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PAR
GABRIEL MARTINEZ
INTRODUCTION
2 «Un mauvais génie venu de la ��hiliya souffleau poète que l'adoration de la Dame
pourrait bien être idolâtrie ... On entre musulman au pays de l'amour, mais on en sort
infidèle».Vadet, op. cit., p. 253.
3 Vadet,
op. cit., pp. 25-60,en particulier pp. 55-60.
4 Sur Ibn al-Tubn�, cf. p. 308/309de l'édition-traductiondu «Collier»par Léon Bercher
(Bibliothèquearabe-françaiseVIII - Alger 1949),et infra, p. 38 de ce texte.
Tout commence par un acte d'amour, sans quoi ce livre n'est pas. Un
ami, a Almeria, aux extr6mit6s, au bord du depart. Un ami sans nom, ou
du moins, sans «nisba»; tout au plus une «Kunya» commune et
imprecise. A l'autre rive, a Jativa, au pays de Mugdhid le Slave 1,
aventurier et marin, etranger sur cette terre arabe, le narrateur. Ibn
Hazm? Son nom n'est jamais 6crit. Rien qu'une Kunya, IA encore: Abü
Muhammad. Deux hommes encore sans pass6 vont, les premiers, r6tablir
une continuite bris6e. Une lettre d'abord, manifestation d'une absence
nostalgique. Puis un voyage, consenti malgre les dangers, et les retrou-
vailles, 1'Union. Enfin la separation de nouveau: le Collier en est le fruit.
Ce triple moment annonce deja le plan de 1'oeuvre, qui culmine dans le
dernier chapitre de chacune de ses trois parties: la correspondance
amoureuse (X), l'Union (XX), les merites de la continence (XXX). «Le»
plan? Il y en a deux, a vrai dire. Ibn Hazm nous donne le premier des
l'introduction 12. C'est une construction logique. L'amour s'y divise en
principes (usul), accidents (a'arä4), calamit6s (dfat). Mais cet ordre qu'il
propose lui-meme, il ne le suit pas. «Dans l'ordre d'exposition de certains
de ces chapitres, je me suis ecarte du plan esquisse plus haut... J'ai en
effet suivi le d6veloppement naturel des choses, leur progres (taqaddum)
et leurs degres (mari7tib)>>13. C'est une des cl6s de ce livre. Le Collier n'est
pas une simple collection de joyaux, ni un de ces recueils de «seances» si
prises de la litterature d'«adab». C'est un itinéraire, presque une ascèse,
qui rend sensible 1'ecoulement - et la blessure - du temps vecu par ceux
qui ont éprouvé 1'amour et par celui qui en parle: ullaf (les amants) et
mu'allif(l'auteur). Ce radical commun ('If) r6v6le une fraternité. L'amour
est une m6moire, comme 1'ecriture : «C'est merveille, avec tout ce qui
s'est passe et les coups du sort que j'ai subis, que j'aie garde le souvenir de
quelque chose, que certaines images me soient rest6es en memoire et que
14
j'aie pu 6voquer les souvenirs du pass6>> nous dit Ibn Hazm à la
derniere page du livre. Garder vivant ce qui n'est plus? Il n'est pas de
meilleure definition de 1'amour: «Ce genre d'affection ne peut prendre
fin qu'avec la mort. Une personne tres agee pretend avoir oublie un an-
cien amour. Mais quand on le lui rappelle, elle s'en souvient; ses aspira-
tions renaissent avec le doux ?mol d'antan ... » 15. L'amour est le seul
11 Sur Mu��hid, cité dans le «Collier» (XXIV p. 220/221)comme «le maître des îles»
cf. Encyclopédiede l'Islam, art. «Ab�-l-Djaysh Mudj�hid» et art. «D�niya».
12 Col, I, pp. 8-11.
13ibid. p. 10/11.
14 Col, XXX, p. 404/405.
15Col, I, 18/19.
p.
16Col, XX,
p. 168/169.
17 «Le 'ahd, c'est donc ce
qui lie les amants en dépit de l'absence...» Vadet, op. cit.,
p. 52; voir encorela note de la page 120dans le même ouvrage: «Quand le poète parle-t-il?
Sur le coup d'un malheur qui doit se passer et qu'il appréhende ou bien sous l'impression
d'un malheur déjà révolu depuis de longues années peut-être?»
18 Col, VII,
pp. 68/69-76/77.
petite taille? Qu'objecter a qui prefere les blondes? Leur opposer les
regles, l'opinion g6n6rale? L'amour ne s'y plie pas, parce qu'il est
m6moire vivante qui s'empare de 1'amant : m6moire des femmes qu'on a
deja connues, m?moire des peres qu'on imite: «Dans ma jeunesse, j'ai
aime une esclave blonde et, depuis, je n'ai plus prise les brunes... La
meme chose est arrivee a mon pere... et il a garde cette predilection
jusqu'a sa mort. » 19 Les Omeyyades eurent les memes penchants, de pere
en fils. Fidelite d'une dynastie qui laisse percer la fidelite a une dynastie,
dans le plus particulier du comportement et des gouts. Comment mieux
ebaucher une Communaut6, a l'heure ou la guerre civile ravage Al-
Andalus ? Un autre sens du «Collier» point ici. Non pas, bien sur, que
l'amour y soit un pr6texte. Ce qui est en cause, ce n'est pas le sens cache
sous 1'apparence. C'est le choix d'une reflexion sur l'amour pour eclairer
les ressorts des groupes humains. L'amour est un dereglement, comme la
societe peut en connaitre. Mais c'est aussi une force de resistance a la
corruption des temps comme celle qui incline les hommes a s'unir, de
generation en generation, en une communaut6. Cette contradiction en
fait bien, encore, la langue de ces annees de troubles ou le Collier vit le
jour et ou les errements de l'Histoire et l'impuissance a les conjurer par la
raison interrogeaient le 16gitimiste omeyyade Ibn Hazm sur les fonde-
ments affectifs de son action politique. Interrogation sur soi? Reflexion
plutot sur ce qui pousse vers l'autre, en soi, sur ce qui fait passer de
1'absolue difference de chacun - l'amour d'une qualite particuliere - à
1'«union2° des ames». La metaphore du Collier s'y retrouve. Tawq: un
attachement contraignant.
Le livre se compose de trois grandes parties de dix chapitres, nous
1'avons vu. A l'int6rieur de chacune de ces parties, on peut distinguer, en
simplifiant beaucoup, deux grandes subdivisions de cinq chapitres; deux
mouvements qu'on pourrait nommer d'exil et de retraite ou encore de
«zdhir» et de «b3jin» pour reprendre une distinction classique dans la
pens6e musulmane d'alors. Dissimulation et devoilement sont cependant
inverses dans les deux premieres et dans la derniere partie respective-
ment. On va deux fois de l'ouverture (le lacher de la Colombe) a la
cloture (son retour dans 1'arche). Enfin la Colombe - 1'amour -
s'61oigne a jamais, abandonnant les hommes a la cloture de la nef (bärin),
mais surs desormais de la proximite de la Terre Ce sont les six
ensembles que nous allons maintenant tenter d'analyser.
,... ; ...:-
26 Sur tous ces signes de l'amour, cf. II, pp. 34/35 à 38/39.
27 Col, II, p. 46/47.
28 Col, II, p. 48/49.
29 Col, II,
pp. 38/39-42/43.
30 Col, II, 46/47: «Pour moi, je me mis à prodiguer les marques d'affection et de
p.
désespoir mais mon œil se refusait d'y participer. Alors, je dis, en réponse à Ab�Bakr
(Taw�l): «Et un homme qui à cause de toi ...»
31 ibid.
32 Col, III, p. 50/51.
se poursuit aux deux chapitres suivants. Ce qui est en jeu, c'est 1'amour
d'une image (sura) sans consistance, sans nom et sans attache; une
image qui flotte dans 1'enfermement d'une conscience exilee. Entre elle et
le monde, l'obstacle infranchissable: la veille qui dissipe le songe
amoureux, le mur d'un gyn6c6c derriere lequel s'eleve une voix
inconnue, le harem ou la parole fait naitre la passion pour 1'au-dehors
inaccessible 34, le fleuve qui separe Ar-Ramadi de Halwa 3 5. Ce mirage
insaisissable, n'est-ce pas deja la Colombe fugace? «Si tu etais epris d'une
des statues du bain... (sura min suwar Bains (?ammdm) ou
Colombes Le texte 6crit laisse subsister l'équivoque. Halwa
s'en va (nahadat) vers le pont comme la Colombe prend son envol.
L'amour ici n'est qu'imagination du n6ant (madi7m), de l'inexistant (ld
yugad), que la raison sociale ne saurait trop fermement condamner.
L'auteur s'y emploie lui-meme, en ramenant le reveur au bon sens , en
montrant par le recit de ses experiences passees que la rencontre efface
rapidement 1'effet d'une simple description. Et pourtant, il participe lui
aussi d'une autre langue; de ce discours sur I'amour dont nous avons
note l'apparition au second chapitre: « O toi qui me blames d'aimer une
personne que mes yeux n'ont pas vue ... Dis-moi: le Paradis, le connait-
on autrement que par la description?» 3'. L'image amoureuse n'est pas
folie puisqu'elle trouve un langage ou se refugier : « Il s'agit de cette
Halwa dont il chante 1'amour dans ses po6mes >> 3 8.Langue poetique,
langue des songes, langue de la Religion comme le rappelle la citation
precedente. La parole amoureuse est ici absolue comme le texte sacre;
elle separe I'amant du monde comme l'appel divin distingue les
Prophetes du reste des Humains. Elle seule peut donner vie, pour ceux
qui la lisent ou 1'ecoutent, a l'indicible, a I'au-delA. Relisons les «ahbdr»
des troisieme et cinquieme chapitres. Dans le premier cas, 'Ammär b
Ziydd, epris de son reve, refuse d'abord de parler; puis le fait dans les
termes de la platitude quotidienne 39. lors, face au blâme social, sa
33 «J'ai vu cette nuit en songe une jeune fille, mais je me réveillai ...»ibid.
34 «Entendre une femmechanter derrière un mur peut faire naître l'amour» Col, IV,
p. 52/53. «Cela arrive surtout pour les femmesbien gardées dans les gynécées»,ibid.
35 «Alors elle partit vers le pont et il ne put la suivre» (fa-nahadatnahwa-l-qantarawa-
lam yumkinhuittib�'uh�) Col, V, p. 58/59.
36 «Finalementje le blâmai et lui dis: «Quelleerreur d'occuper ton âme avec un objet
qui n'a point de réalité et d'attacher ton esprit à un être inexistant» (wa-hammukabi-
ma'd�ml�y��ad).
37 Col, IV, p. 54/55.
38Col, V, 58/59.
p.
39 «Je lui demandai ce
qu'il avait. D'abord il refusa de répondre, puis il dit: il m'est
arrivé une chose inouïe (li a'��ba m�sama'tu qat) Col, III, p. 50/51.
40 (l�huliqa)ibid.
41 «L'image fût-elleenchanteressene saurait se fixer chez (les Sémites)sans le concours
d'un nom, mais l'inverse peut être possible», Vadet, op. cit, p. 125.
42 Il occupe la fin de la page 56/57 et la page 58/59 du Collier
(chap. V).
43 «Notre ami Ab�Bakr ... m'a raconté, le tenant d'une
personnedigne de foi dont j'ai
oublié le nom ... », Col, V, p. 56/57.
44 «Quand elle eut
dépassé la porte du pont, il voulut suivre sa trace, mais elle avait
disparu», Col V, p. 58/59.
elle, le po6te a retrouve les traces d'un temps revolu; mais pour qui s'est
risque au monde des morts, la ville des vivants se fait hors de prise.
Etrange retournement: au-dela du fleuve, dans 1'espace ouvert du
faubourg, Ar-Ramddi occupe 1'emplacement sous lequel git la m6moire
cachee de la Ville, mais ne peut embrasser le present, l'apparent, que
pr6servent les murs de la cite. Le regard dirig? de 1'ext6rieur vers
l'interieur de la Ville est aussi, a l'inverse, le point de vue de 1'interieur du
passe vers 1'exterieur du present. La derniere anecdote du Ve chapitre
decrit la meme situation. Une femme y regarde, de 1'interieur d'un harem
un jeune homme qui passe a 1'exterieur45. Regard extraverti, du centre
vers l'exterieur, du temps dans le cas d'Ar-Ramddi, de 1'espace social
pour cette femme de noble naissance amoureuse d'un fils de scribe. Par le
brusque renversement d'un regard, l'amour exile a gagn? le coeur
silencieux et interdit de la societe musulmane: la m6moire des ancetres et
le harem.
On le voit, cette premiere partie du Collier est domin6e par les jeux du
regard et de 1'obstacle. Observateur et amant, amant et groupe social,
morts et vivants, harem et place publique, autant de couples opposes que
l'œil decoupe dans leurs limites respectives. Le regard cree a la fois les
corps et les distances. 11atteint et ne peut p6n6trer, ni s'evader. Il pose des
traces, des surfaces (ainsi les steles des Omeyyades et non le secret des
tombes)46, des seuils illicites (la porte de Fame ou celle des Parfumeurs,
le voile du harem). A la fois immediat et toumé vers l'ailleurs, le regard
est un symbole de 1'exil, hors de la duree, hors de 1'espace convoite. Pour
cette raison meme, il peut marquer les contours du mystere au-dela du
quotidien: Cordoue, la ville familiere, se fait citadelle magique oil Halwa
s'engloutit sous 1'oeil d'Ar-Ramddi. La fulgurance d'un regard r6v6le
1'existence du secret et de la m6moire. Nous allons maintenant y penetrer.
45 «Je connais un tout jeune homme,un fils de scribe qui avait été vu par une femmede
haute naissance ... Il passait et elle l'aperçut d'un endroit de sa demeure où elle avait vue
mawdi'tattili'uminhuk�nafi manzilih�),
sur l'extérieur (f� Col, V, p. 60/61.
46 «Quand elle fut au milieu des mausolées(riy�d)des Ban�Marw�n,ceux qui sont
construits au-dessusde leurs tombeaux ('al�qub�rihim)», Col, V, p. 58/59.
ses manieres brusques. Il les s6duit au contraire par un coit prolong6 qui
renverse les effets de son image sociale. Les approches verbales de
1'amour pervertissent le sens commun pour n'atteindre que 1'aime. « Les
tiers comprennent tout autrement que les amoureux ne 1'entendent». Le
regard, a son tour, obeit a un code etranger aux regles du comportement
social. Mais il s'agit bien d'une perversion de l'usage social. Les amants
ne creent pas leur langue verbale ou visuelle. Ils 1'empruntent: «Je
connais quelqu'un qui a commence a manifester son amour en r6citant
des vers de moi » 55. Les menaces, les plaintes pourraient etre echangees
par d'autres. Elles n'ont simplement plus le meme sens quand des amants
les proferent. Une jeune chanteuse accable son amant de reproches en
citant des vers anciens, en public 56. L'amour est ici dans la societe, et se
vit ou se dit par une sorte de ricochet sur l'obstade des autres, qui renvoie
a 1'aime et au moi. Cette langue pervertie est, comme il se doit, mieux
pratiquee par une societe inversee : c'est la jeune esclave qui blame son
maitre; ce sont les femmes et les serviteurs qui peuvent le mieux
comprendre ses allusions.
Tres eclairantes a ce sujet les remarques d'Ibn Hazm sur le regard au
chapitre IX: «Quand on est devant un miroir, on est comme quelqu'un
qui se regarde avec les yeux d'autrui... Prenez deux grands miroirs; tenez
l'un derriere votre tete et 1'autre en face de votre visage et inclinez
legerement pour que tous deux s'opposent: vous verrez alors votre
nuque et tout ce qui est derriere vous et cela parce que la lumiere de
l'œil se refracte sur le miroir qui est derriere vous, car elle n'a pas pu
trouver de passage a travers le miroir de devant» 57. 11y a peu a ajouter si
on remplace «miroir» par «environnement social». Notons simplement
que le regard est renvoy6 sur la nuque, sur la face cachee, interne du moi.
C'est bien un cercle que dessinent les quatre chapitres dont nous avons
esquissé 1'analyse : du plus proche du corps et du plus cache (le sexe), à
ses signes apparents (la taille, la couleur des cheveux), a la voix et a la
parole, au regard enfin, celui des sens qui porte le plus loin mais que le
ment à ne pas trouver belles ... Par la suite, ces amis disparaissaient ... Mais ceux qui
s'étaient épris de ces qualités n'en continuaient pas moins à les trouver belles,à les préférer
à d'autres réellementmeilleures... », Col, VII, p. 70/71.
55 Col, VII, 76/77.
p.
56 «Je connais un jeune hommeet une jeune esclavequi s'aimaient... Il voulut l'amener
à faire quelque chose d'indécent. Alors elle lui dit: «Par Allah! Je me plaindrai de toi
publiquement...» Quelques jours. après, la jeune esclave assistait à une réunion chez un
personnagede sang royal ... Il y avait (là) un grand nombre de femmeset de serviteursdont
il fallait se méfier ... Quand ce fut (son) tour de chanter, elle accorda son luth et se mit à
chanter ces vers anciens ... », Col, VIII, p. 78/79.
57 Col, IX, p. 82/83.
miroir social renvoie ici a la vision du for-inteme. Le corps est cerné, non
pas seulement, il faut y insister, dans ses limites physiques, mais dans tout
ce qu'il manifeste d'une memoire et d'une vie. Le dixieme chapitre
«Sur la correspondance epistolaire» (al-murdsala) n'en sera que mieux
compris. La lettre s'y ecrit avec toutes les secretions du corps: larmes,
salive, sang. L'interiorite s'y livre toute entiere. En 6change celui qui la
reqoit en couvre ses sens extemes : les yeux, la bouche, le cœur, la verge:
«C'est pourquoi nous voyons l'amoureux mettre la lettre sur ses yeux et
sur son cœur et 1'embrasser 59...» « On m'a rapporte qu'un individu vil et
bas mettait la lettre de son aime sur sa verge L'inversion est
achevee l'intime recouvre la surface du corps d'un voile protecteur, d'un
souvenir de l'absent. Ce voile qui enveloppe le «moi» consacre, certes, sa
solitude. Pire: la lettre se dechire, se dissout, les lignes s'effacent sous les
larmes 61. Mais si particuliere, si fragile que soit cette possession, 1'amour
s'y enracine dans une m?moire, sanctionn6e par 1'6crit. II y trouve son
premier refuge. La Colombe fugace a regagné 1'Arche.
lettre que son pere lui dicte en voyant passer celle dont il est epris : «Je ne
pus pas y tenir: je jetai la lettre loin de moi et je me hdtai vers la jeune
esclave»'6. Plus g6n6ralement, c'est la memoire de la position sociale et
des obligations qu'on doit et qu'on se doit qui est ici bafou6e avec son
symbole: la lettre,1'ecrit. Dans le rythme du Collier, pris entre le souvenir
et l'instant, c'est le dernier qu'on choisit ici. Mais cet instant n'est plus
celui du regard, c'est celui de la poursuite et de la proximite des corps. Le
regard de l'observateur qui reprouve est loin, en exil: «La premiere
nouvelle que j'appris en arrivant a Jativa, c'est qu'il s'6tait dever-
Pour etre blimable, l'usurpation amoureuse n'en occupe pas
moins Cordoue, au centre g6ographique et symbolique de 1'Espagne, et
du livre.
Ce double caractere de 1'amour qui se revele - inversion de l'ordre
social, saisie de l'instant - s'accentue dans les deux chapitres suivants
sur la soumission et l'insoumission. Le maitre s'humilie devant 1'esclave,
le savant devant le serviteur, le frere devant le frère 78. Apres la r6volte du
fils, la famille affronte la dissenssion des freres, la Communaute les
doctrines h6r6tiques des mu'tazilites 79. C'est que 1'exemple vient de haut:
«Ne vous etonnez pas de me voir dans un 6tat d'humiliation ou s'est
trouve avant moi AI-Mustan?ir»80. La legitimite se cache: un groupe de
jurisconsultes fuqahf') reconnaissait en secret pour Calife un fils d'An-
Nasir. L'usurpateur Al-Mansur les fait ex6cuter. Au comble du d6r?gle-
ment, c'est l'illégitimité amiride qui assure «la construction des mos-
quees, des canaux et les oeuvres de bienfaisance» 8 1 . Pres de la mosqu6e
des Qurays au contraire un «faqih» est maltraité par le serviteur dont il
est amoureux . Ce mepris de soi va jusqu'a molester, mutiler son corps.
Muqaddam b Asfar, le savant 6pris, reqoit les coups avec plaisir; Sa'id b
Mundir, imam de la priere a la mosqu6e de Cordoue accepte de couper sa
barbe a la demande d'une esclave qui le ridiculise83. Nous sommes au
quatorzieme chapitre, a 1'exact oppose du septieme sur l'influence d'une
92 ibid.
1'argus. 11peut etre amant. Sa cible est toujours I'aim6, qui prend un role
actif dans le drame de la delation comme la femme deux chapitres
auparavant. C'est 1'aime - la femme le plus souvent - qui doit demeler
le vrai du faux 101. Dans tous les cas, la delation ne consiste pas a rendre
public, a forcer le secret de l'amour, mais a en mettre en doute la sincerite
aupres des amants, et d'eux seulement. Non pas secret ou publication,
mais verite ou mensonge du langage amoureux. Le blame social n'a rien
a faire ici. La question est plus grave. Nous 1'avions deja rencontree au
chapitre des signes de 1'amour (II), symetrique de celui-ci (XIX).
L'amour, on s'en souvient, etait isole dans le corps social, comme
s'isolait, au milieu du chapitre une digression litt?raire sur la po6sie
courtoise. La passion y gagnait un langage de convention, d'«adab», un
langage faux ou la reduisait la necessite sociale. C'est cette faussete qui
est en cause; c'est elle qui permet la delation et que la delation
dénonce 102. Ce chapitre s'achève aussi sur une longue digression dont
1'auteur s'excuse. Mais celle-ci prend pour autorites le Coran et la
Tradition de la premiere generation de l'Islam. L'anabase de 1'amant à
1'aime est aussi celle de la Communaut6 des Croyants vers la source de la
Prophetie, celle du langage amoureux vers la parole de verite 103.
Preserve par I'amiti6 fraternelle, la memoire feminine, le regard adulte de
1'Argus, et par la Revelation meme, l'homme rendu a 1'enfance, a son
tour mystere scrute par ceux - et celles - qui le veillent n'attend plus
que le desir d'un corps de s'unir a lui.
C'est le second cercle du Collier: dans le premier «habar» du XXe
chapitre («Sur 1'Union»), 1'auteur rapporte 1'amour d'une jeune esclave
vierge pour un jeune homme de haute naissance 104. Sur le conseil de la
vieille femme qui 1'a ?lev6e, elle tente d'abord de se faire comprendre par
allusions poetiques. Sans succes : il 6tait chaste et reserve. Enfin, une nuit,
au moment de le quitter «elle se pr6cipita sur lui et le baisa sur la bouche.
Puis elle s'en alla sans lui adresser un mot, d'une d6marche coquettement
101«C'est
généralement à l'aimé que le délateur s'adresse», Col, XIX, p. 136/137.
«Mais encore faut-il en ce cas que l'aimé soit raisonnable et sagace» ibid.
102Vadet le note (op. cit. p. 259): le calomniateurjoue chez Ibn Hazm un rôle plus actif
dans l'éloignementdes amants que chez al-'Abbasb. al-Ahnaf. C'est qu'il tire parti d'une
ambiguïté du langagede l'amour que le zahirismed'Ibn Hazm se plaît à souligner.
103 «Je citerai ce
hadit de l'Envoyé d'Allah ...» Le long passage qui suit (pp. 141-151)
est un anathème prononcé contre le mensonge,qui fait pendant au chapitre XII (la «garde
du secret»dont l'existence n'est cependant pas niée) et au chapitre II (la métaphore
poétique par laquelle l'amour se dit et se cache en même temps). Paradoxalement cet
interdit jeté sur la parole indiscrète et profane s'appuie sur la Parole Révélée de la
Prophétie.
104 Col,XX p. 156/157.
protege, mais aussi les ain6s, et, en général, tous ceux qui ont autorite
pour le faire. Il n'en est pas de meilleur exemple que 1'avant-derniere
anecdote du chapitre, qu'il faut citer assez longuement. Un jeune homme
de haut rang est amoureux d'une jeune esclave qui lui est interdite : « Un
jour nous fimes avec un de mes oncles 1'oncle paternel) une
excursion dans une de nos proprietes de la plaine, a l'Ouest de Cordoue.
Nous nous promendmes dans les jardins et nous nous eloignames des
lieux habit6s et nous nous recreames au bord des cours d'eau. Mais voici
que le ciel se couvrit de nuages et que la pluie arriva. Dans notre groupe,
il n'y avait pas assez de couvertures pour tout le monde. Mon oncle se fit
donner une couverture, la jeta sur moi et ordonna a la jeune esclave de
s'abriter dessous avec moi. Je te laisse a penser la joie de cette possession
au yeux de tous ces gens qui ne se doutaient de rien. Admirable reunion
qui ressemblait a une solitude La pluie, on le sait,
est souvent compar6e a 1'amour dans la m6taphore courtoise 112. Mais
l'intérêt central de ce texte est ailleurs: il n'est sans doute pas de passage
du «Collier» qui donne mieux a voir et a sentir les paysages enchant6s
des amours de 1'enfance : jardins, cours d'eau, imprecision des noms, des
lieux, eloignement de la ville vers l'ouest, vers l'inconnu, mais presence
rassurante de 1'oncle et de la compagnie. Pas de faute: c'est 1'oncle qui
jette la couverture sur 1'enfant et ordonne a la jeune esclave de le
rejoindre. Une solitude feinte, une possession d'ou toute sexualit6 est
bannie: un reve ou un jeu de cache-cache, sans parole, sans regard, sans
lumiere indiscrete ; une caresse des corps dans l'innocence d'un ailleurs et
dans le creux douillet de la sollicitude familiale 113.
Presque un paradis ... mais lointain et perdu. Ce bonheur si parfait de
1'enfant, c'est un vieillard qui le raconte. Au comble de la satisfaction
amoureuse, de l'instant elu, ressurgit la memoire douloureuse; au plus
. pres des corps, 1'6paisseur hostile du temps. « Ce n'etait plus qu'un vieux
souvenir» 114. Deja la derniere anecdote du chapitre nous 6loigne: une
jeune fille a sa fenetre salue. Le voile est encore la, mais il enveloppe cette
fois la main de la fille. Les maisons des deux amants sont s6par6es;
1'homme est de nouveau regard, 1'amour est redevenu signe (`alama).
L'episode s'acheve presque sur une menace: «Si tu vois une main nue
faire le geste du salut vers toi, ce ne sera pas la mienne et alors ne reponds
pas» 11 s. L'idylle a vecu. La Colombe s'en va vers son troisieme exil, dou
elle ne reviendra pas...t " < ....
115ibid.
116
Chapitres XXI à XXV.
117 Col, XXI, 172/173.
p.
118 Col, XXI, p. 180/181.
119«Parlant d'une
personne bien connue pour les reproches injustes dont elle était
coutumière,[il dit] :Il est prompt à se mettre en travers du cheminet plus prompt encore à
défaire les liens de l'amitié ... Ab�-1-Husayn ibn 'Ali al-F�s� entendit
... ces vers ... [et
ajouta]: «Dis plutôt nouer les liens de l'amitié», Col, XXI, p. 184/185.
douceurs du jeu. C'est 1'amant, ici, qui est reduit au silence par le regard
qu'il porte sur le passe ressuscité 129. L'usurpation s'incline devant la
legitimite, le vivant devant le legs des morts. S'incliner est peu dire: se
convertir, ramener a soi le passe: «harraga ilayhi kitäb» qu'on peut
comparer a 1'expression du pouvoir exerce sur Fesclave: «dahala
'alayhd)>. Dans 1'espace de cette double scission, celle du maitre et de
1'esclave, celle de l'origine et du present chez le jeune maitre, regne la
lettre, 1'ecrit: instrument des princes (le jeune homme tromp6 6tait «fils
de roi» « min abna' al-mulfk»); instrument de la m6moire du droit
surtout. C'est elle qui ramene au repentir (saqata fi yadayhi). C'est elle
que le traitre « avale » comme une pierre indiscernable à 1'6crit de
« le sein, le giron») comme pour lui faire a son tour un voile de son
corps 130.
La meme scission de !'amour, grosse du pass6, se retrouve au chapitre
XXIV: «La separation » : Bayn : « 1'intervalle », Dans ce texte
assez long, je choisis trois anecdotes qui rendent assez bien, a mon avis, le
sens de 1'ensemble.
La premiere rapporte 1'histoire d'un ami d'Almeria venu pour affaires
a Jativa, o6 il s6journe chez l'auteur 131.Il a laisse son aim6 dans sa ville
natale. La guerre entre Mugdhid de Denia et Hayran d'Almeria le
surprend a Jativa. Incapable de regagner sa patrie, il s'afflige de la
separation d'avec son aime au point de manquer mourir. Un premier
detail attire l'attention : 1'ami d'Almeria, le sejour a Jativa aupres d'Ibn
Hazm, c'est la situation de l'Introduction du Collier, si on y ajoute que
l'ami, dans notre cas, aime ailleurs. On n'en reste pas moins tente de
chercher l'une des cles du Collier dans une aventure si proche par certains
points de celle qui lui a donne le jour. Le lien avec la «fitna» est
nettement etabli: c'est la guerre civile qui 6loigne; pas seulement de
1'aime, mais de la demeure, de la patrie, de soi. Au chapitre IX 132, on
s'en souvient, l'obstacle que le miroir opposait au regard ramenait le
«rayon visuel» a soi. L'obstacle subsiste ici. Mais il rejette dans 1'exil, à
la rencontre, il est vrai, du nouveau pacte de l'amitie. «Li- 'ahdi»
commence le texte; «je me souviens». Mais on sait le sens tres vaste de
133cf.
supra, Introduction, note 17.
134 Col, XXIV,
p. 234/235.
135 ibid.
136cf.
supra, chapitre X, «Sur la correspondanceépistolaire».
137 Col, XXIV,
p. 234/235.
138 Col, XXIV,
p. 242/243.
139 ibid.
140ibid.
141 ibid.
142ibid.
143«La nuit n'y faisait que continuer le
jour ... mais maintenant c'est le jour qui y
continue la nuit», Col, XXIV, p. 242/243-244/245.
144
«wa-laqad ahbarani ba'd al warr�dmin qurtuba wa-qad istahbartuhu'anh�», Col,
XXIV p. 242.
145Chapitre XXV.
146Ainsi cette visite où «les amants ne peuvent que se voir ...», Col, XXV, p. 244/245.
« Recevoirde l'aimée une réponse à son salut ou aux paroles qu'on lui adresse,c'est encore
un espoir», Col, XXV, p. 246/247.
147 «Ibn Sahl al-H��ib ... était d'une extrême beauté. Un jour (on) le vit se promener
dans un parc ... Quand il se fut éloigné,[une] femme alla à l'endroit où ses pieds avaient
laissé leurs traces et se mit à les baiser», Col, XXV, pp. 248/249-250/251.
148«Je n'ai jamais vu deux amoureux qui n'échangeassentdes mèchesde cheveux... »,
Col, XXIV p. 248/249.
149«Un autre aspect du contentement,c'est de se satisfaired'une vision de rêve ou du
salut d'un fantôme», Col, XXV, p. 250/251.
150Col, XXV,
p. 248/249.«L'amour se confond avecle corps mêmede l'amant ou avec
ses vêtements,commes'ils constituaient l'essencede sa personnephysique»,Vadet, op. cit,
p. 240.
151 Col, XXV,
p. 246/247.Le sang coule, comme les larmes d'Ibn Hazm au chapitre
précédent (cf. supra, la mort de Nu'm), comme la salive des amants. « L'envoi(de) cure-
dents préalablementmâchés ou (de) gomme dont on s'est déjà servi ... est fréquent entre
amants» (XXV,p. 248/249).Cet écoulementque la lettre ne reçoit plus (cf. chapitre X), que
la main de l'amant n'arrête plus (cf. chapitre XX et note 110)soulignel'idée de béance qui
domine ces chapitres XX à XXV.
152 Col,XXV, p. 252/253.
153ibid.
154 Col, XXV, pp. 256 à 261. «Moi-mêmeet un groupe de mes camarades allâmes un
jour nous promener dans un jardin appartenant à l'un de nos amis ... ». Comparer avec
l'anecdote du chapitre XX, rapportée p. 24 de ce texte.
155 Col,XXV, p. 260/261.
156 RespectivementXXVI, XXVII, XXVIII, XXIX et XXX.
aubergiste, la fille d'un «grand chef» (min ban3t al-quwwäd) et le fils d'un
scribe, deux jeunes nobles et deux esclaves. Mais l'issue n'est pas toujours
la meme : guerison pour les deux premiers h6ros, perdition pour les deux
autres. C'est que, me semble-t-il, le mal est rest6, dans ces deux derniers
cas, confine au cercle familial, sous le secret. Des affranchis, qui y ont
acces, l'apprennent, bien plus tard, a I'auteur 157. Au contraire I"amour
de la jeune fille pour le scribe «fit tant de bruit que nous en eumes
connaissance et que les gens les plus eloignes 1'apprirent» 158. Le
devoilement est encore plus net dans 1'episode du savant amoureux de la
fille d'auberge: d'abord parce qu'il prend place a Bagdad, loin de la
famille andalouse du <<'dlim >> 159. Mais surtout 1'impossibilite du mariage
eclate quand l'homme se découvre (takassafa) pour certain besoin
(haga) 16o et que la fille s'effraye de la grosseur de son membre. Enfin
l'amoureux inconsolable donne a sa cause la plus large publicite en
faisant appel aux personnages les plus prestigieux de la Communaute 161.
La conclusion qu'on peut tirer de ces anecdotes est assez claire: le
recouvrement de la raison passe par le rejet du voile, et meme de la
protection familiale sous laquelle peut pourrir une enfance trop mure.
Mais cette identite qu'on affirme, ce n'est pas l'insoumission du desir.
C'est son appartenance a la Communaut6 qui seule peut guerir d'un
amour sans issue. Il n'est pas sans interet de noter que le mouvement de
devoilement (du corps, de l'aventure) est compense dans le dernier
exemple par un retrait vers le centre, vers l'ordre social: vers Bagdad, au
coeur de 1'Islam; vers la separation des sexes. La fille rentre chez sa mere.
Le savant retrouve les siens: non pas sa famille, mais les hommes de
science; non pas le clan qui protege 1'enfance mais la descendance des
hommes faits, lies par le savoir, et qui survivra a la mort.
Le chapitre XXVII (De la consolation) repond a 1'evidence au chapitre
XXIV (De la separation). Mais il ne parait pas inutile de le rapprocher du
157 �a'far,l'affranchi
d'Ahmad b. Muhammad ibn Hudayr ... m'a raconté ... », Col,
XXVI p. 268/269.«Ab�-l-'Afiya, l'affranchi de Muhammad b. 'Abb�sb. Ab� 'Abdam'a
raconté que la cause de la folie de Yahya ... », Col, XXVI, p. 270/271.
158Col, XXVI,
p. 268/269.
159«Il ne serait donc
pas abusif d'établir un rapport entre le thème de la folieet celuidu
mariage à l'étranger», Vadet, op. cit, p. 354, note 2.
160 Col, XXVI, besoin physiqueque l'amant a de la Dame ou de la
p. 266/267,«h��a»:
présencede la Dame. Cette «h��a» lui fait entreprendreun voyageà la quête de son aimée,
dont on ne sait pas toujours s'il a lieu dans le passé ou le présent, près du camp de la Dame
ou au loin», Vadet, op. cit, p. 53. Ainsi cet étrange voyaged'exil du savant andalou vers le
centre du monde (Bagdad)et son retour qui le tient paradoxalementécarté parmi les siens.
161 «Il fit intervenir al-Abhar� et d'autres ...» ibid.
168 Rapportée dans cet épisode,p. 286/287«Enfin mon père ... mourut ... dans l'après-
midi du samedi, deux jours avant la fin du mois de D�-l-Qa'da402».
169 «Je me trouvais parmi elleset je me
rappelle que jerecherchaisl'ouverture où elle se
tenait, pour jouir de sa présence,et que je m'efforçaisde m'approcher d'elle. Mais à peine
me voyait-elledans son voisinagequ'elle quittait l'ouverture où elleétait pour aller vers une
autre», Col, XXVII, p. 284/285.
170cf. en
particulierle chapitre XX, «Sur l'Union» et son épisode le plus marquant p.
168/169.Clôture de l'espace,mais aussidu temps; moment du «tarab», émotion esthétique
vécuedans l'instant», Vadet, op. cit, pp. 223-224.Clôture ici liée à la voixde la ��riya
avant
que le temps ne s'insinuedans le regard des femmes au-dehors.
171 Col, XXVII,
p. 284/285.
172ibid.
173Ce
qui n'en efface pas le sens courtois: «sam�'ou šuh�d,délicesde l'ouïe ou des
yeux, dialoguemuet ou révélationinstantanée», Vadet, op. cit, p. 251. Le mot - et la scène
- hésitent entre l'absolu de l'instant amoureux et la durée où prend forme une sensibilité.
174«yantaqil�namin b�bilâ b�blisabab al-itl�'min ba'd al-abw�b'al��ih�t l�yutla'u
min gayrih�»,Col, XXVII p. 284.
Muzaffar qui fit sur ce texte une mélodie 181. Mais ce poeme menteur, un
ami, un «frere du peuple de 1'adab» ihwdni min ahl al-adab) le juge
digne de figurer parmi les merveilles de la creation. Double separation :
aux femmes le chant; aux hommes la maitrise des mots. Aux femmes le
mensonge de 1'amour, aux hommes la fraternite de la culture. Non pas
que les femmes soient exclues de ce jeu. Ces mots, c'est pour elles qu'on
les ecrit. Sans elles rien ne serait. 11est plus juste de dire qu'il appartient à
la parole amoureuse d'avoir ce double sens; d'atteindre a la fois
l'int6rieur et 1'ext?rieur, le harem et la ville, l'enfant et l'adulte, l'homme
et la femme, et de tendre entre ces poles opposes le fil d'un langage qui
rend sensible 1'unite d'une societe en meme temps que de la conscience de
l'auteur.
La n6cessaire epreuve de 1'exil n'est pas toujours subie avec le meme
succes. Le chapitre suivant (XXVIII) nous mene a la mort. Des la
premiere anecdote, la mention d'Abu SarlAmmdr b Ziydd, le reveur du
chapitre III, nous eclaire. La mort d'amour, c'est la victoire d'un songe
qui appelle a lui un corps. Cette mort-Ia est secrete, voilee, feminine. La
derniere vision amoureuse de la jeune esclave, au chapitre precedent,
nous la representait en pleureuse, vetue de deuil La mort attend ceux
qui n'ont pas su s'affranchir de cette image, comme Ibn Hazm, par la
parole. Le frere d'Ibn Hazm se querelle sans cesse avec celle qu'il aime et
qui l'aime. Seule sa mort apaise la dissension et donne satisfaction à
1'epouse, certaine d6sormais de ne pas le voir s'echapper pour une
autre 183. Le frere d'un eminent «mufti» de Cordoue pénètre un jour, a
Bagdad, dans une impasse ou il rencontre une jeune esclave au visage
decouvert : « La Yunfad» lui dit-elle : on ne passe pas, on ne s'échappe
pas. Bagdad au coeur de l'Islam, la femme au fond du passage voute sont
devenus des pieges mortels. Muet, l'homme trouve la force de rejoindre
ses compagnons, puis de gagner Basra, le port, et la porte. Mais il y
meurt 184.
Le secretaire Ibn Guzman est amoureux d'un de ses amis, Aslam.
Incapable de 1'avouer, il se consume et meurt a proximite de son aime 185.
Peu apres, Aslam apprend qu'il fut la cause du mal et s'en afflige :
«J'aurais encore resserr6 mes liens avec lui et je ne l'aurais guere
quitte» 186. Mais cette intimité eut-elle b6n6fique? Aslam, nous dit-
on, 6tait particulierement verse dans les techniques vocales. Mais la voix
et le chant, nous !'avons vu, relevent d'un art de la proximit6, d'une
expression du harem Et c'est bien la que se trouve la mort desormais.
Mort silencieuse disions-nous. Pas tout a fait: ces infortun6s ont
trouve des compagnons a qui conter leur mal, des freres. On en aura
remarque le nombre dans ces aventures: le frere d'Ibn Hazm, le frere du
mufti, le frere d'Ibn Al-Tubni plus loin 188. Ce chapitre est presque
entierement fait de leurs «abbär» d'une parole qui n'est plus seulement
celle de l'auteur mais celle de leur Communaut6. Ibn Hazm a commence
par le celebre «Qui tombe amoureux, s'abstient et (en) meurt,
celui-Ia est un martyr» 1 . Un t6moin en effet pour sa Communaut6 qui
t6moigne en retour pour lui. C'est, me semble-t-il, le sens des deux
principales anecdotes du chapitre: celle d'Ibn Al-Tubni et celle du roi
berb&re. >
D'Ibn Al-Tubni, on eut dit «que la beaute avait ete cr66e a son
image» 190. Ibn Hazm avoue qu'il fut son ins6parable ami jusqu'a ce que
la guerre les divise. L'auteur qui vivait a Baldt Mugit (a l'ouest de
Cordoue) dut se refugier d'abord a Almeria, puis a Aznalcazar, pres de
Seville et enfin a Valence au moment de la proclamation (zuhur) d'Al-
Murtada. LA, il apprend qu'lbn Al-Tubni est mort d'amour a Cordoue.
Au moment de 1'entree b Hammud dans la ville, il s'etait epris d'un
jeune soldat de 1'armee victorieuse «si beau qu'auparavant, jamais (il)
n'aurait cru que la beaute put ainsi prendre forme vivante » 19 1 .Un peu
plus tard, de retour a Cordoue, Ibn Hazm tente d'obtenir du frere d'Ibn
Al-Tubni la production litt6raire du d?funt. Mais ce dernier, sentant sa fin
proche, et en 1'absence d'Ibn Hazm, a qui il eut aime tout remettre, a fait
dechirer et enterrer 1'ensemble de ses ecrits, en meme temps que les lettres
qu'il avait recuesde I'auteur 192. = . :
186 ibid.
187cf. supra, p. 284/285.
188 Col,XXVIII, p. 310/311.
189Sur ce célèbre hadit, tiré de la «Zahra», cf. Vadet, pp. 307-308et note 1, p. 307.
190 Col, XXVIII, p. 304/305.
191Col, XXVIII, p. 308/309.Le «coup de foudre» qui frappe Ibn al-Tubni ressemble
fort à cette «extasesecrète,wa�d, qui se cache au-dedansdu cœur», Vadet, op. cit, p. 238 et
note 8 pp. 242-243.Ibn al-Tubn� en meurt, non sans avoir fait reconnaître par ses frères
cette émotion homosexuelleet usurpatrice (l'usurpation des Ban�Hamm�dsur Cordoue,
celle du jeune soldat sur un cœur qui appartenait à Ibn Hazm).
192 Col,XXVIII, p. 310/311.
- la brutale
cinquieme du volume total opposition legale du p6ch6
et de 1'abstinence, l'abondance des citations de la Sunna et du Coran
leur donnent un ton tres particulier signale d'emblee au debut du
- « L'auteur - ou
chapitre XXIX: « Qala plut6t le
compilateur - dit... » 204, comme s'il s'agissait d'une véritable introduc-
tion. Et il est vrai qu'ici, tous les arcs qui soutiennent l'architecture du
Collier se rejoignent. 11 n'en reste pas moins que la reference aux deux
premiers chapitres peut nous aider a comprendre le sens des deux
demiers. Aux «Signes de 1'amour» (II) r6pond bien la «Laideur du
peche» (XXIX). Dans le premier cas, 1'amour 6tait insensiblement isol6
dans le groupe, par des attitudes, des comportements, un langage
po6tique meme. Le texte s'achevait sur un diagnostic medical : 1'amour
6tait localise, comme une maladie secrete. Ici, au contraire, le d6sir est la
loi naturelle: « Les femmes ont ete creees pour le male, comme le male I'a
certainement ete pour elles»205. Un homme, une femme vertueux? Ce
sont ceux qui maintiennent leur flamme sous la cendre et qui evitent les
risques de la ranimer. Mais tous brulent de d6sir 116 Seul un severe
controle peut réprimer ce que la nature de Fame invite a pratiquer. Les
prophetes, Joseph et David, n'ont-ils pas eux-memes
Mais le frein de la passion, ce n'est pas la pression externe de la societe.
Ici encore, le second et 1'avant-dernier chapitre s'opposent terme a terme.
Le regard de 1'auteur n'est plus celui d'un observateur du dehors,
etranger a 1'amour qu'il scrute. C'est un regard amoureux, qui traque du
dedans les secrets du d6sir. «A cet 6gard, j'ai penetre bien des pensees
secretes des hommes et des femmes. Cela proyient de ce que... je suis
naturellement tres jaloux. » Et un peu plus loin: « La jalousie fait partie
de la foi. C'est pourquoi j'ai toujours recherche les informations
touchant les femmes et mis a d6couvert leurs secrets (lam azal ... Kdsifan
'an asrdrihinna) ))211. On pense, bien sur, à ce passage antérieur du
Collier ou 1'ecrivain retrouvait les emotions de 1'enfant dans le silence du
Mais il s'agit ici de d6couvrir et non de s'enfouir dans le
souvenir. Ce chapitre, comme les trois qui precedent, appartient au
mouvement de d6voilement du secret. Double d6voilement meme; celui
des protections de l'ordre social par le d6sir, celui du d6sir par l'œil jaloux
204 Col, XXIX,
p. 316/317.
205 Col, XXIX,
p. 332/333.
206 «L'homme et la femme vertueux sont comme le feu
qui couve sous la cendre ...
L'homme et la femmelibertins sont comme le feu qui flambe ... », Col, XXIX, p. 322-323.
207 Sur la faute des
Prophètes, cf. p. 330/331.
208 Col,XXIX, p. 324/325.
209 cf.
supra, XVII «De l'ami secourable»pp. 126-129.
226 cf.
supra, p. 35 de notre texte sur la valeur d'enseignementdu regard. Dans le
même épisode, la voix de la ��riya s'associait au jardin du harem.
227 Lui aussi doté d'un véritable isn�d:«Abû 'Abd All�h
Muhammad b. 'Umar b
Mad�'m'a rapporté d'après des gens de confiancedes Banû Marwân qui font remonter ce
hadit à Ab�-l-'Abbas al-Wal�d b. G�nim...»,Col, XXX, p. 378/379.
228 «J'ai souvenanced'avoir été invité à une réunion où il avait
y quelqu'un dont le
physique plaisait aux regards ... », Col, XXX, p. 380/381.
Je voudrais m'abstenir de conclure. Cet expose n'a pas d'autre but que
d'attirer l'attention sur un livre dont la renommée est grande mais que
1'6tude critique a jusqu'ici curieusement n6glig6. Le copiste de l'ouvrage
notait deja les «idees peu communes exprimees par certains de ses mots»
(wikdiin al-ma'dni al-gariba min 11 me semble aussi que les
recherches les plus fructueuses pourraient se porter sur le, ou plutot les
langages du «Collier». On en a pressenti le jeu de l'alternance : langage de
1'explication rationnelle, langage po6tique, langage de l'anecdote. Par
commodit6, faute de temps ou de competence, je me suis consacre surtout