Vous êtes sur la page 1sur 5

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

Cette conférence matinale, exercice inédit pour un


chef d’État, est à l’image du mandat dont rêve le
Au Mexique, les méthodes inédites du
nouveau président : à l’opposé de tout ce qui se faisait
nouveau président jusqu’alors.
PAR MARIE HIBON
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 31 MARS 2019

Andrés Manuel López Obrador, lors de la conférence de presse des


cent jours, le 11 mars 2019, à Mexico. © Reuters / Edgard Garrido
Andrés Manuel López Obrador, lors de la conférence de presse des
cent jours, le 11 mars 2019, à Mexico. © Reuters / Edgard Garrido Premier président de gauche de l’histoire récente du
Cent jours après son arrivée au pouvoir, le nouveau Mexique, élu en juillet dernier avec 53 % des voix – un
président de gauche du Mexique, Andrés Manuel record –, Andrés Manuel López Obrador a remporté
López Obrador, porté par un soutien inédit de la l’élection en promettant la fin de la corruption et de la
population, a entamé une ambitieuse transformation « mafia du pouvoir » après plus de 90 ans d’hégémonie
du pays. Son objectif : frapper fort, quitte à privilégier du parti historique mexicain, le Parti révolutionnaire
le symbole aux résultats concrets. institutionnel (PRI), et un passage éclair de la droite
Mexico (Mexique), correspondance.- Le nouveau avec le Parti action nationale (PAN), qui ont laissé
président mexicain est un lève-tôt. Depuis son arrivée derrière eux un pays en proie à la corruption et à la
au pouvoir en décembre 2018, Andrés Manuel López violence.
Obrador a instauré un nouveau rituel : une conférence La « quatrième transformation » de López
de presse à sept heures du matin, cinq jours par Obrador, qu’il a l’ambition d’inscrire dans la lignée
semaine. Chaque matin, dans un exercice qui tient de trois tournants majeurs de l’histoire du Mexique,
autant du spectacle que de la tribune, il déroule, devant l’indépendance, la réforme et la révolution, doit
un parterre de journalistes dont le réveil sonnera à remettre le pays d’équerre. En cent jours, celui qu’on
l’aube pour le restant du sexennat, des informations surnomme par ses initiales, AMLO, a multiplié les
calibrées pour faire le tour des téléviseurs du pays. déplacements dans le pays et les annonces de réforme,
cochant selon son propre décompte « 62 des 100
engagements » pris à son entrée en fonctions.
Il s’est notamment attaqué à l’une des têtes de
l’hydre de la corruption au Mexique : le vol de
carburant, siphonné dans les canalisations par des
groupes criminels avec l’aide de complices au sein
du fleuron pétrolier national, Pemex. L’assèchement
des oléoducs ordonné par le président a provoqué de
sévères pénuries d’essence à travers le pays, sans que
les Mexicains lui en tiennent apparemment rigueur.
« Ils voient ces inconvénients comme un remède
amer, qu’il faut avaler pour guérir », décrypte Juan
Pablo Galicia, politologue à l’université Modelo de
Mérida, dans le sud du pays. Pour l’heure, la stratégie

1/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

semble porter ses fruits : selon les chiffres officiels, certains –, ce président de gauche est attendu au
le siphonnage a chuté de 81 000 à 15 000 barils tournant sur l’économie. « Le Mexique a été hypnotisé
quotidiens. pendant des années par une politique néolibérale de
Face à une violence toujours plus exacerbée – avec privatisations qui n’a jamais attiré l’investissement
plus de 33 000 homicides volontaires recensés, 2018 promis, développe l’économiste mexicain Ricardo
bat tous les records depuis 20 ans et 2019 s’annonce Becerra. AMLO hérite d’une économie dévastée, où
pire encore –, López Obrador a orchestré au pas la croissance baisse chaque année. » Pour 2019, les
de charge la création d’un nouveau corps de forces prédictions tournent autour de 2 %, quand López
armées, la garde nationale, destinée à prendre la relève Obrador promet, « malgré le scepticisme », d’arriver à
de l’armée pour assurer la sécurité intérieure du pays. quatre points de croissance.
Malgré les avertissements des défenseurs des droits La semaine dernière, le président décrétait en toute
de l’homme qui objectent qu’un corps composé de simplicité « la fin officielle du cauchemar du
militaires est voué à retomber dans les mêmes travers, néolibéralisme ». « Il n’en finira probablement
la réforme constitutionnelle nécessaire à sa création pas avec le capitalisme, nuance l’historien Lorenzo
a été rapidement approuvée par les deux chambres Meyer. Mais il lui ôtera ses aspects les plus brutaux.
parlementaires, où le président dispose d’une large López Obrador veut que l’État se remette au service
majorité. des plus pauvres, les perdants de l’économie de
À l’échelle internationale, le président a opéré un marché. »
virage à 180 degrés de la politique extérieure du Sa recette : multiplier les subventions. Le président a
Mexique. Il a dépoussiéré la doctrine Estrada qui doublé la pension de 2,5 millions de retraités et créé
dicte la non-ingérence du pays dans les affaires de un programme de bourses destiné à financer l’insertion
ses voisins. Il a refusé en début d’année de se sur le marché du travail de 2,3 millions de jeunes, et
prononcer sur la légitimité de Juan Guaidó, président qui croule sous les demandes. Il a également revu à la
de l’Assemblée vénézuélienne, alors que le Mexique hausse le salaire minimum, passé de 88 à 102 pesos
était, sous la précédente présidence d’Enrique Peña par jour (un peu moins de cinq euros), doublé en zone
Nieto (2012-2018), un membre actif du Groupe de frontalière avec les États-Unis.
Lima qui veut jouer le rôle de médiateur dans la crise. « La hausse du salaire minimum est la meilleure
Malgré sa position de nouveau leader de gauche mesure qu’AMLO ait prise depuis son arrivée au
dans la région, López Obrador « ne cherche pas à pouvoir, souligne l’économiste Ricardo Becerra,
jouer un rôle à l’extérieur du Mexique », rappelle spécialiste du sujet. Mais sans plan de hausse
l’historien et observateur politique Lorenzo Meyer, graduelle à long terme, cette hausse minuscule n’est
qui entretient une relation chaleureuse de longue qu’un effet d’annonce. À cause de l’inflation [+ 4,37 %
date avec le président. « Pour lui, la meilleure en un an – ndlr], un mois après sa mise en place,
des politiques extérieures est une bonne politique ce salaire ne couvrait déjà plus le coût du panier de
intérieure. » Andrés Manuel López Obrador a dépenses de base. »
cependant réussi à nouer une relation cordiale avec « Réallouer des fonds, cela ne fait pas un programme
son homologue américain Donald Trump, choisissant économique », avertit l’économiste. Les experts
d’éviter le conflit malgré l’obsession du président s’accordent sur une chose : le vrai levier de la
américain pour la construction d’un mur à la frontière croissance est l’investissement public, alors que la
entre les deux pays. création de biens publics « est au plus bas depuis
S’il s’est attaqué sans tarder à la violence et à la 35 ans », note Becerra, pour qui les deux projets
corruption du pays – malgré un manque de visibilité d’investissement phares d’AMLO, une raffinerie de
sur sa stratégie à long terme, comme le regrettent pétrole et le « train Maya », dont la construction doit

2/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

générer 300 000 emplois directs et qui reliera entre eux d’un référendum », avertit Sebastián Garrido,
les États du sud-est du Mexique sur 1 500 km – mais professeur au CIDE, un centre de recherches en
provoquera aussi de lourds dégâts environnementaux sciences sociales de Mexico.
–, sont loin d’être suffisants. « Le plus gros projet, Organisées par le parti du président, Morena, les
c’était le nouvel aéroport de Mexico, et AMLO l’a consultations ont cumulé les dysfonctionnements.
stoppé net », rappelle l’économiste. La décision, prise Votes multiples, bureaux de vote mal répartis, faible
selon le président pour cause de corruption généralisée participation… « Il y a la légitimité, et il y a la
et de défense de l’environnement, est tombée alors légalité », note Garrido. AMLO a choisi la première.
qu’un tiers de l’aéroport était déjà construit. « Symboliquement, cela confère une autorité morale
Tribun hors pair, le président mexicain est avant tout à sa décision », résume le politologue Juan Pablo
un as de la communication. Jamais avare de slogans Galicia.
simples et efficaces –« Des câlins, pas des balles Affable avec les citoyens – il circule avec une sécurité
», « Les pauvres d’abord », « La mafia du pouvoir minimale et ne refuse jamais une photo ou un bain
»–, à son arrivée au pouvoir, il a lancé une série de de foule –, le président perd patience face à ceux qui
mesures symboliques à effet immédiat, comme cette parasitent sa ligne directe avec le peuple mexicain ou
cure d’austérité gouvernementale qui tranche avec les le mettent face à ses contradictions. Ceux qui ne sont
largesses des précédents chefs d’État. pas avec lui sont contre lui, comme les médias, accusés
L’avion présidentiel vendu, le chef de l’État fait à plusieurs reprises par le président d’être « bourgeois
désormais la queue pour embarquer, comme tout le » et « corrompus ».
monde. La résidence présidentielle de Los Piños, « Il existe [dans son discours et celui de ses partisans]
nichée dans le parc de Chapultepec, poumon vert de une attitude de rejet persistante de la presse qui
Mexico, boudée par López Obrador, a été – coup de alimente l’idée que le président serait injustement
maître – « rendue au public », qui peut admirer à loisir attaqué », notait une étude de l’Institut technologique
l’escalier à double volée, les pampilles des chandeliers de Guadalajara parue en mars. Un discours dangereux
et la salle de cinéma privée du président précédent. dans un pays où 47 journalistes ont été tués durant le
Il a raboté de 60 % son salaire et plafonné ceux des dernier sexennat, rappelle l’ONG mexicaine Articulo
fonctionnaires. « Il ne peut y avoir de gouvernement 19.
riche quand le peuple est pauvre », répète-t-il à l’envi.
Bien qu’il dispose déjà d’une large majorité au
Le message a trouvé son public : après 100 jours Congrès et au Sénat, López Obrador semble déterminé
au pouvoir, le taux d’approbation du président est à limiter l’influence des contre-pouvoirs susceptibles
stratosphérique, jusqu’à 85 % selon certaines enquêtes d’entraver son action. « Il dirigeait déjà son
d’opinion. Aussi fragiles soient-elles, cela laisse mouvement devenu parti politique, Morena, de
penser qu’AMLO a réussi à imposer son style bien au- manière personnifiée, souligne Juan Pablo Galicia.
delà de ses partisans. Rien n’a changé : AMLO gouverne désormais le pays
Un combat contre la corruption difficile à sans partager le pouvoir avec d’autres instances. »
quantifier Sourd aux accusations de conflit d’intérêts, le
Misant sur sa proximité avec le peuple mexicain, président a placé deux de ses fidèles à des postes clés
AMLO a instauré des « consultations populaires », du système judiciaire : le procureur général de l’État
durant lesquelles il soumet une initiative au vote (le plus haut fonctionnaire de la justice mexicaine, en
des citoyens, comme il l’a fait pour l’annulation poste pour neuf ans) en décembre, et une nouvelle
de l’aéroport de Texcoco. Si elles renforcent son juge de la Cour suprême, épouse d’un entrepreneur très
image de président aux ordres du peuple, « ces proche du président, nommée pour quinze ans en mars.
consultations sont loin des standards internationaux

3/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

« Au Mexique, la justice a toujours été discrétionnaire, Continuant son grand ménage, le président a annoncé
politisée et intermittente, à cause de la subordination en février la fin pure et simple des subventions
du ministère à la présidence. AMLO devrait proposer de l’État à toute organisation de la société civile
une candidature indépendante au lieu de pousser pour les redistribuer directement à la population.
un proche », regrettait alors la politologue Denise « Cette structure intermédiaire qui s’est créée pour
Dresser, très critique envers le nouveau gouvernement. détourner l’argent perçu sous couvert de la nécessité
Plusieurs instances de réglementation indépendantes des gens doit prendre fin immédiatement, c’est de la
comme l’Agence nationale pour la transparence corruption », a-t-il justifié.
ou l’Institut électoral ont dû subir les foudres du « Ce sont des victimes collatérales du combat de López
président, qui les a qualifiées de « bureaucratie Obrador contre la corruption, analyse Juan Pablo
bourgeoise qui […]coûte [aux Mexicains] de l’argent Galicia. Il ne fait pas dans la dentelle parce que cela
sans produire aucun résultat », assorties de sévères sert son récit : “Rien de ce qui a été fait avant moi
coupes dans les budgets. n’est bon, il faut tout revoir.” »
« Pour AMLO, ces contrepoids étaient nécessaires Dans les faits, il n’existe pas de chiffres pour quantifier
face à un gouvernement corrompu. Mais comme il l’importance de la corruption au sein de la société
considère que le sien ne l’est pas, cette vigilance n’est civile. « Mais dans l’imaginaire collectif, elle est
plus nécessaire », analyse Juan Pablo Galicia, qui partout, décrypte le politologue. Au Mexique, tout le
ajoute : « Il est probable qu’avec un autre président, monde y a été confronté un jour ou l’autre, alors
on aurait crié au scandale antidémocratique. Mais la il n’est pas difficile de croire le président quand il
popularité d’AMLO le protège. » affirme qu’un secteur entier est concerné. »
Une volonté de régner seul qui se remarque « jusque Pour Galicia, en 100 jours, López Obrador a réussi
dans son cercle proche », note le politologue. « à positionner la mesure de son succès « sur le plan
Il n’a pas de bras droit ou de conseiller, que des symbolique ».« AMLO ne joue pas sur le terrain des
subordonnés. Il est seul face au pouvoir. » AMLO résultats quantifiables. Il cherche à être jugé sur sa
n’hésite d’ailleurs pas à contredire ses ministres lors capacité d’impulser un changement de régime. »
de ses conférences matinales, lesquels restent encore, L’organisation Mexicains contre la corruption, qui
pour beaucoup de Mexicains, de parfaits inconnus. a vérifié plusieurs de ses affirmations à l’occasion
« On lui reproche de chercher à centraliser le pouvoir des 100 jours de sa présidence, est parvenue à la
de l’État. Mais la politique, c’est comme la guerre : même conclusion. « Quand bien même le combat
il faut rassembler ses forces pour le combat », contre la corruption pourrait permettre de réaliser
plaide Lorenzo Meyer, qui ajoute : « La véritable d’importantes économies, aucune preuve ne permet
concentration du pouvoir est dans l’autre camp, chez d’étayer les déclarations du président quand il dit que
ces quelques familles qui accaparent, depuis des l’État fait une économie de 700 millions de pesos [32
décennies, toute la richesse du Mexique. » Une étude millions d’euros – ndlr] en mettant fin à la corruption
d’Oxfam révélait en 2014 que les 1 % les plus riches au sein du gouvernement », relève par exemple l’ONG.
du Mexique possèdent 43 % de la richesse du pays. « Je ne suis pas sûr qu’AMLO lui-même sache
Face aux critiques grandissantes de son mode comment résoudre concrètement tous les problèmes
de gouvernance, López Obrador a solennellement du Mexique, lâche Lorenzo Meyer, pensif. Ce que je
signé mi-mars un document déclarant qu’il ne se crois, c’est ce qu’il m’a confié en 2005 : “Si je suis élu,
représenterait pas en 2024, accusant au passage « ses je ne pourrai pas changer ce pays en profondeur, car
adversaires les conservateurs » de diffuser « des les obstacles sont énormes. Mais je voudrais que, pour
rumeurs infondées » sur des velléités de réélection. la première fois, les Mexicains ne considèrent pas leur
gouvernement comme un ennemi, mais bien comme

4/5
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
5

quelque chose qui leur appartient.” » Un objectif qui,


à la lumière de ses 100 premiers jours au pouvoir,
semble en bonne voie de réalisation.

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Directeur éditorial : François Bonnet Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Société des Amis de Mediapart. Paris.

5/5

Vous aimerez peut-être aussi