Greimas 1966 : 12)
Plusieurs des voies de recherche qui sont avancées par ladite « nouvelle
sémiotique » visent à bâtir un autre monde du sens gisant derrière les
structures sémio-narratives, celui du procès d’émergence de la significa-
tion, procès qui se manifeste dans le texte tout autant que les structures
sémio-narratives elles-mêmes. Ce procès n’est autre que ce que Merleau-
Ponty appelle « l’état naissant », la couche primordiale où naissent les
idées comme les choses, c’est-à-dire la manière fuyante d’apparaı̂tre, la
substance en train de devenir forme — la « qualité de substance », dirait
Hjelmslev. Mais à l’encontre de Husserl qui conçoit la constitution du
monde à partir de la conscience transcendantale comme sujet hors du
monde, Merleau-Ponty, lui, la conçoit dans son unité originaire, dans
le phénomène de la vie humaine. Aussi bien Husserl que Merleau-Ponty
insistent sur le « revenir aux choses mêmes », mais que signifie exactement
cette notion de « choses mêmes » chez les deux philosophes les plus cités
Sémiotique et phénoménologie 223
Je vois et je saisis la chose elle-même dans sa réalité corporelle. Il est vrai qu’il
m’arrive de me tromper, non seulement sur les propriétés perçues, mais sur l’exi-
stence même. Je suis victime d’une illusion ou d’une hallucination. La perception
n’est pas alors une perception authentique. (Husserl 1950 : 127)
Dans des actes d’articulation, nous « faisons ressortir » les parties ; dans des actes
relationnels, nous mettons ces parties ainsi dégagées en relation soit les unes avec
les autres, soit avec le tout. Et c’est seulement grâce à ces nouveaux modes d’ap-
préhension que les membres ainsi reliés et mis en relation acquièrent le caractère
de « parties » ou de « tout ». (Husserl 1963 : 186)
On dit de toute perception qu’elle appréhende son objet lui-même ou qu’elle l’ap-
préhende directement. Mais cette appréhension directe a un sens et un caractère
di¤érents selon qu’il s’agit d’une perception au sens étroit ou d’une perception au
sens large du mot, ou encore suivant que l’objectivité « directement » appréhendée
est un objet sensible ou un objet catégorial, ou bien, pour nous exprimer autre-
ment, suivant qu’elle est un objet réel ou un objet idéal. Nous pourrons donc
caractériser les objets sensibles ou réels (realen) comme objet du degré inférieur
d’une intuition possible, les objets catégoriaux ou idéaux comme objets de degrés
supérieurs. (Husserl 1963 : 178)
Dans l’interprétation de ces logiques, ce qui est à retenir, c’est qu’il n’y
pas de logique topologique et discontinue qui ne présuppose sa manifes-
tante énergétique et continue. Si les deux logiques cherchent d’une ma-
nière complémentaire à saisir la signification sur deux modes disjoints,
c’est toujours le niveau topologique, celui des positions qui nous permet
de voir comment fonctionne son cheminement, partant des ondulations
aspectuelles et thymiques jusqu’aux modalités et au carré sémiotique.
C’est pourquoi, comme chez Husserl, la sémiotique installe le discon-
tinu sur le devant de la scène, vu que le continu reste insaisissable en de-
hors du discontinu : c’est dans le texte, et dans le texte seulement, prétend
la sémiotique, que nous pouvons voir comment s’articule tout le proces-
sus de la signification. C’est à ce prix notamment que la sémiotique,
226 D. Ablali
. . . le langage n’est pas seul porteur de signification, tous les actes cognitifs, telles
la perception et la sensation, ayant leur propre statut sémiotique. On parle du sens
de ce que l’on voit, entend ou sent comme du sens de ce que l’on fait ou subit, au
même titre qu’on parle du sens de ce que l’on dit. De plus, notre activité sémiolin-
guistique elle-même, c’est-à-dire la production et la reconnaissance des énoncés en
langue naturelle, repose pour une bonne part sur le sens de ces actes cognitifs, tels
voir, entendre ou sentir, qui non seulement font l’objet de nos représentations ver-
bales mais les conditionnent et les contraignent. (Ouellet 1992 : 1)
On voit d’emblée les e¤ets posés par ce passage. Le plus évident tient
dans cette nouvelle proposition sur le continu que la sémiotique a
mis beaucoup de temps à accepter : si l’aval de la signification est sémio-
narratif, catégorisé et discontinu, son amont, lui, est tout autant a¤ectif,
émotif que passionnel et cognitif. Des lors, le mode d’existence sémio-
tique, qui était au début réel, devient maintenant imaginaire, voire « my-
thique », d’après Greimas et Fontanille, (Greimas et Fontanille 1991 :
16).
Ce qui veut dire que le sensible peut se déclencher autant par un donné
extéroceptif, provenant du monde naturel externe, que par un donné
intéroceptif, relevant du rêve, de l’hallucination, d’une représentation in-
terne, d’où l’emploi par Greimas et Fontanille, du terme de « simulacre
passionnel ». Ces deux ordres définissent le sensible en français, qui verse
aussi bien du côté de l’actif que du passif.
230 D. Ablali
Quand il s’agit de tenter une approche du sens, le plus simple et le plus opératoire,
me semble-t-il, est donc d’adopter « l’attitude phénoménologique » prônée par
Merleau-Ponty. Là encore il est utile de préciser à quelle phénoménologie on fait
référence. Il s’agit de la lignée qui a pour point d’appui le dernier Husserl, celui
qui a désavoué la réflexion formelle. (Coquet 1997 : 296)
Dans la perspective d’une sémiotique du discontinu, les actants forment des unités
discrètes dont le statut di¤ère selon le point de vue choisi : avant, pendant, après
la confrontation. Transposons sur le plan du continu : les domaines de chaque ac-
tant antagoniste se rapprochent, se touchent, interfèrent, puis s’absorbent, comme
deux gouttes d’eau fusionnent. (Coquet 1984 : 76)
chaotique avant l’éclatement. C’est donc l’aspect inchoatif qui est posé
comme la source du sens. Ce qui est intéressant à faire remarquer, à
cet égard, c’est le recours des deux sémiotiques à l’aspectualisation pour
expliquer l’émergence de la signification. C’est P. Eluard et M. Proust
qui viennent à la rescousse. C’est du moins ce qui est avancé, de façon
récurrente, par Greimas et Coquet. Ce dernier revient fréquemment sur
l’œuvre de Proust pour montrer que c’est le niveau substantiel qui est le
premier niveau à prendre en charge dans une analyse sémiotique ; c’est
le corps qui est à l’origine de l’émergence du sujet. « j’en donnerai pour
exemple, ajoute Coquet, le réveil de Marcel enfant tel qu’il est décrit au
tout début de La Recherche. Des mouvements du corps dans le lit au mo-
ment du réveil découlent le repérage du lieu et la réponse à la question :
quelle est exactement la chambre où moi, corps, je me trouve ? Exemple
de double activité ou, plus précisément, de double modalité donnée : le ‘le
peux’ (les mouvements du corps) précède et règle le ‘je sais’ (la reconnais-
sance), ou, formulation équivalente : la cognition a pour préalable l’ac-
tion » (Coquet 1997 : 297).
L’inchoativité est aussi à la base l’émergence de la signification chez
Greimas et Fontanille, qui précisent que « quel que soit le contenu séman-
tique des objets visés, ce qui en fait la valeur est toujours d’un autre ordre
: l’amour n’est acceptable qu’en son début ; le regard, quand les paupières
s’ouvrent au réveil, le jour, au moment où il se dégage des ténèbres, la vie
humaine, en son enfance. Tout se passe comme si l’aspect inchoatif avait
la prééminence sur tous les contenus sémantiques invertis dans les objets
et dans les faire, comme si la seule visée incidente importait, et non l’objet
visé » (Greimas et Fontanille 1991 : 27). Tout est donc dominé par l’as-
pect inchoatif, par le retour à l’instance d’origine, à la substance et au
corps. Ainsi s’accomplit le retour à Coquet.
Ces arguments ne font que rendre claire cette influence du discours
phénoménologique sur la sémiotique. Suivant la conception de Merleau-
Ponty, le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’orga-
nisme, il l’anime, le nourrit intérieurement. Il est ce point de vue par
lequel on accède au monde. C’est justement parce que le corps est ce
à partir de quoi nous avons l’expérience primordiale du monde, que l’ex-
périence corporelle est l’expérience la plus phénoménologique. Et ce qui
distingue la perception de l’imagination, selon Merleau-Ponty, c’est l’ex-
périence corporelle. Citons Merleau-Ponty :
résumer en lui toutes les perspectives coutumières, c’est à condition de savoir qu’un
même sujet incarné peut voir tour à tour de di¤érentes positions. (Merleau-Ponty
1945 : 235)
De l’empirique à l’esthétique
Notes
toires, mais, disons-nous, comme élément, comme emblème concret d’une manière
d’être générale » (Husserl : 191–192).
7. Il s’agit d’un article, intitulé « L’être et le passage ou d’une sémiotique à l’autre », paru
dans la revue Théorie, Littérature, Enseignement, et réédité dans (Coquet 1997 : 211–
233).
8. Article paru dans les actes du colloque Le discours aspectualisé, dirigé par Greimas et
Fontanille, et réédité dans (Coquet 1997 : 55–71).
9. Nous pensons surtout à des articles comme « Note sur Benveniste et la phénoménolo-
gie » et « Temporalité et phénoménologie du langage », réédités dans Coquet 1997.
10. Il s’agit de l’article de Pos, intitulé « Phénoménologie et linguistique », 1939, dans le-
quel l’auteur insiste sur le fait que « l’activité linguistique est substantielle, elle fonc-
tionne sans se connaı̂tre », cité par (Coquet 1997 : 297).
Références
Landowski, Eric (1997). Le sémioticien et son double : Lire Greimas. Limoges : PULIM, p.
229–255.
Ouellet, Pierre (1992). Signification et sensation, Nouveaux actes sémiotiques, 20. Limoges :
PULIM.
Parret, Herman (1986). Les Passions. Essais sur la mise en discours de la subjectivité. Bruxel-
les : Pierre Mardaga.
Petitot, Jean (1985). Morphogenèse du sens. Paris : PUF.
— (1994). Avant-propos, Sémiotiques, 6-7, Linguistique cognitive et modèles dynamiques, Pe-
titot, Jean, (dir.). Paris : Didier-Érudition, 5–14.
Pozzato, Maria. Pia (1991). Le Monde textuel, NAS. 18. Limoges : PULIM.
Sartre, Jean-Paul (1943). L’être et le néant. Paris : Gallimard.