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COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE

LE VIF DE LA CRITIQUE
1. WALTER BENJAMIN

Rainer Rochlitz
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Tous les articles reproduits dans ce volume
ont fait l’objet d’une première publication
dans la revue Critique (Éditions de Minuit).
Ils représentent, avec ceux réunis dans les
volumes II et III, la totalité des contributions
de Rainer Rochlitz à cette revue.

Cet ouvrage a été publié avec le concours


du Centre national du livre
et la collection bénéficie de l’aide
de la Communauté française de Belgique.

© 2010 La Lettre volée


http://www.lettrevolee.com

Conception graphique : Casier / Fieuws

Dépôt légal : Bibliothèque royale de Belgique


4e trimestre 2010 – D/2010/5636/14
ISBN 978-2-87317-365-4
LE VIF DE LA CRITIQUE
TOME 1. WALTER BENJAMIN

Rainer Rochlitz

Textes réunis et édités par Christian Bouchindhomme et Geneviève Rochlitz

Avant-propos de Pierre Rusch


Christian Bouchindhomme

PRÉAMBULE ÉDITORIAL 7

Le projet de ce recueil remonte à l’année 2003, lorsque les éditeurs de


La Lettre volée proposèrent, à Jacinto Lageira et à moi-même, que nous
poursuivions l’entreprise qu’ils avaient entamée avec la collaboration de
Rainer Rochlitz lui-même, de republier certains de ses articles parus en
revue (notamment dans Critique), et qui avait déjà donné lieu à un premier
volume, Feu la critique, paru quelques jours avant la disparition de Rainer,
le 12 décembre 2002.
Autant nous étions désireux de pouvoir honorer une telle offre, autant
il nous paraissait impossible de poursuivre l’entreprise en l’état. Aussi
familiers que nous ayons été du travail et de l’œuvre de Rainer, nous
n’avions aucune légitimité pour privilégier une problématique parmi toutes
celles qui l’occupaient à l’instant de sa mort, ni pour établir le choix d’ar-
ticles qui pût l’alimenter ni, d’une manière générale, pour effectuer un
travail qui ne pouvait être du ressort que de l’auteur lui-même.
Republier quelques articles était, donc, inévitablement une affaire sujette
à caution et les republier tous excédait de beaucoup l’offre qui nous était
faite ; entre 1977 et 2002, Rainer Rochlitz n’a pas publié moins de cent
trente articles, mobilisant quelques cinq millions de signes – et encore
notre bibliographie est-elle sans doute incomplète.
Entre les deux, des possibilités étaient assurément ouvertes, mais toutes
supposant une sélection, il fallait pour la justifier un critère le plus objectif
et le plus discriminant possible, étant entendu que nous nous efforcerions
alors de réunir la totalité de ce que Rainer avait publié dans le champ
délimité par ce critère.
La première hypothèse fut de réunir l’ensemble des articles que Rainer
avait consacrés à Walter Benjamin. Elle était séduisante sous plusieurs
aspects : elle offrait un champ, en apparence, bien circonscrit; elle pouvait
permettre de mettre au jour le travail de fond effectué par Rainer pour
élucider la situation théorique complexe qui est celle de Benjamin, à la
fois au centre et en marge d’une constellation allant de Lukács à Habermas
– ce qui offrait par là même de jeter une nouvelle lumière sur Le Désen-
chantement de l’art, l’ouvrage que Rainer consacra à ces questions ; enfin,
elle permettait de mettre en évidence le regard critique qu’il portait sur
8 la réception de Benjamin dans la France des années 1980.
Mais, à vrai dire, ces avantages étaient autant d’inconvénients : d’une
part, la délimitation de l’objet nous invitait à la plus grande exhaustivité,
mais au prix de l’admission d’articles mineurs, anciens ou dépassés tandis
qu’auraient été éliminés des articles consacrés, notamment, à Lukács, à
Adorno ou à Habermas, essentiels pour bien comprendre le rôle que joua
Benjamin dans la pensée de Rainer ; d’autre part, un tel choix, non seule-
ment consacrait une époque relativement révolue de l’activité, mais surtout
en occultait des pans entiers, au point de la trahir profondément.
C’est alors qu’une autre possibilité de critère se fit jour. Il nous était
apparu que dans l’ensemble des articles relatifs à Benjamin, ceux publiés
dans Critique comptaient parmi les plus consistants. Pourquoi dès lors
ne pas adopter un critère transversal ayant l’avantage de la neutralité problé-
matique, à savoir l’ensemble des contributions de Rainer à une même
revue, en l’occurrence, Critique – un choix qui, au demeurant, se restrei-
gnait de lui-même puisque Rainer n’a collaboré dans une telle propor-
tion à aucune autre revue ?
À l’examen, les arguments favorables affluèrent en légion.

La collaboration commence au tout début de l’année 1983, alors que,


pour Rainer, une époque est en train de s’achever.
Après une importante thèse d’État sur le jeune Lukács soutenue en
1979, qu’il a passé plusieurs années à reprendre et à ciseler pour en faire
son premier livre (qui paraît en septembre 1983), Rainer a besoin de réor-
ganiser son activité. En ce début des années 1980, le travail effectué par
quelques-uns lors de la décennie précédente pour faire connaître en France
le « néo-marxisme » francfortois commence à porter ses fruits. La figure
de Benjamin retient de plus en plus les attentions – pour le meilleur et
pour le pire. Rainer se décide donc à investir le champ, dans l’espoir de
tempérer d’un peu de sérieux philosophique l’opéra baroque qui s’annonce,
mêlant la Vienne « fin de siècle » et le Berlin de l’entre-deux-guerres.
C’est alors qu’il se décide à envoyer à la rédaction de la revue Critique
un premier compte rendu de lecture, d’une part, de la traduction française
du Baudelaire de Walter Benjamin, et, d’autre part, du dernier tome paru 9

de ses Gesammelte Schriften 1. Le directeur de Critique, Jean Piel – dont


Pierre Missac 2 est un proche –, connaît bien Benjamin et l’étude de Rainer
l’impressionne ; il l’invite donc à prolonger sa collaboration.
Parallèlement, le Collège international de philosophie est fondé en 1983;
Jean-Pierre Faye convie Rainer à solliciter une direction de séminaire. Il
hésite mais, sans assise institutionnelle, se résout à en faire la demande,
qui est acceptée. Ce séminaire, dont les premières séances ont lieu au prin-
temps 1984, va par la suite migrer 3, mais ne jamais s’interrompre.

1. Cf. infra, « Walter Benjamin, une dialectique de l’image », p. 25-62.


2. Pierre Missac avait connu Walter Benjamin à la fin des années 1930. En marge d’une carrière
commerciale, il consacra l’essentiel de sa vie à faire connaître la pensée de Benjamin, et ce dès
l’après-guerre. Ainsi traduisit-il les « Thèses sur [la philosophie de] l’histoire » dès 1947, avant
même qu’elles ne parussent en allemand (sous le titre « Sur le concept d’histoire », Les Temps
modernes, n° 25, p. 623-634). Voir ci-dessous l’article que Rainer lui a consacré : « Walter Benjamin
écrivain. La fidélité de Pierre Missac », p. 105-113.
3. Dès le printemps 1985, Rainer quitte le Collège international de philosophie pour l’Université
européenne de la Recherche, qui était en quelque sorte une « scission » du Collège provoquée par
Jean-Pierre Faye. Le séminaire se poursuit néanmoins dans les mêmes lieux (ministère de la Recherche,
1 rue Descartes, Paris 5e); mieux que cela, il se dédouble en séminaire d’esthétique et séminaire de
philosophie pratique. Tandis qu’il animera, seul le plus souvent, le premier séminaire, c’est à deux
que nous animerons le second, et ce pendant huit ans. En 1993, l’Université européenne cesse
d’exister; nous trouverons alors refuge, grâce à Heinz Wismann et Pierre de Panafieu, à l’École alsa-
cienne – jusqu’en 2000 pour Rainer, jusqu’en 2003 pour moi-même. À partir de 1996, nous anime-
rons séparément chacun de ces séminaires, celui de Rainer étant désormais placé sous l’égide du
CRAL, l’UMR du CNRS à laquelle il est rattaché.
D’abord au prix d’une relative navigation à vue – rien de tout cela,
naturellement, n’avait été planifié – mais de manière progressivement systé-
matique, ces deux ouvertures nouvelles vont alors se combiner et se conju-
guer avec ce qui est alors encore la seule source de revenus de Rainer, la
traduction 1, pour former une structure d’activité qui restera inchangée
pendant presque deux décennies, même après l’intégration au CNRS en
1986. Cette structure est en gros la suivante : des thèmes d’investigation
sont défrichés en séminaire, où auteurs et ouvrages sont débattus face à
un auditoire actif, ils le sont sur la durée, en profondeur, puis quand est
atteint le stade où une contribution peut être apportée à la connaissance
ou à la réflexion publiques, une étude est rédigée qui, à partir des ouvrages
impliqués, fait une sorte d’état des lieux du problème et tente d’en élucider
10 la portée. Le cas échéant, enfin, des contacts sont pris pour favoriser (ou
proposer) une traduction, si ces ouvrages sont en langue étrangère.
Si j’ajoute enfin que c’est encore à la même époque (printemps 1984)
que Rainer entame son dialogue avec Habermas – et donc, non seule-
ment avec l’« après-Adorno », mais aussi avec une certaine philosophie
du langage (et une sensibilité plus « analytique ») –, on a là tous les éléments
qui permettent de se faire une idée assez juste de la manière dont ce champ
d’activité s’est instruit.
Dans la mesure où la presque totalité de ces études ont été accueillies
par la revue Critique, leur réunion est donc le meilleur reflet qu’on puisse
obtenir de l’activité de Rainer Rochlitz pendant les deux dernières décen-
nies du dernier millénaire. Bien plus que des ébauches de l’œuvre, elles
sont, rassemblées, un aspect à part entière de l’œuvre, qui avait aussi cette
ambition de nourrir le débat de manière argumentée sur des enjeux contem-
porains cruciaux (pratiques au sens fort, voire explicitement politiques)
qui engagent la philosophie.
La revue Critique était sans doute la seule qui pût accueillir cette forme
spécifique d’exercice de la philosophie, car la seule qui publie « des études
[dépassant l’importance de simples comptes rendus] sur les livres et les
articles paraissant en France et à l’étranger », pour reprendre les mots

1. Voir la bibliographie de Rainer Rochlitz en annexe du volume III.


mêmes de Georges Bataille, son fondateur. Par son profil et sa coïnci-
dence avec certaines des aspirations philosophiques de Rainer, sans doute
peut-on dire qu’elle a largement contribué à façonner cet aspect de l’œuvre
que nous évoquions ci-dessus.
Voilà les arguments les plus forts qui, au-delà d’honorer l’offre aimable
d’un éditeur, nous donnèrent le sentiment que nous contribuerions, en
republiant ces articles, à rendre mieux justice au travail de notre ami, et
à en révéler une dimension que la dispersion dans l’espace des numéros
et la dilution dans le temps ne permettaient sans doute pas de saisir dans
toute sa mesure.
Il est encore un autre argument que nous ne pouvons pas ne pas
mentionner, car il traduit après tout dans sa matérialité le lien si particu-
lier qui s’était tissé entre Rainer et Critique : Rainer a été et demeure pour 11

l’instant, et d’assez loin semble-t-il, le contributeur le plus important de


la revue. Les trois volumes qu’on va lire en témoignent, qui réunissent
pas moins de quarante-trois articles, présentant et analysant environ quatre-
vingts ouvrages. Le poids ne fait certes rien à l’affaire, mais on veut croire
que si Critique a amplement contribué à l’œuvre de Rainer, ce dernier
l’a lui aussi profondément marquée de son empreinte, de sa pratique de
la philosophie et de la… critique.
Enfin, dernier détail, Critique n’est l’aînée de Rainer que de trois mois.
Nous avions caressé l’espoir de faire de ce recueil un Festschrift célé-
brant leur soixantième anniversaire respectif… Il nous faudra faire fi des
chiffres ronds.

II

Nous avons intitulé ce recueil Le Vif de la critique, à la fois pour référer


à la revue bien sûr; pour faire valoir la critique vivante pratiquée par Rainer
– qui était, comme nous le disions plus haut, au fondement même de sa
conception de la philosophie ; pour souligner aussi le caractère parfois
vif du propos ; enfin pour le démarquer de Feu la critique (qui ne concer-
nait que la critique d’art).
Matériellement, nous avons réuni ces articles en trois massifs : 1. Walter
Benjamin (dix articles) ; 2. l’esthétique et la philosophie de l’art (dix-neuf
articles) ; 3. la philosophie contemporaine (quatorze articles). Ce ne sont
pas à proprement parler des entités égales, mais au moins ont-elles toutes
la taille plausible d’un volume, et surtout, bien que les passerelles entre
elles soient nombreuses, elles ont une évolution et une cohérence internes
qui devraient suffire à les justifier. Il ne nous a pas échappé, bien sûr, que
l’unité de ces volumes différait dans son genre selon les volumes. Si l’art
dans son ensemble fédère les articles du second volume, les articles qui
le composent appartiennent à des champs disciplinaires différents : histoire
de l’esthétique, philosophie de l’art et, dans un cas, critique d’art, mais
c’est à la philosophie seule – essentiellement sous ses aspects pratiques –
qu’appartiennent ceux du troisième volume. Plus singulier est encore le
premier volume, qui appartient à tous les champs énoncés ci-dessus, mais
12 tire son unité de l’auteur auquel sont consacrés les articles qu’il réunit :
Walter Benjamin. Il est clair, à ce titre, qu’il occupe une place à part dans
l’ensemble des trois volumes, puisqu’il lui revient aussi d’entrer dans le
cercle bien circonscrit des études benjaminiennes et de leur histoire fran-
çaise, avec les exigences que cela implique.
Pour cette raison, et pour mieux pouvoir observer la forte tension qui
habite l’ensemble de ces articles entre, d’un côté, une réception française
certes sans cesse en expansion, mais polyvalente dans son intérêt et toujours
peu ou prou suspecte d’amateurisme philosophique (on remarquera que
seuls deux ouvrages originaux en langue française figurent dans la liste
des ouvrages critiqués) et, de l’autre, la très scientifique édition allemande
des Gesammelte Schriften publiée sous la direction de Rolf Tiedemann
et Hermann Schweppenhäuser, nous avons inclus en fin de volume une
notice bibliographique réunissant et situant l’ensemble des cent quatre-
vingt neuf textes de Benjamin convoqués d’une manière ou d’une autre
dans le recueil.
À cette différence près donc – aucune notice bibliographique spéci-
fique n’étant nécessaire aux autres volumes –, nous avons organisé chacun
de ces recueils suivant une même procédure, en restituant les textes dans
leur ordre chronologique, ce qui était indispensable, et en limitant le plus
possible nos interventions. Le numéro de la revue et la localisation de
l’article ont été rappelés à chaque fois avant le titre suivi de la liste des
ouvrages à l’origine de l’étude. Des notes éditoriales ont été introduites,
avant tout pour signaler les ouvrages ayant fait l’objet d’une traduction
depuis la publication l’article. Nous nous sommes avant tout bornés à
éliminer les coquilles, réparer quelques oublis et harmoniser la typographie.
Estimant, en revanche, que la forme d’un texte relève de son écriture,
nous n’avons pas unifié l’agencement des articles.
Un index nominal et un avant-propos encadrent chacun des volumes.
Enfin, une bibliographie regroupant l’ensemble des travaux de Rainer
Rochlitz a été incluse en annexe au troisième volume.
Ces articles ont été réunis avec l’accord de Monsieur Philippe Roger,
actuel directeur de la revue Critique, et de Madame Irène Lindon, direc-
trice des Éditions de Minuit. Nous les en remercions, vivement.
Pierre Rusch

COMMENT PEUT-ON ÊTRE BENJAMINIEN ? 15

L’intérêt profond de Rainer Rochlitz pour la pensée de Walter Benjamin


a valeur de symptôme. Depuis son article de 1981, « De la philosophie
comme critique littéraire. Walter Benjamin et le jeune Lukács 1 », jusqu’à
la présentation de son édition des Œuvres en trois volumes 2, en passant
par sa monographie de 1992 3 et la dizaine d’articles substantiels ici réunis,
il n’a jamais cessé de se confronter à ce philosophe. Qu’il ait par ailleurs
produit une foule de textes décisifs sur de tout autres sujets, cela doit être
mis au compte de sa stupéfiante capacité de travail, et ne témoigne en
aucun cas d’une quelconque désaffection envers l’auteur du Livre des
passages.
On est amené à parler de « symptôme », dans la mesure où cet atta-
chement présente quelque chose d’énigmatique, qui appelle l’interpré-
tation. En effet, on trouverait difficilement dans les écrits de Rochlitz la
moindre trace d’une identification à Benjamin, la moindre revendication
d’une filiation. Il ne reprend à son compte ni la philosophie du langage,
ni la conception de l’histoire, ni la construction du droit, ni la théorie de

1. Revue d’Esthétique, n° 1 (rééd. 1990).


2. Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 2000.
3. RAINER ROCHLITZ, Le Désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris,
Gallimard, 1992.
la connaissance de Benjamin. Les références à Benjamin, dans ses propres
ouvrages d’esthétique, sont le plus souvent critiques. Le commentateur
affiche en permanence une remarquable réserve, plus encore : il tend à
théoriser cette réserve comme une condition de la lecture du texte benja-
minien. Celui-ci ne demande pas seulement à être correctement interprété,
il pose aussi la question de la juste distance à laquelle il doit être placé.
Il est frappant de voir combien cette préoccupation est présente jusque
dans les titres des articles : « Paradoxes d’une consécration », « La Fidélité
de Pierre Missac », « Le Meilleur Disciple de Walter Benjamin ». Le thème
revient comme un leitmotiv, témoignant de la difficulté d’hériter de
Benjamin. « Non qu’il ne faille pas aimer Benjamin, dit Rochlitz ; il s’agit
d’empêcher que l’on s’en réclame pour de mauvaises raisons 1. »
16 Mais au fait : pourquoi ? Pourquoi serait-il plus compliqué de se reven-
diquer disciple ou héritier de Benjamin que, par exemple, de prolonger
Husserl ou Max Weber ? Pour le dire autrement : l’inquiétude qui s’ex-
prime ici représente-t-elle autre chose qu’un nouage idiosyncrasique – un
symptôme, précisément –, ou bien nous apprend-elle aussi quelque chose
sur Benjamin lui-même, et sur ce qu’il peut signifier pour notre époque ?
Pas la moindre trace d’identification, disais-je. Ou peut-être seulement
une trace. À l’origine, la figure de Benjamin se superpose assez exacte-
ment à celle du jeune Lukács, auquel Rochlitz a consacré sa thèse de docto-
rat 2. Avant Benjamin, Lukács avait développé une théorie de l’essai
philosophique comme forme d’écriture seule adaptée au solipsisme de la
condition humaine 3. Pour Lukács aussi, le monde s’échappe dans une
essentielle étrangeté, et tout accord entre sujets repose sur un irréductible
malentendu. Le désir ne se résout jamais en possession ou en connais-
sance durables. C’est pourquoi le système achevé de la philosophie est à
jamais hors de portée ; c’est aussi pourquoi le « je » constitue le correctif

1. Cf. infra, « Benjamin écrivain : la fidélité de Pierre Missac », p. 106.


2. Cf. RAINER ROCHLITZ, Le Jeune Lukács, Paris, Payot, 1983. Rappelons qu’en 1981 Rochlitz
a aussi présenté et traduit avec Alain Pernet, La Philosophie de l’art (dite de Heidelberg), rédigée
par GEORG LUKÁCS en 1912/1914 (Paris, Klincksieck, 1981).
3. « Le solipsisme est l’expression conceptuelle de la structure interne de la réalité vécue » (GEORG
LUKÁCS, Philosophie de l’art, op. cit., p. 28). L’intérêt de Rochlitz pour Adorno s’articule large-
ment autour de cette question de l’essai et de la forme philosophique.
indispensable au fantasme de transparence de la pensée et du langage.
Mais ce « je » est d’un funambule pour qui vivre représente la possibi-
lité la plus ténue, tendue entre les tentations jumelles, également consé-
quentes, du suicide et de la fusion collective. Ici s’exprime un sentiment
tragique de l’existence, rigoureusement articulé au plan conceptuel, qui
éveillait manifestement de profonds échos en Rainer Rochlitz.
Moins, pourtant, que la manière dont Benjamin s’est efforcé d’en sortir.
Le héros tragique, enfermé dans sa contradiction « muette », est une figure
transitoire dans un mouvement de réappropriation du monde et de l’his-
toire, débarrassé des terreurs du mythe. Loin d’être disqualifié, le projet
théorique se dessine comme le point de fuite que construisent les essais
partiels de la pensée. Le rapport reste certes à définir, non moins que le
système lui-même (ou la société juste) : Lukács disait en ce sens que l’es- 17

sayiste est un Schopenhauer qui écrit ses parerga avant son ouvrage prin-
cipal. En attendant, deux essais suffisent à esquisser la possibilité du système.
Plus que le destin d’un penseur qui fut en somme broyé entre deux guerres
mondiales, ce refus du tragique donne à la figure de Benjamin sa stature
exemplaire : il vécut les pires angoisses, mais jamais ne s’avisa de faire
de l’angoisse une catégorie constitutive de l’existence humaine. Plutôt
que le vecteur d’une expérience contingente, ou que l’instance d’une subjec-
tivité transcendantale, le « je » devient ici un instrument d’optique braqué
sur le monde historique. Dans cette fonction, il tend vers l’anonymat 1.
Rochlitz met en lumière cette qualité particulière du « je » benjaminien
jusque dans l’évocation des souvenirs d’enfance, portés par l’exigence
de « renoncer à l’autobiographie pour ne retenir que la topographie 2 ».
La sociologie et la mystique constituent à cet égard des principes complé-
mentaires de mortification de la subjectivité.
Les textes de critique littéraire, qui étaient peut-être ceux que Rochlitz
pouvait admirer le plus entièrement, montrent la fécondité herméneutique
de cette méthode. Benjamin expérimente littéralement sur lui-même l’effi-

1. Sur la fonction de l’anonymat chez Benjamin, je me permets de renvoyer à mon article : PIERRE
RUSCH, « Le Piège du nom », in RAINER ROCHLITZ et PIERRE RUSCH (s.l.d.), Walter Benjamin.
Critique philosophique de l’art, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2005, p. 91 sq.
2. Cf. infra, « Le Berlin de Benjamin », p. 165.
cacité des œuvres, il s’expose à leur puissance pour en révéler le contenu
de vérité. C’est pourquoi il est si difficile de distinguer chez lui entre la
dénonciation et l’approbation. La critique consiste à libérer le pouvoir
cristallisateur d’un texte, d’une idée, bien plus qu’à adhérer à un projet.
Adorno, « le meilleur disciple de Walter Benjamin », reprendra ce
programme d’interprétation objective d’une « réalité dépourvue d’inten-
tions 1 », qu’on maîtrisera d’autant mieux qu’on se débarrassera plus complè-
tement de toute « conviction » personnelle. « Dans le cas idéal, il [le
critique] oublie de juger 2. »
À ce désengagement méthodologique s’ajoute une réserve qu’on pour-
rait dire morale : de même que ses affinités avec Proust obligeaient Benjamin
à travailler autrement la matière du souvenir, on a parfois l’impression
18 que l’intelligence du projet benjaminien a pour effet premier d’interdire
à Rochlitz de repasser par les mêmes voies. Cette pudeur, imposée par
une biographie dramatique, a aussi des racines philosophiques : la pensée
de Benjamin s’inscrit dans une époque et une situation spécifiques, qui
à la fois en déterminent et en limitent la validité. On cherchera d’autant
moins à la reproduire qu’on la comprendra plus exactement.
Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles il est si difficile d’être
benjaminien. Voilà pourquoi Rochlitz envisageait avec suspicion la gloire
tardive de Benjamin, où l’empathie et le mimétisme tendent à remplacer
l’exigence de compréhension. Quant à lui, qui ne se voulait pas le disciple
de Benjamin, mais qui se sentait singulièrement responsable de sa mémoire,
il pouvait sans état d’âme se retrouver dans le rôle de son plus fidèle
critique 3.

1. Cf. infra, « Le Meilleur Disciple de Walter Benjamin », p. 176.


2. Cf. infra, « Walter Benjamin et la critique », p. 103. On pensera aussi à l’aphorisme inaugural
de Sens unique : « Les opinions sont à l’appareil géant de la vie sociale ce qu’est l’huile aux machines ;
on ne se met pas devant une turbine pour l’inonder d’huile. On en verse quelques gouttes sur des
rivets et des joints cachés qu’il faut connaître. » (trad. Jean Lacoste, Paris, Les Lettres Nouvelles,
1978, p. 149 sq.)
3. La double appartenance aux cultures française et allemande joue certainement un rôle essentiel
dans cette fidélité jalouse. Il existe une famille de penseurs pour qui la rencontre de ces deux formes
spirituelles, sur la base de l’engagement antitotalitaire inauguré par la Révolution française, constitue
en quelque sorte l’esquisse la plus avancée d’une pensée universelle. Benjamin comme Rochlitz
appartenaient à cette famille, que la double compétence linguistique ne suffit aucunement à définir.
Dans cette perspective, Rochlitz recourt largement au procédé exégé-
tique de la séquenciation. En distinguant une période théologique de jeunesse,
une période politique et une tentative de synthèse tardive (et différentes
phases, différents tournants à l’intérieur de ces périodes), il tente de sauve-
garder à la fois la continuité et la disparité des réflexions benjaminiennes
– une manière de trouver chez Benjamin lui-même la caution de ses propres
réserves 1. Il ne s’interdit pas non plus de procéder occasionnellement à
des dichotomies internes, opposant par exemple chez Benjamin l’écri-
vain au penseur, alors même qu’il conteste ce principe de lecture chez
Pierre Missac 2.
Mais le plus souvent, il tranche dans le vif. On ne compte pas les
passages où il se démarque directement de l’auteur commenté. Un cas
particulièrement significatif concerne la critique du concept kantien d’ex- 19

périence. Benjamin exprime clairement sa position dès 1917, dans l’ar-


ticle « Sur le programme de la philosophie qui vient » : « Un concept de
la connaissance acquis par une réflexion sur son essence linguistique
permettra d’aboutir à un concept corrélatif de l’expérience qui englobera
aussi des domaines que Kant n’a pas réussi à faire entrer dans un véri-
table ordre systématique. Au sommet de ces domaines, il faut nommer
celui de la religion 3. » Rochlitz sait exactement jusqu’où il veut suivre
Benjamin sur ce terrain : il a conscience que la modernité a entraîné un
terrible appauvrissement de l’expérience, lié au triomphe des sciences
exactes, à l’universalisation des rapports économiques et au déchaîne-
ment des guerres impérialistes. Il a également pris la mesure des formes
nouvelles d’aliénation qui se sont développées depuis. Pour autant, il ne
perd pas de vue la face lumineuse de la modernité : « Benjamin fait abstrac-
tion de la conscience universelle que la modernité rend possible par sa

1. Voir, entre autres, RAINER ROCHLITZ, Le Désenchantement de l’art, op. cit., « Avant-propos »,
p. 9 ; WALTER BENJAMIN, Œuvres, I, op. cit., « Présentation », p. 20 sq ; cf. infra, « Poétique
de la traduction », p. 125 n. 3, où la dernière période est décrite comme une « esthétique de la
“fin de l’art” ».
2. Cf. infra, « Walter Benjamin : paradoxes d’une consécration », p. 139 et « Benjamin écrivain :
la fidélité de Pierre Missac », p. 109-110.
3. WALTER BENJAMIN, « Sur le programme de la philosophie qui vient », in Œuvres, I, op. cit.,
p. 193 sq. Cf. infra, « Walter Benjamin : poétique de la traduction », p. 118 sq.
démarche analytique et constructive 1. » Comme, à l’inverse, aucune reli-
gion révélée ne permet de fonder un concept rigoureux d’universalité, il
s’agira pour Rochlitz de « sauvegarder la critique du concept kantien d’ex-
périence sans adhérer à ce retour à la théologie 2 » ; il s’agira en particu-
lier de remettre le langage au centre du rapport de l’homme avec son
environnement, sans ouvrir la porte à l’institution divine – c’est-à-dire
sans reprendre la théorie dénominative du langage. C’est bien l’axe central
de la réflexion benjaminienne qui se trouve remis en question.
De même, l’opposition entre connaissance et vérité posée par Benjamin
dans Origine du drame baroque allemand se trouve clairement récusée :
« Cette opposition ne va pas de soi. Elle procède d’une définition restric-
tive de la connaissance, et elle soustrait la vérité à l’épreuve de l’argu-
20 mentation ; elle la livre à une contemplation respectueuse de ses objets,
mais aussi à l’affirmation autoritaire de celui qui prétend être dans le secret 3. »
Rochlitz tente certes de réduire l’écart en situant cette thèse dans une pers-
pective génétique : « D’ailleurs tout l’effort de Benjamin, dans ses écrits
ultérieurs, va dans le sens d’une démarche au moins apparemment plus
exotérique, d’une théorie capable de justifier ses choix. » Mais la tenta-
tive est tellement fragile que Rochlitz explore quasi simultanément (les
deux articles paraissent à un an d’intervalle) une autre piste : repérer dans
le concept benjaminien de vérité, tel qu’il est formulé dans ces années-
là (1920-1925), le germe d’une approche intersubjective et pragmatique :
« Un fragment de 1920-1921 apporte une précision : “La vérité réside dans
l’à-présent de la connaissance possible”. Et ce concept [...] “est le temps
logique qu’il s’agit de fonder au lieu de la validité intemporelle” (VI, 46).
Benjamin souligne par là le caractère énergétique, temporel et intersub-
jectif de la vérité, sans remettre en question sa validité universelle. Si la
vérité réside dans l’à-présent de la connaissance possible, c’est qu’elle a
un effet, un pouvoir propre (Austin parlera d’une force illocutoire) : elle
peut intervenir dans des processus individuels ou collectifs et en changer

1. Cf. infra, « Benjamin écrivain : La fidélité de Pierre Missac », p. 113. Dans le même esprit :
« Benjamin — et d’autres — n’ont pas suffisamment distingué entre modernité et totalitarisme. »
(« Walter Benjamin : poétique de la traduction », op. cit., p. 125.)
2. Cf. infra, « Walter Benjamin et la critique », p. 102.
3. Cf. infra, « Walter Benjamin : esthétique de l’allégorie », p. 79.
les orientations. Dans les “Thèses sur [la philosophie de] l’histoire”, l’à-
présent est associé aux moments du danger dans lesquels la vérité atteint
son efficacité maximale. La vérité est intersubjective, parce que son opéra-
tion suppose qu’elle apparaisse à un sujet et qu’elle puisse être défendue,
non seulement par l’évidence, mais aussi par des arguments. Elle en dépend
à tel point qu’elle reste toujours sujette à révision. Et la vérité est tempo-
relle, du moins pour autant qu’il s’agit d’enjeux concernant des sujets
humains et l’histoire, dans la mesure où elle est liée à des processus d’ap-
prentissage, à des expériences qui ont leur temps et leur lieu, sans lesquels
la validité universelle reste abstraite et inapplicable 1. »
Passer ainsi d’une historicisation de la vérité à un rapport fondé sur
l’intersubjectivité, l’argumentation et l’apprentissage, ne va pas non plus
de soi. Car Benjamin vise ici un autre temps que le temps domestiqué du 21

discours rationnel et de l’acte finalisé. L’histoire dans laquelle s’inscrit


la vérité comme « à présent » de la connaissance possible échappe aux
intentions de l’homme, à ses procédures et à ses institutions. Elle fonde
un pragmatisme proche de celui que décrivent Marx et Engels : « Si les
éléments matériels d’un bouleversement […] sont absents, il est tout à
fait indifférent pour le développement pratique que l’idée de ce boule-
versement ait déjà été émise cent fois 2. » La constellation historique, qui
passe infiniment l’horizon de l’homme et de ses objectifs conscients, fait
qu’une idée fonctionne à un moment donné : Benjamin ajoute qu’en trou-
vant sa vérité actuelle (sa réalité et sa puissance, dit Marx), elle sauve
aussi les cent vaines occurrences qui l’ont précédée. Cette vérité qui, par
une rencontre imprévue, donne sens à un passé jusque-là inopérant et
donc insignifiant, n’accroît guère les puissances du sujet : elle ne peut
pas davantage faire l’objet d’un apprentissage. La rencontre avec l’Autre
– qui peut aussi bien être un morceau de nature inanimée ou un mort –
échappe pareillement aux visées et aux stratégies de la discussion menée
dans le cadre convenu d’une langue policée. Elle coïncide avec le surgis-
sement d’un langage « à chaque fois » neuf. L’écrivain, qui prend le risque

1. Cf. infra, « Walter Benjamin et la critique », p. 102.


2. KARL MARX et FRIEDRICH ENGELS, L’Idéologie allemande, in KARL MARX, Œuvres, III, édité
par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1072.
de lancer ses mots à l’aveuglette, est peut-être à cet égard le seul « histo-
rien matérialiste » au sens de Benjamin.
Malgré ses efforts pour faire le lien avec une théorie de la communi-
cation intersubjective, Rochlitz a parfaitement conscience du clivage irré-
ductible entre les deux approches. Revenant dans les dernières pages de
sa monographie au rapport problématique entre l’« essai » et le « système »,
il écrit ainsi : « [Benjamin] n’a pas suffisamment distingué entre les prin-
cipes d’une esthétique et les considérations d’une critique chaque fois
tributaire d’une œuvre et de son contexte de réception. Il ne l’a pas fait
parce que son concept de vérité l’obligeait à déchiffrer les œuvres et leur
contexte comme des indices chaque fois imprévisibles d’une unité doctri-
nale à venir. La fragilité de cette entreprise tient à une théorie de la vérité
22 qui la place dans la dépendance des événements historiques 1. » L’histoire
éclairée à la lumière du messianisme suscite une vérité sans règles. Jouet
d’une rédemption indéterminable plus encore que des événements histo-
riques, l’homme n’est pas en mesure d’ajuster son agir à la vérité. Dans
le fragment cité plus haut, Benjamin distinguait entre l’« à présent de la
connaissance possible » (das Jetzt der Erkennbarkeit) et le « monde achevé »
(der vollendete Weltzustand), qui s’opposent comme l’authentique et l’in-
authentique, le pur et l’impur. Si la vérité existe dans sa plénitude authen-
tique sur l’un et l’autre plans, l’action ne s’inscrit dans l’à présent que
sous forme symbolique 2. Cette théorie de la vérité – à laquelle il ne peut
quant à lui adhérer – oblige Rochlitz à se replier sur une ligne de défense
minimaliste, qui associe la vision benjaminienne aux apories de l’art
moderne. « Mais ce processus s’apparente à celui de l’art moderne lui-
même, et de son aventure autodestructrice, dont Benjamin est devenu pour
cette raison l’un des théoriciens exemplaires 3. »
C’est la dernière phrase du Désenchantement de l’art, mais aurait-ce
été le dernier mot de Rochlitz sur Benjamin ? Après avoir salué en celui-
ci le critique étincelant, l’analyste pénétrant de la culture moderne, il lui

1. RAINER ROCHLITZ, Le Désenchantement de l’art, op. cit., p. 300.


2. WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, VI, édité par Rolf Tiedemann et Hermann
Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985, p. 46.
3. RAINER ROCHLITZ, Le Désenchantement de l’art, op. cit., p. 301.
rend hommage comme théoricien de l’art moderne, exemplaire parce qu’en-
traîné dans le même processus d’autodestruction que celui-ci. Il a atten-
tivement analysé ses ébauches théoriques, avant de les rejeter les unes
après les autres. Tout cela ne suffit guère à expliquer son intérêt passionné
pour Benjamin. C’est pourquoi je voudrais pour finir risquer une hypo-
thèse. La pensée propre de Rainer Rochlitz se mouvait pour une grande
part dans l’horizon d’une éthique de la communication et de la persua-
sion. Mais sa double expérience de traducteur et d’auteur français d’ori-
gine allemande lui avait dévoilé un autre aspect du langage et des langues,
fait de résistance, d’obscurité et d’oubli. Il avait en somme besoin d’un
penseur qui lui permît d’exprimer la catastrophe de Babel, et c’est pour-
quoi il serait toujours revenu à Benjamin.
Critique, n° 431, avril 1983, p. 287-319

1. WALTER BENJAMIN : UNE DIALECTIQUE DE L’IMAGE 25

WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à


l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982,
284 p.
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, V, 1, 2. Das Passagen-
Werk, texte établi par Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1982, 1354 p. 1

Le destin de Walter Benjamin est d’une cruelle ironie ; lui qui vécut d’au-
mônes et qui eut le plus grand mal à se faire reconnaître, qui se suicida
dans des circonstances tragiques, sans pouvoir achever la plupart de ses
projets, dispose aujourd’hui d’un public passionné dans de nombreux pays
et d’une des éditions modernes les plus soignées.

1. [Cet ouvrage a été traduit en français par Jean Lacoste en 1989 (Paris, Le Cerf) sous le titre
Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (cf. « Notice bibliographique », p. 195-210
et « Walter Benjamin : paradoxes d’une consécration », p. 127-144). Dans le texte qu’on va lire,
et dans tous ceux qui suivent, antérieurs à 1989, le titre Das Passagen-Werk est, par anticipa-
tion, diversement traduit en français : Livre des passages, Passages parisiens, ou tout simple-
ment [Les] Passages. Nous avons conservé ces différents titres approchés, au demeurant conformes
aux usages du temps et aux ébauches de Benjamin. (N.D.É.)]
On mesure l’isolement de l’exilé, en mai 1939, à la prudence avec
laquelle il s’adresse à un public français, à Pontigny, avant de parler de
Baudelaire, en présentant sa méthode de lecture : « L’étude d’une œuvre
lyrique fréquemment se propose pour but de faire entrer le lecteur dans
certains états d’âme poétiques, de faire participer la postérité aux trans-
ports qu’aurait connus le poète. Il semble, toutefois, admissible de conce-
voir pour une telle étude un but quelque peu différent. Pour le définir de
façon positive, on pourrait avoir recours à une image. Mettons qu’une science
attachée au devenir social soit en droit de considérer certaine œuvre poétique
– monde se suffisant à soi-même en apparence – comme une sorte de clé,
confectionnée sans la moindre idée de la serrure où un jour elle pourrait
être introduite. Cette œuvre se verrait donc revêtue d’une signification
26 toute nouvelle à partir de l’époque où un lecteur, mieux, une génération
de lecteurs nouveaux, s’apercevait de cette vertu-clé. Pour eux, les beautés
essentielles de cette œuvre iront s’intégrer dans une valeur suprême. Elle
leur fera sentir, à travers son texte, certains aspects d’une réalité qui sera
non tant celle du poète défunt que la leur propre. Certes, ces lecteurs ne
se priveront pas de cette utilité suprême dont, pour eux, l’œuvre en ques-
tion fera preuve. Ils ne se priveront donc pas non plus des démarches de
l’analyse qui vont les familiariser avec elle » (I, 2, 740 1).
Les essais et fragments de Benjamin sur Baudelaire 2 sont issus du projet
immense des Passages qui aurait été l’un des textes décisifs de la philo-
sophie du XXe siècle et qui, même à l’état de projet inachevé, représente
l’une des conceptions les plus grandioses et les plus novatrices de la pensée
contemporaine. En effet, la publication de ces fragments en 1982, attendue

1. Les références entre parenthèses renvoient à l’édition allemande des Gesammelte Schriften de
Benjamin, lorsqu’elles sont précédées d’un chiffre romain qui en indique le tome ; précédées de
CB, elles renvoient à la traduction française du Baudelaire ; précédées de PR, elles renvoient à
WALTER BENJAMIN, Poésie et Révolution, traduit par Maurice de Gandillac et paru aux éditions
Denoël (Paris, 1971). Les traductions ont souvent été modifiées. [Voir la correspondance (cf.
« Notice bibliographique », p. 195-210) entre les textes de Poésie et Révolution et, notamment,
l’édition des Œuvres en trois volumes, établie par Rainer Rochlitz (avec la collaboration de Pierre
Rusch) pour la collection « Folio essais » (Gallimard, 2000). L’édition la plus récente du Charles
Baudelaire traduit par Jean Lacoste (Paris, Payot & Rivages, 2002) est pour l’essentiel identique
à celle présentée ici. (N.D.É.)]
2. L’édition française n’en réunit qu’une partie, celle qui fut publiée en 1974.
depuis longtemps, a été un événement d’actualité 1. À l’intérieur de cette
actualité, plusieurs aspects sont à distinguer. Indépendamment de la puis-
sance indéniable de la pensée et même de la poésie qui s’y exprime, la
mode dont jouissent actuellement les écrits et le personnage de Benjamin
renferme des tendances au moins aussi contradictoires que celles qui déchi-
raient le penseur lui-même; il suffit de penser au concept de modernité
chez Benjamin, qui est à la fois, sociologiquement, la quintessence de la
fausse conscience, des fantasmagories dont s’entoure la société bourgeoise
et, esthétiquement, la vraie conscience des artistes qui la contestent, de sorte
que partisans et adversaires de la modernité peuvent également se réclamer
de lui. D’une part, se rattache à lui une nostalgie de la situation politique
peu complexe à laquelle Benjamin était confronté à l’époque des fascismes.
En effet, certains textes de Benjamin permettent de justifier la résurgence 27

d’un marxisme d’Épinal qui fait l’économie des douloureuses remises en


question de la génération précédente, celle d’Adorno, de Habermas, de
Goldmann ou de Sartre; ceux qui s’y réfèrent attribuent alors les textes
plus sceptiques de Benjamin lui-même à la censure qu’auraient exercée
Horkheimer et Adorno, à l’époque où Benjamin dépendait financièrement
de l’Institut de Recherche sociologique. D’autre part, Benjamin est reven-
diqué par un courant messianique qui ramène l’objectivité de ses analyses

1. Le tome V des Gesammelte Schriften contient les deux « Exposés » * du projet (de 1935 et de
1939, le second en français), les liasses de fragments et de notes de lecture que Benjamin lui-
même avait classées par sujets et qui, pendant l’Occupation, furent cachées par Georges Bataille à
la Bibliothèque Nationale. Ces liasses sont intitulées : A) Passages ; B) La mode ; C) Paris antique ;
D) L’ennui, l’éternel retour; E) Haussmannisation, combats de barricades; F) La construction en fer;
G) Les expositions, la réclame, Grandville ; H) Le collectionneur ; I) L’intérieur, la trace ; J) Baudelaire
(200 pages), etc. Plusieurs liasses contiennent des notes sur les luttes sociales au XIXe siècle et leurs
théoriciens (Saint-Simon, Fourier, Marx); d’autres traitent des inventions et des techniques; un impor-
tant ensemble de notes traite de la théorie de la connaissance et du progrès. Ces notes, qui forment
la partie principale du tome V (900 pages sur 1350), sont suivies des premières esquisses et de la
documentation sur la genèse des textes, selon le principe de toute l’édition des œuvres de Benjamin.
[* Le plus souvent ces « Exposés » ont été publiés sous le titre de l’ouvrage à venir « Paris, capitale
du XIXe siècle ». Il s’agit d’une présentation de l’ouvrage à venir destinée à l’Institut de Recherche sociale
de Francfort (en exil) auprès duquel Benjamin pouvait espérer une aide financière (cf. infra, p. 31 sq.).
L’« Exposé » de 1935 a été traduit par Maurice de Gandillac sous le titre « Paris, capitale du XIXe
siècle » (Poésie et Révolution, op. cit., p. 123 sq.) et repris sous le même titre dans une traduction
revue par Pierre Rusch (Œuvres, III, op. cit., p. 44 sq). La version de 1939 a fait, par ailleurs, l’objet
de deux éditions séparées (WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle : exposé, Paris, Alia,
2003 et Paris, L’Herne, 2007) (cf. « Notice bibliographique », p. 195-210). (N.D.É.)]
sociologiques et politiques à une tradition et une espérance religieuses,
subjectives, qui servent de refuge dans l’hibernation actuelle des certitudes
marxistes. Or, s’il est indéniable que l’espoir révolutionnaire de Benjamin
ne peut être dissocié de son messianisme, celui-ci était pour lui une source
d’inspiration, jamais un refuge. Troisième aspect de l’actualité, la dimen-
sion littéraire, que Benjamin désignait lui-même comme l’aspect de « poésie
illicite » dans le premier projet des Passages. Devant la faillite actuelle des
concepts critiques, cette dimension sert à son tour de refuge à un roman-
tisme qui s’attache aux aspects poétiques et pittoresques de Benjamin, faisant
l’économie des rigueurs de la réflexion conceptuelle. Par rapport à ces
utilisations de Benjamin dans différentes formes de fuite devant une réalité
ingrate, il convient de rétablir, autant que possible, la cohérence de sa pensée,
28 mais aussi d’en montrer les contradictions et la mobilité constante. Plus de
quarante ans après la mort tragique du philosophe, la question se pose de
savoir quelle est l’actualité véritable de sa pensée, la signification de son
œuvre qui nous est destinée, à nous, au sens où il voyait dans sa lecture
de Baudelaire une connaissance dont la possibilité était rigoureusement histo-
rique, datée. Plutôt que dans une nostalgie de l’aura perdue, cette actua-
lité réside dans l’idée de la modernité dont Benjamin a retracé la genèse
et dont l’héritage doit être assumé aujourd’hui, en face des néo-conser-
vatismes de tout bord.
Le livre sur les passages parisiens devait faire pendant à l’ouvrage sur
l’Origine du drame baroque allemand et comme lui projeter une nouvelle
lumière sur un siècle en attirant l’attention sur des phénomènes jusque-là
inaperçus. Insatisfait des distinctions conceptuelles abstraites du néokan-
tisme et de la phénoménologie, Benjamin poursuit l’idéal d’une philo-
sophie concrète. « L’affirmation provocatrice selon laquelle un essai sur
les passages parisiens contient plus de philosophie que des considéra-
tions sur l’être de l’étant, écrit Adorno, saisit le sens de l’œuvre benja-
minienne avec plus de précision que la recherche d’un squelette conceptuel
toujours identique, chose qu’il avait reléguée au débarras 1. » Le fait que

1. THEODOR W. ADORNO, Prismen, Francfort-sur-le Main, Suhrkamp, 1955, p. 287. [in Gesammelte
Schriften, X, 1. Kulturkritik und Gesellschaft, I, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, p. 241.
En français : Prismes, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 204. (N.D.É.)]
Benjamin n’ait pu achever son livre, qu’il soit mort en fuyant le nazisme,
a été d’une importance décisive pour la philosophie de l’après-guerre ;
c’est Heidegger, son antipode philosophique et politique, qui devait dominer
ces années. Dans les fragments pour une méthodologie des Passages,
Benjamin propose d’abandonner le concept d’une « vérité atemporelle » ;
la vérité est, selon lui, « liée à un noyau temporel, commun à l’objet et
au sujet de la connaissance. Cela est si vrai, ajoute-t-il, que l’éternel est
en tout cas plutôt la ruche d’une robe qu’une Idée » (V, 1, 578). La mode
d’une époque dans son caractère historique et éphémère, c’est là l’absolu
par rapport auquel l’Idée au sens traditionnel est une abstraction impuis-
sante ; elle cristallise les rêves, l’utopie concrète d’un moment historique
qui n’est éternel qu’en son unicité, en son historicité. C’est déjà en ce sens
que Benjamin avait appelé le drame baroque une Idée : une forme histo- 29

rique qui n’a de valeur atemporelle que dans son caractère temporel unique.
Par son envergure et son importance théorique, le travail de Benjamin
sur Baudelaire est comparable à la grande étude que Sartre a consacrée
à Flaubert. L’un et l’autre ont travaillé pendant plus de dix ans sur leur
sujet; l’un et l’autre y ont conjugué leur première philosophie et une théorie
de la littérature avec une philosophie de l’histoire, qu’ils ont l’un et l’autre
dégagée du marxisme et de la théorie de la réification 1.
Baudelaire a accompagné Benjamin pendant toute sa vie d’écrivain :
dès 1914-1915, il traduit certains poèmes des Fleurs du Mal ; en 1923,

1. En 1946, six ans seulement après la mort de Benjamin, Sartre a publié son Baudelaire qui
annonce certains thèmes de son Flaubert : contrairement à l’opinion la plus courante, Baudelaire
a choisi sa vie, parce qu’elle était la condition de sa création poétique. Comme Benjamin, Sartre
oppose Baudelaire à Hugo, la poésie maudite à la littérature du progrès et de l’engagement ; mais
Benjamin est solidaire de Baudelaire dans sa méfiance à l’égard du progrès, qui dissimule selon
lui la simple extension du capital et de la technique. Par ailleurs, les analyses de Benjamin et de
Sartre se rejoignent sur de nombreux points : le dandy et son « héroïsme » moderne, les thèmes
proustiens, la « signification » comme clé des correspondances, la référence à Matière et Mémoire
de Bergson, l’importance du thème de la grande ville et de la négation de la nature, de la stéri-
lité et de la perversion liées à cette anti-nature. Ce qui sépare cependant Benjamin et Sartre, c’est
l’importance que le premier accorde aux Tableaux parisiens, à leur caractère novateur et prophé-
tique, à la forme allégorique et à la « beauté moderne », désenchantée. L’analyse de Sartre reste
traditionnelle en plaçant au centre de l’œuvre de Baudelaire, le thème des correspondances. Benjamin
cherche à résoudre le problème de la tension chez Baudelaire entre l’allégorie et les correspon-
dances. Mais surtout Benjamin ne cherche pas le sens existentiel de l’œuvre de Baudelaire ; il y
déchiffre une signification objective.
il publie sa traduction des Tableaux parisiens, précédée de l’essai sur « La
Tâche du traducteur ». Quatre ans plus tard, il entreprend des recherches
pour les Passages parisiens dont le Baudelaire écrit en 1938-1939 devait
être le « modèle en miniature » et en fait la seule partie réalisée. Presque
tous les travaux des dix dernières années de Benjamin sont issus de ces
recherches : l’essai sur « Le Surréalisme » et celui sur « L’Œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique », « Le Narrateur » et les « Thèses
sur le concept d’histoire » 1. À l’origine du projet des Passages, il y a la
découverte du surréalisme et celle de la ville de Paris à travers la lecture
du Paysan de Paris qui s’ouvre sur la « Préface à une mythologie moderne ».
Benjamin écrit alors un certain nombre d’esquisses dans le style de Sens
unique : « Traumkitsch » (kitsch onirique), dès 1926; « Passages », qui
30 date de 1927; « Passages parisiens », écrit avant 1930; « Le Retour du
flâneur », en 1929. Selon sa première idée, il s’agissait d’un petit article,
mais en 1928 (lettre du 24 mai), Benjamin soupçonne déjà qu’il pourrait
prendre des dimensions considérables, et dès 1930, les Passages pari-
siens sont « le théâtre de tous mes combats et de toutes mes idées ». Repris
en 1934 à l’instigation d’Adorno et de Horkheimer, l’étude prend un carac-
tère plus sociologique.
Au début, le projet portait le sous-titre « Une féerie dialectique » (lettre
du 30 janvier 1928). À l’époque des « becs de gaz », les passages étaient
les « palais féeriques » (V, 2, 1009) de la flânerie, de la mode, des pano-
ramas, etc., de tout un univers de l’enfance, univers en train de dispa-
raître sous les coups de la modernisation qui en fait apparaître le caractère
historique. L’architecture est « le témoignage de la mythologie latente »
d’une société, et c’est de ce rêve collectif que Benjamin veut réveiller les
hommes de sa génération. L’architecture, la mode, les objets d’usage, les
comportements d’une époque sont des symptômes dont Benjamin déchiffre
le sens objectif, comme Freud interprète le sens subjectif du rêve et du
langage des individus. La lecture d’un passé récent demande des tech-

1. [L’ensemble des essais mentionnés ici figurent dans les recueils traduits par Maurice de Gandillac :
Mythe et Violence, Paris, Denoël, 1971 et Poésie et Révolution, op. cit. ; ils seront repris dans
Essais, I et II (Paris, Denoël-Gonthier, 1983) et figurent aujourd’hui dans l’édition établie par
Rainer Rochlitz (Paris, Gallimard, « Folio essais », 3 vol., 2000). Pour plus de précisions, voir la
correspondance (cf. « Notice bibliographique », p. 195-210). (N.D.É.)]
niques différentes de celle de textes anciens. Pour ceux-ci, Benjamin avait
développé la théorie de la mortification des contenus, laissant apparaître
la structure des œuvres en sa vérité. L’éveil d’un passé récent nécessite
l’emploi de la ruse et de la présence d’esprit (V, 2, 1058) ; ici, le temps
n’a pu dégager la signification de l’image. Comme chez Proust, le réveil
est associé au souvenir : lorsque le narrateur se réveille dans une chambre
à laquelle il n’est pas habitué, il opère une réordonnance de l’espace pour
se souvenir où il se trouve. La ruse nécessaire pour se détacher du rêve
est celle même qui appartient à l’univers des contes de fées. Benjamin
en a développé la théorie dans son essai sur « Le Narrateur » : « L’ensei-
gnement que le conte de fées livre depuis toujours aux hommes, celui
qu’il continue de dispenser aux enfants, c’est que le plus opportun, pour
qui veut faire face aux violences de l’univers mythique, est de combiner 31

la ruse et l’insolence » (PR, 161). La mythologie dont il s’agit de se libérer


est celle de tout un système de « fantasmagories » communes aux grandes
villes européennes, mais dont le Paris du XIXe siècle est la capitale arché-
typique. Ce système s’étend du cadre de la vie quotidienne jusqu’à la vie
culturelle et même à la cosmologie 1.
Du projet inachevé des Passages, on peut se faire une idée d’après
les deux « Exposés » adressés à Max Horkheimer en 1935 et en 1939 2.
Le premier met l’accent sur la tension, au XIXe siècle, entre les forces
productrices, les techniques, et la culture qui s’efforce de les endiguer.
« Au XIXe siècle, conclut l’exposé, l’évolution a émancipé du joug de
l’art les formes de création, comme au XVIe siècle, les sciences s’étaient
libérées de la philosophie » (PR, 138) ; l’architecture, la photographie,
les arts graphiques et la littérature – « tous ces produits ont dessein de se

1. Ce que cette mythologie a d’archaïque, de « préhistorique » et qui apparaît brusquement dans


le surréalisme, devient visible, selon Benjamin, parce que la tradition qui assurait la continuité –
Église et famille ne remplit plus cette fonction. « Le vieux frisson préhistorique, écrit-il, entoure déjà
le cadre de vie de nos parents, parce que nous n’y sommes plus liés par la tradition » (V, 1, 576).
2. Le premier (PR, 123-138) se compose de six chapitres intitulés « Fourier ou les passages »,
« Daguerre ou les panoramas », « Grandville ou les expositions universelles », « Louis-Philippe ou l’in-
térieur », « Baudelaire ou les rues de Paris », « Haussmann ou les barricades »; le second, écrit en
français juste avant la rédaction de l’essai « Sur quelques thèmes baudelairiens », comporte une
introduction et une conclusion ; le chapitre sur « Daguerre » n’y figure plus, son contenu ayant
été intégré à l’essai sur « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ».
présenter sur le marché à titre de marchandises. Mais ils hésitent encore
sur le seuil. De cette époque datent passages et intérieurs, halls d’expo-
sition et panoramas. Ce sont les résidus d’un monde de rêve » (PR, 138).
De ce rêve qu’il s’agit de dissiper pour se réveiller, comme disait Joyce,
du cauchemar de l’histoire, à l’époque où ce monde tombe lui-même en
ruines et où la marchandise apparaît sans déguisement, le second exposé
donne une idée rigoureuse, centrée autour du concept de fantasmagorie.
Elle culmine dans une analyse du dernier écrit de Blanqui, L’Éternité par
les astres, découvert par Benjamin à la fin de l’année 1937 et où l’huma-
nité « fait figure de damnée. Tout ce qu’elle pourra espérer de neuf se
dévoilera n’être qu’une réalité depuis toujours présente » (V, 1, 61); « l’hu-
manité, conclut Benjamin, sera en proie à une angoisse mythique tant que
32 la fantasmagorie y occupera une place » (V, 1, 61). C’est cette angoisse
mythique dont Heidegger, dans L’Être et le Temps 1, fait la condition de
l’authenticité, voire de la connaissance de l’être et de l’histoire. Benjamin
l’avait prévu : « C’est là que je trouverai sur mon chemin Heidegger, et
j’attends quelque scintillement de l’entrechoc de nos deux manières, très
différentes, d’envisager l’histoire » (lettre du 20 janvier 1930).
Dix ans avant Nietzsche, c’est là la découverte de Benjamin, Blanqui
a développé la fantasmagorie de l’éternel retour du même : « l’univers se
répète sans fin et piaffe sur place », lit-on dans L’Éternité par les astres
(V, 1, 76). « Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités tech-
niques par un ordre social nouveau, ajoute Benjamin. C’est pourquoi le
dernier mot est resté aux truchements égarants de l’ancien et du nouveau,
qui sont au cœur de ces fantasmagories. Le monde dominé par ses fantas-
magories, c’est – pour nous servir de l’expression de Baudelaire – la moder-
nité. La vision de Blanqui fait entrer dans la modernité – dont les sept
vieillards apparaissent comme les hérauts – l’univers tout entier » (V, 1,
76-77).

1. [L’usage, en 1983, était encore de nommer ainsi, en français, l’ouvrage de Martin Heidegger,
conformément aux traductions partielles alors disponibles (par Henry Corbin : MARTIN HEIDEGGER,
Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris, Gallimard, 1937, et par Rudolf Boehm et Alphonse de
Waelhens : MARTIN HEIDEGGER, L’Être et le Temps, Paris, Gallimard, 1964) ; les traductions
d’Emmanuel Martineau et François Vezin sont postérieures (MARTIN HEIDEGGER, Être et Temps,
[s. l.], Authentica, 1985, et Paris, Gallimard, 1986). (N.D.É.)]
II

Comme le livre sur le drame baroque, l’étude sur les passages devait
comporter un chapitre introductif sur la théorie de la connaissance ; non
pas une théorie conçue d’avance, selon l’usage traditionnel, mais la formu-
lation théorique des principes et des expériences qui se dégagent de la
recherche historique 1. Le royaume des passages en tant qu’objet histo-
rique est ce que Benjamin appelle une monade, un microcosme qui renferme
tout le processus intérieur du XIXe siècle, tel qu’il se révèle à nous : en
tant qu’image dialectique. Le passage est objet de la philosophie de l’his-
toire, parce que, en tant que monade, il est une telle image, conjonction
fulgurante du passé révolu et du présent actuel. Il ne s’agit de rien de moins
que d’un renversement copernicien (V, 1, 490) dans la lecture de l’his- 33

toire. Non seulement elle s’intéresse tout particulièrement à des phénomènes


jusque-là négligés, mais encore le passé n’est plus le point fixe dont nous
nous rapprochons par nos recherches ; l’intérêt que nous portons à certains
objets historiques devient lui-même le centre de la réflexion. L’objet histo-
rique est un événement actuel, tout comme le rêve que nous nous effor-
çons de reconstituer le matin. L’histoire consciente de son enjeu politique,
surtout dans un contexte de danger et de bouleversements, est une forme
de réveil. Dans l’objet historique dont nous apercevons brusquement l’in-
térêt pour nous, jusqu’ici enfoui par la tradition – cette architecture en
fer et en verre que sont déjà les passages –, Benjamin lit un appel au
sauvetage 2 – sauvetage de l’oubli, de la méconnaissance, de la fausse
tradition. Et le moment de l’écriture est le maintenant de la possibilité de
la connaissance (Jetzt der Erkennbarkeit, cf. I, 2, 682 ; CB, 240).
L’historien qui a l’intuition fulgurante de l’appel du passé – intuition qui,

1. Une série de fragments (V, 1, 570-611) et les « Thèses sur le concept d’histoire » (PR, 277-
288) en donnent une idée assez précise.
2. Le concept de sauvetage apparaît déjà dans le livre sur le drame baroque. Il s’y autorise de
Platon (sozein ta phainomena) et désigne l’élévation des phénomènes empiriques au rang de l’Idée
(I, 1, 214) ; conception traditionnelle de la philosophie qui n’innovait que par le caractère marginal
des phénomènes dont Benjamin construisait ainsi l’Idée, le précurseur de l’image dialectique. On
peut voir une affinité entre Benjamin et Baudelaire dans leur élargissement respectif du champ
des objets – jusque-là considérés comme indignes – de la philosophie et de la poésie.
comme tout intérêt, n’est rationalisable qu’après coup, sans pour autant
être irrationnelle – doit avoir la présence d’esprit de saisir cet instant actuel
de la connaissance et de déchiffrer l’image du passé. Ainsi perçue et construite,
la structure monadologique de l’image dialectique inclut son passé et son
avenir : l’image de l’œuvre baudelairienne renferme, dans la construc-
tion de Benjamin, l’héritage de l’allégorie médiévale et baroque et l’an-
ticipation de l’Art nouveau, dont la fleur, la figure végétale, est la forme
caractéristique.
Pour illustrer le phénomène de l’image dialectique – en vérité très
courant, surtout dans la tradition des grands essais, mais qui est ici élevé
au rang de concept – Benjamin cite un historien français du préroman-
tisme : « Le passé a laissé de lui-même dans les textes littéraires des images
34 comparables à celles que la lumière imprime sur une plaque sensible.
Seul l’avenir possède des révélateurs assez actifs pour fouiller parfaite-
ment de. tels clichés » (V, 1, 603-604). La mémoire involontaire de Proust
repose sur un principe analogue : là aussi, l’essentiel se révèle dans un
instant fulgurant, fugitif et qu’il importe de saisir immédiatement – sinon
l’image entrevue est perdue pour toujours ; il s’agit donc de sauver pour
et par la connaissance une image menacée de disparition, de l’isoler par
une saisie à première vue brutale, de la continuité d’une histoire. L’idée
de danger est associée à l’image dialectique : danger de l’oubli, mais aussi
de la perte d’une chance pour agir sur le cours de l’histoire. Sans les images
dont Proust a l’intuition fulgurante, tout son édifice perd sa substance la
plus précieuse ; sans les images qu’entrevoit Benjamin dans le milieu du
XIXe siècle, toute sa construction de l’histoire serait sans fondement. L’image
dialectique, discontinue et révélatrice, projette une vive lumière sur la
« réification » ordinaire de notre conscience et de ce que Proust appelle
la mémoire volontaire : l’essentiel de l’expérience historique échappe à
ce système mutilé dont la continuité, la foi au progrès, la paresse et le
manque de présence d’esprit sont les caractéristiques. Ce n’est pas un
hasard s’il s’agit d’une image et non d’un concept, à la fois parce qu’elle
apporte la dimension d’évidence concrète que ne peut assurer le concept
seul, et parce que c’est sous forme d’images, et non d’abord de concepts,
que le passé lance son appel à la connaissance. Il y a image lorsque « le
passé révolu et le maintenant forment une constellation fulgurante et instan-
tanée. En d’autres termes : l’image est la dialectique au repos. Car tandis
que la relation du présent au passé est purement temporelle, continue,
celle du passé au présent est dialectique : n’est pas déroulement mais image :
abrupte. Seules les images dialectiques sont des images authentiques (c’est-
à-dire non archaïques) ; et le lieu où on les trouve est le langage » (V, 1,
576-577).
L’image dialectique des passages parisiens surgit au moment de leur
disparition 1 ; elle fait apparaître dans le passé un aspect téléologique qui
est le fondement objectif du messianisme de Benjamin. Les passages annon-
cent le grand magasin moderne, tout comme les panoramas et l’inven-
tion de la photographie annoncent le cinéma, tout comme le Second Empire
est l’archétype d’autres dictatures, et dans les destructions de Haussmann
transparaît la fragilité des grandes villes vouées aux bombardements. Mais 35

on trouve chez Benjamin au moins deux conceptions de l’image dialec-


tique : celle, plus ancienne, qui la définit comme une image de souhait ou
de rêve, puis celle qui en fait le principe heuristique d’une nouvelle façon
d’écrire l’histoire, d’en construire la théorie (V, 1, 34-35, préface de Rolf
Tiedemann). La première définition situe la tension dialectique dans le
passé révolu : l’image elle-même présente une interpénétration de l’an-
cien et du nouveau, de l’archaïque et du moderne ; la modernité de chaque
époque est animée de rêves archaïques. La seconde, la plus novatrice,
situe la tension dans le présent de l’historien : l’image dialectique est cette
image du passé qui entre dans une conjonction fulgurante et instantanée
avec le présent, de telle sorte que ce passé ne peut être compris que dans
ce présent précis, ni avant ni après ; il s’agit alors d’une possibilité histo-
rique de la connaissance. Dans l’image statique – c’est là la « dialectique
au repos » – l’histoire est à la fois arrêtée et concentrée.

1. « Le grand instinct américain », lit-on dans Le Paysan de Paris d’Aragon (1926), l’une des
sources des Passages de Benjamin, « importé dans la capitale par un préfet du Second Empire,
qui tend à recouper au cordeau le plan de Paris, va bientôt rendre impossible le maintien de ces
aquariums humains déjà morts à leur vie primitive, et qui méritent pourtant d’être regardés comme
les receleurs de plusieurs mythes modernes, car c’est aujourd’hui seulement que la pioche les
menace, qu’ils sont effectivement devenus les sanctuaires d’un culte de l’éphémère, qu’ils sont
devenus le paysage fantomatique des plaisirs et des professions maudites, incompréhensibles hier
et que demain ne connaîtra jamais » (LOUIS ARAGON, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard,
[1926, 1953], 1972, p. 21).
Au premier sens, les passages sont la nouveauté architecturale du XIXe
siècle, à laquelle s’attachent des rêves et des fantasmagories : à l’époque
de Louis-Philippe, la bourgeoisie rêve de faire de la ville de plus en plus
inhumaine à la fois un paysage et un intérieur ; Fourier, lui, imagine des
phalanstères sous la forme d’une ville de passages, ventre maternel qui
hébergerait le pays de Cocagne, le paradis retrouvé du communisme primitif.
L’image est ici dialectique, parce qu’elle renferme à la fois une compo-
sante archaïque et une composante moderne, utopique. Au second sens,
les passages apparaissent comme les ancêtres du grand magasin et de
l’architecture en fer et en verre. Le sauvetage est le complément de l’image
dialectique au second sens, de l’image objective ; celui de l’image dialec-
tique au premier sens, de l’image subjective de rêve, est le réveil. Pour
36 Benjamin, en 1935, « l’utilisation au réveil des éléments du rêve est le
paradigme de la pensée dialectique. C’est pourquoi la pensée dialectique
est l’organe du réveil historique (V, 6, 59 ; PR, 138). Le lien entre les
deux définitions de l’image dialectique apparaît dans un fragment du manus-
crit des Passages : « Dans l’image dialectique, le passé révolu que constitue
une époque déterminée est pourtant en même temps le « passé ances-
tral ». Or, il n’apparaît comme tel qu’à une époque tout à fait déterminée :
celle à laquelle l’humanité reconnaît, en se frottant les yeux, le caractère
onirique précisément de cette image de rêve. C’est en cet instant que l’his-
torien se charge de la tâche d’une science des rêves appliquée à cette
image » (V, 1, 580).

III

C’est dans l’« Exposé » du livre Paris, capitale du XIXe siècle – c’est l’un
des titres des Passages – qu’apparaît pour la première fois, en 1935, la
conception benjaminienne de Baudelaire. Elle s’intègre dans le cadre d’une
vaste étude sur la modernité dont il situe la naissance autour de 1850, et
où Baudelaire n’occupe pas encore une place privilégiée. Ce qui inté-
resse Benjamin dans cette recherche est l’action du fétichisme de la marchan-
dise sur l’imagination et sur la pensée. La poésie de Baudelaire apparaît
comme l’une des formes d’expression fantasmagoriques de la société du
Second Empire, dans lesquelles le nouveau et l’ancien s’interpénètrent
de façon caractéristique, sans aboutir à une claire conscience de la situa-
tion sociale. Tout comme les premières machines sont en bois, l’une des
premières locomotives ayant des pieds qui rappellent ceux d’un cheval,
la production artistique crée des structures à la fois modernes et archaïques
où s’expriment des « images de souhait ». La modernité s’efforce de
« prendre ses distances par rapport à ce qui est vieilli – c’est-à-dire le
plus récent. Ces tendances renvoient l’imagination, sous l’impulsion du
neuf, au plus ancien passé. Dans le rêve où chaque époque se représente
en images l’époque suivante, celle-ci apparaît mélangée d’éléments venus
de l’histoire primitive, c’est-à-dire d’une société sans classes. Déposées
dans l’inconscient collectif, les expériences de cette société, en liaison
réciproque avec le neuf, donnent naissance à l’utopie, dont on retrouve
la trace en mille figures de la vie, depuis les édifices durables jusqu’aux 37

modes passagères » (PR, 125) 1.


Si le XIXe siècle réactualise dans ses utopies des images de l’histoire
primitive, il le fait sous la forme d’une citation analogue aux réminis-
cences romaines de la Révolution française. Les inventions de la tech-
nique moderne, qui modifient les formes de vie traditionnelles avec une
radicalité inouïe, font naître des espoirs et des utopies archaïques.
L’interprétation de Baudelaire se situe dans ce cadre : de même que les
passages sont cette architecture utopique qui transforme la rue en un inté-
rieur fallacieusement accueillant, tout en nourrissant en son sein la marchan-
dise par laquelle ils se mueront en grand magasin, de même Baudelaire
est ici encore le flâneur mélancolique, certes dépaysé et pour qui la ville
n’est plus un foyer, mais « dont la forme de vie enveloppe encore d’un
éclat réconciliateur celle du citadin de la grande ville » (PR, 133). Baudelaire
est à mi-chemin entre le mécénat et l’écrivain qui s’adapte aux lois du
marché. L’idée de la modernité lui est essentielle, mais « justement la

1. La théorie des « images de souhait » s’inspire de la psychanalyse jungienne le terme d’in-


conscient collectif y renvoie d’ailleurs explicitement. Cette référence suscita la critique d’Adorno qui
incita alors Benjamin à entreprendre une étude critique sur Jung. Benjamin commença effecti-
vement à prendre des notes en vue de cette étude, qui ne fut pas réalisée. Il pensait y opposer
sa propre conception des images dialectiques, authentiquement historiques, aux images archaïques.
C’est une des constantes de la pensée de Benjamin d’évoluer au plus près des théories les plus
discutables de son époque et de les modifier, pour ainsi dire au dernier moment, dans un sens
rationnel et émancipateur.
modernité cite toujours l’histoire primitive. Ici grâce à l’ambiguïté propre
aux rapports et aux produits sociaux de cette époque » (PR, 134). C’est
ici qu’apparaît pour la première fois la théorie de l’image dialectique qu’il
qualifie alors d’ambigu : « L’ambiguïté est l’apparition imagée de la dialec-
tique, la loi de la dialectique au repos. Ce repos est utopie et l’image dialec-
tique, par conséquent, une image de rêve. Une telle image est fournie par
la marchandise : en tant que fétiche. Une telle image est fournie par les
passages, qui sont à la fois maison et rue » (V, 1, 55 ; PR, 134).
La théorie de Benjamin est ici encore tout à fait rudimentaire. Deux
concepts notamment lui ont attiré les critiques d’Adorno, qui était l’un
des premiers lecteurs du texte et qui intervient ici de façon décisive dans
le travail de Benjamin : celui d’ambiguïté, concept insuffisant qui demande
38 à être éclairci, et surtout celui d’image de rêve appliqué au fétichisme de
la marchandise. Dans sa grande lettre du 2 août 1935, Adorno écrit ceci :
« Lorsque vous faites de l’image dialectique un “rêve” de la conscience,
vous n’avez pas seulement démystifié et domestiqué ce concept, mais vous
le privez de sa force objective »; car « le caractère fétichiste de la marchan-
dise n’est pas une donnée de la conscience , il est, au contraire, dialec-
tique en ce sens éminent qu’il est producteur de conscience » (V, 2, 1128).
Habermas voit ici un dialogue de sourds dû au fait qu’Adorno et Benjamin
ne poursuivent pas les mêmes buts 1 : selon lui, Adorno s’efforce de criti-
quer le contenu idéologique et de dégager le contenu de vérité des œuvres,
d’analyser l’origine sociale de la fausse conscience, tandis que Benjamin
chercherait surtout à préserver des potentiels sémantiques que l’histoire
ne produirait qu’en quantité limitée. En réalité, Benjamin cherche à saisir
une corrélation précise entre un passé et un présent, qui pourrait permettre
une prise de conscience historique ; d’où l’idée de « réveil ». L’opposition
n’est donc pas celle entre une critique des idéologies et un sauvetage tel
que Habermas l’interprète comme « préservation » (car pour Benjamin
aussi il s’agit d’une prise de conscience, d’une critique des « fantasma-
gories » idéologiques, et Adorno veut lui aussi « sauver » le contenu de
vérité des œuvres du passé; il n’y a là que des nuances); mais ce qui sépare

1. JÜRGEN HABERMAS, « L’Actualité de Walter Benjamin. La critique : prise de conscience ou


préservation », Revue d’esthétique, 1981, n° 1, p. 122.
Adorno de Benjamin est la rigueur de la dialectique hégélienne que Benjamin
et Brecht n’ont jamais assimilée, parce qu’ils étaient attachés à l’immé-
diateté de la « valeur d’usage » et du « collectif » ; c’est cette immédia-
teté qu’Adorno considère comme une régression.
C’est un fait que Benjamin ne s’intéresse guère à l’origine économique
du fétichisme de la marchandise. Ce qui le fascine est la réaction des
hommes à la modernité qu’ils produisent ; c’est la dialectique de l’expé-
rience au moment de la destruction de traditions millénaires par la dyna-
mique du capitalisme moderne. Quatre ans plus tard, dans le second exposé,
l’actualité du fascisme triomphant en Europe et la critique de la première
version de l’exposé par Adorno ont incité Benjamin à substituer l’an-
goisse à l’utopie révolutionnaire et à donner à la fantasmagorie une signi-
fication proprement infernale, catastrophique. Il ne s’agit pas ici de 39

« préserver » un potentiel sémantique, mais de rendre transparente une


constellation historique qui risque de se reproduire si le « réveil » salu-
taire ne se produit pas. En fait, l’attitude de Benjamin envers le passé
n’est pas simple ; elle ne se réduit ni à la critique des idéologies ni à la
préservation d’un héritage sémantique 1 ; cette dernière intention n’est pas
essentielle au projet des Passages, ni pour « L’Œuvre d’art à l’époque
de sa reproductibilité technique » ; elle est centrale dans des textes comme
« Le Narrateur ».
Le concept d’inconscient collectif apparaît une dernière fois dans cette
première approche de Baudelaire, à propos du dernier vers des Fleurs du
Mal : « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » ; selon Benjamin,
l’idée de nouveauté, ici associée à la mort et identifiée à la seule trans-
cendance possible au bout d’une vie d’échecs et de désillusions, est à
l’origine de l’apparence, des faux-semblants indissociables des images
produites par cet inconscient 2. L’exigence de produire toujours du nouveau,

1. D’ailleurs, l’idée de « sauvetage » est incompatible avec celle de préservation : elle implique une
rupture avec la tradition, afin de lui arracher une signification qui n’a pu être aperçue aux époques
antérieures.
2. Manifestement, l’inconscient collectif n’a pas ici la signification jungienne d’un dépôt hérédi-
taire d’images archétypiques comme dans la première apparition du terme, où il s’agit de réminis-
cences du communisme primitif. Ici, il s’agit de phénomènes de conscience, ou plutôt d’inconscience
sociale, liés aux transformations de la production. L’exigence de nouveauté est l’aspect des objets
qui les entoure d’une apparence trompeuse que la conscience immédiate ne peut percer à jour.
liée à la concurrence de l’économie de marché par opposition à l’éco-
nomie traditionnelle, reproductive, est immanente à la production de
marchandises, et elle est apparence, faux-semblant, parce que la mode
qui veut que les produits soient toujours nouveaux, est en même temps
le mécanisme de l’éternel retour du même, de l’identité sous la fausse
apparence de la diversité et du changement ; la mode, Baudelaire le savait,
est l’envers bigarré de la mort, l’une et l’autre complices dans le sex-appeal
de l’inorganique. Les phénomènes les plus humbles de la vie quotidienne
communiquent ici avec les spéculations de la philosophie et de la poésie,
qui ne se situent qu’en apparence dans un autre monde qui serait celui
d’un esprit absolu. La nouveauté et l’éternel retour du même sont deux
faces d’une même fantasmagorie culturelle dont tous les produits, de la
40 mode à la pensée, sont soumis à la loi du marché. Baudelaire, c’était là
la première critique de Benjamin, en témoignait sans pouvoir accéder à
une claire conscience de cette transformation de l’expérience. Son œuvre
apparaît comme l’une des fantasmagories, un exemple héroïque de la fausse
conscience du XIXe siècle.
« L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », écrit en
1935, est le point culminant de cette tendance critique de Benjamin, celle,
proche de Brecht, de liquider la tradition culturelle au nom des progrès
techniques de l’art et d’une politisation de l’esthétique opposée à l’esthé-
tisation de la politique par les Marinetti et les Riefenstahl. Il n’y est pas
question de Baudelaire, mais le texte est écrit en fonction du projet des
Passages : « J’ai découvert », écrit Benjamin dans une lettre (V, 2, 1148,
octobre 1935), « le caractère structurel caché de l’art actuel – dans la
situation actuelle de l’art –, grâce auquel nous pouvons comprendre l’as-
pect pour nous essentiel, actuellement décisif, du “destin” de l’art au XIXe
siècle. » Et Benjamin explique qu’il s’agit là d’une démonstration de sa
théorie de la connaissance, du concept central du maintenant de la possi-
bilité de la connaissance : « J’ai découvert, écrit-il, l’aspect de l’art du
XIXe siècle qui ne peut être saisi qu’“actuellement”, qui n’a jamais pu
être saisi auparavant et qui ne le sera jamais par la suite. » Selon une autre
lettre (V, 2, 1149), le texte sur la reproductibilité désigne « le lieu précis
dans le présent auquel se réfère ma construction historique comme à son
point de fuite ». La crise actuelle de l’art, en 1935, au moment où tous
les arts doivent se redéfinir par rapport à la marche triomphale du cinéma,
permet de comprendre – et se comprend à partir de – la crise de l’art
autour de 1850, le conflit entre l’art utile et l’art pour l’art, entre photo-
graphie et peinture, entre l’aura, la technique et la mission sociale de l’ar-
tiste. Cette crise est définie, selon Benjamin, par le « déclin de l’aura »,
de la dimension cultuelle de l’art, liée à la tradition.
Le terme d’aura apparaît pour la première fois chez Benjamin en 1931,
dans la « Petite histoire de la photographie ». Il la définit alors comme
« un tissu singulier d’espace et de temps : unique apparition d’un loin-
tain, si proche soit-il. Reposant l’été, à l’heure de midi, suivre la ligne
d’une chaîne de montagne ou une branche qui jette son ombre sur celui
qui la contemple, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur mani-
festation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche » (PR, 41

27). Dès cette première évocation, l’aura apparaît comme un phénomène


menacé de disparition : « “Rapprocher” les choses de soi ou plutôt des
masses, c’est chez les hommes d’aujourd’hui une tendance aussi
passionnée que celle à maîtriser l’unicité de toute chose par sa repro-
duction. De jour en jour le besoin s’impose davantage de posséder l’objet
dans la plus grande proximité possible, dans l’image ou plutôt dans la
reproduction » (PR, 27). La « destruction de l’aura est ce qui caractérise
une perception devenue assez apte à saisir tout ce qui est identique dans
le monde pour s’en emparer même devant l’unique : par la reproduction ».
Comme il le fera encore dans l’essai sur la reproductibilité, Benjamin
approuve ici la tendance à la destruction de l’aura. Celle-ci est assimilée
à la magie, et le théâtre de Brecht, la lumière crue de la photographie
surréaliste dépouillent tout objet de son enveloppe sentimentale et l’ar-
rachent à la tradition individuelle ou collective, à la mémoire, pour en
permettre la connaissance. Le concept de tradition n’apparaît qu’en 1935,
dans l’essai sur la reproductibilité technique, détail qui annonce déjà le
tournant de l’année suivante. Car dès 1936, dans l’essai sur « Le Narrateur »,
Benjamin constate avec regret que « l’art de raconter est en train de se
perdre » (PR, 139), parce que l’expérience s’appauvrit (PR, 140). Sous
la double secousse de l’expérience historique, qui donne tort à l’optimisme
révolutionnaire, et des critiques d’Adorno qui ramènent Benjamin à sa
pensée antérieure, sa période brechtienne touche ici à sa fin. Constatant
l’appauvrissement de l’expérience après la Première Guerre mondiale, il
avait défendu dans « Expérience et pauvreté » (1933) un concept « positif »
de « barbarie » – celle de Paul Klee, de Brecht, d’Adolf Loos – en face
de la fausse richesse du spiritisme et de toute sorte de tentatives pour
restaurer l’aura. Mais Benjamin ne pouvait abandonner la tradition sans
regret que tant que la politique avait une chance d’en fonder une autre.

IV

En 1938, dans la maison danoise de Brecht, mais sans lui en parler, Benjamin
écrit l’étude sur Baudelaire dont le cinquième chapitre du projet des Passages
n’était qu’une première approche : « Le Paris du Second Empire chez
42 Baudelaire ». Ce texte ne représente que le tiers du livre que Benjamin
pensait consacrer à Baudelaire et qui devait être un « modèle en minia-
ture » des Passages 1. Les trois chapitres devaient se suivre comme la posi-
tion du problème, l’introduction des éléments nécessaires à la solution,
et cette solution elle-même.
Baudelaire comme allégoriste aurait développé l’un des concepts
centraux de l’œuvre de Benjamin : celui d’allégorie. Le livre sur l’Origine
du drame baroque allemand lui est en grande partie consacré : l’allégorie
est « l’essence dont le sauvetage me tenait ici à cœur » (I, 3, 881, lettre
à Scholem du 22 décembre 1924). Il s’agissait de rendre à l’allégorie son
rôle de pendant et de correctif du symbole, dont le concept aplati avait
usurpé, depuis le romantisme, la place centrale de l’esthétique. Selon ce
concept de symbole, commun au classicisme et au romantisme, le divin
s’intègre sans faille au beau, l’univers éthique étant représenté dans l’in-
dividu comme belle âme. L’unité paradoxale du sensible et du suprasensible,
telle qu’elle constitue le concept de symbole dans sa puissance primitive,
se réduit à une plate conformité de l’apparence et de l’essence. Or, l’al-
légorie est le correctif de cette conception. Elle rappelle que la totalité

1. Plus précisément, il s’agit de la deuxième partie de ce livre qui devait se composer d’un chapitre
introductif sur « Baudelaire comme allégoriste » et d’un chapitre final sur « La Marchandise comme
objet poétique ». Les deux chapitres manquants peuvent en partie être reconstitués à partir des frag-
ments réunis sous le titre « Zentralpark » ou retrouvés dans les manuscrits des Passages (liasse J).
bienheureuse du symbole est fugitive, que la face transfigurée de la nature
s’y manifeste un instant seulement, tandis que l’allégorie présente dura-
blement le faciès mortuaire de l’histoire, paysage primitif immobilisé,
tête de mort qui exprime tout ce que l’histoire a de prématuré, de doulou-
reux et de manqué (I, 1, 343). À la totalité organique du symbole, l’allé-
gorie oppose les fragments amorphes de son écriture. Elle n’est pas
illustration d’une idée, mais rébus, une forme d’expression à part entière,
dans laquelle la signification prime la beauté sensible et où l’image n’est
que la signature de l’essence. C’est pourquoi l’allégorie a des affinités
naturelles avec la destruction moderne de l’aura; elle s’apparente au refus
de l’harmonie, de la belle apparence, de la totalité achevée, qui est consti-
tutif de la création moderne. Elle a par ailleurs des affinités avec la critique :
pour les œuvres symboliques, c’est la critique qui accomplit la désinté- 43

gration du contenu chosal – personnages, objets et événements – pour


faire apparaître la signification ; les œuvres allégoriques, elles, sont depuis
toujours ouvertes à la désintégration critique et le savoir n’a qu’à s’y installer;
elles ne sont belles que pour autant qu’elles contiennent une vérité digne
d’être objet de connaissance (I, 1, 357). C’est pourquoi l’allégoriste, sans
être philosophe conceptuel, est un méditatif, un théoricien en puissance.
La seule faiblesse de ces analyses de l’Origine du drame baroque
allemand, c’est de ne s’appliquer, telles quelles, qu’à l’allégorie baroque.
Benjamin se rend bientôt compte de la nécessité de spécifier le sens de
l’allégorie selon les principales époques historiques de son apparition :
la basse latinité, le baroque, Baudelaire et la modernité ; il s’agit chaque
fois d’une relation particulière entre l’antiquité et le christianisme, d’une
expérience de l’histoire comme calvaire. « La vision allégorique se fonde
toujours sur un monde phénoménal dévalorisé » (I, 3, 151), mais cette
dévalorisation a chaque fois des causes et des formes particulières :
« L’allégorie baroque ne voit le cadavre que de l’extérieur. Baudelaire le
voit aussi de l’intérieur » (CB, 244), et « la figure-clé de l’allégorie ancienne
est le cadavre. La figure-clé de l’allégorie tardive est le “souvenir”
(Andenken) » – au sens où Baudelaire écrit : « J’ai plus de souvenirs que
si j’avais mille ans » (CB, 250). Le collectionneur de « souvenirs » sous-
trait les objets à l’usage, tout comme le collectionneur affranchit les marchan-
dises du servage de l’utilité. Il rétablit une aura sentimentale autour des
objets. Le sentiment qui correspond à l’expérience moderne de la déva-
lorisation du monde phénoménal, le sentiment de la catastrophe en perma-
nence, est le spleen. Assailli par lui, Baudelaire répond par la mélancolie
héroïque dans laquelle il rumine sur son époque. Il tire ses forces de l’idéal
des correspondances, de l’expérience poétique qui se perd de façon irré-
médiable, pour détruire l’apparence d’harmonie dont s’entoure l’univers
dévalorisé. L’allégorie est l’instrument de ce morcellement 1. Mais l’am-
biguïté de Baudelaire réside dans le fait que son « impulsion destructrice
n’est jamais intéressée par l’abolition de ce qui lui échoit » (CB, 222), et
c’est là l’aspect « régressif » de l’allégorie chez Baudelaire (V, 1, 417).
Ce rapport entre la destruction de toute forme organique, le refus de la
nature, et la théorie des correspondances naturelles qui jusque-là avait
44 seule retenu l’attention des critiques, sera au centre de l’essai « Sur quelques
thèmes baudelairiens ».
La partie réalisée du livre, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire »,
« tourne résolument le dos au problème de la théorie de l’art pour aborder
l’interprétation sociologique du poète » (I, 3, 1091, lettre à Max Horkheimer
du 28 septembre 1938). C’est la partie critique, celle qui souligne les limites
de Baudelaire. Les textes littéraires ne sont ici que des documents socio-
logiques et ne sont pas encore traités comme des œuvres d’art.
L’essai se présente comme un montage de citations d’auteurs contem-
porains de Baudelaire, de lui-même et de quelques critiques ultérieurs.
Citation et montage sont des techniques que Benjamin emploie consciem-
ment. Déjà l’Origine du drame baroque allemand est un tel tissu de textes
empruntés aux auteurs les plus divers, entrecoupés de commentaires inter-
prétatifs ; mais c’était là un résultat imprévu, dû au refus de Benjamin de
prétendre commencer à zéro. Ici, il s’agit d’une intention explicite : « La
méthode de ce travail, écrit-il dans ses notes pour les Passages : le montage
littéraire. Je n’ai rien à dire. Uniquement à montrer » (V, 1, 574). Grâce

1. Dans un curieux passage des Paradis artificiels (CHARLES BAUDELAIRE, Œuvres complètes, I
[1932], texte établi et annoté par Yves-Gérard Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée
par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 376), que Benjamin
connaissait (cf. V, 2, p. 1009 sq), mais qu’il ne commente pas, Baudelaire identifie l’allégorie et
les correspondances. Mais il ne mesure pas toujours, dans ses textes théoriques, la portée de sa
propre technique poétique, ici de l’allégorie.
à la méthode du montage, Benjamin espère aboutir à une construction
tout à fait objective, dans laquelle la subjectivité de l’historien aurait pour
seul rôle de trouver la place de chaque pierre dans la mosaïque. Les cita-
tions sont montées de telle façon que chacune d’entre elles semble être
conçue en fonction de la théorie qu’elles composent.
Ce dont Baudelaire fait lui-même la théorie, ce n’est pas là l’innova-
tion centrale de son œuvre. D’ailleurs, Benjamin réfléchit plus générale-
ment « sur le rapport qui existe chez les poètes entre leurs œuvres et leurs
travaux théoriques en prose. Ils ouvrent dans leurs poèmes un domaine
de leur propre intérieur qui n’est pas d’ordinaire accessible à leur réflexion »
(I, 2, 689 ; CB, 249). Les affirmations théoriques de Baudelaire sont en
général catégoriques et trouvent leur contradiction diamétrale dans une
autre affirmation, antérieure ou postérieure, tout aussi catégorique. Elles 45

n’ont rien de la « profonde duplicité » de sa poésie. Celle-ci « prenait fait


et cause pour les opprimés, mais elle adoptait leurs illusions en même
temps que leur cause » (CB, 42). « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire »
est d’abord une tentative pour situer Baudelaire du point de vue sociolo-
gique et politique. Le premier chapitre, « La Bohème », rassemble les
éléments de la vie et de l’œuvre du poète qui se rattachent aux mouve-
ments révolutionnaires de son époque ; c’est cet aspect qui a été presque
totalement négligé par les critiques qui, depuis plus d’un demi-siècle, se
sont presque exclusivement intéressés aux correspondances, aux résonances
biographiques et aux perversions sexuelles.
Benjamin souligne cependant la profonde ambiguïté de la révolte du
poète. Sa poésie « savait entendre les chants de la révolution, mais n’était
pas sourde à la “voix supérieure” qui s’élève dans le roulement de tambour
des exécutions capitales » (CB, 42). Baudelaire tirait sa force du « pathos
rebelle » des conspirateurs professionnels de son époque, où se recru-
taient aussi bien les blanquistes que les partisans de Louis-Napoléon. Comme
Flaubert, Baudelaire ne comprenait de toute la politique « que la révolte ».
Les cycles « Vin » et « Révolte » contiennent les thèmes qui rattachent le
poète à ces conspirateurs. Il en adopte le ton blasphématoire, l’ironie dévas-
tatrice et la brusquerie. Mais la figure de Satan a chez Baudelaire un double
visage : « La révolte contre les notions bourgeoises d’ordre et d’honora-
bilité, après la défaite du prolétariat lors des journées de juin, était mieux
préservée chez les puissants que chez les opprimés » (CB, 39). Dans « Le
vin », c’est surtout « Le vin du chiffonnier » qui représente la thématique
sociale : « Le vin ouvre aux déshérités des rêves de vengeance et de splen-
deur futures » (CB, 33). Mais le chiffonnier, le Lumpensammler qui rappelle
le Lumpenproletariat, a pour Benjamin encore une autre signification 1
Il est une des figures du collectionneur, de l’homme qui délivre les choses
du servage d’être utiles, figure pervertie, certes, puisqu’il récupère les
déchets, tout ce qui est hors d’usage, pour en tirer quelque utilité ultime.
Chez Benjamin, les déchets sont l’un des concepts clés de la philosophie
de l’histoire : au lieu d’étudier les grands événements, il s’attache aux
détails négligés, à l’architecture – dont Giedion disait qu’elle était l’in-
conscient d’une époque –, à la mode, aux objets d’usage : aux déchets et
46 aux chiffons (Lumpen) (V, 1, 574). En tant qu’historien, Benjamin se consi-
dère comme un chiffonnier 2.
La seconde figure historique sur laquelle se détache celle de Baudelaire
est le flâneur, qui a ses équivalents littéraires. À l’époque où s’impose le
journal quotidien avec sa publicité, ses romans-feuilletons et ses « infor-
mations » morcelées auxquelles Benjamin, dans « Le Narrateur », attribue
la mort de l’art du récit, forme de la sagesse et de la précision, le littéra-
teur journaliste passe sur le boulevard « ses heures d’oisiveté qu’il présente
devant les gens comme une partie de son temps de travail. Il se comporte
comme s’il avait appris de Marx que la valeur de toute marchandise est
déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa produc-
tion. La valeur de sa propre force de travail, compte tenu de l’oisiveté
prolongée qui est, aux yeux du public, nécessaire à sa pleine utilisation,
prend ainsi un caractère presque fantastique » (CB, 46). Le flâneur est
l’oisif par excellence ; il se permet de ne rien faire dans un monde où le

1. D’une façon générale, tout ce qui est ici introduit – c’était là la critique d’Adorno – de façon
thématique, en tant que témoignage sociologique de l’époque, devait recevoir un sens plus média-
tisé dans d’autres parties du livre. Pour Benjamin, chaque phénomène – social ou littéraire – est
significatif à plusieurs niveaux. Le vin des bistrots de la bohème devait recevoir une interpréta-
tion plus poussée dans une analyse des fantasmagories de l’époque, en tant que source d’ivresse
et de fausse conscience, tel qu’il apparaît aussi dans les Paradis artificiels de Baudelaire.
2. Baudelaire se reconnaissait lui aussi dans le chiffonnier : « On voit un chiffonnier qui vient,
hochant la tête, buttant, et se cognant aux murs comme un poète. » (CHARLES BAUDELAIRE,
« Le vin des chiffonniers », Les Fleurs du Mal, in Œuvres complètes, I, op. cit., p. 106).
privilège des loisirs n’est même plus reconnu aux classes dirigeantes, désor-
mais attelées aux affaires. Mais le flâneur est une figure de transition : il
sera le client des grands magasins ou l’homme-sandwich de la publicité,
et l’oisiveté sera prise en charge par l’industrie des spectacles et des sports.
C’est pourquoi le flâneur, qui reste au seuil de la société marchande, se
rapproche d’une figure héroïque, dans la mesure où il se refuse encore
aux devoirs du consommateur.
Alors que les Lamartine, les Dumas, les Eugène Sue triomphèrent dans
les feuilletons, Baudelaire avait beaucoup de mal à placer ses manuscrits.
Conscient de sa situation sur le marché littéraire, il compare lui-même le
poète aux prostituées : il écrit « La muse vénale » ; dans l’introduction
« Au lecteur » des Fleurs du Mal, il parle des poètes qui se font « payer
grassement (leurs) aveux », et dans un de ses premiers poèmes, on trouve 47

ce vers : « Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur » (CB, 53) 1.
L’architecture des passages semble avoir été créée pour la flânerie ;
en réalité, c’est elle qui prépare le grand magasin, en même temps qu’elle
transforme la rue en un intérieur. C’est ainsi qu’elle contribue à la fantas-
magorie du XIXe siècle : elle cherche à familiariser l’homme avec l’univers
glacial de la marchandise. Il en est de même pour la littérature des “physio-
logies” fort répandue à l’époque, et qui divise les hommes de la rue en
une infinité de types originaux, tout en dissimulant l’angoisse devant l’uni-
formisation de la foule. Baudelaire n’a jamais été dupe du monde fami-
lier des physiologies. « Qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie
auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation, écrit-il dans
son journal. Que l’homme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce sa
proie dans des forêts inconnues, n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire
l’animal de proie le plus parfait ? » (CB, 61). Par sa traduction d’Edgar
Poe, Baudelaire a contribué au succès d’un nouveau genre littéraire, le
roman policier ; la foule y apparaît comme « l’asile qui protège l’asocial

1. Il jugeait le marché littéraire avec une grande lucidité et calculait son succès futur. « Depuis
toujours, écrit Benjamin, l’une des tâches essentielles de l’art fut de susciter une demande, en
un temps qui n’était pas mûr pour qu’elle pût recevoir pleine satisfaction », et « selon le mot
d’André Breton, l’œuvre d’art n’a de valeur que dans la mesure où elle frémit des réflexes de
l’avenir » (PR, 201-202). [WALTER BENJAMIN, Œuvres, III, op. cit., p. 306 ; cf. « Notice biblio-
graphique », p. 195-210. (N.D.É.)]
de ses poursuivants » (CB, 62-63), et le flâneur, s’il n’est pas journaliste,
justifie son oisiveté par sa fonction de détective incognito.
À propos de cette forme littéraire, qui contribue elle aussi à la fantas-
magorie de la grande ville, en faisant d’elle un terrain de chasse fabuleux
et en glorifiant le pouvoir de la ratio, Benjamin introduit sa théorie de la
trace : « Le contenu social initial du roman policier, écrit-il, est l’efface-
ment des traces de l’individu dans la foule de la grande ville » (I, 2, 546 ;
CB, 67). Cette théorie, l’une des clés de l’analyse de la fantasmagorie
dans la société marchande, établit un rapport de complémentarité entre
la foule anonyme des clients, dans laquelle l’individualité se perd et qui
devient l’asile du réprouvé, et l’intérieur bourgeois. « On perçoit depuis
Louis-Philippe dans la bourgeoisie un effort pour se dédommager du peu
48 de traces que laisse la vie privée dans la grande ville. Elle cherche ce
dédommagement entre ses quatre murs. Tout se passe comme si elle mettait
un point d’honneur à sauver de la disparition dans l’éternité des siècles,
sinon la trace de son existence terrestre, du moins celle de ses articles
d’usage courant et ses accessoires. Elle prend infatigablement l’empreinte
d’une foule d’objets ; elle cherche des fourreaux et des étuis pour les
pantoufles et pour les montres, pour les thermomètres et pour les coque-
tiers, pour les couverts et les parapluies. Elle préfère les housses de peluche
et de velours qui conservent l’empreinte de chaque contact » (CB, 70-71).
L’appartement devient une sorte de gaine de l’homme, qui l’entoure, lui
et ses accessoires, « gardant ainsi fidèlement sa trace comme la nature
conserve dans le granit celle d’une faune disparue » (CB, 71).
Tout comme la transformation de la rue en un intérieur dans les passages
éclairés au gaz, à la fois humanisation de l’espace extérieur, protection
contre les intempéries et les dangers de la circulation urbaine, et précur-
seur du grand magasin qui n’admet plus que le client payant, la protec-
tion des objets d’usage dans l’intérieur a elle aussi deux aspects. En abritant
la sphère privée, elle la soustrait « au regard profane de celui qui n’en est

1. Cette dialectique de l’individualisation et de la désindividualisation dans la société marchande,


entre la privatisation et le non-respect de la vie privée, qui anticipe certaines analyses récentes
de Michel Foucault, est l’un des modèles de la matérialisation de l’idéologie qui intéresse Benjamin
dans les Passages parisiens.
pas propriétaire » ; les contours, en particulier, « sont, de façon très carac-
téristique, effacés. Il n’est nullement surprenant, conclut Benjamin, de constater
que la résistance aux contrôles et à la surveillance, qui devient une seconde
nature chez l’asocial, réapparaît dans la bourgeoisie possédante » (CB, 71).
La naissance de la foule anonyme des villes s’accompagne de l’inven-
tion de mesures de contrôle pour identifier les individus ; la photographie
vient à point nommé pour fixer les traces individuelles du visage, « l’iden-
tité » des personnes, au service de l’administration et de la police judi-
ciaire (CB, 73) 1.
La foule, telle qu’elle est dépeinte chez Edgar Poe, effraie par son
uniformité, à la fois dans son accoutrement et dans son mouvement. Par
un fantastique de l’exagération, Poe anticipe l’avenir de la foule urbaine.
« La servilité avec laquelle ceux qui sont bousculés présentent leurs excuses 49

nous fait voir d’où viennent les procédés ici mis en œuvre par Poe. Ils
viennent du répertoire des clowns, et Poe les emploie comme le fera plus
tard la pantomime. » Prophétique, « la description de Poe préfigure ce
que le lunapark, qui transforme en clown le petit homme, fit naître plus
tard dans ses autos tamponneuses et autres attractions de ce genre. Les
gens chez Poe se comportent comme s’ils ne pouvaient plus s’exprimer
que par réflexes » (CB, 80).
La foule n’est pas seulement l’asile du réprouvé; c’est aussi une drogue
du flâneur et, plus précisément : « l’ivresse à laquelle le flâneur s’aban-
donne, c’est celle de la marchandise que vient battre le flot des clients »
(CB, 83). Le flâneur qui se laisse porter par la foule, prend la place de la
marchandise en quête d’acheteur et comme elle se tient prêt à s’incarner
dans chaque homme qui vient à sa rencontre. « Comme ces âmes errantes
qui cherchent un corps », écrit Baudelaire dans le poème en prose « Les
foules », le poète « entre, quand il veut, dans le personnage de chacun »
(CB, 83). Prenant la place de la marchandise, Baudelaire s’identifie à la
prostituée, mais s’il ne perd jamais sa lucidité – c’est là l’héroïsme qui
le distingue du flâneur ordinaire – il ne peut pourtant analyser objecti-
vement l’horreur de la ville qui le fascine. L’image de cette ville est pour
lui recouverte d’un voile. La foule est ce voile.
Dans l’évocation de la foule, Baudelaire rivalise avec Hugo qui a décou-
vert ce sujet pour la littérature. C’est à Hugo qu’il dédie trois poèmes des
Tableaux parisiens. Mais pour Hugo la foule est objet de contemplation
tout comme l’océan ou le grouillement de la forêt ; pour Baudelaire, c’est
la bousculade menaçante et la masse des lecteurs qui lui refusent la recon-
naissance. Hugo exilé communique avec les foules en s’adonnant au spiri-
tisme ; Baudelaire s’enivre au milieu de la foule tout en aiguisant sa
conscience. L’un et l’autre ont une intuition de la véritable essence de la
foule, mais ni l’un ni l’autre n’ont percé à jour la fausse apparence qui
s’en dégage.
Du point de vue sociologique, inaccessible aussi bien à Hugo qu’à
Baudelaire 1, Benjamin détermine la foule comme une monstruosité : « Une
rue, un incendie, un accident de la circulation rassemblent des gens qui,
en tant que tels, ne sont pas définis par leur classe sociale. Ils sont asso-
50 ciés dans des attroupements concrets, mais ils demeurent socialement
abstraits, dans la mesure où ils sont pris dans la sphère de leurs intérêts
privés » (CB, 92). Leur existence est purement statistique et dissimule
l’aspect monstrueux de ces attroupements : « concentration de personnes
privées, en tant que telles, réunies par le hasard de leurs intérêts privés.
Mais lorsque ces rassemblements sautent aux yeux – ce qui est le cas
avec les États totalitaires, dans la mesure où ils font de la concentration
massive de leurs clients la condition permanente et obligatoire de tous
leurs projets – leur caractère ambigu devient manifeste, surtout pour ceux
qui sont ainsi réunis. Ils rationalisent alors le hasard de l’économie de
marché qui les rassemble en évoquant un « destin » où « la race » se
retrouve. Ils donnent ainsi libre cours à l’instinct grégaire et au compor-
tement réflexe » (I, 2, 565 ; CB, 92-93).
La foule moderne, telle qu’elle apparaît pour la première fois chez
Hugo et chez Baudelaire, devient chez Benjamin une image dialectique,

1. Chez Hugo, Benjamin distingue deux faces : celle du visionnaire génial et celle de l’homme poli-
tique naïf et plus superficiel. Le visionnaire perçoit dans la foule une sorte de promiscuité entre la
nature et le surnaturel : « dans la foule, ce qui est au-dessous de l’homme entre en relation avec
ce qui règne au-dessus de lui » (CB, 92). Baudelaire occupe la place du moi grisé, affaibli mais
qui lutte héroïquement pour sa différence et sa vigilance ; Hugo s’attribue la place du génie qui
harangue les foules, sa clientèle, ses électeurs, et qui les rassemble à son enterrement. Il est confiant
en l’avenir ; il croit au progrès et à la démocratie ; Baudelaire perçoit la menace qui se dégage de
ce mélange de surnaturel et de nature et s’y oppose en tant que « héros » de la modernité.
rencontre fulgurante du passé et de l’actuel, qui permet d’opérer un réveil
historique dans un moment de danger imminent. Il en est de même pour
l’image de la modernité, telle qu’elle se mêle à l’antiquité dans l’esprit
de Baudelaire. C’est à l’antiquité qu’il emprunte d’abord son idée du héros,
au nom de laquelle il s’isole de la foule. Il faut être un héros (antique)
pour vivre la modernité, et rien ne se rapproche autant de la tâche du
héros antique que de donner forme à la modernité (CB, 118). Le héros
prend chez Baudelaire des formes multiples : celle de l’artiste, de l’apache,
du dandy. Mais toutes ces incarnations ne sont que des rôles. « Car le
héros moderne n’est pas un héros – il tient le rôle du héros. La moder-
nité héroïque se révèle être un drame (Trauerspiel) où le rôle du héros est
à distribuer » (CB, 139). D’où la physionomie de Baudelaire que Benjamin
désigne comme celle du mime démaquillé (V, 1, 406). À l’antiquité théâ- 51

trale qu’il reconnaissait chez Hugo et Wagner, il opposait l’incognito et


le calcul de chaque effet du langage, du rythme et de la versification.
C’est ici que Benjamin reprend l’idée initiale de l’esprit conspirateur chez
Baudelaire. L’allégorie apparaît dans ses poèmes de façon imprévisible,
comme un coup de main, au milieu d’un vocabulaire qui choquait à l’époque
par sa vulgarité. Seules les allégories sont dans le secret. « Là où la Mort,
ou le Souvenir, le Repentir ou le Mal apparaissent, c’est là que sont les
centres de la stratégie poétique » (CB, 143).
C’est ainsi que Baudelaire utilise les allégories. Mais avant d’être
employées, elles le dominent : « Tout pour moi devient allégorie. » Dans
« Le Cygne », la destruction du vieux Paris transforme la ville en une
ruine antique qui se fige, devient fragile et transparente, laissant voir sa
signification. La ville elle-même apparaît comme un « vieillard laborieux ».
Baudelaire participe ici à une angoisse née à l’époque des transforma-
tions opérées par Haussmann : celle de voir les grandes villes modernes
périr comme les villes antiques 1. C’est dans le même esprit que Charles
Meryon crée ses Eaux-fortes sur Paris, très admirées par Baudelaire :

1. Haussmann « a réalisé ce bouleversement du paysage urbain avec les moyens les plus modestes
qu’on puisse imaginer : des bêches, des pioches, des barres et autres outils de ce genre. Quelle masse
de destruction ces modestes instruments n’ont-ils pas déjà provoqué ! Et comme ont crû depuis,
avec les grandes villes, les moyens de les raser! Quelles images du futur évoquent-ils! » (CB, 124).
« Ce que l’on sait devoir bientôt disparaître de notre vue, devient image »,
écrit Benjamin (CB, 126). La modernisation de la ville fait apparaître son
antiquité et la rend allégorique.
Le chapitre consacré à « La marchandise comme objet poétique », tel
qu’on peut le reconstituer à partir des fragments conservés, aurait montré
dans la valeur d’échange une puissance destructrice analogue et même
supérieure à l’allégorie. Opposée à la tentative bourgeoise pour huma-
niser la marchandise de façon sentimentale, en l’entourant d’étuis et de
gaines, « l’entreprise de Baudelaire consista à mettre en évidence dans
la marchandise l’aura qui lui appartient en propre. II a cherché à huma-
niser la marchandise de façon héroïque » (CB, 228). La figure humaine
de la marchandise chez Baudelaire est en premier lieu celle de la prosti-
52 tuée, à laquelle, on l’a vu, il s’assimile lui-même. Elle est l’incarnation
de l’allégorie ; les accessoires de la mode sont ses emblèmes. Elle est en
même temps l’objet de la destruction allégorique : « Dans le corps inanimé
et qui pourtant s’offre encore au plaisir, écrit Benjamin, l’allégorie s’allie
à la marchandise. »
Au spleen écrasant de l’éternel retour du même, Baudelaire oppose
enfin le nouveau absolu. Ici encore, il rencontre Blanqui. Dans L’Éternité
par les astres, que le vieux Blanqui écrit en prison, Benjamin découvre
l’équivalent du spleen baudelairien, de l’univers figé dans un éternel retour
du même, malgré l’apparence du changement permanent. Il y découvre
une fantasmagorie cosmique, une vision d’enfer, dans laquelle le progrès
apparaît comme l’illusion où se bercent les hommes du XIXe siècle (V,
1, 75-76). De cette résignation finale du grand révolté, Benjamin donne
l’explication suivante : « L’activité du conspirateur professionnel, comme
le fut Blanqui, ne suppose nullement la foi dans le progrès. Elle ne suppose
tout d’abord que la résolution d’éliminer l’injustice présente. Cette réso-
lution d’arracher au dernier moment l’humanité à la catastrophe qui la
menace en permanence, a été capitale pour Blanqui plus que pour tout
autre homme politique révolutionnaire de cette époque » (CB, 247). Le
nouveau baudelairien pourrait bien être lui aussi cet enfer. Les hérauts
de la modernité que sont les « Sept vieillards » sont à la fois le nouveau
effroyable et la répétition éternelle de la damnation. La nouveauté que
revendique toute marchandise est intimement liée à l’identité des articles
de masse dont la mode change perpétuellement l’apparence : « la mode,
écrit Benjamin, est l’éternel retour du nouveau » (CB, 236) ; toute l’im-
puissance de la révolte baudelairienne, en quête de quelque chose de radi-
calement autre, s’exprime dans le fait qu’il s’en remet à la fantasmagorie
du nouveau.

« Le Paris du Second Empire chez Baudelaire » ne fut pas publié du vivant


de Benjamin. Adorno le soumit à une critique sévère, reprochant à Benjamin
de s’imposer une réflexion selon des catégories marxistes – contraires à
des véritables intuitions –, afin de se conformer aux attentes de Brecht et
de ses amis de l’Institut de Recherche sociologique. La critique portait 53

notamment sur des explications sociologiques de certains détails, qui ne


tenaient pas compte du processus social dans sa totalité ; ainsi Benjamin
avait-il établi un rapport entre les poèmes baudelairiens sur le vin, et la
taxe sur le vin qui frappait à l’époque les paysans et les ouvriers ; et il
semblait déduire l’architecture des passages des besoins de la flânerie
citadine. Enfin, Adorno reprochait à Benjamin d’avoir présenté un montage
de citations et de faits presque entièrement dépourvu de théorie et d’avoir
éliminé du projet initial la dimension théologique, la vision proprement
infernale des passages.
L’essai « Sur quelques thèmes baudelairiens » tient compte de quelques-
unes de ces objections. Benjamin y reprend certains éléments du chapitre
sur « Le Flâneur », mais renonce à plusieurs thèmes essentiels, comme
les passages, la trace, la fantasmagorie, pour se concentrer sur un ensemble
de problèmes qui rapproche son texte de l’essai sur la reproductibilité
technique et de celui sur le narrateur. Ce qui rend pourtant indispensable
l’essai précédent, c’est le fait qu’il développe la théorie de l’allégorie,
alors que le nouveau texte traite surtout des correspondances. En aban-
donnant les termes politiques tels que celui de conspiration, Benjamin
reprend la problématique de l’appauvrissement de l’expérience et du déclin
de l’aura. Au lieu de chercher la signification sociologique de tel aspect
de Baudelaire, il introduit les concepts qui permettent de comprendre la
situation de la poésie lyrique au milieu du XIXe siècle. L’expérience est
le premier de ces concepts ; elle sert de médiation entre la structure écono-
mique de la société et la création artistique. Selon Benjamin, les écri-
vains, les artistes ne réagissent pas immédiatement aux transformations
de la société, mais à celles de la structure de l’expérience. Le déclin de
la popularité que connaît la poésie lyrique après Baudelaire est un symp-
tôme d’une telle transformation. Le poète semble même avoir prévu une
telle désaffection. Dans l’introduction des Fleurs du Mal, il s’adresse à
un lecteur rongé par l’Ennui, peu enclin à se concentrer sur des œuvres
littéraires exigeantes. Ce lecteur, en qui les contemporains refusaient encore
de se reconnaître, Baudelaire l’a trouvé après sa mort. Son livre est devenu
le dernier recueil de poésie d’envergure européenne. La masse des lecteurs
ne se reconnaît plus dans la poésie lyrique.
54 Les « philosophies de la vie » pourraient expliquer cette désaffection.
« Depuis la fin du siècle dernier, nous avons connu toute une série de
tentatives pour ressaisir la « véritable » expérience, par opposition à celle
qui se manifeste dans l’existence normalisée et dénaturée des masses sou-
mises à la civilisation » (CB, 151). Chez Bergson, ce concept de l’expé-
rience authentique est lié à la mémoire. « Effectivement, écrit Benjamin,
l’expérience appartient à l’ordre de la tradition, dans la vie collective comme
dans la vie privée. Elle se constitue moins de données isolées, rigoureu-
sement fixées par le souvenir (Erinnerung), que de data accumulés, souvent
inconscients, qui se rassemblent dans la mémoire (Gedächtnis) » (CB, 151).
Souvenir et mémoire s’opposent selon Benjamin, comme s’opposent chez
Proust la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Et, en effet, la
restitution bergsonienne de l’expérience authentique, par opposition à
l’expérience dégradée de la société industrielle, « définit l’essence de l’ex-
périence dans la durée de telle manière que le lecteur est forcé de se dire :
seul l’écrivain sera le sujet adéquat d’une expérience comme celle-là »
(CB, 152). Proust est cet écrivain.
Le déclin de l’art de la narration et le triomphe de l’information morcelée
sont les symptômes de cette privatisation de l’expérience dont traitait déjà
l’essai sur le narrateur. « Les huit tomes de l’œuvre proustienne donnent
une idée de tout ce qu’il a fallu mettre en jeu pour restaurer à l’époque
présente la figure du narrateur » (CB, 154). Ce qui fait cependant défaut
à cette restauration, à la mémoire pure de Bergson comme à la mémoire
involontaire de Proust, est la dimension collective de l’expérience dont
la remémoration (Eingedenken) est la manifestation concrète. « Là où
domine l’expérience au sens strict, on assiste à la conjonction, au sein de
la mémoire (Gedächtnis), entre des contenus du passé individuel et des
contenus du passé collectif. Les cérémonies du culte, ses festivités – absentes
de l’univers proustien – permettaient, entre ces deux éléments de la mémoire,
une fusion toujours renouvelée. Elles provoquaient la remémoration à
certaines époques déterminées et lui donnaient ainsi l’occasion de se repro-
duire tout au long d’une vie » (CB, 155).
Freud, lui aussi, ignore la mémoire collective et la remémoration 1,
mais sa réflexion sur la conscience et la mémoire permet à Benjamin de
saisir un aspect essentiel de la poésie baudelairienne. Selon Au-delà du
principe du plaisir, « une seule et même excitation ne peut être à la fois 55

consciente et laisser une trace mnésique dans le même système » (I, 2,


612 ; CB, 156) – celui de la perception et de la conscience. La fonction
de la conscience n’est pas d’alimenter la mémoire, mais de « protéger
contre les excitations », contre les chocs, quelle que soit par ailleurs l’ef-
ficacité de cette protection. C’est ici que Benjamin opère une intéressante
mise en perspective historique de l’œuvre freudienne ; la définition de la
conscience comme protection contre les chocs renvoie au portrait que
Baudelaire donne du poète : celui d’un escrimeur parant des coups. Dans
« Le Paris du Second Empire », l’escrimeur était l’une des figures de
« l’héroïsme de la modernité » ; ici, c’est l’anticipation par Baudelaire
des chocs toujours plus nombreux que l’homme doit parer tous les jours
dans la grande ville moderne. Dès l’essai sur la reproductibilité technique,
Benjamin a développé une théorie de l’art en partie inspirée par Freud :
les formes de l’art moderne répondraient au besoin d’exercer la percep-
tion pour lui permettre de s’adapter à l’univers des techniques ou même
de les anticiper par l’imagination ; c’est ainsi que, dans l’essai de Freud,
l’enfant invente le jeu qui lui permet de dominer le choc de l’absence

1. Jacques Lacan, en revanche, encore quelque peu culturaliste en 1948, parlera de « l’absence
croissante de toutes ces saturations du sur-moi et de l’idéal du moi qui sont réalisées dans toutes
sortes de formes organiques des sociétés traditionnelles, formes qui vont des rites de l’intimité
quotidienne aux fêtes périodiques où se manifeste la communauté » (JACQUES LACAN, Écrits,
Paris, Le Seuil, 1966, p. 121).
maternelle. « Le cinéma, écrit Benjamin, est la forme d’art qui corres-
pond à la vie de plus en plus dangereuse promise à l’homme d’aujour-
d’hui. Le besoin de s’exposer à des effets de choc est une adaptation de
l’homme aux périls qui le menacent. Le cinéma correspond à des modi-
fications profondes de l’appareil perceptif, celles mêmes que vivent aujour-
d’hui, à l’échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue
de grande ville, à l’échelle de l’histoire, n’importe quel citoyen d’un État
contemporain » (PR, 204, n. 2).
Si la poésie de Baudelaire répond à l’expérience vécue du choc, la
conscience, pour autant qu’elle s’oppose selon Freud à la mémoire durable
et actualisable, doit y jouer un rôle prépondérant. En effet, avec Poe et
Valéry, Baudelaire est l’un des poètes modernes qui calculent le plus savam-
56 ment leurs effets. Le prix de cette lucidité est la réduction de l’expérience
durable (Erfahrung) à l’expérience vécue (Erlebnis) instantanée, et l’ef-
fort héroïque de Baudelaire consiste à transformer cette expérience vécue
du choc en expérience authentique, matière de poésie 1.
La seconde partie de l’essai introduit une nouvelle réflexion inspirée
de Marx, tentative d’expliquer les transformations de l’expérience par les
changements de structure dans la sphère du travail, par l’action des inven-
tions techniques qui remplacent des opérations complexes par un mouve-
ment rapide de la main, dont le déclic photographique est le modèle, par
opposition au dessin. On pourrait soupçonner ici l’attitude d’un critique
qui, comme beaucoup d’autres, refuse la technique moderne et la rend
responsable de l’inhumanité de nos sociétés. Mais à ces chocs que subit
tout homme moderne, s’ajoutent des chocs plus spécifiques, ceux qui sont
à la base de la destruction de l’expérience. Il s’agit du travail à la chaîne
d’usine, le paradigme de tout travail moderne avant l’automation. Selon
Marx, le travail de l’artisan est caractérisé par la fluidité de la connexion
entre ses moments. « Chez l’ouvrier d’usine, grâce au travail à la chaîne,
écrit Benjamin, cette connexion s’est, au contraire, durcie et réifiée. La

1. Benjamin montre la présence de chocs jusque dans la structure du vers de Baudelaire, qui
connaît des secousses sous lesquelles il s’effondre, jusque dans le rythme de sa prose qui s’efforce
de rendre cette expérience, celle de la « fréquentation des villes énormes », comme le dit la préface
au Spleen de Paris.
pièce à travailler entre dans le rayon d’action de l’ouvrier indépendam-
ment de son vouloir. Et elle lui échappe par ce même mouvement auto-
nome » (CB, 180). Les conditions de travail dominent l’ouvrier qui devient
le « spécialiste » d’un geste toujours répété, se voyant privé de la dignité
et de « l’exercice » de l’artisan, de l’expérience. C’est à la table de jeu
que Baudelaire, qui ignorait tout du travail à l’usine, pouvait étudier « l’en-
semble de réflexes mécaniques que la machine met en jeu chez le travailleur »
(CB, 182). Comme les joueurs, qui n’ont en prime que « la saveur de
l’aventure », le mirage du gain fabuleux, les travailleurs à l’usine connais-
sent « la vanité, le vide, l’inachèvement », et « ce qui est “saccade” dans
le mouvement de la machine s’appelle “coup” dans le jeu de hasard »
(CB, 183). Ce qui unit le joueur et l’ouvrier, c’est le comportement réflexe.
Chez Baudelaire, le jeu est le véritable pendant moderne de l’héroïsme 57

antique : « passion inutile », infernale parce qu’elle cherche à annuler le


temps de l’expérience, à laquelle appartient le souhait. Benjamin reprend
ici l’une des idées les plus anciennes du projet des Passages, la théorie
du joueur en tant que modèle d’une lecture du XIXe siècle comme enfer.
Le joueur refuse d’attendre que son souhait soit exaucé. Il met lui-même
la main à l’ouvrage pour forcer son destin. À travers le spéculateur de la
Bourse, cette profanation du souhait et de l’expérience de la durée s’est
frayée un chemin jusque dans la vie politique.
Le jeu appartient à l’enfer, chez Baudelaire aussi, mais le poète lui-
même ne joue pas. Comme les joueurs, écrit Benjamin, « il est un homme
frustré de son expérience, un moderne. Mais il écarte le narcotique qui
permet aux joueurs d’étouffer en eux cette conscience qui les a livrés à
la course des secondes » (CB, 187).
Proust, dont Benjamin a été le traducteur et le commentateur, lui révèle
le remède baudelairien à la perte de l’expérience ; c’est la remémoration ;
elle introduit à la dernière partie de l’essai, consacrée aux correspondances
et au déclin de l’aura. Dans son essai sur Baudelaire, qui est, avec celui
de Valéry, l’une des principales sources dont s’inspire Benjamin, Proust
avait remarqué que « le monde de Baudelaire est un étrange sectionne-
ment du temps où seuls de rares jours notables apparaissent » ; ce sont là
les jours de la remémoration, et les correspondances en sont les objets.
Celles-ci se trouvent juxtaposées à la « beauté moderne », sans que
Baudelaire fasse la moindre tentative de médiation ; Benjamin tente de
l’établir. « Les correspondances contiennent, selon lui, une conception
de l’expérience qui fasse place à des éléments cultuels. Il fallut que Baudelaire
s’appropriât ces éléments pour pouvoir pleinement mesurer ce que signifie
en réalité la catastrophe dont il était lui-même, en tant qu’homme moderne,
le témoin. À ce prix seulement il pouvait reconnaître le défi qu’il avait
relevé dans les Fleurs du Mal et qui lui était réservé à lui seul » (CB, 189).
Les correspondances sont, selon Benjamin, « une expérience qui tente
de s’établir à l’abri des crises » (CB, 190), ce qui n’est possible que dans
le domaine cultuel. Dès qu’elle en sort, elle prend la forme de la beauté,
de la valeur artistique, et s’expose aux apories de l’apparence. Dans une
note qui est un des textes les plus riches de Benjamin, il tente une défi-
58 nition du beau : « Dans son existence historique, le beau est un appel au
rassemblement autour de ceux qui l’ont autrefois admiré » ; mais cette
admiration unanime des générations forme un écran devant l’objet, selon
le mot de Goethe : « ce qui a puissamment agi sur les hommes échappe
à tout jugement » (CB, 190). C’est pourquoi la critique consiste pour Benjamin
à brûler cette apparence, afin de révéler dans l’incandescence le contenu
philosophique dissimulé par cet écran.
Dans son rapport à la nature, le beau artistique est « ce qui ne demeure
semblable à soi dans son essence qu’à condition d’être voilé » ; et c’est
la signification de ce voile qui se trouve éclaircie par les correspondances
de Baudelaire. Loin de se réduire à des phénomènes de synesthésie, elles
ont trait à la représentation (Abbildung) artistique. Le beau, dit Benjamin,
est « l’objet de l’expérience dans l’état de ressemblance », formule qu’il
rapproche de celle de Valéry, selon laquelle « le beau exige peut-être
l’imitation servile de ce qui est indéfinissable dans les choses » (CB, 190).
Le concept de ressemblance renvoie à la philosophie du langage de
Benjamin, telle qu’elle est exposée dans les courts textes sur le pouvoir
d’imitation (II, 1, 204; PR, 49). Benjamin y développe l’idée d’une « ressem-
blance non sensible » qui serait le fondement du langage et de l’écriture,
ressemblance dont l’affinité sémantique entre les mots de différentes langues
fournirait un exemple. En tant qu’« objet de l’expérience à l’état de ressem-
blance », le beau est à la fois apparence muette qui ne peut dire à quoi
elle ressemble, et héritage d’une intimité avec la nature dans la mimèsis
primitive, telle que la connaissent encore animaux et enfants. Par cette
ressemblance, le beau artistique, comme le langage, conserve la mémoire
d’une expérience primitive de la nature et en même temps contribue à
émanciper cette expérience des croyances magiques.
Les correspondances, écrit Benjamin, « sont les données de la remé-
moration », de ces jours que Baudelaire isole du reste du temps. Ce qui
est remémoré est la « préhistoire » ; Baudelaire l’appelle la « vie anté-
rieure ». Là où les interprètes évoquent souvent le voyage de jeunesse de
Baudelaire, Benjamin lit la nostalgie d’époques révolues : « Alors que la
volonté proustienne de restaurer le passé reste dans les limites de l’exis-
tence humaine, si celle de Baudelaire sort de ce cadre, on peut y voir le
signe que, chez lui, les puissances adverses se sont fait sentir plus tôt et
plus fort » (CB, 192). Mais lorsque le réconfort des correspondances fait 59

défaut, Baudelaire, et c’est là son génie, réussit à créer des poèmes tout
aussi achevés. À l’expérience des correspondances s’oppose le spleen,
l’expérience du temps vide, « réifié » (CB, 194). « Le Printemps adorable
a perdu son odeur », c’est là pour Benjamin, le modèle d’une expérience
extrême, associée à l’extrême discrétion, caractéristiques de la poésie de
Baudelaire. « L’odorat, écrit-il, est le refuge inaccessible de la mémoire
involontaire » (CB, 193), comme le goût chez Proust. Ce printemps qui
n’a plus aucune « correspondance » exprime la perte de l’expérience.
« Le spleen et la vie antérieure, écrit Benjamin, sont les fragments disjoints
d’une véritable expérience historique » (CB, 195), alors que la durée berg-
sonienne, qui ignore la mort, n’est selon lui qu’un succédané d’expérience
et que même la réussite de Proust témoigne en toute honnêteté de l’ap-
pauvrissement de l’expérience, dans la mesure où il ne cesse de rappeler
au lecteur que sa rédemption, due au hasard de ses souvenirs, est son
affaire personnelle. Ce qui manque à Bergson et à Proust, à la différence
de Baudelaire, c’est la révolte contre la perte de l’aura.
L’aura perdue est le dernier mot de l’essai de Benjamin ; elle intro-
duit à l’aspect le plus novateur de Baudelaire, à sa dissonance. Par rapport
aux textes antérieurs, la définition de l’aura est ici enrichie de détermi-
nations nouvelles : elle est d’abord liée à « l’exercice ». Benjamin entend
par là toute familiarité, acquise par le travail artisanal ou la fréquentation,
avec la nature et les objets d’usage. Les appareils modernes permettant
d’élargir la mémoire volontaire, comme la photographie et toute la pano-
plie de la vidéo, de magnétoscopes et d’informatique que Benjamin igno-
rait encore –, sont essentiels à « une société qui fait de moins en moins
de place à l’exercice » (CB, 197). Les techniques de la reproduction limi-
tent, selon Benjamin qui se rapproche ici encore d’une réaction roman-
tique, le champ d’action de l’imagination, si celle-ci est définie comme
« un pouvoir de former des vœux d’un genre particulier, ceux dont la
réalisation serait quelque chose de beau ». Ce qui opposerait la peinture
à la photographie, c’est le caractère inépuisable de l’œuvre d’art, l’expé-
rience accumulée, étrangère à la photographie.
« La crise de la représentation artistique » que déclenche la photo-
graphie, n’est selon Benjamin, qui reprend ici les thèses de l’essai sur la
60 reproductibilité technique tout en adoptant l’attitude contraire, « qu’un
aspect d’une crise plus générale, qui concerne la perception elle-même »
(CB, 198). Ce qui disparaîtrait dans la reproduction technique est le beau
au sens fort, pour autant qu’il plonge ses racines dans le monde primitif
dont se souvient encore Baudelaire. « Si l’on admet que les images surgies
de la mémoire involontaire se distinguent des autres parce qu’elles possè-
dent une aura, il est clair que, dans le phénomène qu’on peut appeler “le
déclin de l’aura”, la photographie aura joué un rôle décisif » (CB, 199).
Adorno déjà, l’un des premiers lecteurs de ce texte, avait critiqué l’oppo-
sition peu dialectique entre l’aura et la reproductibilité technique, en rappe-
lant les observations de Benjamin lui-même sur la présence de l’aura dans
les premières photographies 1. Et pourtant, c’est à ce point le plus contes-
table de son argumentation, à ce point où il semble adhérer au discours
heideggérien de « l’oubli de l’être », que Benjamin introduit lui-même la
dialectique de l’art moderne : la dissonance positivement intégrée à l’œuvre.
Son refus intime de la modernité permet à Benjamin de lui rendre sa violence
primitive, devenue banale et imperceptible pour ceux qui s’y sont habitués.

1. Il y a indéniablement, chez Benjamin, un profond refus de la modernité, pour autant qu’elle


exige le sacrifice de l’immédiateté ; c’est pourquoi il défend le narrateur contre le romancier – le
roman moderne, lié à l’imprimerie, étant l’une des premières formes indéfiniment reproductibles,
dépourvue d’« original ». Difficile de nier que la beauté, même au sens d’une remémoration du
monde primitif, est présente dans certains chefs-d’œuvre du cinéma – indépendamment de toute
aura de substitution par la célébration de vedettes.
Ce qui paraissait d’abord inhumain dans l’appareil photographique,
c’est qu’il « recevait l’image de l’homme sans lui rendre son regard »
(CB, 199). Le regard attend toujours une réponse, ne serait-ce que celle
de l’attention. « Sentir l’aura d’une chose – telle est la nouvelle défini-
tion – c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux » (CB, 199). La poésie
rétablit ce rapport avec la nature; c’est par là qu’elle se rattache à la dimen-
sion du culte, au « temple » qu’est pour Baudelaire l’univers naturel, et
où il se sent observé par des « regards familiers ». Le déclin de l’aura,
la modernité, est la découverte du regard qui ne répond plus. Et c’est ce
regard qui est le plus fréquent dans la poésie de Baudelaire, lorsqu’il évoque
l’œil humain. Baudelaire « décrit des yeux qui ont perdu, pour ainsi dire,
le pouvoir de regarder. Mais ils ont un pouvoir d’attraction, qui pourvoit
pour une grande part – pour la plus grande peut-être – aux besoins de ses 61

instincts. C’est sous l’empire d’un tel regard que la sexualité s’est disso-
ciée chez Baudelaire de l’érotisme » (CB, 201-202). II ne peut résister
aux yeux sans regard et va jusqu’à trouver du plaisir à la dégradation du
charme des lointains. Comparant des décors de théâtre à la peinture roman-
tique de paysage, Baudelaire écrit : « Ces choses, parce qu’elles sont fausses,
sont infiniment plus près du vrai, tandis que la plupart de nos paysagistes
sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir » (CB, 204).
La modernité de Baudelaire est dans ce refus du recours à l’aura de substi-
tution de la peinture romantique, dans cette préférence surréaliste pour
les peintures des boutiques foraines. C’est grâce à cette modernité que
Baudelaire est devenu le dernier poète lyrique d’envergure européenne 1.

1. « L’art est moderne, écrira Adorno à la suite de Benjamin, grâce à la mimèsis de ce qui est
durci et aliéné. C’est ainsi, et non par la dénégation du mutisme, qu’il devient éloquent. C’est
pour cela qu’il ne tolère plus aucune innocence. Baudelaire ne vitupère pas contre la réification,
il ne la reproduit pas non plus ; il proteste contre elle dans l’expérience de ses archétypes, et le
médium de cette expérience est la forme poétique » (THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique,
trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 36). [La Théorie esthétique a fait l’objet d’une
nouvelle édition – traduction revue de Marc Jimenez (avec la collaboration d’Éliane Kaufholz pour
les « Paralipomena » et l’« Introduction première »), Paris, Klincksieck, 1989 –, puis d’une édition
dite « nouvelle, revue et corrigée » (qui est, à vrai dire, une reprise de la précédente dans une
nouvelle composition), Paris, Klincksieck, 1995, réimp. 2004 ; la citation se trouve à la page 40
de l’édition de 1989, et à la page 43 des suivantes. (N.D.É.)]
Un poème en prose intitulé « Perte d’auréole » sert de démonstration
finale à cette modernité. « Le poète nimbé d’une auréole lui semble une
vieillerie » (CB, 205-206). L’ayant perdue dans la boue en évitant des
voitures, il ne l’a pas ramassée. « Je puis maintenant me promener inco-
gnito, dit le poète, faire des actions basses, et me livrer à la crapule comme
les simples mortels. » Et « d’ailleurs la dignité m’ennuie. Ensuite je pense
avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s’en coiffera impu-
demment. Faire un heureux, quelle jouissance ! » (CB, 206). C’est de la
perte de l’aura que Baudelaire fait une expérience authentique ; c’est cette
absence qui acquiert chez lui une aura héroïque. « Il a désigné, écrit Benjamin,
le prix qu’il faut payer pour connaître la sensation de la modernité : l’ef-
fondrement de l’aura dans l’expérience vécue du choc » (CB, 207). C’est
ici sans doute qu’il faut situer, dans la suite du travail inachevé, la théorie
de l’allégorie comme une opération poétique par laquelle Baudelaire se
charge lui-même de mettre en œuvre le « déclin de l’aura », la destruc-
tion de tout faux-semblant, de toute apparence organique et harmonieuse.
Cet emploi de l’allégorie va donc bien au-delà de l’esprit conspirateur de
Baudelaire. Son satanisme consiste à imiter, par une ironie désespérée
aussi bien que par une profonde tendance de ses pulsions, l’œuvre destruc-
trice de la marchandise et d’en exagérer les effets, en guise d’avertisse-
ment, tout comme Sade, en s’abandonnant à ses penchants pervers, parodiait
cruellement, par le moyen de l’écriture, les libertés nouvellement acquises
de la bourgeoisie triomphante.
Critique, n° 455, avril 1985, p. 410-411

2. UNE TRÈS EXHAUSTIVE BIBLIOGRAPHIE 63

DE WALTER BENJAMIN 1

MOMME BRODERSEN, Walter Benjamin. Bibliografia critica


generale (1913-1983), Palerme, Centro internazionale Studi di
Estetica, Aesthetica pre-print, 1984, 189 p.

Benjamin était un bibliomane et un grand bibliographe. Une célèbre photo-


graphie de Gisèle Freund le montre au travail parmi les fichiers de la
Bibliothèque Nationale, la forteresse qu’il hésita trop longtemps à quitter.
Il déployait une ingéniosité de détective pour repérer les écrits inconnus
d’un auteur, dissimulés sous divers pseudonymes. C’est cette passion qu’il
a su communiquer, parmi d’autres inconditionnels de son œuvre, à Momme
Brodersen qui a établi la bibliographie la plus complète à ce jour concer-
nant les éditions de l’œuvre et surtout la littérature critique, européenne
et américaine, thèses, livres, articles – à l’exception des premières éditions
déjà répertoriées par Rolf Tiedemann, et des traductions non italiennes :
mille cent titres en tout. On y trouve aussi bien des dates d’émissions
radiophoniques non publiées que des articles de dictionnaire, et, bien que
l’auteur ne prétende pas être exhaustif pour les publications récentes, il

1. [Ce texte fut publié dans la section des « Notes de lecture » de la revue Critique. (N.D.É.)]
a su dépister maint texte difficilement repérable; pour certains livres critiques,
on trouve jusqu’aux références des comptes rendus qui leur furent consa-
crés. Il s’agit là d’un instrument de travail indispensable pour tout amateur
des écrits de Benjamin, d’autant plus que cette œuvre foisonnante, trésor
de citations passe-partout, favorise l’illusion de la découverte originelle :
chaque critique s’approprie tyranniquement sa part de Benjamin, en igno-
rant – à de rares exceptions près – les autres commentateurs. Grâce à des
ouvrages comme celui de Momme Brodersen, le pirate est désormais obligé
de tenir compte de l’existence d’autres corsaires. On apprend également
que l’Origine du drame baroque allemand (dont on attend d’ailleurs avec
impatience, en 1985, la traduction française, tout comme celle du Concept
de critique d’art dans le romantisme allemand) ne fut nullement ignorée
au moment de sa parution, et que des chercheurs infatigables découvrent
un peu partout des manuscrits et des lettres que l’on croyait perdus ou
qui ont échappé à la vigilance des « Francfortois » jalousés : MM. Tiedemann
et Schweppenhäuser, éditeurs des Gesammelte Schriften. Prenant le relais
des Berlinois qui se méfiaient d’Adorno, les Italiens, Giorgio Agamben
notamment, on le savait, ont beaucoup de mérite en ce domaine. Ce n’est
pas un hasard non plus si cette bibliographie est publiée à Palerme. La
France, pourtant le pays d’adoption de Benjamin pendant la période d’exil,
a beaucoup de retard à combler. Un nouveau début serait fait avec la publi-
cation, annoncée pour ce printemps, des textes du Colloque Benjamin,
organisé par M. Heinz Wismann au Goethe-Institut, en 1983.
Critique, n° 459-460, août-septembre 1985, p. 803-811

3. WALTER BENJAMIN ET LA PHOTOGRAPHIE. 65

EXPÉRIENCE ET REPRODUCTIBILITÉ TECHNIQUE

WALTER BENJAMIN, « Petite histoire de la photographie », in


Essais, I, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983,
p. 149-168.
WALTER BENJAMIN, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa repro-
ductibilité technique » (1935-1936), in Essais, II, trad. Maurice
de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 87-126.

Avant d’être reproductible de façon identique et illimitée, l’image photo-


graphique est reproduction d’une image perçue, d’un réel irréductible.
On peut donc envisager la photographie comme technique de production
d’images selon une série de procédés, analyser la forme et le caractère parti-
culier des images ainsi produites : ce qui les distingue d’images peintes
ou dessinées par la main de l’homme; on peut d’autre part étudier les effets
de la photographie sur la vie sociale et la création artistique, son influence
sur la perception. Pour l’essentiel, ces deux analyses se trouvent chez Benjamin
respectivement dans la « Petite histoire de la photographie » (1931) et dans
« L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935-1936) 1.

1. Les textes de Walter Benjamin sont cités d’après la réédition récente des traductions de Maurice
de Gandillac, Essais, I et II, Paris, Denoël-Gonthier, « Médiations », 1983. [La traduction de ../..
La réflexion sur la photographie se développe chez lui en deux temps,
ambigus tous deux mais accentués en sens inverse, selon son interpréta-
tion du « progrès » technique et historique : il l’accueille d’abord avec
enthousiasme et y voit un moteur de l’émancipation et de la sécularisation
(1931-1936) ; le prix à payer : la liquidation de la tradition, paraît alors
acceptable au nom d’une tradition nouvelle, d’ordre politique. La seconde
étape est placée sous le signe du doute quant à l’issue du combat poli-
tique (1936-1940) ; le progressisme est aveugle et par là obscurantiste ;
la tradition – en un sens particulier est un bien trop précieux pour lui être
sacrifiée : il s’agit de la sauver, de sauvegarder les potentiels sémantiques
que l’histoire des vainqueurs a toujours occultés.
La plupart des idées sur la photographie se trouvent dès 1931 dans la
66 « Petite histoire… ». Benjamin y part de la thèse de quelques publica-
tions récentes, selon laquelle « la plus belle période de la photographie
– celle des Hill et des Cameron, des Hugo et des Nadar – coïncide avec
les dix premières années de cet art. Or ce sont justement les dix années
qui ont précédé son industrialisation » (I, 149). La période suivante de la
commercialisation aurait en outre empêché toute réflexion théorique sur
la photographie, jusqu’à la crise économique qui aurait incité à se souvenir
des chefs-d’œuvre de la période préindustrielle, à produire de nouveau
des photographies importantes et des réflexions théoriques.
Or, en quoi consiste le mérite de ces premiers photographes ? Qu’est-
ce qui nous fascine toujours dans leurs images ? La réponse de Benjamin
est double : ce qui nous y attire, c’est d’abord la révélation par laquelle
la photographie se distingue radicalement de la peinture, le réel et la mort
qui s’y trouve inscrite ; mais c’est surtout l’adéquation entre technique et
objet dans une phase du développement irrémédiablement révolue. À propos
du portrait d’un photographe (le père du poète Dauthendey) et de sa fiancée,

../.. « Petite histoire de la photographie » par Maurice de Gandillac se trouve désormais, revue
par Pierre Rusch in WALTER BENJAMIN, Œuvres, II, op. cit., p. 295-321 et « L’Œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres, III, la version de 1935 traduite par Rainer
Rochlitz, p. 67-113 et la dernière version, traduite par Maurice de Gandillac, revue par Rainer
Rochlitz, p. 269-316 (pour toutes les références à Essais, I et II, cf. « Notice bibliographique »,
p. 195-210. (N.D.É.)]
dont on sait qu’elle s’est suicidée après la naissance de son sixième enfant,
Benjamin observe ceci : « la plus exacte technique peut conférer à ses
produits une valeur magique que ne saurait plus avoir pour nous aucune
image peinte. Malgré la maîtrise technique du photographe, malgré le
caractère concerté de l’attitude imposée au modèle, le spectateur est malgré
lui forcé de chercher dans une pareille image la petite étincelle de hasard,
d’ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé le
caractère d’image ; et il lui faut trouver le lieu imperceptible où, dans la
façon d’être singulière de cette minute depuis longtemps révolue, niche
encore aujourd’hui l’avenir, et si éloquent que, par un regard rétrospectif,
nous pouvons le retrouver » (I, 152-153). C’est cette expérience que Roland
Barthes appellera le punctum, souvent lié au « retour d’un mort », au
temps irréversible fixé dans une image. La photographie nous montre un 67

réel irréductiblement contingent (« ça a été 1 », dit Barthes), non façonné


par la main humaine et par conséquent riche en éléments non-intention-
nels, ce qui contredit l’association ultérieure, dans les derniers textes de
Benjamin, entre la photographie et la « mémoire volontaire ». La nature
qui parle à la caméra, poursuit Benjamin, n’est pas la même que celle qui
parle à l’œil : « à un espace consciemment perçu par l’homme se substitue
un espace dominé par l’inconscient » (I, 153). Ainsi la magie de l’in-
conscient optique, communiquée par la technique photographique, est une
connaissance inaccessible à l’œil humain mais révélée par la caméra. C’est
pourquoi, selon Benjamin, la fonction de la photographie n’est pas en
premier lieu artistique. « Les complexions structurelles, les tissus cellu-
laires avec lesquels technique et médecine ont coutume de compter ; tout
cela originairement a plus d’affinités avec la caméra que le paysage riche
en impressions affectives ou que le portrait qui traduit l’âme de son modèle »
(I, 153).
À côté de cette capacité de révélation, les premières photographies
ont cependant une qualité proprement esthétique, fondée sur l’adéqua-
tion entre technique et objet : étant donné la faible sensibilité des plaques

1. ROLAND BARTHES, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard/Le Seuil,
« Cahiers du cinéma », 1980, p. 120.
et la longue durée de la pose, il fallait en effet un lieu tranquille – un
cimetière dans le cas de David Octavius Hill – pour permettre au modèle
de se concentrer, de réaliser une « synthèse de l’expression » (I, 155).
« Le procédé lui-même faisait vivre les modèles, non hors de l’instant
mais en lui » (I, 155). De plus, la même faiblesse des premières plaques
créait un « continuum absolu de la plus claire lumière à l’ombre la plus
obscure » : on voit « la lumière se frayer malaisément un chemin à travers
l’ombre » (I, 158). L’effet de ces conditions techniques – Benjamin emploie
ici peut-être pour la première fois le terme qu’il a rendu célèbre c’est
l’aura (I, 158). Cette qualité de l’objet de culte, que « L’Œuvre d’art à l’époque
de sa reproductibilité technique » applique aux productions magiques de
l’art primitif, a été découverte à propos des débuts de la reproduction
68 technique. Dans le texte sur « L’Œuvre d’art… », cette genèse troublante
du concept d’aura devient invisible : le portrait photographique « souvenir
dédié aux êtres chers », y apparaît brutalement comme le dernier refuge
de la « valeur de culte » devant la « valeur d’exposition introduite par la
photographie : « Dans l’expression fugitive d’un visage humain, les
anciennes photographies font place à l’aura, une dernière fois. C’est ce
qui leur donne cette mélancolique beauté, qu’on ne peut comparer à rien
d’autre » (II, 100). D’après la « Petite histoire… », ce serait plutôt pour
la première fois ; le concept d’aura en son évanescence immatérielle, halo
d’authenticité là où la notion d’authenticité cesse de s’appliquer, ne serait
adéquat qu’à l’impression produite par la perte de l’original. Car s’il y a
aura dans ces premières photographies, y en a-t-il une dans la peinture
de Manet, de Cézanne ? En revanche, on retrouve l’effet de l’aura en
écoutant les premiers disques dont la mauvaise qualité produit une émotion
particulière : celle de la musique qui « se fraie malaisément un chemin »
à travers le bruit, et celle de penser que ces voix merveilleuses auraient
pu s’éteindre sans jamais être enregistrées ; faute d’être bien audibles,
elles acquièrent la valeur inestimable de l’authenticité.
Ainsi l’aura désigne une qualité de l’image apparemment fondée sur
une insuffisance technique, mais qui demeure une valeur recherchée lorsque
ces insuffisances sont surmontables l’aura devient l’objet d’un trucage :
« les photographes de la période postérieure à 1880 se crurent forcés d’en
recréer l’illusion par tous les artifices de la retouche, notamment par ce
qu’on appelle le gommage. Ainsi, du temps du “modern style”, la mode
fut surtout aux tons crépusculaires » (I, 159). L’adéquation entre tech-
nique et objet disparaît : fausse aura, fausses attitudes sans concentration
expressive; dans un atelier typique, parmi les draperies et les plantes vertes,
les tapisseries et les chevalets, à la frontière ambiguë « entre la chambre
de torture et la salle du trône », le jeune Kafka jette sur le monde « un
regard désolé, abandonné des dieux » (I, 157-158). Benjamin s’associe
ici, avec Brecht et le modernisme, aux tendances qui réclament la destruc-
tion de l’aura : elle appartient à un moment historique irrémédiablement
perdu ; la restaurer serait un mensonge. Atget, le photographe de rues
désertes, « introduit cette libération de l’objet par rapport à l’aura, qui
est le mérite le moins contestable de la plus récente école photographique »
(I, 160). 69

C’est à propos de cette destruction que Benjamin donne pour la première


fois sa célèbre définition : « Qu’est-ce au fond que l’aura ? Une trame
singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche
soit-il » (I, 161). Il n’est pas encore ici question du culte, de l’inappro-
chable propre à l’art sacré, tout au plus de magie. L’aura des premières
photographies tient aussi à la crainte qu’éprouvent les hommes devant
l’appareil qui semble les déposséder de leur âme : « De la caméra de Hill
on a dit qu’elle gardait une discrète réserve. Mais ses modèles, de leur
côté, ne sont pas moins réservés ; ils gardent une certaine timidité devant
l’appareil » (I, 154) ; ils ne regardent jamais l’objectif. Dans ses textes
ultérieurs, Benjamin insistera précisément sur le rôle de la caméra dans
l’apprentissage grâce auquel l’homme doit s’adapter au monde moderne
des appareils. Mais dès ce premier texte, il évoque l’impérative nécessité
pour l’homme moderne de se libérer du lointain de l’aura : « rapprocher
les choses de soi, surtout des masses, c’est chez les hommes d’aujourd’hui
une disposition exactement aussi passionnée que leur tendance à maîtriser
l’unicité de tout donné en la reproduisant. De jour en jour le besoin s’im-
pose davantage de posséder de l’objet la plus grande proximité, dans l’image,
ou plutôt dans la reproduction » (I, 161). Car l’image au sens de l’ori-
ginal est caractérisée par l’unicité et la durée, la reproduction par la fuga-
cité et la multiplicité. « Dépouiller l’objet de son voile, en détruire l’aura,
c’est bien ce qui caractérise une perception devenue assez apte à sentir
tout ce qui est identique dans le monde pour être capable de saisir aussi,
par la reproduction, ce qui est unique » (I, 161). Benjamin se déclare ici
solidaire du besoin des masses ; il le fait au nom de la photographie surréa-
liste qui « prépare ce salutaire mouvement par lequel l’homme et le monde
ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers. Au regard politiquement éduqué
elle ouvre ce champ libre où toute intimité cède la place à l’éclairement
des détails » (I, 162) ; et il le fait au nom du « film russe », de Poudovkine
ou d’Eisenstein, où le visage humain réapparaît, anonyme, pour consti-
tuer une immense « galerie physiognomonique » (I, 163) ; on la trouve
aussi chez le photographe Sanders : elle permet à l’homme moderne de
s’orienter dans un champ social devenu complexe.
Ce qui compte ici pour Benjamin, ce n’est pas le caractère artistique
70 de cette photographie – faux problème selon lui, qui soumet cette tech-
nique à des critères picturaux qui lui sont étrangers ; il souligne bien plutôt
son caractère scientifique. C’est le changement de la fonction de l’art sous
l’action de la reproduction photographique des œuvres qui lui paraît impor-
tant. Notre rapport à l’art s’est profondément transformé par le fait que
l’on peut agrandir des détails ou réduire des vues d’ensemble d’œuvres
très grandes : « les méthodes mécaniques de reproduction sont une tech-
nique de réduction et procurent à l’homme un degré de maîtrise sur les
œuvres sans lequel elles ne pourraient plus être à sa disposition » (I, 164).
Il y a ainsi deux fonctions principales de la photographie : celle qui
se veut artistique et dont le mot d’ordre implicite est : « le monde est
beau » ; c’est la photographie publicitaire, incapable de « saisir une seule
des corrélations humaines dans lesquelles elle intervient » (I, 166). Et il
y a celle qui utilise la photographie comme un instrument pour connaître
la réalité ; c’est « l’art de démasquer ou la construction » (I, 166). Ces
images-là réclament la légende, le texte explicatif. Elles sont l’objet de
ce que Barthes appelle le studium (La Chambre claire, op. cit., 48). Elles
ont une fonction politique. « Dans nos villes est-il un seul coin qui ne
soit un théâtre du crime […], la photographie ne doit-elle pas, sur ses
images, découvrir la faute et désigner le coupable ? » (I, 168).
Ce fut en 1931. En 1935, Benjamin était en exil depuis deux ans. Le
texte sur « L’Œuvre d’art… » accentue le caractère polémique de la théorie;
à l’esthétisation de la politique par le fascisme, Benjamin oppose la poli-
tisation de l’art. La destruction de l’aura s’inscrit dans cette logique : de
nos jours, l’aura ne peut être que faux-semblant, obstacle au développe-
ment des techniques et de la connaissance. Mais en même temps, Benjamin
donne à sa théorie de l’aura la dimension d’une philosophie de l’histoire :
celle de la sécularisation grâce à la technique. Il tente d’appliquer à l’es-
thétique, la théorie marxienne du caractère explosif des forces produc-
tives, il établit même une analogie peu convaincante entre photographie
et socialisme, alliés dans la destruction de la valeur de culte dont parti-
ciperait le beau artistique. L’œuvre d’art se déploierait entre les pôles de
la valeur de culte et de la valeur d’exposition, entre l’œuvre unique, loca-
lisée dans l’espace et dans le temps, objet d’une tradition qui sans cesse
en renouvelle la perception, et l’œuvre reproductible, caractérisée par son
ubiquité et son omniprésence, par rapport à laquelle le concept d’authenticité 71

n’a plus de sens : la photographie et le film. Le texte de 1935 applique les


idées de la destruction de l’aura et de la fonction désormais cognitive de
l’art à toute la philosophie et à l’esthétique de Benjamin, où la tradition
jouait et jouera un rôle essentiel. Il faut comprendre ce développement
comme une expérimentation d’une très grande cohérence mais qui, sur
certains points, s’avérera indéfendable aux yeux de Benjamin lui-même.
L’aura, qui était apparue précédemment aux origines de la reproduction
technique, est ici interprétée au sens de l’appartenance à la tradition, et
cette tradition à une signification théologique : « On sait que les plus
anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord,
puis religieux. Or, c’est un fait d’importance décisive que l’œuvre d’art
ne peut que perdre son aura dès qu’il ne reste plus en elle aucune trace
de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur d’unicité propre à l’œuvre
d’art “authentique” se fonde sur ce rituel qui fut à l’origine le support de
son ancienne valeur d’utilité » (II, 96). Contrairement au culte moderne
de l’art pour l’art, le rituel avait donc une dimension pragmatique et l’œuvre,
une « valeur d’utilité » qui importe ici à Benjamin pour souligner la déca-
dence que représente à ses yeux l’esthétisme moderne. Sa théorie s’ap-
plique au culte de la beauté depuis la Renaissance, jusqu’à la doctrine de
l’art pour l’art, comprise comme une réaction à la photographie. En d’autres
termes, Benjamin ne critique plus seulement les fausses esthétiques de la
photographie, qui la jugent au nom de critères picturaux. Il s’attaque à la
beauté elle-même comme valeur de culte, l’écartant pour ainsi dire au
passage. Peu après, l’essai « Sur quelques thèmes baudelairiens » renver-
sera totalement la perspective pour rendre au beau toute son importance.
La beauté est objet de contemplation. Or, cette attitude n’est plus adéquate
au monde moderne qui réclame un autre type de perception : les clichés
d’Atget ont « une secrète signification politique. Ils exigent déjà qu’on
les accueille en un certain sens. Ils ne se prêtent plus guère à une consi-
dération détachée. Ils inquiètent celui qui les regarde » (II, 101). Comme
l’art moderne, celui de Baudelaire ou de Kafka, l’image photographique
techniquement adéquate déclenche un choc devant lequel on ne peut rester
passif comme devant une œuvre d’art traditionnelle.
Mais le bouleversement apporté par la photographie est encore plus
72 profond ; il n’affecte pas seulement le beau mais la valeur de culte elle-
même dont le beau n’est qu’un avatar : « les techniques de reproduction
détachent l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les
exemplaires, elles substituent un phénomène de masse à un événement
qui ne s’est produit qu’une fois. En permettant à l’objet reproduit de s’of-
frir à la vision ou à l’audition dans n’importe quelle circonstance, elles
lui confèrent une actualité. Ces deux processus aboutissent à un consi-
dérable ébranlement de la réalité transmise – à un ébranlement de la tradi-
tion, qui est la contrepartie de la crise que traverse actuellement l’humanité
et de son actuelle rénovation » (II, 92-93). Benjamin peut accepter ce
bouleversement parce que toute restauration serait désespérée, condamnée
à l’échec, et parce que le mouvement des masses que présente le « film
russe » promet la naissance d’une tradition sécularisée analogue au monde
des anciennes épopées : il ne s’agit plus de la photographie, mais du film
comme expression des grandes civilisations de masses et comme instru-
ment pédagogique d’une adaptation au monde des appareils.
Qu’advient-il cependant si la promesse du « film russe » fait problème,
si la tradition se perd sans contrepartie ? Dès l’essai sur « Le Narrateur »
(1936), Benjamin envisage cette éventualité : « l’art de raconter est en
train de se perdre » (II, 55) ; la grande tradition de la narration disparaît :
celle qui se nourrissait de sources orales et dont Leskov est l’un des derniers
grands représentants. « Le premier signe avant-coureur d’un processus,
qui devait aboutir au déclin de la narration, fut l’apparition du roman au
début des Temps modernes. Ce qui distingue le roman du récit (et de
l’épopée au sens étroit), c’est qu’il est inséparable du livre. Le roman n’a
pu se développer qu’avec l’invention de l’imprimerie » (II, 60), et donc
avec les techniques de reproduction que Benjamin accuse ainsi, quelques
mois après les avoir portées aux nues dans l’essai sur « L’Œuvre d’art… ».
L’aura de la narration est elle aussi liée à un lointain : on raconte des
événements éloignés dans l’espace ou dans le temps : « le narrateur est
un homme qui revient de très loin » (II, 57). Plus encore que le roman,
c’est la presse, l’information avec sa proximité et sa précision, qui est la
mort de la narration et de l’expérience. L’essai sur le narrateur reprend
littéralement un passage d’« Expérience et pauvreté » (1933), texte proche
de la « Petite histoire de la photographie » et qui trouve encore un sens
positif à la perte de l’expérience : elle peut être un recommencement et 73

une concentration sur l’essentiel. Depuis « Le Narrateur », Benjamin doute


de ce sens positif ; l’expérience et la tradition risquent d’être perdues sans
contrepartie. De plus, il a dû sentir que l’unicité en tant que critère de
l’aura était problématique : elle peut s’appliquer à la matérialité de l’œuvre
picturale, non à la littérature.
Ce qui disparaît dans la photographie et sa reproduction instantanée,
indépendante du lent travail de la main, c’est la mémoire et l’expérience
accumulée. L’œuvre du peintre en est saturée : « en face du tableau, lit-
on dans l’essai sur Baudelaire, jamais le regard ne se rassasie, la photo
correspond plutôt à l’aliment qui apaise la faim, à la boisson qui étanche
la soif » (II, 186). Si l’on définit le beau par la présence de la mémoire
dans l’objet esthétique, comme le fait ici Benjamin, la photographie n’y
a pas accès. Il ne saurait y avoir de contraste plus vif que celui qui sépare
l’essai sur « L’Œuvre d’art… » et celui sur Baudelaire. Dans le premier,
Benjamin approuve, par une sorte de fuite en avant, le déclin de l’aura :
d’une apparence esthétique devenue un obstacle pour la connaissance et
la pratique politique ; dans le second, il mobilise les traditions les plus
ancestrales pour dénier à la photographie l’accès à la beauté, sans lui attri-
buer des vertus compensatrices : « Cette constante disponibilité, qui carac-
térise le souvenir volontaire et que favorisent les techniques de reproduction,
restreint le champ de l’imagination » (II, 185). Rien ne permet de dire
qu’il y a un aspect critique dans cette paraphrase de Baudelaire.
Fuite en avant (la révolution comme restauration d’un monde épique)
et refus nostalgique concordent dans une définition traditionnelle du beau
comme « image d’un monde antérieur », surgie de la mémoire involon-
taire. Mais l’essai sur Baudelaire introduit une nouvelle définition de l’aura,
qui pourrait conduire au-delà du conservatisme esthétique et de son abandon
précipité : « Ce qui devait paraître inhumain, dans le daguerréotype, c’est
qu’il forçait à regarder (longuement d’ailleurs) un appareil qui recevait
l’image de l’homme sans lui rendre son regard. Car il n’est point de regard
qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse » ; et l’aura est
alors définie comme « le pouvoir de lever les yeux » (II, 187), reconnu
à la peinture et refusé à la photographie.
Comme l’a remarqué Theodor W. Adorno, « toute œuvre, en tant que
74 destinée à une pluralité, est déjà, d’après son idée, sa reproduction 1 ».
Difficile alors d’établir une différence absolue entre la technique du peintre,
elle aussi « inhumaine », employant dès la Renaissance la camera obscura
qui suspend le regard entre le peintre et son modèle, et la technique du
photographe, elle aussi nourrie d’expérience, saturée même d’une culture
picturale qui réapparaît dans le cadrage, dans la profondeur de champ,
dans la distribution de la lumière et de l’ombre. Derrière l’appareil, le sujet
et son regard sont toujours présents. Ce que Benjamin dit de la poésie de
Baudelaire pourrait s’appliquer à certaines photographies : elle élève au
rang de véritable expérience, le choc d’un vécu instantané dépourvu d’aura.
Depuis Benjamin, l’esthétique a appris à ne pas considérer les objets
esthétiques selon des normes préétablies. Ce qui nous procure l’émotion
esthétique et l’effet d’une découverte cognitive nouvelle, peut provenir
de pratiques qui rompent avec toute démarche traditionnelle. Benjamin
est le précurseur d’une telle démarche expérimentale. Il est encore tradi-
tionaliste en considérant les nouvelles techniques comme un dépassement
de l’art tout court. Or il faut bien distinguer – à côté d’une photographie
d’intérêt privé, « culte des êtres chers » et de soi, et d’une autre, d’intérêt
public et politique, documents devant le tribunal de l’histoire – une photo-

1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p.
51-52. [Cf. supra les références actualisées, p. 61, n. 1. (N.D.É.)]
graphie d’intérêt « artistique », portant la marque de « grands » photo-
graphes reconnaissables selon des critères formels et thématiques.
Mais, comme le souligne Susan Sontag à la suite de Benjamin : « La
photographie n’est pas primordialement une discipline artistique. Ainsi
que le langage, elle est un moyen d’expression qui peut, entre autres,
permettre de réaliser des œuvres d’art 1. » La contingence du réel fait que
les clichés des grands photographes ne sont pas forcément les plus frap-
pants ; souvent, ils ne laissent aucune trace dans la mémoire, ne sont qu’in-
téressants. Par leur enjeu, en témoignant de l’insoutenable, des images
de reporters restent en revanche inoubliables : le réel contingent y est
saturé de signification, et parfois elles n’ont même plus besoin de légende
explicative. Ici, punctum et studium peuvent coïncider.
Benjamin a esquissé toutes ces modalités de la photographie dans sa
« Petite histoire… » qui reste l’un des textes fondamentaux sur ce sujet
insaisissable. En leur contradiction même, ses prises de position tiennent
compte de la tension persistante entre une culture de masse qu’il refuse
de mépriser globalement et l’ésotérisme des recherches qui ne font pas
de concession au goût du public. La photographie elle-même connaît cette
dualité.

1. SUSAN SONTAG, La Photographie [1977], trad. Gérard-Henri Durand et Guy Durand, Paris,
Le Seuil, « Fiction & Cie », 1979, p. 166-167.
Critique, n° 463, décembre 1985, p. 1190-1197

4. WALTER BENJAMIN : ESTHÉTIQUE DE L’ALLÉGORIE 77

WALTER BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad.


Sibylle Muller et André Hirt, préface de Irving Wohlfarth, Paris,
Flammarion, 1985, 264 p. 1

L’autorité du ton surprend et impressionne. Ce texte ne discute pas, il


affirme, ne tolère aucune contradiction : « Le propre de la littérature philo-
sophique est que dans toutes ses versions elle est à nouveau confrontée
à la question de la présentation. Sans doute, sous sa figure achevée, sera-
t-elle doctrine… », (23 2), c’est-à-dire un enseignement de caractère théo-
logique. La situation historique, le déclin de l’ordre divin du monde,
interdisent un tel langage. L’essai ésotérique en est un exercice prépara-
toire. On pourrait penser que l’essai, qui précède la doctrine, est analogue
à la critique kantienne préparant sa métaphysique. Il n’en est rien. Le
problème de la présentation, de caractère esthétique, tient lieu de la théo-
logie impossible dont l’essai benjaminien est tout imprégné. Benjamin
est de ceux qui refusent l’orgueil et la résignation de la raison moderne

1. [Disponible désormais, à l’identique, en édition de poche, dans la collection « Champs », Paris,


Flammarion, 2000, rééd. 2009. (N.D.É.)]
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’Origine du drame baroque, op. cit.
devant le dépeuplement du ciel des Idées. Contre la pâleur du platonisme
moderne, il mobilise le verbe biblique, espérant ranimer la flamme théo-
logique par sa mèche poétique ; il en était déjà ainsi dans ses premiers
textes sur le langage (1916) et dans « La Tâche du traducteur » (1921),
qui précède de quatre ans la rédaction du grand essai sur le drame baroque.
L’introduction de l’Origine du drame baroque allemand, écrit Benjamin
à son ami Scholem, c’est mon ancien travail sur le langage, « maquillé
en théories des Idées 1 ». Derrière la référence platonicienne se cache une
pensée kabbalistique, inavouable dans le contexte de l’université allemande
de 1925, où Benjamin tente – en vain – de présenter son travail en vue
d’un doctorat d’État.
« L’Idée est quelque chose qui relève de la langue et plus précisément
78 le moment, dans l’essence du mot, où celui-ci est symbole » (34). Benjamin
tente ainsi de suggérer que la philosophie de Platon est déjà philosophie
du langage. « C’est l’affaire du philosophe que de rétablir dans sa primauté,
par la présentation, le caractère symbolique du mot, dans lequel l’Idée se
rend intelligible à elle-même, ce qui est à l’opposé de toute espèce de
communication tournée vers l’extérieur. Et cela n’est possible (du fait que
la philosophie ne peut plus prétendre au discours de la révélation), que par
le retour de la mémoire à la perception originelle » (34). Ici, Benjamin laisse
tomber le masque platonicien et revendique la « dénomination adamique »,
la perception originelle des mots avant leur chute dans la communication.
Cette conception de la dénomination est surtout dirigée contre l’épis-
témologie néo-kantienne. Dans le même esprit, Benjamin oppose connais-
sance et vérité : « Connaître, c’est avoir », écrit-il ; « la connaissance peut
être une réponse à une question, non la vérité » (26). Car « la vérité, unité
de l’être et non du concept, est au-dessus de toute question » (26). Cette
opposition ne va pas de soi. Elle procède d’une définition restrictive de
la connaissance, et elle soustrait la vérité à l’épreuve de l’argumentation ;
elle la livre à une contemplation, respectueuse de ses objets – mais aussi
à l’affirmation autoritaire de celui qui prétend être dans le secret. De manière

1. WALTER BENJAMIN, Correspondance, I, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne,


1979, p. 340.
presque heideggérienne, Benjamin revendique un accès privilégié à la vérité.
Devant la déficience d’une philosophie subjectiviste de la conscience,
Benjamin revient à une tradition de pensée qui sauve des intuitions déci-
sives, mais ne satisfait pas l’esprit critique de la modernité. D’ailleurs, tout
l’effort de Benjamin, dans ses écrits ultérieurs, va dans le sens d’une dé-
marche au moins apparemment plus exotérique, d’une théorie capable de
justifier ses choix. Dans la perspective d’une conception moins restric-
tive de la connaissance, on ne voit pas pourquoi l’étude de Benjamin serait
plutôt de l’ordre de la contemplation que de celui du connaître. Il est déso-
lant de penser que le livre de Benjamin, déclaré inintelligible, fut rejeté
par l’université, alors qu’une critique du mode de connaissance néo-kantien,
sur bien des points analogue chez Heidegger, fut accueillie avec enthou-
siasme presque à la même époque ; il va de soi que Heidegger ne se réfé- 79

rait pas au judaïsme.


À côté de la source kabbalistique, assez diffuse, due aux entretiens
avec Gershom Scholem et à une connaissance très approximative des
sources, on trouve dans l’Origine du drame baroque allemand l’inspira-
tion goethéenne et romantique qui domine dans les deux grands écrits
antérieurs de Benjamin : la thèse sur Le Concept de critique d’art dans
le romantisme allemand (1920) et l’essai sur « Les Affinités électives de
Goethe » (1922). À la critique théologique s’ajoute la critique esthétique
des lumières et de l’historicisme. À Goethe, Benjamin emprunte l’idée du
phénomène originel, qu’il transpose de la nature à l’histoire conçue dans
la perspective du judaïsme 1. C’est en ce sens qu’il faut comprendre « l’ori-
gine » du titre : en un sens à la fois esthétique et théologique. « L’origine,

1. Benjamin le souligne dans un recueil de réflexions sur son livre ; cf. WALTER BENJAMIN,
Gesammelte Schriften, I, 3, p. 953-954. [La formulation de Rainer Rochlitz est ici quelque peu
équivoque. En fait de « recueil », il s’agit d’une page volante, retrouvée dans les manuscrits de
Benjamin, et intitulée « Nachträge zum Trauerspielbuch » (Additions au livre sur le drame baroque),
dans laquelle avait été consigné un ensemble de corrections et d’addenda, en vue, semble-t-il,
d’une nouvelle édition. Il est à noter que la note relative au phénomène originel a été reprise inté-
gralement dans Le Livre des passages (WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, V, 1, [N 2,
a, 4], p. 577 ; en français : Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste,
Paris, Le Cerf, 1989 (réimp. 1997), p. 479. Voir également sur ce point SUSAN BUCK-MORSS,
Dialectics of Seeing. Walter Benjamin and The Arcades Project, Cambridge (Ma), The MIT Press,
1989, p. 56-57 et 71-74. (N.D.É.)]
bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir
avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui
est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin »
(44). Le sens historique de cet anhistorisme se concrétise dans l’interpré-
tation progressive de la forme considérée : « Chaque fois que l’origine se
manifeste, on voit se définir la figure dans laquelle une Idée ne cesse de
se confronter au monde historique, jusqu’à ce qu’elle se trouve achevée
dans la totalité de son histoire » (44). Le caractère « originel » d’une
configuration de langage se manifeste donc dans son authenticité, dans
son essentialité, unique malgré la répétition historique. Et l’achèvement,
la totalité de l’histoire, sont l’horizon nécessaire à l’anéantissement théo-
logique de l’histoire empirique.
80 Les Idées, les grandes formes sont des monades dont chacune donne
une image complète du monde ; ensemble, elles constituent un système
monadologique qui est selon Benjamin la vérité, accessible à la seule contem-
plation (34). Le drame baroque est une telle Idée, une telle forme origi-
nelle, distincte de la tragédie 1. Benjamin tente de reconstruire cette Idée
à partir de sa théorie de l’allégorie.
Aux trois parties du livre, correspondent ainsi trois grandes distinc-
tions conceptuelles entre : essai ésotérique et système ; tragédie et drame
baroque; symbole et allégorie. Système, tragédie et symbole sont les piliers
de la pensée classique de l’idéalisme allemand jusque dans ses prolon-
gations romantiques. L’essai ésotérique, le drame baroque et l’allégorie sont
les modes d’expression d’une pensée critique fondamentalement théo-
logique, destructrice des harmonies apparentes, de ce que Benjamin appel-
lera « l’aura » : dans ce monde, le Messie n’est pas encore venu. La théologie
critique de Benjamin rappelle que progrès et lumières n’ont pas réalisé

1. Benjamin développe ici une distinction introduite par le jeune Lukács dans la Théorie du roman
et dans certains textes sur le drame non tragique. Voir la référence à Lukács in WALTER BENJAMIN,
Essais sur Bertolt Brecht, trad. Paul Laveau, Paris, Maspéro, 1969 *, p. 13 ; voir également RAINER
ROCHLITZ, « De la philosophie comme critique littéraire : Walter Benjamin et le jeune Lukács »,
Revue d’esthétique, « Benjamin », n° 1, 1981, p. 41-59. [* La traduction de Paul Laveau se
fondait sur l’édition allemande de la « première » période (cf. « Notice bibliographique », p. 195-
210) de 1966 (Versuche über Brecht, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1966) ; une nouvelle
traduction augmentée, et comportant la postface de Rolf Tiedemann, existe désormais : WALTER
BENJAMIN, Essais sur Brecht, trad. Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003. (N.D.É.)]
leur projet de réconcilier les hommes avec l’immanence du monde, projet
au nom duquel l’histoire littéraire allemande a oublié l’infinie tristesse
du drame baroque. Benjamin n’ignore pas les faiblesses de cette littérature
et va jusqu’à lui opposer les charmes du « rococo », véritable délivrance
de la lourdeur baroque : « Dans l’œuvre d’art véritable, le plaisir sait se
faire insaisissable, vivre dans l’instant, s’évanouir, se renouveler. L’œuvre
d’art baroque ne veut rien que durer et s’accroche de tous ses organes à
l’éternel. Cela seul peut faire comprendre l’agréable sentiment de soula-
gement qu’éprouvent les lecteurs séduits par les “badineries” du siècle
suivant » (194).

*
81

Le drame baroque allemand est esthétiquement déficient. Sa forme n’est


définissable que par rapport aux œuvres véritables de l’époque : celles
de Shakespeare et de Calderón qui est « l’objet virtuel du traité »
(Correspondance, I, op. cit., p. 334). Aucune œuvre particulière ne retient
l’attention de Benjamin. Ce qui l’intéresse c’est le « vouloir artistique »
du drame baroque, au sens de Riegl : « comme l’expressionnisme, écrit
Benjamin, l’âge baroque est plutôt celui d’un vouloir artistique acharné
que d’un véritable exercice de l’art. Il en est toujours ainsi dans les périodes
dites de décadence » (54) – qui n’en sont pas, aux yeux de Benjamin.
Son baroque n’est pas celui de la somptuosité latine, bavaroise ou
autrichienne ; c’est un baroque luthérien, lourd de réminiscences médié-
vales. Ce théâtre « s’abîme complètement dans le désespoir de la condi-
tion humaine. S’il reconnaît un salut, il réside plus dans la profondeur
même de ces malédictions que dans la réalisation d’un projet divin de
rédemption » (82). Et contrairement au grand théâtre espagnol, « la fuite
irraisonnée dans une nature où la grâce ne s’exerce pas est spécifique-
ment allemande » (82).
Tyran, intrigant et martyr sont les principaux personnages du drame
baroque, simples créatures, nettement distinctes du héros tragique ; celui-
ci accomplit son destin dans l’immanence et en mourant, affirme sa supé-
riorité sur les dieux, tandis que les abstractions mises en scène par le drame
baroque sont vides, ouvertes sur une transcendance.
Le sens a disparu du monde livré au cynisme despotique ; mais les
significations abstraites et subjectives qui subsistent après la chute du sens,
apparaissent comme telles et, en se détruisant, font sens. « La subjecti-
vité, qui choit dans l’abîme à la manière d’un ange, est rattrapée par les
allégories et retenue dans le ciel, en Dieu, par la “ponderación miste-
riosa” » (254). L’apothéose transfigurée de Calderón « se constitue obli-
gatoirement à partir d’une constellation significative du tout », ce qui fait
que ses drames sont des œuvres. Or, le drame baroque allemand ne parvient
pas à un tel achèvement ; « il est conçu d’emblée comme ruine, comme
fragment » (254). Seule l’interprétation peut reconstituer le tout qui libère
le drame de son abstraction vide et de sa désolation absolue. Par sa critique,
Benjamin tente de sauver le drame baroque allemand de cette chute. Sa
82 critique n’est pas actualisation au sens des romantiques d’Iéna, mais « morti-
fication des œuvres » – « instauration du savoir » en elles, qui sont mortes
(195). « L’objet de la critique philosophique, c’est de montrer que la fonc-
tion de la forme artistique est précisément celle-ci : faire des contenus
réels de l’histoire, qui constituent le fondement de toute œuvre signifi-
cative, des contenus de vérité de la philosophie. Cette transformation des
contenus réels en contenus de vérité fait que le déclin de l’effet produit,
dans lequel les charmes anciens parlent de moins en moins au cours des
siècles, devient le fondement d’une renaissance, où la beauté éphémère
s’effondre complètement et où l’œuvre s’affirme comme ruine. Dans l’édi-
fice allégorique du drame baroque, ces formes ruinées de l’œuvre d’art
sauvée se détachent depuis toujours » (196).
Il existe une affinité particulière entre l’œuvre allégorique et la critique,
non pas qu’elle soit illustration d’un concept, selon l’interprétation tradi-
tionnelle de l’allégorie, mais parce que l’esprit allégorique correspond
toujours à un univers sensible déjà dégradé, laissant transparaître sa signi-
fication. L’allégorie, dans sa force théologique primitive, révèle l’envers
de la transfiguration symbolique, telle qu’on la trouve dans l’Antiquité
et dans l’art renaissant : « l’histoire dans ce qu’elle a toujours eu d’in-
tempestif, de douloureux, de raté » (178-179). L’allégorie est le contraire
de l’épique qui présente le visage transfiguré de la nature, un monde rempli
de sens. Dans la vision allégorique, c’est la mort qui règne, et avec elle
la signification dont le caractère abstrait rend mélancolique – la célèbre
gravure de Dürer est le centre de gravité du livre. Cette mélancolie, deuil
complaisant du sens perdu, Benjamin l’attribue d’abord au protestantisme
qui s’oppose à l’investissement catholique de la vie profane (149). « Il
en résulte quelque chose de nouveau : un monde vide » (150). À cet univers
désertique, la modernité que Benjamin décrit dans les termes de Max Weber,
il oppose une autre perspective théologique, qui seule permet de sauver
le monde vide de sa désolation : l’interprétation, la dénomination de la
configuration formelle, dans l’horizon d’une histoire messianique.
La vision allégorique surgit du « conflit entre la physis accablée de
péché, instituée par le christianisme, et une natura deorum plus pure, incarnée
dans le panthéon » (244-245). Dans l’immanence vide de la vie terrestre,
qui est celle du christianisme, les dieux païens, les ruines antiques ne signi-
fient plus que leur mort, la disparition du sens immanent, devenu conven- 83

tion allégorique, mais expressive par sa mort même. Ce conflit renaît à


l’époque de la Contre-Réforme, qui est celle des dramaturges baroques,
Gryphius, Lohenstein, Hallmann… Par la suite, Benjamin tentera aussi
d’interpréter la poésie de Baudelaire à partir de la théorie de l’allégorie.
Le déclin de l’aura, la dévalorisation de l’univers sensible dans le spleen,
le goût du néant, sont expliqués par le règne universel de la marchandise;
le sens perdu de l’immanence constitue le lien principal entre les deux
analyses. Ce qui distingue la modernité de l’allégorie, c’est la perte de
l’élément conventionnel, sans lequel il n’y a pas de forme allégorique :
car l’allégorie est les deux à la fois, convention et expression (188). Un
abîme mortel sépare l’image et sa signification ; l’allégorie donne à lire
« l’histoire de la nature, l’histoire primitive de la signification ou de l’in-
tention » (178). Signification et intention qui tentent vainement de produire
un sens.

Selon Benjamin, dans l’un des passages centraux de son livre, l’allégorie
révèle l’essence même de l’écriture. Elle se situe dans la tension entre la
langue révélée, utopie inaccessible, et l’écriture alphabétique, profane :
« Il n’y a en effet aucune contradiction à penser un usage libre et vivant
de la langue révélée, qui ne lui ferait rien perdre de sa dignité. Il n’en est
pas de même pour l’écriture de cette langue, ce que l’allégorie voulait
être » (188). Cette vaine volonté la condamne : dans l’écriture alphabé-
tique, « combinaison d’atomes scripturaires » (188) aux antipodes des
hiéroglyphes sacrés, elle s’efforce sans succès de restituer une langue sacrée.
« Si l’écriture veut maintenir son caractère sacral – elle sera toujours
concernée par le conflit entre sa valeur sacrée et la nécessité profane d’être
comprise –, elle tend à la formation de systèmes complexes, à la hiéro-
glyphique. C’est ce qui se produit dans le baroque. Extérieurement et stylis-
tiquement – dans sa typographie violemment expressive comme dans la
surcharge métaphorique –, l’écrit tend à s’imposer comme image. On ne
peut rien imaginer qui contraste plus brutalement avec le symbole artis-
tique, le symbole plastique, image de la totalité organique, que ce frag-
84 ment amorphe qu’est l’écrit allégorique » (188). En cela, le baroque n’est
pas seulement « la contrepartie souveraine du classicisme » (188), mais
rien de moins que le correctif de l’art lui-même (189), de toute transfi-
guration du réel par l’image. Au lieu d’élever les images parfaites à leur
plus haute puissance, leur idée, comme le fait la critique romantique, « le
regard aigu de l’allégorie transforme d’un seul coup les choses et les œuvres
en un écrit stimulant ». Or, « dans le champ de l’intuition allégorique,
l’image est fragment, ruine. Dès qu’elle est touchée par la lumière de la
science théologique, sa beauté se volatilise. Le faux-semblant de la tota-
lité se dissipe » (189). Même si Benjamin oublie peut-être la présence
des ombres dans la Renaissance même : le baroque découvre l’impensé
de la beauté renaissante. « La nature même du classicisme lui interdisait
de percevoir l’absence de liberté, le caractère inachevé et brisé de la physis
sensible et belle. Mais c’est ce caractère que l’allégorie présente, caché
sous sa splendeur extravagante, avec une vigueur jusque-là insoupçonnée »
(189). Sur le visage de la nature, l’allégorie inscrit le mot « histoire » :
tout est éphémère, tout retombe en poussière. D’où le culte baroque des
ruines, de leur écriture historique dans le paysage.
Le style du drame baroque allemand est d’une lourdeur, d’une « enflure »,
d’une emphase sans équivalent dans la littérature. « Ne prendre dans le
langage, comme dans la vie, que les traits typiques du mouvement de la
créature, mais en même temps exprimer la totalité de l’univers culturel,
de l’Antiquité à l’Europe chrétienne – telle est l’extraordinaire ambition
qui n’est jamais absente des drames baroques. Leur mode d’expression
incroyablement artificiel repose donc sur la même nostalgie extrême de
la nature que les comédies pastorales » (226). De cette tension, Benjamin
déduit la naissance de l’opéra, où la signification et avec elle la tristesse,
n’auront plus qu’une part réduite. Selon une théorie romantique, c’est la
musique qui relie langage phonétique et langage écrit, la musique : « dernier
langage commun de tous les hommes après la construction de la tour de
Babel » (231).
L’art moderne ne dispose plus d’aucune convention qui puisse donner
à son expression un caractère authentiquement allégorique. Les écritures
de Klee, les productions de l’art conceptuel, ne sont pas des allégories.
Allégorie et fragment, ces concepts par lesquels on tente de réduire les
expériences de la modernité à des schèmes connus, toujours identiques,
ne rendent pas compte des langages singuliers dont se compose l’art contem-
porain. Baudelaire – Benjamin le souligne lui-même – est à cet égard un
retardataire, et non un innovateur 1. La force de Benjamin est d’avoir refusé
de faire de l’allégorie un schème explicatif universel. Son livre suivant
s’appelle Sens unique et remet tout en question. La forme de l’Origine
du drame baroque allemand est un d’un genre expérimental. « Lire ce
qui ne fut jamais écrit » – au nom de cette maxime, l’art benjaminien de
l’interprétation s’élève au-dessus de ses objets et transforme les traditions
dont il se nourrit.

1. Cf. WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 251.
[Cf. supra, références actualisées, p. 30, n. 1. (N.D.É.)]
Critique, n° 475, décembre 1986, p. 1182-1197

87

5. WALTER BENJAMIN ET LA CRITIQUE

HEINZ WISMANN (s.l.d.), Walter Benjamin et Paris. Colloque inter-


national du 27 au 29 juin 1983, Paris, Le Cerf, « Passages », 1986,
1033 p.
WALTER BENJAMIN, Le Concept de critique esthétique dans le
romantisme allemand, trad. Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-
Marie Lang, Paris, Flammarion, 1986, 188 p. 1
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, VI. Fragmente
vermischten Inhalts. Autobiographische Schriften, texte établi par
Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1985, 840 p.

Une étape a été franchie dans la lecture française de Benjamin. Grâce à


la volumineuse publication des actes du colloque sur Walter Benjamin et
Paris, qui suit de cinq ans un premier recueil de textes publié par la Revue
d’esthétique, le lecteur français a enfin accès à la situation internationale
de la critique benjaminienne. Sans présenter un nombre important d’essais

1. [Paris, Flammarion, « Champs » 2002, 2008. Réédition in Œuvres et Inédits, III, avec apparat
critique établi par Uwe Steiner (d’après l’exemplaire personnel de Walter Benjamin) traduit par Alexandra
Richter (Paris, Fayard, 2009, 573 p.) (cf. « Notice bibliographique », p. 195-210). (N.D.É.)]
de premier ordre, les actes du colloque tenu en 1983 à l’Institut Goethe,
un an après la publication des Passages parisiens en Allemagne 1, donnent
une idée de la diversité des intérêts et des attitudes suscités par l’œuvre
de Benjamin. Des différents thèmes proposés pour les cinq demi-jour-
nées du colloque, tous ne recouvrent pas réellement un champ particu-
lier de la recherche actuelle (« Enfance et exil », « Littérature et critique »,
« Esthétique et politique », « Mythe et histoire », « Temps et texte ») ;
mais on distingue nettement, à côté de l’intérêt plutôt biographique ou
historique, de quelques études à caractère littéraire et d’une série de rappro-
chements avec d’autres auteurs, 1) l’intérêt politique, y compris l’utopie
et la critique sociale, 2) les développements de la « psychanalyse de l’his-
toire » esquissée par Benjamin (théorie du mythe, du rêve collectif, de
88 l’éveil et du seuil), et 3) les réflexions philosophiques sur les concepts
benjaminiens de temps et d’histoire. Ces trois approches peuvent se recouper,
mais elles se distinguent dans la plupart des cas par l’intensité décrois-
sante de l’engagement politique. On peut dire schématiquement que la
réflexion politique et sociale reprend de façon plus circonspecte ce qui a
été dit depuis une vingtaine d’années ; que la « psychanalyse de l’his-
toire » (y compris les rapprochements entre la théorie des passages et
l’idée de l’enfance ou encore avec l’œuvre de Proust) prend ici des contours
plus nets, en même temps que l’on discerne des doutes au sujet de sa
pertinence ; mais que c’est surtout la théorie de la temporalité, champ
relativement peu exploré, qui a donné lieu à des contributions originales,
approches ambitieuses pour saisir l’évolution complexe de Benjamin.
Parmi les interrogations politiques, l’article de Philippe Ivernel est peut-
être le plus incisif par son souci d’actualisation conséquente. Opposé à
toute interprétation théologisante, Ivernel dégage avec une partialité déran-
geante ce qui reste « irrécupérable » dans la démarche politique de l’exilé
solitaire : sa clairvoyance incorruptible et sa théorie du couple archétypique
de mythe et de révolte qui a fait de Paris la « capitale du XIXe siècle ».
Plus historiques, les textes de Miguel Abensour et d’Arno Münster évoquent

1. Voir le compte rendu de cette publication in Critique, n° 431, avril 1983. [Cf. supra, « Walter
Benjamin : une dialectique de l’image », p. 25-103. (N.D.É.)]
celui qui fut aux yeux de Benjamin la figure-phare de ce siècle politique :
Auguste Blanqui et sa théologie de l’enfer qu’est selon lui la société moderne.
D’autres participants, comme Irving Wohlfarth ou Michael Löwy, tentent
de sauver la force de l’espoir messianique, condensé dans l’image du chif-
fonnier, modèle de l’historien attentif aux déchets de l’histoire mais aussi,
en tant qu’exclu, la « pierre de touche de la révolution » (568) 1 ; espoir
contenu, selon Löwy, dans l’idée d’une communication dialectique entre
le passé précapitaliste et l’avenir postcapitaliste (638), idée qui a parfois
été associée au « conservatisme » de Benjamin. Prenant le penseur de
très haut, comme un représentant de sa génération en Allemagne, Wolfgang
Fietkau nous livre un grand fragment d’une réflexion plus vaste sur le
« conflit de socialisation » des intellectuels juifs allemands, fils de commer-
çants, de banquiers ou d’industriels (292). On devine une critique du « dépas- 89

sement messianique » (332) du scepticisme courageux assumé par Max


Weber et Freud. Les deux contributions féminines à ce groupe de réflexions,
celles de Susan Buck-Morss et de Christine Buci-Glucksmann, très diffé-
rentes (l’une adornienne, l’autre plus proche des sujets abordés par
Benjamin), sont l’une et l’autre sensibles à la fois à la misogynie de Benjamin
(386, 415) et à l’actualité de ses concepts-images pour des luttes éman-
cipatrices d’aujourd’hui.
Le grand sujet du Livre des passages est une théorie de l’histoire qui
tente de saisir le présent comme instant du réveil. L’intérêt de Benjamin
pour le XIXe siècle tient à l’idée selon laquelle nous sommes toujours
prisonniers des fantasmagories de cette époque, aucun progrès véritable
ne pouvant intervenir tant que nous ne nous rendons pas compte de cette
emprise du passé. Benjamin développe ainsi l’une des variantes les plus
complexes des philosophies de l’opacité et de la transparence. Plus préci-
sément, la réflexion porte sur la possibilité d’appliquer à l’histoire, à des
sujets collectifs, la démarche freudienne de l’éveil à l’impensé. Pour un
nombre croissant de lecteurs de Benjamin, cette application ne va pas de
soi. Rita Bischof et Elisabeth Lenk cherchent en vain, chez Benjamin, une
formulation conceptuelle des notions de rêve collectif et de réveil (192).

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages des ouvrages présentés.
Barbara Kleiner observe que « Benjamin transpose, par analogie, le modèle
pulsionnel de Freud, des phénomènes individuels aux phénomènes collec-
tifs. La force de production collective apparaît comme pulsion… » (506).
« Dans son rapport au collectif, écrit Mario Pezzela, la tâche de l’histo-
rien peut rappeler celle que Freud assignait à l’analyse personnelle » (519).
Un doute se glisse bien souvent dans la présentation de ce type de trans-
position. Néanmoins, le rôle d’un tel historien éveilleur est très sédui-
sant ; il confère à ses adeptes une supériorité certaine, et il est difficile
d’y renoncer sans être frappé par le terrible réquisitoire de Benjamin contre
le réformisme; c’est ici que se rencontrent les « politiques » – « Interrompre
le cours du monde » est le titre d’Ansgar Hillach, très significatif de cette
impulsion anarchiste – et les « psychanalystes de l’histoire ». « Science
90 des seuils » – l’article de Winfried Menninghaus entre temps devenu un
petit livre, est l’une des tentatives les plus réfléchies et les plus subtiles
de ce courant : « Dans la critique qu’il fait, en Aufklärer, du mythe faux
et de l’identification de la vérité et du mythe, Benjamin introduit subrep-
ticement dans les concepts mêmes de l’Aufklärung un sens qui transcende
la pensée de l’Aufklärung sur le mythe » (534). Comme Adorno, Menninghaus
insiste sur la réconciliation avec le mythe, condition de l’émancipation.
Beaucoup plus mimétique par rapport aux textes de Benjamin qu’il cite
en virtuose, l’article de Norbert Bolz fait coïncider la veine surréaliste et
le messianisme de Benjamin dans l’idée du réveil : « l’image d’un état
d’alarme permanent est le véritable visage du surréalisme : la politique
consiste à s’être réveillé du cauchemar de la modernité » (484).
Ce texte sur l’expérience historique associe encore la notion de l’éveil
et la théorie politique de Benjamin. Paradoxalement, mais aussi signe du
temps, les études les plus approfondies du recueil font éclater l’unité des
intérêts de Benjamin. Ainsi, Jacques Leenhardt met fin à l’alliage entre
surréalisme et philosophie de l’histoire en opposant les recherches d’Aragon
à la lecture – selon lui plus classique – qu’en fait Benjamin. Henri Meschonnic
croit devoir faire remarquer, non sans quelque ressentiment, que le colloque
de l’Institut Goethe oublie le juif chez Benjamin ; au fond, il semble cher-
cher la seule dimension du penseur qui reste inassimilable, qui garde son
potentiel de choc notamment pour les très nombreux benjaminiens alle-
mands. En même temps, si cette revendication met mal à l’aise, ce n’est
pas seulement en raison de « l’oubli » suspecté par Meschonnic ; c’est
qu’il met le doigt sur le rôle de Benjamin à la fois pour un certain nombre
d’intellectuels juifs et pour beaucoup de jeunes Allemands qui s’identi-
fient à la victime et y trouvent un père idéalisé. Cette double identifica-
tion contient en germe une rivalité narcissique, chacun prétendant mieux
comprendre le maître. Pour Meschonnic, c’est le caractère indéfini de
Benjamin, le fait qu’il ne peut pas même adhérer au judaïsme, qui fait de
lui le type même du Juif. Plus problématique est l’idée d’un « rythme »
d’une « écriture » judaïque chez Benjamin, qui relève d’un vitalisme assez
ambigu.
Dans quelques-unes des meilleures contributions, c’est la dimension
politique de Benjamin qui passe au second plan pour faire place à une
réflexion philosophique sur la temporalité ; c’est le cas notamment des 91

textes de Stéphane Mosès et de Claude Imbert. À partir de quelques obser-


vations philologiques sur les occurrences du concept d’origine dans l’œuvre
de Benjamin, Mosès, rendant hommage au lieu du colloque, dégage la
double source du concept, biblique et goethéenne. Dans sa sobriété, le
texte donne beaucoup plus à réfléchir qu’il ne cherche à résoudre : comment
est-il possible de puiser dans deux sources aussi hétérogènes ? Tout le
problème de la pensée benjaminienne réside dans ces tensions non réso-
lues, dans une extrême réceptivité, comme si tout ce qui n’est pas réduc-
tible au courant principal de la philosophie occidentale pouvait s’allier
dans une pensée sans bornes systématiques.
Mosès dégage trois moments de la théorie benjaminienne de l’ori-
gine : celui d’une histoire théologique du langage (les essais de jeunesse),
celui d’une histoire des œuvres (l’Origine du drame baroque allemand),
et celui d’une histoire des faits sociaux (le Livre des passages). À l’utopie
de la « restauration du langage adamique » se substitue celle d’une « succes-
sion discontinue des œuvres d’art » (813), avant de faire place à celle des
faits sociaux, récurrents malgré leur caractère historique. Dès les premiers
textes, le langage adamique présente une parenté avec la poésie ; d’où la
possibilité du passage à l’esthétique. L’origine est ainsi un « principe perma-
nent de structuration du devenir », et chaque grande œuvre est une « rupture
toujours nouvelle » de ce devenir (817). Dans une deuxième partie de son
essai, Mosès observe les avatars, dans l’œuvre benjaminienne, d’une seule
et même image qui tente de saisir le sens et la dynamique du mouvement
historique. « Dans l’essai de 1934 (sur Kafka), le vent mauvais contre
lequel il s’agit de lutter ne prend pas naissance dans l’origine elle-même
mais dans le passé archaïque qui lui fait suite et qui nous sépare d’elle.
Dans les “Thèses [sur la philosophie de l’histoire]” cette dualité du passé
n’est plus de mise ; la tempête qui nous entraîne inéluctablement vers
l’avenir vient du Paradis lui-même. Pour la première fois, la corruption
de l’histoire semble atteindre la notion d’origine elle-même » (824). Resterait
à articuler cette corruption de l’origine avec l’idée de réactualisation qui
domine par ailleurs dans les « Thèses » et qui traite surtout des actions
et des créations humaines.
Dans un long article sur « Le Présent et l’Histoire », annoncé comme
92 « la première partie d’un essai consacré à la philosophie critique de l’his-
toire de Walter Benjamin », Claude Imbert parcourt la plupart des textes-
clés du philosophe. C’est sans doute, avec celle de Mosès, la lecture la
plus neuve du recueil ; on peut penser que les développements ultérieurs
préciseront le sens de cette interprétation parfois esquissée et d’autant
plus prometteuse. C’est à partir du « Programme de la philosophie qui
vient », texte de jeunesse, que Claude Imbert tente de dégager la visée
de Benjamin, à la fois proche de Kant et opposée à sa doctrine du juge-
ment qui aurait « déjeté » l’histoire « dans la métaphysique du progrès »
(747) ; l’expérience historique semble donc résulter ici d’un échec de la
pensée des Lumières qui situe la réflexion uniquement dans le sujet et
non dans les configurations objectives de l’art et de l’histoire. Pour Claude
Imbert, le présent est le pivot de la « révolution copernicienne » que Benjamin
accomplit dans l’histoire : « le présent s’arrête pour héberger l’ombre
portée d’une expérience passée. Cet instant proprement scénique est l’image
dialectique » (792). Dans la mesure où « l’image est le truchement néces-
saire de ce rapport dialectique du présent au passé » (792), Claude Imbert
accorde la plus grande importance aux œuvres considérées par Benjamin
et suit le chemin de ses lectures. Parmi les accentuations, on peut remar-
quer la distinction particulièrement nette entre l’expressionnisme allemand
et l’allégorie benjaminienne, puis l’idée d’un abandon de l’allégorie chez
le dernier Benjamin, au profit de l’expérience moderne du choc, plutôt
occultée par la figure traditionnelle qu’est encore l’allégorie. « Matérialiste »
sans prétendre à être « révolutionnaire », la conception de l’histoire dégagée
par Claude Imbert souligne le double aspect du temps de l’historien critique :
« Une mémoire, et un avertissement, toujours recommencés » (792).
La contribution de Klaus Garber, enfin, rappelle les grandes étapes
de la « réception » de l’œuvre benjaminienne en Allemagne. Très hostile
à l’école adornienne (la passion de l’auteur le conduit à oublier le premier
livre sur Benjamin, dû à l’éditeur des œuvres, Rolf Tiedemann), l’article
fait découvrir au lecteur français l’existence d’une vaste littérature critique
qu’il ne saurait ignorer sous peine de répéter des phases passées de la
« réception ».

*
93

En 1966, Pierre Missac pouvait écrire : « En France, tout est à faire. Un


premier volume de traductions a suscité si peu d’intérêt que l’idée d’en
publier un autre a été abandonnée […]. Combien de personnes connais-
sent-elles même le nom de Benjamin 1 ? » La situation a bien changé. Au
moment où l’écriture imagée et la pensée « éclatée » du dernier Benjamin
semblent justifier les développements récents du déconstructivisme
parisien, la publication des écrits de jeunesse ne peut avoir qu’un effet
salutaire en rappelant la rigueur et l’exigence de cette pensée. C’est préci-
sément de la critique que traitent ces écrits, et notamment de la critique
esthétique 2.
Au nom d’un jugement très sévère sur le déclin de la critique litté-
raire, Benjamin remonte aux fondements philosophiques particulièrement
bien dégagés par les romantiques d’Iéna. Sans l’effacer totalement, ce
projet se superpose à l’idée initiale de travailler sur « Kant et l’histoire »
(lettre du 22. X. 1917). Benjamin aurait par ailleurs voulu montrer davan-
tage que l’esthétique kantienne est une présupposition essentielle de la
critique esthétique romantique (30. III. 1918). On voit qu’il s’agit de partir

1. Critique, n° 231-232, 1966, p. 693.


2. Voir aussi RAINER ROCHLITZ, « De la philosophie comme critique littéraire », Revue d’esthétique,
« Walter Benjamin », n° 1, 1981, p. 41-59.
de Kant pour parvenir à la problématique spécifiquement moderne de
l’horizon historique faisant irruption dans la philosophie transcendan-
tale. Benjamin veut mettre en lumière le « rapport entre une vérité et
l’histoire ».
Comme Kant, le néo-kantisme a suscité toute une série de tentatives
pour éviter le subjectivisme de la philosophie de la conscience. Comme
Cassirer, comme Wittgenstein, comme Heidegger, Benjamin est à la
recherche d’un tournant linguistique. L’essai « Sur le langage » précède
de quelques années la thèse sur le romantisme. Pour Benjamin, ce qui
compte dans la pensée de Schlegel, c’est qu’il a cherché la clé de la philo-
sophie dans les objectivations intersubjectives, et non dans l’intériorité
d’un sujet, d’une conscience, d’un Moi : « Au sens où l’entend le premier
94 romantisme, le centre de la réflexion est l’art, non le Moi 1 ».
En ce qui concerne la forme de la pensée de Schlegel, Benjamin observe
quelle ne se construit pas systématiquement mais ne fait pas non plus appel
à des « intuitions intellectuelles » : « Il cherche bien plutôt, pour le dire d’une
formule, une intuition non intuitive du système, et il la trouve dans le langage.
La terminologie est la sphère où, par-delà le discursif et l’intuitif, se meut
sa pensée. […] La pensée de Schlegel est une pensée absolument concep-
tuelle, c’est-à-dire langagière » (83-84). On voit immédiatement que cette
pensée du langage reste prisonnière d’une philosophie de la conscience :
« La réflexion est l’acte intentionnel de la saisie absolue du système, et la
forme d’expression adéquate de cet acte est le concept » (84).
Pour Schlegel, l’art est un médium de la réflexion ; mais ce concept
de médium – Benjamin le souligne – ne se trouve pas chez Schlegel (70),
bien qu’il exprime parfaitement sa pensée. Significativement, une autre
pensée qui s’inspire de l’idéalisme objectif pour s’orienter vers une philo-
sophie du langage, recourt elle aussi à ce même concept de médium, cette
fois pour désigner la fonction de l’esprit chez Hegel. « L’esprit, lit-on
dans « Travail et interaction » de Habermas (1967), n’est pas le fonde-
ment qui est au principe de la subjectivité du soi dans la conscience de
soi, il est le milieu (Medium) au sein duquel un moi communique avec

1. Le Concept de critique esthétique, op. cit., p. 73.


un autre moi et à partir duquel seulement, en tant que médiation absolue,
l’un et l’autre se constituent réciproquement comme sujets 1. »
Chez Schlegel, c’est le rapport entre réflexion critique et médium artis-
tique qui devient la clé de la philosophie ; mais bien avant Hegel, dont il
prépare la pensée, il substituera au concept d’art l’idée de l’intersubjec-
tivité, sous le nom de « l’humanité » comme médium (80-81). C’est là
cependant une période de sa pensée qui n’a plus la rigueur de son esthé-
tique de jeunesse. La valeur de cette dernière théorie est, aux yeux de
Benjamin, d’avoir assuré, dans le domaine de l’art, « du côté de l’objet
ou de la configuration », « cette autonomie que Kant avait conféré dans
sa Critique à la faculté de juger. Le principe cardinal, depuis le roman-
tisme, de toute activité critique – le jugement des œuvres selon des critères
immanents a été acquis sur la base de théories romantiques » (115). Malgré 95

cette opposition sur le plan théorique, le concept romantique de critique


s’inspire précisément de son emploi kantien ; loin de se limiter à la polé-
mique ou à l’appréciation, il est essentiellement positif, créateur (88).
Il en va tout autrement pour la théorie de la connaissance. L’idée d’un
simple déploiement de la réflexion inhérente à l’objet – au lieu d’une
réflexion, d’un jugement sur l’objet – s’oppose précisément à l’idée d’une
chose en soi ou d’un non-moi radical, d’une nature étrangère à la repré-
sentation que nous en avons. Pour les romantiques, l’objet est lui-même
pensant, y compris la nature. Si cette conception peut être féconde pour
la connaissance des œuvres d’art en tant que centre de réflexion, créa-
tions réfléchies, elle est plus que problématique pour la nature. Néanmoins,
il faut voir ici l’une des sources de la théorie benjaminienne de l’aura.
Dès ce livre de 1919, on trouve en effet une citation qui réapparaîtra dans
les derniers écrits sur Baudelaire : « La perceptibilité, avait écrit Novalis,
/est/ une attention » – attention à « soi-même », précise Benjamin, et atten-
tion à « celui qui perçoit » (93). C’est là l’idée qui reviendra dans les dernières
définitions de l’aura comme regard rendu par l’objet 2, selon le principe

1. JÜRGEN HABERMAS, La Technique et la Science comme idéologie, trad. Jean-René Ladmiral,


Paris, Gallimard, 1973 ; Paris, Denoël, « Médiations », 1984, p. 168-169. [Existe désormais, dans
la même traduction, en collection « Tel » (Paris, Gallimard, 1990). (N.D.É.)]
2. Cf. WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 200.
[Cf. supra, références actualisées, p. 30, n. 1. (N.D.É.)]
des correspondances baudelairiennes : il existe entre l’homme et les choses
une intersubjectivité qui disparaît, en revanche, dans la société, dans les
rapports entre les hommes 1.
Néanmoins, Benjamin ne privilégie pas, ici, un tel rapport mystique
à la nature : « l’art est une détermination du médium-de-la-réflexion, et
la plus profonde, vraisemblablement, qu’il ait reçue » (103). Si la critique
est connaissance dans le médium-de-la-réflexion qu’est l’art (107), et
au fond « auto-connaissance » de l’art, on conçoit la difficulté que soulève
une telle approche : la critique immanente ne tolère au fond aucune plu-
ralité des interprétations ou alors doit admettre la validité de toutes les
interprétations prétendument immanentes. C’est pourquoi une théorie de
l’argumentation esthétique conserve ses droits en face d’une telle méthode.
96 Car si la critique refuse de recourir à d’autres critères que ceux qui sont
inhérents à l’œuvre, et si l’œuvre, par conséquent devient pour la première
fois une catégorie esthétique de premier ordre et « se juge elle-même »,
la critique est néanmoins une construction indépendante, et « l’immanence »
des critères reste chaque fois à démontrer dans une confrontation entre
différentes approches. Ainsi la lecture benjaminienne de Kafka ou de
Baudelaire lui est-elle propre ; elle s’inscrit dans une interrogation sur
l’histoire présente qui ne se comprend qu’à partir de la pensée benjami-
nienne et ne peut que stimuler ou limiter une lecture actuelle de ces auteurs.
Il faut admettre, cependant, que – si les interprétations évoluent – les juge-
ments critiques des premiers romantiques (126-127) tout comme ceux de
Benjamin lui-même ont remarquablement bien résisté au temps. On peut
en conclure que jugement d’importance et interprétation sont deux choses
différentes et que l’application d’une critique immanente présuppose un
haut degré de réflexion de l’œuvre elle-même, tel qu’il est propre aux
œuvres les plus réussies (124); sinon il faudrait se résigner à parler d’« intui-
tion » ou de « sens esthétique », ce qui ne fait que déplacer le problème.

1. À côté de la théorie de l’aura, on trouve également déjà des éléments de celle de la traduction
qui sera développée peu après, en 1921, dans « La Tâche du traducteur », introduction à une série
de traductions de Baudelaire. Si toute œuvre est inachevée au regard de sa propre Idée absolue, la
critique et la traduction sont deux façons de l’achever ou de la rapprocher de l’idéal (113). On
voit ici que l’une des sources du messianisme benjaminien est la pensée romantique. D’ailleurs,
il oppose déjà explicitement ce messianisme à l’idée de progrès, comme il le fera encore, en
1940, dans ses thèses sur l’histoire.
La forme qui, aux yeux des romantiques, représentait à leur plus haut
degré les puissances de la réflexion, c’est le roman. Libre de toute contrainte
extérieure, il n’est limité que par l’autoréflexion et devient par là le genre
qui incarne le mieux le « romantisme » ou la modernité : « Le roman est
la plus haute de toutes les formes symboliques, la poésie romantique est
l’Idée de la poésie elle-même » (149).
Malgré son essai sur « Les Affinités électives de Goethe » et sa traduc-
tion de Proust, le roman n’est pas pour Benjamin la forme-clé qu’elle
avait été pour Friedrich Schlegel, puis pour le jeune Lukács ; d’ailleurs
Benjamin n’ajoute rien ici aux réflexions de ses prédécesseurs. Le roman
est trop lié à l’individualisme et à la solitude pour intéresser Benjamin
dans sa quête d’une doctrine d’essence collective et traditionnelle; le lyrisme
et la narration préromanesque s’accordent mieux à un tel esprit. Il n’en 97

est pas de même pour une autre idée, étroitement liée à celle du roman
dans la théorie romantique et qui sera développée dans « La Tâche du
traducteur »; il s’agit de la prose comme Idée de la poésie. « C’est sur cette
base, écrit Benjamin à propos de la prose, que reposent aussi bien la philo-
sophie romantique de l’art dans son ensemble que, en particulier, son concept
de critique » (150). Car la prose comprend toutes les formes poétiques,
tous les rythmes ; comme la critique, elle les achève et les réfléchit dans
une unité supérieure. Aux yeux de Benjamin, ce n’est pas Schlegel, ni
Novalis, qui en ont saisi le caractère, mais Hölderlin, le théoricien et le
poète de la littérature moderne ; Hölderlin dont les traductions inspirent
« La Tâche du traducteur » et dont les réflexions sur la césure sont au centre
de l’essai sur « Les Affinités électives de Goethe ». Comme lui, Benjamin
considère que le principe du moderne, incarné par la prose, est la sobriété,
« idée pour l’essentiel absolument neuve et encore agissante aujourd’hui
à perte de vue ; la plus grande époque, peut-être de la philosophie occi-
dentale de l’art en porte la marque » (154). La sobriété de la prose est le
contraire de l’extase, c’est l’essence même de la réflexion lucide ; la poésie
moderne est donc œuvre d’intelligence et de calcul, non d’enthousiasme.
L’ironie participe de cette lucidité a laquelle ne résiste que le noyau indes-
tructible de l’œuvre qui ne repose pas sur l’extase. En dernière instance,
une telle esthétique est amenée à rompre avec l’idée même de belle appa-
rence, de beauté en général qui est incompatible avec la « sobriété » moderne.
La sobriété est cette « absence d’expression » qui désigne, dans l’essai
sur « Les Affinités électives de Goethe », la limite imposée à l’apparence
dans les œuvres d’art. Le Concept de critique esthétique va plus loin, à
cet égard, que les essais sur Goethe et sur Baudelaire qui rendront au beau
et à l’apparence leur droit, celui d’être l’étincelle de l’espoir, promesse
de bonheur. Dans le livre sur le romantisme, Benjamin souligne à quel
point l’esthétique de la sobriété anticipe les recherches de Flaubert et de
la poésie moderne ; qu’elle n’est pas « romantique » au sens courant du
terme.
En confrontant, dans une postface qui fait apparaître le projet extra-
universitaire de l’ouvrage, la théorie esthétique du premier romantisme
avec celle de Goethe, Benjamin laisse entrevoir le programme de travail
98 qu’il mettra en œuvre dans ses études sur Goethe, sur le drame baroque,
sur Kafka, sur Baudelaire… « La question du rapport entre les théories
esthétiques de Goethe et des romantiques se confond avec celle du rapport
entre pur contenu et pure forme (c’est-à-dire forme rigoureuse). […] L’Idée
de l’art est l’Idée de sa forme, comme l’Idéal de l’art est l’Idéal de son
contenu » (174). « Seule une pensée systématique » (175), poursuit Benjamin,
peut résoudre le problème de cette opposition. Par le terme d’Idéal ou
« pur contenu » de l’art, Benjamin désigne des archétypes ou des « phéno-
mènes originaires », tels que les Grecs avaient tenté de les définir par le
nombre limité des Muses, tels que Goethe les avait cherchés dans la nature.
Dans l’introduction de son livre sur le drame baroque, ces archétypes
réapparaîtront – d’où un certain risque de confusion – sous le nom plato-
nicien des Idées ; il s’agit de configurations qui ne cessent de se réin-
carner au cours de l’histoire : « Chaque fois que l’origine se manifeste,
on voit se définir la figure dans laquelle une idée ne cesse de se confronter
au monde historique, jusqu’à ce qu’elle se trouve achevée dans la tota-
lité de son histoire 1. » Le Trauerspiel, le drame baroque, est l’une de ces
Idées ; elles sont en nombre fini.
En comparaison de ces Idées où prend forme « l’Idéal » goethéen de
l’art, les œuvres sont évidemment contingentes : « Cet Idéal, en effet,

1. Cf. WALTER BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion,
1985, p. 44. [Cf. supra, références actualisées, p. 77, n. 1. (N.D.É.)]
n’est pas le produit d’une création mais […] une Idée au sens platoni-
cien » (169-170). L’œuvre d’art singulière n’est pour Goethe qu’un « torse »,
« un effort isolé pour présenter l’archétype » (170). Le critiquer est par
conséquent impossible et inutile. Pour les romantiques, au contraire, les
œuvres sont des « fragments » au sens plein, c’est-à-dire les objets d’une
réflexion infinie ; la critique les achève en leur frayant un chemin vers
l’Idée qui leur est inhérente. Hors d’atteinte pour Goethe, les Idées ne
sont pas inaccessibles pour les romantiques ; elles sont le milieu même
dans lequel évolue la pensée du critique – conception qui heurte le fond
théologique de la pensée benjaminienne.
Cette opposition entre Goethe et le romantisme d’Iéna, Benjamin veut
la conduire à son terme. S’il dénonce chez le premier la confusion entre
l’Idéal et la nature, il rejette l’illusion romantique d’une conscience toute- 99

puissante. De cette double critique résultera l’Idée de l’Origine du drame


baroque allemand – Idée historique, d’essence langagière, pensée en termes
théologiques et non naturalistes, échappant à la connaissance. L’essai sur
« Les Affinités électives de Goethe » met en œuvre cette nouvelle concep-
tion de la critique qui porte à la fois sur la forme et sur le contenu. Dans
la vision de Goethe, Benjamin dégage avec une extrême rigueur les impli-
cations éthiques et religieuses, les idées de nature, de droit, d’amour, de
beau, d’apparence. Dans le livre sur la critique esthétique, Benjamin ne
rejette nullement l’idée de système qui sera critiquée dans l’Origine du
drame baroque allemand. C’est une « pensée systématique » (175) qui
devra résoudre le problème fondamental de la philosophie de l’art, et si
Schlegel, l’aphoriste auquel on assimile trop facilement Benjamin, n’a
pas créé de système, c’est, « d’une part, qu’il n’avait pas suffisamment
de force logique pour (l’)extraire d’une pensée alors riche et fougueuse,
et, d’autre part, qu’il n’avait pas le sens de la valeur systématique de l’éthique.
L’intérêt esthétique submergeait tout » (79), comme plus tard chez Nietzsche
et dans la pensée « postmoderne ». Il est clair, cependant, que par « système »,
Benjamin entend déjà la « doctrine » qui ne se confond pas avec les systèmes
rationalistes auxquels il l’opposera par la suite.
Pour les romantiques, l’Idée de l’art est le critère suprême au nom
duquel la critique procède à la dissolution de l’œuvre. Dans l’Origine du
drame baroque allemand, Benjamin formule sa propre conception de la
critique : « Mortification des œuvres : il ne s’agit donc pas de l’éveil de
la conscience dans les œuvres vivantes – au sens romantique – [et Benjamin
renvoie ici à son livre sur la critique esthétique], mais de l’instauration
du savoir dans ces œuvres, qui sont mortes » (195). Le vieillissement des
contenus anecdotiques et historiques fait ressortir ce que Benjamin appelle
le contenu de vérité des œuvres, la « flamme vivante » qui survit dans
les œuvres quand le temps a consumé leur actualité primitive 1. La critique
romantique qui « achève » l’œuvre inachevée se distinguerait donc de la
critique benjaminienne par une actualisation et une intensification iden-
tificatrice, tandis que Benjamin met l’œuvre à l’épreuve du feu et ne laisse
subsister que le noyau irréductible de vérité, négligeant peut-être ce qui
dans l’art ne se réduit pas à la vérité.
100

Le tome V des Œuvres complètes de Benjamin, le Livre des passages,


avait considérablement enrichi l’image que nous avions de Benjamin ; il
permettait de mieux comprendre l’ensemble de ses écrits, depuis l’essai
sur « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » jusqu’aux
« Thèses sur [la philosophie de] l’histoire ». De larges parties du tome
VI, en revanche, ont déjà été publiées, notamment une grande partie des
écrits autobiographiques : le Journal de Moscou, les entretiens avec Brecht,
la Chronique berlinoise publiée par Scholem sont ici complétés par d’autres
écrits que Benjamin ne destinait pas à la publication. Parmi les inédits,
un peu plus de deux cents pages de fragments dont on ne connaissait
jusqu’à présent que les citations qu’en donnaient quelques privilégiés qui
avaient eu accès aux manuscrits. Véritable laboratoire des écrits de Benjamin,
ces fragments souvent d’une grande densité – l’auteur ne cherchant pas
à se faire comprendre – permettent de mieux saisir le sens de certaines
formules restées énigmatiques, de suivre l’élaboration de certaines phases
de sa pensée, mais créent aussi de nouveaux problèmes, notamment en

1. Voir l’essai sur « Les Affinités électives de Goethe », in Essais, I, trad. Maurice de Gandillac,
Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 26. [Cf. la correspondance des éditions in « Notice bibliogra-
phique », p. 195-210. (N.D.É.)]
ce qui concerne la philosophie du langage. Elle n’est sans doute compré-
hensible que si l’on fait de la fonction poétique du langage son fonde-
ment même. « Le nom, écrit Benjamin, est l’analogon de la connaissance
de l’objet, dans l’objet même » (VI, 14). Pour la plupart des objets, le
langage ne connaît que des mots, « dans lesquels les noms sont cachés.
C’est par le nom que les mots visent l’objet ; par le nom ils en partici-
pent. En eux le nom n’est pas pur mais lié à un signe » (VI, 14). Une telle
conception du langage ne peut être qu’« auratique », religieuse ou poétique;
c’est dans la magie ou dans le poème seulement que le rapport entre le
mot et la chose peut être soustrait à l’arbitraire du signe et à la commu-
nication. C’est dans cette perspective que Benjamin oppose la significa-
tion (magique ou originelle) à la désignation (conventionnelle) (15) ; c’est
en raison de cette conception que Scholem voyait en Benjamin un philo- 101

sophe du langage dans la tradition de Hamann et de Humboldt 1.


Benjamin tente de préserver l’autorité originelle, « l’authenticité » du
langage, contre les aléas de l’intersubjectivité et de l’usage : il s’oppose
à la « verbalisation du sacré »; seule la magie doit être éliminée du langage.
Si Wittgenstein érige en autorité suprême une forme déterminée de langage
(celui des sciences de la nature) ou des jeux de langage consacrés par
l’usage, Benjamin remonte à l’origine sacrée ou magique ; jusque dans
sa théorie du pouvoir mimétique, il cherche à rattacher le langage originel
à une lecture primitive dans le livre du monde, tout langage étant ainsi
en un sens onomatopoétique. Seule la poésie – sacrée ou profane – peut
satisfaire à cette exigence. Tout autre emploi du langage met l’élément
créateur à l’épreuve des réalités et de la communication. Cette mise à
l’épreuve, Kant l’avait soumise à une épuration qui ne laissait subsister
que l’expérience scientifique – ordonnance logique du sensible –, la loi
morale, puis la concession des idées régulatrices pour la contemplation
de l’art et de la nature. À cette réduction de l’expérience à la connaissance,
Benjamin oppose avec Hamann et Humboldt une expérience plus riche,
constituée par la faculté du langage à créer du réel et à assimiler l’expérience

1. Cf. WALTER BENJAMIN, Correspondance, II, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne,
1979, p. 46.
historique dans une remémoration actualisante. Ce faisant, Benjamin reven-
dique pour l’expérience libérée du logocentrisme scientiste un caractère
théologique : selon lui, la pauvreté de l’expérience des Lumières n’est
pas due au privilège de la raison instrumentale, mais à son caractère athée
(VI, 37). Il est sans doute possible de sauvegarder la critique du concept
kantien d’expérience, sans adhérer à ce retour à la théologie.
La théorie benjaminienne de la vérité peut illustrer à la fois l’impul-
sion critique à l’égard de l’ancienne théorie de la connaissance et sa limi-
tation à l’esthétique. Dans l’Origine du drame baroque allemand, Benjamin
oppose radicalement connaissance et vérité. La vérité ne peut être acquise
de manière intemporelle par un sujet de la connaissance ; elle est d’ordre
ontologique et comporte une dimension temporelle. Un fragment de 1920-
102 1921 apporte une précision : « La vérité réside dans “l’à-présent de la
connaissance possible”. » Et ce concept, dont on connaît l’importance
dans les derniers écrits de Benjamin, « est le temps logique qu’il s’agit
de fonder au lieu de la validité intemporelle » (VI, 46). Benjamin souligne
par là le caractère énergétique, temporel et intersubjectif de la vérité, sans
remettre en question sa validité universelle. Si la vérité réside dans l’à-
présent de la connaissance possible, c’est qu’elle a un effet, un pouvoir
propre (Austin parlera d’une force illocutoire) : elle peut intervenir dans
des processus individuels ou collectifs et en changer les orientations. Dans
les « Thèses sur [la philosophie de] l’histoire », l’à-présent est associé
aux moments du danger dans lesquels la vérité atteint son efficacité maxi-
male. La vérité est intersubjective, parce que son opération suppose qu’elle
apparaisse à un sujet et qu’elle puisse être défendue, non seulement par
l’évidence mais encore par des arguments. Elle en dépend à tel point qu’elle
reste toujours sujette à révision. Et la vérité est temporelle, du moins pour
autant qu’il s’agit d’enjeux concernant des sujets humains et l’histoire,
dans la mesure où elle est liée à des processus d’apprentissage, à des expé-
riences qui ont leur temps et leur lieu, sans lesquels la validité univer-
selle reste abstraite et inapplicable.
Dans ses fragments, Benjamin limite cependant cette idée en lui donnant
un caractère esthétique : « Les œuvres d’art sont le lieu des vérités. Autant
d’œuvres authentiques, autant de vérités ultimes » (47). L’idée du carac-
tère topique de la vérité risque ainsi de se réduire à un relativisme esthé-
tique, alors que la relation de l’œuvre d’art à la vérité est sans doute bien
plus complexe.
À côté de réflexions sur la morale, l’anthropologie et l’histoire, avec
une étonnante esquisse sur « Le Capitalisme comme religion » dont Freud,
Nietzsche et Marx officieraient le culte, une série importante de fragments
très divers sont consacrés à l’esthétique et à la critique. Certains apho-
rismes rappellent le tournant politique que connaît le concept benjami-
nien de critique, notamment dans Sens unique. Vers 1930, Benjamin
travaillait au projet d’un essai sur la « Tâche du critique ». On retrouve
ici la distinction entre la conception de Schlegel pour qui l’œuvre est criti-
quable, et celle de Goethe pour qui elle ne l’est pas, idée qui apparaît
encore dans une note sur le beau, dans le dernier essai sur Baudelaire.
Selon Benjamin, la critique polémique et le commentaire exégétique sont 103

des oppositions qui disparaissent dans une critique « dont le seul médium
est la vie des œuvres, leur survie » (170), notamment la survie de celles
qui ont été oubliées ou écartées et dont il s’agit de « sauver » le poten-
tiel sémantique et critique. La vie des œuvres se manifeste dans la critique
et dans les traductions (pour les œuvres littéraires). L’idée la plus déci-
sive qui manque encore dans le livre sur Le Concept de critique esthé-
tique, est sans doute celle de la stratégie du critique, plus importante que
son « opinion ». Le critique – Benjamin pense ici à Karl Kraus à qui il
consacre alors un essai – doit faire savoir ce qu’il défend ; son opinion,
en revanche, devra se fondre à sa compréhension de l’œuvre. « Dans le
cas idéal, écrit Benjamin, il oublie de juger » (172). La critique – c’est
encore un rappel de la théorie romantique – « est inhérente à l’œuvre :
l’art n’est qu’un stade transitoire des grandes œuvres. Elles ont été autre
chose (dans leur genèse), et elles seront à nouveau autre chose (dans la
critique) » (172). L’art, selon Benjamin, n’est pas un domaine à part.
En 1920 comme en 1930, Benjamin pense qu’il n’y a plus réellement
de critique esthétique : il y a des sectaires et des chevaliers d’industrie (163).
Les universitaires disposent d’un savoir précis qui ne leur permet pas de
réagir à l’art de leur temps ou à celui du passé qu’il s’agit de sauver aujour-
d’hui ; les sectaires sont les appendices des modes sans être capables de
connaissance. S’il est trop facile de vouloir porter un jugement aussi global
sur la situation actuelle, il n’est pas exagéré de dire que la critique, dont
les fondements philosophiques sont des plus hétéroclites et des plus incer-
tains, a tout intérêt à tenir compte de ce rappel des origines de la critique
moderne.
Critique, n° 480, mai 1987, p. 363-371

6. BENJAMIN ÉCRIVAIN : LA FIDÉLITÉ DE PIERRE MISSAC 1 105

PIERRE MISSAC, Passage de Walter Benjamin, Paris, Le Seuil,


1987, 219 p.
WALTER BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits, trad.
Philippe Jacottet, préface de Philippe Ivernel, Paris, Le Seuil, 1987,
178 p.

Après une période de relative obscurité, puis de célébrité croissante chez


les connaisseurs, Walter Benjamin est devenu bien malgré lui une figure
de référence. La publication du Livre des passages promet d’être l’apogée
d’une gloire méritée, mais qui n’est peut-être pas celle qu’il aurait souhaitée.
Dans le culte dont il est l’objet, se mêlent le scepticisme de bon ton à l’égard
de la modernité, la nostalgie d’un passé en vérité peu enviable, la révolte,
le goût littéraire et le désir de connaître.
Les écrits littéraires de Benjamin semblent enfin donner raison à ceux
qui ont toujours prétendu qu’il était d’abord écrivain.

1. [« C’est avec émotion que je profite de l’occasion que m’offre la publication du texte de Rainer
Rochlitz pour évoquer le souvenir de Pierre Missac (de son nom d’origine Pierre Bonnasse), préma-
turément enlevé à l’affection des siens alors qu’il poursuivait ses recherches assidues sur l’œuvre
de Walter Benjamin. Depuis de longues années collaborateur de Critique, il apportait à notre revue
un concours aussi fidèle que talentueux. » (Jean Piel)]
Du bon usage de Walter Benjamin

Le livre de Pierre Missac témoigne de son embarras. Lui dont la fidélité


à l’égard de l’ami ne s’est jamais démentie, se voit obligé de le protéger
contre ses amateurs, de l’entourer de mille précautions, de désillusionner
tous ceux qui le croient d’un accès facile. Non qu’il ne faille pas aimer
Benjamin ; il s’agit d’empêcher que l’on s’en réclame pour de mauvaises
raisons.
Et pourtant – c’est là le paradoxe – lui aussi privilégie l’écrivain et
non le penseur, dénonçant même les résidus d’esprit systématique jusque
dans la dispositio dialectique des essais littéraires 1. Comparer sa pensée
à d’autres « systèmes », c’est le ramener « à ce qui était déjà connu » (25 2).
106 La démarche que propose Pierre Missac est la suivante : « Ainsi devront
agir à l’égard de Benjamin le lecteur et l’exégète, arracher au cours des
textes quelques moments fugaces en se reconnaissant en eux, impliqués
par eux. C’est au moment où Benjamin vous dépasse qu’il faut fixer dans
le miroitement ou happer au vol, au passage, l’idée, l’image ou la phrase,
refermer les doigts sur les grains du rosaire laïc, qui prendra sous eux une
forme nouvelle » (19). On n’accède qu’indirectement à Benjamin : on ne
regarde pas le soleil en face.
Et pourtant le rapport de Pierre Missac à Benjamin est loin d’être hagio-
graphique. C’est une relation de longue fréquentation, où l’on admire les
qualités sans cacher son agacement sur les défauts invétérés. Ce qui surprend
d’abord, c’est l’absence de souvenirs auxquels on se serait attendu – après
tout, Pierre Missac était l’une des dernières personnes vivantes à avoir
connu Benjamin ; pour deviner la nature de leur relation, il faut lire la
note (129-130) à propos d’un écrit de Missac retrouvé parmi les papiers
de Benjamin. Manifestement, Pierre Missac a évité de toutes ses forces

1. Pierre Missac ne cite pas HANNAH ARENDT qui, comme lui, oppose aux lectures politiques
et théoriques le don qu’avait Benjamin de « penser poétiquement » (Vie politiques, trad. collectif,
Paris, Gallimard, 1974, p. 305 [Paris, Gallimard, « Tel », 1986. (N.D.É.)]). Pour une approche
rigoureusement philosophique, cf. ROLF TIEDEMANN, Études sur la philosophie de Walter Benjamin,
trad. Rainer Rochlitz, Arles, Actes Sud, 1987. Rolf Tiedemann a par ailleurs rendu hommage à
Pierre Missac, « Ein Mittler Benjamins », Frankfurter Rundschau, n° 254, 1er novembre 1986, p. 7.
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages de l’ouvrage présenté.
d’écrire un livre personnel, « l’histoire d’une amitié », mais surtout de
tomber dans les défauts du livre de Max Brod sur Kafka, dénoncés par
Benjamin (voir 10, 24).
Fruit d’une longue fidélité intellectuelle à celui que tous ses amis ont
regretté de n’avoir pu sauver, c’est une réflexion sans cesse relancée par
les textes dans lesquels il survit. L’amitié intellectuelle et le commentaire
qui s’y substitue sont en quelque sorte la religion profane de Pierre Missac.
À propos des « choses fines et spirituelles » – que Benjamin voyait
survivre comme foi, courage, ruse et persévérance dans un monde de luttes
sans merci –, Pierre Missac écrit : « avec les glissements nécessaires subsis-
tera la trace de ce qui les fondait et que l’on nomme sacré ou Aura. […]
Sans elle, sans quelque mystère, laïc, disait Cocteau, […] le profane à
tout prix devient profanation de quelque dieu absent » (195). 107

Le mystère que déchiffrait Pierre Missac, c’était l’œuvre de Benjamin,


en particulier ces deux textes littéraires que sont Sens unique et Enfance
berlinoise, selon lui « l’œuvre la plus accomplie de Benjamin, celle où,
en deçà de toutes les élaborations et métamorphoses, le caractère personnel
est le plus affirmé et le plus précieux » (49). Car, c’est là encore le para-
doxe, chez cet auteur qui se targuait de ne jamais dire « je », Pierre Missac
– qui lui-même dit « on » au lieu de dire « je » – privilégie ce qu’il y a
de plus personnel. Pour lui, l’impersonnalité du philosophe était un masque
mallarméen qui cachait le vrai Benjamin : l’écrivain qui s’exprime en se
dissimulant (171-172).
Le sacré de Pierre Missac, c’est la littérature au sens où l’entendait
Mallarmé : « Exégète, tiens-t-en à la littérature », écrit-il à propos de
Benjamin ; il désigne d’ailleurs la rhétorique comme la discipline qui doit
aujourd’hui se cacher comme la théologie chez Benjamin (36). Au lieu
de le revendiquer pour l’une des visions du monde auxquelles il s’est
intéressé, il s’agirait de faire une « lecture essentiellement formelle » de
ses textes 1 (41).

1. C’est ainsi que Pierre Missac a analysé les « Thèses sur la philosophie de l’histoire » d’un point
de vue purement formel. Cf. PIERRE MISSAC, « Ce sont des thèses. Sont-ce des thèses ? », Revue
d’esthétique, « Adorno », 1985, n° 8, p. 199-209 (texte d’abord paru en allemand, en 1975).
« Cette modestie peut fort bien constituer l’attitude la plus concrète,
si le souci d’aller plus loin débouche sur le sectarisme et l’utopie » (41-42).
Lecture littéraire, c’est en même temps le moyen d’« aborder Benjamin
de façon indirecte et partielle, presque par ruse » (29), « ne pas aborder
Benjamin de front » (92) ; c’est lire des textes profanes comme des textes
sacrés : « prendre une distance respectueuse par rapport à celui que l’on
entend étudier » (24).

Structures et architectures

Cette lecture formelle, l’auteur l’applique par avance à son propre livre
qui avance de manière réflexive, méditant sur le titre à donner (« le titre
108 pris au mot »), puis sur la manière d’« Écrire sur Benjamin ». Ces précau-
tions nous conduisent insensiblement au cœur du livre qui ne changera
guère de ton, mais dont l’attitude évolue pour se durcir à l’égard de Benjamin.
Il nous présente sa physionomie en collectionneur, en lecteur, en écri-
vain, en joueur. C’est alors seulement qu’il aborde, non pas le système –
selon lui introuvable – mais les « lignes de force » de la pensée benja-
minienne : le temps, la dialectique, l’architecture de verre.
S’accommoder du temps, être patient, laisser venir les choses à soi –
mais aussi l’impatience, « le geste de Josué » (92 sq.), la volonté anar-
chiste d’arrêter le cours du temps, telles sont les deux attitudes contra-
dictoires et complémentaires de Benjamin à l’égard du temps. Il en est
de même pour la dialectique revendiquée, puis abandonnée pour des expo-
sitions linéaires ; pour la transparence du verre, qui cède le pas à des tech-
niques de dissimulation. Ce sur quoi Pierre Missac met l’accent dans ces
analyses thématiques, c’est « l’équivocité », c’est-à-dire l’impossibilité
de dégager une doctrine claire et univoque chez Benjamin – et donc la
nécessité de s’en tenir à la forme littéraire.
C’est ici que Pierre Missac abandonne l’attitude respectueuse pour
une sévérité parfois aiguë (176), qui juge une opinion sans la rapporter à
un système de pensée virtuel. Il reste que, si les hésitations de Benjamin
sont incontestables et si certaines images peuvent être diversement inter-
prétées, l’ambition théorique chez Benjamin est pourtant indéniable et
doit être davantage prise au sérieux que ne le fait Missac. D’ailleurs,
Benjamin a lui-même expliqué pourquoi il a abandonné le projet initial
de son livre sur les passages parisiens, celui d’une « féerie dialectique » :
il ne permettait « immédiatement aucune sorte de mise en forme, sauf un
illicite traitement « poétique 1 », incompatible avec une démonstration
philosophique. Pierre Missac le sait et le cite (148), et pourtant il va jusqu’à
désigner de « métaphores surréalistes » (118) les concepts d’« image dialec-
tique » et de « dialectique au repos ».
La lecture de Pierre Missac obéit à sa propre logique, qui consiste à
opposer l’écrivain au philosophe. Ce qu’il dénonce tout particulièrement
chez Benjamin, c’est la passion de la « dialectique », où il ne voit qu’un
malheureux désir de satisfaire aux exigences de ses amis marxistes : « en
transposant dans la durée réelle le choc provoqué grâce à l’écriture par
l’historien matérialiste et en faisant ainsi de ce dernier un agent efficace 109

de l’action politique, Benjamin cède une fois encore aux démons de l’oc-
cultisme et de la magie qui venaient parfois le relancer. Aussi bien, dans
ce comportement de caractère archaïque, la dialectique classique a une
part de responsabilité » (128). Le chapitre sur la « disposition » dialec-
tique de certains textes de Benjamin va dans le même sens. Riche en obser-
vations sur la technique de composition des grands essais, le texte tente
surtout de montrer le caractère artificiel de la triade que présentent à la
fois l’essai sur Goethe et le premier texte sur Baudelaire : « Tout se passe
plus ou moins comme si Benjamin n’invoquait le principe de la compo-
sition dialectique que, pour ainsi dire, in abstracto, en se référant à des
projets qui ne sont pas encore rédigés, et qui ne le seront jamais, en l’uti-
lisant en somme comme une sorte d’alibi » (141-142).
Pierre Missac touche ici un problème réel, celui de l’emploi peu
rigoureux du concept de dialectique chez Benjamin, mais il en tire des
conséquences radicales : il relativise une fois de plus l’enjeu philosophique
des recherches sur la disposition, pour voir dans le Livre des passages
l’utopie d’un livre à construire par le lecteur (155). Or, s’il est certain que
la pensée de Benjamin n’est pas dialectique au sens de Hegel ou de Marx,

1. WALTER BENJAMIN, Correspondance, II, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne,


1979, p. 185.
elle s’efforce par son interprétation de figures historiques privilégiées qu’il
appelle monades – de parvenir à une connaissance du présent qui permette
d’échapper à l’éternel retour du désastre, à la mécanique du pire qui semble
gouverner l’histoire. Si désespérée que soit une telle tentative, dire qu’elle
relève de l’occultisme et de la magie est peut-être aller fort en besogne.
Plus heureuse que cet effort pour mettre en contradiction la rhétorique
et l’intention philosophique est la recherche de Pierre Missac sur l’archi-
tecture par laquelle s’achève le livre. Sa passion pour les structures trouve
ici son terrain approprié. À partir des réflexions de Benjamin sur l’archi-
tecture de verre, il apporte ses propres idées sur des phénomènes récents,
observés notamment aux États-Unis. Devant l’héritier architectural des
passages, « l’atrium » des tours new-yorkaises, Pierre Missac donne libre
110 cours à son désarroi : « un vertige menace, auquel il faut échapper, sous
peine de mort » (195). Il est effrayé par le vide de l’inutilité : « la fonc-
tion essentielle de l’atrium est de ne pas en avoir » (203) ; or, « quand il
n’est plus la saillie de l’utile, que devient le “beau” ? » (194-195). Le
texte de Pierre Missac rappelle ici l’analyse du hall d’hôtel par Kracauer,
dans le Roman policier. Devant l’absurdité d’un lieu de prospérité dans
un monde de chômage et de violence, l’auteur ne voit d’autre issue pour
l’atrium que de « se replier sur lui-même en attendant des jours meilleurs »
(208). Phrase symbolique sur laquelle s’achève le dernier chapitre et qui
explique bien le refus de la « dialectique », du « système » et, d’une façon
générale, des ambitions d’une pensée visant à agir par son travail critique.
En le revendiquant pour la seule littérature, en faisant d’Enfance berli-
noise, du texte le plus proustien de Benjamin, son chef-d’œuvre, Pierre
Missac tente de le sauver de tout contexte politique, de tout « engage-
ment » illusoire, qui risquent de le compromettre et auxquels Missac avait
sans doute lui-même adhéré en publiant sa traduction des « Thèses [sur
la philosophie de l’histoire] » dans les Temps modernes, en 1947. Ce livre-
testament en hommage à une amitié qui a marqué toute une vie, reven-
dique le cœur poétique de l’œuvre, seule trace du sacré qu’il puisse encore
déceler dans un monde de vigiles et de clochards.
Benjamin nouvelliste

Les récits rassemblés sous le titre prometteur Rastelli raconte… nous réser-
vent la surprise de nous être souvent familiers. Dans « Le Mouchoir »,
nous trouvons une première formulation des réflexions sur « Le Narra-
teur » ; « La Signature » et « Le Souhait » ont été intégrés à l’essai sur
Kafka (et se trouvaient déjà dans Traces d’Ernst Bloch). « La Main heu-
reuse » illustre des idées sur le jeu qui réapparaîtront dans l’essai « Sur
quelques thèmes baudelairiens… ». Applications des théories de l’aura ou
du narrateur, récits de voyage que l’on retrouve dans les écrits autobio-
graphiques (par exemple, Espagne 1932), ces textes occasionnels du début
des années 1930 sont souvent des écrits alimentaires, mais qui portent
toujours la marque de celui qui écrivit à la même époque Enfance berlinoise. 111

Rastelli raconte… semble être une variante de l’une des paraboles les
plus célèbres de Benjamin : celle du nain théologique caché dans l’auto-
mate joueur d’échecs. Si cette machine – symbole, selon Benjamin, du
matérialisme historique – est infaillible, c’est parce qu’elle est habitée
par l’esprit de la théologie ou plutôt du messianisme, par l’étincelle d’es-
poir sans laquelle aucune entreprise humaine ne peut réussir et qui est le
partage des vaincus et des opprimés de toujours.
Or, dans l’histoire racontée par le jongleur Rastelli – qui date de 1935,
l’année de l’essai sur « L’Œuvre d’art… » Benjamin semble être parvenu
à une perspective rigoureusement athée. De même que l’essai sur « L’Œuvre
d’art… » accepte le déclin de l’aura, Rastelli décrit un jongleur dont l’art
parvient à se passer de tout secours extérieur; le ballon auquel il fait accom-
plir des mouvements époustouflants grâce à un nain caché qui en règle
les ressorts, fonctionne à vide. C’est, en effet, l’année ou Benjamin adhère
totalement au matérialisme brechtien.
Il reste que le jongleur ne sait pas que son ballon est vide. C’est en
comptant sur la présence du nain qu’il accomplit ses miracles. Il se peut
que, fort de cette expérience, il soit désormais capable de s’en passer.
Deux ou trois autres récits sont d’une intensité comparable. Dans la
plupart, raconter est un jeu de société, un passe-temps d’intellectuels émigrés
ou d’écrivains en voyage. La narration suppose l’ennui, lit-on dans « Le
Mouchoir » et dans « Le Narrateur » ; or, « l’ennui n’a plus sa place dans
notre vie », et « les histoires ne fleurissent que là où il y a travail, ordre
et subordination » (60), dans un contexte artisanal, archaïque.
Que Benjamin le veuille ou non, ses œuvres littéraires sont des para-
boles de philosophe, des contes philosophiques dans le style des Lumières.
La narration, chez lui, n’est guère une fin en soi. Il en est de même pour
ses pièces radiophoniques 1, qui sont des exercices de vulgarisation litté-
raire ou des essais sur le média radiophonique.
Si l’essai sur « Le Narrateur 2 » a été repris ici en complément des
récits, c’est aussi parce qu’il est l’aboutissement des « essais » littéraires
et le véritable apport de Benjamin. Ce qui frappe, chez ce théoricien des
avant-gardes – et c’est là peut-être une des mauvaises raisons de la mode
qui se développe autour de son nom – c’est une conception de la littéra-
112 ture aussi nostalgique du récit oral que les nouvelles classiques du XIXe
siècle qui commencent par exposer la situation dans laquelle l’histoire a
été transmise : au coin du feu, au cours d’un voyage, en rencontrant un
inconnu : « Celui qui raconte une histoire incline toutjours à rapporter
d’abord des circonstances qui lui ont permis d’apprendre ce qu’il va répéter,
quand il ne la présente pas tout simplement comme une aventure qu’il a
lui-même vécue » (157).
Le traducteur de Proust, le commentateur de Kafka (qui préfère ses
paraboles à ses trois grands livres dont il parle peu) avoue ne pas aimer
les romans. Ses propres récits sont d’un classicisme qui n’a rien de moderne;
tout au plus pourrait-on y déceler un pressentiment de Borges. Ce sont
des récits de philosophe parce qu’ils rectifient la perception erronée ; la
pointe finale nous détrompe, nous révèle brusquement le secret d’une exis-
tence ou la vérité que connaissent les sages : « La mort est la sanction de
tout ce que peut rapporter le narrateur » (160). Ses histoires renvoient à
« l’histoire de la nature ». Mais contrairement à ce qui se passe dans le
drame baroque – et dans le roman –, il n’y a pas ici d’écart entre l’image
et le sens ; la marque de la modernité est absente. C’est bien pourquoi
Benjamin souligne que « l’art de raconter est en voie de se perdre » (145).

1. WALTER BENJAMIN, Trois pièces radiophoniques, trad. Rainer Rochlitz, Paris, Christian Bourgois,
1987.
2. In Essais, II, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p.55-85. [Cf. références actualisées, p. 30, n. 1, et
la correspondance des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
Nul doute aussi que la narration est un art de « l’aura » que Benjamin
venait de « liquider » quelques mois plutôt, dans son essai sur « L’Œuvre
d’art… ». En effet, « le narrateur est un homme qui revient de très loin »
(147) ou qui raconte des histoires des temps reculés ; la narration est affaire
de tradition et de transmission. Le romancier, au contraire, le moderne,
« se tient à l’écart » (150) et ses personnages ignorent la sagesse. La moder-
nité est l’époque du roman qui s’adresse au lecteur solitaire, et de la presse
qui informe et explique au lieu de raconter ; ce que Benjamin refuse, c’est
la rationalisation de l’expérience, qui détruit le mythe sans en sauver la
substance. Dès que l’information n’est plus nouvelle, elle perd tout intérêt,
tandis qu’un récit est inépuisable. Mais ce n’est là que l’aspect destructeur
de la modernité ; Benjamin fait abstraction de la conscience universelle
qu’elle rend possible par sa démarche analytique et constructive. Ce qu’il
avait saisi dans le cinéma – une chance tout autant qu’un danger – il s’est
refusé à l’envisager pour la presse et pour la littérature d’avant-garde : la
possibilité de sauver ou de produire du sens. « Ne pas pleurer », écrit-il
dans ses notes pour l’essai sur « Le Narrateur », mais l’essai n’en tient
pas compte.
Rien de plus facile aujourd’hui que d’invoquer Benjamin – qui a réel-
lement vécu l’apocalypse à la frontière franco-espagnole pour médire de
l’Occident, de la raison, de la technique et des sciences, tout en bénéfi-
ciant de tous les avantages quotidiens que nous leur devons. Qu’on le
veuille ou non, contrairement à Heidegger, Benjamin est un héritier des
Lumières jusque dans ses contes philosophiques, un moderne jusque dans
ses doutes sur la modernité. L’essai sur le narrateur contient cet éloge du
conte de fées : « Son charme libérateur ne met pas la nature en jeu sur
un mode mythique, il la présente plutôt comme complice de l’homme
libéré » (170). Et contrairement à Heidegger qui prétend occuper un no
man’s land entre le rationnel et l’irrationnel, c’est avec la « hache de la
raison » que l’auteur du Livre des passages se propose de se frayer un
chemin à travers les broussailles mythologiques du XIXe siècle, en explo-
rant sur les traces de Freud l’impensé de l’histoire. Quelles que soient ses
contradictions et ses hésitations, l’enjeu de tous ses écrits est la critique
et la connaissance du présent.
Critique, n° 497, octobre 1988, p. 786-796

7. WALTER BENJAMIN : POÉTIQUE DE LA TRADUCTION 115

WALTER BENJAMIN, Briefe an Siegfried Kracauer (Lettres à


Siegfried Kracauer), Marbach am Neckar, Theodor W. Adorno
Archiv, 1987, 126 p.
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften. Supplement II, III
(traductions de Marcel Proust, en collaboration avec Franz Hessel),
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987, 2 t., 535 et 596 p.
BERND WITTE, Walter Benjamin. Une biographie, trad. André
Bernold, Paris, Le Cerf, 1988, 269 p.

La naissance à Berlin, la tombe introuvable à Port-Bou ; une photo de


famille idyllique et une image du pittoresque cimetière avec vue sur mer
– voilà le cadre inévitable de la première biographie de Benjamin en langue
française. Entre l’hagiographie et la démonstration de l’échec, le bon équi-
libre, fait de sympathie et de sens critique, n’est pas facile à trouver. Riche
en informations et en documents photographiques parfois inédits, avec des
caractérisations des principales œuvres, ce livre utile ne se contente pas
d’établir une continuité biographique entre des écrits à première vue hété-
rogènes. Il tente de montrer la permanence des thèmes religieux, que Benjamin
– pour des raisons qui ne sont pas ici analysées – ne cesse néanmoins de
rattacher à des modèles le plus souvent étrangers au judaïsme et qui sont
tout aussi essentiels : qu’il s’agisse de Kant ou du romantisme d’Iéna, de
Hölderlin ou de Baudelaire, du surréalisme ou du matérialisme historique.
L’ouvrage de Bernd Witte est l’étude d’un spécialiste des lettres alle-
mandes, sérieuse et appréciable de ce point de vue, plus discutable du
point de vue philosophique.
Dans les brèves analyses des textes, le rapport du biographe à l’au-
teur est souvent singulier. Il ne partage pas, c’est son droit, les vues théo-
logiques de Benjamin ; mais il adopte vis-à-vis de ces textes un ton de
froideur qui vire souvent à une supériorité presque condescendante. Telle
image (Benjamin parle du « torse » d’un symbole) « ne s’est pas encore
détachée de la terminologie idéaliste » ; telle formulation « fait paraître
116 aussi la très profonde ambiguïté de l’interprétation benjaminienne » – qui
réside dans le fait que « la conception symbolique du monde n’est niée
que pour que soit sauvée plus sûrement l’absolue prétention de l’art à la
vérité » (76 1). Il semble aller de soi, sans autre discussion, que l’art ne
prétend pas à la vérité. À propos de « L’Œuvre d’art à l’ère de sa repro-
ductibilité technique », le biographe ne doute pas davantage : « cette théorie,
pour révolutionnaire qu’elle se veuille, repose encore sur le vieil opti-
misme des Lumières selon lequel l’art serait le moyen privilégié des trans-
formations sociales » (196). À propos du dernier essai sur Baudelaire,
enfin, il note que « le fait qui seul pourrait fonder la correspondance entre
les différentes formes d’apparition du choc, le caractère marchand des
choses et des hommes, n’est plus relevé dans ce dernier texte » (237).
Witte n’hésite pas non plus à psychanalyser l’auteur des Passages : la
forme encyclopédique du livre – ici considérée comme la forme voulue
de l’œuvre et non comme un état préparatoire des matériaux – serait due
à la « peur de la mort » dont Benjamin ne se rendait pas compte en commen-
tant le projet tout aussi encyclopédique de Maxime du Camp : « Cet acte
manqué est significatif » (243). L’analyste ne partage pas non plus les
illusions historiques de Benjamin : « Le réveil du rêve collectif du XIXe siècle
que Benjamin voulait faire s’effectuer dans les Passages est finalement
le désir d’un isolé, laissé seul par le sujet collectif de l’histoire » (243).

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages des ouvrages présentés.
De telles certitudes coupent le souffle. Les thèses de Benjamin posent
bien des problèmes ; ce n’est pas de cette façon, ce n’est pas dans le cadre
d’une biographie sans discussion approfondie des enjeux théoriques, que
l’on peut remettre à sa place une pensée de cette envergure. L’absence
de tact philosophique est le principal défaut de ce livre par ailleurs bien
informé et qui a l’avantage d’être le premier de son genre en langue fran-
çaise. On y trouve par ailleurs une analyse approfondie et bienveillante
(162-183) d’Enfance berlinoise 1.

II

Indépendamment de l’attitude qu’il convient d’adopter vis-à-vis d’une


philosophie comme celle de Benjamin, dont les choix ne sont jamais gratuits, 117

le statut du théologique – du judaïsme dans sa pensée est loin d’être établi


entre ceux qui, comme Witte, ne retiennent que la prétention à l’univer-
salité de la théorie matérialiste, et ceux qui rappellent Benjamin à une
identité culturelle dont il aurait lui-même sous-estimé le poids. « Il raisonne
en théologien égaré dans un monde profane, écrit Gershom Scholem, masquant
sa pensée et la traduisant dans un langage étranger qui est celui du maté-
rialisme historique 2 »); ou encore : « ce judaïsme qui s’affirme avec tant
d’éclat, Benjamin s’en est approché toute sa vie, mais comme en suivant
une asymptote, sans jamais l’atteindre. Sous sa double forme, créatrice
et destructrice, sa recherche se nourrit pourtant de la tradition juive la
plus pure 3. »
À la lumière du désastre judéo-allemand qu’est la Shoah, Scholem
voudrait « extraire » Benjamin de la culture allemande et lui assigner une
autre identité : « Le fait que la créativité juive s’est répandue ici à flots,
est perçu par les Allemands, maintenant que tout est fini »; « aucun dialogue

1. Dont la version définitive a été récemment retrouvée à la Bibliothèque nationale : WALTER


BENJAMIN, Berliner Kindheit um neunzehnhundert (Fassung letzter Hand), édité par Rolf Tiedemann,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987.
2. GERSHOM SCHOLEM, « Walter Benjamin », trad. Jean et Moses Bollack, in Les Lettres Nouvelles,
mai-juin 1972, réimpr. in GERSHOM SCHOLEM, Fidélité et Utopie, Essais sur le judaïsme contem-
porain, trad. Bernard Dupuy et Marguerite Delmotte, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 126.
3. Ibid., p. 136.
n’est possible avec les morts, et parler d’une “indestructibilité de ce dialogue”
me heurte comme un blasphème 1. »
À ceux qu’une majorité d’Allemands avaient désignés comme des Juifs,
Scholem attribue fièrement ce statut d’« étrangers » dans la culture alle-
mande. Cette perception de l’histoire n’est pas sans risques et affecte en
outre le statut même de la pensée philosophique. Le judaïsme n’est pas,
comme la pensée africaine, resté extérieur à la culture occidentale ; de la
Bible à la Kabbale, il n’a cessé de la nourrir et de s’y nourrir lui-même
en dépit des rapports conflictuels entre juifs et chrétiens. C’est d’abord
dans les écrits de Johann Georg Hamann, de Friedrich Schlegel, de Franz
von Baader, que Benjamin a retrouvé les éléments kabbalistiques de sa
première philosophie du langage, avant que son ami Scholem en redé-
118 couvre les sources. Quant au rapport entre l’identité culturelle et la préten-
tion à l’universalité dans une pensée comme celle de Benjamin, l’exemple
de Freud – d’ailleurs cité par Scholem (130) – illustre bien le problème :
si la psychanalyse se nourrit du judaïsme, d’une mission éthique compa-
rable à celle de Moïse, ses enjeux théoriques sont universels, en ce sens
scientifiques ; elle a été dénoncée comme « science juive » à l’époque du
nazisme ; le retournement de cet argument par une revendication cultu-
relle n’en trahit pas moins sa prétention à l’universalité.
Il en est de même pour Benjamin. La critique littéraire dont il cher-
chait à établir les bases philosophiques s’inspirait de certains concepts
empruntés à la tradition biblique et kabbalistique, dans la mesure où ces
concepts avaient pour lui une valeur heuristique. La « théologie » inter-
vient notamment dans la pensée de Benjamin, là où la méthodologie du
kantisme avait réduit les concepts de connaissance et d’expérience, en se
soumettant aux critères des sciences de la nature. « La grande transfor-
mation et correction à laquelle il convient de soumettre un concept de
connaissance orienté de façon unilatérale vers les mathématiques et la
mécanique n’est possible que si la connaissance est mise en relation avec
le langage, comme Hamann l’avait tenté du vivant même de Kant. […]
Un concept de la connaissance acquis par une réflexion sur son essence

1. Ibid., p. 105.
linguistique permettra d’aboutir à un concept corrélatif de l’expérience
qui englobera aussi des domaines que Kant n’a pas réussi à faire entrer
dans un véritable ordre systématique. Au sommet de ces domaines il faut
nommer celui de la religion 1. » La théologie de Benjamin lui tient ainsi
lieu d’herméneutique ; il en tirera sa théorie du langage et de l’inter-
prétation, de la tradition et de la transmission, de la lecture et de la traduc-
tion. Cette herméneutique – qui gardera toujours des traces de dogmatisme
– lui sert en même temps d’orientation transcendantale : c’est le point
fixe qui lui permet de résister à l’historicisme de la théorie matérialiste.
Inspirée d’un judaïsme déjà pris dans la dialectique du débat occidental,
cette pensée ne s’adresse pas – quoiqu’en dise Scholem – aux seuls lecteurs
juifs 2. Même si la plupart des autres lecteurs étaient aveugles du vivant
de Benjamin, il reste qu’il est mort pour avoir voulu être lu par eux. En 119

dénonçant cette volonté comme une illusion pure et simple, Scholem ne


respecte pas l’ambition et la portée philosophiques de la pensée benja-
minienne, qui est universelle, quelles que soient ses sources 3.

III

L’un des thèmes qui associe le plus étroitement judaïsme et romantisme


dans la pensée de Benjamin est celui de la traduction 4. « La Tâche du
traducteur » (1923), introduction aux Tableaux parisiens de Baudelaire
traduits par Benjamin, développe la conception du langage esquissée dans
l’essai de 1916 (« Sur le langage en général et sur le langage humain »),

1. WALTER BENJAMIN, « Sur le programme de la philosophie qui vient », in Mythe et Violence,


trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 111. [Cf. supra, la correspondance des éditions
in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
2. Scholem écrit : « À qui donc les Juifs s’adressaient-ils dans ce dialogue judéo-allemand dont
on a tant parlé ? Ils se parlaient à eux-mêmes […] » (op. cit., p. 103).
3. Pourtant, Scholem observe fièrement : « Pour la génération actuelle, Benjamin est le critique
le plus important de son temps » (op. cit., p. 114).
4. Deux publications récentes nous y renvoient : la correspondance avec Siegfried Kracauer, notam-
ment à propos de la traduction de la Bible par Buber et Rosenzweig (voir à ce propos SIEGFRIED
KRACAUER, « La Bible en allemand. À propos de la traduction due à Martin Buber et Franz
Rosenzweig », trad. Rainer Rochlitz, Revue d’esthétique, n° 12, 1987, p. 89-97), et les traduc-
tions benjaminiennes de Proust.
contemporaine d’une première réflexion sur le drame baroque 1. Pour
Benjamin, avant d’être médium de l’entente entre les hommes, le langage
est révélation et création : rapport solitaire entre l’essence des choses et
celui qui la saisit ou la nomme. Il en sera d’ailleurs de même dans la théorie
matérialiste du langage que Benjamin esquissera en 1933, sous le titre
« Sur le pouvoir d’imitation » ; l’origine du langage n’y est expliquée par
aucune fonction pragmatique mais par la participation mimétique des
hommes au cosmos, dans la danse, dans la lecture des constellations célestes
et dans l’onomatopée, qui sont ici les équivalents profanes de la nomi-
nation créative. Le sens du terme de communication, chez Benjamin, est
rigoureusement opposé au sens actuel du terme : c’est l’essence des choses
qui se communique (ou se révèle), en vertu de sa participation à la Création
120 divine : « Ni dans la nature animée ni dans la nature inanimée, il n’existe
événement ni chose qui, d’une certaine façon, n’ait part au langage, car
à l’un comme à l’autre il est essentiel de communiquer son contenu spiri-
tuel 2. » Le langage, quant à lui, ne communique que lui-même (81). Ces
définitions caractérisent bien le verbe biblique et poétique dans son pouvoir
de révélation et de création, opposé à la communication au sens courant
du terme, qui se sert des mots pour évoquer quelque chose, et que Benjamin
qualifie de « conception bourgeoise du langage » (83). Celle-ci mécon-
naît le fait que le mot n’est pas signe mais traduction de l’essence des
choses, créées à partir du verbe divin, en un verbe humain qui connaît les
choses en les nommant : « Traduire le langage des choses en langage de
l’homme, ce n’est pas seulement traduire le muet en parlant, c’est traduire
l’anonyme en nom » (91). Benjamin se réfère ici à la théorie préroman-
tique de Hamann (92), selon laquelle « la poésie est la langue maternelle
du genre humain 3 », théorie opposée à la raison kantienne qui ignore le
lien indissoluble entre rationalité et langage.

1. Cf. « La Signification du langage dans le Trauerspiel et la tragédie », trad. Philippe Lacoue-


Labarthe et Jean-Luc Nancy in WALTER BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, Paris,
Flammarion, 1985, p. 259-262. [Cf. supra, références actualisées, p. 77, n. 1 (N.D.É.)]
2. WALTER BENJAMIN, « Sur le langage en général et sur le langage humain », Mythe et Violence,
op. cit., p. 79. [Voir la correspondance des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
3. « Parler, écrit Hamann, c’est traduire – d’un langage angélique en un langage humain, c’est-à-
dire traduire des pensées en mots, des choses en noms, des images en signes », Æsthetica in nuce
(1762), in JOHANN GEORG HAMANN, Sokratische Denkwürdigkeiten, Stuttgart, Reclam, 1968, p. 87.
C’est cette rationalité du jugement et du droit, cette connaissance étran-
gère au nom, qui font glisser le langage vers le « bavardage ». Ce glissement
– qui est à proprement parler le passage du religieux au philosophique –
correspond à la « chute », au « péché originel » par lequel l’homme est
« déchu de l’état paradisiaque » (93-94). Après le péché originel, « il n’y
avait qu’un pas à franchir jusqu’à la confusion des langues, à la tour de Babel »
(95) – dont la théorie de la traduction s’efforcera de réduire les effets.
Ce mythe n’était pas étranger aux penseurs romantiques 1. On en trouve
des traces chez Friedrich Schlegel et chez Hölderlin, chez Baader et chez
Schelling dont la Philosophie de la mythologie de 1842 offre une théorie
du langage très proche de celle de Benjamin 2.
Dans « La Tâche du traducteur », il attribue à la traduction une fonc-
tion apparentée à celle qu’il assigne à la critique 3 : celle d’élever le langage 121

de l’œuvre à un niveau supérieur, le rapprochant ainsi du langage « véri-


table », d’un langage « pur » dont le rôle du traducteur est de « faire mûrir
la semence 4 ». À travers la traduction, il s’agit de tendre – au rythme de
l’histoire – vers la « doctrine » d’essence religieuse, qui rendrait toute
philosophie superflue. Cette « doctrine » s’annonce dans la parenté entre
les langues, telle qu’elle apparaît dans la traduction, comme leur visée
commune. Conséquence pratique de cette théorie, Benjamin énonce l’idéal
d’une traduction interlinéaire qui infléchit la langue-cible dans le sens de
l’original (sacré), selon le modèle de Hölderlin traduisant Sophocle : « L’har-
monie entre les langues y est si peu profonde que le sens n’est touché par
le vent du langage qu’à la manière d’une harpe éolienne 5 » – idéal que

1. Voir à ce sujet WINFRIED MENNINGHAUS, Walter Benjamins Theorie der Sprachmagie (Théorie
de la magie du langage chez W.B.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980.
2. Cf. FRIEDRICH WILHELM JOSEPH SCHELLING, Ausgewählte Schriften, V, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1985, p. 111, sur la Genèse, l’origine des langues, la crise de l’humanité provo-
quée par la confusion des langues ; p. 124, sur l’unité qui subsiste entre les langues.
3. WALTER BENJAMIN, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad.
Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion 1986; cf. Critique n° 475, décembre
1986 *. Théoriciens et praticiens de la critique littéraire, les romantiques d’Iéna furent aussi de
grands traducteurs : leurs traductions de Shakespeare et de Cervantès sont restées classiques.
[* Cf. « Walter Benjamin et la critique », p. 87-104. (N.D.É.)]
4. WALTER BENJAMIN, « La Tâche du traducteur », Mythe et Violence, op. cit., p. 267-270.
[Voir la correspondance des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
5. Ibid., p. 275.
Benjamin illustre aussi par une citation de Mallarmé (270) et dont se
rapproche la tour de Babel assumée par Finnegans Wake.

IV

Confronté à la traduction de la Bible par Buber et Rosenzweig – qui pour-


suivent un idéal assez proche de celui qu’il a ainsi formulé –, Benjamin
sera beaucoup plus réticent. En 1926, il est entré dans une nouvelle phase
de sa pensée, résolument opposée à l’idéalisme de ses débuts, visant à la
sécularisation, la « liquidation de la magie ». Le texte de Kracauer 1, qui
s’inspire largement d’idées exprimées oralement par Benjamin, observe
à quel point la traduction d’un texte comme celui de la Bible est une ques-
122 tion d’opportunité historique. La situation qui fut celle de Luther et qui
permettait au livre d’agir d’une façon profonde, n’est pas donnée à notre
époque, condamnant ainsi la traduction à l’artifice esthétique, à l’archaïsme
et au maniérisme. Kracauer dénonce l’allitération germanisante à la manière
de Wagner et le style précieux des symbolistes. Il souligne que « la réalité
profane échappe désormais aux catégories théologiques auxquelles elle
correspondait encore approximativement à l’époque de la Réforme 2 » ;
elle ne peut donc plus être transformée par une actualisation des textes
bibliques. « C’est dans la société, écrit Kracauer en accord avec Benjamin,
– et non dans les communautés des religions positives – que se situe aujour-
d’hui le foyer de l’actualité 3. »
De Paris, où il traduit la Recherche proustienne tout en écrivant Sens
unique 4, Benjamin félicite Kracauer de cet article sévère qui reprend ses
propres objections : « Je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi j’ai lu
votre argumentation avec un intérêt particulièrement vif 5. » Mais deux
mois plus tard, après avoir fait lire cet article à Ernst Bloch, Benjamin

1. SIEGFRIED KRACAUER, « La Bible en allemand… », Revue d’esthétique, op. cit.


2. Ibid., p. 93.
3. Id.
4. Walter Benjamin et Franz Hessel ont traduit À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de
Guermantes ; la traduction de Sodome et Gomorrhe est perdue. Une édition revue de la traduction
de Sens unique par Jean Lacoste vient, par ailleurs, de paraître chez Maurice Nadeau (Paris, 1988).
5. WALTER BENJAMIN, Briefe an Siegfried Kracauer, op. cit., p. 15, 13 avril 1926.
formule une réserve : « Dans toute cette affaire très réjouissante quant à
la clarification qu’elle apporte, s’il me reste un regret (pour lequel je ne
trouve aucune compréhension chez Bloch, mais peut-être pas non plus
chez vous), c’est que Rosenzweig – à qui L’Étoile de la rédemption assure
malgré tout une place imprenable et forte dans ma conception de ce que
doit être, aujourd’hui, un auteur – soit à jamais atteint par une telle frater-
nité [avec Buber] 1. »
Un an plus tard, après son séjour à Moscou, il écrit à propos de sa
traduction de Proust qui a été bien accueillie par le public : « Il est clair
pour moi, je crois, que tout travail de traduction, à moins d’être entrepris
à des fins pratiques très évidentes et très pressantes (le modèle en est la
traduction de la Bible) ou avec l’intention d’études strictement philologiques,
conserve nécessairement un air d’absurdité 2. » De plus, ce qui fait la singu- 123

larité de Proust dans la littérature française ne peut se transposer : « Les


périodes proustiennes longuement soutenues, écrit-il encore à Hofmannsthal,
qui communiquent à l’original une bonne part de son caractère spécifique
par toute la tension qui les met en contradiction avec l’esprit même de la
langue française, ne peuvent avoir en allemand un effet aussi riche en
associations et aussi surprenant 3. » La traduction allemande de Proust par
Benjamin et Hessel présente peu d’intérêt pour le public français : il y a
de fortes chances qu’elle ne soit jamais traduite. Considérée par Adorno
comme l’une des plus grandes traductions en langue allemande, elle a
pourtant tout le relief d’un texte de Benjamin, qui n’hésite pas à morceler
les périodes proustiennes en mettant à la place des virgules des points, des
points virgules ou des doubles points. Il semble bien avoir renoncé au
type de traduction préconisé par « La Tâche du traducteur », celui qui,
en rapprochant les langues, vise une langue supérieure. Avant d’écrire
en 1929 son essai sur Proust et avant de suivre son modèle en reconsti-
tuant les instantanés mnésiques d’Enfance berlinoise, Benjamin a donné
une traduction exemplaire de l’œuvre proustienne, dont il se sentait si

1. Ibid., p. 21, 3 juin 1926.


2. Lettre du 5 juin 1927, in WALTER BENJAMIN, Correspondance, I, trad. Guy Petitdemange,
Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 405.
3. Ibid., p. 376, 23 février 1926 (traduction modifiée).
proche qu’il a fini par l’éprouver comme une « intoxication », comme
un danger pour sa propre écriture.
L’œuvre de Proust est donc l’un des points nodaux de la pensée benja-
minienne, entre le messianisme biblique et romantique et la modernité
de Baudelaire. « C’est le monde en état de ressemblance, là où règnent
ces “correspondances” conçues d’abord par les romantiques et, de la manière
la plus intime, par Baudelaire, mais que seul Proust a réussi à mettre en
lumière dans notre vie vécue 1. » Dans la philosophie benjaminienne du
langage, la littérature est ce laboratoire de la traduction la plus profonde,
qui consiste à mettre à jour les ressemblances non sensibles que découvre
« la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans
les danses 2 ». Le langage n’est que « le degré le plus élevé du compor-
124 tement mimétique et la plus parfaite archive de la ressemblance non sen-
sible 3 », celle que poursuivait Proust dans sa recherche « d’un monde où
tout devienne ressemblance, où s’impose par effraction le vrai visage surréa-
liste de l’existence 4 » De cette communication avec un monde qui cesse
de nous être étranger, seul le dialogue est exclu, entièrement remplacé
par le pouvoir mimétique du verbe. L’échange des regards est la plus
haute forme d’intersubjectivité concevable pour Benjamin – c’est sa dernière
définition de l’aura –, mais elle trouve son équivalent dans le jeu de réponses
et de réciprocité qui s’instaure entre un sujet et le beau naturel ou artistique.
Le beau, selon Benjamin, est « l’objet de l’expérience à l’état de ressem-
blance 5 », parce que nous y rencontrons, par une illumination profane,
un signe chargé de mémoire sédimentée. Cette mémoire est menacée dans
la modernité, qui la scinde en expérience traumatique et conscience aiguë,
destructrice de toute perception de la durée temporelle et historique. Benjamin

1. WALTER BENJAMIN, « Pour le portrait de Proust », Essais, I, trad. Maurice de Gandillac, Paris,
Denoël-Gonthier, 1983, p. 136. [« L’Image proustienne », Œuvres, II, op. cit., p. 135-155, ici
p. 149-150. Voir la correspondance des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
2. WALTER BENJAMIN, « Le Pouvoir d’imitation », Poésie et Révolution, trad. Maurice de Gandillac,
Paris, Denoël, 1971, p. 52. [Voir la correspondance des éditions in « Notice bibliographique »,
p. 195-210. (N.D.É.)]
3. Id.
4. WALTER BENJAMIN, « Pour le portrait de Proust », op. cit., p. 129.
5. WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad.
Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 190.
voit en Proust, dans sa reconstitution « synthétique » de l’expérience au
moyen de la « mémoire involontaire », le témoin de cette perte irrémé-
diable. Pourtant, ce n’est pas sans quelque ironie qu’il évoque la manière
dont Proust – contrairement à Baudelaire fait de sa rédemption une affaire
privée 1.
Cette expérience du beau n’est plus la nôtre ; le sacré de l’aura a cessé
d’être l’horizon de la modernité esthétique. Même si tous ne l’admettent
pas encore, le « déclin de l’aura » dont témoignent les œuvres de Baudelaire
et de Proust, et dont Benjamin a fait la théorie inégalable, n’est pas en
lui-même la catastrophe qu’évoque « l’expérience du choc ». L’anonymat
de la ville, la foule, la technique ne sont pas en eux-mêmes ces facteurs
de destruction que Benjamin y voyait à l’époque du nazisme et dont seule
une révolution pourrait nous délivrer. Pour des raisons bien compréhen- 125

sibles, Benjamin – et d’autres – n’ont pas suffisamment distingué entre


modernité et totalitarisme. Pour la même raison, Benjamin prend pour
une fin de la narration, de la poésie, de l’art en général, le fait que l’art
perde son statut sacré.
« Liquidation de la magie 2 », cette maxime de sa dernière philoso-
phie du langage va dans le sens d’une esthétique radicalement profane
où la fonction du choc est d’ouvrir le champ d’expérience artistique en
rupture avec la perception quotidienne. Au moins esthétiquement, Benjamin
a résisté à la tentation d’un traditionalisme nostalgique. Jusque dans le regret
ultime de l’aura perdue, dont témoigne son dernier essai sur Baudelaire,
il assume cette perte qui est le prix de la modernité et la « loi de sa poésie ».
À travers les trois grandes étapes de sa pensée esthétique 3, Benjamin est
resté fidèle à une intuition fondamentale : celle d’une critique de la belle
apparence au nom d’un contenu de vérité et d’une éthique substantielle,

1. Ibid., p. 196.
2. WALTER BENJAMIN, « Le Pouvoir d’imitation », op. cit., p. 52.
3. L’esthétique hölderlinienne et baroque du sublime – de la « prose », de l’« inexpressif », de
l’« allégorique » – développée notamment dans l’essai sur Goethe et dans Origine du drame baroque
allemand ; l’esthétique des avant-gardes et de l’engagement politique, de l’essai sur le surréa-
lisme et de Sens unique à l’étude sur « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » ;
et l’esthétique de la « fin de l’art » sans compensation aucune, du « Narrateur » au dernier essai
sur Baudelaire.
critique compensée par un sauvetage de la beauté essentielle au nom d’une
promesse de bonheur : c’est pour avoir connu la beauté des correspon-
dances que Baudelaire pouvait « pleinement mesurer ce que signifie en
réalité la catastrophe dont il était lui-même, en tant qu’homme moderne,
le témoin 1 ». Lorsque cette beauté, lorsque l’art lui-même disparaît dans
l’industrie culturelle, la poétique de la traduction cède sa place à la prose
de l’historiographie.

1. WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire, op. cit., p. 189.


Critique, n° 515, avril 1990, p. 279-294

8. WALTER BENJAMIN : PARADOXES D’UNE CONSÉCRATION 127

WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des


passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, « Passages », 1989,
972 p.
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften (Œuvres complètes),
tome VII, 1 et 2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, 1024 p.
[520 p.]-[504 p.].

I. Passage sarcophage

« Longtemps, écrit Benjamin à propos des passages, ils resteront une attrac-
tion pour les touristes » (Paris, capitale…, 48). Ils le sont redevenus. Et
ce qui devait arriver arrive : la capitale du XIXe siècle aura un passage
« Walter-Benjamin ». La mairie de Paris prend cette initiative 1 après avoir
subventionné l’édition française des Passages. L’intention ne peut guère
être suspectée : la ville exprime là sa reconnaissance envers un penseur
qui, comme peu d’autres, a réfléchi, sur son histoire ; elle rend ainsi un
hommage qu’elle a elle-même reçu.

1. [Cette « initiative » ne s’est, en fait, jamais concrétisée. Strasbourg est, à notre connaissance,
la seule ville française où l’on trouve un passage Walter-Benjamin – à proximité de l’Opéra du
Rhin. (N.D.É.)]
Néanmoins, le geste laisse rêveur. L’esprit de ce livre inachevé, l’au-
teur qui y a consacré l’essentiel de ses efforts au cours des treize dernières
années de son existence, en retardant son départ au mépris de toute prudence,
sont-ils compatibles avec une telle promotion officielle ? N’y a-t-il pas,
dans ces « poèmes en prose », dans ces « fragments » au style tant vanté,
trop de matière explosive pour que tiennent en place les plaques commé-
moratives ? « La barbarie est cachée dans le concept même de culture »
(485) 1 – cela ne devrait-il pas faire hésiter les services culturels ? Classé
parmi les trésors de la culture, neutralisé en monument historique, le livre
de Benjamin ne risque-t-il pas de perdre son sens, sa substance provo-
catrice? Mais, après tout, il y a bien à Paris un boulevard Auguste-Blanqui,
alors pourquoi pas un passage Walter-Benjamin ? C’est que les passages,
128 qui assurément le fascinaient, Benjamin les considérait comme le symbole
même de l’aberration qu’était à ses yeux le XIXe siècle ; l’y enfermer,
c’est un contresens.
Lui qui, avant Foucault, avait développé une sorte d’« ontologie de
l’actualité », certes plus métaphysique, empreinte d’une philosophie messia-
nique de l’histoire, est aujourd’hui rattrapé par une curieuse actualité. Pendant
qu’il est hissé sur les socles de la consécration, que l’on célèbre unani-
mement son magnum opus enfin traduit, que paraissent en Allemagne à
la fois le dernier tome des Œuvres complètes (financées par de grandes
entreprises comme Volkswagen ou Thyssen) et une brochure de Rolf
Tiedemann accusant l’éditeur allemand de Benjamin de fraude sur les
droits d’auteur, il est singulier d’observer que nul n’est plus choqué par
les idées du penseur. Alors même que l’Europe centrale, avec la béné-
diction de Moscou, secoue la chape de plomb des régimes staliniens, que
Berlin, la ville natale de Benjamin, s’ouvre à nouveau à la flânerie, parmi
les ruines des deux côtés d’un mur transformé en passoire ; que
l’Allemagne s’apprête à se réconcilier avec elle-même, tandis que beau-
coup se demandant si elle en est digne et si elle est digne de confiance,
– il ne se trouve personne pour s’étonner de la gloire posthume dont jouit
un auteur dont les écrits ne renient pas leur inspiration marxienne. C’est

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages de l’ouvrage présenté.
à croire que le destin tragique de Benjamin l’a immunisé contre toute
critique et que, inversement, transformé en fétiche de la culture, embaumé,
il a perdu la faculté d’irriter qui était pourtant essentielle à son travail.
Rien ne serait plus stérile et plus faux que de s’abstenir aujourd’hui de
toute réflexion critique sur Benjamin ; mais rien non plus ne serait plus
déloyal que d’émousser l’aiguillon de sa critique, là où il fait encore mal.
« À côté de la position ouverte de la philanthropie, lit-on dans les deux
« Exposés » de 1935 et de 1939 (Paris, capitale…, 45 et 58), la bour-
geoisie a de tout temps assumé la position ouverte de la lutte des classes. »
Peu originale, une telle observation se lit aujourd’hui avec une condes-
cendance apathique envers un théoricien prisonnier d’une idéologie de
sa génération, mais qui sait par ailleurs écrire intelligemment sur la photo-
graphie, l’architecture ou les correspondances de Baudelaire. En face de 129

« l’œuvre de destruction du baron Haussmann » (58), le héros de Benjamin


s’appelle Blanqui. La fantasmagorie de « l’éternel retour du même », par
laquelle ce révolté emprisonné anticipe de dix ans sur l’idée de Nietzsche,
est « la critique la plus acerbe de toutes les autres » fantasmagories, de
ce tissu d’illusions qui étouffent le XIXe siècle.
L’une de ces fantasmagories est le passage, Benjamin n’en a guère le
culte. Après une période de fascination surréaliste, sous l’impression du
Paysan de Paris, il y repère le lieu stratégique pour l’analyse d’une époque-
clé, à travers ses formes d’expression mineures et peu voyantes. L’une
des conditions de son apparition est le développement du commerce de
luxe; l’autre est la possibilité technique d’une architecture de fer et de verre.
Benjamin y reconnaît par ailleurs le précurseur du grand magasin ; « en
vue de leur aménagement l’art entre au service du commerçant » (48).
En effet, cette architecture combine les débuts de la construction métal-
lique avec une ambition antiquisante dont l’inadéquation aboutit au kitsch.
Les architectes ne comprennent pas « la nature fonctionnelle du fer, par
où le principe constructif acquiert la prépondérance dans l’architecture.
Ces architectes construisent des supports à l’imitation de la colonne
pompéienne, des usines à l’imitation des maisons d’habitation, de même
que plus tard les premières gares affecteront les allures d’un chalet La
construction, ajoute Benjamin en citant le théoricien Sigfried Giedeon,
joue le rôle du subconscient » (36, 48) ; elle manifeste une structure de
conscience à laquelle ceux qui s’expriment n’ont pas eux-mêmes accès.
Ce style, ce rapport au passé révèlent un désir collectif.
En entrant « au service du commerçant », l’art connaît donc, selon
Benjamin, une double métamorphose : il devient fonctionnel, et il masque
ce caractère fonctionnel par des réminiscences culturelles purement déco-
ratives qui feront dire à Adolf Loos que « l’ornement est un crime », un
mensonge sans nécessité artistique : « Le goût d’Haussmann pour les
perspectives, écrit Benjamin, représente une tentative pour imposer des
formes d’art à la technique (urbanistique). Cela conduit toujours au kitsch »
(151, E 2a, 7).
Ce qui intéresse Benjamin, c’est le double caractère de ces « fantas-
magories » : à la fois d’idéologies et d’utopies. L’art placé sous le signe
130 de la marchandise et de l’intérêt commercial devient réactionnaire tout
en donnant lieu à des rêves de liberté et d’abondance. « Les passages qui
se sont trouvés primitivement servir à des fins commerciales, deviennent
chez Fourier des maisons d’habitation. Le phalanstère est une ville faite
de passages » (49). La méprise au sujet du sens de cette architecture fait
que « la construction de l’ingénieur affecte un caractère de fantasmagorie »
(49).
Il en est de même pour les autres arts plastiques qui, selon Benjamin,
cessent de prétendre au statut artistique, qu’il s’agisse des panoramas ou
de la photographie, de la publicité ou de l’urbanisme. Le règne de la marchan-
dise risque de porter un coup fatal à l’art dans son ensemble. Passages,
intérieurs, halls d’exposition et panoramas fascinent Benjamin parce qu’« ils
hésitent encore sur le seuil » (46), celui qui sépare l’art de la fonction
marchande pure et simple. Ils sont les « résidus d’un monde de rêve »
(46). Il ne fait pas de doute, pour Benjamin, que la rationalisation écono-
mique qui affecte la vie urbaine, est une catastrophe.
Or, dans la mesure où il refuse d’abandonner la figuration de l’espace
et des objets, aux seuls ingénieurs, il semble concevoir un changement
social tel que la création formelle obéisse de nouveau aux critères quali-
tatifs forgés par une vision collective : « Le siècle n’a pas su répondre aux
nouvelles virtualités techniques par un ordre social nouveau » (59). L’idée
d’un « réveil » du rêve fantasmagorique (46) ne peut avoir d’autre sens.
Non pas un fonctionnalisme intégral dans un monde totalement désen-
chanté, mais l’absorption de la technique par une humanité réconciliée
avec la nature et avec elle-même.
Le paradigme du « rêve » et du « réveil », dont Adorno dénonce le
subjectivisme, découle directement du modèle de la « conscience collec-
tive » en fonction duquel Benjamin pense les phénomènes de la culture
de masse, où se mêlent l’idéologie et l’utopie, la fausse conscience et
l’aspiration au bonheur. Par rapport à cette conscience expressive, le déve-
loppement des techniques fonctionne comme une « infrastructure » 1.
L’architecture des passages est déjà celle des constructions modernes en
métal et en verre, mais déformée à la fois par l’ornementation archaï-
sante, la grisaille de la pluie et de la poussière, les finalités mercantiles
occultées et l’imagination enfantine qui transforme la ville en intérieur
de maison. C’est là que viennent habiter l’Ennui et le Spleen, la Mode et 131

la Mort, et l’Eternel retour du même ; c’est là que se donnent rendez-vous


la modernité et l’angoisse, les barricades et la répression, le crime parfait
et le détective. Benjamin n’est pas tendre avec les passages. Associer son
nom à ces lieux désuets, dont il a analysé les ressorts pour nous faire
sortir de ce cauchemar qu’est à ses yeux le XIXe siècle, c’est l’enfermer
dans un sarcophage que visitent les touristes du vieux Paris, prisonniers
d’un mythe qu’il voulait défaire.

II. L’aura de l’aura

Avec les passages et les intérieurs du XIXe siècle disparaît aussi l’appa-
rence esthétique dont la fantasmagorie était un dernier avatar. Réfléchissant
sur les passages et sur le destin de l’art à l’ère de la marchandise, Benjamin
est tout naturellement conduit à élaborer une théorie de « L’Œuvre d’art
à l’ère de sa reproductibilité technique ». Le dernier tome (VII) des Œuvres
complètes de Benjamin publiées dans leur langue originale 2, en offre une

1. C’est ce que méconnaît GIORGIO AGAMBEN dans son livre Enfance et Histoire, trad. Yves
Hersant, Paris, Payot, 1989, p. 145.
2. À côté des écrits radiophoniques de Benjamin, conservés dans les archives de l’Académie des
Beaux-Arts en R.D.A., le tome VII contient toutes sortes de compléments et de rectifications,
d’index et de notes, la liste des écrits lus par Benjamin, de 1917 environ jusqu’en 1939, ainsi
que celle des écrits de Benjamin publiés de son vivant.
nouvelle version – en fait la première version dactylographiée – récem-
ment retrouvée parmi les documents des archives Max Horkheimer. Cette
version est proche de celle que Benjamin lui-même, aidé par Pierre
Klossowski et Raymond Aron, traduisit en français pour la publication
dans la Zeitschrift für Sozialforschung, en mai 1936, et qui ne fut jamais
republiée en France ; mais elle comporte également des passages qui ne
se trouvent nulle part ailleurs. On y découvre notamment une théorie de
la technique, d’inspiration fouriériste et qui éclaire l’interprétation benja-
minienne du cinéma. Cette théorie est fondée sur la distinction entre deux
types de technique, « la première engageant l’homme autant que possible,
la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire,
est le sacrifice humain, celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion
132 sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes » (Gesammelte Schriften,
I, 717, trad. Benjamin/Klossowski). Le problème qui se pose à Benjamin
est le suivant : cherchant à proposer une esthétique matérialiste, il lui faut
donner à la technique un sens qui ne soit pas purement instrumental; sinon,
la « production », le concept qui sert de base normative au matérialisme
d’inspiration marxienne, ne peut aboutir qu’à un contrôle instrumental
de type différent, ou exercé par un sujet différent, mais qui laisse subsister
la « domination de la nature » jusque dans le domaine de l’art. Benjamin
réserve la finalité de la « domination des forces naturelles » à la première
technique, tandis que la seconde viserait « à une harmonie de la nature et
de l’humanité »; elle aurait donc une fonction réconciliatrice. Si l’art en
général « est solidaire de la première comme de la seconde technique, « la
fonction décisive de l’art actuel consiste en l’initiation de l’humanité à ce
jeu “harmonien”. Cela vaut surtout pour le film » (I, 717). Ainsi, l’art moderne
joue un rôle décisif dans une transformation de la technique dont la portée
dépasse de loin la sphère artistique : « Le film sert à exercer l’homme à
l’aperception et à la réaction déterminées par la pratique d’un équipe-
ment technique dont le rôle dans sa vie ne cesse de croître en importance.
Ce rôle lui enseignera que son asservissement momentané à cet outillage
ne fera place à l’affranchissement par ce même outillage que lorsque la
structure économique de l’humanité se sera adaptée aux nouvelles forces
productives mises en mouvement par la seconde technique » (I, 717). Cette
utopie qui, comme telle, ne présente guère plus d’intérêt, dans la mesure
où l’évolution technique, même si elle tend effectivement à éviter le sacri-
fice humain, ne s’oriente pas spontanément vers le jeu réconciliateur, mais
n’emprunte une telle direction que contrainte et forcée par une volonté
politique, est instructive uniquement quant aux difficultés conceptuelles
du paradigme de la « production », qu’elle tente vainement de résoudre.
La théorie de la technique, qui ne figure plus dans les versions les plus
connues de l’essai sur « L’Œuvre d’art… », éclaire également la théorie
esthétique de Benjamin. Il établit un rapport direct entre les deux concepts
de technique et deux pôles constitutifs de tout art ; l’apparence et le jeu,
qui sont liés dans la mimèsis : « Celui qui imite ne fait qu’apparemment
ce qu’il fait. Autrement dit, il le joue. On découvre ainsi la polarité qui
règne dans la mimèsis » (VII, 1, 368, n. 10). L’apparence et le jeu sont
engagés dans la confrontation entre la première et la seconde technique 133

qui domine l’histoire universelle : « En effet, l’apparence est le schème


le plus abstrait, mais de ce fait aussi le plus constant, de toutes les démarches
magiques propres à la première technique, tandis que le jeu est l’inépui-
sable réservoir de toutes les démarches expérimentales de la seconde tech-
nique » (VII, 1, 368, n. 10). Benjamin croit ainsi approfondir une réflexion
commencée dans ses premiers écrits, notamment dans l’essai sur « Les
Affinités électives de Goethe » et dans l’Origine du drame baroque alle-
mand. Là aussi, en effet, il était question de la « belle apparence », de sa
magie et de son déclin. Ce qui s’y substituait cependant – Adorno insis-
tera sur ce fait en s’opposant à Benjamin –, ce n’était pas le jeu mais le
sublime de l’allégorie, d’un art austère et savant, celui du Baroque et de
Hölderlin. En défendant le jeu que représente le film distrayant, Benjamin
semble abandonner son exigence esthétique, l’une des plus sévères, au
profit de la culture de masse et de ses concessions. En fait, l’essai sur
« L’Œuvre d’art… », comme d’ailleurs toute l’analyse des Passages, est
trompeur parce qu’il ne s’agit pas du même genre d’analyse que dans le
cas des essais sur Goethe ou sur le drame baroque, sur Kafka ou sur
Baudelaire ; il ne semble pas, cependant, que Benjamin ait clairement vu
le problème de méthode.
Dans la version retrouvée de « L’Œuvre d’art… », Benjamin réinter-
prète son commentaire critique de Goethe à la lumière du concept d’aura :
« La signification de la belle apparence est fondée dans l’ère de la percep-
tion auratique qui s’approche de sa fin » (VII, 1, 368, n. 10), et cela depuis
l’époque de Hegel et de sa théorie de la fin de l’art. En revanche, « la
belle apparence, en tant que réalité auratique, remplit encore tout à fait
l’œuvre de Goethe. Mignon, Ottilie, et Hélène participent de cette réalité »
(VII, 1, 368, n. 10). Benjamin semble confondre la nature de certains
personnages avec le caractère auratique des œuvres dominées par leur
présence. Il se cite : « le beau n’est ni le voile ni le voilé, mais l’objet même
sous le voile », telle est la quintessence de la conception de l’art qui fut
à la fois celle de Goethe et celle de l’Antiquité » (VII, 1, 368, n. 10), et
telle serait donc la conception magique de l’art. L’autre, la conception
expérimentale, dominerait l’art moderne depuis le déclin de l’aura. Dans
cette catégorie, régie par le principe du jeu, Benjamin inscrit donc toutes
134 les ruptures avec la « belle apparence ». À juste titre, cette simplification
a été contestée par Adorno, au nom du premier Benjamin lui-même.
Resterait à comprendre – si la critique de la belle apparence est une
constante de l’œuvre benjaminienne – pourquoi le beau et l’aura font
retour dans l’essai « Sur quelques thèmes baudelairiens ». En réalité, la
situation est dès le début plus complexe. Dans l’essai sur Goethe, la beauté
n’est pas totalement disqualifiée ; maîtrisée par la césure sublime de « l’in-
expressif », elle est promesse au-delà du désespoir. Benjamin parle alors
d’une « beauté qui n’est plus prisonnière de l’apparence 1 », celle de la musique.
En revanche, l’allégorie baroque qui, déjà, « est au-delà de la beauté 2 »
– le baroque étant un correctif, non seulement du classicisme mais « de
l’art lui-même » (Origine, 189) – reste prisonnière d’un sérieux qui lui
interdit d’accéder au « jeu » de la seconde technique. Et Benjamin souligne
l’effet libérateur du rococo qui pourtant réintroduit la belle apparence (194).
C’est que l’œuvre baroque veut à tout prix durer ; or, « dans l’œuvre d’art
véritable, le plaisir sait se faire fugitif, vivre dans l’instant, s’évanouir, se
renouveler » (194, traduction modifiée).

1. WALTER BENJAMIN, Œuvres, I. Mythe et Violence, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël,
1971, p. 246 (traduction modifiée) ; Essais, I, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 110. [Cf. « Notice
bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
2. WALTER BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion,
1985, p. 191. [Cf. supra, références actualisées, p. 77, n. 1. (N.D.É.)]
Dans le dernier essai sur Baudelaire, le beau est, de façon sibylline,
« l’objet de l’expérience dans l’état de ressemblance 1 ». Or l’expérience
c’est, selon le même texte, la « conjonction, au sein de la mémoire, entre
des contenus du passé individuel et des contenus du passé collectif. Les
cérémonies du culte, ses festivités – absentes de l’univers proustien –
permettaient, entre ces deux éléments de la mémoire, une fusion toujours
renouvelée. Elles provoquaient la remémoration à certaines époques déter-
minées et lui donnaient ainsi l’occasion de se reproduire tout au long
d’une vie » (Charles Baudelaire, 155). Comme dans l’essai sur « L’Œuvre
d’art… », le beau est en dernière instance défini par la tradition. Le déclin
de l’aura est lié au déclin de la tradition. L’attitude ambivalente de Benjamin
envers le beau pourrait donc s’expliquer par son rapport ambivalent à la
tradition. 135

Le « déclin de l’aura » est une variante de ce que Max Weber avait


appelé le désenchantement du monde. Lui-même ambigu, le processus
de rationalisation arrache les sociétés modernes à l’autorité de la tradi-
tion. Ce qui était irrationnel devient calculable ; mais inversement, ce qui
allait de soi – le sens, l’expérience partagée des fêtes traditionnelles, la
continuité historique, la solidarité – doit désormais être produit par des
efforts risqués. Tout, désormais, peut faire l’objet d’une critique et d’une
justification, mais tout aussi risque d’être soumis aux seuls critères de la
vérité constatable et de l’efficacité. L’éthique et l’esthétique deviennent
irrationnelles et sont d’ailleurs comprises comme telles chez Nietzsche.
Benjamin, qui ne traite jamais l’aspect éthique de l’aura, analysé par
Durkheim, Mauss et Bataille, établit un parallèle entre le progrès de la
reproduction des images et la mathématisation des sciences sociales :
« Dépouiller l’objet de son voile, en détruire l’aura, c’est bien ce qui
caractérise une perception devenue assez apte à “sentir ce qui est iden-
tique dans le monde” pour être capable de saisir aussi, par la reproduc-
tion, ce qui n’advient qu’une fois. Ainsi se révèle, dans le domaine intuitif,
quelque chose d’analogue à ce qu’on remarque dans le domaine théorique

1. WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad.


Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 190. [Cf. supra, références actualisées, p. 26, n. 1. (N.D.É.)]
avec l’importance croissante de la statistique 1. » La rationalisation, ici,
tend à détruire la distance et l’unicité propres aux œuvres d’art traditionnelles.
Reste à savoir s’il s’agit là d’un progrès de la raison, d’une évolution
souhaitable et justifiable, ou seulement d’un phénomène lié à la rationa-
lisation économique. Ce qui pourrait n’être qu’une transformation de l’image
artistique, jadis unique et inaccessible, en marchandise reproduite à grande
échelle, est interprété par Benjamin dans le sens d’un progrès culturel.
Le film, notamment, qui ne connaît plus d’« original » mais seulement
des copies également authentiques, et qui se rapproche du public partout
où il se trouve, incarne le principe moderne qui échappe à l’unicité et à
la distance de l’aura ; « rendre les choses spatialement et humainement
“plus proches” de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui une disposition
136 exactement aussi passionnée que leur tendance à maîtriser l’unicité de
tout donné en accueillant la reproduction de ce donné » (Poésie et Révolution
[PR], 178 ; Essais, II, [E2] 94 sq). Or, que tous puissent accéder aux repro-
ductions ne veut pas dire que la culture soit à la portée de tous, bien que
ce soit peut-être la condition d’une culture sans privilège. Pour Max Weber,
« l’utilisation d’une technique déterminée, si évoluée soit-elle, n’apporte
pas la moindre indication sur la valeur esthétique de l’œuvre d’art 2 ». Pour
Benjamin, « dès lors que le critère d’authenticité n’est plus applicable à
la production artistique, toute la fonction de l’art se trouve bouleversée »
(PR, 181 ; E2, 98) ; l’image produite par le cameraman paraît en soi plus
significative que l’image du peintre, quelle qu’elle soit (PR, 197; E2, 113).
Dans la mesure où il y a là confusion entre rationalité technique et ratio-
nalité esthétique, il n’est pas étonnant que Benjamin ait dû inverser son
jugement, dès lors qu’il se tournait vers la logique interne de la poésie de
Baudelaire. Le concept d’aura participe de la même ambiguïté ; il recouvre
à la fois la tradition indifférenciée dont s’émancipe la modernité et la vali-
dité esthétique qui ne disparaît pas avec le déclin de l’aura. Tantôt ultra-

1. WALTER BENJAMIN, Poésie et Révolution, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, Les
Lettres Nouvelles, 1971, p. 179 ; Essais, II, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 95. [Voir la corres-
pondance des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
2. MAX WEBER, Essais sur la théorie de la science, trad. Julien Freund, Paris, Plon, 1965, p. 451.
[Une édition de poche a été publiée en 1992 (Paris, Presses Pocket, « Agora »). (N.D.É.)]
révolutionnaire, tantôt nostalgique, l’attitude de Benjamin vis-à-vis de
l’aura oscille entre ces deux aspects d’un concept dont le déclin n’est
donc peut-être pas une perte irrémédiable.

III. Ambivalence du mythe

En 1932, après avoir abandonné le projet initial d’une « féerie dialec-


tique » et avant de donner, à partir de 1934, une forme plus sociologique
aux Passages, Benjamin commence à écrire un autre livre qui hérite des
aspects littéraires du projet. Il s’agit d’Enfance berlinoise vers mil neuf
cent, dont le tome VII des œuvres publie la version définitive récemment
retrouvée à Paris. Le lien avec les Passages est assuré par quelques-unes
des « Premières notes » du projet : « Le fait que nous ayons été des enfants 137

à cette époque fait intimement partie de l’image objective de celle-ci »


(Paris, capitale…, 851), ou : « Tâche de l’enfance : intégrer le nouveau
monde à l’espace symbolique. L’enfant peut faire ce que l’adulte n’est
absolument pas capable de faire, à savoir se rappeler le nouveau. Les
locomotives ont déjà pour nous un caractère symbolique, parce que nous
les avons vues dans notre enfance. Mais nos enfants percevront celui des
automobiles, dont nous ne voyons nous-mêmes que le côté nouveau, élégant,
moderne, déluré » (851). Benjamin a vécu les dernières années du XIXe
siècle. En reconstituant son expérience enfantine, il cherche à compléter
les Passages par sa propre « préhistoire », son propre mythe d’origine.
Néanmoins, il insiste sévèrement sur la différence entre les deux projets :
« La préhistoire du XIXe siècle qui se reflète dans le regard de l’enfant
jouant à son seuil a un tout autre visage que dans les signes qui la gravent
sur la carte de l’histoire 1. » II ne s’agit guère de fragments autobiogra-
phiques, mais d’expériences archétypiques, d’image partagées (VII, 1,
385). Les cariatides allégoriques des loggias berlinoises sont des figures
mythologiques tout comme le téléphone dont la sonnerie stridente terro-
rise l’enfant. « Les contes de fées parlent parfois de passages et de gale-
ries garnies des deux côtés de baraques pleines de séductions et de périls.

1. WALTER BENJAMIN, Correspondance, II, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne,


1979, p. 186 (lettre du 16 août 1935).
J’étais dans mon enfance familier d’une allée de ce genre […] 1. » Sous
le regard de l’enfant, tout dans la ville paraît étrange, angoissant, fasci-
nant ; la découverte de Paris, en un premier temps, prolongera cette expé-
rience de l’étrange et du désuet, de réalités à peine croyables, abstruses
comme les monstruosités du Baroque allemand. C’est en artiste moderne
que Benjamin fait la sociologie de la ville, tout en corrigeant la perception
de sa subjectivité débridée par les analyses scientifiques les plus sérieuses.
L’art de la description domine dans ces souvenirs d’une précision folle.
Ils s’achèvent fréquemment sur une pointe qui fait à peine sourire, tant
la nostalgie se mêle à la désillusion.
Il y a un schème littéraire de ces textes proustiens, celui de la régres-
sion calculée vers le rêve et la confusion. C’est souvent une déformation
138 linguistique qui finit par s’éclaircir pour l’adulte, un nom auquel l’enfant
avait donné le sens de son conte de fées ou de son cauchemar – « cette
nature insondable, dit-il, qu’ont pour un adulte les noms de l’enfance »
(Sens unique, 42 sq). La commère Rehlen de la chanson enfantine devient
la « commerelle » : « Le petit poème est défiguré ; et pourtant tout l’uni-
vers de l’enfance y trouve place » (69). Sur les photos de l’époque, Benjamin
se trouve méconnaissable, « défiguré à force d’être semblable à tout ce
qui est ici autour de moi. J’habitais le XIXe siècle comme un mollusque
habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux
comme une coquille vide » (69). Son travail d’interprétation se substitue
à une tradition défaillante : « L’expérience de la jeunesse pour une géné-
ration a beaucoup de points communs avec l’expérience du rêve. Sa figure
historique est une figure de rêve. Chaque époque a ce côté tourné vers
des rêves, qui est le côté enfantin. Pour le siècle précédent, ce sont les
passages. Mais alors que l’éducation des générations antérieures leur a
permis d’interpréter ces rêves en s’appuyant sur la tradition, sur l’ins-
truction religieuse, l’éducation actuelle vise uniquement à “distraire” les
enfants » (Paris, capitale…, 836, F° 7).
L’univers de l’enfance est celui de la magie, des signes prometteurs
et menaçants pour la vie future. Tout le bonheur et tout le malheur de

1. WALTER BENJAMIN, Sens unique, précédé de Une enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste,
Paris, Maurice Nadeau, 1978, 1988, p. 122.
l’adulte semblent se décider au cours de ces années d’expériences primi-
tives. Les parents sont omniprésents, mais comme masqués par les objets
dans lesquels ils s’incarnent et dont la présence est obsédante. D’ailleurs,
le père de Benjamin fut antiquaire et lui-même, collectionneur. Le monde
des objets symboliques et mystérieux lui tient lieu de société humaine.
La mythologie règne dans les contes philosophiques d’Enfance berli-
noise, tout comme elle domine les personnages des Affinités électives de
Goethe dans lesquels se reconnaît Benjamin. L’écriture, chez lui, a pour
fonction de conjurer la magie de l’existence. C’est pourquoi il s’oppose
au surréalisme d’Aragon qui « persiste à rester dans le domaine du rêve »,
au lieu de « trouver la constellation du réveil. Tandis qu’un élément impres-
sionniste – la “mythologie” – demeure chez Aragon […], il s’agit ici de
dissoudre la mythologie dans l’espace de l’histoire » (Paris, capitale…, 139

842, H° 17 et 474, N 1, 9).


Cette opposition au mythe est un des thèmes constants de Benjamin
depuis ses écrits de jeunesse, marqués par la pensée de Hermann Cohen
et de Franz Rosenzweig. C’est en tant que critique du mythe que l’œuvre
de Benjamin est « critique de l’idéologie ». « Défricher des domaines où
seule la folie, jusqu’ici, a crû en abondance. Avancer avec la hache aiguisée
de la raison, et sans regarder ni à droite ni à gauche, pour ne pas succomber
à l’horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à vous séduire. Toute
terre a dû un jour être défrichée par la raison, être débarrassée des brous-
sailles du délire et du mythe. C’est ce que l’on veut faire ici pour la terre
en friche du XIXe siècle » (Paris, capitale…, 473 sq, N 1, 4). Le XIXe
siècle est « histoire primitive » ou « préhistoire », dans la mesure où le
mythe y règne en maître. Contre ce « polythéisme », Benjamin déploie
les armes de la pensée monothéiste, mais ces armes, il est obligé de les
employer contre lui-même, contre une immense fascination. En tant qu’écri-
vain, Nietzsche entretient un rapport pathétique avec le Dieu et la méta-
physique dont il proclame la mort. De même, Benjamin, l’écrivain, ne
peut se passer du mythe ; c’est ce qui confère à son œuvre un caractère
dramatique. En tant que penseur, en revanche, Benjamin ne peut que
condamner et détruire le mythe. Il ne peut lire le Paysan de Paris sans
battements de cœur, mais pour le théoricien, l’architecture est le « témoi-
gnage le plus important de la “mythologie” latente. Et le passage est
l’architecture la plus importante du XIXe siècle » (Paris, capitale…, 832,
D° 7), qu’il convient donc d’analyser sans complaisance.
Dans les Passages, comme dans l’essai sur Goethe, le mythe est associé
à l’angoisse. Être prisonnier du mythe, c’est être obsédé par la mort. Car
la mort « menace au plus haut point l’informe panarchie de la vie natu-
relle, qui constitue le cercle magique du mythe » (Mythe et Violence, 194 ;
Essais, I, 58). « L’humanité sera en proie à une angoisse mythique, lit-
on dans « L’Exposé » de 1939, tant que la fantasmagorie y occupera une
place » (Paris, capitale…, 48). Et « tant qu’il y aura encore un mendiant,
il y aura encore du mythe » (417, K 6, 4) ; sans réconciliation universelle,
l’humanité est condamnée à produire des mythes et des fantasmagories,
solutions substitutives de l’imagination.
140

IV. Un problème de méthode

Dans l’« Exposé » des Passages, l’œuvre de Baudelaire reste un bloc


erratique. C’est en vain que Benjamin tente de l’expliquer à travers les
catégories du fétichisme de la marchandise, à partir des concepts de nouveau
et du toujours-semblable qu’illustrent « Le Voyage » et « Les Sept Vieillards ».
Il ne saisit ainsi que « quelques thèmes baudelairiens » dont certains,
d’ailleurs, comme celui de la « masse », n’apparaissent qu’à travers une
interprétation très poussée.
Le Livre des passages pose ici le problème plus général d’une socio-
logie des phénomènes culturels. Avec les moyens de la philologie, à travers
un découpage d’innombrables citations mises en constellation éloquente,
Benjamin s’attaque à une tâche qui dépasse le cadre de l’interprétation
esthétique. Comme beaucoup d’autres intellectuels de sa génération, il
tente de mettre son savoir et son savoir-faire au service de son engage-
ment. D’une théorie proustienne du réveil, il a tenté de faire une théorie
dialectique favorisant une prise de conscience politique. La conception
des « images dialectiques » prétend intervenir de façon décisive dans les
conflits de l’époque, en sauvant de la mystification un passé porteur de
sens occulté et qui nous fait signe.
C’est ainsi que les membres de l’école de Francfort, et notamment
Theodor W. Adorno, comprirent le projet des Passages. « Vous savez,
écrit-il à Benjamin, le 6 novembre 1934, que je considère ce travail véri-
tablement comme la part de philosophie première qui, à nous, nous incombe »
(Gesammelte Schriften, V, 2, 1106), ou encore, le 20 mai 1935 : « Je
considère les Passages non seulement comme le centre de votre philo-
sophie, mais comme l’essentiel de ce qui, aujourd’hui, peut être dit en
philosophie » (VII, 2, 856). « Il s’agit, écrit Adorno à Horkheimer le 8 juin
1935, d’une tentative pour déchiffrer le XIXe siècle comme « style », à
travers la catégorie de la marchandise considérée comme image dialec-
tique » (VII, 2, 860). Lecteur enthousiaste des premiers écrits de Benjamin,
Adorno idéalise l’ouvrage et en fait sa chose à lui ; c’est pourquoi il ne
cessera de confronter les fragments qu’il en lit avec son propre idéal. En
particulier, Adorno rejette la théorie du « rêve » et du réveil » ; car pour
lui, la réification n’est pas un phénomène de conscience mais un processus 141

objectif qu’il s’agit de déchiffrer sans le réduire à une perception subjec-


tive. L’idée d’agir directement sur la conscience collective de l’époque
et de favoriser un « éveil » lui est étrangère. Il se contente d’interpréter
les phénomènes et de jeter une bouteille à la mer. C’est pour cette raison
qu’il encourage Benjamin à ne rien abandonner de son art de la lecture
immanente, tel qu’il l’avait pratiqué dans ses essais sur Goethe et sur le
drame baroque. Bref, Adorno s’oppose à la « sociologie » de Benjamin
et à ses finalités politiques, à son goût trop naïves, trop brechtiennes.
Toute la difficulté se résume dans la formule employée par Adorno :
« Déchiffrer le XIXe siècle comme “style”, à travers la catégorie de la
marchandise. » Si l’architecture des passages est largement fonction des
acquis techniques et des finalités commerciales qui la définissent, son
caractère n’est pourtant pas réductible à ces fonctions. Bien plus encore,
l’œuvre de Baudelaire ne se ramène pas, d’une quelconque façon immé-
diate, à la catégorie de la marchandise. C’est que, à la différence de l’ar-
chitecture, de la publicité ou de l’urbanisme, cette œuvre est elle-même
une réflexion sur cette époque et ses phénomènes, et ne se contente pas
de les « exprimer ». Rien d’étonnant, donc, à ce que, dans les Passages,
le dossier consacré à Baudelaire soit quatre fois plus volumineux que le
plus long des autres dossiers, et que le livre sur Baudelaire tende à absorber
l’ensemble du projet. Ce sont là des signes qui indiquent que la cohé-
rence interne de l’œuvre est plus forte que les liens thématiques qui peuvent
être établis entre tel de ses aspects et la catégorie de la marchandise. C’est
ce qui explique le fait que Benjamin, dans son dernier essai sur Baudelaire,
introduit la théorie médiatrice du choc et de la perte de l’expérience. C’est
à cela, et non pas directement à la marchandise, que réagit l’œuvre du poète.
Le Livre des passages est le chantier de trois projets avortés : 1) d’une
« féerie dialectique », proche de Sens unique et du surréalisme ; 2) d’une
théorie révolutionnaire de la fin de l’art autonome et du déclin de l’aura,
illustrée par l’« Exposé » de 1935 et l’essai sur « L’Œuvre d’art… » ;
enfin, 3) d’une découverte, en 1936, de l’aura et du beau comme réalités
humaines dont le déclin ne peut être compensé par l’art de masse, concep-
tion dont témoignent « Le Narrateur » et « Sur quelques thèmes baude-
lairiens ». Des éléments de ces trois approches se trouvent dans chacun
142 des dossiers que rassemble Paris, capitale du XIXe siècle, les derniers frag-
ments étant généralement les plus récents.
Il n’y a donc pas de perspective unique dans ce labyrinthe. Sans doute
l’ouvrage n’aurait-il pu être « achevé » que sous la forme littéraire du
premier projet. Il aurait traité des découvertes surréalistes quant au choc
que provoquent les choses désuètes, de la corruption du temps chez le
flâneur et chez le joueur, du XIXe siècle comme Enfer de l’immanence
analogue à l’univers baroque. Les deux autres projets sont problématiques
pour des raisons complémentaires. Le deuxième fait abstraction de l’au-
tonomie des phénomènes artistiques, celle-ci étant subordonnée à deux
groupes d’intérêts plus puissants, intérêts économiques associés à des rêves
collectifs, intérêts révolutionnaires émancipés de toute apparence esthé-
tique et de toute fantasmagorie. Quant au troisième projet, qui réintro-
duit la dimension de l’autonomie esthétique, il cherche toujours à la concilier
avec la conception précédente : l’acceptation du déclin de l’aura devient
le thème explicite de la poésie baudelairienne, la condition de sa moder-
nité et le biais par lequel elle conquiert son authenticité artistique.
Ce point de vue ne peut être adopté par l’ensemble du projet des Passages.
Dans son dernier essai sur Baudelaire, Benjamin choisit le principe de
l’interprétation compréhensive pour faire apparaître la valeur esthétique
d’une œuvre, la rationalité d’une option artistique spécifiquement moderne.
La catégorie de la marchandise n’a aucune incidence sur cette option elle-
même, mais uniquement sur les thèmes qui lui sont proposés par le contexte
historique. À l’inverse, les textes antérieurs sur Baudelaire tentaient d’ex-
pliquer l’attitude du poète par son appartenance au milieu ambigu de la
Bohème, par le rôle social du flâneur qui annonce le rapport spécifique
du client à la marchandise, par l’héroïsme désespéré des exclus de la moder-
nité, révoltés, lesbiennes, dandys.
L’essai de 1938 sur « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire »
représente le point de vue sociologique des Passages, qui écarte l’inter-
rogation sur la valeur propre de l’œuvre baudelairienne, ne s’y référant
que comme à un symptôme parmi d’autres de la soumission de l’art au
marché. L’essai de l’année suivante, « Sur quelques thèmes baudelai-
riens », épouse au moins partiellement le point de vue de l’écrivain qui,
pour sauver l’authenticité de son œuvre, sacrifie l’aura traditionnelle du
poète. Ce qui prime ici, c’est le niveau de pertinence de l’œuvre, dans la 143

mesure où elle cherche la reconnaissance du lecteur. Mais la force de cet


essai repose néanmoins sur les recherches historiques et sociologiques
de Benjamin. C’est en fonction du contexte reconstitué que la compré-
hension interne parvient à discerner les niveaux de pertinence et à arti-
culer les significations possibles. La faiblesse du texte repose sur le peu
d’attention qui y est portée à la forme de la poésie et à la qualité des textes
en tant que tels. Benjamin a dû penser qu’une lecture plus minutieuse ne
lui aurait apporté aucune découverte fondamentale remettant en cause les
résultats de sa lecture analogique des valeurs expressives. D’ailleurs, mis
à part des essais comme l’étude de jeunesse sur Hölderlin, la démarche
de Benjamin dans ses travaux sur Goethe et sur le drame baroque n’a
jamais été celle de la lecture précise d’une œuvre entière, mais celle, tradi-
tionnelle selon sa structure, novatrice par ses intuitions, d’une sélection
de thèmes décisifs, solidaires en fonction d’une vision d’ensemble.
Il est évidemment possible de lire Paris, capitale du XIXe siècle, tel
que ce livre est publié aujourd’hui 1, avec ses virtualités multiples et contra-
dictoires, comme un ensemble de « fragments », d’aphorismes et de réflexions,

1. L’excellente traduction de Jean Lacoste ne comprend ni l’appareil critique établi par Rolf Tiedemann,
qui reconstitue notamment, dans l’édition originale, la genèse et l’histoire du projet à travers la corres-
pondance de Benjamin (Gesammelte Schriften, V, 2, 1067-1205), ni la bibliographie des ouvrages
consultés par Benjamin, qui auraient évidemment alourdi une publication déjà volumineuse.
de citations pittoresques ou instructives. Mais il y a malgré tout trop de
« système » dans cette poussière de textes ; le lecteur des « Exposés », du
Baudelaire, de « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique »
et des « Thèses sur [la philosophie de] l’histoire » ne peut s’empêcher de
deviner la place que chaque notation aurait pu occuper dans une œuvre
imaginaire. Ramené à un ensemble de « poèmes en prose » brillamment
formulés, les Passages se transformeraient à leur tour en un sarcophage
littéraire.
Critique, n° 531-532, août-septembre 1991, p. 655-680

9. LE BERLIN DE BENJAMIN 145

WALTER BENJAMIN, Lumières pour enfants, trad. Sibylle Muller,


Paris, Christian Bourgois, 1988, 282 p.
WALTER BENJAMIN, Écrits autobiographiques, trad. Christiane
Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois,
1990, 422 p.

L’œuvre de certains écrivains ou poètes est indissociable d’une ville :


Baudelaire et Paris, Joyce et Dublin, Musil et Vienne, Pessoa et Lisbonne.
La littérature et la poésie, répercutées par la critique littéraire, font légi-
timement résonner leurs idées dans des lieux et des noms particuliers. La
philosophie, par son niveau d’abstraction, tend à s’émanciper des lieux
et des noms propres. Dans l’antiquité, le monde intellectuel pouvait se
réduire à Athènes, mais que retrouve-t-on de Königsberg dans la philo-
sophie de Kant, d’Iéna ou de Berlin dans celle de Hegel? Lorsque la pensée,
à l’époque moderne, revendique des racines dans la glèbe d’une région,
c’est par une sorte de régression.
Si l’œuvre littéraire et théorique de Benjamin est inconcevable sans
l’air des villes européennes, c’est parce que Naples et Moscou, San
Gimignano et Marseille, mais surtout Berlin et Paris sont devenus sous
sa plume les modèles d’une réflexion sur les formes de vie du XIXe et du
XXe siècles. Paris en est la capitale idéal-typique, mais Berlin est la variante
dont Benjamin a une expérience privilégiée : celle de l’enfance. Enfance
berlinoise vers mil neuf cent 1 souligne l’écart qui sépare le rêve que fut
le XIXe siècle et l’éveil que représente l’entrée dans le XXe. Ce que les
surréalistes avaient entrepris pour Paris : transformer la perception du
suranné en absurdité choquante – en « nihilisme révolutionnaire » selon
l’expression de Benjamin –, il entreprend, avec une ironie empreinte de
nostalgie, un tel travail salutaire de destruction et de dérision pour sa propre
expérience de Berlin.
« J’espère, écrit-il dans l’avant-propos de la dernière version récem-
ment retrouvée à Paris, que ces images font au moins sentir à quel point
celui dont il est question ici a été privé par la suite de la sécurité qui avait
entouré son enfance 2. » Dès 1932, il a commencé à écrire sa « Chronique
146 berlinoise » 3, afin de se « vacciner » par avance contre le mal du pays
que connaissent les exilés : « Pas plus que le vaccin ne doit dominer le
corps sain, le sentiment de la nostalgie ne devait dominer mon esprit. Je
m’efforçais de le limiter en prenant conscience de la perte irrémédiable
du passé, due non pas à des contingences biographiques, mais à des néces-
sités sociales 4. » C’est ce qui explique l’absence de continuités biogra-
phiques ou de portraits des proches, famille ou camarades. Benjamin s’efforce
de saisir les « images à travers lesquelles l’expérience de la grande ville
se dépose dans un enfant de la bourgeoisie 5 ». Il tente ainsi de fonder un
genre, tel qu’il existe depuis longtemps pour l’expérience de la nature.
Enfance berlinoise n’a guère encore livré son secret 6. Il est sûr en tout
cas qu’on y apprend peu sur la ville de Berlin – ou seulement de façon

1. WALTER BENJAMIN, Sens unique, précédé de Une enfance berlinoise vers mil neuf cent, suivi
de Paysages urbains, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1978 ; édition revue, ibid., 1988.
2. WALTER BENJAMIN, Berliner Kindheit um neunzehnhundert (dernière version), in Gesammelte
Schriften (désormais GS), VII, 1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 385.
3. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, trad. ChristopheJouanlanne
et Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 241-328.
4. WALTER BENJAMIN, Berliner Kindheit…, GS, VII, 1, op. cit., p. 385.
5. Id.
6. Voir les contributions de BURCKHARDT LINDNER (« Le Passagen-Werk, Enfance berlinoise
et l’archéologie du « passé le plus récent », p. 13 sq), BERND WITTE (« Paris-Berlin-Paris. Des
corrélations entre l’expérience individuelle, littéraire et sociale dans les dernières œuvres de Benjamin »,
p. 49 sq) et HANS THIES LEHMANN (« Remarques sur l’idée d’enfance dans la pensée de Walter
Benjamin », p. 71 sq), in HEINZ WISMANN (s.l.d.) Walter Benjamin et Paris, Paris, Le Cerf, 1986.
indirecte – et beaucoup sur l’expérience de l’enfant qui y a vécu une époque
historique déjà archaïque pour l’adulte. L’ironie du texte signale la distance
entre l’esprit prisonnier de l’époque révolue et la conscience qui recons-
truit la vision d’autrefois. C’est une vision d’objets et de lieux trop grands
autour desquels se cristallisent les mythologies de l’enfance et d’une époque
elle-même enfantine, proche du conte de fées. Le plus souvent, il ne s’agit
pas d’événements précis, mais de gestes et d’expériences répétées comme
les fêtes de Noël et les cadeaux sous le sapin décoré. « Longtemps je me
suis couché de bonne heure » ; à Berlin aussi, l’enfant choyé attendait le
baiser de sa mère habillée en tenue de soirée 1.
Dans les années 1920, après l’échec de ses projets universitaires,
Benjamin devient l’un des intellectuels dominants de la scène berlinoise.
Ami de Brecht, il est associé à la littérature d’avant-garde et aux combats 147

politiques à la veille du nazisme. Aujourd’hui, la gloire de Brecht ayant


pâli ou survivant dans l’ombre de son critique le plus célèbre, c’est la
dimension proustienne et baudelairienne de Benjamin qui semble éclipser
toute la culture littéraire de la République de Weimar. Mais c’est un Proust
qui aurait rencontré Brecht. D’autres noms subsistent avant tout grâce au
voisinage de celui de Benjamin : Georg Simmel, le précurseur, Siegfried
Kracauer, Franz Hessel, ou encore Alfred Döblin, auteurs qui porteront
à jamais l’empreinte des comptes rendus qu’il leur a consacrés. Il existe
aujourd’hui un plan de Berlin spécialement confectionné pour indiquer
les adresses successives de Benjamin 2.
Naguère, le nom de Heidegger – qui, appelé à Berlin en 1934, avait
choisi de « rester en province » – avait drainé dans son sillage ceux de
Rilke, de Trakl, ou encore de Hölderlin et de Hebel qu’il doit aujourd’hui
partager avec Benjamin. Au-delà de Berlin, au-delà de l’Allemagne, le
nom de Benjamin s’entoure de ceux de Baudelaire, de Proust, des Sur-
réalistes, de Julien Green, de Paul Valéry ; de Goethe ou de Kafka, de
Kraus ou de Robert Walser. Son Europe littéraire et philosophique se
limitait pourtant essentiellement à la France et à l’Allemagne, avec quelques

1. WALTER BENJAMIN, Une enfance berlinoise, op. cit., p. 76.


2. In ROLF TIEDEMANN, CHRISTOPH GÖDDE et HENRI LONITZ, Walter Benjamin 1892-1940,
catalogue d’exposition publié par Marbacher Magazin, n° 55, 1990.
excursions en Italie et en Russie. À propos d’un ami, il écrit en 1923 qu’il
s’est voué « à la dimension européenne avec une imprudence qui devait
un jour nécessairement se dévoiler à tout homme lucide comme une erreur.
Pour moi au contraire, il y eut toujours au premier plan des nationalités
délimitées, l’allemande, la française 1 ». Le Berlin d’avant le nazisme était
malgré tout plus ouvert sur le monde que le Paris de la même époque :
Breton ou Aragon, Malraux ou Gide auraient-ils traduit du Brecht, du
Thomas Mann ou du Benjamin, comme Benjamin le fit pour Proust ou
Aragon ? Contrairement à Berlin, Paris se suffisait à lui-même.
La culture de Benjamin n’est donc pas spécifiquement berlinoise. De
nombreux aspects de la culture de cette ville échappent d’ailleurs à son
attention. Le théoricien du cinéma n’a jamais écrit un mot sur le cinéma
148 de Fritz Lang, de Murnau ou de Georg Wilhelm Pabst. Critique littéraire,
il n’a pas abordé la peinture et la musique de son temps ; George Grosz
et Kurt Weill ne sont guère présents dans sa réflexion. Il ne s’est pas inté-
ressé à la tradition de l’université de Berlin ; il appréciait peu Hegel ; ses
travaux sur Humboldt sont restés à l’état de projet : selon lui, cet inspi-
rateur de la philosophie moderne du langage méconnaissait l’aspect poétique,
« magique » du langage 2, qui lui importait le plus. Lui qui chantait l’ar-
chitecture moderne, les constructions en fer et en verre, était en fait fasciné
par les inflexions régressives des passages plus que par le Bauhaus, par
les utopies bizarres de Scheerbart, mort à Berlin en 1915, plus que par
les réalisations contemporaines.
Pour le jeune intellectuel berlinois, le rêve s’appelle Paris ; pour l’écri-
vain exilé, en Ibiza, puis rejeté par Paris où il végète 3, avant d’être interné
à Vernuche, la ville de l’enfance est l’objet d’un souvenir à la fois nostal-
gique et lucide. Le Berlin de Benjamin a deux faces : 1) la ville de sa vie
intellectuelle, celle des combats, des défaites personnelles et historiques ;
la récapituler, c’est rappeler des détails biographiques ou historiques, ou

1. WALTER BENJAMIN, Correspondance, I, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne,


1979, p. 283.
2. Cf. WALTER BENJAMIN, « Reflexion zu Humboldt », GS, VI, 1985, p. 26 sq.
3. Voir à ce propos l’introduction de Jean-Maurice Monnoyer à son édition de WALTER BENJAMIN,
Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 10-53.
encore raconter des anecdotes. 2) La ville de son enfance, telle qu’elle
lui apparaîtra dans les années 1930, est un conte de fées, à la fois merveilleux
et angoissant, riche en noms déformés, indéchiffrables, en choses incom-
préhensibles, oubliées, obsédantes ; contrairement aux pressentiments
qu’Adorno évoque dans ses Minima Moralia, c’est cependant un monde
où rien ne laisse pressentir le divorce entre Juifs et Allemands. Mais c’est
aussi, à côté des aspects théoriques des Passages parisiens, un conte philo-
sophique, évocation littéraire – au commentaire très réduit – d’une expé-
rience qui ne pouvait être transmise que par cette technique narrative.

Naissance 149

À l’époque où naît Benjamin, en 1892, Berlin est engagé dans une méta-
morphose rapide : d’une ville résidentielle des rois de Prusse, elle se trans-
forme en métropole moderne, commerciale, industrielle et administrative ;
de 800 000 habitants en 1870, elle passe à 2 000 000 en 1905, lorsque
Benjamin s’apprête à quitter Berlin pour deux ans de pensionnat (aujour-
d’hui, elle en a 3 400 000, Berlin-Ouest et Berlin-Est réunis). Capitale
depuis 1871, la ville connaît des changements comparables aux grandes
percées de Haussmann, qui inspirent ses urbanistes.
Avec sa femme et ses trois enfants, le père de Benjamin, commerçant
né à Cologne, occupe divers appartements à Berlin, toujours dans les parties
occidentales de la ville – de plus en plus à l’Ouest, à mesure que l’« ancien
Ouest » de Berlin se transforme en centre-ville commerçant – pour finir
par construire une maison en dehors des limites traditionnelles de la ville,
à Grunewald, le Neuilly de Berlin, d’où Benjamin écrira encore des lettres
en 1929. Commissaire-priseur, puis actionnaire de nombreuses sociétés,
Emil Benjamin investit notamment dans le jardin zoologique de Berlin,
permettant ainsi à ses enfants de fréquenter quotidiennement le zoo sans
avoir à payer d’entrée 1. Le père sera aussi à l’origine de la fascination

1. Cf. WERNER FULD, Walter Benjamin, Zwischen den Stühlen. Eine Biographie, Munich et
Vienne, Hanser, 1979 ; Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1981, p. 33.
ambivalente de Benjamin pour les prostituées. Ayant acheté des parts d’une
patinoire de luxe, le Eispalast, il y emmène son fils de dix-huit ans. « Les
numéros sur la piste, se souviendra-t-il, me captivèrent bien moins que
les apparitions au bar que je pouvais suivre tranquillement depuis une
loge quelconque de la galerie. Parmi celles-ci se trouvait cette putain en
costume marin blanc très moulant qui, sans que j’aie pu échanger un mot
avec elle, détermina mes fantasmes érotiques pour de nombreuses
années 1. »
Pas plus que le père de Scholem, celui de Benjamin ne partage les
intérêts religieux, philosophiques et littéraires de son fils. Les juifs alle-
mands de cette génération, à Berlin et ailleurs, n’étaient pas loin d’avoir
oublié qu’ils étaient juifs. C’est contre cet oubli de leur identité que se
150 révolteront les fils, à l’époque du renouveau nationaliste autour de la Première
Guerre mondiale. Scholem quittera Berlin pour Jérusalem, en 1923, époque
où Benjamin s’efforce encore – en vain – de passer sa thèse d’État à Francfort 2.
Il annoncera cent fois son départ imminent pour Jérusalem ; il promettra
d’apprendre l’hébreu et commencera même à s’y appliquer à Berlin, mais
il aura toujours des choses plus urgentes à faire, philosophiques, poli-
tiques, voire amoureuses. Scholem ne cessera jamais de souligner à quel
point Benjamin, tout en s’intéressant vivement aux recherches de son ami,
ignorait tout du judaïsme 3.
L’un des principaux philosophes berlinois de l’époque, à côté des néo-
kantiens Ernst Cassirer et Hermann Cohen : Georg Simmel, suspect en
tant que sociologue, avait dû quitter Berlin pour Strasbourg, afin d’ac-
céder à un poste de professeur. Benjamin a encore pu suivre à Berlin les
cours de Simmel et de Cassirer 4. Il fait une grande partie de ses études
ailleurs qu’à Berlin : à Fribourg, chez Rickert, à Munich, chez Geiger, et
à Berne, chez Herbertz, où il passe sa thèse sur Le Concept de critique

1. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 297.


2. Cf. GERSHOM SCHOLEM, De Berlin à Jérusalem. Souvenirs de jeunesse, trad. Sabine Bollack,
Paris, Albin Michel, 1984.
3. Voir, par exemple, GERSHOM SCHOLEM, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, trad. Paul Kessler,
Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 89.
4. Cf. WALTER BENJAMIN, « Curriculum vitae I », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 26.
d’art dans le romantisme allemand 1 (1919). À Heidelberg, il écrit son
essai sur « Les Affinités électives de Goethe » (1921-22) et s’efforce de
fonder une revue philosophico-littéraire qui doit s’intituler Angelus Novus,
mais qui ne verra jamais le jour.
À Berlin, loin du cadre familial, de l’étude solitaire, de l’université,
l’intellectuel de l’époque découvre un espace public parallèle, à la fois
littéraire et politique, dans les cafés. D’où la distinction entre « cafés de
travail » et « cafés de loisirs ». Il invente par ailleurs ses propres médias,
à travers les revues littéraires et la radio.

Cafés

C’est à Berlin, au Prinzess-Café, qu’il écrit une grande partie de son prin- 151

cipal ouvrage : « J’y restais assis des soirées entières », écrit-il dans
« Chronique berlinoise », « à proximité de quelque orchestre de jazz et
travaillais, en consultant discrètement mes feuilles et mes fiches, à mon
Origine du drame baroque allemand 2. »
Dans une salle du café Tiergarten, Scholem voit pour la première fois
Benjamin, en 1913, lors d’une rencontre entre de jeunes sionistes (Jung-
Juda, dont Scholem fait partie) et des membres du Mouvement de la Jeunesse
dont Benjamin est l’un des principaux porte-parole. C’est dans ces clubs
de débats (Sprechsäle) que se réunissent les jeunes intellectuels, juifs notam-
ment. Benjamin y tient un discours que Scholem se rappelle et qui préfi-
gure en quelque sorte ce versant de leur relation : « Il fit un exposé assez
tortueux, ne rejetant pas le sionisme a priori, mais l’évacuant en quelque
sorte 3. » Scholem et Benjamin feront connaissance en 1915, lorsqu’une
époque de la vie berlinoise de Benjamin aura pris fin avec l’éclatement
de la guerre et le suicide de son ami le plus proche.

1. [Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik a été traduit sous le titre Le Concept
de critique esthétique dans le romantisme allemand par Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie
Lang (Paris, Flammarion, 1986). Cf. « Walter Benjamin et la critique », p. 87-104. (N.D.É.)]
2. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 273.
3. GERSHOM SCHOLEM, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p. 12.
Dans les souvenirs de Benjamin, les cafés berlinois jouent un rôle
important. À l’angle de la Friedrichstrasse et d’Unter den Linden, se trou-
vait le Viktoria-Café qui « se distingue par toute la magie de l’époque
des lustres, de la mode des miroirs et du confort peluche 1 ». Les cafés
n’étaient pas alors des lieux de sieste, mais des positions stratégiques. le
Café des Westens « a été jusqu’aux premières années de la guerre le quar-
tier général de la bohème 2 ». Benjamin y fréquente un jeune poète, Heinle,
auquel le lie une amitié mêlée de vives tensions. Sous le signe de Hölderlin,
c’est alors une vision exaltée et idéaliste qui anime les discussions des
jeunes intellectuels berlinois : « La ville même de Berlin, écrit Benjamin,
n’a jamais, à aucune époque ultérieure, pénétré avec autant de force dans
mon existence qu’à cette époque lorsque nous pensions pouvoir la laisser
152 elle-même intacte, et ne faire qu’y améliorer les écoles, porter un coup à
l’inhumanité des parents et leurs élèves et y donner leur place aux mots
de Hölderlin ou de George. C’était une tentative extrémiste, héroïque de
changer l’attitude des êtres humains sans s’attaquer à leur situation. Nous
ne savions pas qu’elle devait échouer mais l’aurions-nous su, il ne se serait
trouvé personne parmi nous pour changer d’avis 3. »
Au Café des Westens, Benjamin et Heinle, émanations des « clubs de
débats », sont des étrangers parmi la bohème expressionniste, avec laquelle
ils n’ont que des contacts éphémères : « Franz Pfemfert, l’éditeur de Die
Aktion, a été durant un moment un intermédiaire ; nos rapports avec lui
étaient du plus pur machiavélisme. Else Lasker-Schüler me fit également
une fois venir à sa table ; on pouvait y voir Wieland Herzfelde, alors jeune
étudiant 4. » Jamais Benjamin, malgré les apparences, ne s’intègre tout à
fait aux milieux intellectuels berlinois. Le pathos expressionniste et le
réalisme social de l’entre-deux-guerres lui sont étrangers. Benjamin gardera

1. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 268.


2. Ibid., p. 269.
3. Ibid., p. 265.
4. Ibid., p. 269. Wieland Herzfelde, l’éditeur des dessins de George Grosz, d’auteurs russes, d’Histoire
et Conscience de classe (1923) de Georg Lukács, logeait en 1928 Canetti, qui fit de lui un portrait
dans Le Flambeau dans l’oreille (ELIAS CANETTI, Histoire d’une vie. Le flambeau dans l’oreille,
trad. Michel-François Demet, Albin Michel, 1982 ; repris in ELIAS CANETTI, Écrits autobiogra-
phiques, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », 1998) où il esquisse aussi
ceux de Brecht et de George Grosz.
toujours une distance par rapport à une actualité qu’il inscrit dans sa philo-
sophie théologique de l’histoire. C’est là sans doute la condition de son
impact durable, indépendamment des modes.
Dans sa jeunesse, un événement lui a révélé tout l’abîme qui le sépare
de la plupart des Berlinois. Un matin, quelques jours après l’éclatement
de la guerre de 1914, Benjamin reçoit ce télégramme : « Vous nous trou-
verez étendus dans notre foyer » ; Heinle s’est suicidé en compagnie de
son amie, Rika Seligson, « événement, écrit Benjamin, qui fit pour moi
sombrer cette ville et cette guerre pour longtemps 1 ». Après le 8 août 1914,

lorsque vinrent les jours où ceux d’entre nous qui étaient les plus
étroitement liés avec les morts ne voulaient plus se séparer jusqu’à
ce que ceux-ci fussent enterrés, nous avons alors senti (les limites 153
des rassemblements de l’intelligentsia bourgeoise) dans l’humi-
liation de ne pouvoir trouver refuge que dans un hôtel de gare
louche de la Stuttgarterplatz. Le cimetière lui-même nous rappe-
lait l’existence de ces limites posées par la ville sur tout ce qui
nous tenait à cœur; il était impossible de trouver pour deux personnes
mortes ensemble une tombe dans un seul et même cimetière. Mais
ce furent des jours, conclut Benjamin, qui firent mûrir en moi
cette idée que j’ai rencontrée plus tard et qui me donnèrent la convic-
tion que la ville de Berlin, elle non plus, ne serait pas épargnée
par les cicatrices d’un combat pour un ordre meilleur 2.

Benjamin écrira une série de sonnets en hommage à ce jeune poète


dont il s’efforcera de publier les œuvres; il le présentera même à Heidelberg,
dans la maison de la veuve de Max Weber 3, ne rencontrant que l’in-
compréhension et le snobisme des auditeurs.
Lorsque le propriétaire du Café des Westens mit ses habitués à la porte,
c’est le Romanisches Café qui prit le relais :

Le légendaire serveur, familier des journaux, à présent déjà mort,


Richard – un bossu qui était révéré dans ces cercles en raison de

1. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 269.


2. Ibid., p. 267.
3. Ibid., p. 263.
sa mauvaise réputation – était l’emblème de sa puissance. Lorsque
la conjoncture se redressa en Allemagne, l’atmosphère menaçante
où la bohème baignait encore au temps des manifestes révolu-
tionnaires expressionnistes se dissipa à vue d’œil autour d’elle.
Le bourgeois reconsidéra ses relations avec les occupants du Café
Grössenwahn [le Café Mégalo] (c’est ainsi que le Romanisches
Café s’appela bientôt) et trouva que tout était resté comme avant.
Dès ce moment la physionomie du Romanisches Café commença
à changer 1.

Le monde littéraire

154 De retour de Suisse, en 1923, Benjamin écrit le premier texte de Sens


Unique qui résume ses impressions d’une Allemagne ravagée par l’in-
flation : « Panorama impérial » 2 ; selon ce texte, « tout se perd » devant
l’égoïsme et la stupidité des comportements provoqués par la crise. Pendant
cette période, Benjamin ne cesse de voyager. Il fuit Berlin, il fuit l’échec
de son mariage, il fuit la maison paternelle – ce n’est qu’en 1931 que son
activité de journaliste et d’écrivain lui permettra de s’installer dans un
appartement à lui, il poursuit l’écriture du livre sur le drame baroque à
Capri, où il fait la connaissance d’une Lettonne, Asja Lacis, qu’il rejoindra
plus tard à Riga, puis – après un séjour de six mois à Paris – en 1926-
1927 à Moscou, avant de vivre avec elle à Berlin, en décembre 1928-
janvier 1929. En mai 1929, elle le présentera à Brecht.
Dès 1925, Benjamin a commencé à occuper une position stratégique
dans la vie intellectuelle de Berlin, en devenant l’un des piliers de la revue
Die literarische Welt, dirigée par Willy Haas. « À partir d’août, écrit-il
à Scholem en mai 1925, Rowohlt fait paraître un hebdomadaire, Die lite-
rarische Welt, auquel […] je participe par une chronique régulière sur la
dernière théorie esthétique en France 3. » À cette époque, le nombre de
journaux s’accroît à Berlin de façon vertigineuse, plus de 2 000 pério-

1. Ibid., p. 271.
2. Cf. WALTER BENJAMIN, Sens Unique, op. cit., p. 152-161.
3. WALTER BENJAMIN, Correspondance, I, op. cit., p. 348.
diques paraissant alors régulièrement 1. Die literarische Welt atteindra un
tirage de plus de 20000 exemplaires, frôlant les 30000 vers 1929. Benjamin
collabore à cette revue d’octobre 1925 jusqu’en février 1933, date à laquelle
il quitte l’Allemagne ; il y a publié plus de cent contributions sur les sujets
les plus divers. En 1925 encore, Benjamin annonce avoir « conclu un
contrat pour la traduction de l’œuvre principale [du] grande cycle roma-
nesque À la recherche du temps perdu 2 » en collaboration avec Franz
Hessel, l’auteur des Promenades dans Berlin 3.
La culture berlinoise s’engage résolument dans la modernité interna-
tionale. Benjamin y fait connaître le Surréalisme. En 1928, après de longues
péripéties éditoriales, il publie chez Rowohlt Sens Unique et Origine du
drame baroque allemand. En 1930, il signe avec Rowohlt un contrat pour
un recueil d’essais littéraires. La même année, il peut écrire à son ami 155

Scholem – pour expliquer son refus, malgré de nombreuses promesses,


de venir à Jérusalem – qu’il s’est fait une situation en Allemagne et qu’il
n’est pas loin d’avoir atteint son but, celui « d’être considéré comme le
premier critique de la littérature allemande 4 ».
Die literarische Welt publie le compte rendu des Promenades dans
Berlin, essai où Benjamin livre au public quelques-unes de ses idées sur
les Passages, mais aussi des idées qui seront à l’origine d’Enfance berli-
noise : « Promenades dans Berlin est un écho de ce que la ville a raconté
à l’enfant depuis les débuts de sa vie 5. » Au flâneur, la ville s’ouvre « comme
paysage, elle l’enferme comme chambre 6 ». De tels fragments sont direc-
tement tirés des premières notes sur les Passages pour lesquels « les rues
sont l’appartement du collectif 7 :

1. Cf. MOMME BRODERSEN, Spinne im eigenen Netz. Walter Benjamin, Leben und Werk, Bühl-
Moss, Elster Verlag, 1990, p. 174.
2. WALTER BENJAMIN, Correspondance, I, op. cit., p. 361.
3. FRANZ HESSEL, Promenades dans Berlin (1928), trad. de l’allemand par Jean-Michel Beloeil,
précédé de « Le Flâneur de Berlin » par JEAN-MICHEL PALMIER, suivi de « Le Retour du flâneur »
par WALTER BENJAMIN, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1989.
4. WALTER BENJAMIN, Correspondance, II, op. cit., p. 28.
5. WALTER BENJAMIN, « Le Retour du flâneur », in FRANZ HESSEL, Promenades dans Berlin,
op. cit., p. 255.
6. Ibid., p. 256.
7. WALTER BENJAMIN, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. Jean Lacoste,
Paris, Le Cerf, 1989, p. 875.
Pour les gens de la masse – et le flâneur vit avec elle – les étin-
celantes enseignes émaillées des sociétés ne sont ni plus ni moins
qu’un ornement mural, comme l’est, au salon, une peinture à l’huile
pour le bourgeois; les murs coupe-feu sont leur pupitre, les kiosques
à journaux leurs bibliothèques, les boîtes à lettres leurs bronzes,
les bancs leur boudoir et la terrasse de café l’encorbellement d’où
ils observent leur foyer. Là où, à la grille, les ouvriers de l’as-
phalte ont suspendu leur veste, c’est leur vestibule, et, de l’ali-
gnement des cours qui s’enchaînent, le porche qui conduit à l’air
libre donne accès aux chambres de la ville 1.

Benjamin rappelle le mot de Baudelaire sur la ville qui « change plus


vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Le livre de Hessel, grand connais-
156 seur de Paris, est à ses yeux un « vrai manuel de la séparation 2 », sépa-
ration avec une ville qui se transforme en « jungle sociale 3 ».
Issu d’une famille juive aisée, né en 1880, Hessel avait fréquenté, pendant
ses études à Munich, des auteurs comme Klages, Gundolf et Wolfskehl,
proches du poète Stefan George. Il vit à Paris de 1906 à 1914, avant d’être
lecteur aux éditions Rowohlt à Berlin, de 1919 à 1933. Sa femme et lui
servent de modèle à Henri-Pierre Roché, pour son roman Jules et Jim 4.
Interné au camp des Milles en 1939, il mourra en 1941 à Sanary-sur-Mer,
un an après le suicide de Benjamin. En dehors de Proust, il a traduit Balzac,
Stendhal, Hugo, Jules Romains et Julien Green. Chauve, le visage déformé
comme par un miroir convexe, un œil plus petit que l’autre, il semble
avoir été photographié pour une affiche « Recherché par la police ». En
1926 et en 1927, Benjamin a déjà publié des articles sur Hessel, le dernier
à propos de son Berlin secret (Heimliches Berlin). Ce compte rendu s’ouvre
sur un passage qui sera intégré à Enfance berlinoise. Le classicisme de
l’architecture berlinoise pénètre dans l’imaginaire de ses habitants ; mais
plus encore, comme chez Baudelaire et Meryon, les murs des grandes
villes qui vieillissent, les ruines du siècle passé, évoquent l’Antiquité :

1. WALTER BENJAMIN, « Le Retour du flâneur », op. cit., p. 257 (traduction modifiée).


2. Ibid., p. 258.
3. Ibid., p. 259.
4. Cf. JEAN-MICHEL PALMIER, « Le Flâneur de Berlin », in FRANZ HESSEL, Promenades dans
Berlin, op. cit., p. 15 sq.
« Le vieil Ouest est devenu l’Ouest antique, d’où viennent les vents à la
rencontre des mariniers qui font remonter lentement le Landwehrkanal
à leur barge chargée de pommes des Hespérides, pour accoster près du
pont d’Hercule 1. » Selon Benjamin, ce que Berlin a de « secret » n’est
pas un chuchotement intime, mais « cette façon rigoureuse, antique, qu’ont
une ville, une rue, une maison, voire un salon, d’être image 2 ». « Image »,
chez Benjamin, est un terme lourd de signification : ce qui accède à ce
statut est porteur d’un contenu utopique objectivé et peut être interprété
en termes de philosophie de l’histoire.
Autre analyste de Berlin, venu de Francfort, Siegfried Kracauer 3 dans
son livre Les Employés est le précurseur d’une analyse de l’industrie cultu-
relle. Berlin, selon lui, est par excellence la ville des employés, prolétaires
des bureaux dont le principal souci est de s’entourer d’oripeaux culturels 157

qui leur permettent de se distinguer des classes maudites. « Berlin, écrit


Kracauer en 1930, est aujourd’hui une ville typique de la culture d’em-
ployé, autrement dit d’une culture faite par des employés et pour des
employés et considérée par la majorité des employés comme une culture.
Il n’y a qu’à Berlin, où les liens avec l’origine et avec la glèbe se sont à
ce point estompés que le “week-end” peut y devenir une grande mode,
qu’il est possible de saisir la réalité des employés 4. » C’est une réalité de
la fausse conscience et du refoulement, où le sport et le divertissement
remplacent la conscience politique. Dans le livre de Kracauer, Benjamin
voit un symptôme de la « politisation des intellectuels ». Politiser sa propre
classe, considère-t-il, « cet effet indirect est le seul qu’un écrivain révo-
lutionnaire de la bourgeoisie puisse aujourd’hui chercher à atteindre 5 ».

1. WALTER BENJAMIN, « Franz Hessel. Heimliches Berlin », GS, III, p. 82-84.


2. Id.
3. Sur Siegfried Kracauer – l’ami de jeunesse d’Adorno et le directeur des pages littéraires de la
Frankfurter Zeitung –, voir RAINER ROCHLITZ, « Avant-Propos » in SIEGFRIED KRACAUER, Le
Roman policier, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1981.
4. SIEGFRIED KRACAUER, Les Employés, cité par WALTER BENJAMIN, « Ein Aussenseiter macht
sich bemerkbar », GS, III, p. 221 sq. [« Un marginal sort de l’ombre. À propos des Employés de
Siegfried Kracauer », trad. Pierre Rusch, Œuvres, II, op. cit., p. 179-188 ; ici, p. 182-183. Voir
la correspondance des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210. (N.D.É.)]
5. Ibid., p. 225. [Œuvres, II, p. 187. (N.D.É.)]
Dans un autre essai de 1930, Benjamin défend Berlin Alexanderplatz
de Döblin, épopée de la ville de Berlin, de ses lieux et de son langage,
mais aussi de la confusion entre bourgeois et criminels, où Benjamin voit
sa limite. Les lieux dominent ici les personnes : « Qu’est l’Alexanderplatz
à Berlin ? C’est l’endroit où, depuis deux ans, se produisent les transfor-
mations les plus violentes, où les excavatrices et les dames œuvrent de
façon ininterrompue, où le sol tremble sous leurs coups, sous les colonnes
de bus et de métros, où les entrailles de la grande ville se sont ouvertes
plus profondément qu’ailleurs […]. Ce n’est pas un quartier industriel ;
c’est le commerce avant tout, la petite bourgeoisie, et son négatif socio-
logique : les malfaiteurs, recrutés parmi les chômeurs. L’un d’entre eux
est Biberkopf. […] L’Alexanderplatz gouverne son existence 1. » Quant
158 à l’auteur du montage qu’est ce roman, il laisse parler la langue des Berlinois :
« Ce livre est un monument du caractère berlinois, précisément parce que
le narrateur n’a pas cherché à produire un art régional, à faire la publi-
cité de sa ville. Il parle à travers elle. Berlin est son mégaphone. Son
dialecte est l’une des forces qui se retournent contre la clôture du roman
traditionnel 2. »
En 1929, Benjamin a fait la connaissance de Brecht, le dramaturge et
poète d’Augsbourg qui, avec Piscator, domine alors la scène berlinoise.
Benjamin devient son meilleur commentateur. Avec L’Opéra de quat’sous,
Brecht a remporté en 1928 le succès total et ambigu que décrit Canetti,
dans Le Flambeau dans l’oreille : il permet au cynisme berlinois de se
reconnaître sur scène sans se sentir remis en question. Benjamin reste sur
ses gardes, tout comme Brecht vis-à-vis de lui. Ensemble, ils lancent le
projet d’une nouvelle revue chez Rowohlt, Krisis und Kritik 3, qui ne verra
pas plus le jour qu’Angelus Novus, cette fois en raison des divergences
entre les initiateurs eux-mêmes. Sur la liste des collaborateurs envisagés
figurent les principaux intellectuels de gauche de l’époque : entre autres,

1. WALTER BENJAMIN, « Krisis des Romans. Zu Döblins Berlin Alexanderplatz », GS, III, p. 233
sq. [« La Crise du roman. À propos de Berlin Alexanderplatz de Döblin », trad. Rainer Rochlitz,
II, op. cit., p. 189-197 ; ici, p. 194. Voir la correspondance des éditions in « Notice bibliogra-
phique », p. 195-210. (N.D.É.)]
2. Ibid., p. 233. [Œuvres, II, p. 193. (N.D.É.)]
3. WALTER BENJAMIN, Correspondance, II, op. cit., p. 38.
Döblin, Hanns Eisler, Kracauer, Korsch, Lukács, Marcuse, Musil,
Piscator, Sternberg, Weill et Wiesengrund-Adorno. Benjamin mène de
longues discussions avec Brecht, dans l’atelier que ce dernier occupe près
du zoo, dans la Hardenbergstrasse. Il doit s’agir d’une publication dans
laquelle les intellectuels bourgeois s’expliquent sur leur situation, compte
tenu d’une crise sociale qui semble devoir déboucher sur une révolution.
Dans le même cadre, Heidegger, qui vient de publier Être et Temps, doit
être soumis à une critique sévère – qui ne sera pas mise en œuvre.
Elias Canetti et Peter Weiss ont fait le portrait de Brecht déguisé en pro-
létaire. Benjamin, qui refusera tout mimétisme, traduira sa pensée en y voyant
un plaidoyer pour la « pauvreté » nécessaire de cet homme nouveau qui
commence à reconstruire, avec un minimum de moyens, un monde en ruines.
Cette « pauvreté » qui répond à l’appauvrissement de l’expérience depuis 159

la Première Guerre, où l’homme a cessé d’être à la hauteur d’une technique


qui le dépasse, il la découvre chez tous les novateurs de l’époque, chez Adolf
Loos comme chez Scheerbart, chez Karl Kraus comme chez Paul Klee.

Radio Berlin

Vers 1930, Benjamin commence à travailler à la radio berlinoise, mais


aussi à celle de Francfort. Certains de ses « modèles radiophoniques »
sont didactiques dans un esprit brechtien. D’autres, à caractère plus narratif,
s’adressent aux enfants. C’est le cas notamment des textes récemment
publiés sous le titre Lumières pour enfants 1. La première moitié de ce
recueil est en grande partie consacrée à Berlin, à son dialecte, à son histoire,
à son architecture. Le dialecte berlinois, déjà évoqué à propos de Döblin,
est un phénomène paradoxal : « dialecte d’une grande ville où, depuis
longtemps, les Allemands originaires de toutes les régions, et depuis peu,
les membres de toutes les nations européennes, se rencontrent, se mêlent
et se nivellent avec une rapidité croissante. Comment un tel phénomène
est-il possible d’une façon générale 2 ? » Benjamin l’explique par les commu-
nautés professionnelles, y compris celles des malfaiteurs : « Pour la grande

1. WALTER BENJAMIN, Lumières pour enfants, trad. Sylvie Muller, Paris, Christian Bourgois, 1988.
2. WALTER BENJAMIN, « Wat hier jelacht wird, det lache ick », GS, IV, 1/2, p. 537.
ville, les cent variantes de l’argot demeurent la véritable pépinière du
dialecte 1. » Mais cette explication ne satisfait pas tout à fait. Le dialecte
berlinois, parlé jusque dans les classes cultivées – Scholem, de son propre
aveu, en était un exemple – indique le caractère « provincial » que conserve
cette ville qui n’est capitale que depuis quelques décennies ; la moderni-
sation rapide la bouleverse d’autant plus violemment. D’ailleurs, Benjamin
observe que les Berlinois ne sont pas blasés comme les habitants de Londres
ou de Paris. À la différence de l’argot parisien qui ne s’étonne de rien,
l’insolence du dialecte berlinois est liée à un étonnement incessant, à une
attitude un peu naïve d’observation et de contemplation. Selon Benjamin,
le Berlinois est en ce sens « philosophe ». Au client qui, en 1922, à l’époque
de l’inflation, s’étonne que la tasse de café a encore augmenté de quelques
160 millions de marks depuis la veille, le garçon berlinois du Romanisches
Café répond : « N’essayez pas de comprendre ; soyez philosophe. » Et
Benjamin énumère une série d’expressions berlinoises de l’étonnement 1.
Ces textes berlinois improvisés à la radio ou dictés à toute vitesse témoi-
gnent d’un attachement de Benjamin à sa ville natale et d’une affinité
avec l’esprit des enfants, attachement et affinité qui ne sont jamais complai-
sants ni populistes. Berlin est pour lui la ville de l’enfance. Lorsqu’il parle
des souvenirs de Rellstab sur son enfance à Berlin, il pense aussi à lui-
même : « Qu’un enfant ait pu tisser des liens avec une grande ville, si
heureux et si harmonieux que l’homme mûr aime à évoquer cette enfance,
n’est pas si fréquent 2. » À propos du « Théâtre de marionnettes à Berlin »,
il est question du texte philosophique de Kleist à ce sujet 3. À propos des
« Marchands ambulants et des marchés du vieux et du nouveau Berlin »,
il commence par évoquer les contes de fées de Hauff et de Hoffmann 4,
ce dernier étant « le seul écrivain qui popularisa Berlin à l’étranger, […]
aimé et lu par les Français, à une époque où en Allemagne et à Berlin,
on le traitait comme un chien », lit-on dans le « Berlin démoniaque 5 »,

1. Ibid.
2. Ibid., p. 541 sq. Voir aussi WALTER BENJAMIN, « Le Dialecte berlinois », Lumières pour
enfants, op. cit., p. 11-20.
3. WALTER BENJAMIN, Lumières pour enfants, op. cit., p. 48.
4. Ibid., p. 34.
5. Ibid., p. 21.
tandis qu’une note des Passages explique cet engouement des Français
par le fait que le regard de Hoffmann est déjà celui du flâneur 1. Benjamin
l’appelle « le père du roman berlinois », le précurseur de Döblin. Dans
« Sur quelques thèmes baudelairiens », Hoffmann annonce le flâneur pari-
sien, à travers sa « Fenêtre d’angle du cousin », la fenêtre de son appar-
tement près du Gendarmenmarkt : « C’est d’en haut qu’il procède à
l’investigation systématique de la foule 2 » ; le flâneur, lui, s’y mêlera.
« Si Hoffmann avait habité Paris ou Londres, poursuit Benjamin, s’il avait
voulu décrire la foule comme telle, la vue d’un marché ne lui aurait pas
suffi 3. » Le fantastique de Hoffmann préfigure néanmoins ce que la foule
de la grande ville bourgeoise a d’inquiétant. Plus tard, il ne sera plus néces-
saire d’imaginer ce fantastique ; Hoffmann, quant à lui, n’avait pas d’autre
moyen à sa disposition. Selon Benjamin, il voulait « montrer que dans le 161

Berlin banal, prosaïque, rationnel et raisonnable, il n’y a pas que les recoins
moyenâgeux, les rues isolées, les maisons désertes qui soient riches de
choses stimulantes pour un conteur mais que sa population active, de toutes
conditions et de tous quartiers, en recèle tout autant, qu’il suffit de dépister,
de reconnaître 4 ».
Deux émissions sont consacrées aux jouets que l’on peut trouver à
Berlin ; c’était là une des grandes passions de Benjamin, à côté des vieux
livres d’enfants dont il avait constitué une collection. Contrepoint de sa
réflexion critique sur le passage et les grands magasins, dès qu’il regarde
la ville par les yeux de l’enfant, elle lui présente un aspect féerique ; « vous
voyez où se trouvent ces longues galeries de jouets sans fée et sans magi-
cien, en plein cœur de Berlin. Dans les grands magasins 5 ». De même,
lorsque Benjamin visite les immenses usines Borsig ou une fabrique de
laiton, il met toute critique sociale entre parenthèses pour présenter aux
enfants les merveilles et le gigantisme de la technique moderne :

1. Ibid., p. 39 sq, et p. 46.


2. WALTER BENJAMIN, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, op. cit., p. 862.
2. WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1979, p. 176. [Cf. supra,
références actualisées, p. 26, n. 1. (N.D.É.)]
3. Ibid., p. 177.
4. WALTER BENJAMIN, Lumières pour enfants, op. cit., p. 45 sq.
5. Ibid., p. 59.
Lors de la construction de la ligne de métro Spittelmark-
Alexanderplatz, la tête du tunnel construit sous la Spree s’affaissa.
L’eau pénétra dans le tunnel et l’édifice tout entier fut mis en péril.
La direction des travaux se réunit le matin à dix heures avec Borsig,
Borsig proposa de mettre en place cinq méga-pompes, qui prélè-
veraient 125 m3 d’eau à la minute. Le bon de commande arriva
à Tegel l’après-midi, à trois heures. Bien qu’il ait fallu refaire tous
les plans, les cinq méga-pompes franchissaient le portail de l’usine,
le soir à onze heures. Elles furent mises en action le lendemain
matin, et en deux heures, la ligne fut sauvée 1.

Dans « Les Cités-casernes », Benjamin aborde son sujet préféré, à


l’époque du travail sur les passages. Il décrit la genèse de la « plus grande
162 cité-caserne du monde 2 » : Berlin. À l’époque des rois de Prusse, il s’agis-
sait de loger, pour prévenir la désertion, les soldats – qui fuyaient la disci-
pline infernale de l’armée – avec leurs femmes et leurs enfants. Plus tard,
comme dans d’autres métropoles, le même modèle fut appliqué à des terrains
de plus en plus coûteux. C’est l’un des rares textes où Benjamin déve-
loppe une utopie architecturale inspirée par le Bauhaus : comment supprimer
les cités-casernes, véritables « châteaux forts » ?

En éliminant une architecture monumentale et solennelle, dont


les pierres inaltérables et immuables devaient occuper le terrain
pour des siècles. De fines armatures de béton ou d’acier ont remplacé
la pierre, d’immenses surfaces de verre ont remplacé les murs
massifs et impénétrables, et des escaliers extérieurs, des balcons,
des jardins en terrasse, remplacent l’uniformité des quatre murs.
Petit à petit, les habitants de plus en plus nombreux de telles maisons
seront transformés. Ils seront plus libres, moins craintifs mais aussi
moins guerriers. L’enthousiasme qu’ils montrent aujourd’hui pour
les dirigeables, les autos ou les paquebots transatlantiques, ils sauront
l’avoir pour la future image d’une ville 3.

1. Ibid., p. 78 sq.
2. Ibid., p. 82.
3. Ibid., p. 89 sq. Voir aussi WALTER BENJAMIN, « Ein Jakobiner von heute. Zu Werner Hegemanns
Das steinerne Berlin », GS, III, p. 260-265.
À cette époque, Benjamin voit dans la technique une alliée libératrice
de l’humanité qu’il faut savoir mettre au service de son émancipation, pour
l’empêcher d’exercer sa puissance destructrice à l’encontre des hommes.

II

Origines

Peu avant de s’exiler, et pendant presque toute la durée de l’exil jusqu’en


1938, d’abord pendant son premier séjour sur l’île d’Ibiza en 1932 – à
un moment de sa vie où les difficultés personnelles et économiques l’ont
amené à envisager très sérieusement le suicide –, puis à Berlin et dans
différents lieux de son exil, Benjamin associe une fois encore l’enfance 163

et la ville de Berlin en rédigeant les nombreuses versions d’Enfance berli-


noise. Il en publiera des fragments dans différents journaux et revues.
Sous le titre « Chronique berlinoise », il s’agissait d’abord d’une série de
textes autobiographiques – déjà largement cités dans ce qui précède –
consacrés avant tout aux années d’études, à quelques amitiés fondamen-
tales, à des souvenirs de famille. Benjamin y consigne des réflexions sur
la topographie de sa vie et sur la forme littéraire qu’il convient de donner
à son travail :

Depuis longtemps, des années à vrai dire, je caresse l’idée d’or-


ganiser sur une carte l’espace de la vie – bios – graphiquement.
D’abord je songeais vaguement à un plan Pharus, aujourd’hui je
serais plus enclin à recourir à une carte d’état-major s’il en exis-
tait une pour l’intérieur des villes. Mais elle fait sans doute défaut,
par méconnaissance des théâtres d’opérations des guerres à venir.
J’ai imaginé un système de signes conventionnels et sur le fond
gris de telles cartes, on en verrait de toutes les couleurs si les loge-
ments de mes amis et amies, les salles de réunion des divers collec-
tifs, depuis les clubs de débats du Mouvement de la Jeunesse
jusqu’aux lieux de réunion de la jeunesse communiste, les
chambres d’hôtel et de bordel que j’ai connues le temps d’une
nuit, les bancs décisifs du Tiergarten, les chemins de l’école et les
tombes que j’ai vu remplir, les lieux où trônaient des cafés dont
les noms ont aujourd’hui disparu et qu’on avait quotidiennement
sur les lèvres, les courts de tennis où se trouvent aujourd’hui des
maisons de rapport vides et les salles décorées de dorures et de
stucs dont l’épouvante des leçons de danse faisait presque les égales
des salles de gymnastique, si tout cela y était distinctement porté 1.
À défaut de telles cartes, Benjamin s’inspire de Paris vécu de Léon
Daudet, du moins de son titre.

Ce que ces considérations doivent à Paris, écrit-il, c’est la réserve.


II me serait à peine possible de m’abandonner au va-et-vient des
souvenirs que j’ai des débuts de ma vie citadine, si ne se tenaient
sous mes yeux, avec le rigoureux contour qu’elles ont depuis Paris,
les deux seules formes dans lesquelles il est légitime de le faire,
164
c’est-à-dire avec la garantie de la durée, et si mon renoncement à
atteindre la première n’était pas aussi résolu que mon espoir de
réaliser la seconde est constant. La première forme a été créée dans
l’œuvre de Marcel Proust et le renoncement à tout jeu avec des
possibilités analogues ne peut guère trouver forme plus pertinente
que celle de la traduction que j’ai essayé d’en donner. Des possi-
bilités analogues – en existe-t-il seulement? Et elles ne tolèrent
sûrement pas qu’on joue avec elles. Ce que Proust a commencé
de façon si ludique est devenu d’un sérieux à vous couper le souffle.
Qui a commencé un jour à ouvrir l’éventail du souvenir trouve
toujours de nouveaux segments, de nouvelles baguettes, aucune
image ne lui suffit, car il a reconnu qu’on a beau le déplier, c’est
dans les plis seulement que loge l’authentique, cette image, ce goût,
cette impression tactile au nom de quoi nous avons déployé, déplié
tout cela; et alors le souvenir passe du plus petit au plus petit, du
plus petit au minuscule et ce qui vient à sa rencontre dans ces micro-
cosmes devient de plus en plus prodigieux. Voilà le jeu mortel
dans lequel se laissa entraîner Proust et pour lequel il aura du mal
à trouver un nombre de successeurs plus grand que celui des cama-
rades dont il avait besoin 2.

1. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 246 sq.
(traduction légèrement modifiée).
2. Ibid., p. 247 sq.
La seconde forme sera celle d’Enfance berlinoise : elle consiste à
renoncer à l’autobiographie pour ne retenir que la topographie exemplaire
de l’enfance dans une ville comme Berlin : « une sorte de tête-à-tête d’un
enfant avec la ville de Berlin aux environs de 1900 1 » écrit-il à Jean Selz
– avec qui il traduira quelques-uns de ces textes 2 –, au mois de septembre
1932. La plus grande satisfaction de Benjamin fut d’apprendre en 1933
que Scholem, en lisant ces textes, y avait parfois reconnu sa propre enfance.
« Pour la première fois », c’est là une des formules les plus employées
dans Enfance berlinoise. Dans « Tiergarten », le premier de ces « poèmes
en prose » 3, Benjamin désigne Franz Hessel comme un « familier du
pays », un « paysan de Berlin » qui se joignit à lui pour reconquérir Berlin
après une longue absence commune, à Paris :
165
Les petits escaliers, les vestibules portés par des colonnes, les péri-
styles, les frises et les architraves des villas près du Tiergarten –
nous les prîmes pour la première fois au mot. Mais nous prîmes
surtout au mot les cages d’escalier qui, avec leurs vitraux, restaient
les mêmes qu’autrefois, même si l’intérieur qui était habité avait
beaucoup changé. Je sais encore les vers qui, après l’école, remplis-
saient les intervalles des battements de mon cœur, lorsque je m’ar-
rêtais en montant les escaliers. Ils venaient à moi de l’obscurité
du vitrail […]. Levant avec les pouces, pour soulager mes épaules,
les courroies de mon cartable, je déchiffrais : « Le Travail est la
Parure du Citoyen, La Prospérité est le Salaire de la Peine » 4.

Mais cette « première fois » est encore celle des adultes qui inaugu-
rent une nouvelle recherche. Elle dissimule une origine plus lointaine,
celle, inaccessible, des gestes répétés qui sont enfouis dans notre corps.
Aussi la plupart des « premières fois » désignent-elles des expériences

1. Cf. WALTER BENJAMIN, « Anmerkungen » [Notes de l’éditeur de Berliner Kindheit…], GS,


IV, 2, p. 964.
2. Cf. WALTER BENJAMIN, Écrits français, op. cit., p. 65-74, et le témoignage de Jean Selz sur
cette traduction, p. 374.
3. Pour certains des textes, il existe effectivement des versions en vers : cf. GS, VII, 1, p. 705-714.
4. WALTER BENJAMIN, Une enfance berlinoise, op. cit., p. 31sq. (traduction légèrement modifiée).
primitives : je peux « rêver à la manière dont j’ai appris à marcher. Mais
cela ne me sert à rien. Maintenant je sais marcher ; apprendre, je ne le
pourrai plus 1 ». « La première armoire qui s’ouvrit lorsque je le dési-
rais 2 », c’est l’une des victoires primitives sur la malignité des choses
d’où nous tirons toute notre assurance ; les « premiers appels télépho-
niques » sont un souvenir archaïque qui remonte à des époques mythiques
de l’enfance : une réalité inouïe faisait alors irruption dans l’espace d’ex-
périence de l’humanité.
« La Première Fois », c’est aussi l’une des questions constantes de
Benjamin, dans ses écrits sur les Passages parisiens. Que ce soit dans la
vie de l’individu ou dans celle de l’humanité, Benjamin guette partout
l’instant inaugural d’une forme qui fera époque : « les “passages”, première
166 mise en œuvre de la construction en fer 3 » ; « pour la première fois depuis
les Romains un nouveau matériau de construction, le fer, fait son appa-
rition 4 » ; Edgar Poe est « le premier physiognomoniste de l’intérieur 5 »,
etc. Ces questions sur « l’origine » sont étroitement liées à la philosophie
du langage de Benjamin et à sa philosophie de l’histoire 6. « Rencontre
indépassable entre le signe et son référent, telle qu’elle s’atteste encore
aujourd’hui dans le langage poétique 7 », l’origine est pour lui cet instant
antérieur à celui où se dissocient à jamais l’empreinte créatrice et son
objet et où le signe devient arbitraire.
L’écriture de Benjamin est un incessant effort pour restaurer la puis-
sance de ces origines, à travers la traduction, la critique, l’écriture de l’his-
toire. Sans de tels efforts, des ressources vitales pour l’humanité risquent
de se perdre à tout jamais. Mais « l’origine », chez Benjamin, est un concept
paradoxal, car « bien qu’étant une catégorie tout à fait historique 8 », elle

1. Ibid., p. 78.
2. Ibid., p. 103.
3. WALTER BENJAMIN, « Paris, capitale du XIXe siècle » (exposé), in Paris, capitale du XIXe siècle.
Le Livre des passages, op. cit., p. 47.
4. Ibid., p. 49.
5. Ibid., p. 53.
6. Cf. STÉPHANE MOSÈS, « L’Idée d’origine chez Walter Benjamin », in HEINZ WISMANN (s.l.d.),
Walter Benjamin et Paris, Paris, Le Cerf, 1986, p. 809-826.
7. Ibid., p. 812.
8. WALTER BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion,
p. 43.
ne se confond pas avec la genèse. L’origine, toujours inachevée et de ce
fait en quête de son achèvement, se reproduit à travers l’histoire : « Chaque
fois que l’origine se manifeste, on voit se définir la figure dans laquelle
une idée ne cesse de se confronter au monde historique, jusqu’à ce qu’elle
se trouve achevée dans la totalité de son histoire 1. » Il en sera de même
dans la période « matérialiste » de Benjamin. Les techniques et les inven-
tions ont leurs précurseurs : les passages annoncent les grands magasins,
tout comme on connaissait, avant le cinéma, « ces collections de photos
qui, sous la pression du pouce, se succédaient rapidement devant les yeux
et qui donnaient l’image d’un match de boxe ou de tennis 2 ». C’est toujours
une aspiration authentique qui se reproduit comme origine, aspiration à
un bonheur associé à la connaissance. Ainsi, l’enfance retrouvée, l’ins-
tant inaugural où se forme une expérience authentique, est une source de 167

bonheur : « Avec ce bonheur dont je me souviens en fusionne un autre ;


celui de le posséder dans mon souvenir. Je ne peux plus aujourd’hui les
dissocier l’un de l’autre 3. » Enfance berlinoise propose une image arché-
typique de cette origine renouvelée, image presque humoristique mais
qui fait se superposer enfance, conte de fées et philosophie de l’histoire.
C’est l’image de l’enfant dans le garde-manger :

Reconnaissante et fougueuse comme celle qu’on a enlevée de la


maison de ses parents, la confiture de fraises se laissait prendre
sans petit pain et pour ainsi dire à la belle étoile. […] La main,
Don Juan juvénile, avait bientôt pénétré dans toutes les cellules
et tous les réduits, derrière des couches qui s’écroulaient et quan-
tité de choses qui coulaient ; virginité qui se renouvelait sans
plaintes 4.

Mais le retour à l’origine, Proust l’avait montré, est interdit par toutes
sortes de blocages qui font de Berlin vers mil neuf cent un coffre-fort

1. Ibid., p. 44.
2. WALTER BENJAMIN, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », trad. Maurice
de Gandillac, in Essais, II, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 118, n. 1 [Voir la correspondance
des éditions in « Notice bibliographique », p. 195-210 ; voir aussi Une enfance berlinoise, op. cit.,
p. 134. (N.D.É.)]
3. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 323.
4. WALTER BENJAMIN, Une enfance berlinoise, op. cit., p. 51 sq.
bien gardé. La force obsédante des lieux, des topographies, tient préci-
sément à ce caractère fermé. Un soir, le père de Benjamin vient au chevet
de son fils pour lui parler du décès d’un parent lointain. « Il décrit, à ma
demande, ce qu’était une attaque cardiaque et il fut prolixe. Je ne retins
pas grand-chose de son récit. Mais je me suis bien imprégné de l’image
de ma chambre et de mon lit, comme on prête davantage attention à un
endroit dont on pressent qu’on devra un jour y aller chercher quelque
chose d’oublié 1. » Des années plus tard, Benjamin apprendra que son
cousin était mort de syphilis. C’est là peut-être une indication qui explique
les nombreuses descriptions de lieux : Benjamin en a retenu l’image parce
qu’il devait y chercher plus tard quelque chose d’oublié, de déformé, comme
ces noms de l’enfance au sens enrichi par des malentendus : « Mumme-
168 rehlen », « Mark-Thalle », « Blume-zoof », « Brauhausberg », la gare
« Anhalter », etc., dont le sens prosaïque, échappe totalement à l’enfant 2.
Comme pour les objets dont il ne sait pas se servir, comme pour les histoires
incompréhensibles qu’on lui raconte pour lui dissimuler la vérité, les noms
se dressent devant l’enfant impuissant et confèrent une réalité mytholo-
gique à ce qu’ils désignent, mais cette obscurité due à l’impuissance à la
fois déforme la réalité prosaïque la rend poétique et révèle une vérité. Le
regard et l’oreille de l’enfant, en lui rendant la réalité étrange, font aussi
apparaître ce qu’elle a de réellement étrange. Du thème romantique de
l’enfance, Benjamin fait ainsi un instrument de connaissance poétique.

1. Ibid., p. 54.
2. [« Mummerehlen », que Jean Lacoste traduit par « commerelle », se substitue à Muhme Rehlen
(la commère Rehlen, personnage de comptine) chez Benjamin enfant, qui en fait alors une sorte
d’esprit (Une enfance berlinoise, op. cit., p. 67 sq). Le mot composé Markt-Halle (Marché couvert,
halle) se transforme en Mark-Thalle, dont Benjamin ne dit pas précisément ce que cela évoque
(« vallée de moëlle » ?, « vallée du mark » ?, ou connotations marines – à partir de Thalassa,
comme le croit BERND WITTE, « Bilder der Erinnerung. Walter Benjamins Berliner Kindheit »,
Der Blaue Reiter, n° 18, 2004, p. 96). Toujours est-il que cela achève d’éroder les mots émoussés
Markt et Halle et que le sens se recompose dans le mot nouveau à partir du caractère primaire,
moite et matriciel du lieu (54 sq). Blumeshof, lieu-dit de la rive sud du Tegeler See près de Berlin,
évoque pour le jeune Benjamin une fleur qui s’ouvre brusquement (« Blume-zoof ») (62 sq).
Brauhausberg, lieu-dit de Postdam où la famille Benjamin allait en villégiature, est compris litté-
ralement par l’enfant « Brauhaus-Berg » (le Mont de la Brasserie) (41 sq). Enfin, l’Anhalter Bahnhof,
qui tire son nom de l’ancien duché d’Anhalt (composante aujourd’hui du Land de Saxe-Anhalt),
suggère la gare « où-l’on-s’arrête », du verbe « anhalten » (44). On pourrait encore évoquer la gravure
en taille-douce (Kupferstich) qui se transforme en jeu de cache-cache (Kopfverstich) (67). (N.D.É.)]
Symboles détournés

Beaucoup de ces souvenirs pourraient se situer ailleurs qu’à Berlin ; mais


ils sont constitutifs du « Berlin de Benjamin ». Certains d’entre eux – très
peu – sont historiques, comme ceux qui se rattachent à cette « Colonne
de la Victoire » qui célébrait la victoire de Sedan, après laquelle « l’his-
toire mondiale semblait enterrée dans sa tombe glorieuse 1 ». Avec une
ironie insondable, Benjamin à la fois reconstitue l’imaginaire de l’enfant
qui ignorait le sens de cette histoire, et retrouve dans cet imaginaire ses
plus profondes intuitions philosophiques. L’enfant ne comprend rien aux
canons dorés du monument ; l’adulte ne veut plus rien y comprendre :
« On n’avait pas manqué de m’expliquer d’où provenait la décoration de
la colonne de la Victoire. Mais je n’avais pas très bien saisi ce que signi- 169

fiaient ces fûts de canon dont elle était faite : est-ce que les Français étaient
partis en guerre avec des canons en or, ou bien était-ce nous qui avions
fondu des canons avec l’or que nous leur avions pris 2 ? ». À partir de là,
le jeune Berlinois perd confiance dès qu’il tombe sur des dorures : « C’était
comme avec mon beau livre, la chronique illustrée de cette guerre, qui,
comme je ne la finissait jamais, était un tel poids pour moi. Elle m’inté-
ressait : les plans de ses batailles m’étaient familiers; et pourtant le malaise
que faisait naître en moi sa couverture aux impressions d’or ne cessait de
croître 3. » De même, le cycle de fresques dorées du portique symbolisait
à ses yeux l’Enfer de Dante tel qu’il le connaissait par les illustrations de
Gustave Doré. À cela s’opposait le « nimbe de grâce qui entourait en haut
la Victoire rayonnante ».
Sous l’effet du hachich, cet ange, habitant du « ciel au-dessus de Berlin » 4,
inspirera à Benjamin l’épigraphe d’Enfance berlinoise : « Ô colonne de
la victoire, dorée comme un biscuit glacé par la neige des jours de l’en-
fance 5. » Les gens qui montaient là-haut, avec leurs silhouettes noires,

1. Ibid., p. 36.
2. Ibid., p. 37.
3. Id.
4. [Allusion à Der Himmel über Berlin, le film de Wim Wenders, que celui-ci intitulera en fran-
çais Les Ailes du désir. (N.D.É.)]
5. Ibid., p. 29 (traduction légèrement modifiée).
lui rappellent les figurines de ses planches à découper ; l’éternel dimanche
qui les entourait, l’éternelle fête de la Victoire n’avait plus rien à voir
avec l’événement historique. Ce sont là les images du bonheur que l’en-
fant confectionne en détournant les symboles d’une nation guerrière ; à
partir du monument d’une histoire meurtrière il se compose une marche
militaire mozartienne, ou encore une valse de Vienne, telle qu’elle accom-
pagne, depuis l’« île Rousseau », les patineurs sur le lac du Tiergarten 1.
C’est dans ce même esprit que Benjamin évoque la chasse aux papillons
à proximité de la résidence d’été de ses parents à Potsdam, près des châteaux
des rois de Prusse : « L’été, écrit Benjamin, me rapprochait des Hohen-
zollern 2 » ; d’ailleurs, à l’époque où Benjamin était enfant, ils régnaient
encore.
170

Interdits et frontières

L’enfant benjaminien ajoute au mythe romantique de l’enfance une qualité


subversive, transgressive, mise en relief par la quasi-inexistence des parents.
Il tente sans cesse d’échapper à l’appartement bourgeois, à l’école haïe,
afin de découvrir des mondes interdits. « À Berlin », écrit-il dans « Chronique
berlinoise », « je n’ai jamais couché dans la rue. J’ai vu les crépuscules
et les aurores mais entre les deux j’étais à l’abri. C’est, de la ville, quelque
chose dont je n’ai pas fait l’expérience et que seuls connaissent ceux pour
qui la misère ou le vice ont fait d’elle un paysage qu’ils parcourent du
coucher au lever du soleil 3. » Dans son enfance à Berlin, Benjamin était
« prisonnier », pour ainsi dire de ce que sont à Paris le septième et le
seizième arrondissement : « Du vieil Ouest et du nouvel Ouest. Mon clan
habitait alors ces deux quartiers avec une attitude où se mêlaient opiniâ-
treté et fierté et qui faisait d’eux un ghetto qu’il considérait comme son
fief. Je demeurais enfermé dans ce quartier de possédants sans en connaître
d’autre 4. » La misère et le vice, la pauvreté et la sexualité, tels sont les

1. Ibid., p. 87.
2. Ibid. p. 125 ; cf. p. 41 sq.
3. WALTER BENJAMIN, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, op. cit., p. 280.
4. WALTER BENJAMIN, Enfance berlinoise, op. cit., p. 108.
deux régions maudites, à Berlin peut-être encore plus qu’ailleurs, en raison
de leur proximité menaçante. La sexualité est associée à l’animalité sauvage,
à tel point que le jeune Benjamin – qui rencontre ici sa « Passante » –
s’interdit de voir ce qu’il désire le plus :

Jamais plus tard aucune musique n’a possédé un caractère aussi


bestial et impudent que la musique de cet orchestre militaire. Elle
tempérait le flux d’hommes qui s’avançait entre les brasseries du
« Zoo », le long de l’« Allée des mauvaises langues ». je vois
aujourd’hui ce qui faisait la puissance de ce courant. Pour le Berlinois
il n’y avait pas de plus haute école du flirt que celle-ci, avec à
l’entour les enclos sablonneux des gnous et des zèbres, les arbres
dépouillés et les crevasses où nichaient les vautours et les condors,
171
les cages puantes des loups et les colonies de pélicans et de héros.
Les appels et les cris de ces animaux se mêlaient au vacarme des
timbales et de la batterie. Telle était l’atmosphère dans laquelle
pour la première fois le regard de l’enfant tentait de fendre la foule
pour s’approcher d’une promeneuse, tout en parlant avec d’au-
tant plus de chaleur à son ami. Et ses efforts étaient si grands,
pour ne se trahir ni par l’intonation ni par le regard, qu’il ne voyait
rien de la promeneuse 1.

En faisant des courses avec sa mère, il reste obstinément toujours un


demi-pas en arrière. « C’était comme si je ne voulais en aucun cas aller
de front, même avec ma propre mère 2. » Sa mère l’ayant blâmé de sa
flânerie somnolente, il écrit : « Cependant […], j’entrevoyais obscuré-
ment la possibilité de me dérober un jour à sa tutelle grâce à la complicité
de ces rues dans lesquelles je ne retrouvais apparemment pas mon chemin.
Il n’est pas douteux en tout cas, poursuit-il, que le sentiment – malheu-
reusement illusoire d’échapper à ma mère, à sa classe et à la mienne,
expliquait l’attrait sans exemple qui me poussait à aborder en pleine rue
une prostituée. Cela pouvait durer des heures avant que j’en vinsse là 3. »

1. Ibid., p. 86 sq.
2. Ibid., p. 109.
3. Id.
Dans le même esprit, le jeune Benjamin fuit les contraintes des céré-
monies religieuses. Un texte – que Scholem, sans doute choqué, lui avait
conseillé d’écarter (ce qu’il fit dans les dernières versions) – évoque l’« éveil
du sexe », un jour du Nouvel An juif, lorsqu’il doit retrouver un parent
éloigné pour l’accompagner à la synagogue. Mais Benjamin se perd :

La responsabilité de mon infortune devait être essentiellement


imputée à mon peu d’attirance pour le presque inconnu qu’on
m’avait assigné et à ma défiance envers les cérémonies religieuses,
qui ne laissaient augurer que de l’embarras et de la gêne. Alors
que j’étais en plein désarroi, d’un seul coup, une vague brûlante
d’angoisse m’envahit – « trop tard, c’est raté pour la synagogue »
– et, avant qu’elle eût reflué, exactement au même instant, une
172
autre survint, mais cette fois d’insouciance parfaite – « advienne
que pourra, je m’en fiche ». Et ces deux vagues unirent irrésisti-
blement leurs élans dans le premier grand sentiment de plaisir ;
la profanation du jour de fête s’associa à la rue maquerelle, qui
me fit pressentir ici pour la première fois les services qu’elle devait
rendre aux désirs adultes 1.

L’importance des fêtes de Noël, fête chrétienne par excellence, montre


à quel point par ailleurs la tradition juive s’était estompée dans la famille
de Benjamin. Le jeune Scholem quittait la maison paternelle, ces soirs-
là, en guise de protestation. Sans les renier, Benjamin garde des souve-
nirs féeriques d’arbres de Noël, de cadeaux, de parfums de noix, de pommes,
de massepains, d’orgues de Barbarie dans la cour ; il ne voit aucune raison
de ne pas profiter des bons côtés du christianisme.
La limite de l’appartement bourgeois à Berlin, c’est en effet la loggia
donnant sur la cour. « [Avec ces loggias], la demeure du Berlinois a sa
frontière. C’est là que commence Berlin – le dieu de la ville lui-même 2. »
Dans la cour, l’enfant convalescent écoute « le bruit des tapis qu’on battait,
qui me parvenait d’en bas par la fenêtre et qui s’est inscrit dans le cœur
de l’enfant plus profondément que la voix de la bien-aimée dans le cœur

1. Ibid., p. 53.
2. Ibid., p. 122.
de l’homme. Ce bruit des tapis battus, c’était l’idiome de la classe infé-
rieure, de vrais adultes 1 ». Benjamin est convaincu que les cariatides de
la loggia, sur lesquelles s’appuie celle de l’étage supérieur, ont chanté à
son berceau. C’est dans l’air de ces cours, pense-t-il dans ce texte « Loggias »
qu’il considérait comme un autoportrait, « que baignent les images et les
allégories qui règnent sur ma pensée comme les cariatides des loggias
sur les cours du vieil Ouest de Berlin 2 ». Il applique à son enfance l’idée
de sa théorie mimétique du langage ; c’est dans ce cadre de la ville de
Berlin qu’il a commencé à la fois à lire les signes du monde et à être lu
par un environnement auquel il s’est mis à ressembler, auquel il doit l’es-
sentiel de son être et de ses dons.
S’il a échoué dans sa vie, c’est, croit-il, non seulement en raison des
circonstances, mais aussi parce qu’il a oublié une part essentielle de son 173

expérience ; elle est alors prélevée par ce personnage mythique qu’est le


« petit bossu ». Dans l’essai sur Kafka, il est évoqué comme ce person-
nage des contes « qui n’appartient pas moins au peuple allemand qu’au
peuple juif 3 », peuples dont Benjamin, en 1934, refuse d’entériner le divorce
définitif. Scholem, quant à lui, ne voit là qu’une immense erreur histo-
rique, et les années suivantes lui donneront raison, au moins pour leur
génération qui en a tragiquement fait les frais.
« Le petit bonhomme, écrit Benjamin à propos du petit bossu, est l’ha-
bitant de la vie défigurée 4. » La charge qu’il porte est celle de l’oubli et
ne sera levée qu’au terme messianique de l’histoire. Mais ce terme ne
pourra pas être atteint sans l’effort de mémoire des hommes, sauvetage
des virtualités étouffées du passé. Le travail de mémoire entrepris par Benjamin
va à l’encontre du mouvement automatique de l’histoire qui, à force d’oubli
et de refoulement, accumule les catastrophes, dans la vie des individus
et des capitales comme dans celle de l’humanité dans son ensemble. En

1. Ibid., p. 85.
2. Ibid., p. 119.
3. WALTER BENJAMIN, « Franz Kafka », in Essais, I, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël-
Gonthier, 1983, p. 198. [« Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », trad. revue
par Pierre Rusch, Œuvres, III, op. cit., p. 445-446. Voir la correspondance des éditions in « Notice
bibliographique », p. 195-210. (N.D.T.)]
4. Ibid., p. 197.
oubliant ses origines, elle perd sa présence d’esprit et son initiative, subis-
sant dès lors les événements. C’est aussi le cas de Benjamin, tel qu’il se
peint dans Enfance berlinoise. Là où il voit apparaître le petit bossu, cet
avertisseur de l’oubli, il n’a « plus qu’à contempler les dégâts 1 ».

1. WALTER BENJAMIN, Enfance berlinoise, op. cit., p. 134.


Critique, n° 593, octobre 1996, p. 819-835

10. LE MEILLEUR DISCIPLE DE WALTER BENJAMIN 175

THEODOR W. ADORNO, Kierkegaard. Construction de l’esthé-


tique, trad. Éliane Escoubas, Paris, Payot, 1995, 310 p.
THEODOR W. ADORNO et WALTER BENJAMIN, Briefwechsel
1928-1940 (Correspondance 1928-1940), Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1994, 501 p. 1

De nombreux fragments de la correspondance entre Benjamin et Adorno


étaient déjà connus, publiés en partie dans la Correspondance générale
de Benjamin, éditée par Scholem et Adorno en 1966, en partie dans l’ap-
pareil critique des Œuvres complètes (Gesammelte Schriften) de Benjamin.
La publication de 1994 rassemble enfin la totalité des lettres jusqu’ici
retrouvées, celles qu’Adorno avait écrites entre 1928 et 1933 ayant malheu-
reusement disparu.
Parmi les lettres d’une certaine importance, rares sont celles dont on
n’ait pas connu au moins des extraits, mais il reste tout de même quelques

1. [En français : Correspondance Adorno-Benjamin, trad. Philippe Ivernel, avec une présentation
d’Enzo Traverso, Paris, La Fabrique, 2002, 450 p.; édition revue (avec l’aide de Guy Petitdemange),
Paris, Gallimard, « Folio essais », 2006, 412 p. (N.D.T.)]
surprises, et l’on perçoit mieux la relation très singulière entre ces deux
philosophes si proches par leur idéal philosophique et qui, sans doute
pour cette raison même, les a souvent si passionnément opposés.
Un incident du début de leur correspondance est révélateur de leur
rivalité. Dans son cours inaugural à l’université de Francfort sur
« L’Actualité de la philosophie » (1931), Adorno avait développé une
idée dont certains amis de Benjamin, notamment Ernst Bloch, considé-
raient qu’elle était profondément benjaminienne. La tâche de la philoso-
phie, avait écrit Adorno, « n’est pas d’étudier les intentions cachées, présentes
dans la réalité, mais d’interpréter la réalité dépourvue d’intentions, en
dégageant, par la construction de figures, d’images, à partir des éléments
isolés de la réalité les questions qu’il incombe à la science de formuler
176 de façon précise ».
« Je souscris à cette phrase, écrit Benjamin dans sa lettre du 17 juillet
1931. En revanche, je n’aurais guère pu l’écrire, sans renvoyer du même
coup à l’introduction à l’Origine du drame baroque allemand, livre dans
lequel cette idée, tout à fait incomparable et, dans le sens relatif et modeste
dans lequel on peut dire de telles choses, neuve, a été énoncée. À ma place,
je n’aurais pu omettre ici une référence à l’Origine du drame baroque
allemand. Ne me faut-il pas ajouter maintenant : encore moins à votre
place ? » (Briefwechsel, 18). Benjamin ajoute cependant qu’il « souhaite
préserver notre camaraderie philosophique aussi pure et vive qu’elle l’était
jusqu’ici » (18).
La lettre suivante de Benjamin, en réponse à une lettre perdue d’Adorno,
n’est pas encore tout à fait dépourvue d’aigreur : « Je crois que nous voyons
la fin. Que votre ouvrage paraisse, c’est là mon souhait sincère et même
pressant. Comment pourrais-je m’opposer à la manifestation program-
matique d’une idée qui est à tel point la mienne » (21). Visiblement, Adorno
lui a entre-temps suggéré deux formes de reconnaissance de dette : une
dédicace ou une épigraphe ; Benjamin poursuit en effet : « J’espère que
vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je préfère une dédicace à une
épigraphe. » – Finalement, l’ouvrage ne sera pas publié du vivant d’Adorno;
quant au manuscrit posthume, il ne porte ni dédicace ni épigraphe.
À ce stade de leur « camaraderie », Benjamin marque donc un point.
Adorno lui restera obligé et, par sincère amitié, fera beaucoup pour le
soutenir, matériellement et moralement, au cours de la difficile période
de l’exil français. Mais, intellectuellement, il montrera qu’il a assimilé la
leçon de son ami et maître, non seulement au point de voler de ses propres
ailes, mais au point de réaliser à sa place, ou de façon plus parfaite que
lui, l’idée philosophique qui leur est commune. C’est la raison pour laquelle,
peu d’années plus tard, Adorno répondra aux manuscrits et aux publica-
tions de Benjamin par deux stratégies : l’une consiste à exalter leur accord
en renvoyant à ses propres écrits qui expriment déjà des idées très proches,
l’autre à contester les développements de Benjamin en soulignant à quel
point il reste en deçà de ce que l’on pouvait attendre de lui.
Avant ces échanges ardus, souvent embarrassants pour Benjamin qui
doit parfois admettre la justesse des objections adorniennes et qui, d’autres
fois, renonce à se défendre, peut-être pour ne pas aller jusqu’à la rupture 177

intellectuelle, a lieu un autre épisode, un peu plus d’un an après le premier :


la lecture et le compte rendu par Benjamin du Kierkegaard d’Adorno, où
l’Origine du drame baroque allemand est à plusieurs reprises cité. Au
cours d’une première lecture, Benjamin relève d’ailleurs, parmi les aspects
du livre qui lui paraissent les plus remarquables, trois qui renvoient à son
propre travail : « les motifs baroques chez Kierkegaard, l’analyse de l’in-
térieur, qui fera date, les merveilleuses citations que vous donnez, tirées
du fonds technique des allégories du philosophe. […] Depuis les derniers
vers de Breton (« Union libre »), ajoute Benjamin, rien ne m’a ramené à
ce point dans les domaines de ma pensée la plus propre, si ce n’est la
carte que vous tracez à travers le pays de l’intériorité, région où votre
héros s’est à tout jamais perdu. Il existe donc, malgré tout, quelque chose
comme le travail commun et des phrases qui permettent à l’un de se porter
garant de l’autre » (32 1).
L’article de Benjamin sur le premier livre d’Adorno s’intitule « Kierkegaard.
La fin de l’idéalisme philosophique 2 ». Il s’agit d’un compte rendu très
élogieux. Benjamin crédite Adorno d’une critique des aspects « mythiques »
de l’idéalisme allemand, qui se concentrent dans son « intériorité » et dans

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de l’ouvrage présenté.


2. WALTER BENJAMIN, « Kierkegaard. Das Ende des philosophischen Idealismus », Gesammelte
Schriften, III, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1972, p. 380-383.
sa « spiritualité pure ». C’est parce que Kierkegaard est resté prisonnier
de cet idéalisme que son « intention théologique » est restée condamnée
à l’impuissance. La philosophie de l’existence n’en a pas fini avec la « théo-
logie ». Telle est la conviction de Benjamin comme d’Adorno. L’un et l’autre
cherchent à la faire valoir dans leurs analyses critiques à l’encontre de
« l’enfer » moderne d’une immanence sans espoir. La pure immanence
de l’intériorité existentielle s’avère présenter les traits mythiques de l’in-
térieur bourgeois, qui sera l’un des thèmes des Passages parisiens. Comme
le drame baroque, Kierkegaard ne peut être sauvé que malgré lui, au moyen
d’une « interprétation objective » de ses images et métaphores.
À Benjamin, Adorno emprunte donc l’essentiel de son projet philo-
sophique : celui d’une interprétation « objective » qui sauve une œuvre
178 en y découvrant une vérité masquée et en remettant les choses à leur place;
à Benjamin encore (à l’Origine du drame baroque allemand), il emprunte
le style apodictique et la forme même des longs paragraphes assortis d’un
titre courant.

II

Écrit entre 1929 et 1930, remanié en 1932 et publié en 1933, le jour de


la prise du pouvoir de Hitler, grâce à son style cryptique pendant long-
temps à l’abri de la censure, le Kierkegaard d’Adorno bénéficie de la
connaissance des projets les plus récents de Benjamin. Adorno anticipe
ainsi sur les Passages parisiens de Benjamin en cherchant à développer,
à propos de Kierkegaard, la figure historique de « l’intérieur », de la sphère
privée bourgeoise, auquel sera consacrée la partie IV (III dans la seconde
version) de Paris, capitale du XIXe siècle. Kierkegaard est même rapproché
de Baudelaire, du « flâneur » (22), voire du dandy.
En quoi consiste alors l’originalité du « disciple » qu’est ici manifes-
tement Adorno ? Comme il le fera toujours, Adorno cherche à perfec-
tionner la démarche de Benjamin, à lui donner une forme philosophique
plus explicite, moins énigmatique que chez Benjamin, et sociologique-
ment mieux fondée.
C’est ce que révéleront, dans les années 1930, les échanges épisto-
laires entre Benjamin et lui, batailles acharnées dont l’enjeu est de savoir
qui, des deux, est le meilleur interprète des intuitions fondamentales de
Benjamin. L’un et l’autre développent une conception de « l’interpréta-
tion objective », mais il en existe une version « mythologique » et une
version « dialectique », et la tension qui se fera jour entre Benjamin et
Adorno portera sur cette opposition. Adorno reprochera à Benjamin de
rester prisonnier du mythe de l’immédiateté, du matérialisme anthropo-
logique et d’un aspect utopique de l’archaïque présent dans la modernité.
Benjamin défendra sa méthode « philologique » et, pour l’aspect dialec-
tique, renverra à la suite de son travail.
En interprétant Kierkegaard, l’ambition d’Adorno est de saisir la vérité
du XIXe siècle par le biais d’une de ses figures déformées. Il voudrait
« appeler l’esprit de Kierkegaard par son nom », y déchiffrer une figure
historique qui ignore sa propre signification. Il s’agit pour lui d’inter- 179

préter l’intériorité protestante, commune à l’idéalisme allemand et à


Kierkegaard, comme une figure démoniaque, enfermée dans l’immanence
de sa conscience. Mais son but véritable est de faire la démonstration du
caractère mythique de cette immanence et de son origine socio-historique.
Adorno commence par montrer la dépendance de Kierkegaard à l’égard
de l’idéalisme allemand, notamment de Fichte et de ses disciples roman-
tiques, à travers une conception de la réflexion qui évacue la réalité pour
n’en percevoir des reflets que dans le miroitement infini de l’intériorité
repliée sur elle-même. Or, pour Adorno, ce « moi sans objet […] est enchaîné
à l’objectivité historique » (61) et la subit. Croyant se tenir à l’écart d’une
réalité corrompue – Kierkegaard dénonce en effet la compromission de
l’Église avec le monde du profit –, le penseur trahit sa dépendance par
une métaphorique obsessionnelle de l’espace qui est le sien : « l’“inté-
rieur” bourgeois du XIXe siècle » (72).
Cette analyse à juste titre célèbre révèle de quelle manière Adorno
s’approprie et même anticipe la démarche benjaminienne. Il n’existe guère,
chez Benjamin, d’analyse d’un philosophe qui soit fondée sur un tel concept
socio-historique. Le projet des Passages parisiens, alors en gestation, ne
s’attaquera pas à la pensée philosophique, mais à l’histoire de la vie urbaine,
aux théories sociales et économiques, à la poésie, à la politique du XIXe
siècle. Adorno, quant à lui, tente de déchiffrer la pensée d’un philosophe
à travers sa « métaphorique », ici celle « de l’intérieur de l’habitation ».
C’est là une méthode qui évite de « coordonner » ou d’« attribuer » de
l’extérieur les catégories sociologiques à la pensée philosophique. Bien
au contraire, le « nom approprié de la “situation” » de Kierkegaard « se
trouve pragmatiquement tout prêt dans l’œuvre même » (72), dans les
métaphores systématiques de l’intérieur que le philosophe emploie sans
prêter attention à ce qu’elles ont d’éloquent par-delà ses propres intentions.
Cette métaphorique ne livre en effet sa signification qu’à une « inter-
prétation objective », autrement dit une interprétation indirecte qui ne se
contente pas de reconstruire l’intention de l’œuvre. Selon Adorno, le lien
interne de tous les concepts fondamentaux de Kierkegaard – sujet, objet,
indifférenciation, situation – n’est assuré que par la métaphore de l’inté-
rieur pour autant qu’elle renvoie à « l’intérieur » bourgeois du XIXe siècle.
180 Adorno sait bien que cette démarche est inhabituelle en philosophie : « Les
auteurs avertis en philosophie n’ont pas daigné jusqu’à présent accorder
leur attention à l’“intérieur” chez Kierkegaard » (72). La méthode montre
ce que la critique esthétique est capable d’apporter à la recherche philo-
sophique, en même temps qu’elle se veut étroitement liée à la démarche
du matérialisme dialectique. Ainsi, le thème de la réflexion chez
Kierkegaard s’avère être lié au « réflecteur » évoqué par lui : « Il se peut
que ce soit par un hasard intentionnel que Kierkegaard ait introduit le
miroir réflecteur comme “symbole” pour le séducteur réfléchi. Mais avec
lui est posée une image dans laquelle, contre le gré de Kierkegaard, le
social et l’historique se sédimentent. Le miroir réflecteur est un aména-
gement caractéristique du spacieux appartement de location du XIXe siècle.
[…] La fonction du miroir réflecteur est de projeter, dans la salle de séjour
bourgeoise close sur soi, la ligne sans fin des immeubles de la rue ; dans
le même temps, il subordonne la ligne entière à l’habitation particulière
tout en délimitant avec elle l’habitation – de même que dans la philoso-
phie de Kierkegaard la “situation” est subordonnée à la subjectivité et
pourtant la délimite » (73 sq).
« Image dans laquelle, contre le gré de Kierkegaard, le social et l’his-
torique se sédimentent », c’est là une formulation clé de l’interprétation
objective; elle sera déterminante pour toute l’œuvre critique d’Adorno. C’est
à travers de telles intrusions involontaires de figures socio-historiques,
dans des œuvres qui se croient autonomes par rapport aux déterminations
de l’époque, qu’il caractérisera l’esprit des auteurs et leur dépendance à
l’égard des mythes de l’ère bourgeoise : « Celui qui regarde dans le miroir
réflecteur est la personne privée, inactive, séparée du processus de produc-
tion économique » (74). Et « dans le symbole du miroir, archaïque comme
moderne, la mélancolie apparaît comme l’emprisonnement du pur esprit
en lui-même. Mais cet emprisonnement est en même temps un empri-
sonnement dans une relation naturelle : dans le lien ambigu du père et du
fils [évoqué dans les Stades de Kierkegaard]. C’est pourquoi l’image de
l’“intérieur” entraîne dans sa perspective toute la philosophie de Kierkegaard,
parce que dans cette image les moments d’une nature immémoriale et
immuable, qui constituent sa doctrine, se présentent sans médiation comme
moments de la constellation historique qui règne sur cette image » (75).
À la suite d’un passage descriptif tiré du Journal du séducteur, Adorno 181

précise sa conception : « Avec cette description, l’intention philosophique


de Kierkegaard rencontre, sans qu’il y soit pour rien, des teneurs de choses
historiques objectives dans celles de l’“intérieur” » (76). « Teneurs de
choses historiques objectives » est encore un terme benjaminien, tiré cette
fois de l’analyse des Affinités électives de Goethe, autrement dit d’une
critique littéraire considérée comme philosophie exemplaire de notre époque.
Dans ce contexte, l’analyse des images a un statut bien différent, puisque,
en règle générale, l’œuvre littéraire n’expose pas en termes conceptuels
le problème qu’elle aborde. C’est le critique-interprète qui cherche à mettre
ce problème en lumière, chez Benjamin en le traduisant dans des termes
philosophiques. Adorno fait un pas de plus en lisant une œuvre philoso-
phique comme une œuvre littéraire dont les images renvoient à des « teneurs
de choses historiques objectives ». Une telle démarche est aujourd’hui
devenue courante, notamment à travers la « déconstruction », mais Benjamin
et Adorno étaient à cette époque les pionniers d’une telle interprétation
indirecte, forme particulière de « critique de l’idéologie ».
Leur idée de base, autour de 1930, consiste à associer la fausse conscience
des penseurs de l’immanence, au fétichisme de la marchandise et aux fantas-
magories, au règne de l’apparence illusoire qu’il engendre : « Toutes les
formes spatiales de l’“intérieur” ne sont que décor; étrangères au but qu’elles
représentent, privées de valeur d’usage propre, seulement engendrées dans
l’habitation isolée qui, à son tour, n’a de configuration que par leur juxta-
position. […] Le soi est rattrapé dans son domaine propre par des marchan-
dises et leur essence historique. Leur caractère d’apparence est produit,
historiquement et économiquement, par l’aliénation de la chose et de la
valeur d’usage. […] La disposition des choses dans l’habitation s’appelle
aménagement. Des objets porteurs de l’apparence historique y sont aménagés
comme apparence d’une nature immuable. Des images archaïques éclo-
sent dans l’“intérieur” ; l’image de la fleur en tant qu’image de la vie orga-
nique, celle de l’Orient en tant que nom du pays du désir ; celle de la mer
en tant qu’image de l’éternité elle-même. Car l’apparence à laquelle leur
heure historique condamne les choses est éternelle. La création délaissée
par Dieu se présente avec l’ambiguïté de l’apparence jusqu’à ce que la
réalité du jugement la dissolve » (77). Cette dernière phrase opère une
182 synthèse hardie entre la conception théologique de l’Origine du drame
baroque allemand et la conception « matérialiste », d’inspiration marxiste,
qui sera celle des Passages parisiens.
Adorno commence son ouvrage par une réflexion sur les rapports entre
philosophie et littérature : « Même si l’on avait en vue une convergence
finale de l’art et de la philosophie, il faudrait écarter toute esthétisation
de la démarche philosophique. Bien plutôt, plus purement la forme philo-
sophique se cristallise-t-elle comme telle, plus fermement exclut-elle toute
métaphorique qui la rapprocherait extérieurement de l’art, d’autant mieux
peut-elle, en vertu de la loi de sa forme, se maintenir comme art » (28).
Cette phrase témoigne de la profonde ambiguïté du rapport d’Adorno à
l’écriture kierkegaardienne. Comme Benjamin dans l’Origine du drame
baroque allemand, il partage l’idée de la philosophie comme se situant
à mi-chemin de la science et de la littérature. Mais si la « présentation »
littéraire est un aspect essentiel de l’analyse philosophique, ce n’est pas
dans le sens d’une forme hybride, mi-littéraire mi-philosophique, telle
que la produit Kierkegaard. Si Adorno s’attache à déchiffrer le sens socio-
historique des métaphores kierkegaardiennes, c’est notamment en raison
de l’échec artistique des œuvres de Kierkegaard. Si elles avaient réussi
en tant qu’œuvres littéraires, l’interprétation des images aurait abouti à
une explicitation de la vérité immanente à leur construction, non à une
lecture symptomale des images, chargée de démasquer l’aveuglement de
l’intention directe.
Partant de l’Origine du drame baroque allemand, Adorno avance ainsi
une définition de « l’image dialectique » que Benjamin lui-même n’a pas
encore donnée dans ses publications : « La dialectique s’arrête dans l’image
et, dans l’historique le plus récent, convoque le mythe, en tant que le
passé le plus lointain : la nature comme archi-histoire. C’est pourquoi les
images qui, comme celle de l’“intérieur”, amènent la dialectique et le
mythe à leur indifférenciation sont véritablement des “pétrifications anté-
diluviennes”. Elles peuvent être appelées images dialectiques, pour employer
une expression de Benjamin dont la convaincante définition de l’allé-
gorie vaut aussi pour l’intention allégorique kierkegaardienne comme figure
d’une dialectique historique et d’une nature mythique » (95). La lecture
des images dialectiques est la méthode même de l’interprétation indirecte.
L’image de « l’intérieur » est considérée comme mythique, dans la mesure 183

où elle témoigne, dans une forme de conscience éminemment moderne,


d’une régression archaïque due à une dénégation spiritualiste du corps et
de la réalité sociale ; mais elle est aussi image dialectique dans la mesure
où elle révèle de façon caractéristique cette régression et l’élève à une
forme intelligible.

III

Benjamin n’a guère soumis la philosophie classique à une critique expli-


cite. Il lui a opposé une interprétation d’œuvres d’art à teneur philoso-
phique, qui devait se substituer à « l’échec » des grands systèmes à saisir
la moindre parcelle de réalité et de vérité. Il a prétendu que l’idéalisme
était une pensée mythique, mais il n’en a pas fait la démonstration. Adorno
ne se contente pas d’une telle attitude. Il s’efforce d’appliquer la méthode
des « images dialectiques », ou de l’interprétation indirecte des textes
philosophiques à travers leur métaphorique incontrôlée, aux grands textes
de la philosophie : à Kant et Hegel, à Kierkegaard, Husserl et Heidegger.
Le fait que Benjamin se soit abstenu de telles confrontations lui a permis
de se mettre à l’abri d’une controverse philosophique à laquelle Adorno,
quant à lui, s’expose.
L’idée directrice de sa démonstration est assez simple ; mais sa mise
en œuvre est extrêmement complexe, voire labyrinthique. Le premier point
d’attaque de la critique adornienne est l’abstraction de la philosophie idéa-
liste, abstraction qu’il retrouve encore dans la phénoménologie et dans
le positivisme logique et qu’il met en rapport avec le contexte écono-
mique de l’époque : avec le fétichisme de la marchandise. Cette mise en
relation, qu’il partageait avec Alfred Sohn-Rethel, paraît un peu courte.
Là où la philosophie moderne opère avec des abstractions extrêmes,
Adorno la suspecte donc de vouloir se soustraire à l’analyse des réalités
concrètes. Mais en même temps, il cherche à montrer que cette philoso-
phie lutte elle-même avec le problème de l’abstraction : « Comme pour
Hegel, l’ontologie kantienne immanente au sujet est pour [Kierkegaard]
impuissante en raison de son abstraction. Mais, en même temps,
Kierkegaard reconnaît comme illusion l’ontologie matériale, tout au moins
184 celle des dernières parties de l’exposition du système hégélien – ou bien
la construction hégélienne du monde existant en tant qu’une construction
dotée de sens : comme illusion en ce que l’identité du réel et du rationnel
volatilise l’ontologie en l’étendant à la totalité de l’existence […]. Le projet
de Kierkegaard est l’antithèse exacte aussi bien de la thèse kantienne que
de la synthèse hégélienne. Contre Kant, il poursuit le plan d’une onto-
logie concrète ; contre Hegel, il poursuit le plan d’une ontologie qui ne
succombe pas au simple étant en l’absorbant en elle. C’est pourquoi il
révise le procès de l’idéalisme post-kantien : il abandonne la revendica-
tion d’identité. […] Hegel est retourné vers l’intérieur : ce que l’histoire
du monde est pour Hegel, l’individu l’est pour Kierkegaard » (126 sq).
C’est dans cet individu, dans le soi de « l’existence », qu’Adorno voudrait
identifier le dernier stade d’un processus d’abstraction qui caractérise dans
son ensemble la pensée « bourgeoise » marquée par le fétichisme de la
marchandise : « L’hostilité aux images, qui caractérise l’esprit soustrait
de la nature, se révèle comme abstraction dans le concept du soi ; elle est
le fondement de l’impuissance de la conjuration comme de l’ambiguïté
de ce qui est conjuré. Mais elle est en même temps expression. L’abstraction,
en tant qu’opacité, montre la pure et simple nature, dans laquelle le spiri-
tualisme de Kierkegaard partout se renverse. De même que les grands
concepts universels, dans la doctrine kierkegaardienne de l’existence, le
pur ceci reste abstrait. C’est en cela que s’exprime la teneur même du
concept d’existence. On peut dire que l’abstraction est le sceau de la pensée
mythique » (133 sq). Ici, c’est donc « l’hostilité aux images », qui, d’un
point de vue que l’on peut appeler « esthétique », inspiré par Benjamin,
est reprochée à la philosophie. Par la suite, c’est au contraire l’interdic-
tion de l’image qui deviendra un impératif de la pensée adornienne :
« L’intention émancipatrice de la pensée, démythologisation, supprime
le caractère imagé de la conscience. Ce qui se cramponne à l’image reste
prisonnier du mythe, culte des idoles. L’ensemble des images s’assemble
en rempart devant la réalité. […] La nostalgie matérialiste de saisir la
chose veut le contraire : ce n’est que sans image qu’il faudrait penser
l’objet dans son intégrité. Une telle absence d’images converge avec l’in-
terdit théologique des images 1. »
De telles contradictions peuvent donner le vertige. En fait, la méthode
d’Adorno consiste à examiner toute pensée sous au moins quatre angles, 185

parfois difficilement compatibles : (1) quelle réalité historique saisit cette


pensée ? (2) de quelle réalité témoigne-t-elle indirectement, à travers sa
métaphorique ? (3) quelles sont les pires conséquences de son aveugle-
ment constitutif (le pire étant toujours de favoriser la réification et la catas-
trophe qui en résulte) ? (4) qu’est-ce qui permet de sauver cette œuvre ;
en quoi dépasse-t-elle son propre aveuglement ?
Si Adorno défend Kierkegaard contre les reprises de sa pensée dans
la philosophie de l’existence, notamment chez Heidegger, c’est parce que
le Danois pousse cette philosophie jusqu’à la découverte du « toujours-
identique » et du « désespoir objectif » : « C’est l’ontologie de l’enfer
que recèle la doctrine kierkegaardienne de l’existence en tant que strate
inconsistante et trompeuse » (141). C’est grâce à ce même constat que
Benjamin défendra le Baudelaire des « Sept vieillards ». Ce constat relève
du premier point de vue : quelle réalité historique est saisie par cette pensée ?
L’interprétation de la métaphorique, quant à elle, répond à la seconde
question.
L’unité de la philosophie kierkegaardienne – c’est là une analyse qui
répond à la troisième question – semble résider dans le sacrifice : « La

1. THEODOR W. ADORNO, Dialectique négative, trad. Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978,
p. 162 sq.
catégorie du sacrifice, au moyen de laquelle le système se surmonte lui-
même, maintient, en même temps et dans une complète absurdité, la philo-
sophie de Kierkegaard sous la forme du système en tant qu’unité
compréhensive, par l’abstraction sacrificielle à même tous les phénomènes
rencontrés. C’est dans le sacrifice intellectuel que le fondement mythique
du sacrifice apparaît de la façon la plus pure et sa fonction historique de
la façon la plus spontanée ; tous deux se rencontrent sur la scène de l’es-
prit et rendent l’idéalisme dialogique, en tant que drame historique de la
pensée mythique. Mais l’idéalisme se révèle finalement comme mythique,
étant incapable, au moment où il se surmonte lui-même, de remplir pour-
tant de façon immanente la prétention à la réconciliation qu’il émet »
(181 sq).
186 Une telle réconciliation, telle que le jeune Benjamin l’avait décrite
dans son essai sur Hölderlin, n’est donnée qu’à une pensée qui renonce
au sacrifice : « Là où la nature, sans renoncement, persévère comme pouvoir
pulsionnel désirant et comme conscience parlante, elle est capable de
subsister, tandis qu’elle succombe à elle-même dans le sacrifice – la nature
qu’on ne peut en vérité chasser avec une fourche et qui revient jusqu’à
ce que le génie se réconcilie avec elle » (205 sq). Cela dit, Adorno croit
découvrir – c’est une réponse à la quatrième question – une ébauche de
réconciliation dans le parti pris de Kierkegaard pour l’imagination. Celle-
ci est « l’organon d’un passage sans rupture de l’historico-mythique à la
réconciliation » (230 sq). C’est ce qui lui permet de sauver Kierkegaard :
« Dans l’imagination, la nature elle-même se surpasse ; la nature qui, en
elle, a l’intuition d’elle-même ; la nature qui, dans le plus minime dépla-
cement par l’imagination, se présente comme nature sauvée. Dans un dépla-
cement : car l’imagination n’est pas intuition, laquelle laisse l’étant comme
il est ; dans l’intuition, elle pénètre imperceptiblement dans l’étant pour
accomplir son ordonnancement en image. Kierkegaard a perçu le modèle
de cet accomplissement, au-dessous de toute “forme” esthétique auto-
nome, dans le comportement de l’enfant qui découpe des illustrations »
(231 sq). Un tel travail de l’imagination dans l’infiniment petit est pour
Adorno la véritable « construction de l’esthétique » que la théorie ambi-
tieuse de Kierkegaard a manquée, mais que quelques-unes de ses images
d’écrivain anticipent.
La démarche adornienne, presque parfaitement mise en place dès le
Kierkegaard, est donc un enchevêtrement spéculatif assez difficile à démêler.
Ce qui a pu heurter nombre de ses lecteurs, c’est le fait que Adorno n’en-
gage pas réellement une argumentation avec les auteurs qu’il critique. Les
textes philosophiques sont lus comme des œuvres littéraires. Leurs argu-
ments sont une chose, d’ailleurs le plus souvent rapidement écartés comme
abstraits ou apologétiques. Ce qui importe surtout, c’est, d’un côté, la dimen-
sion idéologique qui permet de rattacher la pensée à des tendances inavouables
de la société, et, de l’autre, la dimension métaphorique par laquelle la pensée
trahit ses plus profonds ancrages et penchants, mais aussi offre des moyens
qui permettent dans certains cas de la sauver. Ce qui peut provoquer le
rejet d’une telle lecture, c’est l’aspect irrationnel du partage entre le pire
soupçon et le sauvetage, qui peut se rattacher aux mêmes propos, à travers, 187

par exemple, le parti pris apparemment arbitraire pour l’image ou pour


l’interdiction de l’image. L’un comme l’autre de ces partis pris sont par
ailleurs présentés de façon catégorique, sur un ton qui ne souffre pas la
discussion et ne laisse aucune chance de contradiction au penseur concerné.
Dans un contexte philosophique qui accorde plus d’importance à la
clarté et au caractère contrôlable des argumentations, de telles démarches
sont aujourd’hui aisément disqualifiées et par conséquent ne font plus guère
école que dans des cercles relativement sectaires ou dans la critique litté-
raire et musicale où les arguments philosophiques sont rarement examinés
en tant que tels. Et pourtant il s’agit d’une interrogation de la philosophie
sur elle-même et sur son époque, qui pose de graves questions; les lectures
d’œuvres artistiques et philosophiques aboutissent à de profondes inter-
prétations qu’il serait abusif d’écarter uniquement parce que les méthodes
d’analyse sont peu orthodoxes. Souvent, les objections concernant la méthode
sont un prétexte pour oublier, rejeter ou refouler des observations aiguës
quant aux défaillances les plus douloureuses de la pensée allemande et,
plus généralement, occidentale.

IV

Dans la suite de la Correspondance entre Benjamin et Adorno, la référence


au Kierkegaard jouera un rôle remarquable. En fait, Adorno considère
désormais détenir le vrai sens du projet de Benjamin, qu’il s’est appro-
prié dans son analyse de « l’intérieur » bourgeois chez Kierkegaard, à tel
point qu’il peut défendre ce sens véritable contre toute déviation ulté-
rieure de Benjamin par rapport à l’orientation fondamentale de son projet.
Ainsi commence-t-il en 1935 la discussion sur l’« Exposé » 1 de Paris,
capitale du XIXe siècle, en opposant à Benjamin une conception de « l’image
dialectique » qui, dérivée des idées de son ami, est en fait celle d’Adorno,
mais effectivement plus cohérente que celle que Benjamin s’apprête à
mettre en œuvre. Adorno dénonce d’emblée cette dernière conception
comme « non dialectique 2 ». D’une part, elle renvoie à un « inconscient
collectif » où survit, intacte, la mémoire de l’âge d’or de la société sans
classes, nourrissant le « rêve » utopique de l’époque à venir. De l’autre,
188 elle ramène ainsi le fétichisme de la marchandise dans cette conscience,
au lieu d’y voir une constellation objective qui provoque la formation
d’une telle fausse conscience.
La première critique vise la tendance à l’immédiateté, un reste de vita-
lisme non dialectique dont Benjamin ne s’est jamais défait : l’idée d’une
puissance d’origine susceptible de triompher de l’enfer de la modernité.
Pour Adorno, rien ne peut sauver la modernité de la catastrophe, qui ne
se fonde exclusivement sur les acquis propres de cette modernité. Dans
l’enchevêtrement du moderne et de l’archaïque, où Benjamin croit perce-
voir, à côté d’une compulsion de répétition, une force salvatrice cachée,
Adorno ne voit que l’aspect catastrophique. C’est pourquoi il invite Benjamin
à dégager sa conception de « l’inconscient collectif » de celle de Jung 3,
travail que Benjamin, d’ailleurs dissuadé par Max Horkheimer, ne mènera
jamais à son terme. Selon Adorno, le collectif de l’époque capitaliste ne
se manifeste qu’à travers les catastrophes « préhistoriques » récurrentes
qui, à ses propres yeux, ne devraient plus être possibles en notre siècle
éclairé, tandis que le fonctionnement de l’économie en dehors des temps
de crises suppose l’aveuglement des consciences individuelles repliées

1. [Cf. supra, p. 27, n. 1. (N.D.É.)]


2. Lettre du 2 août 1935, in WALTER BENJAMIN, Correspondance (1929-1940), II, trad. Guy
Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 171.
3. Ibid., p. 173.
sur l’immanence de leur conscience dans l’« intérieur ». – Il se pourrait
d’ailleurs que cette interprétation d’un archaïque salutaire survivant dans
la modernité, par laquelle Benjamin se rapproche du vitalisme nietzschéen,
explique en partie la fortune récente de Benjamin, qui contraste avec la
présence plutôt confidentielle d’Adorno.
Ce qui est le plus surprenant, c’est cependant qu’Adorno, générale-
ment considéré comme le plus marxiste, le plus athée des deux penseurs,
fait ici valoir contre Benjamin l’inspiration théologique de sa pensée anté-
rieure : « Il me semble qu’avec cette version de l’image dialectique, disons
immanente, non seulement est menacée la puissance première du concept,
qui était théologique […], mais que par là est manqué justement ce mouve-
ment social dans sa contradiction, pour lequel vous sacrifiez la théologie 1. »
Bref, il n’y a pas pour Adorno de « matérialisme » défendable sans une 189

rupture « théologique » avec « l’immanence de la conscience » qui carac-


térise la pensée du XIXe siècle et à laquelle Benjamin semble s’être converti
dans ce premier projet des Passages. D’ailleurs, Scholem et Adorno, lors
de leur rencontre à New York en 1938 2, « conspirent » en ce sens contre
un Benjamin brechtien en s’accordant sur l’impossibilité de renoncer à
la « théologie ».
En quoi consiste en réalité la « théologie » d’Adorno voilà qui n’est
pas facile à établir ; la notion qui lui importe le plus est celle de « l’enfer »
qui désigne la catastrophe répétitive de la société moderne depuis le XIXe
siècle, d’un point de vue qui n’est pas accessible à l’immanence de la
conscience moderne et à sa croyance naïve au progrès. C’est donc, par
rapport à cette époque, l’extériorité d’un jugement moral qui la situe dans
l’histoire.
Ici, Adorno renvoie à son Kierkegaard, livre pourtant éminemment
« benjaminien », mais cette fois opposé aux tendances de Benjamin qu’il
considère comme régressives : « Je suis le dernier à méconnaître la perti-
nence de l’immanence de la conscience pour le XIXe siècle. Mais ce n’est
pas d’elle que peut être tiré le concept d’image dialectique ; au contraire,
c’est l’immanence même de la conscience qui, en tant qu’“intérieur”, est

1. Ibid., p. 171 sq.


2. Voir l’étonnante lettre d’Adorno du 4 mai 1938, Briefwechsel 1928-1940, op. cit., p. 323-326.
l’image dialectique définissant le dix-neuvième siècle comme celui de
l’aliénation ; c’est à cette lumière que je dois réaffirmer l’approche déve-
loppée dans le second chapitre du Kierkegaard 1. »
Dans le quatrième chapitre du même livre, Adorno avait d’ailleurs
tenté de montrer, à propos de Kierkegaard lui-même, que l’image de l’enfer
était celle, précisément, qui faisait éclater l’immanence mythique de « l’in-
térieur » : « La description expresse de la punition de l’enfer, dont il approuve
l’éternité, est développée sans rupture non pas à partir de la dogmatique
chrétienne, mais au contraire à partir de la philosophie de l’existence et
de son centre idéaliste. Pourtant, seule l’image de l’enfer tire ici l’homme
hors de l’ensorcellement dans son immanence sans remède, mais c’est
en le brisant » (142).
190 À propos du projet des Passages, Adorno reproche tout bonnement
à Benjamin de régresser vers la pensée mythique : « Si l’âge d’or est
conçu sans “l’ambiguïté” décisive […], sans donc l’aspect de l’enfer, c’est
alors la marchandise, substance de l’époque, qui devient l’enfer pur et
simple ; elle est ainsi niée d’une manière qui voudrait en fait faire appa-
raître l’immédiateté de l’état primitif comme la vérité ; ainsi le désen-
chantement de l’image dialectique conduit tout droit à une pensée
massivement mythique, et, si là le danger s’appelle Jung, ici il s’appelle
Klages 2 » autrement dit le vitalisme. Mettant les points sur les i, Adorno
ajoute : « Comprendre la marchandise comme image dialectique veut aussi
dire la comprendre comme la cause même de son déclin et de son dépas-
sement et non pas comme une simple régression à quelque chose de plus
ancien 3. » Adorno invite ainsi à découvrir dans la modernité « infernale »,
et nulle part ailleurs, ce qui peut la sauver de la catastrophe définitive. Il
ne s’agit pas de juger « l’enfer » de la modernité à partir d’un illusoire
ailleurs qui n’est plus à notre portée. L’enfer est en ce sens un concept
« dialectique » qui porte en lui son propre contraire.
On a souvent prétendu que la critique adornienne consistait à exercer
sur Benjamin, qui dépendait matériellement de l’Institut de recherches

1. WALTER BENJAMIN, Correspondance, II, op. cit., p. 172 (traduction modifiée).


2. Ibid, p. 174 (traduction modifiée).
3. Id.
sociales exilé à New York, une pression intellectuelle le mettant en quelque
sorte au pas. Il faut cependant lire attentivement la réponse de Benjamin 1
pour se rendre compte de la forte impression que firent sur lui les objec-
tions d’Adorno (formulées à la suite de discussions avec sa femme Gretel).
Ce n’est là que l’un des épisodes d’une critique récurrente par laquelle
le meilleur disciple de Benjamin somme son maître d’être à la hauteur
de ses promesses. « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction méca-
nisée », puis « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire » subiront
ainsi le même destin que « Paris, capitale du XIXe siècle », laissant cette
fois Benjamin presque muet. On se demande même si l’éloge appuyé de
« Sur quelques thèmes baudelairiens », dans la lettre datée du 29 février
1940, n’est pas surtout destiné à remonter le moral d’un Benjamin qui a
déjà été interné en France et qui est engagé dans la fuite qui le conduira 191

au suicide. Même dans un tel contexte, Adorno ne peut cependant retenir


ses critiques.
Malgré sa manie d’avoir le dernier mot, Adorno était pourtant l’in-
terlocuteur indispensable de Benjamin, le seul qui ait à ce point partagé
ses intentions philosophiques. Il suffit de lire sa réponse à la lettre d’Adorno
du 29 février 1940, qui s’ouvre sur un affectueux « Mon cher Teddie »,
pour s’en rendre compte. Étonnante aussi la complicité et la dureté des
deux amis vis-à-vis d’Ernst Bloch ou de Siegfried Kracauer. Ces critiques
impitoyables permettent de comprendre que la sévérité d’Adorno à l’égard
des travaux de Benjamin n’est malgré tout pas pédante. Il s’agit pour l’un
et l’autre de servir leur très haute idée du travail philosophique, sur les
enjeux duquel ils sont entièrement d’accord. D’ailleurs, Benjamin ne se
prive pas non plus de remettre très sérieusement en question certains écrits
d’Adorno, notamment une pièce d’après Mark Twain (lettre du 29 janvier
1934) ou l’essai sur Richard Wagner (lettre du 19 juin 1938).
L’œuvre tout entière d’Adorno, après la mort de son ami, sera placée
sous le signe de cette perte qui, à ses yeux, se rattache à l’impensable
événement « Auschwitz ». Dans La Dialectique de la Raison, c’est en pensant
à Benjamin, et avec lui, que Horkheimer et Adorno constatent le retour

1. Ibid., p. 184 sq (lettre du 16 août 1935).


de la Raison au mythe et jettent le doute sur la force émancipatrice du
concept philosophique lui-même. Dans la Dialectique négative, la réfé-
rence à Benjamin apparaîtra sans cesse à côté des noms de Kant, de Hegel,
de Marx. La mission dont Adorno s’est cru investi était à la fois celle de
la fidélité à l’ami disparu et celle de réaliser philosophiquement, bien au-
delà de ce que Benjamin avait pu faire, les intuitions qui avaient été les
siennes.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE ÉTABLIE
PAR CHRISTIAN BOUCHINDHOMME

Les articles qui composent ce recueil furent La lecture suffirait à elle seule à nous re- 195
rédigés entre 1982 et 1996, dans une période pérer dans les méandres éditoriaux si quatorze
d’effervescence des études benjaminiennes, coïn- années supplémentaires ne nous séparaient dé-
cidant exactement avec, d’une part, la publica- sormais du dernier des articles ici repris.
tiondesinéditsdeBenjaminenallemandet,d’autre Or le paysage a beaucoup changé en une
part, celle de ses chefs d’œuvre en français – et, décennie et demie, et dans des proportions très
bien entendu, avec des décalages et des effets différentes de part et d’autre du Rhin.
de non-contemporanéité toujours significatifs. En Allemagne, après les deux premières
L’objet de ces articles était toujours multiple : vagues de publications (1950-1970, 1972-1995),
faire état de la recherche allemande et témoi- qui ont permis, si l’on ose dire, la naissance
gner en avant-garde de ce qu’elle révélait de « posthume » de l’œuvre benjaminienne, une
l’œuvre benjaminienne ; préparer ce faisant la troisième vague s’est désormais levée. Lente,
voie, et contribuer sans plus attendre à l’actua- elle s’est, il y a peu, suffisamment gonflée pour
lisation de la recherche française; enfin, constater prétendre emporter tout ce qu’ont déposé les
– déplorer, le cas échéant – les décalages, par deux vagues précédentes. Elle tire sa dynamique,
une évaluation sans concession de leurs causes, semble-t-il, de la volonté de plus en plus affir-
et imaginer si possible des moyens à leur mée d’affranchir désormais, autant que possible,
comblement. Dans tous les cas, il s’agissait, à l’œuvre de Benjamin des marques profondes
la lumière des matériaux les plus récents, de qu’ont laissé les « obstétriciens » – Gershom
faire chatoyer aux yeux du lecteur l’œuvre de Scholem, Theodor et Gretel W. Adorno et Rolf
Benjamin au meilleur de son sens. Tiedemann. Ainsi, après la publication, tout à
Des quelques 525 textes achevés et 193 fait bien venue, de la correspondance complète
fragments que compte l’œuvre, plus d’un quart de Walter Benjamin (1995-2000) établie par
est ici convoqué, et toujours dans la situation Christoph Gödde et Henri Lonitz, les actuels
éditoriale du moment, allemande ou française directeurs du Theodor W. Adorno-Archiv
– allemande et française –, de sorte qu’un même (dont dépend désormais le Walter Benjamin-
texte peut fort bien être cité, au fil des quatorze Archiv), c’est une nouvelle publication inté-
années qui séparent le premier article du dernier, grale des œuvres et inédits de Benjamin qui
à partir de trois ou quatre recueils différents. est engagée depuis 2008 chez le même éditeur !
Que l’édition Tiedemann ne soit pas parfaite, recueil et qui appartiennent à différentes
on peut en convenir ; que nous disposions de époques.
moyens techniques, voire théoriques, d’une Malgré son relatif volume, cette note
meilleure approche textologique, on peut l’ad- bibliographique n’a pas vocation à l’exhaus-
mettre, mais, en ces temps de disette éditoriale, tivité, son noyau n’étant composé que des textes
une pareille gageure, si elle laisse rêveur, offre de Benjamin qui sont ici mentionnés de
aussi à méditer. Quel autre auteur que Benjamin manière directe ou indirecte (III).
peut susciter une telle ferveur qu’il « engendre » Ces textes sont rangés dans l’ordre alpha-
de manière posthume deux éditions intégrales bétique strict (article compris), numérotés et datés.
de ses œuvres en moins de quarante ans ? Sous leur occurrence, nous avons indiqué,
En France, les études benjaminennes ne supra, leur situation dans l’édition des Gesam-
se sont certes pas encore enfiévrées de pareille melte Schriften et, infra, dans l’ordre chrono-
manière. La dernière décennie fut même de logique, leur situation dans les différents recueils
vaches un peu maigres, de sorte qu’à l’entrée français qui les contiennent – les abréviations
de la décennie suivante on peut dire que ce sont, étant indiquées plus haut (I. 2 et II), en préalable
196 en fin de compte, les non-contemporanéités qui à chaque occurrence des recueils concernés.
paraissent l’emporter. Si la troisième vague alle- En effet, nous livrons en amont, pour
mande a peut-être débordé du Rhin pour attein- mémoire, les principales éditions allemandes
dre la Seine, c’est sans tambour ni trompette antérieures aux Gesammelte Schriften (I. 1) ;
– une version française de l’édition intégrale de puis, la composition de ces mêmes Gesammelte
Gödde et Lonitz est, semble-t-il, engagée si l’on Schriften (I. 2) ; enfin (I. 3), les références aux
en juge à la parution en 2009 de son tome 3 volumes parus (à l’automne 2010) des Werke
mais l’initiative n’est pas l’objet d’une publi- und Nachlass. Kritische Gesamtausgabe (pour
cité tous azimuts ; par ailleurs, le seul recueil information, nous fournissons en note le
paru en 2010 est celui initié par Michaël Löwy, programme de parution de cette nouvelle
Romantisme et Critique de la civilisation (cf. édition).
infra), qui puise dans le fonds mis à jour par Nous proposons ensuite (II), l’ensemble
la seconde vague allemande de publications, des éditions françaises. Sous chaque occurrence,
tout en prolongeant ou réactualisant un débat précédée de son abréviation usuelle, on trou-
engagé outre-Rhin à la fin des années 1960, vera, indiqués par leur numéro, les textes issus
au terme de la première vague… de la liste établie en III.
Dans ce contexte, les analyses de Rainer Enfin, en aval (IV), nous donnons l’en-
Rochlitz ne perdent rien de leur actualité si l’on semble des références relatives à la corres-
est à même d’effectuer les nécessaires trans- pondance, éditions allemandes et françaises.
lations. Sachant à quel point il admirait le travail Dans le corps du recueil, l’ensemble des
éditorial de Tiedemann, chaque article de ce références renvoient à l’édition des Briefe de
recueil en atteste, nous ne pouvons que regretter 1966 dans la traduction de Guy Petitdemange
de ne jamais devoir connaître son appréciation (Paris, Aubier, 1979), sauf lorsqu’elles sont issues
de l’évolution actuelle des études benjaminiennes de l’appareil critique des Gesammelte Schriften,
et d’être contraint de poursuivre ces analyses ou – dans un seul cas (voir le dernier article du
à nos propres frais. Pour rendre cette tâche moins recueil) – d’une édition séparée (en l’occur-
ardue à partir des éléments contenus dans ce rence, Correspondance Adorno-Benjamin).
recueil nous avons donc cru bon de réunir ici
les éléments bibliographiques qui émaillent ce C. B.
I. 1. Principales éditions allemandes [Traités], 1974, 1275 p.
antérieures aux Gesammelte Schriften GS II.1, II.2, II.3 : Gesammelte Schriften II en
trois volumes (II.1, II.2, II.3), Aufsätze,
Berliner Kindheit um Neunzehndert [Enfance Essays, Vorträge [articles, essais, confé-
berlinoise autour de 1900], postface de rences], ibid., 1526 p. 1977.
Theodor W. Adorno, Francfort-sur-le-Main, GS III : Gesammelte Schriften III, Kritiken und
Suhrkamp, 1950. Rezensionen [Critiques et recensions],
Schriften [Écrits], texte établi par Theodor W. 1972, 727 p.
Adorno et Gretel Adorno avec la collab. GS IV.1, IV.2 : Gesammelte Schriften IV en
de Friedrich Podszus, postface de Th. W. deux volumes (IV.1, IV.2), Kleine Prosa.
Adorno, ibid., 1955, XXVIII et 656 p., et Baudelaire-Übertragungen [Petits textes
544 p. en prose. Translation de Baudelaire],
Illuminationen. Ausgewählte Schriften 1 1972, 1178 p.
[Illuminations. Textes choisis 1], texte GS V.1, V.2 : Gesammelte Schriften V en deux
établi par Siegfried Unseld, ibid., 1961. volumes (V.1, V.2), Das Passagen-Werk
Deutsche Menschen [Allemands], éd. et post- [Sur les passages (parisiens)], 1982, 1354 p. 197
face de Theodor W. Adorno, ibid., 1962. GS VI : Gesammelte Schriften VI, Fragmente.
Ursprung des deutschen Trauerspiel [Origine Autobiographische Schriften [Fragments.
du drame baroque allemand], texte établi Écrits autobiographiques], 1985, 840 p.
par Rolf Tiedemann, ibid., 1963. GS VII.1, VII.2 : Gesammelte Schriften VII en
Charles Baudelaire. Tableaux parisiens, texte deux volumes (VII.1, VII.2), Nachträge
français et allemand, ibid., 1963. [Addenda], 1989, 1024 p.
Versuche über Brecht [Essais sur Brecht], éd. GS Sup1 : Gesammelte Schriften – Supplement
et postface de Rolf Tiedemann, ibid., 1966 ; I (Sup1), Kleinere Übersetzungen : Tristan
nouvelle éd. revue et augmentée par R. Tzara, D’Annunzio, Aragon, Proust, Léon
Tiedemann, ibid., 1978. Bloy, Adrienne Monnier, Saint-John Perse,
Angelus Novus. Ausgewählte Schriften 2 Balzac, Jouhandeau [Traductions de textes
[Angelus Novus. Textes choisis 2], ibid., brefs…], 1999, 457 p.
1966. GS Sup2 : Gesammelte Schriften – Supplement
Charles Baudelaire. Ein Lyriker im Zeitalter II (Sup2), Marcel Proust, „Im Schatten der
des Hochkapitalismus [Charles Baudelaire. jungen Mädchen“ [Marcel Proust, À
Un poète lyrique à l’apogée du capita- l’ombre des jeunes filles en fleurs], 1987,
lisme], deux fragments, édition et postface 535 p.
de Rolf Tiedemann, ibid., 1969. GS Sup3 : Gesammelte Schriften – Supplement
Berliner Chronik, édition et postface de III (Sup3), Marcel Proust, „Guermantes“
Gershom Scholem, ibid., 1970. [Marcel Proust, Le Côté de Guermantes],
1987, 596 p.
I. 2. Gesammelte Schriften, sous la direction
de Rolf Tiedemann et Hermann I. 3. Werke und Nachlass. Kritische Gesamt-
Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, ausgabe [Œuvres et inédits. Édition critique
Suhrkamp, 1972-1999. intégrale], sous la dir. de Christoph Gödde
et Henri Lonitz, Francfort-sur-le-Main,
GS I.1, I.2, I.3 : Gesammelte Schriften I en trois Suhrkamp, (2008-2018)
volumes (I.1, I.2, I.3), Abhandlungen
Voici le programme de publication de cette édition, XIXe siècle], sous la dir. de Christoph Gödde
tel qu’il fut publié au moment du lancement (un (Francfort/M.) et Henri Lonitz (Francfort/M.) –
certain retard — d’un an environ — semble déjà avoir (paraîtra en 4 volumes, à la fois au format de lecture
été pris sur ces prévisions initiales) : tome 1 : in-8° et au format in-4° avec un fac-similé quadri-
Jugendschriften [Écrits de jeunesse], sous la dir. de chrome du manuscrit), entre 2016 et 2018 ;
Ralf Konersmann et Johann Kreuzer (Oldenburg), tome 18 : Charles Baudelaire. Ein Lyriker im Zeitalter
2010/2 ; tome 2 : Philosophische und ästhetische des Hochkapitalismus [Charles Baudelaire. Un poète
Schriften [Écrits philosophiques et esthétiques], sous lyrique à l’apogée du capitalisme], sous la dir. de
la dir. de Ralf Konersmann et Johann Kreuzer Christoph Gödde (Francfort/M.) et Henri Lonitz
(Oldenburg), 2010/2 ; tome 4 : Goethes Wahl- (Francfort/M.) – (paraîtra, en même temps, au format
verwandtschaften [Les Affinités électives de Goethe], de lecture in-8° et au format in-4° avec un fac-similé
sous la dir. d’Ursula Marx (Berlin) et Uwe Steiner quadrichrome du manuscrit), 2013/1 ; tome 20 :
(Houston), entre 2016 et 2018 ; tome 5 : Gedichte Notizhefte und Notizblocks [Cahiers et blocs de notes],
und Erzählungen [Poèmes et contes], sous la dir. sous la dir. de Christoph Gödde (Francfort/M.) et Henri
de Chryssoula Kambas (Osnabrück), 2014/1 ; Lonitz (Francfort/M.) – (paraîtra en deux volumes,
tome 6 : Ursprung des deutschen Trauerspiels en même temps, au format de lecture in-8° et au
[Origine du drame baroque], sous la dir. de Klaus format in-4° avec un fac-similé quadrichrome du
198 Garber (Osnabrück), 2013/2 ; tome 7 : Charles manuscrit), entre 2016 et 2018 ; tome 21 :
Baudelaire, Tableaux Parisiens, sous la dir. de Laure Manuskriptkonvolute, Einzelblätter, Lichtenberg-
Bernardi (Paris) et Gérard Raulet (Paris) – (accom- bibliographie [Manuscrits épars, feuilles volantes,
pagné d’un CD-ROM comprenant l’ensemble des bibliographie de Lichtenberg], sous la dir. de Christoph
traductions de Benjamin avec l’original français en Gödde (Francfort/M.) et Henri Lonitz (Francfort/M.),
vis-à-vis), 2015/2 ; tome 9 : Arbeiten für und über entre 2016 et 2018.
den Rundfunk [Travaux sur et pour la radio], sous
la dir. de Thomas Küpper (Francfort/M.), 2011/2 ; La version française de cette édition, sous la
tome 11 : Berliner Chronik / Berliner Kindheit um direction de Gérard Raulet, est annoncée
neunzehnhundert [Chronique berlinoise / Enfance
chez Fayard, (Œuvres et inédits. Édition
berlinoise aux alentours de 1900], sous la dir. de
critique intégrale). Une première livraison
Burkhardt Lindner (Francfort/M.) – (paraîtra, en même
(le tome 3) a paru à l’automne 2009.
temps, au format de lecture in-8° et au format in-
4° avec un fac-similé quadrichrome du manuscrit),
2012/1 ; tome 12 : Essays zur Literatur [Essais sur Tome 3 : Der Begriff der Kunstkritik in der deut-
la littérature], sous la dir. d’Erdmut Wizisla (Berlin), schen Romantik, Uwe Steiner (s.l.d.),
2014/2 ; tome 13 : Kritiken und Rezensionen ibid., 2008, 398 p.
[Critiques et recensions], sous la dir. de Heinrich Tome 10 : Deutsche Menschen, Momme
Kaulen (Marbourg), 2010/1 ; tome 14 : Aufsätze und Brodersen (s.l.d.), ibid., 2008, 542 p.
Feuilletons [Articles et points de vue], sous la dir. Tome 8 : Einbahnstraße, Detlev Schöttker
de Klaus Reichert (Francfort/M.), 2015/1 ; tome 15 :
(s.l.d.), ibid., 2009, 610 p.
Autobiographische Schriften und Protokolle zu
Tome 19 : Über den Begriff der Geschichte,
Drogenversuchen [Écrits autobiographiques et proto-
avec facsimilé quadrichrome, Gérard
coles de prises de drogue], sous la dir. d’Alexander
Honold (Bâle), entre 2016 et 2018 ; tome 16 : Das Raulet (s.l.d.), 2010, 380 p.
Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen
Reproduzierbarkeit [L’œuvre d’art à l’époque de sa II. Éditions françaises
reproductibilité technique], sous la dir. de Burkhardt
Lindner (Francfort/M.), 2011/1 ; tome 17 : Pariser Œc : Œuvres choisies, trad. Maurice de
Passagen / Paris, die Hauptstadt des XIX. Gandillac, Paris, Julliard, 1959.
Jahrhunderts [Passages parisiens / Paris, capitale du [34, 44, 84, 93, 103, 113, 172]
EsB69 : Essais sur Brecht, trad. Paul Laveau, le Romantisme allemand, trad. Philippe
Paris, Maspéro, 1969 [trad. de Versuche Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang,
über Brecht, 1966]. Paris, Flammarion, 1986.
[30, 55, 57, 77, 106, 109, 136, 156, 157, [98]
180] Rr : Rastelli raconte et autres récits, trad.
MV : 1. Mythe et violence, trad. Maurice de Philippe Jaccottet et Maurice de Gandillac,
Gandillac, Paris, Denoël, 1971. Paris, Le Seuil, 1987.
[32, 34, 44, 45, 58, 63, 78, 79, 93, 95, 110, [10, 11, 50, 65, 89, 90, 91, 102, 103, 112,
113, 168, 169] 131, 143, 158, 159, 185]
PR : 2. Poésie et révolution, trad. Maurice de TPr : Trois pièces radiophoniques, trad. Rainer
Gandillac, Paris, Denoël, 1971. Rochlitz, Paris, Christian Bourgois, 1987.
[22, 59, 64, 84, 103, 123, 141, 144, 150, [26, 27, 125]
152, 166, 169, 172] LpE : Lumières pour enfants, trad. de Sylvie
HLC : L’Homme, le langage et la culture, trad. Muller, Paris, Christian Bourgois, 1988.
Maurice de Gandillac, Paris, Denoël- [21, 23, 25, 42, 80, 85, 86, 87, 88, 96, 99,
Gonthier, 1974. 100, 101, 111, 115, 116, 117, 118, 119, 199
[34, 84, 95, 144, 150, 152, 166] 120, 122, 132, 153, 154, 155, 173, 175,
Su78 : Sens unique précédé de Enfance berli- 182, 187]
noise et suivi de Paysages urbains, trad. Su88 : Sens unique précédé de Enfance berli-
Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1978. noise et suivi de Paysages urbains, trad.
[51, 163] Jean Lacoste, éd. revue, Paris, Maurice
All. : Allemands. Une série de lettres, préf. de Nadeau, 1988.
Theodor W. Adorno, trad. Georges- [51, 163]
Arthur Goldschmidt, Paris, Hachette, coll. PLP : Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre
« P.O.L. », 1979. des Passages trad. Jean Lacoste, Paris, Le
[17] Cerf, 1989.
CB : Charles Baudelaire. Un poète lyrique à [144, 145, 146, 147, 148]
l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Éa : Écrits autobiographiques, trad. Christophe
Paris, Payot, 1979. Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris,
[105, 180, 189] Christian Bourgois, 1990, 1994.
E1 : Essais 1, trad. Maurice de Gandillac, Paris, [14, 15, 29, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 54, 68,
Denoël-Gonthier, 1983. 70, 71, 72, 126, 129, 130, 133, 134, 135,
[59, 64, 79, 113, 141, 149, 150] 136, 137, 138, 140, 151, 160, 171, 188]
E2 : Essais 2, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Éf : Écrits français, intro. et notices de Jean-
Denoël-Gonthier, 1983. Maurice Monnoyer, Paris, Gallimard,
[84, 103, 123, 144, 152, 166, 172] 1991, 2003 [nos références renvoient à cette
JdM : Journal de Moscou, trad. Jean-François dernière édition].
Poirier, Paris, L’Arche, 1983. [12, 18, 53, 66, 81, 104, 139, 145, 160,
[69] 166]
ODb : Origine du drame baroque allemand, Œ1 : Œuvres I [1914-1925], trad. Maurice de
trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz,
1985. Paris, Gallimard, 2000.
[92, 142, 178] [19, 34, 44, 45, 58, 78, 93, 95, 113, 165,
CCe : Le Concept de critique esthétique dans 168, 170]
Œ2 : Œuvres II [1926-1934], trad. Maurice GS VI, 14.
de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer FPPCL, 13.
Rochlitz, ibid., 2000. 2. < Fr. 5, Le squelette du mot > (< Fr. 5,
[13, 22, 31, 32, 33, 56, 59, 60, 61, 62, 63, Das Skelett des Wortes >) [1920-1921].
64, 67, 73, 74, 75, 76, 79, 94, 97, 110, 141, GS VI, 15.
149, 150, 161, 164, 169, 177, 184] FPPCL, 14.
Œ3 : Œuvres III [1935-1940], trad. Maurice 3. < Fr. 19, Sur la perception > (< Fr. 19,
de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Über die Wahrnehmung >) [1917].
Rochlitz, ibid., 2000. GS VI, 33-38.
[30, 49, 82, 84, 103, 121, 123, 144, 152, FPPCL, 35-40.
156, 166, 172] 4. < Fr. 25, Théorie de la connaissance >
FPPCL : Fragments philosophiques, politiques, (< Fr. 25, Erkenntnistheorie >) [≈1920-
critiques, littéraires, trad. Christophe 1921].
Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, GS VI, 45-46.
PUF, 2001. FPPCL, 47-48.
200 [1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9] 5. < Fr. 26, Vérité et vérités — Connaissance
EsB03 : Essais sur Brecht, trad. Philippe et connaissances > (< Fr. 4, 26, Wahrheit
Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003 [trad. de und Wahrheiten — Erkenntnis und
Versuche über Brecht, 1978]. Erkenntnisse >) [≈1920-1921].
[20, 30, 57, 77, 106, 109, 126, 133, 136, GS VI, 46-48.
156, 157, 174, 180] FPPCL, 49-50.
RCC : Romantisme et Critique de la civilisa- 6. < Fr. 74, Le capitalisme comme religion >
tion, textes choisis et présentés par Michaël (< Fr. 19, Kapitalismus als Religion >) [mi-
Löwy, trad. Christophe David et Alexandra 1921 au plus tard].
Richter, Paris, Payot, 2010. GS VI, 100-103.
[16, 24, 35, 46, 47, 48, 92, 107, 114, 162, FPPCL, 110-114.
178, 179, 181, 183, 186] 7. < Fr. 132, Programme de la critique litté-
Œ&I 3 : Œuvres et inédits. Édition critique raire > (< Fr. 19, Programm der literari-
intégrale, éditée par Christoph Gödde et schen Kritik >) [1920-1930].
Henri Lonitz, édition française sous la GS VI, 161-167.
responsabilité de Gérard Raulet. Tome 3 : FPPCL, 201-207.
Le Concept de critique esthétique dans le 8. < Fr. 136.1, « Première forme de la
romantisme allemand, édition préparée par critique, celle qui se refuse à juger » > (< Fr.
Uwe Steiner, traduction de l’allemand par 136.1, „Erste Form der Kritik…“ >) [ap.
Philippe Lacoue-Labarthe, Anne-Marie juin 1930].
Lang [cf. supra CCe] et Alexandra Richter GS VI, 170.
pour l’appareil critique, Paris, Fayard, 2009. FPPCL, 211.
[98] 9. < Fr. 138, « Presque tout ce qui existe en
matière d’histoire matérialiste de la
III. Textes mentionnés dans le recueil nature » > (< Fr. 138, „Es kommt doch
bei fast allem…“ >) [≈1931].
1. < Fr. 4, « À propos de VI, V et IV… » > GS VI, 172.
(< Fr. 4, Gegenstand = Dreieck >) [1916- FPPCL, 212.
1917]. 10. « Dem Staub, dem beweglichen, einge-
zeichnet » („Dem Staub, dem beweglichen, 20. Bert Brecht (Bert Brecht).
eingezeichnet“) [1929]. GS II.2, 660-667.
GS IV.2, 780-788. EsB03, 8-17.
Rr, 131-142. 21. Borsig (Borsig) [1930].
11. À la minute (Auf die Minute) [1934]. GS VII.1, 111-117.
GS IV.2, 761-763. LpE, 73-81.
Rr, 97-102. 22. Brèves ombres [I et II] (Kurze Schatten)
12. À propos de quelques motifs baudelairiens [1933].
[résumé en français, sans doute de W. B.] GS IV.1, 368-373 et 425-428.
[1939]. PR, 53-62 ; Œ2, 340-354.
GS I.3, 1187-1188. 23. Cagliostro (Cagliostro) [1931].
Éf, 316-318. GS VII.1, 188-194.
13. Adrienne Mesurat („Adrienne Mesurat“) LpE, 179-187.
[1928]. 24. Carl Albrecht Bernoulli, Johann Jacob
GS III, 153-156. Bachofen et la symbolique de la nature
Œ2, 109-112. (Carl Albrecht Bernoulli, „Johann Jacob 201
14. Agesilaus Santander. Deuxième version Bachofen und das Natursymbol“) [1926].
(Agesilaus Santander. Zweite Fassung) GS III, 43-35.
[1933]. RCC, 113-115.
GS VI, 521. 25. Caspar Hauser (Caspar Hauser) [1930].
Éa, 335. GS VII.1, 174-180.
15. Agesilaus Santander. Première version LpE, 159-167.
(Agesilaus Santander. Erste Fassung) 26. Ce que les Allemands lisaient à l’époque
[1933]. où leurs auteurs classiques écrivaient
GS VI, 520. (Was die Deutschen lasen, während ihre
Éa, 333. Klassiber schrieben) [1932].
16. Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve GS IV.2, 641.
(Albert Béguin, „L’Âme romantique et le TPr, 7-48.
rêve“) [1939]. 27. Chahut autour de Polichinelle (Radau um
GS III, 557-560. Kasperl) [1932].
RCC, 231-235. GS IV.2, 674.
17. Allemands (Deutsche Menschen) [1936]. TPr, 83-113.
GS IV.1, 149-234. 28. Charles Baudelaire, Tableaux parisiens
Allemands, 21-125. („Tableaux parisiens“, französich und
18. Allemands de quatre-vingt-neuf [en fran- deutsch, pub. Richard Weißbach,
çais, avec le concours de Marcel Stora] Heidelberg, 1923) [1915-1922].
[1939]. GS IV.1, 7-82.
GS IV.2, 863-880. 29. Chronique berlinoise (Berliner Chronik)
Éf, 344-369. [1932].
19. Annonce de la revue Angelus Novus GS VI, 465-519.
(Ankündigung der Zeitschrift: „Angelus Éa, 241-328.
Novus“) [1922]. 30. Commentaires sur les poèmes de Brecht
GS II.1, 241-246. (Kommentare zu Gedichten von Brecht)
Œ1, 266-273. [1939].
GS II.2, 539-572. 40. Curriculum vitae V (Lebenslauf < V >)
EsB69, 57-94 ; Œ3, 226-269 ; EsB03 [1938].
[Commentaires de…], 77-116. GS VI, 222 ; Éa, 37.
31. Contre un chef-d’œuvre. À propos du livre 41. Curriculum vitae, Dr Walter Benjamin
de Max Kommerell, L’Écrivain comme (Curriculum Vitae Dr. Walter Benjamin
guide dans la littérature classique alle- < VI >) [1940].
mande (Wider ein Meisterwerk) [1930]. GS VI, 225 ; Éa, 40.
GS III, 252-259. 42. De vraies histoires de chiens (Wahre
Œ2, 216-227. Geschichten von Hunden) [1930].
32. Conversation avec André Gide (Gespräch GS VII.1, 243-249.
mit André Gide) [1928]. LpE, 258-267.
GS IV.1, 502-509. 43. Des livres qui sont restés vivants (Bücher,
MV, 277-285 ; Œ2, 30-40. die lebendig geblieben sind) [1929].
33. Crise du roman. À propos de Berlin GS III, 161-171.
Alexanderplatz d’Alfred Döblin (Krisis des RCC, 125-127.
202 Romans) [1930]. 44. Destin et caractère (Schicksal und
GS III, 230-236. Charakter) [1919].
Œ2, 189-197. GS II.1, 171-179.
34. Critique de la violence (Zur Kritik der Œc, 47-56 ; MV, 151-160 ; Œ1, 198-
Gewalt) [1921]. 209.
GS II.1, 179-203. 45. Deux poèmes de Friedrich Hölderlin (Zwei
Œc [Prolégomènes à une critique de Gedichte von Friedrich Hölderlin) [1915].
la violence], 15-46 ; MV [Pour une GS II.1, 105-126.
critique de la violence], 121-148 ; HLC, MV, 51-78 ; Œ1, 91-124.
23-55 ; Œ1, 210-243. 46. Dialogue sur la religiosité du temps présent
35. Critique théologique [À propos de Figures (Dialog über die Religiosität der
d e n o tr e te m p s d e W i l l y H a a s ] Gegenwart) [1912].
(Theologische Kritik) [1931]. GS II.1, 16-35.
GS III, 275-278. RCC, 25-49.
RCC, 131-135. 47. Du bourgeois cosmopolite au grand bour-
36. Curriculum vitae I (Lebenslauf < I >). geois (Vom Weltbürger zum Großbürger
GS VI, 215. [mit Willy Haas]) [1932].
Éa, 25. GS IV.2, 815-862.
37. Curriculum vitae II (Lebenslauf RCC, 153-207.
< II >)[1928]. 48. E.T.A. Hoffmann et Oscar Panizza (E.T.A.
GS VI, 216. Hoffmann und Oskar Panizza) [1930].
Éa, 27. GS II.2, 641-648.
38. Curriculum vitae III (Lebenslauf RCC, 137-145.
< III >)[1928]. 49. Eduard Fuchs, collectionneur et historien
GS VI, 215. (Eduard Fuchs, der Sammler und der
Éa, 30. Historiker) [1937].
39. Curriculum vitae IV (Lebenslauf GS II.2, 465.
< IV >)[1934]. Œ3, 170-225.
GS VI, 220 ; Éa, 33. 50. En regardant passer le corso (Gespräch
über dem Corso) [1935]. part.], 181-208 ; Œ2, 410-453.
GS IV.2, 763-771. 60. Franz Kafka, Lors de la construction de
Rr, 103-114. la Muraille de Chine (Franz Kafka „Beim
51. Enfance berlinoise vers mil neuf cent Bau der Chinesischen Mauer“) [1931].
[Version Adorno-Rexroth] (Berliner GS II.2, p.676-683.
Kindheit um Neunzehnhundert [Adorno- Œ2, 284-294.
Rexroth Fassung]). 61. Goethe (Goethe) [1928].
GS IV.1, 235. GS II.2, 705-739.
Su78, 29-145 ; Su88, 27-135. Œ2, 59-108.
52. Enfance berlinoise vers mil neuf cent 62. Gottfried Keller (Gottfried Keller) [1926].
[Version de dernière main] (Berliner GS II.1, 283-295.
Kindheit um Neunzehnhundert [Fassung Œ2, 11-29.
letzter Hand]) [1938]. 63. Hachisch à Marseille (Haschisch in
GS VII, 1, 385. Marseille) [1932].
53. Enfance Berlinoise. Cinq fragments GS IV.1, 409-416.
[traduction de W. B. avec la collab. de Jean MV, 287-296 ; Œ2, 48-58. 203
Selz) [1933]. 64. Histoire littéraire et science de la littéra-
GS IV.2, 979-986. ture (Literaturgeschichte und
Éf, 77-96. Literaturwissenschaft) [1931].
54. Espagne 1932 (Spanien 1932) [1932]. GS III, 283-290.
GS VI, 446-464. PR, 7-14 ; E1, 141-148 ; Œ2, 274-
Éa, 213-238. 283.
55. Études sur la théorie du théâtre épique 65. Histoires nées de la solitude (Geschichten
(Studien zur Theorie des epischen Theaters) aus der Einsamkeit) [1933].
[1930]. GS IV.2, 755-757.
GS II.3, 1380-1382. Rr, 83-88.
EsB69, 35-37. 66. Johann Jakob Bachofen [en français]
56. Expérience et pauvreté (Erfahrung und (Johann Jakob Bachofen) [1935].
Armut) [1933]. GS II.1, 219-233.
GS II.1, 213-219. Éf, 96-110.
Œ2, 364-373. 67. Johann Peter Hebel (Johann Peter Hebel)
57. Extrait du commentaire de Brecht (Aus dem [1929].
Brecht-Kommentar) [1930]. GS II.2, 635-640.
GS II.2, 506-510. Œ2, 162-169.
EsB69, 39-43 ; EsB03 [Extrait du 68. Journal de mon voyage de long de la Loire
Brecht-Kommentar], 48-53. (Tagebuch meiner Loire-Reise) [1927].
58. Fragment théologico-politique GS VI, 409-412.
(Theologisch-politisches Fragment) Éa, 151-157.
[1921]. 69. Journal de Moscou (Moskauer Tagebuch)
GS II.1, 203-204. [1927].
MV, 149-150 ; Œ1, 263-265. GS VI, 292-408.
59. Franz Kafka (Franz Kafka) [1934]. JdM, 13-216.
GS II.2, 409-438. 70. Journal de Pentecôte 1911 (Tagebuch
PR [trad. part.], 63-90 ; E1 [trad. Pfingsten 1911) [1911].
GS VI, 232-234. tion mécanisée [trad. franç. de W. B. avec
Éa, 52-57. la collab. de Pierre Klossowski] [1936].
71. Journal de Wengen (Tagebuch von GS I.2, 709.
Wengen) [1911]. Éf, 140-171.
GS VI, 235-241. 82. L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibi-
Éa, 58-69. lité technique [1ère version] (Das Kunstwerk
72. Journal du sept août mil neuf cent trente im Zeitalter seiner technischen
et un au Jour de [m]a mort (Tagebuch vom Reproduzierbarkeit. 1. Fassung) [1935].
siebenten August neunzehnhundertei- GS 1.2, 431-469.
nunddreißig bis zum Todestag) [1931]. Œ3, 67-113.
GS VI, 441-445. 83. L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibi-
Éa, 204-212. lité technique [2 ème version] (Das
73. Julien Green (Julien Green) [1929]. Kunstwerk im Zeitalter seiner techni-
GS II.1, 328-334. schen Reproduzierbarkeit. 2. Fassung)
204 Œ2, 170-178. [1936].
74. Karl Kraus (Karl Kraus) [1931]. GS VII.1, 350.
GS II.1, 334-367. 84. L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibi-
Œ2, 228-273. lité technique [3 ème version] (Das
75. Kierkegaard. À propos du Kierkegaard de Kunstwerk im Zeitalter seiner techni-
Theodor W. Adorno (Kierkegaard) [1933]. schen Reproduzierbarkeit. 3. Fassung)
GS III, 380-383. [1939].
Œ2, 355-358. GS 1.2, 471-469.
76. Kitsch onirique (Traumkitsch) [1926]. Œc [L’œuvre d’art au temps de ses
GS II.2, 620-622. techniques de reproduction], 193-236 ;
Œ2, 7-10. PR, 171-210 ; HLC, 137-181 ; E2, 27-
77. L’auteur comme producteur (Der Autor 126 ; Œ3, 269-316.
als Produzent) [1934]. 85. La Bastille, l’ancienne prison d’Etat fran-
GS II.2, 683-670. çaise (Die Bastille, das alte französische
EsB69, 107-128 ; EsB03, 122-144. Staatsgefängnis) [1931].
78. L’Idiot de Dostoïevski („Der Idiot“ von GS VII.1, 165-173.
Dostojewskij) [1917]. LpE, 147-156.
GS II.1, 237-241. 86. La catastrophe ferroviaire du Firth of Tay
MV, 115-120 ; Œ1, 166-171. (Die Eisenbahnkatastrophe vom Firth of
79. L’image proustienne (Zum Bilde Prousts) Tay) [1932].
[1929]. GS VII.1, 232-237.
GS II.1, 310-324. LpE, 242-249.
MV [« Pour le portrait de Proust »], 87. La chute d’Herculanum et de Pompéi
315-330 ; E1, 125-140 ; Œ2, 135-155. (Untergang von Herculanum und Pompeji)
80. L’incendie du théâtre de Canton [1931].
(Theaterbrand von Kanton) [1931]. GS VII.1, 214-220.
GS VII.1, 226-231. LpE, 217-225.
LpE, 234-241. 88. La folle journée (Ein verrückter Tag)
81. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduc- [1932].
GS VII.1, 306-315. 98. Le Concept de critique esthétique dans le
LpE, 268-280. Romantisme allemand (Der Begriff der
89. La haie de cactus (Die Kaktushecke) Kunstkritik in der deutschen Romantik)
[1933]. [1919].
GS IV.2, 748-755. GS I.1, 7-122.
Rr, 73-82. CCe, 27-177 ; Œ&I 3, 11-205.
90. La main heureuse (Die glückliche Hand) 99. Le dialecte berlinois (Berliner Dialekt)
[1935]. [1929].
GS IV.2, 771-777. GS VII.1, 68.
Rr, 115-124. LpE, 11-20.
91. La mort du père (Der Tod des Vaters) 100.Le Docteur Faust (Dr. Faust) [1931].
[1913]. GS VII.1, 180-188.
GS IV.2, 723-725. LpE, 168-178.
Rr, 27-32. 101.Le Mississippi et l’inondation de 1927 (Die
92. La signification du langage dans le Mississippi-Überschwemmung 1927) 205
Trauerspiel et la tragédie, (Die Bedeutung [1932].
der Sprache in Trauerspiel und Tragödie) GS VII.1, 237-243.
[1916]. LpE, 250-257.
GS II.1, 137-139. 102.Le mouchoir (Der Taschentuch) [1932].
ODb, 259-262 ; RCC, 65-68. GS IV.2, 741-745.
93. La tâche du traducteur (Die Aufgabe des Rr, 59-66.
Übersetzers) [1921]. 103.Le narrateur (Der Erzähler).
GS IV.1, 9-21. GS II.2, 438-465.
Œc, 57-74 ; MV, 261-276 ; Œ1, 244- Œc, 291-321 ; PR, 139-169 ; E2, 55-
262. 85 ; Rr, 145-178 ; Œ3 [Le conteur.
94. La Tour de Hugo von Hoffmansthal Réflexions sur l’œuvre de Nicolas
(Hugo von Hofmannsthal, „Der Turm“) Leskov] [1936], 114-151.
[1928]. 104.Le narrateur [traduction française de
GS III, 29-33. W. B.] [1936].
Œ2, 41-47. GS II.3, 1290.
95. La vie des étudiants (Das Leben der Éf, 264-298.
Studenten) [1915]. 105.Le Paris du second Empire chez Baudelaire
GS II.1, 75-87. (Das Paris des Second Empire bei
MV, 37-50 ; HLC, 7-22 ; Œ1, 125- Baudelaire) [1938].
141. GS I.2, 511.
96. Le Berlin démoniaque (Das dämonische CB, 21-145.
Berlin) [1930]. 106.Le pays dans lequel il n’est pas permis de
GS VII.1, 86-92. nommer le prolétariat (Das Land, in dem
LpE, 39-44. das Proletariat nicht genannt werden
97. Le caractère destructeur (Der destruktive kann) [1938].
Charakter) [1931]. GS II.2, 514-518.
GS IV.1, 396-398. EsB69, 45-49 ; EsB03 [Le pays où il
Œ2, 330-332. est interdit…], 59-64.
107.Le plus grand monstre, la jalousie de 116.Les Bootleggers (Die Bootleggers) [1930].
Calderón et Hérode et Marianne de Hebbel GS VII.1, 201-206.
(„El mayor monstruso, los celos“ von LpE, 197-205.
Calderon und „Herodes und Mariamne“ 117.Les cités-casernes (Die Mietskaserne)
von Hebbel) [1923]. [1930].
GS II.1, 246-276. GS VII.1, 117-124.
RCC, 69-106. LpE, 82-90.
108.Le retour du flâneur. À propos de 118.L e s e s c r o q u e r i e s e n p h i l a t é l i e
Promenades dans Berlin de Franz Hessel (Briefmarkenschwindel) [1930].
(Die Wiederkehr des Flaneurs) [1929]. GS VII.1, 195-200.
GS III, 194-195. LpE, 188-198.
Urbi n°3, mars 1980 ; en appendice 119.Les marchands ambulants et les marchés
à la traduction de Franz Hessel, du vieux et du nouveau Berlin
Promenades dans Berlin, PUG, 1989. (Strassenhandel und Markt in Alt- und in
109.Le Roman de Quat’ sous [de Bertolt Neuberlin) [1930].
206 Brecht] (Brechts „Dreigroschenroman“) GS VII.1, 74-80.
[1935]. LpE, 21-29.
GS III, 440-449. 120.Les Promenades à travers la Marche de
EsB69, 95-106 ; EsB03, 65-76. Brandebourg de Fontane (Fontanes
110.Le surréalisme (Der Sürrealismus) [1929]. „Wanderungen durch die Mark
GS II.1, 295-310. Brandenburg“) [1930].
MV, 297-314 ; Œ2, 113-134. GS VII.1, 137-145.
111.Le tremblement de terre de Lisbonne LpE, 109-121.
(Erdbeben von Lissabon) [1931]. 121.Les Régressions de la poésie par Carl
GS VII.1, 220-226. Gustav Jochmann („Die Rückschritte der
LpE, 226-233. Poesie“ von Carl Gustav Jochmann)
112.Le voyage de la Mascotte (Die Fahrt der [1939].
„Mascotte“) [1932]. GS II.2, 572-598.
GS IV.2, 738-741. Œ3, 391-426.
Rr, 53-59. 122.Les Tsiganes (Die Zigeuner) [1930].
113.Les Affinités électives de Goethe (Goethes GS VII.1, 159-165.
„Wahlverwandtschaften“) [1922]. LpE, 140-145.
GS I.1, 123-201. 123.Lettre de Paris (1). André Gide et son
Œc, 75-192 ; MV, 161-260 ; E1, 25- nouvel adversaire (Pariser Brief [1]. André
124 ; Œ1, 274-395. Gide und sein neuer Gegner) [1936].
114.Les armes de demain (Die Waffen von GS III, 482-495.
morgen) [1925]. PR [André Gide et…], 211-224 ; E2,
GS IV.1, 473-476. 127-142 ; Œ3, 152-169.
RCC, 107-111. 124.Lettre de Paris (2). Peinture et photogra-
115.Les bandes de brigands dans l’ancienne phie (Pariser Brief [2]. Malerei und
Allemagne (Räuberbanden im alten Photographie) [1936].
Deutschland) [1930]. GS III, 495.
GS VII.1, 152-159. 125.Lichtenberg. Un aperçu (Lichtenberg)
LpE, 131-139. [1933].
GS IV.2, 696. (Verstreute Notizen Juni bis Oktober
TPr, 49-82. 1928) [1928].
126.Mai-Juin 1931 (Mai-Juni 1931) [1931]. GS VI, 415-417.
GS VI, 422-440. Éa, 161-165.
Éa, 173-203 ; EsB03 [Le Lavandou], 136.Notes prises à Svendborg (Notizen
166-178. Svendborg Sommer 1934) [1934].
127.Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles GS VI, 523-531.
en fleurs („Im Schatten der jungen EsB69 [Entretiens avec Brecht], 129-
Mädchen“, trad. avec Franz Hessel ; pub. 149 ; Éa, 339-352 ; EsB03 [Svendborg,
Die Schmiede, Berlin, 1927) [1926-1927]. 1934], 179-193.
GS Sup2. 137.Notes sur Brecht (Notizen über Brecht)
128.Marcel Proust, Le Côté de Guermantes [1939].
(„Guermantes“, trad. avec Franz Hessel ; GS VI, 540.
pub. [sous le titre „Die Herzogin von Éa, 367-368.
Guermantes“] Piper, Munich, 1930) [1927- 138.Notes sur le voyage à Francfort du 30 mai
1929]. 1928 (Notizen von der Reise nach Frakfurt 207
GS Sup3. 30. Mai 1928) [1928].
129.M a t é r i a u x p o u r u n a u t o p o r t r a i t GS VI, 413-414.
(Materialien zu einem Selbstporträt) Éa, 158-160.
[1934]. 139.Notes sur les Tableaux parisiens de
GS VI, 532. Baudelaire [en français] [1939].
Éa, 353. GS I.2, 740-748.
130.Mon voyage en Italie, Pentecôte 1912 Éf, 303-315.
(Meine Reise in Italien Pfingsten 1912) 140.Notes sur un entretien avec Ballasz (Notiz
[1912]. über ein Gespräch mit Ballasz) [1929].
GS VI, 252-291. GS VI, 418.
Éa, 85-150. Éa, 166-167.
131.Myslowice – Braunschweig – Marseille 141.Œdipe ou : Le mythe rationnel (Oedipus
(Myslowitz – Braunschweig – Marseille) oder Der vernünftige Mythos) [1932].
[1930]. GS II.1, 391-395.
GS IV.2, 729-738. PR, 43-48 ; E1, 175-180 ; Œ2, 333-
Rr, 39-52. 340.
132.Naples (Neapel) [1931]. 142.Origine du drame baroque allemand
GS VII.1, 206-214. (Ursprung des deutschen Trauerspiels)
LpE, 206-216. [1925].
133.Notes de journal (Tagebuchnotizen 1938) GS I.1, 203-430.
[1938]. ODb, 23-254.
GS VI, 532-539. 143.Palais D…y (Palais D…y) [1929].
Éa, 355-366 ; EsB03 [Svendborg, GS IV.2, 725-729.
1938], 196-204. Rr, 33-38.
134.Notes de voyage (Reisenotizen) [1929]. 144.Paris, capitale du XIXe siècle [exposé 1]
GS VI, 419-421. (Paris, die Hauptstadt des XIX.
Éa, 168-172. Jahrhunderts) [1935].
135.Notes éparses de juin à octobre 1928 GS V.1, 45-59.
PR, 123-138 ; HLC, 117-136 ; E2, 154.Promenade des jouets dans Berlin I
37-54 ; PLP, 35-46 ; Œ3, 44-66. (Berliner Spielzeugwanderung I), [1930].
145.Paris, capitale du XIXe siècle [exposé II], GS VII.1, 98-105.
( Pa r is , d ie H a u p s t a d t d e s X I X . LpE, 55-63.
Jahrhunderts) [1939]. 155.Promenade des jouets dans Berlin II
GS V.1, 60. (Berliner Spielzeugwanderung II) [1930].
PLP, 47-59 ; Éf, 374-400. GS VII.1, 98-111.
146.Paris, capitale du XIXe siècle [projet égale- LpE, 64-72.
ment appelé Passages parisiens ou 156.Qu’est-ce que le théâtre épique ? [2] (Was
Passages] (Passagen-Werk ist das epische Theater? 2. Fassung)
[Aufzeichnungen und Materialien]) [1929- [1939].
1929, 1934-1940]. GS II.2, 532-539.
GS V.1, 79. EsB69, 25-34 ; Œ3, 317-328 ;
PLP, 65-821. EsB03, 38-47.
147.Passages (Passagen) [1927]. 157.Qu’est-ce que le théâtre épique ? [I] (Was
208 GS V.2, 1041-1043. ist das epische Theater ? [I]) [1931].
PLP, 867-868. GS II.2, 519-538.
148.Passages parisiens I (Pariser Passagen I) EsB69, 7-23 ; EsB03, 18-34.
[1930]. 158.Quatre histoires (Vier Geschichten aus der
GS V.2, 991. Einsamkeit) [1934].
PLP, 825-863. GS IV.2, 757-761.
149.Paul Valéry (Paul Valéry) [1931]. Rr, 89-96.
GS II.1 386-390. 159.Rastelli raconte… (Rastelli erzählt) [1935].
PR, 37-42 ; E1, 169-174 ; Œ2, 322- GS IV.2, 777-780.
329. Rr, 125-129.
150.Petite histoire de la photographie (Kleine 160.Rêve du 11/12 octobre 1939 [en français]
Geschichte der Photographie) [1931]. [1939].
GS II.1, 368-385. GS VI, 540.
PR, 15-36 ; HLC, 57-79 ; E1, 149- Éa, 369-370 ; Éf 406-409.
168 ; Œ2, 295-321. 161.Robert Walser (Robert Walser) [1929].
151.Poème triste (Trauriges Gedicht) [1933]. GS II.1, 324-328.
GS VI, 520. Œ2, 156-161.
Éa, 331. 162.Romantisme (Romantik) [1913].
[Pour le portrait de Proust, voir : L’image prous- GS II.1, 42-47.
tienne] RCC, 51-57.
152.Problèmes de sociologie du langage 163.Sens unique (Einbahnstraße) [1926].
(Probleme der Sprachsoziologie) [1935]. GS IV.1, 83-149.
GS III, 452-480. Su78, 147-243 ; Su88, 137-229.
PR, 91-122 ; HLC, 81-115 ; E2, 5- 164.Situation sociale actuelle de l’écrivain fran-
36 ; Œ3, 7-43. çais (Zum gegenwartigen gesellschaftlichen
153.Procès de sorcières (Hexenprozesse) Standort des franzosischen Schriftstellers)
[1930]. [1934].
GS VII.1, 145-152. GS II.2, 776-803.
LpE, 122-132. Œ2, 373-409.
165.Sur la peinture, ou Signe et tâche (Über Puppentheater) [1929].
die Malerei oder Zeichen und Mal) [1917]. GS VII.1, 80-86.
GS II.2, 603-607. LpE, 30-38.
Œ1, 172-177. 174.Théâtre et radio (Theater und Rundfunk)
166.Sur le concept d’histoire (Über den Begriff [1932].
der Geschichte) [1940]. GS II.2, 773-776.
GS I.2, 691. EsB03, 117-121.
PR [Thèses sur la philosophie de 175.Theodor Hosemann (Theodor Hosemann)
l’histoire], 277-288 ; HLC [Thèses…], [1930].
193-196 ; E2 [Thèses…], 195-207 ; Œ3 GS VII.1, 124-130.
[Sur le concept d’histoire], 427-443. LpE, 91-99.
167.Sur le concept d’histoire [traduction de 176.Théorie de la ressemblance (Lehre vom
W. B. revue par Pierre Missac] [1940]. Ähnlichen) [1933].
GS I.3, 1260-1266. GS II.1, 204.
Les Temps modernes, oct. 1947 Revue d’esthétique, n°1, 1981, 62-
[version de P. Missac, à partir de sa 65). 209
collab. avec W.B.] ; ÉF [version de 177.Théories du fascisme allemand. À propos
W. B., revue par P. Missac, avec des de l’ouvrage collectif Guerre et Guerriers
variantes traduites de l’allemand], 339- (Theorien des deutschen Faschismus)
356. [1930].
168.Sur le langage en général et sur le langage GS III, 238-250.
humain (Über Sprache überhaupt und über Œ2, 198-215.
die Sprache des Menschen) [1916]. [Thèses sur la philosophie de l’histoire, voir
GS II.1, 140-157. ci-dessus : Sur le concept d’histoire]
MV, 79-98 ; Œ1, 142-165. 178.Trauerspiel et tragédie (Trauerspiel und
169.Sur le pouvoir d’imitation (Über das Tragödie) [1916].
mimetische Vermögen) [1933]. GS II.1, 133-136.
GS II.1, 210-213. ODb, 255-259 ; RCC, 59-63.
PR, 49-52 ; Œ2, 359-363. 179.Trois livres. [À propos de Voyage senti-
170.Sur le programme de la philosophie qui mental à travers la Russie de Victor
vient (Über das Programm der kommenden Chklovski, Je suis témoin d’Alfred Pogar,
Philosophie) [1918]. et La Trahison des clercs de Julien Benda]
GS II.1, 157-171. (Drei Bücher) [1928].
MV, 99-114 ; Œ1, 179-197. GS III, 107-113.
171.Sur le voyage de l’été 1911 (Von der RCC, 117-124.
Sommerreise 1911) [1911]. 180.Un drame de famille sur le théâtre épique
GS VI, 242-251. (Ein Familiendrama auf dem epischen
Éa, 70-84. Theater) [1932].
172.Sur quelques thèmes baudelairiens (Über GS II.2, 511-514.
einige Motive bei Baudelaire) [1939]. EsB69, 45-49 ; EsB03 [Un drame de
GS I.2, 605. famille sur la scène du théâtre épique],
Œc, 237-290 ; PR, 225-276 ; E2, 54-58.
143-194 ; CB, 147-208 ; Œ3, 329-390. 181.Un exalté monte en chaire : Franz von
173.Théâtre de marionnettes à Berlin (Berliner Baader (Ein Schwarmgeist auf dem
Katheder: Franz von Baader) [1931]. sur-le-Main, Suhrkamp, 2 tomes, 1966.
GS III, 304-308. Gershom Scholem / Walter Benjamin.
RCC, 147-152. Briefwechsel. 1933-1940, ibid., 1980.
182.Un gamin des rues berlinois (Ein Berliner Theodor W. Adorno / Walter Benjamin.
Strassenjunge) [1930]. Briefwechsel. 1928-1940, éd. établie par
GS VII.1, 92-98. Henri Lonitz, ibid., 1994.
LpE, 47-54. Gesammelte Briefe, éd. établie par Christophe
183.Un institut allemand de recherche indé- Gödde et Henri Lonitz, ibid., 1995-2000.
pendante (Ein deutsches Institut freier Tome 1 : Briefe 1910–1918, 1995, 546 p.
Forschung) [1938]. Tome 2 : Briefe 1919–1924, 1996, 549 p.
GS III, 518-526. Tome 3 : Briefe 1925–1930, 1997, 594 p.
RCC, 209-218. Tome 4 : Briefe 1931–1934, 1998, 593 p.
184.Un marginal sort de l’ombre. À propos des Tome 5 : Briefe 1935–1937, 1999, 672 p.
Employés de Siegfried Kracauer (Ein Tome 6 : Briefe 1938–1940, 2000, 632 p.
Außenseiter macht sich bemerkbar) [1930]. Gretel Karplus-Adorno / Gershom Scholem.
GS III, 219-225. Briefwechsel. 1930-1940, éd. établie par
Œ2, 179-188. Christophe Gödde et Henri Lonitz, ibid.,
185.Un soir de départ (Der Reiseabend) [1932]. 2005.
GS IV.2, 745-748.
Rr, 73-82. 2. Éditions françaises
186.Une chronique des chômeurs allemands
[À propos du roman d’Anna Seghers, Le Correspondance, éd. établie et annotée par
Sauvetage (Die Rettung)] (Eine Chronik Gershom Scholem et Theodor W. Adorno,
der deutschen Arbeitslosen) [1938]. trad. G. Petitdemange, Paris, Aubier, 2
GS III, 530-538. tomes, 1979.
RCC, 219-229. Correspondance Adorno-Benjamin, éd. établie
187.Visite d’une fabrique de laiton (Besuch im par Henri Lonitz, trad. Philippe Ivernel,
Messingwerk) [1930]. Paris, La Fabrique, 2003 ; rééd. Paris,
GS VII.1, 131-137. Gallimard, 2006.
LpE, 100-108. Gretel Adorno-Walter Benjamin.
188.Voyage de Pentecôte à partir de Haubinda Correspondance. 1930-1940, éd. établie
(Pfingstreise von Haubinda aus) [1906]. par Christophe Gödde et Henri Lonitz, trad.
GS VI, 229-230. C. David, Paris, Gallimard, 2007.
Éa, 47-51. Gershom Scholem / Walter Benjamin. Théologie
189.Zentralpark (Zentralpark) [1939]. et utopie. Correspondance 1933-1940, trad.
GS I.2, 655. Didier Renault et Pierre Rusch, Paris-Tel
CB, 209-251. Aviv, 2010.

III. Correspondance

1. Éditions allemandes

Briefe, éd. établie et annotée par Gershom


Scholem et Theodor W. Adorno, Francfort-
INDEX

ABENSOUR, MIGUEL, 88 CÉZANNE, PAUL, 68 213


ADORNO, GRETEL (KARPLUS), 191 COHEN, HERMANN, 139, 150
ADORNO, THEODOR W., 8, 10, 16, 18, 27-28, 30, 37, 38- DANTE, (DANTE ALIGHIERI), 169
39, 40, 41, 46, 53, 60, 61, 64, 74, 90, 107, 115, 123, DAUDET, LÉON, 164
131, 133-134, 140-141, 149, 157, 175-192 DAUTHENDEY, CARL ALBERT, 66
AGAMBEN, GIORGIO, 64, 131 DÖBLIN, ALFRED, 147, 158-159, 161
ARAGON, LOUIS, 35, 90, 139, 148 DORÉ, GUSTAVE, 169
ARON, RAYMOND, 132 DUMAS, ALEXANDRE (PÈRE), 47
ATGET, EUGËNE, 69, 72 DÜRER, ALBRECHT, 83
BAADER, FRANZ VON, 118, 121 DURKHEIM, ÉMILE, 135
BALZAC, HONORÉ DE, 156 EISENSTEIN, SERGUEÏ MIKHAÏLOVITCH, 70
BARTHES, ROLAND, 67, 70 EISLER, HANS, 159
BATAILLE, GEORGES, 11, 27, 135 FICHTE, JOHANN GOTTLIEB, 179
BAUDELAIRE, CHARLES, 9, 25-62, 72, 73, 74, 83, 85, 95- FIETKAU, WOLFGANG, 89
96, 98, 103, 109, 116, 119, 124-126, 129, 133, 135, 136, FLAUBERT, GUSTAVE, 29, 45, 98
140-147, 156, 161, 178, 185, 191 FOUCAULT, MICHEL, 49, 128
BENJAMIN, EMIL, 149-150. FOURIER, CHARLES, 27, 31, 36, 130
BENJAMIN, WALTER, PASSIM FREUD, SIGMUND, 30, 55-56, 89, 90, 103, 113, 118
BERGSON, HENRI, 29, 54, 59 FREUND, GISÈLE, 63, 136
BISCHOF, RITA, 89 FULD, WERNER, 149
BLANQUI, AUGUSTE, 32, 52, 89, 129 GARBER, KLAUS, 93
BLOCH, ERNST, 111, 122-123, 176, 191 GEIGER, MORITZ, 150
BORGES, JORGE LUIS, 112 GEORGE, STEFAN, 148, 152, 156
BRECHT, BERTOLT, 39, 40-42, 53, 69, 80, 100, 147-148, GIDE, ANDRÉ, 148
152, 154, 158-159 GIEDEON, SIEGFRIED, 129
BRETON, ANDRÉ, 47, 148, 177 GOETHE, JOHANN WOLFGANG, 58, 79, 88, 90, 98-100,
BROD, MAX, 107 103, 109, 125, 133, 134, 139-143, 147, 151, 181
BRODERSEN, MOMME, 63-64, 155 GOLDMANN, LUCIEN, 27
BUBER, MARTIN, 119, 122-123 GREEN, JULIEN, 147, 156
BUCI-GLUCKSMANN, CHRISTINE, 89 GROSZ, GEORGE, 148, 152
BUCK-MORSS, SUSAN, 79, 89 GRYPHIUS, ANDREAS (TRAUERSPIEL), 83
CALDERÓN (DE LA BARCA), PEDRO, 81, 82 GUNDOLF, FRIEDRICH, 156
CAMERON, JULIA MARGARET, 66 HAAS, WILLY, 154
CANETTI, ELIAS, 152, 158-159 HABERMAS, JÜRGEN, 8, 10, 27, 38, 94, 95
CASSIRER, ERNST, 94, 150 HALLMANN, JOHANN CHRISTIAN (TRAUERSPIEL), 83
HAMANN, JOHANN GEORG, 101, 118, 120 MANET, ÉDOUARD, 68
HAUFF, WILHELM, 160 MANN, THOMAS, 148
HAUSSMANN, GEORGES EUGÈNE (, 31, 35, 51, 129, 130, MARCUSE, HERBERT, 159
149 MARX, KARL, 21, 27, 46, 56, 103, 109, 192
HEBEL, JOHANN PETER, 147 MAUSS, MARCEL, 135
HEGEL, GEORG WILHELM FRIEDRICH, 94, 95, 109, 134, MERRYON, CHARLES, 51, 158
145, 148, 183-184, 192 MISSAC, PIERRE, 9, 12, 16, 19, 20, 93, 105-110
HEIDEGGER, MARTIN, 29, 32, 79, 94, 113, 147, 159, 183, MÜNSTER, ARNO, 88
185 MURNAU, FRIEDRICH WILHELM, 148
HEINLE, CHRISTOPH FRIEDRICH, 152-153 MUSIL, ROBERT, 145, 159
HERBERTZ, RICHARD, 150 NADAR, (GASPAR-FÉLIX TOURNACHON, DIT), 66
HERZFELDE, WIELAND, 152 NAPOLÉON III (SECOND EMPIRE), 35-55, 143, 191
HESSEL, FRANZ, 115, 122-123, 147, 155-157, 165 NIETZSCHE, FRIEDRICH, 32, 99, 103, 129, 135, 139
HESSEL, HELEN, 156 NOVALIS, 95, 97
HILL, DAVID OCTAVIUS, 66, 68, 69 PABST, GEORG WILHELM, 148
HITLER, ADOLF, 178 PISCATOR, ERWIN, 158, 159
HOFFMANN, E.T.A., 160-161 PLATON, 33, 78
HOHENZOLLERN (MAISON), 170 POE, EDGAR ALLAN, 47, 49, 56, 166
HÖLDERLIN, (J. C.) FRIEDRICH, 97, 116, 121, 133, 143, POUDOVKINE, VSEVOLOD, 70
214 147, 152, 186 PROUST, MARCEL, 18, 31, 34, 54-55, 57, 59, 88, 97, 112,
HORKHEIMER, MAX, 27, 30-31, 40, 44, 132, 141, 188, 191 115, 119, 123-125, 147-148, 156, 164, 167
HUGO, CHARLES, 66 RASTELLI, ENRICO, 105, 111
HUGO, VICTOR, 29, 49, 50-51, 66, 156 RELLSTAB, (H. F.) LUDWIG, 160
HUMBOLDT, WILHELM VON, 101, 148 RICKERT, HEINRICH, 150
HUSSERL, EDMUND, 16, 183 RIEGL, ALOIS, 81
IMBERT, CLAUDE, 91-92, 93 RILKE, RAINER MARIA, 147
IVERNEL, PHILIPPE, 80, 88, 105, 175 ROCHÉ, HENRI-PIERRE, 156
JOYCE, JAMES, 32, 145 ROMAINS, JULES, 156, 166
JUNG, CARL GUSTAV, 37, 188, 190 ROSENZWEIG, FRANZ, 119, 122-123, 139
KAFKA, FRANZ, 69, 72, 92, 96, 98, 107, 111-112, 133, 147, ROWOHLT, ERNST, 154, 155, 156, 158
173 SADE, DONATIEN ALPHONSE FRANÇOIS, 62
KANT, EMMANUEL, 19, 92-95, 101, 116, 118-119, 145, SANDERS, AUGUST, 70
183-184, 192 SCHEERBART, (P. C.) WILHELM, 148, 159
KIERKEGAARD, SØREN, 175, 178-190 SCHLEGEL, (K. W.) FRIEDRICH, 94, 95, 97, 99, 103, 118,
KLAGES, LUDWIG, 190 121
KLEE, PAUL,, 42, 85, 159 SCHOLEM, GERSHOM, 30, 32, 42, 78, 79, 93, 100, 101,
KLOSSOWSKI, PIERRE, 132 117-19, 150-151, 154-155, 160, 165, 172-173, 175, 189
KORSCH, KARL, 159 SCHWEPPENHAUSER, HERMANN, 12, 22, 64, 87
KRAUS, KARL, 103, 147, 159 SELIGSON, RIKA, 153
LACAN, JACQUES, 55 SELZ, JEAN, 165
LACIS, ASJA, 154 SHAKESPEARE, WILLIAM, 81, 121
LAMARTINE, ALPHONSE DE, 47 SIMMEL, GEORG, 147, 150
LANG, FRITZ, 87, 121, 148, 151 SOHN-RETHEL, ALFRED, 184
LASKER-SCHÜLER, ELSE, 152 SONTAG, SUSAN, 75
LENK, ELISABETH, 89 STENDHAL (HENRI BEYLE), 156
LESKOV, NIKOLAÏ, 72 STERNBERG, JOSEF VON, 159
LOHENSTEIN, DANIEL CASPER VON (TRAUERSPIEL), SUE, EUGÈNE, 47
83 TIEDEMANN, ROLF, 12, 22, 25, 35, 63-64, 80, 87, 93, 106,
LOOS, ADOLF, 42, 130, 159 117, 128, 143, 147
LOUIS-PHILIPPE, 31, 36, 48 TRAKL, GEORG, 147
LÖWY, MICHAÊL, 89 TRAUERSPIEL, 33, 51, 98, 120
LUKÀCS, GEORG (GYORGY), 8, 9, 15-17, 80, 97, 152, 159 TWAIN, MARK, 191
MALLARMÉ, STÉPHANE, 107, 122 VALÉRY, PAUL, 56, 57, 58, 147
MALRAUX, ANDRÉ, 148 WAGNER, RICHARD, 51, 122, 191
WALSER, ROBERT, 147 WISMANN, HEINZ, 9, 12, 64, 87, 146, 166
WEBER, MAX, 16, 83, 89, 135, 136, 153 WITTE, BERND, 115-117, 146, 168
WEILL, KURT, 148, 159 WITTGENSTEIN, LUDWIG, 94, 101
WEISS, PETER, 159 WOLFSKEHL, KARL, 156
TABLE

CHRISTIAN BOUCHINDHOMME
Préambule éditorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

PIERRE RUSCH
Comment peut-on être benjaminien ? . . . . . . . . . . . . . . . . 15

1. Walter Benjamin : une dialectique de l’image . . . . . . . . . 25


Critique, n° 431, avril 1983, p. 287-319
WALTER BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée
du capitalisme
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, V, 1, 2. Das Passagen-Werk

2. Une très exhaustive bibliographie de Walter Benjamin . . . . 63


Critique, n° 455, avril 1985, p. 410-411
MOMME BRODERSEN, Walter Benjamin. Bibliografia critica generale (1913-1983)

3. Walter Benjamin et la photographie . . . . . . . . . . . . . . . 65


Critique, n° 459-460, août-septembre 1985, p. 803-811
WALTER BENJAMIN, « Petite histoire de la photographie »
WALTER BENJAMIN, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »

4. Walter Benjamin : esthétique de l’allégorie . . . . . . . . . . . 77


Critique, n° 463, décembre 1985, p. 1190-1197
WALTER BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand
5. Walter Benjamin et la critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Critique, n° 475, décembre 1986, p. 1182-1197
HEINZ WISMANN (s.l.d.), Walter Benjamin et Paris. Colloque international
du 27 au 29 juin 1983
WALTER BENJAMIN, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme
allemand
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, VI. Fragmente vermischten Inhalts.
Autobiographische Schriften

6. Benjamin écrivain : la fidélité de Pierre Missac . . . . . . . . 105


Critique, n° 480, mai 1987, p. 363-371
PIERRE MISSAC, Passage de Walter Benjamin
WALTER BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits

7. Walter Benjamin : poétique de la traduction . . . . . . . . . . 115


Critique, n° 497, octobre 1988, p. 786-796
WALTER BENJAMIN, Briefe an Siegfried Kracauer
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften. Supplement II, III
BERND WITTE, Walter Benjamin. Une biographie

8. Walter Benjamin : paradoxes d’une consécration . . . . . . . 127


Critique, n° 515, avril 1990, p. 279-294
WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages
WALTER BENJAMIN, Gesammelte Schriften, tome VII, 1 et 2

9. Le Berlin de Benjamin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145


Critique, n° 531-532, août-septembre 1991, p. 655-680
WALTER BENJAMIN, Lumières pour enfants.
WALTER BENJAMIN, Écrits autobiographiques

10. Le meilleur disciple de Walter Benjamin . . . . . . . . . . . . 175


Critique, n° 593, octobre 1996, p. 819-835
THEODOR W. ADORNO, Kierkegaard. Construction de l’esthétique
THEODOR W. ADORNO et WALTER BENJAMIN, Briefwechsel 1928-1940

Note bibliographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195


Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN OCTOBRE 2010

SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE SNEL GRAFICS À VOTTEM

POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS DE LA LETTRE VOLÉE


Walter Benjamin. Les textes de Rainer Rochlitz sur Walter Benjamin
témoignent de la difficulté d’hériter cette pensée, dont le rayonnement a parfois
masqué les enjeux et les contradictions. Lecteur, traducteur et commentateur de
Benjamin, Rochlitz pouvait aussi partager cette posture de médiateur que l’auteur
du Livre des Passages voulait assumer entre la France et l’Allemagne. Il ne
tombe pas pour autant dans le piège de l’identification, et c’est encore un
Benjamin philosophe qui transparaît en filigrane dans ces études, un Benjamin
qui, jusque dans l’extrême densité littéraire de ses textes, demande à être intégré
dans la confrontation et la discussion des idées. (Pierre Rusch)

Rainer Rochlitz (1946-2002) a été directeur de recherche au CNRS et


directeur de séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales et à
l’Université européenne de philosophie. Philosophe, historien d’art et traducteur
français spécialiste d’esthétique, il a beaucoup contribué à faire connaître les
écrits du jeune Georg Lukács, de Walter Benjamin et de Jürgen Habermas dont
il fut l’un des principaux traducteurs en France. Il a notamment publié aux
éditions Gallimard : Le Désenchantement de l’art. La philosophie de Walter
Benjamin, 1992 ; Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation
esthétique, 1994 ; L’Art au banc d’essai. Esthétique et critique, 1998, ainsi
qu’une édition des essais de Walter Benjamin, Œuvres, 3 tomes, 2000.

,!7IC8H3-bhdgfe! ISBN 978-2-87317-365-4

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