Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
INTRODUCTION 7
1. La Vie de l’esprit, t. I, La Pensée (1978), trad. Lucienne Lotringer, Paris, PUF, 1981, p. 58.
– soumise aux tribulations de l’histoire et à la loi d’airain du vanda-
lisme artistique, transformée en objet de rapine, elle devint un certain
temps un tableau disparu, une image manquante ;
– réapparue miraculeusement, obéissant à l’implacable logique du
retour du refoulé, abritée par un éminent spécialiste de cette dialec-
tique, elle retrouva durant un certain temps son statut d’œuvre secrète ;
– avant de finir sa course, de façon tout à fait paradoxale, dans l’éclat
de la visibilité la plus extrême, s’accomplissant alors sous la forme
d’une œuvre devenue publique, dans l’espace transparent, patrimonial
et pédagogique, du Musée.
Il existe des œuvres, dont, bien au-delà de leurs qualités propres, la défi-
nition, l’essence, est devenue inséparable de leur histoire, de leur destin.
Placé sous le régime de l’alternance visibilité / invisibilité, le destin du
tableau de Courbet intitulé L’Origine du monde, aura été double.
D’une part, en tant qu’œuvre dite « réaliste », il s’inscrit dans la
croyance la plus extrême dans les pouvoirs de la visibilité ; mais simul-
tanément, et cela dès sa création, il relève d’un régime d’occultation ;
destiné à demeurer longtemps caché, il le fut à tel point qu’il devint
invisible, jusqu’à passer longtemps pour une œuvre physiquement
disparue 1. Et enfin, dès sa réapparition quasi miraculeuse, il a été soumis
au régime inverse, celui de la plus extrême visibilité, ce qui en fait sans
doute une des seules œuvres manifestement pornographiques exhibées
dans un lieu public 2.
Mon intervention va tenter d’interpréter cette aventure, de donner du
sens à ce jeu complexe entre manifestation et dissimulation. Je ne me
situerai pas sur le plan historique, je laisse cette tâche à mes éminents
1. Comme ont pu disparaître réellement, pour différentes raisons, d’autres œuvres de Courbet
comme Les Casseurs de pierres et Le Retour de la conférence (1863).
2. Aux côtés de certaines œuvres de Schiele ou de Picasso, mais qui appartiennent au registre
moderne et dont la facture, qui ne relève pas du réalisme photographique, introduit un décalage
absent du tableau, « littéral » de Courbet.
collègues historiens d’art : mon cadre sera plutôt réflexif, sinon théorique.
Mon hypothèse est la suivante :
– en tant qu’œuvre ambivalente, oxymorique, inscrite dans cette dialec-
tique monstration / occultation, L’Origine du monde se présente comme
une sorte d’allégorie de la pensée artistique du XIXe siècle, ce dernier
devant être envisagé dans ses limites chronologiques mais aussi bien
au-delà, comme structure de pensée informant largement le siècle suivant 1 ;
– en tant qu’œuvre purement manifeste, délivrée cette fois de toute
ambiguïté, le même tableau serait, à l’inverse, emblématique de notre
relation actuelle à la visibilité.
Pour essayer de justifier ces hypothèses, je vais m’appuyer sur diffé-
rents textes qui tous abordent le problème de la représentation. Ma première
14 référence sera Michel Foucault.
1. Ainsi PHILIPPE MURAY l’entendit-il dans son ouvrage Le Dix-neuvième Siècle à travers les
âges (Paris, Denoël, 1984).
2. « On voit que cette recherche répond un peu, comme en écho, au projet d’écrire une histoire
de la folie à l’âge classique » (MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard,
« Tel », 1966, p. 15).
Cette nouvelle épistémè, en rupture avec la précédente, voit le recul
du modèle représentatif au profit de logiques souterraines, le réel deve-
nant quelque chose qui, à la fois fonde la représentation mais s’en sépare
et dont la connaissance ne peut se situer qu’au-delà ou plutôt en deçà
d’elle, dans un principe d’extériorité agissant : « elle ouvre en même temps
la possibilité d’une autre métaphysique qui aurait pour propos d’inter-
roger hors de la représentation tout ce qui en est la source et l’origine 1 ».
Plus personne ne lit vraiment Les mots et les Choses, monument périmé
du défunt structuralisme 2 ; la mémoire collective n’en a retenu que deux
éléments : la formule polémique de la mort de l’homme 3 et surtout le
fameux commentaire du tableau de Vélasquez, Les Ménines.
Placée délibérément en tout début de livre, la description du tableau
y devient le condensé allégorique de l’âge classique, le résumé de toutes 15
les analyses qui vont suivre et qui démontrent à quel point la pensée
classique s’est fondée sur la logique du signe, soit la transparence annoncée
entre l’ordre du monde et l’ordre du visible.
Pour Vélasquez comme pour son commentateur, le monde classique
se donne comme un tableau, au double sens du terme, au sens artistique,
pictural et théâtral, celui qu’exemplifie Les Ménines, œuvre limite qui
met en scène tous les constituants de la scène représentative, et dans son
sens épistémologique, le tableau comme opérateur taxinomique, mettant
en forme le réel selon les principes de classement de l’identité et de la
différence, car la même relation à la vérité y préside : « La vérité y trouve
sa manifestation et son signe dans la perception évidente et distincte 4. »
À l’autre extrémité de l’âge classique, vers la fin du XVIIIe siècle, au
moment où cette confiance métaphysique dans les pouvoirs de la repré-
sentation va disparaître, pour illustrer cette crise du signe et la mutation
1. Ibid., p. 256.
2. Si Michel Foucault n’a jamais été aussi présent dans le débat contemporain, à travers notam-
ment des successeurs déclarés comme Giorgio Agamben, c’est surtout le Foucault « politique »
de Surveiller et punir, ou bien encore celui des derniers ouvrages ou des cours publiés du Collège
de France définissant le bio-pouvoir, qui sert d’actuelle référence, rejetant dans l’ombre le flam-
boyant « structuraliste » des Mots et les Choses ou de L’Archéologie du savoir.
3. Michel Foucault évoque ainsi sa « grondante inexistence » (ibid., p. 333).
4. Ibid., p. 70 (je souligne).
qui s’annonce, Michel Foucault fait de nouveau appel à un artiste ; même
si ce dernier n’est pas un peintre, il s’agit une fois encore d’un grand
ordonnateur de tableaux, le marquis de Sade ; avec ce dernier « c’est
l’obscure violence répétée du désir qui vient battre les limites de la
représentation 1 ».
Le discours de Sade, et c’est en quoi il est un discours-limite repré-
sentant lui aussi un moment-limite, arrive à concilier une dernière fois,
sous une forme paroxystique et caricaturale, à la fois l’exigence discur-
sive et classificatoire de la pensée classique et les nouveaux impératifs
de la nouvelle pensée, celle qui fait de l’énergie du désir le moteur souter-
rain de tout phénomène : d’un côté un agencement fastidieux de discours
et de scènes, une volonté obsessionnelle de tout nommer, classer et
16 combiner 2, de l’autre, une énergie tout aussi inépuisable et répétitive,
qui réduit le sujet à une définition purement pornographique.
Les deux vérités, vérité de la représentation, vérité du désir, sont ici
une dernière fois associées mais cette rencontre étrange est forcément
unique et ultime : « À partir de lui, la violence, la vie et la mort, le désir,
la sexualité vont étendre, au-dessous de la représentation, une immense
nappe d’ombre que nous essayons maintenant de reprendre comme nous
pouvons […] 3. »
1. Ibid., p. 223.
2. Rage combinatoire, délire taxinomique qu’a bien relevé le futur collègue de Michel Foucault
au Collège de France, Roland Barthes, dans son Sade, Fourier, Loyola (Paris, Le Seuil, 1971).
3. MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 224.
dans des ouvrages contemporains de ceux de Sade 1, qui formalisera
cette coupure en distinguant entre phénomène et noumène, le phéno-
mène relevant d’un type de connaissance empirique puis rationnelle, le
noumène étant renvoyé à une dimension métaphysique, proprement
inconnaissable pour le sujet de la science.
Les conséquences pour la pensée seront un dédoublement du
discours philosophique partagée désormais entre pensée rationnelle et
discours métaphysique : « Ainsi s’instaure, à partir de la critique […]
une corrélation fondamentale : d’un côté des métaphysiques de l’objet,
plus exactement de ce fond jamais objectivable d’où viennent les objets
à notre connaissance superficielle ; et de l’autre des philosophies qui se
donnent pour tâche la seule observation de cela même qui est donné à
une connaissance positive 2. » 17
1. On se souvient de l’article de JACQUES LACAN, « Kant avec Sade », à peu près contemporain
de l’ouvrage de Foucault : écrit en 1963, il sera publié dans Écrits (Paris, Le Seuil, 1966).
2. MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 258.
3. Le premier dans le champ philosophique ; les romantiques (allemands) l’avaient précédé sur
cette voie, mais sur un mode plus spiritualiste que biologisant.
4. C’est bien selon moi sa leçon que Michel Foucault, sans le nommer (en 1966, Schopenhauer,
philosophe jugé réactionnaire et peu sérieux, même s’il venait tout juste d’être retraduit, était
considéré comme une référence de second ordre), emprunte dans les extraits que nous avons cités
(Schopenhauer n’est au total cité qu’une seule fois – mais ce livre érudit se révèle curieusement
avare de citations).
accessible à la connaissance, qu’il appelle du même terme qu’utilise
Michel Foucault, la Représentation, et l’envers dissimulé qui constitue
son fondement, qu’il nomme la Volonté.
Cette Volonté est définie à la fois comme le substrat de la représen-
tation, celle-ci n’apparaissant désormais que comme une vérité illusoire,
tout aussi illusoire que les savoirs qui prétendent en rendre compte, et
comme la seule vérité, la vérité dernière, l’essence même du monde.
Cette relation entre vérité et apparence inverse donc la relation classi-
quement entretenue par celles-ci dans le cadre du savoir classique : c’est
la vérité rationnelle, celle qui semble la plus accessible au sujet, qui
n’est ici qu’un faux-semblant, et c’est la vérité la plus obscure, celle
qui échappe à la rationalité, qui possède la seule validité ontologique.
18 Ceci veut dire que la Vérité est, par essence, cachée, dissimulée ; c’est
un secret et son régime de manifestation ne peut être que de l’ordre,
fragmentaire et fulgurant, de la révélation.
Or, quel est ce secret ; quelle est la nature de cette vérité nouménale
que Kant, prudemment, n’avait nommée que sous l’espèce négative d’un
« x » à jamais inconnaissable ? Schopenhauer, lequel, grâce à l’intuition
philosophique, possède la vraie connaissance métaphysique, peut nous
le révéler : l’essence du monde, ce qu’il appelle la Volonté, c’est cette
force qui a poussé et pousse le monde à l’existence, et qui se manifeste
particulièrement dans la Vie, dans ce vouloir-vivre (qui est un autre de
ses noms possibles) qui anime sur un mode forcené tous les existants :
« Tout regard jeté sur ce monde, dont l’explication est la tâche du philo-
sophe, nous atteste et nous confirme que la volonté de vivre, loin d’être
une personnification abstraite, ou même un mot vide de sens, est au
contraire la seule expression véritable de l’essence intime du monde.
Tout se presse et se pousse vers l’existence, autant que possible vers
l’existence organique, c’est-à-dire la vie […] la nature animale nous
témoigne donc manifestement que le vouloir-vivre est la note fonda-
mentale de notre être, sa seule propriété immuable et absolue 1. »
La Volonté, qui est donc la Vie, n’a qu’un seul but, intransitif,
1. La définition de la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » de Bichat
(XAVIER BICHAT, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, Béchet jeune et Gabon,
1822, p. 2) est partagée par Schopenhauer, grand lecteur des scientifiques de son temps, qui
soulignera cette parenté.
2. ARTHUR SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1078.
3. Ibid., p. 1331 (je souligne).
sexe : dans un double mouvement, dont se souviendront en particulier
Freud et Georges Bataille, il sexualise la métaphysique et il rend méta-
physique la sexualité.
Pour revenir à notre point de départ, celui des relations entre la repré-
sentation et ce qui la fonde, on obtient maintenant, si l’on suit Schopen-
hauer, le schéma suivant : il y a d’un côté ce qui nous est seul accessible,
ce qui se présente comme la surface des choses, la représentation, et
au-dessous, ce qui constitue son fondement, le sexe, soit ce qui permet
au monde d’exister et donc à la représentation d’apparaître.
Si nous revenons maintenant dans le champ artistique, qui constitue
le domaine par excellence des représentations 1, nous nous trouvons face
à la contradiction suivante : sous chaque représentation artistique, il y
20 a la vie, il y a le sexe ; le sexe, la « génération » pour reprendre le lexique
de Schopenhauer, constitue donc le fond latent, dissimulé de toute image,
leur secret. Mais ceci implique que cette vérité, ultime, dernière et première
tout à la fois, pour garder cette dimension métaphysique, doit absolument
rester cachée, dissimulée.
Appartenant au champ nouménal de la volonté, et non à l’ordre phéno-
ménal de la représentation, elle doit échapper à cette dernière 2. Ainsi,
le sexe, même s’il la fonde, ne peut être que le secret de l’image.
1. On notera que Foucault, reprenant le terme exact de Schopenhauer, qui est bien sûr un concept
classique, s’appuie sur son ambiguïté et la possibilité qu’il offre d’être élargi dans un sens artis-
tique, notamment dans l’utilisation « allégorique » d’une représentation artistique comme le tableau
de Vélasquez.
2. C’est pourquoi Schopenhauer, dans son esthétique, fait de la musique, art non représentatif,
le seul médium artistique qui exprime la Volonté, sans détour par la représentation, dont la fonc-
tion dans le champ de l’art consiste, à l’inverse, à la mettre entre parenthèse durant le bref instant
de la satisfaction esthétique.
consiste à envisager les théories […] comme ayant pour objet la coor-
dination des faits observés 1 ».
Qu’est-ce que cette philosophe, ce culte des « faits observés », si, quit-
tant le champ spéculatif, on l’applique littéralement à la représentation,
prise une nouvelle fois au sens strict, c’est-à-dire visuel du terme ? C’est
simple, c’est la photographie. Et, si l’on élargit la question en direction
de l’art, qu’est-ce que ce même positivisme appliqué à l’art, en parti-
culier la peinture ? C’est le réalisme. Photographie et réalisme pictural,
s’ils ne peuvent être confondus, sont des parents très proches, les enfants
du positivisme.
C’est ainsi que l’entend, et c’est maintenant lui que nous allons suivre,
Charles Baudelaire, contemporain de Schopenhauer et de Courbet.
Baudelaire, poète romantique, se situe bien sûr du côté des métaphysi- 21
1. AUGUSTE COMTE, Cours de philosophie positive (1830-1842), cité dans PIERRE MACHEREY,
Comte, la philosophie et les sciences, Paris, PUF, 1989, p. 7 (je souligne).
2. CHARLES BAUDELAIRE, « Salon de 1859 » in Écrits sur l’art, t. II, Paris, Gallimard /Librairie
générale française, 1971, p. 11 (je souligne).
3. Id. (je souligne).
de dépendre : le public. Ici, Baudelaire anticipe encore Duchamp et sa
formule canonique : ce sont les spectateurs qui font les tableaux.
Le peintre gâté (au double sens du terme) par son public vient combler
l’horizon d’attente de ce dernier, qui se confond avec sa demande de
bêtise, ce que Baudelaire appelle « la sottise de la multitude 1 ». Or, qu’est-
ce que cette bêtise sinon le positivisme appliqué à l’art ; le public est
bête, il est bête par ce qu’il est réaliste, positiviste, scientiste ; confon-
dant science et art, il applique à l’art les critères comtiens de la science,
l’amour du vrai objectif, le culte des faits observables, qui lui font oublier
tout amour du beau au profit du vrai : « Le goût exclusif du Vrai […]
opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il ne faudrait voir que le
Beau […] notre public ne cherche que le Vrai 2. » Son credo, le credo
22 de la bêtise esthétique, est le suivant : « Je crois à la nature et je ne crois
qu’à la nature […] Je crois que l’art est et ne peut être que la repro-
duction exacte de la nature […] Ainsi l’industrie qui nous donnerait un
résultat identique à la nature serait l’art absolu 3. »
Car malheureusement pour les poètes, les métaphysiciens, et les artistes,
la bêtise idéologique a trouvé son correspondant technologique : « Dans
ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua
pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester
de divin dans l’esprit français 4. » Un miracle technique ou une catas-
trophe esthétique, selon les points de vue, est advenu ; l’invention de la
photographie, ce médium quasi industriel assurant de parfaites repro-
ductions, vient asseoir le triomphe définitif de la bêtise artistique, la
victoire positiviste du vrai, soit le degré zéro de l’esthétique, dans la
représentation : « Puisque la photographie nous donne toutes les garan-
ties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est
la photographie 5. »
La conséquence de ce double asservissement, celui du public à son
idéologie naturaliste, et celui du peintre à son public, c’est le « désastre »
1. Ibid., p. 23.
2. Ibid., p. 19 (je souligne).
3. Ibid., p. 20.
4. Id.
5. Ibid., p. 21.
de l’art moderne : « De jour en jour l’art diminue le respect de lui-même,
se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en
plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit 1. »
Or, quel est ce peintre, qui non seulement « se prosterne devant la
réalité extérieure » mais revendique cet asservissement, autrement dit
se glorifie de son positivisme, c’est le peintre réaliste, et le plus repré-
sentatif d’entre eux, Gustave Courbet.
Courbet, qui fit le portrait de Baudelaire, et le représenta dans son
obscure et vaste allégorie du monde contemporain, est la quintessence
de la bêtise picturale, le héros du futur proverbe duchampien « bête
comme un peintre », celui qui se vautre dans « la trivialité positive 2 »,
celui qui ne décolle pas de la cellulite de son modèle, qui ne voit que
de la chair là où les académistes s’obstinent à deviner des nymphes, 23
celui qui aime tant la matière picturale qu’il peint comme un maçon,
préférant le couteau au pinceau.
Or, c’est ce « puissant ouvrier 3 », appartenant à la corporation des
« brutes très-adroites, de[s] purs manœuvres, des intelligences de village,
des cervelles de hameau 4 », qui va peindre ce tableau, ce détail qui n’est
pas ou plus un nu mais quelque chose comme le réalisme, le positi-
visme appliqué au nu, transformant ce dernier en pure pornographie.
La photographie, comme l’avait compris Baudelaire, qui y voyait le
triomphe de l’esprit « analytique » du peuple français 5, c’est donc la
philosophie positiviste appliquée à toute la réalité, à tout le réel, ce modèle
de vérité qui transforme le monde entier en Monde comme représenta-
tion, pour reprendre la terminologie de Schopenhauer. Tout rendre visible.
Tout transformer en « faits observables ». Le comble de cette mise en
visibilité du monde, qui n’a vocation à ne laisser aucun coin d’ombre,
aucune place pour le mystère, c’est celle qui s’attaque à l’immontrable,
c’est donc la photographie pornographique, et Baudelaire, dans le même
Nous pouvons maintenant tenter d’opérer une synthèse entre ces courants
idéologiques contradictoires mais solidaires, et montrer comment la dialec-
tique du montrer / cacher qui a constitué le destin historique de L’Origine
illustre l’alternative de ces deux pensées.
Pour cela, il suffit de revenir sur le tableau lui-même et de l’analyser
suivant ses divers composants.
Sémiotique de L’Origine
1. Ibid., p. 21.
eux aussi « réalistes » de Courbet, ne dissimule pas la « réalité » du médium
pictural 1. Nous sommes donc ici dans le registre de la plus extrême
visibilité, celle d’un tableau qui fonctionne selon la même idéologie du
« vrai » que la photographie mais qui pousse cet amour du vrai jusqu’à
montrer sa matérialité de tableau peint.
Sémantique de L’Origine
1. Contrairement aux « hyperréalistes » préraphaélites, selon Henri Zerner, dont la facture « lisse »
(imitant la non-matérialité de la surface photographique) aboutit à une « hallucination visuelle »
(HENRI ZERNER, « Le regard des artistes » in ALAIN CORBIN (s.l.d.), Histoire du corps, t. II, De
la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2005, p. 105-106).
2. La « troisième étape » serait la vision de l’intérieur du corps, des organes eux-mêmes, comme
ces cires anatomiques qui suscitaient l’immense curiosité des spectateurs – des spectateurs mascu-
lins, puisque leur vue est longtemps interdite aux femmes (cf. ALAIN CORBIN, « La rencontre des
corps» in ALAIN CORBIN (s.l.d.), Histoire du corps, op. cit., p. 207-208).
noté un autre contempteur du positivisme et principal disciple de
Schopenhauer, Friedrich Nietzsche, lequel, dans la préface du Gai Savoir,
assimile à son tour secret et sexe féminin : « Nous ne croyons plus que
la vérité reste vérité sans ses voiles […] Nous faisons maintenant une
question de décence de ne pas vouloir tout voir nu […] On devrait honorer
davantage la pudeur que met la nature à se cacher derrière l’énigme et
les incertitudes. Peut-être la nature est-elle une femme qui a ses raisons
pour ne pas laisser voir ses raisons ? peut-être son nom, pour parler grec,
est-il Baubô 1 ! »
Mais, on l’a vu donc avec Schopenhauer, le sexe (au double sens,
général et particulier du terme) n’est pas n’importe quel « objet », comme
le prétend le regard scientiste, réaliste, c’est aussi le lieu névralgique du
26 sujet, celui par lequel il échappe à son individuation pour rejoindre le
cycle du vivant et participer au « secret métaphysique », qui constitue la
vérité dernière de ce réel que le « réalisme » prétend réduire à son statut
phénoménal. L’équivalence qui court tout le siècle, et bien au-delà, entre
l’art et la vie et donc le sexe, se transforme ici en une proposition figu-
rative qui en constitue alors un condensé fulgurant. Il y avait un secret
derrière toutes les représentations, tous les tableaux, tous les nus, ce
secret c’était cela, et il est enfin révélé, manifesté. Il brûle les yeux.
Cette interprétation métaphysique qui vient contredire la neutralité du
regard objectif, est bien sûr confirmée et amplifiée par le titre. Peu importe
qui l’a donné, les historiens pourront un jour peut-être nous éclairer sur
ce point, reste qu’il figure aux côtés du tableau montré au musée d’Orsay
et que l’image et sa légende forment un couple inséparable. Si on l’ana-
lyse d’un point de vue rhétorique, le couple titre / tableau nous met en
présence d’une double synecdoque dont le fonctionnement est le suivant :
– du côté de l’image, le « détail » anatomique fonctionne selon le
principe d’une synecdoque généralisante, allant de la « partie » au tout,
le « gros plan » évoquant ici la totalité d’un corps absent, hors-champ ;
– du côté du texte (dans sa relation à l’image), la relation peut égale-
ment être caractérisée comme un passage de la partie au tout, mais cette
1. FRIEDRICH NIETZSCHE, Le Gai Savoir (1883-1887), trad. Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard,
« Idées », 1966, p. 15.
fois sur le mode le plus généralisant qui soit puisque ce « tout » invoqué
est la totalité quand elle est pensée sur le mode abstrait, le « monde »
lui-même, comme englobant terminal, comme synecdoque hyper-
bolique et ultime.
Quant à l’autre terme de la proposition, « l’origine », il fonctionne
lui aussi sur un mode métonymique puisqu’il renvoie, cette fois, dans
le temps, à l’idée, vertigineusement abstraite, d’un commencement
absolu. Selon l’épistémè propre au siècle, sont associées ici une défi-
nition de l’être dans sa globalité, « le monde », à une mise en perspec-
tive temporelle de cette définition. Ainsi, grâce au discours, ce fragment
anatomique non seulement symbolise la totalité de ce qui est mais il
renvoie à ce qui a été, à l’événement qui aurait fondé temporellement
cette totalité, L’Origine 1. 27
1. Cette association de la temporalité à l’ontologie – il suffit de penser à Hegel – est une des
modalités caractérisant l’épistémè du XIXe siècle selon Foucault.
associe donc le plus singulier au plus universel, la part la plus intime
du corps propre à ce qui le dépasse, puisqu’elle l’inscrit dans la logique
transcendante de l’espèce, jusqu’à son amplification dans la transcen-
dance de la question philosophique par excellence, celle qui interroge
la nature et l’origine de ce qui est, cette même figure, qu’on peut lire
dans les deux sens, constitue l’ossature rhétorique du Monde comme
volonté et comme représentation, sa structure formelle et conceptuelle,
qui est donc comme condensée ici.
Ce petit tableau et son titre parlent et disent, dans la langue scho-
penhauerienne : à l’origine de tout, il y a le désir, et à l’origine du désir,
il y a ça, un sexe de femme et ce sexe qui fascine les hommes au-delà
de toute raison n’est qu’une ruse de l’espèce pour se reproduire à travers
28 les individus et une ruse encore plus vaste de la vie elle-même, de la
volonté pour perdurer et faire durer le monde 1.
Dispositif de L’Origine
1. Ce point de vue est évidemment et exclusivement masculin et explique, puisque pour Schopenhauer
la vie ne vaut pas d’être vécue, la célèbre misogynie de ce dernier qui, aussi conventionnelle soit-
elle en regard de son siècle (l’un des plus répressifs en ce domaine), doit être pensée selon une
nécessité fondamentalement métaphysique.
Selon un autre point de vue, le jeu du cache d’abord présent puis ôté à
volonté, répéterait en quelque sorte la mise à nu érotique qui précède
l’acte réel. Le « déshabillage » du tableau mimerait ainsi l’effeuillage
fantasmé du modèle.
J’y vois quant à moi, selon l’interprétation que je défends, une confir-
mation de la dimension métaphysique qui a donné tout son sens à cette
œuvre, lui assurant un statut symbolique qui exige en quelque sorte ce
jeu autour de la monstration. Dans cette perspective, le cache n’est seule-
ment un jouet érotique mais il fonctionne comme un véritable opéra-
teur philosophique qui avait pour mission de faire passer l’œuvre de
son statut « positiviste », celui qui constitue son statut phénoménal mani-
feste, à l’autre dimension qui forme sa vérité occulte. Du point de vue
métaphysique, ce cache obéissait donc à une impérieuse nécessité. 29
Le destin du tableau
1. GEORGES BATAILLE, Madame Edwarda (1941) in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard,
1971, p. 20-21.
2. THIERRY SAVATIER, L’Origine du monde. Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris,
Bartillat, 2006.
c’est-à-dire se situer dans le paradoxe visuel d’une visibilité invisible,
mais sur un mode superlatif, son destin l’a obligé à aller plus loin encore,
à s’accomplir dans le comble du caché, c’est-à-dire la disparition. Cette
disparition, réelle ou fantasmée, accidentelle ou programmée, selon les
aléas de l’histoire, obéit à sa destinée métaphysique ; en disparaissant,
il n’aura fait que suivre cette obligation de rester invisible, comme est
dissimulée la puissance occulte qu’est la Volonté pour Schopenhauer,
ou l’inconscient pour les freudiens.
Pour résumer, je dirai que l’aventure de l’Origine, la suite de ses rocam-
bolesques tribulations, a suivi et symbolisé celle de la métaphysique du
sexe, celle de la croyance en la définition transcendante du sexe ; tant
qu’a vécu cette idéologie, laquelle, en particulier grâce à la psychana-
lyse, s’est maintenue durant plus d’un siècle, le tableau, qui en était en 31
1. On sait maintenant, grâce à Thierry Savatier, qu’il s’agit d’une photographie du « deuxième
tableau », cette « Origine » peut-être réalisée par Magritte.
2. JEAN BAUDRILLARD, « La scène et l’obscène », Art Press, n°59, mai 1982, p. 14.
que le visible : il n’y a plus de scène de l’obscène, il n’y a plus que la
dilatation de la visibilité de toutes choses jusqu’à l’extase. L’obscène
est la fin de toute scène 1. »
Cette « fin de toute scène », cette perte du mystère qui seul serait fonda-
teur de sens, au profit de la tyrannie sans reste du visible, c’est exacte-
ment le reproche que faisait naguère Baudelaire à l’art et à l’idéologie
de son temps. Prophète du XXIe siècle, Baudrillard rejoint ici cette tradi-
tion romantique antipositiviste, représentée aussi bien, comme on l’a
vu plus haut, par Baudelaire, dans sa critique de la tyrannie du réalisme
visuel, que par Nietzsche, dans sa critique du voyeurisme scientiste.
Pour Baudrillard, dont la critique du signe s’origine dans des réfé-
rences batailliennes 2, cette hypervisibilité imposée au réel pend une
dimension qu’on ne peut qualifier que d’ontologique, car il s’agit d’une 33
1. Id.
2. Comme en témoignent explicitement son livre L’Échange symbolique et la Mort (Paris, Gallimard,
1975) et toute son entreprise critique du signe, du sémiologique, qu’il oppose alors au symbo-
lique (bataillien) dans tous ses ouvrages et articles de cette période – en particulier Critique de
l’économie politique du signe (Paris, Gallimard, 1972).
3. JEAN BAUDRILLARD, « La scène et l’obscène », loc. cit., p. 14 (je souligne).
secret : « Si toutes les énigmes sont résolues, les étoiles s’éteignent. Si
tout le secret est rendu au visible, et plus qu’au visible, à l’évidence
obscène, si toute illusion est rendue à la transparence, alors les fleuves
s’arrêtent et le ciel devient indifférent à la terre 1. »
On le voit, si Baudrillard ne parle pas explicitement du tableau de
Courbet, qui à l’époque, se trouvait encore doublement caché, en premier
lieu par le tableau de Masson qui continuait à le dissimuler chez la veuve
de Lacan et deuxièmement par son double, ce « faux » dont Art Press
avait fait sa couverture, il décrit exactement, avec quelques années
d’avance, aussi bien son dévoilement ultime que sa situation actuelle,
sa totale surexposition.
L’ambivalence de l’œuvre, issue de la confiance scientiste en l’objec-
34 tivité, mais qui voyait cette dernière en quelque sorte compensée par le
caractère encore scabreux de son « sujet » relevant quant à lui d’une
dimension métaphysique et qui exigeait donc sa paradoxale occulta-
tion, cette ambivalence est ici détruite au profit d’une monovalence
dépourvu d’ambiguïté.
Seule demeure cette pure monstration que Baudrillard appelle para-
doxalement « obscénité » ; au discours, celui de Bataille, explicitant
la métaphysique sexuelle de Schopenhauer, qui disait : « l’obscénité »,
c’est-à-dire le sexe comme révélation, est la clé du mystère du monde,
se substitue le discours qui dit à présent : l’obscénité c’est à l’inverse
l’absence de tout mystère, la transparence absolue du signe, la fin du
monde comme mystère.
C’est exactement ce que réalise l’accrochage actuel : à une œuvre
« réaliste » qui montre de façon réaliste un morceau d’anatomie corres-
pond maintenant un accrochage, lui aussi parfaitement objectif, trans-
parent. Ainsi, paradoxalement, c’est en se dépouillant de tout caractère
sexuel, celui-ci étant assimilé au mystère, en perdant toute obscénité,
que L’Origine du monde peut devenir totalement obscène, au sens
baudrillardien du terme.
Ce renversement idéologique, homologue au renversement opéré par
l’accrochage, appelle plusieurs commentaires :
1. Id.
Premièrement, il marque précisément la fin de cette métaphysique
du sexe, cette idéologie qui s’éteint avec la fin des derniers proprié-
taires de l’œuvre, et dont le discours de Baudrillard est, historiquement
et idéologiquement, exemplaire. Car Baudrillard, comme tout dans son
vocabulaire et le ton exalté de ses propos le confirme, est fondamenta-
lement un lecteur et un disciple de Georges Bataille 1. C’est au sens
strict, un post-bataillien, un bataillien déçu, qui, à son corps défendant,
s’est vu le contemporain à la fois de l’extension sans précédent des
supports médiatiques et de la diffusion industrielle de l’imagerie porno-
graphique (il suffit de penser à Internet) et qui a assisté en direct à ce
qu’on pourrait appeler la sécularisation de l’obscénité que toute l’œuvre
de Bataille et de ses nombreux disciples ou suiveurs 2 avait fait en sorte
de sacraliser. 35
1. Comme, par exemple, celle qui étale dans l’espace tous les panneaux articulés des polyptiques,
(il suffit de penser à la présentation actuelle du retable de L’Agneau mystique des frères Van Eyck
à Gand).
Emmanuel Pernoud
NATURE NATURANTE :
VISIONS DE LA MATRICE DANS LE NATURALISME * 37
* Cet article reprend, avec des modifications, un chapitre de mon ouvrage L’Enfant obscur. Peinture,
éducation, naturalisme (Paris, Hazan, 2007).
1. ÉMILE ZOLA, L’Œuvre (1886), préface de Bruno Foucart, édition établie et annotée par Henri
Mitterand, Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 222.
2. ALAIN REY (s.l.d.), Dictionnaire historique de la langue française, t. II, Paris, Le Robert, 2000,
p. 1406.
notable. Pour évoquer ces représentations de la matrice fécondante, de
l’utérus comme « origine du monde », je prendrai deux repères chrono-
logiques, L’Amour de Michelet en 1858 et La Joie de vivre de Zola, en
1884, dates entre lesquelles prend place le tableau de Courbet. Mais
avant d’aborder les représentations littéraires, je voudrais parler des
représentations médicales.
La circonscription de la matrice
il a fait plus, il a donné à tous les animaux une tendresse naturelle qui
leur fait aimer leurs petits, les couver, les défendre, les allaiter, et leur
apporter de quoi les nourrir, jusqu’à ce qu’ils soient en état d’en aller
chercher eux-mêmes 1. »
L’obstétrique du XIXe siècle est quasiment muette sur de tels sujets :
elle est exclusivement anatomique, physiologique et pathologique, et
si elle ne les écarte pas explicitement, elle observe un silence pudique
– parfois infléchi par quelque métaphore voilée – sur le corps amou-
reux : tout se passe comme si le désir ne saurait plus compter désor-
mais au rang des causes premières de la génération – génération dont
on se refuse à faire remonter le commentaire et la description au-delà
de la fécondation de l’ovule. La fécondation, lit-on dans un traité de
1837, est « la faculté que l’homme communique à la femme pour sa
reproduction, ou l’action qui unit les deux germes et les vivifie ». La
génération, elle, « est le résultat du rapprochement des deux sexes ou
la création des germes » 2.
Le discours obstétrical du XIXe siècle se refroidit en même temps
qu’il se spécialise. Il ne se concentre sur le phénomène de la conception
1. PIERRE DIONIS, Traité général des accouchemens, qui instruit de tout ce qu’il faut faire pour
être habile accoucheur, Paris, C.-M. d’Houry, 1718, p. 55.
2. JEAN MESPEC, Obstétrique ou Cours élémentaire d’accouchemens, sous forme de catéchisme,
à l’usage des élèves sages-femmes, Pau, imprimerie Vignancour, 1837, p. 44-45.
que pour mieux dissocier ce dernier de ce qui l’a précédé et de ce qui
lui succède. Il n’est jamais aussi pudibond qu’en ne parlant que du corps
exclusivement. Sans doute faut-il raccorder cette prose mécaniste et désin-
carnée du sort que le XIXe siècle fait subir à l’orgasme en le déclarant
inutile à la conception, comme Thomas Laqueur l’avance dans La Fabrique
du sexe 1. Toujours en suivant Laqueur, lorsqu’il montre, exemples à
l’appui, comment les planches anatomiques reflètent non le corps mais
un regard sur le corps historiquement défini, on pourra établir un lien
entre cette vision purement fonctionnaliste et des planches obstétricales
qui détourent le ventre ouvert et le collent sur le blanc d’un monde vide,
comme l’intérieur d’une machinerie fonctionnant en vase clos.
Dans les images des XVe, XVIe et XVIIe siècles, l’utérus est montré
40 dans la totalité d’un corps. Il apparaît rarement circonscrit, séparé du
corps de la femme, comme il en ira dans les illustrations obstétricales
au XVIIIe siècle et plus encore au XIXe siècle. Certes, on trouve des images,
tel le fameux dessin de Léonard, qui ciblent le fœtus dans la matrice,
mais c’est alors une totalité qui nous est montrée, un microcosme, un
monde dans un monde. A contrario, dans les planches qui accompa-
gnent le fameux traité de William Hunter (1774), annonçant par sa préci-
sion les planches obstétricales du XIXe siècle, nous sommes en présence
d’un fragment qui se donne comme tel, fragment qui met en exergue
la chirurgie du regard s’appliquant au corps de la femme et détachant
l’utérus comme organe.
Cette autarcie du corps gravide, tel que le décrit et l’illustre le traité
obstétrical, s’accompagne d’une révélation de la césure grandissante
qui s’instaure entre le corps et son fruit – césure physiologiquement
nécessaire, au terme de laquelle, le fœtus devenu locataire encombrant
est expulsé par les contractions utérines.
1. THOMAS LAQUEUR, La Fabrique du sexe (1990), trad. Michel Gautier, Paris, Gallimard, 1992.
utérines sont involontaires, c’est-à-dire que la parturiente ne peut
ni les faire naître, ni les suspendre, ni les accélérer, ni les ralentir ;
en un mot, elle ne peut les modifier en aucune façon et se trouve
forcée de les subir telles qu’elles se manifestent 1.
L’œuf vivant, tant qu’il n’est pas arrivé à sa maturité, doit être
considéré comme l’antagoniste naturel de l’utérus ; il s’accroît
Michelet et le sanctuaire
1. JEAN-MARIE JACQUEMIER, Manuel des accouchements et des maladies des femmes grosses
et accouchées, contenant les soins à donner aux nouveaux-nés, t. I, Paris, Germer Baillière, 1846,
p. 187.
2. JEAN-LOUIS CABANÈS, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Paris,
Klincksieck, 1991, p. 319.
mais d’une imagerie interdite aux regards, cumulant la confidentialité
de la science et l’indécence morale. Michelet s’étend longuement sur
la représentation de la matrice après l’accouchement. Je me propose
d’en livrer un extrait qui mérite attention compte tenu du succès consi-
dérable de L’Amour, ouvrage qui atteint un tirage de 55 000 exemplaires
au bout de cinq mois.
Quiconque n’a pas été endurci, blasé sur ces tristes spectacles,
est à peine maître de lui, en voyant la peinture exacte de la matrice,
après l’accouchement. Une douleur frémissante saisit et fait froid
à l’épine… L’irritation prodigieuse de l’organe, le torrent trouble
qui exsude si cruellement de la ravine dévastée, oh ! quelle épou-
vante !… on recule… Ce fut mon impression quand cet objet
vraiment terrible m’apparut la première fois dans les planches 43
1. JULES MICHELET, L’Amour (1858) in Œuvres complètes, t. XVII, 1858-1860, Paris, Flammarion,
1985, p. 131.
À propos du livre de Michelet, un critique écrira : « On se demande
tantôt si c’est une suite au Cantique des Cantiques, et tantôt si l’on est
dans une salle de dissection 1. » De fait, Michelet sacralise la matrice –
« sanctuaire de la grâce » – parce qu’elle renferme le « mystère de la
vie » : c’est par elle que le vivant se perpétue, c’est dans sa cavité que
la Nature prend sa source. Les métaphores de Michelet pour parler de
la matrice au moment de l’accouchement – torrent, ravine – ne sont pas
seulement des images poétiques : elles manifestent la solidarité vitale
entre l’organe de la génération et le monde. Toujours dans L’Amour,
Michelet pousse plus avant encore le rapport lorsqu’il établira un lien
de causalité entre le temps de la nature, les saisons, et le moment de la
conception, d’une façon qui annonce La Terre de Zola :
44
L’amour de l’homme se produit beaucoup trop le soir, dans
l’excitation très basse que laisse un copieux banquet, spéciale-
ment à la suite des fêtes d’automne et d’hiver, quand les récoltes
sont rentrées, greniers pleins et vendanges faites. De là ces concep-
tions si nombreuses des mois d’hiver infligées indignement, sans
amour, à la femme soumise et non consultée. Elle, au contraire,
si parfois elle ressent la douce étincelle, c’est aux heures sobres
et poétiques, aux tendres réveils, au matin, au printemps surtout,
quand Dieu veut qu’on aime, et qu’un souffle légitime de cette
fécondité qui est le devoir de la nature ranime la femme et la fleur 2.
1. Id.
2. Ibid., p. 1100.
3. Ibid., p. 1096.
4. Ibid., p. 1100.
érige cette barbarie primitive en gisement inaltérable, ne demandant qu’à
revenir en surface. L’homme n’est jamais quitte de son naufrage natal :
son existence en est la répétition au travers de déchirures infimes ou
béantes (comme on le voit, par exemple, dans Germinie Lacerteux des
Goncourt, où l’héroïne ne « naît » jamais vraiment et ne réussit pas plus
à donner naissance). Il est difficile, en somme, de trouver une esthé-
tique dite scientifique – et qui le dit elle-même, qui s’affiche comme la
littérature du présent et de l’avenir, au moins sous la plume de Zola –
qui s’avère davantage hantée par une fatalité sans nom et sans auteur,
par une prédestination vitale, immanente, bien plus terrible que la divine.
Tout en s’autorisant de la science, tout en invoquant la modernité d’un
regard clinique et dégagé du mensonge romantique, le roman naturaliste
48 hausse l’enfantement au drame archaïque d’un corps dépassé par des
forces inconnues qui, de cosmiques ou magiques, deviennent vitalistes,
par un infini qui, de projeté dans le surnaturel, est ramené à la nature.
Le naturalisme s’empare de la science pour redonner corps aux mythes,
ce qui ne paraît jamais aussi vrai que dans sa lecture de l’engendre-
ment, lecture que la mentalité préscientifique traverse de part en part,
qu’elle soit habillée ou non dans le discours médical.
En lisant la somme que Jacques Gélis a consacrée aux traditions qui
entourent la naissance, dans le monde rural en Occident 1, on pourra
d’ailleurs vérifier à quel point des rites et des croyances ancestrales permet-
tent à Zola et à Maupassant de ré-archaïser le moderne sous des mots
autres, ou parfois les mêmes, comme si la science ne faisait que retrouver
un immémorial savoir du corps, de la Terre, des astres, du cycle des
saisons, comme si conquérir la Nature c’était se condamner à la décou-
vrir toujours plus forte que soi-même.
Jacques Gélis a notamment montré comment la pensée traditionnelle
perçoit l’enfantement comme un rendez-vous périlleux entre l’homme
et les forces qui le dépassent, actions des astres, des morts, des fées,
travail de la nature pour se perpétuer. La mère n’enfante jamais seule :
c’est le monde qui s’enfante en elle, un monde qui vient de bien plus
1. JACQUES GÉLIS, L’Arbre et le Fruit. La naissance dans l’Occident moderne, XVIe-XXe siècle,
Paris, Fayard, 1984.
loin et de bien plus haut que sa destinée particulière, un monde dont il
faut connaître les lois secrètes pour que la naissance se déroule au mieux.
« S’il était des lieux, il était aussi des temps pour concevoir ; et puisque
la nature était profondément soumise aux forces du cosmos, il fallait
savoir profiter des moments favorables 1 ».
Mais c’est surtout par le biais de la théorie héréditaire que le natu-
ralisme réactive un fond de croyance à la transmission des dérèglements :
les tarés et les désaxés sont la version moderne, munis d’un certificat
scientifique – ou prétendu tel – des monstruosités que la pensée tradi-
tionnelle imputait aux fautes de leurs géniteurs, comme cette « chienne »
mise au monde par une femme dont le seul tort fut d’avoir copulé « comme
les bêtes le font » 2. La tératologie naturaliste se montre digne héritière
des traditions populaires où le lexique de l’infirmité et de l’anomalie 49
1. Ibid., p. 103.
2. Ibid., p. 120.
3. Ibid., p. 458 et sq.
4. Ibid., p. 480-482.
moderne, dans son objectivité de facture, dans la façon dont elle « cible »
son sujet à la manière d’une planche anatomique, et par ailleurs conçue
comme un véritable « morceau de nature ») n’a pas quelque chose à voir
avec ces noces de l’obstétrique et du mythe, de la pensée moderne et
de la pensée traditionnelle, qui court de Michelet à Zola.
Didier Ottinger
L’eau et le feu. Comment une œuvre surréaliste a-t-elle fini par occulter
le manifeste du réalisme pictural ? Quels aléas de l’histoire ont conduit
à associer le nom d’André Masson à celui de Gustave Courbet, à faire
d’un panneau aux relents littéraires et mythologiques le cache destiné
à dissimuler L’Origine du monde ?
1. Récit rapporté par BERNARD TEYSSÈDRE, Le Roman de L’Origine, Paris, Gallimard, « L’Infini »,
2007 (1996), p. 230.
2. Ibid., p. 236.
3. Id.
vers un petit bâtiment séparé de la maison où se trouvait l’atelier de
Lacan. Dora me souffla : “Il va nous montrer son Courbet.” […] Effec-
tivement, Lacan s’adressant quasiment à moi pour la première fois, dit :
“Maintenant, je vais vous montrer quelque chose d’extraordinaire.” 1. »
Qui d’autre qu’André Masson pouvait concevoir ce nouveau panneau ?
Le peintre avait été à l’origine de l’acquisition du tableau par Lacan.
Sa connaissance fine de l’œuvre de Courbet faisait de lui un interve-
nant tout indiqué pour la « restauration » à mener. À ses compétences
objectives s’ajoutait l’amitié qui l’unissait à Lacan. Depuis 1938, Jacques
Lacan et Sylvia (alors Bataille) avait une liaison amoureuse, qui avait
trouvé sa conclusion légale par un mariage célébré le 17 juillet 1953.
Sylvia avait pour sœur Rose Maklès, épousée par André Masson en
décembre 1934. Au début de la seconde guerre mondiale, Sylvia héberge 53
1. ANDRÉ MASSON, Mythologie d’André Masson, conçue, présentée et ordonnée par Jean-Paul
Clébert, Genève, Pierre Cailler, 1971, p. 79.
2. BERNARD TEYSSÈDRE, Le Roman de L’Origine, op. cit., p. 242.
3. ANDRÉ MASSON, Mythologie d’André Masson, op. cit., p. 22.
dans les courbes d’un nu féminin, les formes du Jardin de France, celle
qu’a entrevue Masson sous les tropiques, peignant Antille (1943) : « cette
peau de femme [qui] est femme, mais aussi volcan, constellation qui
respire au plus haut de la voûte céleste qui […] sous le miroir de la femme
nue découvre une galaxie emportée dans sa course aveugle 1 ». Une image
cosmique de la féminité à laquelle André Breton a donné les traits de
la fée Mélusine : « Sa torsade éblouissante enserre maintenant par trois
fois une colline boisée qui ondule par vagues selon une partition dont
tous les accords se répercutent sur ceux de la capucine en fleurs 2. »
C’est la femme privée de son assiette humaine, prisonnière de ses
racines mouvantes tant qu’on veut, mais aussi par elles en communi-
cation providentielle avec les forces élémentaires de la nature 3. » Pour
60 Masson, en 1955, c’est Mélusine qui renaît.
1. HUBERT JUIN, André Masson. Le musée de poche, Paris, Georges Fall, 1963, p. 77.
2. ANDRÉ BRETON, Arcane 17 (1947), Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 63.
3. Ibid., p. 69.
4. JEAN CLAIR (s.l.d.), Marcel Duchamp, catalogue de l’exposition, Paris, musée national d’Art
moderne, t. II, p. 139.
5. BERNARD TEYSSÈDRE, Le Roman de L’Origine, op. cit., p. 217.
6. Id.
lant l’œuvre de Courbet lorsqu’il a entrepris, après 1965, de dissimuler
sa propre image obscène derrière la porte d’une grange ? Qu’a pu penser
Duchamp de l’interprétation cosmogonique de l’œuvre de Courbet
suggérée par André Masson ?
Une question aussi saugrenue suppose un détour par les salles
d’exposition du Centre Pompidou. De mai à août 2007, le lauréat du
prix Marcel Duchamp, Philippe Mayaux, y livrait une exégèse singu-
lière d’Étant donnés. Sa version de l’œuvre de Duchamp s’intitulait À mort
l’infini. Comme à Philadelphie, ses spectateurs étaient invités à décou-
vrir l’œuvre au travers d’un œilleton. Ce qu’ils découvraient alors n’était
autre que le Big Bang, soit l’image reconstituée de… L’Origine du monde.
L’exégèse de Philippe Mayaux (peintre d’un polyptique intitulé Les Quatre
Z’éléments : air, eau, feu, pierre, 1997-1998) en autorise une autre.
Concernant sa forme et son sens, Étant donnés ne devrait-il pas plus
au cache de Masson qu’à L’Origine du monde ? Une telle hypothèse
nous inviterait à rechercher dans l’œuvre de Philadelphie la trace des
quatre éléments. Le feu, dans le brûleur d’un bec Auer ? L’eau, tombant
d’une cascade ? La terre, symbolisée par un fagot de branchages ? Et
l’air, au-dessus de tout ça, dans l’azur d’un ciel pur.
Fabrice Flahutez
1. André Masson avait acheté un paysage à l’huile attribué à Courbet, qui s’avéra n’en être pas
un, et un dessin au crayon représentant un arbre devant une ferme. Ces œuvres sont toujours la
propriété de la famille Masson. Ces achats montrent de toute évidence la fascination qu’exerçait
le peintre sur Masson.
2. Hans Bellmer a illustré l’ouvrage de MYONA – alias Salomo Friedländer – Das Eisenbahnglück
oder der AntiFreud (Berlin, Elena Gottschalk, 1925). Le dessin en question et toutes les illus-
trations de ce texte sont rassemblées sur : http://sites.google.com/site/bataillemassoncourbet.
3. En Avril 1942, Georges Bataille atteint de tuberculose pulmonaire doit quitter son emploi à la
Bibliothèque nationale.
Ce texte devait être publié sous pseudonyme et en lien avec un autre
texte : La Tombe de Louis XXX 1 qui ne verra jamais le jour. Le Mort
ne trouve finalement un éditeur que vingt ans plus tard 2, deux ans après
la disparition de son auteur et sans La Tombe qui devait conférer à l’en-
semble la dimension d’un diptyque. Conformément à la volonté de Bataille
dès 1944, Le Mort sera illustré par André Masson 3 et c’est le dernier
livre de Bataille illustré par l’artiste surréaliste après Histoire de l’œil
(1928), L’Anus solaire (1931) et Sacrifice (1936). On sait combien Georges
Bataille voyait en Masson et en Bellmer aussi des artistes complices de
sa pensée. « C’est important parce que tu es à mon sens, écrit Bataille
à Masson en 1944-1945, le mieux armé pour faire de très beaux livres
(pour ne pas dire plus) et qu’il est désolant, stupide, que cela n’ait pas
64 encore eu de conséquences dans l’ordre réel 4. » Masson écrit aussi en
1945 vouloir « exprimer avec les moyens de la peinture : les rapports
intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies 5 ».
En 1955, lorsque Jacques Lacan achète le célèbre tableau de Courbet,
on pourrait dire qu’il s’agit d’une rencontre patiemment attendue avec
1. GEORGES BATAILLE, La Tombe de Louis XXX in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard,
1970, p. 151-168.
2. GEORGES BATAILLE, Le Mort, avec neuf gravures à l’eau forte et aquatinte d’André Masson,
Paris, Au vent d’Arles, 1964, réédité dans GEORGES BATAILLE, Romans et récits, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 373-432. Au sujet des illustrations, voir LAWRENCE
SAPHIRE et PATRICK CRAMER, André Masson. Catalogue raisonné des livres illustrés, Genève,
P. Cramer, 1994. André Masson confie à Aldo Crommelynck le soin d’imprimer les planches. Aldo
Crommelynck, taille-doucier, est formé dès 17 ans chez Roger Lacourière, il réalise remarquable-
ment la technique de l’aquatinte, ce qui le place parmi les maîtres de l’estampe en couleur. Dans
son atelier ouvert en 1953, il travaille avec Picasso, Giacometti, Braque, Hamilton, Masson, etc.
3. À l’origine, La Tombe de Louis XXX devait être illustré par Hans Bellmer. Georges Bataille devait
ainsi offrir à ses deux illustrateurs « fétiches » la possibilité de se rencontrer sur un même projet.
En ce qui concerne le frontispice demandé à Bellmer, on pourrait émettre l’hypothèse que les
essais de lithographies qu’il imprime à compte d’auteur en quelques exemplaires auraient pu être
destinés au texte de Bataille. Il s’agirait alors des lithographies n° 12, 13 ou 14 répertoriées dans
notre ouvrage Catalogue raisonné des estampes de Hans Bellmer, 1938-1975 (Paris, Les Nouvelles
Éditions Doubleff, 1999), cette technique étant d’ailleurs une parenthèse dans l’œuvre gravé de
Hans Bellmer.
4. Lettre de Georges Bataille à André Masson, hiver 1944-1945 in GEORGES BATAILLE, Choix
de lettres (1917-1962), édition établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard,
« Les cahiers de la NRF », 1997, p. 234.
5. ANDRÉ MASSON, manuscrit inédit, vers 1945, Getty Research Institute, n° 860210, boîte 1,
code 33125008289718.
la série des Massacres de Masson et les écrits érotiques de Bataille
dont beaucoup circulent sous le manteau. La peinture de Courbet séduit
André Masson depuis longtemps au point qu’il soit cité de nombreuses
fois dans ses écrits et dans sa correspondance avec Bataille. Pompiers
courant à un incendie 1 est un sommet selon André Masson, car Courbet
est le peintre qui fait « allusion directement à des êtres de chair et de
sang 2 ». Les jambes, les bras et la tête sont absents dans L’Origine
du monde et pourtant c’est ce que réclame l’esprit au sens ducham-
pien du terme. En effet, qui est véritablement cette femme ? quelle
est son histoire ? qu’a-t-elle fait ? que devient-elle ? d’où vient-elle ?
Toute l’histoire de la peinture surréaliste aura été à sa manière une
quête vers ce qui n’apparaît pas, vers l’obscurité du labyrinthe. On
ne s’étonnera donc point qu’une telle image ait pu rencontrer le goût 65
1. GUSTAVE COURBET, Pompiers courant à un incendie, 1850-1851, huile sur toile, 388 x 580 cm,
Paris, musée du Petit Palais.
2. Voir ANDRÉ MASSON, « Peinture tragique » (1945) in Le Rebelle du surréalisme. Écrits, antho-
logie établie par Françoise Levaillant, Paris, Hermann, 1994, p. 120.
3. Jacques Lacan est le second mari de Sylvia Bataille tandis qu’André Masson est son beau-
frère. Pour plus de précision, voir la biographie d’André Masson établie par Camille Morando dans
le catalogue raisonné des peintures d’André Masson (t. I, 1896-1941, Lausanne, Acatos, 2010).
4. Sur la genèse de cet ouvrage voir FRANÇOISE LEVAILLANT, André Masson, les années surréa-
listes. Correspondance 1916-1942, Paris, La Manufacture, 1990, p. 483 et 557-559.
5. ANDRÉ BRETON, « Le merveilleux contre le mystère » (1936) in Œuvres complètes, t. III, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 653-658.
Le cache de Masson est donc un masque 1 soumis aux régimes de la
coïncidence, qui brillent de la lumière même du télescopage, métaphore
bien entendu de la monstration qui rend visible, qui donne l’existence
aux choses. Avec les illustrations du Mort en 1964, le peintre va plus
loin puisqu’il produit des images qui sortiront le buste de Courbet de
son rôle de motif pour l’inscrire dans un système discursif. Ainsi, Masson
fait basculer, par un jeu de surenchère des images, le motif de L’Origine
du monde pour qu’il devienne un sujet en peinture 2. Il y a sujet parce
qu’à nouveau, ce nu devient l’enjeu d’une histoire, au sens narratif du
terme, celle de Marie et d’Édouard contée par Bataille. L’ascendance
de Duchamp dans de telles considérations n’est pas fortuite à cette
époque et nous est révélée par l’analyse que fait Matta de La Mariée
66 en 1944 : « Les principes essentiels de la conscience humaine ne peuvent
être saisis que si nous abandonnons l’attitude psychologique de conce-
voir l’image comme chose ou objet pétrifié ; et si nous appuyons la
vision externe, qui est rarement liée à la perception. L’image n’est pas
une chose. C’est un acte qui doit être accompli par le spectateur. Afin
d’être entièrement conscient du phénomène qui avant toute chose accom-
plit l’acte de la perception dynamique. […] Marcel Duchamp a été le
premier à peindre l’image intrinsèquement, de façon à ce que cet acte
s’accomplisse dans une partie de la conscience du spectateur. Avant
ceci, l’artiste parlait et le spectateur écoutait, parce qu’il n’avait pas été
invité pour accomplir l’œuvre d’art par un acte conscient. C’était un
rapport – maintenant c’est un dialogue 3 ! »
C’est sur ce chemin que se situe André Masson lorsqu’il utilise
L’Origine du monde en 1964 pour en faire « un acte qui doit être accompli
1. Il faudrait s’interroger sur l’origine de ce mot qui accompagne toutes les descriptions. Nous
utiliserons le terme de « masque » qui renouvelle le sens du dispositif. Masson était alors aux côtés
de Claude Lévi-Strauss lorsque celui-ci écrit, en 1943, aux États-Unis, un article qui sera repris
sous le titre de « La voix des masques ».
2. Le tableau de Courbet est un format 10F (c’est-à-dire une format portrait de 55 x 46 cm). Le
châssis a subi une rotation de 90 degrés pour pouvoir être considéré comme un faux format paysage.
Il y a ambiguïté du contenu de l’image comprise entre paysage et portrait, entre sujet et motif.
3. ROBERTO MATTA et KATHERINE DREIER, Duchamp’s Glass La Mariée mise à nu par ses céli-
bataires, même: An analytical Reflection by Katerine S. Dreier and Matta Echaurren, Société
Anonyme Inc., 1944, n.p. (je traduis).
par le spectateur ». Il replace cette image au centre du dispositif de neuf
gravures à l’eau forte et aquatinte imprimées dans l’atelier d’Aldo
Crommelynck 1. L’Origine du monde revisité est donc la cinquième
planche et chose curieuse c’est à partir de cette planche que Masson
fait la genèse des illustrations du Mort. La gravure de Masson montre
effectivement le nu de Gustave Courbet, interprété, sur lequel se penche
un visage, l’œil de Pierrot. Ici sont mis en abîme le voir et le vu d’une
manière non équivoque et sans détour, ce qui place l’observateur comme
tierce personne, complice de ce qui se joue dans l’image. L’érotisme
de Courbet est entraîné dans le monde fascinant de Georges Bataille où
il est soumis à sa nature morbide. La planche du milieu à partir de laquelle
s’ordonnent quatre gravures qui développent des figures de la vie de
Marie avant son abandon à Pierrot et quatre gravures qui retracent les 67
1. ANDRÉ MASSON, Marie est sucée par Pierrot, gravure à l’eau forte et aquatinte sur papier
Richard-de-Bas, 23 x 32,8 cm (gravure) et 30,8 x 40 cm (papier), imprimée par Aldo Crommelynck
à Paris en décembre 1964. Cette gravure est la cinquième planche du Mort de Georges Bataille
(op. cit.), voir http://sites.google.com/site/bataillemassoncourbet.
2. Voir les neuf gravures sur http://sites.google.com/site/bataillemassoncourbet.
3. Nous rappelons ici l’importance de ces deux éléments pour Georges Bataille. Cf. les notes sur
L’Histoire de l’érotisme in GEORGES BATAILLE, Œuvres complètes, t. VIII, Paris, Gallimard,
1970, p. 526 : ce livre qui décrit la vie érotique aura nécessairement une odeur de mort.
3. GEORGES BATAILLE, L’Affaire Sade (1957) in Œuvres complètes, t. XII, Paris, Gallimard,
1988, p. 453.
n’est bien sûr pas isolé, et le procédé inverse de revenir au sujet et de
le détourner par soustraction de contenu existe aussi.
La tentative de Breton et de Duchamp pour le catalogue de l’expo-
sition internationale du surréalisme à New York en octobre 1942 est
exemplaire sur ce plan. Le tableau de Bruegel l’Ancien intitulé La Chute
d’Icare (vers 1558) est savamment morcelé pour n’en laisser qu’une
forme oblongue 1. Dans cette forme découpée se redessine clairement
une autre histoire, propre à la fondation d’un nouveau mythe dont la
nécessité était profonde en Amérique en 1943. Ce découpage-collage
élimine un certain nombre de motifs de l’œuvre originale pour rendre
à Icare la place qui, selon André Breton, lui revient. La légende rapporte
qu’Icare se brûle les ailes pour avoir eu l’audace de se rapprocher du
68 soleil, ce qui a pour effet de le précipiter dans la mort. Le montage fonc-
tionne un peu à la manière des poèmes-objets où les éléments sont
multiples, rapprochés pour que naisse une nouvelle problématique. André
Breton écrit en 1942: « Le poème-objet est une composition qui tend à
combiner les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur
leur pouvoir d’exaltation réciproque 2. »
Lorsque l’on s’attarde sur le tableau de Bruegel, le regard s’arrête
d’abord sur les personnages, et notamment sur un paysan qui laboure
son champ, un berger appuyé sur son bâton, un pêcheur de dos qui tend
son fil. Le rouge du vêtement du laboureur et de l’écharpe du pêcheur
attire l’attention sur leurs occupations. À l’horizon, le soleil forme un
disque qui irradie et unit le violet du ciel au vert émeraude de la mer.
L’esprit se plaît à admirer ce paysage harmonieux et paisible, mais l’œil,
irrésistiblement, revient au rouge du premier plan, vers ce paysan absorbé
par sa tâche. On le distingue de biais, la scène étant construite en diago-
nale. Derrière lui, les taches claires des brebis guident l’œil vers les
voiles ocre et jaune du navire. Près de ce bateau, devant le rocher, deux
1. Cet aspect est développé dans mon ouvrage Nouveau Monde et nouveau mythe. Mutations du
surréalisme de l’exil américain à l’Écart absolu (1941-1942), Dijon, Les Presses du réel, 2007,
p. 81-84.
2. ANDRÉ MASSON, manuscrit inédit, déjà cité.
3. Projet de maquette, dessin au crayon, 15,7 x 23,9 cm, 1942, Carlton Lake Collection, Harry
Ransom Humanities Research Center, Université d’Austin, Texas, dossier M 46728. Ce dessin est
reproduit dans GEORGES BATAILLE, Romans et récits, op. cit., p. 419, voir aussi http://sites.google.
com/site/bataillemassoncourbet.
double, aux quatorze stations du chemin de croix 1, le titre inséré dans
un cartouche horizontal en bas de page. Ce cartouche pose la question
du titre. L’Origine du monde devient Marie est sucée par Pierrot.
L’aventure du titre et de son rôle est un champ d’étude en soi et ne
saurait être soulevé ici, mais il est clair que les auteurs prenaient cet
outil avec toutes ses possibilités. On notera simplement pour ouvrir le
débat la présence dans chaque titre d’un verbe.
L’image et le texte dans Le Mort n’entretiennent cependant pas de
rapports de type uniquement illustratif. Au-delà de l’assujettissement
de l’image massonienne au dispositif narratif voulu par Bataille, il s’agit
d’une séquence de formes picturales au sens où on reconstruit le mouve-
ment avec des moments privilégiés. Masson recompose le mouvement
avec de l’immobile, il retrouve la narration en choisissant des moments
particuliers de l’histoire du Mort de Georges Bataille.
En ce sens André Masson rejoint le fondement du surréalisme lors-
qu’il écrit en 1956 : « Nous avions la conscience d’accéder au plan incon-
fortable et merveilleux de l’érotisme majeur. L’érotisme proposé comme
genèse, centre, épanouissement. (Je ne pense pas trahir mes camarades
de la première heure en affirmant ici que tous, également, ne pensions
à rien de mieux qu’à la création d’une Mythologie du désir 2.) »
1. Comme le signale la note 2 de la notice de Romans et récits, (op. cit., p. 1175). Ce parallèle
est développé dans GILLES ERNST, La Mort dans l’œuvre de fiction de Georges Bataille, thèse
de doctorat, Université de Paris VIII, 1987, p. 363-372 (réédition : Georges Bataille, analyse du
récit de la mort, Paris, PUF, 1993). Voir aussi le projet précité de maquette par Georges Bataille.
2. ANDRÉ MASSON, « Le peintre et ses fantasmes », Les Études philosophiques, n° 4, octobre-
décembre 1956, p. 634, réédition dans Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 31.
Michèle Haddad
Ainsi, les sept toiles montrent-elles avant toute analyse les différentes
manières possibles de représenter le nu. Au XIXe siècle, le nu se doit
d’être justifié, même de façon assez lâche, car on ne peint pas encore
le nu pour lui-même. En présentant ses Baigneuses 2 au Salon de 1853,
Le nu et le spectateur 73
Sur les deux nus ovales d’Ingres, nous ne pouvons pas dire grand-chose
car ils sont perdus. Mais on peut s’en faire une idée, en tout cas pour
la femme couchée de face, en se référant au Jupiter et Antiope 2 du musée
1. GUSTAVE COURBET, La Baigneuse, 1866, huile sur toile, 130 x 98 cm, New York, Metropolitan
Museum of Art.
2. JEAN-AUGUSTE-DOMINIQUE INGRES, Jupiter et Antiope, 1851, huile sur toile, 32,3 x 43,3 cm,
Paris, musée d’Orsay.
d’Orsay, par exemple. Pour le nu de dos, il existe une photographie d’une
toute petite toile ayant appartenu à Degas dont pourtant l’authenticité
est contestée au vu de la mauvaise qualité de cette épreuve. Ces œuvres
reprenaient la pose d’un tableau lui aussi disparu, La Dormeuse de Naples,
composition très célèbre qu’Ingres avait peinte en 1814, comme pendant
de La Grande Odalisque du Louvre. Ces petits tableaux, dans lesquels
le peintre avait laissé s’exprimer son goût de la ligne serpentine et où
la femme semblait venir de s’endormir après l’amour, étaient sans doute
peints tout particulièrement pour des amateurs de peinture d’alcôve.
1. JEAN-AUGUSTE-DOMINIQUE INGRES, La Vénus d’Urbin, 1822, huile sur toile, 115,8 x 168 cm,
Baltimore, Walters Art Gallery.
2. DANIEL ARASSE, « La femme dans le coffre » in On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël,
2000, p. 107-152.
à des interprétations plus proches du bagage de l’artiste du XIXe siècle
dont Manet, en 1863, était certes capable de se défaire, mais peut-être
pas Ingres en 1822.
Tout d’abord, ce nu est une Vénus, ce dont nous informe le myrte
exposé à la fenêtre. Donc elle a le droit d’être nue (les déesses, vivant
dans l’éther, ne sont jamais vêtues). De plus, en relisant l’Iconologie
de Ripa qui était une compilation des symboles et des allégories tradi-
tionnels dans l’art, on peut imaginer que Titien a livré, dans un premier
degré, une allégorie des cinq sens. Mais cette allégorie n’est pas ordi-
naire, car elle évoque les cinq sens dans le contexte bien particulier de
l’amour physique, c’est-à-dire le domaine privé de Vénus elle-même.
Au premier regard, ce qui frappe ce sont les deux sens primordiaux, la
vue et le toucher, car la déesse regarde le spectateur, et se touche le sexe. 77
1. Il faut noter que la publication de l’Iconologie est postérieure à la toile du Titien. Mais les
symboles ont préexisté à cette publication qui a collationné ce qui était connu et appliqué depuis
fort longtemps par les artistes.
On pourrait aussi rapprocher la Vénus d’Urbin de la planche de Dürer
qui représente Le Dessinateur de la femme couchée dans L’Instruction
sur la manière de mesurer à la règle et au compas paru en 1525, anté-
rieur d’à peine quelques années au tableau du Titien, et certainement
plein d’intérêt pour le peintre vénitien qui était en relation avec l’artiste
allemand. La toile du Titien démontre, semble-t-il, sa connaissance de
la planche de Dürer. Même pot de myrte sur le rebord de la fenêtre,
identiques coussins, sous la tête du modèle. Dans cette perspective, le
panneau derrière la tête de la Vénus serait le panneau quadrillé dont le
dessinateur se sert pour la mise au carreau, rangé une fois le dessin terminé.
Le quadrillage du sol serait d’ailleurs un rappel du quadrillage reporté
sur la table pendant la mise au carreau du dessin. On sait que les deux
78 artistes s’écrivaient et connaissaient leurs œuvres respectives.
1. GUSTAVE COURBET, L’Origine du monde, 1866, huile sur toile, 46 x 55 cm, Paris, musée
d’Orsay.
Le saphisme
1. RÉGIS MICHEL, « Ingres et le saphisme » in Posséder et détruire. Stratégies sexuelles dans l’art
d’Occident, publié à l’occasion de l’exposition au musée du Louvre, 10 avril – 10 juillet 2000,
Paris, RMN, 2000, p. 160-175.
2. C’est une tradition française, cf. les Lettres persanes de Montesquieu.
L’Origine du monde dans l’œuvre de Courbet
1. MICHÈLE HADDAD, La Divine et l’Impure. Le nu au XIXe siècle, Paris, Jaguar, 1990, p. 79.
2. MICHÈLE HADDAD, Khalil-Bey, op. cit.
3. Selon Thierry Savatier, ce poème serait de la main d’Ernest Feydeau.
Dans ce contexte, L’Origine du monde ne serait-il pas l’équivalent
d’un ex-voto offert sur l’autel de l’érotisme, une sorte d’icône profa-
natoire du culte voué au couple sacré d’Éros et Thanatos ? Dans son
précieux reliquaire fermé à clé, ce sexe anonyme nous est parvenu comme
le vestige d’une divinité vénérée et terrifiante.
Courbet et Khalil-Bey ont délibérément choisi le cadrage du tableau,
qui évoque à la fois la photographie pornographique et l’imagerie médi-
cale, pour représenter ce sexe sans visage, dont la charge explosive ne
s’est pas émoussée depuis 1866. En effet, depuis son exposition en 1996
au musée d’Orsay, sans rideau ni mécanisme, les sexes féminins (et,
dans une moindre mesure, masculins) ont fleuri dans l’art, la littérature,
dans les médias de toutes sortes, et au cinéma même, en particulier
dans le film de Bruno Dumont, L’Humanité (1999), qui n’est certes pas 81
1. Cité dans PHILIPPE TANCELIN, SÉBASTIEN ORS et VALÉRIE JOUVE, Bruno Dumont, Paris,
Dis Voir, 2001, p. 70.
2. Ce prénom accentue l’anonymat du personnage, en lui donnant le caractère d’un pion.
lequel il est survenu. Mais c’est en revenant à Manet que cette peinture
de fragment prend son maximum de sens sur le plan de l’histoire de la
peinture, car il n’était plus possible, après avoir vu Olympia au Salon
de 1865, de faire comme si elle n’existait pas. C’est l’abîme qui sépare
ce tableau de son modèle de la Renaissance : la Vénus d’Urbin que tout
le monde percevait comme une déesse et surtout comme une allégorie
n’a pas stoppé net l’évolution de la peinture, tandis que la toile de Manet
a immédiatement imposé, par son actualité tangible, un changement de
cap total. Il ne faut pas oublier que Le Sommeil et L’Origine du monde
ont été peints en 1866, soit une année après l’exposition d’Olympia (qui
avait été peinte en 1863, la même année que Le Déjeuner sur l’herbe).
Le réalisme de Manet demeurait incomplet car la main d’Olympia,
82 quoique décalée sur sa cuisse, empêche de voir le sexe qu’elle suggère.
Il n’aura fallu que quelques mois, et c’est la preuve que la toile de
Manet avait fait basculer les codes anciens, pour que Courbet saute le
pas et peigne, sous prétexte de satisfaire les fantaisies d’un collection-
neur turc, ce que l’élégant Manet n’avait pas songé à montrer. La pein-
ture de nu a atteint son apogée, et un point de non retour, avec le couple
indissociable que forment Olympia et L’Origine du monde.
1. YVES DEPELSENAIRE, « Beau comme un S », Bulletin des Amis de Gustave Courbet, n° 86,
Paris-Ornans, 1991, n.p.
monde. En osant peindre son morceau de chair, Courbet a rendu possible
le démembrement des corps qui sera à l’œuvre après lui, des Demoi-
selles d’Avignon de Picasso aux portraits de Francis Bacon et aux photo-
graphies de Joël-Peter Witkin (qui a beaucoup travaillé d’après des
œuvres de Courbet).
En 1866, Courbet a accompli son œuvre de dévoilement. Son regard
s’était révélé dans Un enterrement à Ornans et si ce tableau avait telle-
ment choqué, c’est que ce regard était transgressif et subversif. Courbet
a décidé de tout regarder, pour tout voir et tout montrer. Or on montre
tout au peintre, comme au médecin. C’est sur cette décision que se fonde
le mouvement que l’on a désigné sous le nom de « réalisme ».
Dans son désir d’accéder au réel, de toucher au plus près les choses
et les êtres pour retrouver, en les peignant, le geste originel du créateur, 83
1. Il serait étonnant que le cinéaste n’ait pas vu l’exposition « Féminin-masculin. Le sexe de l’art »,
au Centre Georges-Pompidou en 1995-1996. Richard Baquié y avait reconstitué l’œuvre de Duchamp,
qui, selon les indications de l’artiste, ne peut quitter Philadelphie.
2. Cf. HERBERT MOLDERINGS, « Un cul-de-lampe. Réflexions sur la structure et l’iconographie
d’Étant donnés », Étant donné Marcel Duchamp, n° 3, 2001, p. 92-111.
une gloire locale, peintre naturaliste de la fin du XIXe siècle nommé
Pharaon Abdon Léon de Winter (1849-1924), élève de Cabanel et de
Jules Breton, dont le musée d’Amiens conserve une toile intitulée Pendant
la neuvaine. Le personnage s’appelle, comme son arrière-grand-père,
Pharaon de Winter. Dans une séquence extraordinaire du film, celui-ci
se rend au musée de Lille où il est reçu par le conservateur d’alors,
Arnauld Brejon de Lavergnée, qui prépare une exposition sur son aïeul
et auquel il remet un portrait peint par le peintre de Bailleul. Il n’est
évidemment pas anodin que l’on parle du musée de Lille où est conservée
l’une des premières toiles de Courbet, Une après-dînée à Ornans (1849).
Cette toile avait valu à son auteur une deuxième médaille d’or, ce qui
le mettait en principe à l’abri des refus du jury du Salon. Ce fut le premier
musée de France à posséder une œuvre de Courbet. Le tableau avait été
acheté par l’État et immédiatement mis en dépôt à Lille, ce qui était
moins bien que s’il avait été exposé au musée du Luxembourg, le musée
des artistes vivants de l’époque mais qui soulignait judicieusement la
filiation de la peinture de Courbet avec celle du Nord.
Le film de Bruno Dumont tout entier s’inscrit lui aussi dans cette
filiation. Sa référence à Courbet n’a rien d’étonnant, bien que la réfé-
rence au tableau même de L’Origine n’apparaisse pas comme une néces-
sité scénaristique absolue, sauf sur le plan de la composition, en raison
de l’effet contrapuntique voulu entre les deux sexes représentés.
Marie-Domitille Porcheron
1. THIERRY SAVATIER, L’Origine du monde. Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris,
Bartillat, 2006, p. 15.
sexualité explicite de son objet? la transgression détaillée des codes publics
de l’imagerie érotique ? sa taille, grandeur naturelle ? peint sur nature 1 ?
Le dispositif de « dissimulation » ou le processus d’ouverture ? le rideau
vert ? Rappelons-le : « Dans le cabinet de toilette 2 du personnage étranger
auquel j’ai fait allusion, on voyait un petit tableau caché sous un voile
vert. Lorsque l’on écartait le voile, on demeurait stupéfait d’apercevoir
une femme grandeur naturelle, vue de face, extraordinairement émue
et convulsée, remarquablement peinte, reproduite con amore, ainsi que
disent les Italiens, et donnant le dernier mot du réalisme. Mais par un
inconcevable oubli, l’artisan, qui avait copié son modèle sur nature avait
négligé de représenter les pieds, les jambes, les cuisses, le ventre, les
hanches, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête 3. »
88 Ce dispositif fut suivi d’autres. En 1889, Edmond de Goncourt vit
le tableau chez le marchand parisien d’art d’Extrême-Orient, Antoine
de La Narde. Transformé en « portrait » à couvercle, il était alors recou-
vert par un autre tableau de Courbet : Le Château de Blonay 4.
En 1954, son dernier propriétaire, le psychanalyste Jacques Lacan,
reprenait à son compte le cérémonial d’ostentation de l’œuvre : « Après
le déjeuner, on nous escorta vers un petit bâtiment séparé de la maison
où se trouvait l’atelier de Lacan. Dora me souffla : “Il va nous montrer
son Courbet.” À droite de la porte dans un lourd cadre doré, était suspendue
une peinture abstraite de Masson, à grands traits sur fond marron. […]
Le Masson était peint sur un mince panneau qui glissait hors du cadre,
révélant en dessous une étude détaillée et magnifiquement exécutée d’un
gros plan du sexe d’une femme bien en chair, presque obèse 5. »
Le rideau ? Vert ? 89
Dans les années 1440, Jean Fouquet peint le Portrait de Charles VII 2.
L’œuvre de Fouquet est très réduit : cinq grands tableaux certains, deux
dessins, deux émaux connus dont un seul subsiste, neuf manuscrits. Or
tous les tableaux connus de Fouquet sont ou contiennent des portraits :
hasards de la conservation ?
1. Ludovic Halévy raconte ces mots de Courbet que citait, en 1882, Gambetta (LUDOVIC HALÉVY,
Trois dîners avec Gambetta, publié et annoté par Daniel Halévy, Paris, Bernard Grasset, « Les
Amis des cahiers verts », n° 4, 1929, p. 86-87).
2. JEAN FOUQUET, Portrait de Charles VII, roi de France, v. 1444-1450, bois (chêne), 86 x 71 cm,
Paris, musée du Louvre (inv. 9106). Le cadre original à rainure porte l’inscription « Le très victo-
rieux roy de france, Charles septiesme de ce nom ». Ce tableau et la plupart des œuvres détaillées
ici sont consultable sur http://www.wga.hu.
Deux rideaux blancs sont écartés, attachés, pour laisser voir le buste
du roi peint avec une précision surprenante sur un fond vert. Le roi
paraît 40 ans : des chairs lisses, sans rides frontales, ni patte d’oie ; un
rictus, les yeux cernés : une certaine lassitude. Des petits poils blancs
à peine visibles hérissent sa joue le long du maxillaire et du menton.
Le costume aux épaules rembourrées et aux gros plis en relief ramassés
à la taille, de velours rouge orangé foncé tirant sur le brun, ourlé, bordé
de fourrure, fourrure qui apparaît aussi dans le crevé de la manche droite
à l’effet rayonnant, s’est porté plus d’une vingtaine d’années, écrit Nicole
Reynaud, à qui je reprends la remarquable analyse du tableau 1.
L’espace est resserré, apparemment sans profondeur, l’étude détaillée
du tableau démontre cependant qu’il n’en est rien. Au premier plan, on
90 a le cadre inscrit (l’inscription daterait le tableau soit de 1444 et de la
trêve de Tours, soit de 1450 et de la victoire de Formigny sur les Anglais) ;
au deuxième plan, apparaissent les mains du roi, la frange rouge des
rideaux et le bord arrondi de son chapeau bleu ; au troisième, le rideau
blanc de gauche ; au quatrième, le rideau de droite ; au cinquième, le
coussin de brocart et le visage du roi ; au sixième, fuyant en oblique
dans la profondeur de l’espace, le corps du roi ; enfin, au septième plan,
le fond vert. Ce portrait est donc tout sauf plat. Il est « le premier portrait
indépendant à mi-corps, grandeur nature, presque de face, que la pein-
ture occidentale ait conservé 2 ».
Le tableau de Fouquet arrive au Louvre en 1838 3, Courbet est à Paris
à l’automne 1839 et commence dès 1840 à copier au Louvre tout en
fréquentant l’Académie suisse. Il multiplie à cette période les autoportraits
et les portraits qui témoignent de sa profonde connaissance des portraits
de la Renaissance, c’est-à-dire de Titien, Parmesan, Franciabigio, Bron-
zino, et pourquoi pas du Fouquet qui vient d’arriver au Louvre. Le Petit
portrait de l’artiste au chien noir (1842) 4 reprend la fuite des épaules
1. NICOLE REYNAUD, Jean Fouquet, Paris, RMN, « Les dossiers du département des peintures »,
1981, p. 12-14.
2. Ibid., p. 15.
3. Provenant de la Sainte-Chapelle de Bourges, le tableau est aliéné à la Révolution et acquis de
M. de Cypierre par le Louvre en 1838.
4. Huile sur toile, 27,5 x 22 cm, Pontarlier, Hôtel de ville.
du roi vers le fond du tableau et le visage en très léger trois-quarts. La
sécheresse inhabituelle des lignes et les volumes géométriques du Portrait
de Juliette Courbet (1844) 1 trouvent leurs sources aussi bien dans Ingres
que dans le Charles VII de Fouquet.
Fouquet devait à la tradition du portrait flamand le visage vu de trois-
quarts, la présence des mains, la caractérisation des traits personnels.
Ah ! le nez du roi, la tristesse du regard !
1. CHARLES STERLING, La Peinture française. Les primitifs, Paris, Librairie Floury, 1938.
2. LOUIS MARIN, Détruire la peinture, Paris, Galilée, 1977, p. 64 et sq.
3. JACQUES DERRIDA, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, « Champs », 1978, p. 67 et sq.
4. PIERO DELLA FRANCESCA, Madonna del Parto, 1460-1467, fresque, 206 x 203 cm, Monterchi
Capella del Cimitero ; PIERO DELLA FRANCESCA, partie centrale du Polyptyque de la miséri-
corde, 1445-1462, huile et tempera sur bois, 134 x 91 cm, pinacothèque de San Sepolcro ; ROGIER
VAN DER WEYDEN, Vierge à l’enfant avec quatre saints dite Vierge Médicis, 1450-1451, huile
sur bois, 61,7 x 46,1 cm, Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut. La Vierge y apparaît
sous une tente de cérémonie dont les deux portières sont relevées symétriquement par des anges.
5. RAPHAËL, Madone au baldaquin, 1507, huile sur bois, 272 cm x 224 cm, Florence, Palazzo Pitti.
6. RAPHAËL, Madone sixtine, 1513-1514, huile sur toile. 265 cm x 196 cm, Dresde, Gemäldegalerie.
écartés, les rideaux verts laissent apparaître une Vierge médiatrice que
les saints Sixte et Barbe supplient pour la foule des fidèles invisibles,
dont la présence est suggérée par le mouvement de la Vierge (elle vient
en avant), son regard, les gestes d’un Sixte extasié et une Barbe toute
dirigée vers les dévots. Enchaînant les mouvements circulaires, l’es-
pace enferme l’apparition et le spectateur qui participent à la même action
tandis que les rideaux écartés lient théâtralement le ciel et la terre, la
balustrade où s’appuient, accoudés et mélancoliques, les deux angelots
– dont le célèbre à une seule aile – et la tiare papale qui, placée là, crée
encore plus de vrai.
C’est Henri Loyrette qui a proposé de voir dans le voile vert dont
Khalil-Bey drapait L’Origine du monde une référence aux rideaux verts
de la Madone sixtine de Raphaël 1. En détournant les codes de repré- 93
1. Raphaël est cité avec beaucoup d’insistance par Halévy, souligne HENRI LOYRETTE (« Courbet
et “leur Raphaël”. L’Origine du monde et la Madone sixtine », National Gallery of Canada Review,
vol. 3, 2002, p. 94-102 et 225-231).
2. PETRUS CHRISTUS, Christ en homme de douleur, v. 1450, huile sur bois, 11,2 x 8,5 cm,
Birmingham Museums and Art Gallery.
3. JEAN CLOUET, Portrait de François Ier, v. 1530, huile sur bois, 96 x 74 cm, Paris, musée du
Louvre (inv. 3256).
qui répond à la même ambition monumentale que le Charles VII de
Fouquet ; sa mise en page, son cadrage, sa disposition dans l’espace,
son ostentation en sont l’écho manifeste. Clouet fait sienne l’idée du
grand buste coupé sous la taille et marqué par la convergence triangu-
laire du pourpoint vers les deux mains, réunies au premier plan sur un
rebord drapé. Il a repris la disposition insensiblement biaise du buste,
la proportion relativement petite de la tête qui souligne l’emphase du
costume rayé. Le portrait n’est plus seulement un visage mais l’osten-
tation d’une mise, et une lumière intense inonde le visage du roi au
point d’en atténuer la plasticité. Enfin il inverse les tissus du décor : là
où Charles VII se détachait sur un fond vert et où ses mains reposaient
sur un brocart rouge à motifs, François Ier se détache sur un damas rouge
94 à motifs et repose les mains sur un velours uni vert .
Vert, le fond du Portrait de Jules II peint par Raphaël 2. Vert encore
le fond du Portrait des ambassadeurs Jean de Dinteville et Georges de
Selve de Hans Holbein le Jeune 3 qui est, en peinture, réellement un
rideau puisqu’un crucifix apparaît dans la très mince ouverture à gauche
en haut, laissant supposer un espace (sacré ?) derrière.
Verts toujours, les somptueux rideaux entrouverts sur Les Amants de
Jules Romain 4. Le couple, étendu sur un lit drapé de rideaux verts écartés,
en est aux préludes amoureux, une femme les observe, à droite, sur le
seuil de la porte entrebâillée tandis qu’un épagneul s’agite et fait mine
de l’empêcher d’entrer. La double ouverture des rideaux de lit et la porte
redoublent l’intrusion et le regard par effraction. Jules Romain est coutu-
mier du dispositif, il l’utilise dans Tarquin viole Lucrèce (1536) sur la
voûte du Camerino dei Falconi au palais du Tè de Mantoue. Tirée d’Ovide
(Fastes, II, 761-852) et de l’Histoire romaine de Tite-Live (I, LVIII), la
1. Sur le portrait de François Ier par Jean Clouet, voir le remarquable travail de CÉCILE SCAILLIÉREZ,
François Ier par Clouet, Paris, RMN, « Exposition-dossier du département des peintures », 1996,
tout particulièrement p. 35-78.
2. RAPHAËL, Portrait de Jules II, 1511-1512, huile sur bois, 108 x 80,7 cm, Londres, National
Gallery.
3. HANS HOLBEIN LE JEUNE, Portrait des ambassadeurs Jean de Dinteville et Georges de Selve,
1533, détrempe sur bois, 207 x 209,5 cm, Londres, National Gallery.
4. JULES ROMAIN, Les Amants dit Alexandre et Ariane, 1524-1525, huile sur bois reporté sur
toile, 163 x 337 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.
scène montre, sous les rideaux verts d’un baldaquin, le crime de Tarquin,
tandis qu’un homme portant une torche allumée se prépare à pénétrer
dans la pièce en écartant un rideau également vert.
Le lever du rideau…
1. PIERRE DE RONSARD, dans les pièces retranchées (1553-1584) in Œuvres complètes, t. II,
texte établi et annoté par Gustave Cohen, Paris, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1938, p. 775.
2. Ibid., p. 757.
plutôt le sexe masculin et l’acte amoureux. Ce sexe reste cependant rare-
ment seul, Vers galans ou Jacquet n’est pas loin !
L’iconographie, dans le domaine, est abondante et très « spécialisée ».
Les scènes de bain ou de toilette, prétextes à l’exhibition des parties
intimes du corps, que reprend la littérature, sont nombreuses en France,
en Italie et en Europe du Nord. En témoigne cet extrait du Banquet des
chambrières faist aux estuves « où, après avoir assisté au bain d’un jeune
homme qui exhibe son “grand diable […] plus rouge que n’est un oignon”,
on en vient, changeant de propos (!), à notre lieu :
1. MICHEL SIMONIN, « Enquête sur les Escraignes » (1990), Réforme, Humanisme, Renaissance,
n° 51-52, 2000, p. 223.
2. Voir ANDRÉ CHASTEL et SYLVIE BÉGUIN, L’École de Fontainebleau, catalogue de l’exposi-
tion à Paris, Grand Palais, 17 octobre 1972 – 15 janvier 1973, Paris, RMN, 1972 ; HENRI ZERNER,
École de Fontainebleau. Gravures, Paris, Arts et métiers graphiques, 1969 ; PHILIPPE ARIÈS et
GEORGES DUBY, Histoire de la vie privée, t. II, De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris, Le
Seuil, 1985, p. 591-599.
allée voir cette belle maison, leur veue s’adressa sur de beaux
et rares tableaux qui estoyent en ladicte gallerie. À elles se présenta
un tableau fort beau, où estoyent représentées force belles dames
nues qui estoyent au bain, qui s’entretouchoyent, se palpoyent,
se manioyent et frottoyent, s’entremesloyent, se tastonnoyent,
et, qui plus est se faisoyent le poil si gentiment et si proprement,
en montrant tout, qu’une froide recluse s’en fust eschauffée et
esmeue ; et c’est pourquoy une dame grande dont j’ay ouy parler,
et cogneue avec, se perdant en ce tableau, dit à son serviteur,
en se tournant vers lui, comme enragée de cette rage d’amour :
“C’est trop demeuré icy : montons en carrosse promptement et
allons en mon logis, car je ne puis plus contenir cette ardeur ; il
la faut aller esteindre ; c’est trop bruslé.” Et ainsi partit et alla
avec son serviteur prendre de cette bonne eau qui est si douce
97
sans sucre, et que son serviteur lui donna de sa petite burette 1.
Une femme entièrement nue, assise sur le banc de bois d’un cabinet de
bain particulier, se regarde dans un miroir. Elle tient relevée et pliée sa
jambe gauche tandis que la droite est plongée dans un baquet. Elle exhibe
un sexe parfaitement épilé, et deux putti vaquent à ses côtés. L’estampe
est conservée à la Bibliothèque nationale de France et date des débuts
du XVIe siècle 2. En 1561, une sirène monumentale en pierre, assise et
accueillante, ouvre largement en deux sa queue de poisson, projetant
un sexe renflé dans l’espace naturel du Parc des monstres réalisé pour
Vicino Orsini, duc de Bomarzo.
Quand Léonard de Vinci reçoit la visite en octobre 1517, à Cloux
près d’Amboise, du cardinal Louis d’Aragon, il lui dit avoir disséqué
plus de trente corps d’hommes et de femmes 3. Quelques sublimes dessins
1. BRANTÔME, Les Dames galantes (1665-1666), texte établi par Pascal Pia, Paris, Gallimard,
« Folio », 1981, p. 66.
2. L’estampe intitulée Femme au baquet (Paris, BNF) est reproduite dans PHILIPPE ARIÈS et
GEORGES DUBY (s.l.d.), Histoire de la vie privée, t. II, op. cit., p. 593.
3. ANDRÉ CHASTEL, Le Cardinal Louis d’Aragon. Un voyageur princier de la Renaissance, Paris,
Fayard, 1986, p. 105.
de sexe de femme, entrepris dès 1485, rendent compte de sa curiosité
et sa justesse scientifiques 1. D’autant qu’en isolant dans la page juste
cette partie du corps (le bas-ventre mais post-partum), en la juxtaposant
à divers aspects de la position du fœtus in utero et à ses observations
écrites, en ne la privant pas de son animalité (les poils pubiens sont sur
tous ses dessins bien présents), l’artiste créait à la fois l’image d’une
mystérieuse et charnelle caverne et son existence objective.
Sur le frontispice du De humani corporis fabrica d’André Vésale
imprimé à Bâle par l’éditeur Johannes Oporinus en 1543, c’est le ventre
d’une femme que le praticien dissèque : elle avait invoqué sa grossesse
pour éviter le supplice et le frontispice fournit la preuve de son mensonge.
98 L’écrin du linge
La justesse de la chair
1. La majorité des dessins anatomiques de Léonard de Vinci encore existants se trouvent parmi
les manuscrits de la Royal Library de Windsor Castle qui les acquit au cours du XVIIe siècle auprès
de Thomas Howard, duc d’Arundel. Étudiés et copiés au cours du XVIe siècle, ils ne furent jamais
publiés. Ils ne furent livrés à la connaissance publique qu’en 1636 lorsque quelques-uns furent
gravés à l’eau-forte par Wenceslaus Hollar. C’est William Hunter, professeur d’anatomie à la Royal
Academy of Arts, qui en 1768 attira sur eux l’attention du public. Cf. DEANNA PETHERBRIDGE,
CLAUDE RITSCHARD et ANDREA CARLINO, Corps à vif. Art et anatomie, cat. de l’exposition au
musée d’Art et d’Histoire de Genève, 18 juin – 13 septembre 1998, Genève, musée d’Art et
d’Histoire, 1998, p. 46, et, dans ce même catalogue, notre contribution : « Les formes de la
coupure. Les artistes et la dissection anatomique aux XVe et XVIe siècles », p. 49-60.
la mort de Gustave Courbet. Il ajoute : « sentir la chair […] si difficile
de rendre ; c’est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat ; c’est ce
mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement ; c’est le
sang, la vie » 1.
Gustave Courbet fréquentait assidûment les musées : le Louvre, dès
son arrivée à Paris en 1839, les musées d’Amsterdam et de La Haye,
en 1846. Ses sources picturales « charnelles », classiques et renaissantes,
ont été soulignées par le peintre lui-même et par les fins critiques de son
époque, Edmond de Goncourt, Théophile Gautier entre autres : Corrège,
Raphaël, Giorgione, Titien ou Véronèse. Courbet comprit d’emblée la
technique de la richesse de leur matière picturale saisissant, comme l’écrit
Giorgio Vasari à propos de Titien, « la vivacité matérielle des choses,
en saisissant de son mieux leur apparence à l’aide des couleurs et en 99
utilisant comme des taches les tonalités dures ou douces selon l’évi-
dence du modèle vivant […] C’est la nature pure et comme décalquée
tant la figure a la propriété de la chair 2 ».
1. JULES-ANTOINE CASTAGNARY, Exposition des œuvres de Gustave Courbet à l’École des Beaux-
Arts en mai 1882, Paris, E. Martinet, 1882, préface du catalogue, p. 17-18 ; repris dans le cata-
logue de l’exposition « Gustave Courbet », Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 13 octobre
2007 – 28 janvier 2008, New York, Metropolitan Museum of Art, 27 février – 18 mai 2008,
Montpellier, musée Fabre, 14 juin – 28 septembre 2008, Paris, RMN, 2007, p. 337-338.
2. GIORGIO VASARI, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, t. X, Titien de
Cadore, traduite, éditée et commentée sous la direction d’André Chastel, Paris, Berger-Levrault,
1986, p. 20 et 25.
obscène, pourri de débauche et de talent, bravant et bavant, polygraphe
et pornographe, ruffian de tableaux et courtier de filles », il s’était déjà
exilé à Venise. L’histoire de la représentation du sexe à la Renaissance
est une histoire à plusieurs ; il y a, le plus souvent, dans l’image un intrus,
si ce n’est un voyeur. Quand Jules Romain dessine puis fait graver par
Marcantonio Raimondi un couple faisant l’amour, une femme, en riant,
observe les amoureux par la fenêtre : un bois sans doute issu des Modi.
Le cadrage et le raccourci
lement : elles ne font pas bander ! Bien sûr, comme le chantait le poète :
« la bandaison, papa, ça ne se commande pas ! » et ce qui excite l’un,
amuse un autre et ne produit rien sur un troisième, tant les « goûts » en
ces matières sont aussi divers qu’insondables. Cependant, il y a loin
des images de Moulène à la présentation de quelques sujets d’érection
pour certains goûts spécifiques. Ces Filles d’Amsterdam ne font rien
pour nous séduire. Tout se passe comme si leur présence photographique
annulait leur caractère pornographique. Pour un professionnel du genre,
il ne fait pas de doute que ce sont des pornographies « ratées », ou peut-
être pire encore : des « contre-pornographies ». Techniquement d’abord.
Techniquement, en effet, le fond uni sur lequel les Filles s’enlèvent
opère un singulier « détourage » de leurs formes, qui semblent proje-
tées dans un « bord perdu » d’imprimerie, évoquant celui des produits
publicitaires : ce fond sans fond qui nimbe l’objet d’une aura d’icône
pour ce face-à-face individuel avec le consommateur qui est son enjeu
ciblé. Cependant la couleur ici choisie, le rouge profond, entre le cadmium
pourpre et le rouge de Venise, agit à rebours des couleurs tradition-
nelles des icônes marchandes. Au lieu de repousser les corps vers le
regardeur en s’éloignant vers l’arrière, le fond coloré ici les accom-
pagne et les enveloppe dans la profondeur jusqu’au premier plan,
jusqu’au bord même où se reçoit l’impact de l’image. En même temps
qu’il adoucit la crudité des chairs et qu’il en absorbe l’incarnat sanguin.
Si le rouge « avance », la figure se recule. Adaptation d’un vieil adage
pornographique, diront sans doute les malins. Certes. Mais c’est bien
là, techniquement, ce qui se passe : et le « comment veux-tu, comment
veux-tu que je t’encule ? » se change ici en un « comment veux-tu, comment
veux-tu que je te regarde ? » toi qui me fais la plus directe des avances,
tout en te retirant visuellement au plan du fond ?
L’usage de l’éclairage naturel du jour est aussi fortement « contre-
pornographique ». La pornographie aime les éclairages forcés et les
zones d’ombres débouchées ; sa lumière est, par excellence, celle de la
puissance électrique. On peut même dire que la pornographie est une
forme hyperbolique de la puissance et de la capacité de pénétration
photonique dans les corps et les organes.
106 Bien que les pornographes aient recours parfois à l’éclairage naturel,
ce n’est en général que pour donner un effet de « réalisme amateur » à
leur production standardisée, non sans avoir réduit au préalable l’ama-
teurisme à une collection de poncifs de professionnalisme dégradé, un
peu comme une certaine académie avant-gardiste s’est plue naguère à
inventer un « art naïf ». Mais, quoi qu’il en soit chez lui d’une « naïveté »
cultivée comme un jardin de toxiques, Moulène a du réalisme une tout
autre exigence.
Comme on sait, ce ne sont pas les photographes qui ont inventé le
« réalisme », mais des peintres et des écrivains. Cela ne dédouane pas
la photographie d’une certaine complicité en la matière, et il est bien
connu que de mauvais peintres ou écrivains « réalistes » se sont révélés
parfois de grands photographes visionnaires, comme Maxime Du Camp
ou Eugène Cuvelier. Car la volonté « réaliste » est indissociable d’une
tension visionnaire qui, par la contrainte du document ou le constat du
réel (sociologique, anthropologique, biologique, etc.), vise une abolition
des codes et des habitudes de la vue pour, selon la formule poétique de
l’artiste Jochen Gerz, « briser le mur de visibilités qui sépare du non-
vécu ». Avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, nous pouvons
apprécier désormais que la grande rupture qui finalement emporta l’en-
semble des pratiques non seulement plastiques, mais aussi poétiques et
mentales depuis cent cinquante ans, fut celle qu’un certain réalisme opéra
par ces auxiliaires comptables et compatibles du réel perceptif, comme
la photographie, en inoculant ce goût du réel inimitable jusque dans un
carré blanc sur fond rouge.
Le réalisme de Moulène n’est pas seulement celui qui vient du « fond »
(le « bon fond » des prosélytes !), comme le bruit de fond consensuel
qu’entretiennent les plasticiens narratifs commerciaux. Son réalisme
spécial vient d’un rapport inédit entre le « fond », la « figure » et la
« forme ». Vieux fantômes qui ressurgissent étrangement aujourd’hui,
après les décades de la déconstruction conceptuelle, du formalisme
citationnel, puis du retour à l’objet qualifié « art ». Croyait-on en avoir
fini avec ? Depuis ses premières Disjonctions au début des années 1980,
Moulène n’a de cesse de réveiller ces trois démons avec lesquels il danse
un curieux sabbat. Les fonds « avancent », les formes se mettent en panne,
les figures les contredisent. Les purs poncifs formels des catégories de 107
* 109
La première fois que j’ai vu une prostituée nue devant moi, j’ai été inca-
pable de me comporter en client. Bras ballants, mou comme un flan, je
ne pus la traiter qu’en Apparition de la Vierge, aux émanations préci-
sément tarifées… Ce fut aussi la première et la dernière occasion physique
que j’eus d’approcher une de ces idoles.
Dès lors, je me suis toujours contenté des récits et des images.
Qu’avais-je donc expérimenté là qui faisait barre et nique à mes plus
virils instincts ? La transformation radicale d’un être vivant en marchan-
dise à consommer ? Ou n’était-ce pas plutôt d’affronter cette coagula-
tion d’une identité personnelle et d’un objet commun réunis par un acte
d’achat en un corps unique et dévoué à ma satisfaction ? Baiser sa mère
en même temps qu’un frigidaire ?
J’eusse beau faire le malin, je n’eusse guère pu posséder cette pute
qu’en état d’apesanteur esthétique, suspendant toute fornication céré-
brale entre l’éthique et la viande.
Comme fait tout bon client.
Je ne dirai pas que ce fiasco d’acte prostitutionnel me hante, et qu’il
ronge ma fierté d’une débandade honteuse – heureusement sans autre
public que la seule prostituée –, mais il me revient souvent quand je me
retrouve sis benêt devant un être ou un événement qui offre un de ces
vertigineux contrats de présence où les unités individuelles cooptent
des états de corps ou des modes d’être antagonistes qui débordent leur
échange de partout. Ainsi devant l’homme de loi : flic ou juge.
Devant la loi, comme devant la passe et comme devant la consom-
mation générale, je suis, au fond, un méclient. Les méclients, à l’image
des vieux mécréants, ce ne sont pas ceux qui payent mal voire pas du
tout ; ce sont ceux qui croient mal à la religion de la marchandise. D’une
certaine manière, ceux-là n’achètent qu’après une certaine opération indi-
viduelle de désappropriation. Ils attendent la sociétés des Égaux. Ils
attendent et pleurent comme des veaux.
Qu’y a-t-il de plus extrêmement antagoniste dans nos sociétés de
clients que ces deux face-à-face, avec la Loi, d’une part, et avec une
Prostituée, d’autre part ? Le client de la Loi peut-il être autre chose
qu’un pur « passible » voué à racheter perpétuellement sa faute d’être
un sujet autonome dans le flux des échanges identitaires ? Le client de
la prostituée peut-il être autre chose qu’un pur « impassible » ne sachant
jouir du produit humain qu’à la condition de lui dénier toute autonomie
de désir dans l’échange privé des corps, soit, au fond, à la condition
expresse de se jouir dessus ?
À égale distance du passible, qui peut tout encaisser et souffrir, et
de l’impassible, qui n’encaisse en passion que lui-même, le client, comme
on dit, est roi. Il mène sa barque dans ses réseaux de crédit, où vivre à
profit requiert d’hypothéquer sa condition. Là, vraiment, payer c’est
magique ! Là tu bandes ferme devant des fictions technologiques, admi-
nistratives, industrielles, urbanistiques, commerciales… Elles chloro-
forment ton angoisse comme les revues pornos l’anesthésiaient au temps
de ta puberté ingrate.
Et les sociétés marchandes prospèrent. Et la Loi et la Prostitution
demeurent.
C’est dire l’importance des pornographes.
Fabienne Dumont
1. THIERRY SAVATIER, L’Origine du monde. Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris,
Bartillat, 2006.
2. LINDA NOCHLIN, « Courbet’s L’Origine du monde: The Origin without an Original » (1985) in
HILARY ROBINSON (s.l.d.), Feminism-Art-Theory: An Anthology, 1968-2000, Oxford, Blackwell,
2001, p. 245.
de l’artiste. Au XIXe siècle, cette reproduction appartient au registre de
la production pornographique de masse, mais transgresse les conven-
tions des nus lisses et dé-sexués réservés aux figurations des corps fémi-
nins, leurs versions masculines possédant par contre une pilosité.
Précisons d’emblée que les tensions générées par la représentation du
corps nu féminin, en majorité le fait d’artistes hommes, n’a pas cessé
lors de sa prise en main par les femmes. Des débats houleux déchirent
les féministes – entre les pro-sexes et les abolitionnistes pour ce qui
concerne la prostitution –, débats qui sont reconduits dans l’imagerie
des nus féminins, d’autant plus lorsqu’elle côtoie la pornographie.
Pour les féministes, la représentation est le lieu d’une stratégie éman-
cipatrice menant à un bien-être dans son corps et sa sexualité, selon ses
112 propres normes. Simone de Beauvoir fut d’ailleurs la première intel-
lectuelle, en France, à avoir politisé la sexualité de manière explicite
dans Le Deuxième Sexe, qui aura une portée considérable dans les années
1960-1970. Déjà, elle opposait l’essence figée du mythe de la féminité
à la diversité des conditions réelles de vie des femmes 1. Cinquante ans
plus tard, en 1989, les Guerrilla Girls ont placardé une affiche humo-
ristique et sarcastique sur les bus de New York qui reproduisait un nu
féminin portant un masque de gorille, accompagnée d’une question : est-
ce que les femmes doivent être nues pour avoir la chance d’entrer au
Metropolitan Museum ? Car le nombre d’artistes femmes dont les musées
possèdent une œuvre (5 %) est particulièrement bas par rapport aux nus
féminins présents sur les cimaises (85 %) 2. Dans ce régime représen-
tationnel dominé par les hommes, comment les plasticiennes se sont-
elles réapproprié cette iconographie ? Quelles images ont-elles voulu en
donner ? De quelles revendications sont-elles porteuses ? Énoncer l’exis-
tence réelle et l’histoire du modèle comme l’a tenté Christine Orban dans
son roman 3 permet de ne pas y voir seulement une représentation symbo-
lique et de la relier à d’autres fonctions du sexe féminin, à d’autres images
1. TORIL MOI, Simone de Beauvoir. Conflits d’une intellectuelle (1994), trad. Guillemette Belleteste,
Paris, Diderot, 1995, p. 306.
2. www.guerrillagirls.com.
3. CHRISTINE ORBAN, J’étais l’origine du monde, Paris, Albin Michel, 2000.
qui se superposent à celle produite par Courbet : les représentations que
les femmes ont données d’elles-mêmes, en écho aux mots d’ordre issus
de la prise de conscience féministe – « mon corps m’appartient » et « le
personnel est politique ». Si les tableaux allégoriques de Courbet sont
le résultat de la fracture de 1848 1, les relectures féministes des repré-
sentations du sexe féminin sont en revanche issues de la fracture de la
seconde vague féministe des années 1970. Au travers d’exemples puisés
à l’histoire de l’art des années 1960 à nos jours, je mettrai ainsi en avant
un parcours de réappropriation et de conflits concernant l’imagerie donnée
de leur propre sexe par les artistes femmes.
1. TIMOTHY JAMES CLARK, Une image du peuple. Gustave Courbet et la révolution de 1848
(1973), trad. Anne-Marie Bony, Villeurbanne, Art Édition, 1991 ; GÉRARD A. JAEGER, Courbet,
l’homme blessé, Paris, Punctum, 2006.
2. www.bettydodson.com.
En Europe, l’une des pionnières dans le traitement ouvertement reven-
dicateur du corps féminin est Niki de Saint Phalle, dont la fameuse Hon
(1966) – Nana par excellence, aux couleurs vives – autorisait à entrer
dans l’origine du monde et à prendre plaisir à cette exploration. Elle
marque le passage des tirs agressifs à un travail plus apaisé, expliqué
ensuite par la parution d’un ouvrage mettant en garde les enfants contre
les abus incestueux dont elle avait été victime. Les Nanas sont les prémices
d’autres œuvres de créatrices faisant explicitement références à leur sexe,
ouvrant la voie à la pénétration scopique proposée par Annie Sprinkle,
actrice de films pornographiques devenue performeuse. Dans Post-Porn
Modernist Show, réalisé dès les années 1980, elle proposait ainsi de
regarder à l’intérieur de son sexe grâce à un spéculum, en une Hon
114 revisitée par les outils du gynécologue et le savoir-faire d’une ancienne
actrice pornographique 1. Les féministes analysaient alors les disposi-
tifs scopiques à l’œuvre dans l’érotisme et la pornographie, amenant
certaines à tenter de créer une œuvre pornographique féministe qui soit
une éducation à la sexualité respectueuse des désirs et des plaisirs des
femmes – d’où découle le projet Herstory of Porn d’Annie Sprinkle,
où elle remet en cause les rôles dominants dans le monde pornographique.
Pour Sprinkle, parler du sexe des femmes d’un point de vue féministe
équivaut à parler de son plaisir propre et de la libération qui l’a permis.
Se qualifiant de post-porn modernist, elle offre ainsi la vision d’une
femme sexy et bien dans sa peau, qui montre son sexe en public, se
masturbe et joue avec ses seins. En imitant cette jouissance dans ses
spectacles et en adaptant les techniques des films pornographiques aux
femmes, Sprinkle cherche à lutter contre l’instrumentalisation sociale,
économique et politique du corps et de la sexualité – de manière très
différente de celle de Martha Rosler dans la série Body Beautiful (1966-
1972). Rosler opère en effet une collusion entre les stéréotypes fémi-
nins du désir masculin et les rôles sociaux dévolus aux femmes, prenant
acte de l’influence des publicités sur les normes corporelles et tentant
d’en démonter les rouages normatifs.
1. www.anniesprinkle.org.
Dans un autre registre, le travail réalisé collectivement sous la direc-
tion de Judy Chicago dans les années 1970 en Californie 1 se veut un
hommage aux femmes et à la grande déesse. The Dinner Party: A Symbol
of Our Heritage (1974-1979), icône de l’art féministe, retrace l’histoire
de la redécouverte des figures de femmes historiques (intellectuelles,
créatrices, etc.) à travers une représentation d’un dîner dont les assiettes
ont une forme de vulve 2. La performance Cunt and Cock (créée en 1970
et joué en 1972 par Faith Wilding et Janice Lester) parodie les rapports
sociaux de sexe en s’appuyant sur leurs symboles. Chacune affublée
d’un sexe, elles miment un couple qui se dispute au sujet de la vais-
selle à faire, car le personnage affublé d’un pénis refuse cette tâche
sous prétexte qu’il possède cet organe. Le titre de l’œuvre de Courbet
évoque un autre sujet, la maternité, investi par les luttes féministes pour 115
1. JUDY CHICAGO, The Dinner Party: A Symbol of Our Heritage, New York, Anchor Books, 1979 ;
The Birth Project, New York, Double Day and Company, 1985 ; Judy Chicago, Brooklyn, Elizabeth
A. Sackler Foundation, 2002. Voir aussi www.judychicago.com.
2. FABIENNE DUMONT, « Los Angeles – Années 1970 : une expérience unique du féminisme en
art », Art Présence, n° 59, juillet - septembre 2006, p. 32-39.
communiquer une expérience culturelle à un public, de lui faire entendre
des voix alternatives, c’est pourquoi elle s’insère dans les institutions,
transformant ainsi la culture.
D’autres expriment un érotisme hétérosexuel du point de vue des
femmes, telle Carolee Schneemann dont la série Vulva’s Morphia (1993-
1996) fait écho à sa performance des années 1970, Interior Scroll (1975),
où elle utilise son vagin pour stocker un message donnant à entendre
sa pensée. Selon Katy Deepwell , le réalisateur avec lequel elle dialogue
cherche à la persuader d’agir à sa manière, ce qu’elle refuse. Le nu féminin
est ici associé à une fonction narrative, le modèle prenant la parole en
son nom. Cette performance a été jouée deux fois, en 1974 dans Istory
of a Girl Pornographer et en 1975 dans Interior Scroll à New York
116 devant un public de femmes où elle lit ce texte extrait de son vagin inti-
tulé « Cézanne, she was a great painter ». Schneemann a recouvert son
corps de peinture (ou de boue dans la seconde édition), tire de son vagin
un rouleau de papier et le lit : le texte parle de sa rencontre avec un
homme heureux, un cinéaste structuraliste, qui se dit fou d’elle mais
refuse de regarder ses films, car il ne peut voir le désordre personnel,
les sentiments persistants, la sensibilité et pense qu’ils ne peuvent être
des artistes égaux. Ce travail s’oppose au regard masculin fétichiste théo-
risé par Laura Mulvey 2 et prend appui sur les plaisirs du corps dus à
une prise de pouvoir sur soi. Schneemann conteste le structuralisme et
le poststructuralisme qui l’objectifient, réfutant l’idée que le fait qu’elle
ne détienne pas de pénis soit un manque par la mise en évidence de sa
possession d’un vagin. Cette performance est un moyen de rendre leur
1. Le même procédé est utilisé par Shigeko Kubota dans sa performance Vagina Painting (1965).
Carolee Schneemann a aussi travaillé ses sensations lors des relations sexuelles avec son parte-
naire dans Fuses (1965), travaillant par collages sur la bande pour rendre sensible son expérience.
2. www.bettytompkins.com.
3. FRÉDÉRIC PIERRET, Coquelicots et autres puits d’amour. Variations plastiques d’après L’Origine
du monde de Gustave Courbet et morceaux choisis de la poésie érotique française consacrée au
sexe féminin, Paris, Kubik, 2005.
ces sources – le reproche principal étant de ne pas tenir compte des
conditions de fabrication des films et des images pornographiques, mais
aussi de faire l’apologie d’une sexualité ne prenant pas en compte le
plaisir des femmes. Tompkins appartenait dans les années 1970 à un
groupe de plasticiennes réfléchissant à une représentation de leurs désirs
pour les hommes, et donc de nus masculins. Elles s’étaient regroupées
pour lutter autant contre le refus des autres féministes de prendre en
compte leur travail que contre la censure dont elles furent l’objet lors
d’expositions 1. Parmi elles, Louise Bourgeois qui portait sa fameuse
Fillette (1968) avec un plaisir évident non dénué d’ironie (photo de
Robert Mapplethorpe, 1982), Eunice Golden, Joan Semmel (Intimacy /
Autonomy, 1974) et Sylvia Sleigh représentèrent des paysages ou des
118 portraits d’hommes nus. Avec beaucoup d’ironie également, Sleigh a
inversé le point de vue sur les scènes de harem et autres intérieurs érotisés.
Toutes traduisent la conviction que le phallus est un fantasme dont le
pouvoir peut être réassigné, cassant aussi l’idée de la construction des
femmes sur un manque, car là le phallus est un fantasme transférable 2.
Naomi Salaman a ainsi réalisé une exposition sur le regard érotique porté
par les femmes sur les hommes et questionné le plaisir visuel et l’anxiété
qui en résulte 3. Comme Benglis, Hannah Wilke a réalisé une publicité
pour une galerie qui l’exposait en 1970, elle s’y montrait de dos, montrant
le désir féminin et troublant l’habitus hétérosexuel. Lors de la perfor-
mance S.O.S. Starification Object Series (1974-1979), elle flirte torse
nu avec le public qui mâche des chewing-gums qu’elle a accrochés à la
porte 4 et qu’elle prend un à un pour leur donner une forme vulvaire et
les coller sur son corps nu. Par ce décalage, Wilke expose les signes de
1. RICHARD MEYER, « Hard Targets: Male Bodies, Feminist Art, and the Force of Censorship in
the 1970’s » in Wack! Art and the Feminist Revolution, catalogue d’exposition, Los Angeles, MOCA/
Washington, National Museum of the Women in the Arts / New York, PS1 / Vancouver, Vancouver
Art Gallery, Los Angeles / Cambridge, MOCA / MIT Press, 2007, p. 362-383.
2. MARGO THOMPSON, « Finding the Phallus in Female Body Imagery », n.paradoxa. International
Feminist Art Journal, n° 11, 2003, p. 49-60.
3. NAOMI SALAMAN, « Why have there been no great women pornographers ? » in KATY DEEPWELL
(s.l.d.), New Feminist Art Criticism. Critical Strategies, Manchester / New York, Manchester University
Press, 1995, p. 119-125.
4. www.hannahwilke.com.
la féminité et en montre la construction. D’autres ont vu dans ces sculp-
tures de symboliques petits pénis. Le public projette ainsi son désir et
ses fantasmes particuliers pour des objets féminins ou masculins.
Lynda Benglis parodie d’une autre façon le pénis dans Artforum en
novembre 1974, où elle critique le milieu de l’art masculin. La revue lui
avait demandé un travail sur la sensibilité féminine en lien à l’article
de Linda Nochlin sur l’absence de grandes femmes artistes 1 – féminité
dont elle n’avait cure, et a proposé une photographie de pin-up à talons
hauts et godemiché comme page centrale. Elle fit scandale avec cette
pose initialement destinée à la couverture du magazine. Cette image
était inacceptable et Benglis a finalement dû payer pour la mettre en
tant que publicité annonçant son exposition à la galerie Paula Cooper.
Benglis réalisait des œuvres à partir de matériaux liquides solidifiés (en 119
1. LINDA NOCHLIN, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » (1971) in Femmes,
art et pouvoir. Et autres essais, trad. Oristelle Bonis, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 201-
244.
2. SUSAN RICHMOND, « Sizing up the Dildo: Lynda Benglis’ 1974 Artforum Advertisement as a
Feminist Icon », n.paradoxa. International Feminist Art Journal, n° 15, 2005, p. 24-34.
3. Lettre de Lawrence Alloway, Max Kozloff, Rosalind Krauss, Joseph Masheck et Annette Michelson
à John Coplans, alors directeur de Artforum.
fait incommodés par le mélange entre un corps très féminin, une coupe
à la garçonne et un phallus très masculin. Robert Rosenblum la défendit
en arguant de la norme désuète des critiques.
De plus, dans l’article de Robert Pincus-Witten paru en même temps,
Benglis donnait le sens de son travail : l’art new-yorkais est une affaire
de territoire et la seule question valable est celle de la largeur de l’espace
occupé par son œuvre ou sa personne. L’énorme godemiché était sa
réponse, dont les censeurs ont raté le féminisme moqueur. L’image est
devenue une icône, mêlant masculin et féminin, colère et séduction.
L’artiste a également expliqué que les lunettes faisaient référence à la
femme du procureur général (l’équivalent du ministre de la Justice) de
Richard Nixon, Martha Mitchell, qui contribua grandement à révéler
120 l’affaire Watergate et était donc le symbole du courage d’une femme
prenant la parole. Le gigantesque godemiché de Benglis était un symbole
du monde de l’art machiste rempli de héros masculins, auxquels elle
contestait leur territoire par cette confrontation audacieuse et humo-
ristique. Ce scandale, son réalisme, sa subversion des normes et des
dominations n’auraient certainement pas été désavoués par l’auteur de
L’Origine du monde.
1. www.orlan.net
velue, qu’à une inoffensive petite chatte 1. » La méduse a aussi intéressé
Orlan.
Sa curiosité pour les mécanismes du désir et de la sexualité est flagrant
depuis Le Baiser de l’artiste (1976, 1977) et les diverses actions avec
les draps du trousseau (à la fin des années 1960). Dans la performance
Étude documentaire : la tête de Méduse (1978), elle présentait au public
une photo agrandie de sa vulve au moment de ses règles – prémices de
son intérêt pour L’Origine du monde, qu’elle détourne en L’Origine de
la guerre (1989) par les moyens de logiciels de retouche photographique,
reprenant fidèlement le format, la couleur, les tons, le drapé, auxquels
elle ajoute un cadre doré aux moulures baroques et le corps tronqué
d’un homme, l’acteur Jean-Christophe Bouvet, exhibant son pénis en
érection. Pour Orlan, l’organe à l’origine de la guerre entre les sexes 121