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COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE

LE VIF DE LA CRITIQUE
2. ESTHÉTIQUE ET PHILOSOPHIE DE L’ART

Rainer Rochlitz
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Tous les articles reproduits dans ce volume
ont fait l’objet d’une première publication
dans la revue Critique (Éditions de Minuit).
Ils représentent, avec ceux réunis dans les
volumes I et III, la totalité des contributions
de Rainer Rochlitz à cette revue.

Cet ouvrage a été publié avec le concours


du Centre national du livre
et la collection bénéficie de l’aide
de la Communauté française de Belgique.

© 2010 La Lettre volée


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Conception graphique : Casier / Fieuws

Dépôt légal : Bibliothèque royale de Belgique


4e trimestre 2010 – D/2010/5636/15
ISBN 978-2-87317-366-1
LE VIF DE LA CRITIQUE
TOME 2. ESTHÉTIQUE ET PHILOSOPHIE DE L’ART

Rainer Rochlitz

Textes réunis et édités par Christian Bouchindhomme et Geneviève Rochlitz

Avant-propos de Jacinto Lageira


Jacinto Lageira

ESTHÉTIQUE ET CRITIQUE 7

AU SEIN DE LA RAISON ARGUMENTATIVE

Rédigées au gré des nombreuses publications et au rythme conséquent


des débats, les recensions d’ouvrages d’esthétique ici réunies – de 1984
à 2002 – frappent d’emblée par un trait commun, lequel se retrouve d’ailleurs
dans tous les articles pour Critique : l’acuité de la lecture et la force de
l’analyse qui, cela très souvent avant d’autres interprétations, dégagent
immédiatement le noyau du livre, la problématique principale, mettent
en lumière les apories et en proposent simultanément d’éventuelles solu-
tions. Remontant dans le temps, mais cela reste valable pour les textes
récents, on constate que Rainer Rochlitz sait aller aussitôt au fond des
problèmes philosophiques et en révéler limpidement la teneur. Cela force
l’admiration lorsque l’on sait la rapidité avec laquelle il fallait non seule-
ment réagir à son tour philosophiquement aux débats en cours, mais aussi
rendre compte de pensées avec lesquelles il n’était pas toujours en accord,
voire en complète opposition. Il faut souligner que ces dialogues parfois
assez vifs, par articles interposés, avec des auteurs aujourd’hui mieux connus,
étaient engagés à la source, l’ouvrage étant fraîchement publié en langue
originale ou en traduction, et que la capacité de Rainer Rochlitz à resti-
tuer un essai autant qu’à livrer sa lecture critique reconstructive demeure
toujours aussi impressionnante. Les auditeurs de ses séminaires gardent
en mémoire cette même pensée synthétique, claire, puissamment articulée,
concernant des auteurs sur lesquels il travaillait et qu’il proposait à la
discussion, sans ménager ses efforts de compréhension de pensées diver-
gentes ni oblitérer sa vision personnelle. Comme on pourra le vérifier à
la lecture des articles – et ses contradicteurs, qui étaient aussi parfois ses
amis, ne peuvent certainement pas lui dénier cela –, Rainer Rochlitz est
d’une rare intégrité intellectuelle, car même lorsqu’il s’oppose résolument
à des auteurs critiqués parfois durement, mais toujours avec de solides
arguments, il sait aussi reconnaître les qualités d’un ouvrage, le courage
d’une entreprise de pensée, la valeur d’un projet philosophique. Cette capa-
cité de lire, d’interpréter, de critiquer qu’il maîtrisait extraordinairement
est le fruit d’un étonnant travail de réflexion philosophique, et ce n’est
pas peu dire que d’affirmer que ses articles de Critique ont contribué à
8 la connaissance des auteurs et à la progression de la pensée. Tout en respec-
tant la forme de la recension, ces articles sont aussi, certains plus que
d’autres, de véritables essais philosophiques.
Généralement structurés selon trois approches – analyse des enjeux
de l’ouvrage recensé ; dialogue avec d’autres auteurs liés aux thèmes
évoqués ; enfin, prise de position de Rainer Rochlitz –, on peut repérer
dans ces articles des problématiques récurrentes sur cette vingtaine d’an-
nées, lesquelles alimentaient sa propre réflexion du moment ou apparaissent
plus souterraines avec le recul, mais non moins importantes, n’ayant trouvé
leurs formulations plus achevées que des années plus tard, tel le texte
« Langage pour un, langage pour tous 1 » dont une version plus aboutie
verra le jour dans son Subversion et Subvention 2. On peut sans doute
entendre des échos lointains de cette notion d’un langage partagé dans
l’idée que la philosophie du langage de Lukács cherche à résoudre la tension
entre « signification universelle et sens particulier 3 », ou que la Philo-
sophie de l’art du jeune Lukács doit être comprise comme « communi-
cation universelle d’une expérience singulière 4 ».

1. Cf. infra, p. 47-67.


2. RAINER ROCHLITZ, Subversion et Subvention, Paris, Gallimard, 1994, chap. IV, p. 98-106.
3. Cf. infra, « Un esthétisme métaphysique », p. 121-138.
4. Id.
Outre les figures tutélaires que sont le jeune Georg Lukács, Theodor
W. Adorno, Walter Benjamin, toujours présents malgré une mise à distance
progressive, car critique, et comme à l’arrière-plan d’une configuration
philosophique où il continuait de puiser des éléments de réflexion, il appa-
raît clairement que Rainer Rochlitz modifie ses propres perspectives d’abord
ancrées dans la première École de Francfort pour suivre – finalement et
tout logiquement – le continuateur autant que le grand transformateur de
cet héritage, Jürgen Habermas, de même qu’il opte pour un tournant langa-
gier dans l’esthétique sous l’impulsion de la philosophie analytique et du
pragmatisme, courants d’ailleurs discutés régulièrement par la pensée alle-
mande avec laquelle il était en contact permanent et, très souvent, l’un de
ses principaux traducteurs et introducteurs en France.
Ce tournant langagier de l’esthétique semble aujourd’hui faire partie 9

du paysage des théories – à bien y regarder, cela demeure clairsemé –,


mais à l’époque peu de penseurs, y compris chez les anglo-américains,
s’intéressent à cette nouvelle voie en esthétique et en philosophie de l’art.
Si durant la décennie 1980-1990 des auteurs, dits continentaux, structu-
ralistes et post-structuralistes prennent appui sur différentes sémiologies,
sémiotiques et/ou linguistiques, les esthéticiens n’ont pas encore opéré
véritablement le tournant de la philosophie du langage. Soit l’on se cantonne
généralement à une sémiotique versant dans le scientisme, soit l’on use
et abuse de méthodes de philosophie analytique fades, édulcorées, sortes
de plates applications privées de chair et d’os, manquant ainsi la spéci-
ficité de l’objet qu’elles se proposent de réfléchir. Car l’esthétique, comme
ne cessera de le répéter Rainer Rochlitz, possède sa spécificité, ses modes
opératoires propres, sa forme inhérente, bref, une sphère de rationalité, de
raisons et de raisonnements qui se distinguent des autres sphères de ratio-
nalité. Une chose est de dire que c’est là un des acquis de la modernité, qu’il
est entendu que l’esthétique et l’art relèvent de procédures précises et auto-
nomes, une autre est de chercher à démontrer lesquelles, comment et pour-
quoi, pour quelles raisons il devrait en être ainsi. C’est triste à dire, mais
le fait est que Rainer Rochlitz fut bien isolé lorsqu’il cherchait à construire
sa propre théorie esthétique dont le pivot était un espace de communi-
cation et d’argumentation, et qu’à de rares exceptions rien en ce sens n’a
été réellement tenté depuis. La tâche est ardue. Mais pas impossible.
Rainer Rochlitz en a d’ailleurs livré des constructions théoriques substan-
tielles dans ses livres dont on retrouve ici les échos, et plus encore les
prémices. En se confrontant aux concepts et postures intellectuelles qui
font débat, il prélève, certes, les éléments de discussion qui le préoccu-
pent, lesquels s’avèrent au final quelques-unes des problématiques fonda-
mentales de l’esthétique contemporaine. Inlassablement, Rainer Rochlitz
revient sur les malentendus ou les incompréhensions à l’égard de certains
auteurs – par exemple, les lectures irrationalistes que l’on fait de la pensée
d’Adorno une fois passée au filtre du nietzschéisme et même du heideg-
gérianisme français –, en même temps qu’il ouvre, là aussi inlassablement,
d’autres pistes, élabore de nouvelles propositions, sans se départir d’une
réelle autocritique. Ce qui explique la récurrence de certaines probléma-
10 tiques tout au long de ces pages, à commencer par la double discussion
avec les revendications d’un cognitivisme esthétique fort et divers subjec-
tivismes, positions toujours en activité, même à la suite de déplacements
et de nouvelles nuances conceptuelles. Je ne vois pas que les critiques
adressées par Rainer Rochlitz aux auteurs analysés ont vieilli. Elles se
sont bien plutôt renforcées. Il apparaît encore plus aujourd’hui, par exemple,
comme le reconnaissait déjà Rochlitz, que le cognitivisme fort de Nelson
Goodman et sa sémiotique constructionniste sont assurément un moment
salutaire pour l’esthétique, mais ne forment pas de l’esthétique ou une
esthétique qui nous fait accéder aux véritables questions de l’art. Goodman
ne disait pas autre chose ; mais les esthétiques cognitivistes développées
à sa suite sont bien différentes. De même, pluralismes, subjectivismes,
hédonismes, relativismes de toutes sortes – autres positions que Rainer
Rochlitz rejetait – ont pris une importance considérable ces dernières années,
soutenues en cela par un néo-libéralisme aveugle et une conscience socio-
politique délétère. Ces positions étaient et semblent toujours critiquables,
en ce qu’elles excluaient et excluent une dimension fondamentale aux
yeux de Rainer Rochlitz, laquelle revient dans presque tous ses textes, ce
qu’il nomme une « argumentation esthétique ».
Concernant cette réflexion, il faut souligner qu’elle est pratiquement
introuvable dans d’autres théories esthétiques, et que c’est là l’apport prin-
cipal de Rainer Rochlitz. À la croisée de la philosophie analytique et du
pragmatisme, du sémiotique et du sémantique, mais aussi et surtout de
la théorie habermassienne de la communication, l’« argumentation esthé-
tique » participe d’une pratique et d’une théorie de l’intersubjectivité. Le
« tournant langagier » ne saurait donc se réduire à la seule influence d’une
tradition anglo-américaine. À la comparer aux auteurs et concepts évoqués
dans le présent ouvrage (ou discutés dans d’autres publications), l’« argu-
mentation esthétique » est la seule à défendre un espace intersubjectif des
raisons, concernant aussi bien nos descriptions apparemment neutres ou
objectives des œuvres que nos préférences, choix, appréciations et juge-
ments. Sous diverses formes, ce qui est au cœur des préoccupations de
Rainer Rochlitz est l’élaboration d’une « rationalité esthétique », dont il
connaissait les limites mais aussi les possibilités inexploitées, permettant
de légitimer, justifier, valider ou invalider des actes et des paroles rele-
vant spécifiquement des domaines artistique et esthétique, donc d’une 11

forme d’argumentation elle aussi spécifique qui ne serait pourtant pas


coupée de toute autre forme de rationalité. Rainer Rochlitz ne le cachait
aucunement, mais s’avançant sur un terrain bien difficile et encore en
friche, il ne déclarait pas ouvertement que sa démarche consistait en une
refondation de l’esthétique à partir d’une théorie de l’argumentation dans
la lignée de Habermas et de penseurs affiliés 1. Dans les présents textes,
portant nécessairement sur d’autres auteurs, la position de Rainer Rochlitz
est volontairement en retrait, ce qui ne l’empêche nullement de revenir
régulièrement sur les notions d’intersubjectivité, d’argumentation, tout
cela essentiellement à propos du sujet qui fâche toujours et qui n’est autre
que l’évaluation esthétique.
On peut toujours affirmer que cela n’a plus d’importance, n’est pas
le thème fondamental de l’esthétique, ou même de la critique, reste que
cela ne fait disparaître ni la question ni, surtout, les processus cognitifs
– car il s’agit aussi de cela, comme le reconnaissait Rainer Rochlitz – par
lesquels nous savons ou sentons que tel objet a notre préférence ou fait
vibrer nos émotions. Même minimes ou à la limite de l’indicible, il existe
toujours des raisons pour lesquelles je prends telle attitude esthétique ou

1. Cf. notamment RAINER ROCHLITZ, « De l’expression au sens. Perspectives esthétiques chez


Habermas », Revue internationale de philosophie, 4/1995, n° 194, p. 409-435.
bien la récuse. Nous pouvons alors toujours engager ou au moins tenter
d’engager une argumentation partagée, intersubjective, dialogique, non
contraignante mais légitime sur l’évaluation, la non-évaluation, le rejet
ou le refus (supposé) de l’évaluation, ce qui déjà, ne serait-ce que par les
significations bien différentes de ces notions ou postures, démontre qu’une
telle argumentation n’est pas a-cognitive. Ainsi que l’écrit Rainer Rochlitz :
« À sa façon, l’évaluation est cognitive, sans quoi la critique argumentée
n’aurait guère de raison d’être 1. » On ne voit pas en quoi, surtout que
personne n’est contraint mais simplement sollicité, il est si grave et dange-
reux d’argumenter à propos de valeurs esthétiques ? Car la précaution en
début de phrase met en relief la spécificité de cette forme rationnelle d’ar-
gumentation devant être distinguée et de la raison instrumentale et des
12 autres régimes de rationalité propres, notamment, au moral et au poli-
tique, autres champs de réflexion de Rainer Rochlitz.
Un souci philosophique constant aura été de définir la spécificité de
l’esthétique et sa validité propre sans pour autant la désigner comme un
lieu de pure autonomie, fermée sur elle-même, sourde et aveugle aux enjeux
sociopolitiques concrets. On s’étonne tout de même, à la suite de Rainer
Rochlitz qui le signale parfois, que la relation au politique et à la poli-
tique soit très souvent ignorée ou délaissée par les auteurs analysés. Il est
vrai que contrairement aux auteurs qu’il a critiqués – à l’exception des
esthéticiens allemands pour qui la relation esthétique et sociopolitique est
nécessairement à penser –, Rainer Rochlitz a développé parallèlement un
travail de penseur moral et politique. Cela lui a permis de tenir ensemble,
tout en opérant de très fines distinctions, pratico-moral et esthétique, art
et politique, œuvres et société. À cet égard, et pour ce qui est des textes
d’esthétique, on discerne au fil des années un changement au sein de sa
réflexion. Cette importante problématique dans l’esthétique – représentée
éminemment par Adorno –devait elle aussi être reprise dans ses fonc-
tions et destinations, à commencer par le fait de savoir si l’art contem-
porain avait encore une fonction ou une destination sociopolitique, s’il ne
fallait pas bien plutôt reprendre l’ensemble à nouveaux frais en repensant

1. Cf. infra, « D’un subjectivisme en esthétique », p. 284.


également l’esthétique correspondante. Tous les articles et ouvrages de
Rainer Rochlitz sont traversés par cette question – même lorsqu’il aborde
les propriétés ontologiques des œuvres –, il y revient dans son dernier
livre 1, d’autant qu’il travaillait alors dans ses derniers séminaires aux rela-
tions entre art et société.
La totale séparation des faits et des valeurs en esthétique et en art
n’étant pas satisfaisante, la dialectique entre art et société dans la lignée
adornienne étant excessivement focalisée sur la seule rationalité instru-
mentale et, conséquemment, sur la condamnation sans appel d’œuvres
nouvelles, l’histoire de l’art arrivant à épuisement, la critique ne jouant
plus que des rôles de complaisance, et, pour finir, l’esthétique se drapant
dans le cognitivisme ou le laisser-faire pluraliste et/ou subjectiviste, on
comprend que les nouvelles pistes s’annonçaient des plus difficiles. La 13

signification et la sémantique des œuvres devaient également pouvoir s’ins-


crire dans un espace des raisons et des arguments, pointant cette fois vers
le pratico-moral sans se confondre avec lui. Comme pour la littérature,
une œuvre « n’énonce pas directement des vérités sur le réel, elle propose
des schèmes sémantiques sans fonction référentielle immédiate. Par ce
qu’elle évoque, elle invite à faire une expérience et à partager une façon
de voir des situations vécues. Elles-mêmes réfléchies, ces évocations et
ces expériences – sans s’y réduire – relèvent d’une “rationalité” critique
par laquelle elles cherchent à se faire reconnaître » (p. 55-56). Le versant
de la rationalité esthétique est donc cette dimension critique nécessaire à
toute compréhension et interprétation des œuvres, et même à toute inter-
compréhension et inter-interprétation sans lesquelles elles ne sauraient
trouver de légitimité ni de validité, restant littéralement vides de sens, ou
n’ayant de sens que pour un seul, ce qui les réduit à néant. Il faut sans
doute entendre cette rationalité critique dans le prolongement kantien,
mais fortement renouvelé, d’un criticisme des autres sphères de rationa-
lité, alors différenciées ou à différencier, pour y discerner les passages
possibles entre esthétique et monde pratico-moral ou monde sociopoli-
tique, mais elle est également la pratique critique des œuvres qui relève

1. RAINER ROCHLITZ, Feu la critique, Bruxelles, La Lettre volée, 2002.


encore et toujours d’une rationalité. Il s’agit bien d’une autre forme de
rationalité, non d’une rationalité autre ou saisie comme l’Autre de la raison,
indicible, indémontrable, incritiquable ou non-argumentable. Pouvoir exercer
cette rationalité critique fait droit à la capacité que nous avons tous dans
nos relations intersubjectives d’argumenter dans un espace commun des
raisons, en tant qu’il est cet espace public des raisons que nous avons en
commun. Par nature, les critiques avancées ne sauraient être absolument
communes, c’est l’usage public de la rationalité critique qui est commun.
Dialoguant régulièrement avec l’histoire de l’art et la critique d’art de
son point de vue d’esthéticien, Rainer Rochlitz a toujours tenu – d’abord
dans ses séminaires, puis dans ses publications – à développer une rela-
tion directe et immanente avec les œuvres contemporaines, plastiques ou
14 littéraires, ce que ne font pas toujours les auteurs qu’il critique, lesquels
préfèrent souvent les œuvres consacrées. Conséquent avec ses propres
positions, Rainer Rochlitz souhaitait également soumettre à discussion
une approche critique des œuvres en cours, en ce qu’il y a bien argu-
mentation esthétique à propos d’objets soumis à jugement, manière d’éva-
luer pratiquement sa théorie, chose finalement encore trop rare en esthétique
lorsqu’il s’agit des œuvres actuelles. Les différentes lectures critiques
d’œuvres sont le nécessaire complément de la démarche générale, étant
avant tout l’acte performatif de cette rationalité critique et esthétique que
l’on cherche à mettre en place. En ce sens, les lectures critiques des œuvres
sont également philosophiques en cherchant à spécifier par là même les
hypothèses proprement esthétiques, et, en retour, la pratique critique étaye
de fait la théorie de l’argumentation. Relevons également ce point : lorsque
l’on travaille avec acharnement sur les questions complexes des critères
axiologiques, des normes, des évaluations et des justifications esthétiques
– ce qui valut à Rainer Rochlitz de vives polémiques, mais toujours stimu-
lantes pour lui –, il en va de la portée philosophique du projet même qui
doit s’éprouver au contact des objets pour lesquels il est censément pensé.
Une théorie de l’argumentation esthétique que l’on ne pourrait voir fonc-
tionner contredirait aussitôt l’usage public de la rationalité, refusant ainsi
le langage pour tous. Constantes mises à l’épreuve pratique et théorique
du lecteur critique dont le premier geste philosophique consiste à saisir
la pensée d’autrui, ces recensions sont aussi une mise à l’épreuve pratique
et théorique de la philosophie esthétique de Rainer Rochlitz. Laboratoire
et ballons d’essai, certainement, mais, surtout, appel véritable à discus-
sion, à débat, à légitimation, la preuve par l’acte étant assurément la meilleure
démonstration qu’une argumentation esthétique est possible, qu’elle peut
être effective, et amplement réussie.
Critique, n° 450, novembre 1984, p. 864-877

1. EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE ET VÉRITÉ DE L’ART. 17

TENDANCES DE L’ESTHÉTIQUE ALLEMANDE

HANS ROBERT JAUSS, Aesthetische Erfahrung und literarische


Hermeneutik (Expérience esthétique et herméneutique littéraire),
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, 880 p.
PETER BÜRGER, Zur Kritik der idealistischen Aesthetik
(Contribution à la critique de l’esthétique idéaliste), Francfort-sur-
le-Main, Suhrkamp, 1983, 220 p.
RÜDIGER BUBNER, « Über einige Bedingungen gegenwärtiger
Aesthetik » (Sur quelques conditions d’une esthétique actuelle),
in Neue Hefte für Philosophie, Göttingen, Heft 5, 1973, p. 38-73.
KARL HEINZ BOHRER, Plötzlichkeit. Zum Augenblick des ästhe-
tischen Scheins (Soudaineté. À propos de l’instant de l’apparence
esthétique), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981, 260 p.
ALBRECHT WELLMER, « Wahrheit, Schein, Versöhnung. Adornos
ästhetische Rettung der Modernität » (Vérité, apparence, réconci-
liation. Le sauvetage esthétique de la modernité par Adorno), in
LUDWIG VON FRIEDEBURG et JÜRGEN HABERMAS (s.l.d.), Adorno-
Konferenz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983, p. 138-176. 1

1. [Ces textes sont à l’origine du recueil réuni et préfacé par RAINER ROCHLITZ, Théories esthé-
tiques après Adorno (trad. Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Arles, Actes Sud, 1990),
comprenant les textes de Bubner et Wellmer ici présentés et analysés (RÜDIGER BUBNER, ../..
La Théorie esthétique d’Adorno, chef-d’œuvre posthume paru en 1970,
reste l’ouvrage de référence des esthéticiens allemands, bien que ce soit
généralement pour s’y opposer. Adorno avait abordé les problèmes esthé-
tiques du point de vue du musicologue, voire du compositeur, et du philo-
sophe critique d’une société dominée par la raison instrumentale ; il voyait
dans l’art l’objectivation d’une rationalité originelle, mimétique, d’un langage
non significatif, proche de l’éloquence muette du beau naturel. Les esthé-
ticiens actuels sont des théoriciens de la littérature comme Hans Robert
Jauss, Peter Bürger ou Karl Heinz Bohrer, des philosophes comme Rüdiger
Bubner ou Albrecht Wellmer ; pour la plupart d’entre eux, la pensée de
Jürgen Habermas, sa théorie de l’activité communicationnelle développée
depuis près d’une vingtaine d’années, est une référence décisive. Habermas
18 y réhabilite le langage et la communication qu’Adorno jugeait définiti-
vement dégradés par la raison instrumentale et le principe de l’échange,
en leur restituant la valeur mimétique pour laquelle Adorno n’avait de
place que dans une métaphysique de la réconciliation héritée de Benjamin
et, à travers lui, de la mystique juive. Cette dimension transcendante de
l’art, l’ultime fondement religieux sans lequel, de Hegel à Adorno, en
passant par Max Weber, aucune valeur sociale ne paraissait légitime, dispa-
raît chez tous les auteurs actuels.
Ces débats théoriques n’ont pas encore abouti à l’interprétation de la
production artistique d’aujourd’hui ; on y trouve cependant une réflexion
sur la perception actuelle de l’art, sur les rapports que nous entretenons
avec lui, sur l’usage que nous en faisons. Dans l’ensemble, la théorie de
la « réception » l’emporte sur celle de la création ; les analyses d’œuvres

../.. « De quelques conditions devant être remplies par une esthétique contemporaine », p. 79-128 ;
ALBRECHT WELLMER, « Vérité – apparence – réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique
de la modernité », p. 247-293), un chapitre de Plötlichkeit de Bohrer (KARL HEINZ BOHRER,
« Esthétique et historisme. Le concept nietzschéen d’“apparence” », p. 129-169), un chapitre de
Zur Kritik der idealistischen Aesthetik de Bürger (PETER BÜRGER, « Pour une critique de l’esthé-
tique idéaliste. [À propos de quelques catégories de l’esthétique idéaliste] », p. 171-246) et enfin
un article de Jauss, extrait, non de l’ouvrage présenté ici, mais d’Adorno-Konferenz (op. cit.) (HANS
ROBERT JAUSS, « Le Modernisme : son processus littéraire de Rousseau à Adorno », p. 31-78) ;
Aesthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik a été, par ailleurs, partiellement traduit en
1988 par Maurice Jacob, sous le titre Pour une herméneutique littéraire (Paris, Gallimard). (N.D.É.)]
sont rares. Par rapport à la richesse de l’esthétique adornienne, il s’agit
indéniablement d’un appauvrissement, mais dans la mesure où les thèses
fondamentales d’Adorno sur le sens et la fonction métaphysiques de l’art
se sont avérées problématiques, intenables, empreintes d’un certain conser-
vatisme, ce rétrécissement, la recherche de nouvelles bases conceptuelles,
était un passage nécessaire.
Qu’ils rompent avec l’esthétique de la vérité, celle qui, des Romantiques
d’Iéna à Adorno, en passant par Schelling, Hegel, le jeune Lukács et
Benjamin, faisait de l’œuvre d’art un organe privilégié de la connaissance,
pour revenir à la théorie kantienne ou nietzschéenne, ou qu’ils reprochent
à Adorno de rester traditionaliste au regard des avant-gardes – les deux
choses vont d’ailleurs souvent ensemble –, tous ces esthéticiens renon-
cent à investir l’art de l’ambitieuse fonction d’ultime révélateur ou de 19

modèle d’une réconciliation universelle. Seuls Peter Bürger et Albrecht


Wellmer maintiennent encore l’idée d’une alternative utopique à la société
actuelle ; mais si l’art peut contribuer à sa réalisation, c’est uniquement
en modifiant les consciences, en leur ouvrant des horizons, non pour autant
que sa forme préfigure une réconciliation. À l’exception peut-être de Bohrer,
le défenseur nietzschéen de l’instant de bonheur vécu grâce à l’art, opposé
à toute idée d’utopie anticipatrice, tous acceptent l’idée d’une connais-
sance philosophique capable de se réaliser sans le secours de l’art. Chez
Adorno, l’art seul avait accès au vrai, inaccessible au concept, et pour-
tant il lui restait incommensurable en tant qu’image énigmatique.
Habermas a levé le soupçon jeté sur le concept en critiquant la théorie
adornienne de la rationalité. Contre les tendances résignées de la
Dialectique négative, qui désespère de guérir les blessures que le concept,
produit de la raison identifiante, inflige à ses objets, Habermas rétablit la
légitimité de la pensée conceptuelle ; il la dissocie de la raison instru-
mentale qui, selon Adorno et Horkheimer, renie depuis toujours l’aspect
mimétique de la connaissance. Le concept ne se réduit pas à la domina-
tion de la nature ; il prend son origine dans la communication intersub-
jective, et tout en prétendant à la reconnaissance, à la validité, il reste
toujours critiquable. La rationalité technique et cognitive, qui en exclut
les dimensions morale et esthétique, phénomène moderne, ne fait que se
greffer sur le concept en le dénaturant. L’art n’a donc plus à remédier
aux défaillances du concept philosophique ; sa fonction doit être définie
autrement, resituée par rapport à la nouvelle théorie de la rationalité qui
se différencie en ses aspects cognitif, moral et esthétique.

Dans son livre Aesthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik (1977,


1982 1), Hans Robert Jauss, l’aîné des esthéticiens actuels (né en 1921),
connu en France par sa théorie de la « réception », étend sa réflexion à
l’ensemble de la communication littéraire. L’emploi de ce concept indique
que comme Bürger ou Wellmer, il s’efforce de combler une lacune de la
pensée de Habermas, jusqu’ici peu développée en matière d’esthétique.
20 Médiéviste dans la tradition des romanistes allemands, Jauss a contribué
de manière décisive, au cours des années 1960, à réintroduire la théorie
littéraire dans l’université allemande, en s’inspirant des formalistes russes
et de l’herméneutique de Gadamer. Ces deux approches ont en commun
de traiter l’évolution littéraire de façon purement immanente, sans consi-
dérer ses rapports avec l’histoire extralittéraire. Plus récemment, à travers
la lecture d’Adorno, d’abord violemment critiqué en tant que représen-
tant d’une « esthétique de la négativité », puis revendiqué en tant que
défenseur de l’autonomie de l’art, et en s’inspirant de Habermas, Jauss
étudie les effets non esthétiques de l’art à travers des processus d’iden-
tification et de catharsis. Aux yeux de Jauss, la modernité « ascétique »,
qui rejetait ces catégories, est un simple intermède, désormais démodé.
L’esthétique est divisée en les trois parties de la poïésis, de l’aisthesis et
de la catharsis. En tant que poïésis, l’art est pure créativité n’ayant d’autre
fin qu’elle-même. Sous ce titre, Jauss évoque la tradition subversive de
la conquête de l’autonomie, depuis le Moyen Age et la Renaissance jusqu’à
l’art pour l’art. En tant qu’aisthesis, l’art a une fonction révélatrice dans
l’anticipation et le souvenir. Dans cette partie consacrée à la réceptivité,
Jauss évoque notamment l’expérience du temps chez Baudelaire et chez

1. [Cf. supra n. 1, p. 8. (N.D.É.)]


Proust. En tant que catharsis, l’art offre la possibilité d’une identification
ludique et d’une distanciation par rapport aux rôles dont nous ne pouvons
sortir dans la vie ordinaire. On voit que la stratégie de Jauss consiste à
remettre en valeur des conceptions traditionnelles sous une forme moder-
nisée. Le terme de communication employé par Jauss n’a rien de commun
avec le concept de Habermas qui fonde la rationalité sur la coordination
des actions humaines médiatisée par le langage. La poïésis apparaît comme
un mythe de la créativité, alors que les esthétiques de la production, depuis
le romantisme d’Iéna jusqu’à Adorno, cherchent le sens des œuvres d’abord
dans le projet créateur, puis dans la logique propre de l’artefact. Au fond,
Jauss est resté fidèle à sa perspective de la « réception », qui domine dans
l’aisthesis et la catharsis. Ce qui lui importe est de rompre avec l’isole-
ment accusateur de l’œuvre chez Adorno et de rétablir un échange entre 21

l’artiste et son public à travers le cycle de l’attente traditionaliste du public,


du choc de l’œuvre novatrice et de sa réintégration progressive.
Dès son texte programmatique sur « L’Histoire de la littérature : un
défi à la théorie littéraire » (1970 1), Jauss a fait du lecteur le centre de
l’esthétique littéraire : tout auteur est lecteur avant d’écrire lui-même. Aux
marxistes et aux formalistes, il reproche de ne voir que la dimension de
la production et de négliger l’aspect de la « réception ». La valeur même
de l’œuvre est selon lui déterminée par la première lecture, lorsque le
public mesure sa force novatrice, sa distance par rapport à « l’horizon
d’attente » établi par la production déjà acceptée. Contre l’objectivisme
de la philologie, Jauss veut restituer le caractère d’événement du phéno-
mène artistique. À la même époque, Sartre fournissait un exemple d’étude
d’un horizon d’attente à propos de Flaubert et du second Empire ; il intro-
duit cependant une idée absente chez Jauss : celle de « l’œuvre à faire »,
du nouveau déterminé par le contexte historique et la critique qu’il suscite.
L’innovation reste chez Jauss un point aveugle, irrationnel ou, positive-
ment exprimé, totalement ouvert. De plus, il n’y a pas pour Jauss de diffé-
rence essentielle entre la nouveauté du roman de chevalerie au moment

1. [Traduit par Claude Maillard dans : Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978
(p. 21-80) ; rééd. en collection « Tel » (Paris, Gallimard, 1990). (N.D.É.)]
de son apparition au Moyen Age et la nouveauté radicale que Baudelaire
cherche dans l’inconnu ; c’est là toute la différence entre l’esthétique de
la modernité chez Jauss, et chez Benjamin ou Adorno. La subversion de
l’art se limite chez Jauss à une contestation de la morale traditionnelle
qui freine l’émancipation de l’autonomie esthétique. Dans la négativité
radicale des avant-gardes, Jauss ne voit que partialité, aucune nécessité
historique. Pour Adorno, en revanche, l’évolution moderne de l’art juge
aussi l’art du passé. Le rapport à la tradition préconisé par Jauss et l’hermé-
neutique présuppose une continuité historique inacceptable pour Adorno.
Jauss lui-même aurait d’ailleurs du mal à concilier sa théorie de l’iden-
tification avec celle du caractère subversif de la modernité depuis Baudelaire,
qui exclut ce type de lecture. La légitimité historique de Jauss réside plutôt
22 dans la crise que connaît l’idée d’avant-garde depuis les années 1970. Le
retour au concept d’identification est « postmoderne » ; mais en même
temps Jauss reste fidèle à la créativité subversive de la modernité.

Le critique le plus intransigeant de ces contradictions et de ces insuffi-


sances de Jauss est sans doute Peter Bürger. Né en 1936, professeur de
théorie littéraire à Brême, il a débuté par des études sur Corneille et en
particulier sur le surréalisme. Malgré ses liens étroits avec la France et
ses fréquents voyages, il y est peu connu. Deux de ses livres jouent actuel-
lement un rôle important dans la discussion esthétique : sa Théorie de
l’avant-garde (1974, rééd. 1980) et sa Critique de l’esthétique idéaliste
(1983). Spécialiste des Lumières et des avant-gardes du XXe siècle, Bürger
doit sa notoriété à ses contributions critiques à la théorie esthétique, inspi-
rées par Benjamin et Marcuse, Adorno et Habermas ; cette tradition d’un
marxisme hérétique, peu appréciée en France, explique le fait que seuls
quelques articles de Bürger aient été traduits.
C’est de Marcuse que s’inspire le principal concept auquel le nom de
Bürger est associé depuis sa Théorie de l’avant-garde. La critique du « carac-
tère affirmatif de la culture » se transforme chez Bürger en celle de « l’ins-
titution art » ; il désigne par là le statut autonome de l’art dans la société
bourgeoise tel qu’il est défini depuis Kant : désintéressement, distancia-
tion de la pratique quotidienne, à la fois de l’utile et du bien. Dada et le
premier surréalisme, les « avant-gardes historiques », ont remis en ques-
tion cette « institution art » sans effet sur la vie – contrairement aux néo-
avant-gardes de l’après-guerre qui revendiquent au contraire le musée
pour des œuvres qui, dans l’esprit d’un Duchamp, devaient le faire éclater.
Loin d’être supprimé, le concept d’œuvre est élargi et comprend désor-
mais des objets qui jusque-là n’étaient pas considérés comme artistiques.
Le schème de pensée de Bürger est emprunté à Marx, notamment à
sa critique de la religion : de même que les mythologies anciennes ne pouvaient
être critiquées qu’après l’autocritique du christianisme, l’art en tant que
religion profane, culte solitaire de l’œuvre autonome, ne peut faire son
autocritique qu’après la subversion opérée par les avant-gardes historiques.
Bürger remet en question la fonction de l’art dans la société bourgeoise ; 23

c’est pourquoi les analyses d’œuvres sont rares chez lui. « L’amour de
l’art » est absent de ses considérations, et ce qu’il critique le plus violem-
ment chez Adorno, c’est la défense de l’apparence comme source de bonheur
et médiatrice de la vérité et de l’utopie. Aux yeux de Bürger, la barbarie
du XXe siècle est incompatible avec le statut traditionnel de l’art dans la
société. C’est pourquoi il souligne plus encore qu’Adorno dont c’est l’un
des aspects, l’importance du contenu de vérité des œuvres.
Le pivot de l’argumentation de Bürger est le phénomène de l’esthé-
ticisme. Ce mouvement fait apparaître la rupture radicale entre l’art et la
vie sociale, suscitant ainsi la réaction des avant-gardes. L’échec des avant-
gardes historiques à réintroduire l’art dans la vie quotidienne serait dû à
l’héritage même de l’esthéticisme : la réconciliation de l’art et de la vie
aurait été au fond une sorte de projet d’œuvre d’art total. Malgré cet échec,
Bürger pense que l’idée fondamentale des avant-gardes, la revendication
d’une fonction sociale de l’art et le rejet de l’autonomie, reste actuelle et
doit être reprise. C’est ce qui le distingue fondamentalement d’Adorno et
de Habermas : l’un des enjeux centraux de l’esthétique actuelle est de savoir
si la remise en question de l’autonomie par les avant-gardes constitue un
progrès ou une régression. Pour Habermas, toute remise en question de la
différenciation des sphères (connaissance scientifique, morale et droit, art
et critique, en tant que spécialités séparées de la vie quotidienne des profanes)
ne peut que conduire à une régression : rendre à l’art une fonction sociale,
c’est freiner l’élan de l’art vers son autonomie, vers un subjectivité éman-
cipée des contraintes de la connaissance et de la morale, cette autonomie
étant solidaire du processus de rationalisation moderne. La rupture de
Habermas avec la position marxiste traditionnelle que Bürger (et Albrecht
Wellmer) s’efforcent encore de sauver, réside dans cette idée d’une diffé-
renciation irréversible. La seule réification inadmissible prive les indi-
vidus de leur reconnaissance réciproque par la parole, en y substituant
des mécanismes d’autorégulation, monétaires ou administratifs.
Comme l’a remarqué Albrecht Wellmer, tous les participants actuels
du débat esthétique en Allemagne peuvent légitimement se réclamer de
certains aspects d’Adorno ; on pourrait dire la même chose à propos de
Habermas ; tous se situent par rapport à sa réflexion et en déploient la
24 complexité ; d’ailleurs, Habermas lui-même se réfère à tous à tour de rôle,
n’ayant pas lui-même développé de théorie esthétique cohérente. Le livre
récent de Bürger sur « l’esthétique idéaliste » reprend même la forme
extérieure de la Théorie de l’activité communicationnelle (1981 1) de
Habermas.
La position de Bürger est paradoxale : l’autonomie de l’art lui paraît
intenable depuis sa contestation par les avant-gardes mais les deux tenta-
tives pour dépasser cette autonomie, celle du romantisme allemand pour
retrouver l’unité des sphères autonomes dans une mythologie esthétique,
et celle des avant-gardes pour réintégrer l’art dans la vie, lui semblent
avoir échoué. La solution qui se dessine dans la Critique de l’esthétique
idéaliste (dans laquelle Bürger inclut Adorno et Marcuse) est une trans-
formation de l’usage de l’art, de telle façon que son interprétation agisse
sur la vie sociale. Le contenu de vérité de l’art, qui mobiliserait ainsi les
facultés cognitives et morales, n’est pas d’ordre métaphysique mais résul-
terait d’un processus de discussion infini, dans lequel il se transformerait
lui-même.
Le paradoxe de Bürger, c’est de vouloir radicaliser une esthétique histo-
riquement datée et de poursuivre la critique de l’autonomie esthétique à

1. [Ouvrage traduit en français, en 1987, par Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel sous le titre
Théorie de l’agir communicationnel (Paris, Fayard). (N.D.É.)]
l’époque d’un retour quasi général à cette autonomie. Comme l’a signalé
Albrecht Wellmer, Bürger ne tient pas compte du risque d’un « faux dépas-
sement » de l’autonomie, déjà signalé par Adorno et Habermas. La critique
de la philosophie au nom de la praxis, de l’art autonome au nom d’un
changement de la vie même, risque de conduire à la régression en cher-
chant à revenir sur des différenciations qui sont des acquis de la rationa-
lité : la culture de consommation s’efforce elle aussi d’abolir les distances
entre l’art et la vie, la pensée et le grand public, mais en sacrifiant l’exi-
gence de l’art et de la philosophie. Ce risque de régression, Bürger le
revendique ; il lui semble faire partie de la modernité.
Le paradoxe est objectif : les avant-gardes sont toujours plus modernes
que les productions actuelles qui reviennent aux formes traditionnelles,
et pourtant la radicalité des avant-gardes a vieilli et ne porte plus. Bürger 25

refuse d’oublier la part de polémique justifiée qui s’y exprimait et fait la


critique des catégories esthétiques du point de vue des avant-gardes histo-
riques il considère, sans s’expliquer à ce propos, que les chances d’une
telle critique sont réduites si elle part de la création actuelle (Zur Kritik
der idealistischen Aesthetik, p. 58). Indirectement, il donne raison à Adorno,
à qui il reproche son « anti-avant-gardisme ». En montrant qu’Adorno
refuse à la fois le projet des avant-gardes : la réintégration de l’art à la
vie, et la « régression » de Stravinsky – selon Bürger un aspect légitime
de la modernité –, il fait apparaître la raison pour laquelle Adorno faisait
du dépassement de l’art un problème intra-esthétique : ultramodernisme
et régression sont intimement liés. On voit du même coup que la problé-
matique d’Adorno est encore actuelle : il pense la possibilité de l’art après
l’échec des avant-gardes, celle d’un art à la fois autonome et conscient
des limites de l’autonomie. Le mérite de Bürger est de nous rappeler que
les réflexions théoriques remettant en question l’art autonome risquent
de tomber dans l’oubli ou dans l’histoire de l’art, sans avoir été réfutées.
Un retour pur et simple à l’autonomie ne peut que conduire à des réappa-
ritions ultérieures des mêmes violences.
Chez Adorno, l’esthétique de la vérité n’exclut pas la dimension du
plaisir, de l’apparence, du beau. Bürger la sacrifie à la fonction cogni-
tive. Le concept de génie doit être remplacé par les notions de travail et
d’apprentissage de la spontanéité. La spécificité de l’art n’est pas le souci
principal de Bürger. Il fait remarquer à juste titre que le concept d’inter-
prétation est vide si on nie l’existence d’un contenu de vérité ; il le définit
comme une « idée régulatrice » qui se constitue entre l’œuvre et ses inter-
prètes et dont le contenu varierait historiquement. Mais l’opacité du maté-
riau, l’aspect mimétique, la promesse de bonheur qui émane du beau
artistique, tout cela n’existe pas à côté du contenu de vérité. Chez Adorno,
les deux faces de l’art sont inséparables. Un autre groupe d’esthéticiens
écarte le concept de vérité et se concentre sur ce qui différencie l’expé-
rience esthétique de la philosophie.

26 Il y a au moins deux façons fondamentalement différentes de lire la Théorie


esthétique d’Adorno : on peut y chercher soit une tentative de répondre
à certains problèmes esthétiques récents, soit une partie d’un système philo-
sophique, chargée de résoudre les questions insolubles de la Dialectique
négative. Cette dernière lecture est celle de Rüdiger Bubner (né en 1941),
de Thomas Baumeister et de Jens Kulenkampff, mais aussi de Habermas.
Le principe esthétique, la mimèsis, représente chez Adorno la raison substan-
tielle en comparaison de la raison instrumentale ; c’est cette dernière qui
domine dans la société moderne après avoir dès la Grèce homérique relégué
le rapport mimétique à la nature dans le domaine de l’art : dans le chant
des Sirènes représenté comme un danger pour la raison.
À côté de cette critique systématique d’Adorno, par laquelle Bubner
anticipe sur certains arguments de Habermas, il développe le projet d’une
esthétique en rupture avec toute la tradition développée depuis le roman-
tisme d’Iéna, Schelling et Hegel. Bubner propose en effet de revenir à
Kant et à « l’expérience esthétique » sans préjuger de son contenu de
vérité renonçant par là à l’interprétation philosophique des œuvres d’art.
Selon lui, Heidegger et Gadamer (le maître de Bubner), Benjamin et Adorno
ont eu recours, de façon abusive, à l’esthétique pour résoudre des problèmes
philosophiques. Chez eux, l’art est dès le départ conçu de telle façon que
son hétérogénéité par rapport à la philosophie est escamotée : « La philo-
sophie ne dit pas ce qu’est l’art ; c’est plutôt à l’art qu’elle demande de
montrer ce qu’est la philosophie » (« Ueber einige Bedingungen gegen-
wärtiger Aesthetik », p. 40 1). L’art apparaît comme la clé de la vérité
philosophique incapable de se soutenir par elle-même, tandis que les autres
modes de connaissance sont disqualifiés. À la différence de Hegel qui,
malgré son rapprochement de l’art et de la philosophie dans l’esprit absolu,
distinguait encore rigoureusement entre l’un et l’autre, les quatre penseurs
cités ont tendance à effacer la limite entre art et philosophie. La catégorie
centrale est celle de l’œuvre considérée comme une forme d’apparition
de la vérité, à l’époque même où la modernité artistique remet en question
cette catégorie, depuis les collages et les ready-made jusqu’aux happenings
et aux performances ; ces phénomènes ont permis de prendre conscience
du fait que l’interprétation philosophique de l’art n’a jamais été fondée,
que toutes ces esthétiques sont hétéronomes dans la mesure où elles ne
partent pas de la spécificité de l’expérience esthétique. C’est dans cette 27

expérience, à la fois travail et jeu, que se constitue de façon indétermi-


nable le contenu plus qu’empirique de l’art. Il s’agit, selon les termes de
Kant, d’une « animation des forces cognitives » et du « sentiment vital ».
Si l’objet reste indéterminé, c’est que la relation avec lui se maintient
dans le registre sensible tout en se dérobant à la possession, à la jouis-
sance immédiate. C’est ce rapport sensible, indéterminé, libre jeu de l’es-
prit, que Bubner appelle apparence. Elle est rigoureusement autonome,
insaisissable par la connaissance philosophique. En la dénonçant comme
illusion trompeuse, Platon l’aurait saisie de façon plus adéquate que Hegel
qui en fait une forme, imparfaite certes mais tout de même, de la vérité :
le « paraître sensible de l’Idée ».
Par la radicalité de la différenciation entre esthétique et connaissance
philosophique, Bubner rejoint le jeune Lukács de la Philosophie de l’art
de 1912-1914 ; il s’y réfère d’ailleurs et en 1973, publie à côté de son
texte, un chapitre du livre de Lukács. Mais il va plus loin encore en ne
définissant pas seulement le rapport du sujet à l’œuvre comme un éternel
malentendu, mais en détachant l’expérience de l’œuvre ; d’où le retour
du beau naturel dans l’esthétique. Dans ces conditions, il ne peut y avoir
de véritable communication esthétique ; à la limite, le sensus communis

1. [Cf. supra n. 1, p. 17-18 pour la traduction française : p. 83). (N.D.É.)]


de Kant, évoqué précisément dans la Critique de la faculté de juger, ne
peut plus se réaliser.
Simple projet, essentiellement polémique contre les philosophies de
l’histoire de la première moitié du XXe siècle, l’esthétique de Bubner ne
peut guère connaître de développement. La notion d’œuvre étant exclue
des catégories fondamentales, Bubner échappe à toute obligation d’ap-
pliquer ses principes à des objets concrets. Il ne rencontre ni la logique
interne des productions artistiques, ni celle de leur évolution historique
par laquelle elles communiquent avec l’histoire extra-artistique. Adorno
déjà, qui soulignait pourtant la supériorité des esthétiques de Schelling
et de Hegel sur celle de Kant qui ne s’était jamais affronté au contenu
d’une œuvre, avait indiqué avant Bubner l’actualité de l’approche
28 kantienne pour sortir des impasses de Hegel (voir l’« Introduction première »
à la Théorie esthétique).

L’intérêt des écrits de Karl Heinz Bohrer (né en 1935, spécialiste du surréa-
lisme comme Peter Bürger), qui s’inspire de Bubner et du jeune Lukács
pour distinguer entre « l’événement perceptif » de la « réception » esthé-
tique et l’interprétation au nom d’une philosophie de l’histoire, c’est de
tenter une application à des œuvres concrètes et de donner un sens plus
précis à l’expérience esthétique restée vide chez Bubner. Pour Bohrer,
l’essence de cette expérience est la « soudaineté » d’une apparition, brusque
révélation pour l’esprit. En effet, si cette expérience est inséparable d’en-
jeux extra-esthétiques, Bohrer et Bubner ont raison de considérer que ces
enjeux ne sont pas spécifiques à l’art. L’essence proprement artistique
réside donc dans l’expérience de la perception et non dans la signification
idéologique ou philosophique de l’œuvre. En ce sens, même Habermas,
dans ses rares remarques sur l’esthétique, rejoint Bubner et Bohrer pour
définir l’expérience esthétique comme une sphère rigoureusement diffé-
renciée, indépendante de la vérité théorique et des normes éthiques. Faisant
abstraction de la philosophie de l’histoire dans l’horizon de laquelle Adorno
pense les œuvres de la modernité, Bohrer est ouvert aux expériences actuelles,
provocatrices, subversives, quelle que soit leur cible. Il oppose l’inces-
sante curiosité de Benjamin pour tout phénomène nouveau dans le domaine
littéraire, au conservatisme d’Adorno qui s’est rarement aventuré hors du
champ des « classiques » modernes : Schönberg et Berg, Boulez et
Stockhausen, Picasso et Klee, Proust et Joyce, Kafka et Beckett. La parti-
cularité de Bohrer est de séparer de la responsabilité historique, morale
et politique, l’aspect aventureux des découvertes fulgurantes et des illu-
minations, chez des auteurs comme le jeune Lukács, Benjamin et Adorno,
mais aussi Heidegger et Jünger. Dans cette expérience spécifiquement
esthétique de la révélation instantanée, soudaine, Bohrer inclut à la fois
la littérature et l’essai.
Reste à savoir s’il s’agit là d’une rupture actuellement nécessaire avec
un dogmatisme figé ou d’une distinction fondamentale, durable, si la
« soudaineté » fulgurante est l’essence permanente de l’expérience esthé- 29

tique, du moins à l’époque moderne, ou si elle est elle-même liée à des


enjeux extra-esthétiques qui la différencient ; si la nouveauté recherchée
par Bohrer est réellement nouvelle, si le principe de l’avant-garde, inno-
vation permanente, insolence, caractérise encore la création actuelle. Si
une telle avant-garde existe, Bohrer a raison de reprocher à Adorno et à
Bürger de s’enfermer dans un dogmatisme qui les empêche de découvrir
le nouveau. Sinon, si la situation est celle de la post-avant-garde, selon
le terme de Bürger et déjà selon l’esprit de la Théorie esthétique d’Adorno,
leur critique par Bohrer n’est pas justifiée. Quoi qu’il en soit – et il semble
bien que Bohrer présume trop des avant-gardes actuelles, tout en admet-
tant que l’expérience de la soudaineté nous est actuellement offerte surtout
par des essayistes – son intervention est d’une rafraîchissante irrespon-
sabilité et exerce un effet stimulant sur d’autres qui, sans lui, se seraient
enfermés dans les dogmes d’une philosophie de l’histoire qui a commencé
à vieillir. Comme l’a remarqué Albrecht Wellmer, Bohrer oppose à l’utopie
esthétique d’Adorno, l’utopie historique symbolisée par la réussite de l’ap-
parence esthétique, sa propre « utopie de l’esthétique » : celle qui est
propre à l’expérience esthétique, au bonheur éprouvé devant l’œuvre d’art.
Si le texte de Bubner résume le cadre général d’une théorie de l’expé-
rience esthétique, on pourrait dire que les études de Bohrer relèvent plutôt
d’une théorie et d’une pratique de la critique. La théorie de la « soudai-
neté » comme caractéristique de la modernité fait apparaître le fondement
esthétique de toute une série de systèmes de pensée depuis Nietzsche.
Les éléments de l’art moderne : subjectivité décentrée, choc et scandale,
solidarité de l’archaïque et du moderne, y sont opposés aux autres aspects
de la modernité culturelle : science et morale autonomes, elles aussi radi-
calement différenciées. Selon Habermas, Nietzsche le premier a tourné
la rationalité esthétique : la subjectivité émancipée des contraintes cogni-
tives et morales, contre les autres aspects de la raison moderne, érigeant
le goût esthétique, la créativité, en juge suprême du savoir et de l’agir,
par-delà le bien et le mal. Un aspect de la modernité a ici usurpé toute la
place de la raison, selon un modèle que Habermas retrouve chez Adorno,
Deleuze et Foucault ; dans ses derniers écrits, Foucault oppose en effet
« l’esthétique de l’existence » des Grecs à la normativité éthique du chris-
30 tianisme.
La justesse de cette analyse n’est guère contestable. Reste à savoir
comment il faut interpréter la modernité artistique. En attribuant les effets
de choc, de scandale, la résurgence de l’archaïque observée par Benjamin,
la cruauté, la « catastrophe en permanence », à la subjectivité décentrée,
Habermas désamorce les potentialités critiques de l’art moderne, son contenu
de vérité. Cette difficulté est à l’origine de la tentative d’Albrecht Wellmer
pour trouver un compromis entre Adorno et Habermas. Wellmer constate
que Jauss, Bürger et Bohrer ne font que développer des aspects de la Théorie
esthétique, en renonçant tous au messianisme de la réconciliation, à l’utopie
inhérente à l’art selon Adorno : la raison substantielle de la mimèsis refoulée.
Il reconstitue l’esthétique d’Adorno en substituant à l’idée messianique d’une
réconciliation avec la nature, l’utopie rationnelle proposée par Habermas :
celle d’une communication sans contrainte.

L’admirable tentative de Wellmer est pour l’instant une pure construc-


tion théorique, analogue à celle de Bubner ; car à la différence de Jauss,
de Bürger et de Bohrer, Wellmer (né en 1933 et depuis longtemps proche
de Habermas) n’est pas un esthéticien de métier et de formation. L’art en
tant que tel n’est pas l’objet de sa réflexion. Il y apparaît au moment où
il découvre que Habermas achoppe lui aussi sur le paradoxe de la « dialec-
tique de la raison » : la rationalisation occidentale ouvre des espaces d’au-
tonomie immédiatement investis par les mécanismes autorégulateurs de
l’économie et des pouvoirs bureaucratiques. D’où l’importance de l’art
comme lieu de subversion, élargissement des possibilités de communi-
cation. Contre Adorno, avec Habermas et Jauss, Wellmer rompt l’im-
manence de la sphère esthétique pour l’ouvrir aux sujets récepteurs. L’erreur
d’Adorno était selon lui de faire de l’art en tant que tel l’anticipation méta-
physique de la réconciliation, le lieu où la rationalité et la mimèsis exclue
de la société, peuvent s’associer librement ; d’où le refus de la « récep-
tion » esthétique par Adorno : si la réconciliation est symbolisée par toute
œuvre d’art authentique (c’est-à-dire réussie) en tant que telle, le récep-
teur empirique ne peut avoir avec elle que des rapports inadéquats ; il
n’est jamais à la hauteur. Tout se joue dans la création et dans l’œuvre 31

achevée qui se déploie dans l’histoire. Selon Wellmer, l’œuvre d’art n’a
d’effet de vérité que par la transformation qu’elle opère dans le sujet récep-
teur ; en soi, elle n’est qu’un potentiel ou une exigence de vérité. L’art et
son apparence n’ont pas chez lui de signification philosophique autonome,
mais représentent une première mise en forme d’expériences jusque-là
diffuses et inassimilables : un élargissement du communicable, précisé-
ment au-delà de la limite qu’Adorno croyait imposée par la réification
croissante, par l’impuissance grandissante du sujet.
En remplaçant le rapport substantiel entre la cohérence esthétique et
la réconciliation utopique par un rapport fonctionnel, Wellmer franchit
les barrières qu’Adorno érigeait entre l’œuvre et le sujet récepteur, entre
la réification sociale et la subjectivité, mais il élimine une corrélation centrale
chez Adorno : celle entre la réussite technique et la vérité de l’œuvre.
Cette relation est un des aspects les plus énigmatiques de l’esthétique,
d’ailleurs peu éclairci par Adorno lui-même; en l’écartant, Wellmer contourne
le problème de la vérité de l’art pour autant qu’elle a son fondement dans
l’œuvre elle-même, avant toute proposition interprétative. L’énigme réside
dans le fait que les œuvres réussies, selon l’expression d’Adorno, ne peuvent
mentir, ou inversement, que l’intention idéologique de présenter un réel
comme plus substantiel qu’il n’est se traduit immédiatement par un échec
esthétique. Le « ton juste » n’est pas indépendant de la vérité énoncée.
Et pourtant il ne s’agit pas d’une vérité qui puisse tout aussi bien se formuler
en termes conceptuels. La difficulté est de penser l’art à la fois comme
une forme de connaissance et comme un libre jeu des facultés de l’ima-
gination et de l’entendement, polysémie absolue; car l’art est l’un et l’autre.
Adorno avait tendance à réduire le caractère polysémique, l’apparence
étant l’écran de notre esprit limité devant la vérité métaphysique ; l’es-
thétique actuelle, d’inspiration kantienne ou nietzschéenne, tend à réduire
la valeur de connaissance inhérente à l’art et à en faire un champ de projec-
tion et du libre jeu de l’interprétation ; elle tend à sous-estimer la rigueur
des œuvres exigeantes au profit d’une mythique idée de liberté ; en même
temps, cette définition de l’art sous-entend chez les esthéticiens philo-
sophes une revendication de sérieux et d’univocité à l’encontre des essayistes
disciples de Nietzsche ou d’Adorno. La difficulté consiste à saisir à la
fois l’aspect de contrainte qui émane de l’œuvre ou de l’objet esthétique,
et la liberté pourtant laissée aux facultés, indispensable même pour décou-
vrir la rigueur interne de la figure. L’une et l’autre, liberté et contrainte,
définissent l’espace des interprétations légitimement divergentes et le point
limite de la théorie qui comprend le phénomène esthétique de façon toujours
plus adéquate.
Critique, n° 457-458, juin-juillet 1985, p. 607-617

2. LECTURES D’UN PHILOSOPHE MUSICIEN 33

THEODOR W. ADORNO, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller,


Paris, Flammarion, 1984, 440 p.

Adorno est surtout un incomparable lecteur, un grand exégète. « La ruse


de l’essai, c’est de prendre pied dans les textes, en faisant comme s’ils
étaient là, tout simplement, avec leur autorité. Ainsi, sans recourir au
mensonge d’une chose première, il trouve une assise, si douteuse soit-
elle, qui peut se comparer à l’exégèse ancienne des textes théologiques.
Mais sa tendance est inverse, c’est celle de la critique » (25 1). Ennemi,
comme Benjamin, de l’origine, du « retour aux sources » imaginaires,
des remontées à un principe premier ou à l’originel, il prend appui sur
des textes et poursuit leur réflexion. Ironiquement, il se caractérisait comme
un « post-socratique ». Certes, lui aussi ne trouve dans les œuvres que
les questions qui correspondent à l’horizon de sa pensée ; mais cet horizon
est infiniment plus large que les pauvres projections d’un Heidegger sur
les poètes allemands chez lesquels il ne retrouve jamais que sa propre
« différence ontologique » ; la force d’Adorno réside dans son attention
à la particularité de chaque auteur, aux nuances infimes, dans sa capacité

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Notes sur la littérature.
de faire surgir l’œuvre entière de la lecture d’un vers de Hölderlin, d’un
passage de Proust ou de Balzac. Barthes, lassé des démarches systéma-
tiques de la sémiologie, était revenu à ce genre de sondage, éloquence
soudaine d’un passage qui révèle – plus que le tout. C’est là aussi l’art
du lecteur qu’est Adorno. Mais Barthes ne faisait que revendiquer le droit
du critique au « plaisir du texte » ; chez Adorno, la philosophie de l’essai
vise le bonheur d’une connaissance sans limite ; à ses yeux le « savoir
absolu » était encore subjectivisme. Le fragment d’Adorno se veut au-
delà du système, non pas en deçà : comme chez les plus grands artistes,
dans les œuvres ultimes, inachevables ou traversées de fissures qu’au-
cune harmonie imposée de la forme ne peut faire disparaître, chez le dernier
Goethe, chez le dernier Hölderlin.
34 La traduction française est un choix d’essais extraits des quatre volumes
des Noten zur Literatur parus en Allemagne de 1958 à 1974. Le fait de
ne pas traduire la totalité de ces essais était justifiable; on aurait pu signaler
au lecteur français que certains d’entre eux – onze exactement (sur la
poésie d’Eichendorf, Henri Heine, la ponctuation et les mots étrangers
dans la langue allemande, le Second Faust de Goethe, Thomas Mann,
Balzac, Karl Kraus, Hans Günter Helms et la littérature d’avant-garde,
Dickens et le poète Borchardt) – ont été écartés pour des raisons écono-
miques ou autres. Devant le succès actuel d’Adorno, on peut espérer que
les magnifiques « restes » suivront bientôt.
En raison des coupures, la composition des trois premiers volumes,
édités par Adorno lui-même, n’est plus perceptible ; elle ne correspond
pas en effet à un ordre chronologique. Le premier tome des Noten asso-
ciait au « Discours sur la poésie lyrique et la société » les essais sur
Eichendorff et Heine et s’achevait par le premier essai sur Valéry; le second
tome s’ouvrait sur une lecture du Second Faust et se terminait par l’essai
sur Fin de partie ; le troisième commençait par « Titres » et finissait par
l’essai sur Hölderlin ; ainsi, l’ordonnance des textes mettait l’accent sur
Valéry essayiste, sur Beckett et Hölderlin, trois des « phares » d’Adorno
à côté de Proust et des philosophes ici évoqués : le jeune Lukács, Ernst
Bloch, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin. Avec l’introduction sur
la forme de l’essai, les textes sur Beckett et sur Hölderlin sont sans doute
les plus significatifs.
Ainsi, on trouve dans ce volume épais, non pas « l’essentiel », mais
tout de même l’indispensable. Inutile désormais d’insister sur la diffi-
culté de traduire Adorno, l’un des tout premiers stylistes de la langue alle-
mande, comparable en cela à Nietzsche ou à Walter Benjamin, et penseur
souvent acrobatique, aimant les raccourcis. Le courage des traducteurs
qui osent s’y attaquer mérite toujours d’être souligné, même s’il est prévi-
sible qu’une autre génération de traducteurs trouvera beaucoup à redire
à ces premiers essais. Signalons simplement que la distinction, centrale
pour l’esthétique d’Adorno, entre Inhalt et Gehalt, entre le contenu anec-
dotique, factuel, intentionnel, et le fond, la signification, la part de vérité,
n’apparaît pas dans cette traduction ; qu’en esthétique littéraire, Stoff ne
signifie ni matière ni matériau, mais le « sujet » traité ; que, là où le narra-
teur du roman moderne, depuis Kafka, réduit, supprime la distance esthé- 35

tique (Einziehung der Distanz), et, comme le train qui fond sur le spectateur
de cinéma, choque le lecteur, la traduction la lui fait malheureusement
« introduire ». En revanche, la traduction des textes sur Benjamin est
particulièrement admirable et précise.
Notes sur la littérature : un essai au milieu du livre (« Titres ») révèle
que le titre avait été trouvé par l’éditeur Suhrkamp ; Adorno lui-même –
il l’avoue en rougissant – pensait à « Paroles sans romances ». La musique
est toujours présente chez lui, même lorsqu’il s’agit de littérature : ses
essais sont des partitions composées en hommage à certaines lectures.
Mais s’il lit en musicien, ce n’est pas seulement parce qu’il ne peut faire
autrement ; sa démarche est philosophiquement réfléchie : « sur ce point
aussi l’essai touche à la logique musicale, l’art rigoureux et pourtant non
conceptuel du passage, pour assigner au langage du discours quelque chose
qu’il a perdu sous l’emprise de la logique discursive » ; l’essai « coor-
donne les éléments au lieu de les subordonner » (27) – démarche qui,
dans l’essai sur Hölderlin, sera appelée parataxique, par opposition à un
discours syntaxique, hiérarchisé.
Dans la tradition de la critique kantienne et hégélienne de l’entende-
ment, le concept philosophique est selon Adorno incapable de saisir l’es-
sence du réel, ce qui ne signifie pas qu’il faille abandonner les concepts :
il faut au contraire les multiplier, les mettre en constellation. La faculté
mimétique, refoulée dans la sphère de l’art et par-dessus tout de la musique
libérée des mots toujours signifiants, est aux yeux d’Adorno un moyen
de connaître le non-identique, le vrai qui échappe à la rationalité identi-
fiante; la forme essayiste tient de cette démarche artistique, sans s’y réduire :
elle demeure conceptuelle. L’essai sur l’essai, qui sert d’introduction aux
Notes, contient tout le programme de la pensé adornienne, tel qu’il sera
développé dans la Dialectique négative et la Théorie esthétique.
Comme chez le jeune Lukács ou chez Walter Benjamin, l’essai est
chez Adorno cette forme de philosophie qui déguise en petitesse et modestie
ses plus hautes ambitions : rendre le système superflu, désarçonner les
théories les plus sûres d’elles-mêmes en démontrant leur étroitesse. À
cette fin, il pratique à l’égard de ses objets un oubli de soi extrême, au
lieu de les soumettre à des idées préconçues; le risque couru par une pensée
36 qui avance « sans couverture » ; le principe du plaisir de la pensée jusqu’au
sophisme ; l’hérésie enfin et surtout, qui est la « loi de sa forme ». La
revendication du mimétique implique une dimension d’irresponsabilité,
de jeu, de non-sérieux, indispensables à la connaissance qui, sans l’idée
du bonheur, reste stérile aux yeux d’Adorno. C’est là, sans doute, la raison
de sa fidélité à Nietzsche, seul philosophe de la tradition allemande à
revendiquer le bonheur, celui aussi qui avant Adorno fut le plus musi-
cien. La musique, c’est aussi ce qu’Adorno retrouve chez les auteurs qu’il
aime ; impulsion musicale de la grande composition proustienne : « La
preuve la plus frappante en est ce paradoxe, que le grand projet de sauver
l’éphémère passe par l’éphémère lui-même, par le temps » (142). Sérialité
chez Hölderlin, déjà remarquée par Benjamin : « La grande musique est
une synthèse non-conceptuelle ; telle est l’image primitive de la poésie
dernière de Hölderlin, de même l’idée hölderlinienne du chant s’applique
rigoureusement à la musique : une nature qui s’épanche librement et qui,
n’étant plus captive de la domination exercée sur elle, peut alors se trans-
cender. Mais le langage, grâce à son élément de signification, qui est à
l’opposé de l’expression mimétique, est enchaîné à la forme apodictique
et thétique, et donc à la fonction synthétique du concept. À l’inverse de
la musique, en poésie la synthèse non-conceptuelle se retourne contre le
médium : elle devient dissociation constitutive. La logique traditionnelle
de la synthèse n’est donc que légèrement suspendue par Hölderlin. Benjamin
a justement décrit ce fait au moyen du concept de série (Reihe) » (330-
331). Affinités involontaires de Valéry et de George avec la musique : à
une époque où le sens fait problème, tout art se souvient de ses propres
sources musicales, mimétiques.
L’essai adornien ne dénonce pas le concept. De faux amis s’empa-
rent aujourd’hui d’Adorno pour le mettre au service de leur destruction
de la philosophie ; il leur adresse son refus catégorique : de l’art, l’essai
« se distingue toutefois par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par
le but qu’il vise, une vérité dépouillée de tout paraître esthétique » (7).
Ici, Adorno se sépare aussi du premier Lukács qui avait assimilé l’essai
à une forme d’art qui ne viserait pas la vérité, mais la vie. C’est là égale-
ment la limite du nietzschéisme d’Adorno.
Le jeune Lukács et Walter Benjamin, dans une moindre mesure Ernst
Bloch et Siegfried Kracauer, sont les maîtres d’Adorno essayiste. C’est 37

de Lukács que lui viennent dans une large mesure la définition de la forme
de l’essai, la réflexion sur la forme romanesque ; et c’est au nom de cette
œuvre de jeunesse, dont il a nourri sa propre pensée, qu’il écrit les seuls
textes polémiques de ses recueils : les essais « Réconciliation extorquée »
et la « Lettre ouverte à Rolf Hochhuth » où il fait le procès de l’esthé-
tique conservatrice du vieux Lukács qui a renié les idées de sa jeunesse.
Benjamin est encore plus présent : deux essais lui sont consacrés, faisant
suite au « Portrait de Walter Benjamin » dans Prismes 1 ; c’est de lui
qu’Adorno tient les clés de sa lecture de Goethe et de Hölderlin et la
théorie de la narration ; c’est de Benjamin aussi que lui vient l’amour pour
la littérature française, la découverte de Proust, de Valéry, du surréalisme,
dont il déchiffre le contenu philosophique. Ainsi parle-t-il, dans l’un des
essais sur Valéry, de Benjamin « dont l’esthétique lui doit sans doute plus
qu’à qui que ce soit d’autre » (124), ce qui n’est pas peu dire. Il est par
ailleurs frappant de constater que les quelques citations de Valéry que
Benjamin a intégrées à ses derniers essais, dans des passages décisifs,
sont comme magnifiées par la traduction et le commentaire qui les entoure,
alors que l’énorme quantité de textes valéryens évoqués par Adorno

1. [THEODOR W. ADORNO, Prismes, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 201-
213. (N.D.É.)]
manquent la plupart du temps de relief et de force, parce qu’ils ne sont
pas employés de façon productive.
Malgré cela, la référence massive à Valéry – il faut ajouter aux deux
textes des Notes l’essai dans Prismes intitulé « Valéry Proust Musée » –
est très significative, à la fois pour la pensée d’Adorno et pour le monu-
ment franco-allemand que constituent les derniers essais de Benjamin,
les Passages parisiens et les Notes sur la littérature. « L’œuvre d’art objec-
tivée exige la durée ; l’utopie de la survie, si impuissante, si mortelle fût-
elle ; dans cette mesure Valéry réalise le programme nietzschéen d’une
philosophie à la fois antimétaphysique et esthétique », écrit Adorno (130).
Il s’agit de l’héritage franco-allemand de Nietzsche. Benjamin et Adorno
ont su concilier l’exigence allemande de la vérité, de la métaphysique
38 même, et la mystique juive, avec la pensée nietzschéenne, antimétaphy-
sique ou plutôt transposant toute l’énergie de la métaphysique perdue dans
une écriture artistique dont l’engagement total fait fusionner, comme chez
Hölderlin, Dionysos et le Crucifié. D’où l’ambiguïté de l’héritage actuel
d’Adorno en Allemagne et en France : en son nom s’opposent Habermas,
dont Adorno fut l’un des maîtres, et les nietzschéens français qui décou-
vrent leurs affinités avec l’admirateur de Valéry et de Proust. Il suffit
d’évacuer d’Adorno la tradition rationnelle et conceptuelle de Kant, de
Hegel, de Marx, pour faire de lui un disciple de Nietzsche, voire un heideg-
gérien malgré lui.
Adorno réfléchit d’ailleurs sur le statut différent du rationalisme et de
l’irrationalisme en France et en Allemagne, qui explique aussi la fonc-
tion inverse de « l’art pour l’art » et de « l’engagement » dans les deux
pays (302-303) : « en France leur position respective est inverse de celle
qu’ils ont en Allemagne. Chez nous, on a coutume de ranger le rationa-
lisme du côté du progrès, et l’irrationalisme, comme héritage du roman-
tisme, du côté de la réaction. Mais chez Valéry, le moment de la tradition
ne fait qu’un avec le moment cartésien et rationaliste, et l’autocritique du
cartésianisme est irrationaliste » (117). Mais si Adorno comprend la réac-
tion irrationaliste, qui se prolonge aujourd’hui dans « l’anarchisme insti-
tutionnel » des courants nietzschéens et heideggériens, alors que la structure
sociale de la France reste dominée par un ordre rationaliste ; s’il défend
contre le dogmatisme borné du vieux Lukács les courants irrationalistes
qui « exprimaient aussi, face à l’idéalisme académique, la révolte contre
la réification de l’existence et de la pensée, dont la critique était juste-
ment devenue l’affaire de Lukács » (172), il est évident que ces circons-
tances atténuantes ne lui rendent pas plus acceptables des pensées dont
il perçoit les limites et les risques. La « dialectique de la raison » n’est
pas un plaidoyer pour l’irrationalisme, mais un appel à l’autoréflexion de
la raison.
C’est en cela que Habermas, l’antinietzschéen par excellence, est l’au-
thentique héritier d’Adorno, de sa contribution à la « théorie critique » ;
mais parce qu’il substitue à la philosophie du langage mimétique, mystique
et esthétique, une théorie complexe de la communication, qui tient compte
de la philosophie analytique et rend à la raison pratique ce que la Théorie
esthétique réservait à la sphère de l’art, il ne peut espérer conquérir en 39

France la « popularité » d’un Nietzsche ou celle, grandissante, d’un Adorno.


C’est le grand essai sur Beckett qui fait apparaître le plus clairement la
problématique inhérente à la théorie adornienne de la modernité. Voici
l’une des phrases les plus significatives : « Présenter sans protester la
régression universelle, c’est protester contre un état du monde qui obéit
à la loi de la régression avec tant de servilité qu’elle ne dispose plus à
proprement parler d’aucun concept qui puisse lui être opposé » (209). Le
texte sur Beckett proclame la fin de toute opposition à l’horreur triom-
phante de la « raison instrumentale » qui engloutit morale, sentiments,
langage, sens… Pourtant, Adorno attend encore un effet bénéfique de
cette liquidation de toute critique explicite. « De même qu’après une lecture
intensive de Kafka l’expérience en alerte croit pouvoir observer partout
des situations tirées de ses romans, de même le langage de Beckett crée
un choc salutaire au malade : en s’entendant soi-même, on a peur de parler
comme ça » (224). Mais quelle est la « caisse de résonance » de ce choc
dans l’humanité actuelle? Énoncer positivement ce qui permettrait de résister
serait déjà, aux yeux d’Adorno, le trahir. Ce qui le distingue cependant
des nietzschéens, c’est qu’il ne pousse pas l’adhésion à la négativité jusqu’à
nier le pathologique de la société actuelle, jusqu’à encourager cynique-
ment la surenchère dans l’obscénité, « l’affirmation joyeuse » du pire.
L’absence de protestation de Beckett est pour lui un moyen artistique
qu’il se garde bien de prolonger philosophiquement. Et pourtant il est
vrai qu’il ne dispose d’aucun concept permettant de s’opposer concrète-
ment à l’horreur ; il ne peut que rappeler ce qu’il n’y a plus chez Beckett,
confronter le processus de dégradation historique avec l’illusion d’un huma-
nisme passé dont la réalité, selon lui, était au fond déjà identique au néant
actuel : « l’être humain, dont le nom générique ne fait guère partie du
paysage linguistique de Beckett, n’est pour lui que ce qu’il a fini par devenir »
(209). « L’immédiateté de l’individuation était un leurre » ; « la préten-
tion de l’individu à l’être et à l’autonomie a perdu tout crédibilité » (210).
Beckett est au fond un réaliste : « Le minimum vital de réalité et de person-
nages que la pièce escompte et économise ne fait qu’un avec ce qui reste
du sujet, de l’esprit et de l’âme face à la catastrophe permanente » (212).
Il ne reste plus qu’« un visage où les larmes se sont taries. C’est cela qui
40 est à la base d’une démarche artistique dénoncée comme inhumaine par
ceux dont l’humanisme est devenu déjà une réclame pour l’inhumain,
même s’ils ne s’en doutent pas encore » (210). On reconnaît le raison-
nement provocateur de la Dialectique de la raison. Seule opposition possible
à un monde d’horreur sans contradiction, la négation déterminée
empruntée à Hegel (236). À vouloir contester ce bilan désespéré, on a
l’impression de tomber dans l’optimisme officiel qu’Adorno dénonce dans
le réalisme socialiste ; cette contrainte exercée par un désespoir qui ne
supporte pas la contradiction indique en quoi Adorno ne s’est pas réel-
lement libéré du concept de totalité : elle est présente chez lui comme
totalité négative.
C’est la force de la critique de Jürgen Habermas d’avoir montré que
la totalité d’un monde dominé par la « raison instrumentale » est incom-
patible avec la structure même et la fonction du langage parlé dans la
société moderne, dont on ne peut éliminer les dimensions éthiques et esthé-
tiques; une société où la communication au sens non trivial d’une recherche
argumentée du consensus joue un rôle croissant ne peut s’en passer : privés
de l’autorité de la tradition et du sacré disparus, tous les pouvoirs doivent
se légitimer ou apparaissent comme violence pure et simple ; toutes les
décisions présupposent de plus en plus des processus de discussion et
d’entente. Le monde actuel n’est pas caractérisé, du moins dans les sociétés
occidentales, par la disparition du sujet, de l’individu, du sens, mais par
la tension entre des menaces vitales inouïes et l’impossibilité pour les
sociétés modernes d’exclure des processus de communication qui remet-
tent en jeu le sujet et le sens. La vérité de la pensée nietzschéenne, pour
autant qu’elle anticipe sur l’esthétique de Benjamin, d’Adorno et des avant-
gardes, se limite selon Habermas à une théorie de la modernité artistique,
d’une subjectivité décentrée qui s’émancipe des contraintes morales et
cognitives. C’est là sans doute sous-estimer les potentiels de connaissance
et de vérité inhérents à l’art moderne, mais il est certain que la fonction
de « l’exagération » provocatrice n’est pas la même dans l’art et dans la
philosophie et que la Dialectique de la raison partage avec Nietzsche
cette tendance propre aux avant-gardes.
Adorno n’hésite pas à désigner Hölderlin comme un précurseur de
Beckett, en ce qui concerne l’autonomie du langage, émancipé du sens
(338). Son grand essai Parataxe, écrit en 1963, l’année du Jargon de 41

l’authenticité 1 qui fait le procès du langage de Heidegger, ne se contente


pas de démontrer l’inadéquation de l’interprétation heideggérienne. Dans
sa seconde partie, l’un des textes les plus denses d’Adorno, l’essai avance
sur les traces de Benjamin vers le secret du poète, source de sa folie et
de son utopie. Ce ne sont pas des sentences extraites des poèmes, selon
le procédé de Heidegger, qui mènent vers le contenu philosophique ; c’est
leur forme parataxique, la technique des correspondances, des séries juxta-
posées sans lien discursif : « Ce n’est que par le hiatus, par la forme, que
le contenu devient fond » (329). L’intention du poète est moins impor-
tante que la poésie effectivement mise en œuvre, obscure et souvent abstraite.
Benjamin avait souligné l’importance de la « timidité » chez Hölderlin,
de son esprit de « soumission » (335) : ayant dû se révolter par suite de
la découverte de Rousseau et de la Révolution française, il ne pouvait
plus se soumettre qu’au langage. Libéré, celui-ci s’émancipe de la fonc-
tion syntaxique, antipoétique : « Chez Hölderlin, le mouvement poétique
ébranle ainsi la catégorie du sens. Car celui-ci se constitue par l’expres-
sion linguistique de l’unité synthétique », et « Hölderlin a cherché à sauver
le langage menacé par le conformisme, “l’usage”, en l’élevant, par sa
liberté de sujet, lui-même au-dessus du sujet » (337).

1. [Sur le Jargon de l’authenticité, voir, dans Le Vif de la critique. 3. Philosophie contemporaine,


« Le Jargon en français », p. 111-116. (N.D.É.)]
Du principe parataxique du langage, Adorno déduit aussi l’emploi des
« correspondances » chez Hölderlin – rapprochement avec l’interpréta-
tion benjaminienne de Baudelaire « brusques mises en relation de lieux
et de personnages modernes et antiques » (338). Ces correspondances
sont très éloignées de la sphère de la synesthésie à laquelle Benjamin déjà
les avait arrachées chez Baudelaire. « Le principe d’association de ce genre,
à l’opposé du discursif, rappelle l’alignement des propositions gramma-
ticales. La poésie les a pris l’un et l’autre à la zone de la folie, où la fuite
des idées se développe tout autant que la tendance de certains schizo-
phrènes à voir dans tout objet concret le signe d’un nouveau contenu caché,
à le charger de signification. Le contenu objectif y amène, sans qu’il soit
besoin de tenir compte de l’aspect clinique : sous le regard de Hölderlin,
42 les noms historiques deviennent des allégories de l’absolu, qui ne s’épuise
pourtant en aucun d’eux » (339).
Adorno ne ferme pas les yeux devant ce qu’il y a de problématique
dans la poésie de Hölderlin, ses « coups de mains esthétiques » (340),
structures triadiques imposées, stylisations forcées qui dissimulent mal
le caractère abstrait de son utopie et annoncent la « religion de l’art » de
l’art nouveau. Le langage ne peut remplir le rôle que lui assigne le poète :
parler tout seul, loin de toute intention subjective. À cela répondent les
correspondances, noms grecs et allemands, qui forment un paysage allé-
gorique, un univers d’évocations : « La dissociation en noms est la tendance
la plus profonde de la parataxe hölderlinienne » (341). Le refus de la
syntaxe logique du langage au prix de la folie converge avec l’idée hölder-
linienne de la nature opprimée. C’est ici que se rejoignent le plus profon-
dément les thèmes de Hölderlin, de Benjamin et d’Adorno, loin du
romantisme du dernier Heidegger qui confond la réconciliation de l’es-
prit émancipé avec le mythe, et le retour au mythique, au sacrifice : « c’est
dans un accord objectif avec l’Aufklärung que le contenu métaphysique
de Hölderlin se sépare du mythe ». Car « seul peut délivrer du mythe ce
qui lui donne son dû » (346). Cela n’est possible que si l’esprit, s’oppo-
sant par là même à l’idéalisme, se reconnaît lui-même comme nature.
L’esprit qui se réfléchit ainsi et renonce à la ratio dominatrice, est ce que
Benjamin et Adorno appellent avec Hölderlin le Genius, l’esprit du chant :
renonciation à la violence instrumentale, autodestructrice, envers la nature.
Le Genius est le sujet, l’éveil de l’humanité dans la tragédie et la philo-
sophie grecques, sujet qui ne s’abolit pas mais se réfléchit et renonce à
la domination universelle. La réflexion sur la forme de la poésie conduit
ainsi une fois de plus aux problèmes de la société et de l’histoire.
L’une des hantises d’Adorno dans ces essais est de surmonter un dualisme
omniprésent dans la critique de l’époque : celui entre « l’art pour l’art »
et « l’engagement », dualisme inessentiel, voire stupide aux yeux
d’Adorno et qui a aujourd’hui pratiquement disparu des débats. Selon
Adorno, toute œuvre d’art qui compte, toute œuvre à la fois « authen-
tique » du point de vue du contenu de vérité et « réussie » du point de
vue de la justesse esthétique, de la Stimmigkeit, exerce « sans juger » une
critique sociale par la simple logique interne de son langage non discursif.
Le seul fait de n’être identique qu’à soi-même, de rompre avec « l’être- 43

pour-autrui », de ne suivre que sa loi propre, lui paraît déjà subversif :


l’industrie culturelle ne tolère pas une telle autonomie.
Le refus de « l’engagement » est inscrit dans les concepts fondamentaux
de la pensée d’Adorno : la discursivité des œuvres engagées rompt avec
la force du mimétique qui conteste la raison identifiante ; l’esprit de la
figuration artistique est plus proche du vrai que les intentions proclamées.
Pourtant, Adorno admettait à la fin de sa vie que « l’engagement » pouvait
avoir l’énergie de l’intolérable : « Aujourd’hui convergent dans le refus
du statu quo, l’engagement et l’hermétisme », car l’un et l’autre heurtent
les exigences de la conscience bourgeoise : « l’œuvre d’art ne doit pas
vouloir transformer, et elle doit être pour tous 1. » Ces contraintes-là agis-
sent toujours, et ont largement triomphé.
Les essais sur Valéry, Beckett et Hölderlin, à côté des réflexions théo-
riques sur les limites esthétiques de Brecht et de Sartre dans « Engagement »
(285-306), servent ici de démonstration magistrale, suivant le modèle de

1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974,
p. 327. [La Théorie esthétique, suivie des « Paralipomena » et de l’« Introduction première », a fait
l’objet d’une nouvelle édition dans une traduction revue de Marc Jimenez (avec la collaboration
d’Éliane Kaufholz pour les « Paralipomena » et l’« Introduction première »), Paris, Klincksieck, 1989,
puis d’une édition « nouvelle, revue et corrigée » (qui reprend la précédente dans une nouvelle
composition), Paris, Klincksieck, 1995, réimp. 2004. Le passage cité se trouve à la page 314 de
l’édition de 1989 et aux pages 342-343 des éditions suivantes. (N.D.É.)]
Benjamin qui avait déchiffré le contenu social de l’œuvre poétique de
Baudelaire. Les œuvres sont pour Adorno des gestes, des langages auto-
nomes qui attendent d’être interprétés ; même les réflexions parsemées
dans le roman proustien ou dans les poèmes de Hölderlin ne sont pas à
prendre à la lettre, mais doivent être lues comme éléments du geste des
artistes, qui ne coïncide pas avec leur conscience ou leur intention ; d’où
la possibilité de « sauver » des auteurs comme George, dont les inten-
tions étaient inacceptables pour Adorno. C’est en cela qu’il tire profit de
son expérience musicale. Il a la faculté de voir, par-delà la signifiance,
la dimension proprement poétique de la littérature. Il cherche à définir la
démarche spécifique de chaque écrivain, son rapport au langage et son
langage particulier, sa musique.
44 De style benjaminien sont encore certains textes comme « Titres » ou
« Caprices bibliographiques », réflexions marginales d’un bibliophile, révé-
latrices du soin d’Adorno dans l’emploi des mots et des formules, de son
« écoute » extraordinaire, sa perception des mille résonances et citations.
« Une bonne lecture serait celle qui devine les règles du jeu qu’elle observe,
et s’y soumet en douceur » (254). Ce qu’il dit de Benjamin vaut en grande
partie pour lui-même, pour l’idéal auquel il voulait ressembler : « Une
remarque en privé de Benjamin nous donne la clé du mystère de ses lettres :
je ne m’intéresse pas aux êtres, je ne m’intéresse qu’aux choses » (416).
Comme Benjamin, Adorno désespère de vaincre la réification des rela-
tions entre les hommes; il s’attache à préserver l’éloquence de leurs œuvres,
fruits de la solitude, et celle de la nature opprimée. Rien ne lui semble
aussi compromis que la communication entre les hommes, « la loi univer-
selle des clichés » réduction du langage au rang de marchandise en circu-
lation C’est pourtant l’irréductibilité de l’exigence de vérité dans la
communication qui sert de base à la critique de la réification par Habermas :
la recherche argumentée de l’entente est le seul rempart contre la violence
qu’Adorno ne peut suspendre que par la réceptivité esthétique.
La pensée d’Adorno est rarement argumentée. Comme Benjamin, il
procède souvent par affirmations et se fie à la force de l’évidence, ce qui
peut paraître autoritaire. Mais, et c’est là un atout dont ne dispose pas une
philosophie plus discursive, elle n’est jamais persuasive. « Ne sont vraies
que les pensées qui ne se comprennent pas elles-mêmes » – aucune idée
n’est aussi étrangère que celle-ci à la philosophie d’un Habermas : sans
renoncer au concept et à l’effort rationnel de la connaissance, cette idée
fait de la pensée philosophique quelque chose d’inépuisable comme une
œuvre d’art. Elle n’espère pas emporter l’adhésion en s’adressant direc-
tement aux hommes ; ce serait là commettre l’erreur de l’art engagé qui
impose ses thèses de façon autoritaire. D’où le refus de « l’esthétique de
la réception » par Adorno. Il est vrai, cependant, que si l’effet indirect
des œuvres qui agissent surtout par le choc de leur forme est authentique,
une théorie de la perception transformée par l’art doit être possible. Adorno
s’en tient à sa valeur de témoignage pour le vrai.
La pensée d’Adorno fascine par son intelligence toujours en éveil. Il
est vrai qu’il s’est peu aventuré dans la littérature d’après 1945 ; il n’y
trouvait guère de quoi l’enthousiasmer. Il n’est jamais vraiment revenu
sur son verdict à propos de la poésie après Auschwitz : Beckett et Celan
ne faisaient au fond que le confirmer. Mais au moins n’y a-t-il pas chez
lui de fausses valeurs. Son intelligence, reprenant le flambeau de
Benjamin, impressionne toujours à la façon dont il percevait son ami :
« Chaque instant passé avec lui a fait renaître ce qui est perdu à jamais,
la fête » (411-412).
Critique, n° 488-489, janvier-février 1988, p. 95-113

3. LANGAGE POUR UN, LANGAGE POUR TOUS 47

MARTIN SEEL, Die Kunst der Entzweiung : Zum Begriff der ästhe-
tischen Rationalität (L’art de scinder : le concept de rationalité
esthétique), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985, 373 p. 1

On peut donner de la modernité une définition minimaliste et une défi-


nition maximaliste. Dans le premier cas, on la fera remonter à la nais-
sance de la subjectivité moderne, à la Renaissance, à la Réforme, à la
Révolution française, et on la comprendra comme une remise en question
permanente des critères normatifs sur lesquels se fonde une société post-
traditionnelle, comme une tension permanente entre exigences de renta-
bilité, d’efficacité, de maintenance, et exigences de validité, logiques
autonomes des sciences, des normes et des arts 2. Selon cette perspective,
les catastrophes historiques du XIXe siècle ne justifient pas le verdict qui
dénonce la raison moderne comme telle. Dans le second cas, on verra

1. [Cet ouvrage a entre-temps été traduit par Claude Hary-Schaeffer (L’Art de diviser. Le concept
de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin, 1993), dans la collection « Théories » que Rainer
Rochlitz dirigea entre 1991 et 1996. Malheureusement, il a été retiré du catalogue d’Armand
Colin en 2003 et est définitivement indisponible. (N.D.É.)]
2. Cf. JÜRGEN HABERMAS, « La Modernité : un projet inachevé », trad. Gérard Raulet, in Critique,
n° 413, octobre 1981, p. 950-969.
dans la modernité la radicalité absolue des avant-gardes politiques et artis-
tiques et de leur surenchère permanente, surtout depuis le milieu du XIXe
siècle, qui opposent à la négativité apocalyptique des sociétés modernes
une exigence de réconciliation sans compromis. Dans ce dernier cas, on
observera, après les défaites successives des mouvements radicaux, l’ap-
parition d’une « postmodernité » déçue et amère, cynique ou désespérée,
et d’un réalisme sceptique qui finit par dénoncer comme utopistes les
perspectives de la modernité minimaliste 1.
La pensée d’Adorno se situe à mi-chemin entre ces deux définitions,
avec un fort penchant vers la seconde. Ce qui le sépare de la postmo-
dernité, c’est son effort paradoxal pour sauver la normativité et le poten-
tiel émancipateur d’une raison dont il dénonce pourtant la dérive
48 totalitaire. Chez ses successeurs, le principe de tout changement essen-
tiel est résolument confié à une force extérieure à la raison, et notamment
à l’imagination sans laquelle elle serait stérile et répressive.
Historiquement, la pensée d’Adorno part d’un triple échec : échec de
l’humanisme occidental à Auschwitz, catastrophe que la culture de Bach
et de Beethoven, de Goethe et de Hölderlin, de Kant et de Hegel n’a pas
su empêcher ; échec, dans le stalinisme, du mouvement politique qui avait
prétendu « réaliser la philosophie 2 » ; échec enfin de la culture occiden-
tale dans l’industrie culturelle dominée par le modèle américain. Dans
les trois cas, Adorno (et Horkheimer avec qui il rédige la Dialectique de
la raison achevée en 1944) voit triompher la raison instrumentale d’un
sujet moderne qui finit par s’abolir comme sujet.
Pourtant – et c’est ce qui rattache Adorno à la première définition de
la modernité – la philosophie « se maintient en vie » en raison même des
échecs pratiques. Elle s’efforce de sauver ce que la raison instrumentale

1. JEAN-FRANÇOIS LYOTARD (La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979) et ALBRECHT


WELLMER (Zur Dialektik von Moderne und Postmoderne *, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985)
convergent ainsi jusqu’à un certain point dans la critique de Habermas. [* Voir la traduction du
principal article, éponyme, de ce recueil par Alain et Michèle Lhomme et alii, « Dialectique de la
modernité et de la postmodernité », in Les Cahiers de philosophie, n° 5, printemps 1988, p. 99-
161. (N.D.É.)]
2. THEODOR W. ADORNO, Dialectique négative, trad. Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978,
p. 11.
ne peut que manquer ou anéantir : le non-identique, l’individuel et le parti-
culier 1. Ce qui permet de penser à l’encontre de la tendance spontanée
de la pensée – « penser signifie identifier 2 » – c’est l’échec même de
l’identification qui rate son objet ; par une sorte de retour du refoulé, le
non-identique contraint la pensée à la « dialectique », c’est-à-dire à une
réflexion critique sur elle-même et à un rapport mimétique à son objet,
proche des démarches artistiques. Au lieu d’identifier son objet, la pensée
dialectique s’identifie à lui tout en gardant son identité de pensée critique.
Comme l’a montré Jürgen Habermas, cette conclusion est inévitable
dans le cadre d’une philosophie du sujet comme l’est encore celle d’Adorno;
elle ne peut saisir que par l’objectivation – et donc par une « réification » –
ce qui relève de « l’identité » constitutivement intersubjective des personnes
et des relations de réciprocité sur lesquelles repose en dernière instance 49

le tissu social ; c’est pourquoi elle tente d’y remédier par une approche
mimétique et une conceptualité fondée sur « l’affinité ». La théorie récente
qui fonde la société, le langage et l’identité personnelle sur l’activité de
la communication, antérieure à toute objectivation réifiante, peut éviter
cet écueil et situer plus justement les pathologies de la modernité. Elle
échappe aux apories du maximalisme et à ses conséquences postmodernes,
parce qu’elle n’est pas contrainte d’attribuer aux catastrophes du XXe siècle
une signification liée à l’essence totalitaire du sujet moderne.

Parmi les théories de l’art moderne, l’ambition du projet adornien est unique;
il n’est comparable qu’aux trois ou quatre grandes synthèses de la philo-
sophie allemande, aux esthétiques de Kant et de Schelling, de Hegel et
du jeune Lukács, et à l’ensemble des essais de Walter Benjamin qui ont
servi de modèle aux études musicales et littéraires d’Adorno lui-même.
De toutes ces théories, celle d’Adorno est la seule qui ait pu rendre compte,
non seulement du romantisme et du postromantisme, mais encore des

1. Ibid., p. 15.
2. Ibid., p. 12.
avant-gardes, de leur déclin et de leurs conséquences jusqu’au seuil du
postmodernisme.
Malgré la tonalité pessimiste qu’il adopte volontiers, Adorno parle
encore de la modernité artistique au futur. Pour lui, en 1969, cette aven-
ture menacée par l’industrie culturelle non seulement n’est pas close, mais
il y place son espoir pour la survie de l’esprit critique, puisque la pensée
dialectique relève elle-même, selon lui, d’un équivalent conceptuel de
l’attitude mimétique. Jusque dans sa négation par un art radicalement démys-
tifié, l’apparence esthétique est pour lui le support de l’espérance. C’est
elle, et elle seule, qui maintient la perspective d’un monde réconcilié que
la pensée philosophique est incapable de préserver sans l’aide de l’art 1.
Mythe démystifié et réconcilié, mimèsis rationnelle, l’art, et notamment
50 l’art désenchanté des avant-gardes, est la base normative de la philoso-
phie adornienne ; il est ce dont s’autorise sa critique de la société.
La Théorie esthétique, cette synthèse ultime et inachevée de tous ses
essais, tente de reconstruire toute la modernité artistique en fonction de
la même situation historique. Toutes les œuvres modernes doivent être
comprises comme des réponses à un seul et même problème, celui du
mythe, du désenchantement qu’est le processus des Lumières amorcé depuis
des millénaires, et enfin de la réconciliation. C’est une pensée de l’art vu
de l’intérieur, du point de vue de la création et de l’œuvre, avec toute la
complexité et tout le caractère réflexif que cela implique chez un artiste
moderne. C’est pourquoi la Théorie esthétique – avec sa structure concen-
trique et son écriture aphoristique – se rapproche elle-même d’une œuvre
d’art, rusant avec les concepts pour les rendre plus perméables à leurs
objets, et se refusant à la transparence d’une lecture linéaire. Aucune esthé-
tique ne lie aussi étroitement art et modernité ; l’art n’est devenu lui-même
qu’en se libérant de toute hétéronomie ; c’est l’art d’avant-garde qui révèle
l’essence de tout art, mais aussi ses apories.

1. La Théorie esthétique, définit le contenu de vérité des œuvres d’art comme le fait de « s’éman-
ciper du mythe et de se réconcilier avec lui » (trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 282*).
Cette définition est empruntée à l’essai de Walter Benjamin sur Goethe. Le schème est invariable-
ment appliqué dans toutes les interprétations concrètes d’Adorno, qu’il s’agisse de Goethe ou de
Balzac, de Schönberg, de Kafka ou de Beckett. [* p. 271 (1989) ; p. 294 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
Car la pensée d’Adorno est paradoxale. Tout entière vouée à la moder-
nité, elle en ronge en même temps les fondements; en dépit du bilan désas-
treux qu’il tire, Adorno refuse néanmoins d’abandonner le projet de la
modernité. C’est ce qui constitue sa position intermédiaire entre les deux
définitions du moderne. Il n’y a pas chez lui d’autre radical de la raison ;
si le concept dialectique tend à être mimétique, la mimèsis de l’art moderne
est rationnelle et – contrairement à ce qui se passe chez Nietzsche et
Heidegger – ne plonge pas ses racines dans un passé antérieur à la ratio.
C’est ce qui sauve Adorno de l’irrationalisme, sans cependant lui permettre
de différencier autant qu’il le voudrait, l’art et la philosophie.
On peut dire – en s’inspirant de l’analyse d’Albrecht Wellmer 1 – que
le paradoxe de la pensée d’Adorno est dû à la fusion, chez lui, entre deux
types de critique, celle d’une philosophie rationnelle de l’histoire et celle 51

d’une critique de la raison au nom de son autre. Le recours à l’autre de


la raison devient inévitable à partir du moment où Adorno et Horkheimer
interprètent la rationalité du processus historique à la fois selon la dialec-
tique hégélienne et marxienne du progrès et selon l’analyse wébérienne
de la rationalisation bureaucratique 2. La raison instrumentale qui régit le
développement de l’Esprit (ou des forces productives) échappe ainsi à
tout contrôle rationnel, dans la mesure où toute raison est instrumentale,
objectivation d’une réalité par un sujet. Dans cette perspective, la critique
de la raison ne peut être menée qu’au nom d’un autre de la raison, au
nom du non-identique (nature, pulsion, poésie, opprimés). L’originalité
d’Adorno par rapport à Nietzsche, c’est que chez lui, le non-identique
n’est pas irrationnel, mais une part déformée de la raison intégrale. La
dynamique qui relie les deux faces de la raison, la « dialectique de la
raison », est au fond une dialectique de la mimèsis : la domination mime
la violence des forces naturelles pour les maîtriser par le travail et par la
pensée conceptuelle – c’est une mimèsis de la mort au nom de la conser-
vation de soi –, tandis que l’affinité esthétique mime la nature dominée.

1. ALBRECHT WELLMER, « Wahrheit, Schein, Versöhnung. Adornos ästhetische Rettung der


Modernität », in Zur Dialektik von Moderne und Postmoderne, op. cit., p. 9-47. [Cf. supra, p. 17-
18, n. 1 pour la traduction française. (N.D.É.)]
2. Cf. JÜRGEN HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, I, trad. Jean-Marc Ferry et Jean-
Louis Schlegel, Paris, Fayard 1987, p. 371 sq.
Le développement du sujet moderne coïncide, comme chez Heidegger,
avec un progrès de la réification, de la relation objectivante et domina-
trice à la nature externe et interne ; mais parallèlement, le développement
du sujet s’accompagne chez Adorno d’une différenciation interne dont
les effets sont salutaires. La raison dominatrice suscite la naissance d’une
raison mimétique dans les arts et dans la pensée dialectique. Dans la mesure
où il s’oppose à la magie, l’art est une mimèsis rationalisée, apparence
consciente de son irréalité. Il ne peut à lui seul réconcilier la réalité opprimée
et détruite par la raison instrumentale ; il ne peut faire que témoigner d’une
réconciliation possible, évoquée par l’apparence esthétique, alors qu’il
figure la réalité non réconciliée 1. L’œuvre moderne – celle de Schönberg,
de Kafka ou de Beckett – évoque ainsi la réconciliation tout en la refu-
52 sant par la dissonance ; présenter la dissonance comme résolue dans un
art harmonieux priverait l’art de sa force critique.
Selon Adorno, l’humanité ne pourra échapper à l’autodestruction par
la raison instrumentale que dans la mesure où les deux faces de la mimèsis
parviennent à une réconciliation. Or, le déséquilibre de la modernité tient
au fait que l’art d’avant-garde est déjà une synthèse de mimèsis et de ratio-
nalité – des techniques et des principes d’organisation les plus avancés –,
alors que la philosophie positiviste, les sciences, les techniques, l’admi-
nistration et la gestion économique ont éliminé tout élément mimétique.
En tant que synthèse réussie de l’humain, l’art devient ainsi une fois de
plus le modèle de la philosophie 2.
Si l’art moderne est obscur et se refuse à la compréhension immé-
diate, c’est parce que son apparente irrationalité est l’envers de la raison

1. C’est ce que Wellmer appelle la « dialectique de l’apparence esthétique », op. cit., p. 15 sq.
Cf. MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz,
Paris, Gallimard, 1974, p. 35-36.
2. « En tant qu’expression de la totalité, l’art revendique la dignité de l’absolu. C’est ce qui a
parfois incité la philosophie à lui accorder la primauté sur la connaissance. Selon Schelling, l’art
commence là ou le savoir fait défaut aux hommes. Pour lui, l’art est “le modèle de la science et
là où est déjà l’art, la science à encore à pénétrer”. Selon sa théorie, la séparation de l’image et
du signe est “complètement abolie chaque fois qu’il y a représentation artistique”. Le monde
bourgeois n’a été disposé que rarement à manifester une telle confiance dans l’art. »
(MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, La Dialectique de la raison, op. cit., p. 36.)
instrumentale. En explorant le domaine refoulé du non-identique qu’il
s’agit de sauver, cet art incarne une raison qui ne serait plus instrumen-
tale. C’est ainsi qu’en parlant de la modernité artistique, Adorno ne cesse
de parler des problèmes actuels de la philosophie.
La dialectique de la mimèsis apparaît notamment à propos des concepts
de nouveauté et d’expérimentation; elle culmine dans ce qu’Adorno appelle
le « point subjectif », sorte de point de non-retour de la radicalité artistique.
Calquée sur le modèle de la marchandise qui doit affirmer sa diffé-
rence dans la concurrence, la nouveauté de l’œuvre moderne en est en
même temps la parodie mortelle jusqu’à l’autodestruction de l’art. Contrai-
rement aux apparences, l’œuvre nouvelle montre la réalité telle qu’elle
est, de plus en plus abîmée sous sa surface lisse, défigurée par le règne
universel de la marchandise, dernier avatar de l’antique domination. La 53

nouveauté de l’art d’avant-garde est une incessante surenchère de la néga-


tivité. En même temps, l’œuvre reste toutefois apparence artistique, et
par là promesse de bonheur, grâce à la forme elle aussi nouvelle, qui projette
une lumière distanciée sur le réel mis en évidence. Cet enchevêtrement
de désillusion et de promesse utopique constitue la dialectique de la moder-
nité artistique selon Adorno ; elle associe le contenu de vérité à une fonc-
tion quasi-messianique de l’apparence en général.
Si le nouveau est « irrésistible 1 », c’est parce que chaque œuvre réel-
lement nouvelle s’impose aux autres artistes comme une conquête analogue
à une découverte scientifique, désormais incontournable. C’est ce qui rattache
le développement de l’art à la fois à l’histoire de la vérité et au dévelop-
pement des forces productives, y compris la connaissance et les tech-
niques artistiques. L’œuvre d’art est intimement liée à la marchandise
dans la société capitaliste et ne peut affirmer son autonomie qu’en s’arra-
chant par son inutilité au circuit de l’échange, à la manière d’un ready-
made de Duchamp 2. La vérité d’une œuvre d’avant-garde consiste à révéler

1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 34. [p. 38 (1989) ; p. 41 (1995 ;
2004). (N.D.É.)]
2. On a souvent observé, à propos du jeune Marx, que sa critique du travail aliéné reposait sur
un modèle créativiste proche de l’idéal humain de la Renaissance et de l’idéalisme allemand. Si
ce modèle disparaît dans Le Capital, la Théorie esthétique revient à une base normative fondée
sur le modèle de la création artistique.
toute la violence, toute l’inhumanité, toute la réification qui se cristalli-
sent dans une marchandise produite par la société moderne 1. Reste à savoir
si l’art peut être aussi étroitement associé à la vérité et à une philosophie
de l’histoire univoquement réduite à la marche vers la catastrophe dont
l’image benjaminienne semble avoir profondément frappé Adorno 2.
La raison dominante étant irrationnelle – destruction de la nature et
des hommes –, l’apparente irrationalité de l’art moderne est selon Adorno
une forme de réaction rationnelle qui dénonce la fausse logique instru-
mentale. Plus précisément – et en cela Adorno pense sans doute rendre
compte de la systématique kantienne –, l’art oppose à la rationalité instru-
mentale la finalité même de la raison. Dans sa réaction continuelle au
développement des forces productives, l’art en suit la logique en antici-
54 pant le détournement des potentiels techniques à des fins humaines 3. C’est
à cette relation intime au mouvement de l’histoire que la nouveauté esthé-
tique doit son caractère « irrésistible ».
En établissant une relation aussi étroite entre l’art et la réalité histo-
rique, Adorno s’interdit la conception d’une logique propre de la créa-
tion artistique, fondée sur l’émancipation et la différenciation de la
subjectivité, au sens d’une théorie minimaliste de la modernité. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle il relativise l’autonomie de l’art, dès le
début de la Théorie esthétique 4. La force de séduction de l’esthétique
adornienne est liée au fait qu’un grand nombre d’artistes modernes s’étaient
eux-mêmes inscrits dans une logique de la surenchère en fonction du

1. C’est pourquoi l’esthétique d’Adorno reste en un sens une esthétique du « reflet »


(cf. ALBRECHT WELLMER, « Wahrheit, Schein, Versöhnung… », op. cit., p. 29).
2. À l’exception de Peter Bürger, les critiques allemands d’Adorno contestent la place prédomi-
nante qu’occupe le concept de vérité dans son esthétique. Ils proposent soit une théorie du plaisir
esthétique, indifférente à la vérité (Karl Heinz Bohrer, Rüdiger Bubner), soit une relativisation du
concept de vérité (« authenticité » chez Franz Koppe ; « potentiel de vérité » chez Albrecht Wellmer).
3. Est moderne, selon Adorno, « l’art qui, d’après son mode d’expérience et en tant qu’expres-
sion de la crise de l’expérience, absorbe ce que l’industrialisation a produit sous les rapports de
production dominants ». THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 52. [p. 56 (1989) ;
p. 59 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
4. « Certes, son autonomie reste irrévocable […] Mais (elle) commence à manifester un aspect
d’aveuglement […]. Il n’est pas certain que l’art soit encore possible, pas certain qu’après son
émancipation totale, il n’ait pas sapé les présuppositions qui le rendaient possible et les ait perdues. »
THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 9. [p. 15 (1989 ; 1995 ; 2004). (N.D.É.)]
processus historique allant vers le pire, même s’ils n’adhéraient pas à la
dialectique de la raison et de son envers mimétique. Le débat sur la « fin
des avant-gardes », mené depuis les années 1970, a révélé une rupture
avec cette logique de la surenchère. Dans ce contexte, la renonciation au
modèle maximaliste peut déboucher sur deux perspectives opposées : une
inversion pure et simple de la logique radicale, ou l’élaboration d’une
autre logique, compatible avec le modèle minimaliste. Le discours sur
l’après-modernisme relève de la première hypothèse ; au lieu d’une pour-
suite de la radicalisation, une acceptation provocatrice de tout ce qui avait
été proscrit par l’ancienne logique du moderne ; un goût de l’hétéroclite,
du kitsch, du trop-plein luxuriant à la place de la rigueur ascétique ; au
lieu de la conscience critique à contre-courant, l’adhésion bienheureuse
à la mode. Cette inversion reste négativement fixée sur le dogmatisme 55

avant-gardiste : « il faut être absolument post-moderne ». Dans la seconde


hypothèse, il s’agit de reconstruire une logique de la modernité artistique
qui ne soit pas simplement l’envers de l’histoire économique et sociale,
mais qui y réagisse à sa façon, selon une logique propre. La première
voie poursuit malgré elle la logique du maximalisme par un nouveau tour-
nant global et un nouveau sectarisme cette fois électique; la seconde dégage
jusque dans la logique apocalyptique des avant-gardes les éléments d’une
singularisation subjective du langage.
Si la dialectique du nouveau cherche à établir un rapport entre l’art et
l’histoire de la vérité, l’analyse de l’expérimentation a trait au statut du
sujet dans la modernité ; elle définit la démarche que devra suivre – pour
réaliser le nouveau – un sujet atteint par la raison identifiante. En un premier
temps, le concept d’expérimentation « signifiait simplement que la volonté
consciente d’elle-même expérimentait des procédures techniques incon-
nues et non-sanctionnées 1 » ; en un deuxième temps – et c’est là l’ac-
tualité pour Adorno –, ce concept désigne « le fait que le sujet artistique
emploie des méthodes dont il ne peut prévoir le résultat concret 2 ». En

1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 39. [p. 43 (1989) ; p. 46 (1995) ;
2004). (N.D.É.)]
2. Id.
abandonnant tout contrôle préalable – dans la musique aléatoire, dans
l’Action Painting et dans l’écriture automatique –, le sujet s’expose à la
régression tout en s’efforçant de rester maître de lui au contact de ce qui
lui est le plus étranger 1. La modernité artistique est donc l’épreuve de la
souveraineté du sujet esthétique devant l’insignifiant et l’inesthétique ;
mais pour Adorno, l’élément irrationnel qui s’impose ainsi au sujet a les
traits de la vérité refoulée par la raison.
La théorie du « point subjectif » relève de la même problématique du
sujet : « Si l’art moderne dans son ensemble peut se comprendre comme
une intervention perpétuelle du sujet qui n’est plus du tout disposé à laisser
agir de manière non réfléchie le jeu de formes traditionnel des œuvres
d’art, alors, aux interventions permanentes du moi, correspond une tendance
56 à la démission par impuissance 2. Car lorsque tout est construction du sujet,
« il ne reste que l’unité abstraite, libérée du moment antithétique par lequel
seul elle devient unité 3 ». L’art est du même coup « rejeté au point de la
pure subjectivité 4 », au cri de l’expressionnisme, à la construction cubiste,
au geste de Dada, à l’intervention d’un Duchamp. Après avoir atteint ce
point extrême, l’artiste – Picasso et Schönberg eux-mêmes l’illustrent –
ne peut que revenir à un ordre plus traditionnel. Adorno y voit s’annoncer
une fin de l’art qui renonce à lui-même plutôt que de se compromettre ;
le contenu de vérité risque d’anéantir l’apparence esthétique. Seul Beckett
réussit le tour de force : « L’espace imparti aux œuvres d’art, entre la
barbarie discursive et l’édulcoration poétique, n’est guère plus vaste que
le point d’indifférence dans lequel Beckett s’est installé 5. »
Cette conception restrictive de la subjectivité comme force d’intégration
– qui dès qu’elle a perdu le secours de la tradition n’a le choix qu’entre
une domination stérile et l’abandon de soi – est due aux limites de la
philosophie du sujet dont relève encore la pensée d’Adorno 6. Selon cette

1. Ibid., p. 40. [p. 44 (1989) ; p. 46-47 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]


2. Ibid., p. 46. [p. 50 (1989) ; p. 53 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
3. Id.
4. Ibid., p. 47. [p. 50 (1989) ; p. 54 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
5. Ibid., p. 50. [p. 53 (1989) ; p. 57 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
6. C’est ce que montrent JÜRGEN HABERMAS (Théorie de l’agir communicationnel, op. cit.) et
ALBRECHT WELLMER (Zur Dialektik…, op. cit.).
philosophie, le sujet est essentiellement activité objectivante, même lors-
qu’il se penche sur lui-même ; il ne saurait donc constituer un sens quel-
conque, qui est toujours intersubjectif. Selon Adorno, le poids croissant
de l’absurde dans l’art moderne est dû à la force grandissante d’un sujet
qui défait tout sens constitué. On pourrait croire qu’Adorno exprime ainsi
un regret vis-à-vis de l’objectivité du sens dans les sociétés traditionnelles,
mais il n’en est rien. En réalité, l’enjeu de l’art est pour lui étranger à la
signification ; il est de l’ordre d’un « langage non signifiant 1 », tel qu’il
caractérise à la fois le beau naturel et un art moderne qui – telle la musique
– s’éloigne de toute narration. L’intellectualisation progressive de l’art y
contribue tout autant que son primitivisme, le goût du « fauve ». Mais
malgré ce refus de la signification, Adorno attribue au langage de l’art
un message très précis c’est le « langage de la souffrance » ; il évoque la 57

négativité du réel et la conjure par la forme. Toutes les œuvres « authen-


tiques » délivrent ce même message qui converge avec la visée ultime
de la philosophie.

II

Les tentatives récentes pour libérer l’esthétique de cet héritage métaphysique


qui – chez Adorno, mais aussi chez Heidegger – fait de l’art le détenteur
d’une vérité précise, ont généralement le défaut de rester négativement
dépendantes de ces conceptions. Croyant revenir à Kant ou à Nietzsche,
elles substituent à la vérité, soit le jeu des facultés subjectives, soit l’au-
thenticité, soit une relativisation du concept de vérité.
Albrecht Wellmer et Martin Seel 2, qui s’efforcent de réinterpréter Adorno
à la lumière de la pensée de Habermas, s’intéressent à l’esthétique, pour
compléter une théorie des formes de rationalité. Leurs analyses se concen-

1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, p. 105 ; voir p. 109 : « L’élaboration subjective


totale de l’art en tant que langage non-conceptuel est, au stade de la rationalité, la seule figure
dans laquelle se reflète quelque chose qui ressemble au langage de la Création […]. L’art tente
d’imiter une expression qui ne contiendrait pas d’intention humaine ».
2. ALBRECHT WELLMER, Zur Dialektik…, op. cit. ; MARTIN SEEL, Die Kunst der Entzweiung.
Zum Begriff der ästhetischen Rationalität, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985.
trent sur la contribution de l’art et de la réception esthétique au processus
d’ensemble de la communication. Ainsi, Wellmer ouvre l’esthétique à
l’art postérieur à la Théorie esthétique; en accordant à la subjectivité moderne
la même faculté de régénération et d’intégration qu’Adorno avait réservée
aux formes ouvertes de l’art. Cela lui permet de reformuler l’utopie de
l’esthétique adornienne comme sauvetage de l’exclu et du refoulé social,
non seulement dans un témoignage esthétique de la vérité, mais dans une
communication sans cesse élargie par l’action de l’art.
Martin Seel, quant à lui, renonce à une telle utopie pour concevoir un
jeu social des rationalités dans lequel l’art a le rôle d’inviter à faire des
expériences pour elles-mêmes. L’œuvre d’art présente une « façon de
voir » qui ne peut être objectivée (272 1), mais qui, si elle est réussie, peut
58 être actualisée et faire l’objet d’un discours indiquant à d’autres le mode
de perception qui conduit à une telle compréhension.
Dans l’histoire de l’esthétique, Seel distingue deux grandes tendances
erronées : celle, « privative », qui considère l’œuvre d’art comme indi-
cible, radicalement étrangère à une appréhension discursive du réel (Seel
cite Nietzsche, Valéry, Bataille, Bubner) ; et celle, « renchérissante », qui
voit dans le phénomène esthétique la manifestation d’une vérité supé-
rieure à celle que peut atteindre la raison discursive ; la première tendance
est puriste, la seconde fondamentaliste (46-47). Or, l’effort de Seel consiste
à définir un rapport plus rationnel à l’art, celui d’une attention à un contenu
d’expérience présenté sous forme d’articulation non propositionnelle. Le
critère de la valeur esthétique n’est pas la vérité mais la « réussite » esthé-
tique (126 sq). Sont réussies les œuvres ou les manifestations artistiques
qui expriment les contenus d’attitudes vécues auxquelles elles seules nous
font accéder ; dont elles nous révèlent le sens inédit ; et qui nous appa-
raissent comme adéquates et comme essentielles pour une vie « juste »
dans le temps présent (210-211). La rationalité esthétique se manifeste
en premier lieu dans une forme d’argumentation qui met en valeur ce qui,
dans le phénomène artistique se montre en tant qu’expression (214). Une

1. [Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Die Kunst der Entzweiung. (N.D.É.)]
telle mise en valeur est à la fois interprétation (commentaire) et actuali-
sation (confrontation, émotion immédiate), et devient critique en combi-
nant ces deux aspects. La critique précise le mode de perception qui révèle
la signification du phénomène esthétique (296) ; l’artiste, lui, ne commu-
nique pas de signification mais fait quelque chose qui est en soi signi-
fiant (291)
Pour Seel, l’art ne vise à rien d’autre qu’à nous faire connaître les
expériences possibles dans l’horizon d’un présent historique – et d’abord
à attirer notre attention distanciante sur l’expérience qui est la nôtre ; il
ne véhicule aucune autre utopie (330). Celle d’une communication élargie
intégrant ce qui était jusque-là inexprimable n’est pas spécifiquement esthé-
tique, mais politique. Ceux qui font l’expérience esthétique vivent la présence
fragile de la liberté, non son avenir toujours évanescent (332). Seel rejette 59

donc toute esthétique du « pré-apparaître » ou de l’anticipation d’une utopie


réelle, où il ne voit qu’illusion.
Son livre est une importante tentative pour articuler un domaine diffi-
cile à saisir, celui d’une expression ni idiosyncrasique ni conceptuelle.
Il représente l’exemple le plus récent d’un effort paradoxal caractéris-
tique de la pensée allemande depuis Kant : rendre compte de l’art par la
philosophie, tout à la fois en faisant de lui un objet de réflexion privi-
légié, et en mettant en garde contre sa surévaluation philosophique. La
raison a besoin de l’art qui l’éclaire, mais l’art n’est pas la totalité de la
raison (326).
Wellmer et Seel réagissent au privilège du processus créateur et de
l’œuvre chez Adorno. Comme Hans Robert Jauss (et Paul Ricœur qui
développe dans Temps et Récit une théorie de la mimèsis comme refi-
guration du réel à partir de la configuration de l’œuvre), ils s’efforcent
de réintroduire le sujet récepteur qu’avait écarté la Théorie esthétique.
Cette option se recommande en effet, dès que l’on perçoit les limites
de la philosophie du sujet qui amènent Adorno à n’admettre aucun impact
social des œuvres modernes et à ne concevoir que l’évocation d’une
réconciliation utopique avec la nature, qui se dérobe à toute réalisation
pratique.
Il reste que l’esthétique – à la différence de l’éthique – a affaire à des
objets historiquement datés et achevés qui ont la particularité de pouvoir
agir bien au-delà du temps de leur création 1. Si le jugement esthétique
rend « présente » une expérience cristallisée dans l’œuvre, il faut admettre
que l’œuvre elle-même n’est pas dépourvue de cette rationalité qu’ac-
tualise la critique ; « un moment de la raison s’affirme dans l’autonomie
du domaine radicalement différencié de l’art d’avant-garde 2 ». Avant d’ana-
lyser l’activité qui consiste à s’approprier et à faire partager l’expérience
contenue dans l’œuvre, il faut donc examiner la rationalité inhérente à
l’objet esthétique sans lequel il n’y a pas d’expérience esthétique, ni de
critique. Sinon l’œuvre d’art reste l’autre irrationnel de la raison et n’ac-
cède à la rationalité que dans le discours critique.
L’art traditionnel – narratif, cohérent, significatif par lui-même semble
souvent être rationnel par le fait qu’il comporte des éléments relevant
60 d’une rationalité cognitive ou morale; en revanche, l’art moderne se distingue
précisément – Adorno le souligne – par son apparente irrationalité. C’est
d’ailleurs ce qui avait induit Nietzsche à voir dans l’œuvre de Wagner
une résurgence du dionysiaque « présocratique » radicalement étranger
au logos moderne. Le problème consiste donc à identifier, précisément
dans cet art moderne qui se réduit à ce qui lui est propre, l’élément qui
constitue la validité esthétique – ce au nom de quoi une œuvre est consi-
dérée comme réussie – et qui permet de porter un jugement sur elle. Cela
revient à associer la rationalité de l’œuvre d’art à sa validité comme œuvre.
L’esthétique s’est toujours heurtée à la difficulté de concilier la vali-
dité virtuellement universelle de l’œuvre réussie, le caractère équivoque
ou polysémique de cette universalité et le caractère singulier de l’expé-
rience à laquelle elle donne forme (souvent même du matériau dans lequel
elle se réalise). Kant parle ainsi d’une universalité sans intervention d’un
concept, Adorno d’une éloquence non significative. Dans les deux cas,
l’un des termes a une connotation particulière : chez Kant, l’aspect non-
conceptuel exprime à la fois une déficience qui fait de l’art le « symbole

1. Cf. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Rainer Rochlitz et Alain Pernet,
Paris, Klincksieck, 1981, p. 159 sq.
2. JÜRGEN HABERMAS, Der philosophische Diskurs der Moderne, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1985, p. 117. [Ouvrage traduit par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz sous
le titre Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988 (p. 116). (N.D.É.)]
de la moralité », et une voie qui conduit à une vie morale ; chez Adorno,
l’éloquence est paradoxalement univoque ; elle dit la souffrance que la
connaissance ne peut exprimer, et la différence entre les œuvres devient
secondaire par rapport à « l’irreprésentable » qu’est le contenu de vérité.
L’art – et notamment l’art moderne – est donc un langage, mais un
langage chargé d’énergie intense et qui se refuse à la communication 1.
L’éloquence esthétique se constitue ainsi en deux temps : par une rupture
avec les significations constituées du langage ordinaire et par la création
d’un langage singularisé et intensifié, d’un langage « pour un ». L’élabo-
ration de ce langage « pour un » en fait un langage « pour tous », virtuel-
lement universel par son intelligibilité qui nécessite un déchiffrement 2. La
compréhension esthétique – et la critique – est donc un art de la traduction
qui fait accéder l’apparente singularité de l’œuvre (et de l’expérience qui 61

la constitue) à une signification virtuellement universelle mais qui est à


son tour fonction d’une actualisation particulière. L’unité de la « validité »
esthétique ne réduit en rien la diversité de « l’éloquence non significative »
propre à chaque œuvre, ni la pluralité des interprétations dont chacune d’entre
elles peut faire l’objet dans la mesure, précisément, où elle est réussie.
Chez Adorno, la particularité de l’art moderne était fonction du réel
– de la souffrance absolue sous le règne de l’identité totalitaire – à propos
duquel les œuvres déployaient leur éloquence. Selon la conception qui
vient d’être esquissée, l’art moderne est essentiellement fonction d’une
exigence interne de la subjectivité décentrée; le langage « pour un » chargé
d’énergie individuelle, qui devient langage « pour tous » lorsque l’œuvre
est réussie, est une proposition de sens 3 sous forme de figures contin-
gentes et de matériaux ordonnés.

1. ALBRECHT WELLMER souligne l’importance égale des aspects signifiants et énergétiques dans
l’objet esthétique (Zur Dialektik…, op. cit., p. 62 sq).
2. C’est de ce processus que traite la phénoménologie du processus créateur développée par
GEORG LUKÁCS dans sa Philosophie de l’art (op. cit., p. 41 sq).
3. « Le pouvoir de créer du sens, aujourd’hui en grande partie confine dans les domaines esthé-
tiques, reste contingent comme toute force véritablement novatrice », JÜRGEN HABERMAS, Der
philosophische Diskurs der Moderne, op. cit., p. 373. [trad. p. 380. (N.D.É.)] Pour la Philosophie
de l’art de Lukács, l’œuvre d’art est l’utopie d’un monde adéquat à nos attentes d’autoréalisation
intégrale ; une telle définition exclut de l’art les œuvres négatives, alors que la « proposition de
sens » admet l’affirmation d’une expérience du non-sens.
Les propositions de sens intensifié ne forment pas une tradition continue,
selon la conception de l’herméneutique ; elles ne révèlent pas non plus
une essence cachée, du type de la vérité de l’être, mais une construction
fragile dont la cohérence interne est toujours un peu forcée. Ce qui sauve
le sens – la denrée rare de la modernité post-métaphysique – de la contin-
gence et de l’arbitraire total, c’est le fait que son élaboration est souter-
rainement œuvre collective, constamment nourrie de l’échange social des
expériences, qui est la base des configurations artistiques ; aucune singu-
larité dépourvue de toute signifiance supra-individuelle ne peut se cris-
talliser en œuvre.
Les propositions de sens relèvent d’une interprétation et d’une
composition de la perception sensible pour lesquelles la justesse de ton
62 et le caractère inédit de l’expérience (et du langage trouvé pour la dire)
comptent plus que la conformité aux faits et aux normes. L’art est de
l’ordre du non-quotidien, même s’il cherche ses épiphanies dans la vie
la plus ordinaire ; il peut se permettre – et c’est même ce que l’on attend
de lui – de ne pas tenir compte des exigences intersubjectives dont se
constitue la vie quotidienne en société. C’est par là seulement qu’est possible
la stylisation de la proposition de sens. Chez les sujets récepteurs impres-
sionnés par cette ordonnance de sens acquise au prix d’un certain nombre
d’abstractions, la proposition sera confrontée aux expériences propres,
mais aussi aux exigences quotidiennes, et sa pertinence sera mise à l’épreuve
du vrai et du juste.
À partir de là, on peut tenter d’expliquer – sans référence prématurée
au réel historique – certaines caractéristiques de l’art moderne, notam-
ment le statut de la négativité et ses avatars. Selon notre hypothèse, la
proposition d’une cohérence de sens à partir d’une expérience absolu-
ment singulière met en jeu l’exigence d’une expression de soi radicale
qui – de Baudelaire à Beckett – heurte les structures sociales rigides et
intolérantes. C’est ce qui donne à la singularité esthétique l’apparence du
négatif destructeur, satanique, révolté. Elle rompt avec la quotidienneté
et les contraintes de la subjectivité rationnelle pour faire vivre un instant
de présence absolue. Le choc soudain de l’extase ou de l’horreur sacrée
l’arrache à toute habitude et à toute familiarité pour la plonger dans une
ivresse lucide. La singularité extrême blesse les attentes d’intégrité invio-
lable de la personne, dont elle dénonce les déformations pathologiques
tout en s’y attachant en tant qu’images de la singularité. Tant que la singu-
larité du sujet n’a pas droit de cité, elle paraît démoniaque, et l’art est
habité par un esprit de révolte ; dès qu’elle est reconnue – et c’est ce qui
semble aujourd’hui être le cas –, l’art perd son rôle de représenter la « part
maudite ». De subversif, l’artiste tend à devenir un personnage public
proposant sa singularité en modèle à travers les schèmes de son expé-
rience. Contrairement à ce que redoute la modernité maximaliste, ce n’est
pas la singularité absolue qui est menacée dans son existence et qui serait
mutilée, nivelée ou abîmée par la normalisation sociale. Ce qui risque de
se généraliser, c’est une singularité sans portée universelle, un pluralisme
des « différences » boursouflées et vides 1. À la limite, la culture actuelle
tend à multiplier les narcissismes sourds les uns aux autres et qui confon- 63

dent la fugitive attention qu’ils suscitent avec une expression esthétique


ou intellectuelle. D’où aussi, pendant un certain temps, le culte de la folie,
des perversions et des anormalités de toutes sortes, qui n’ont en soi aucune
valeur esthétique, mais seulement un intérêt documentaire. L’exigence
de validité esthétique qui caractérise une proposition de sens intensifiée
requiert une symétrie entre la « voix » qui émane de l’œuvre et celle du
sujet récepteur ; en tant que « proposition de sens », l’œuvre n’est pas un
« cas » psychanalytique sur lequel on se penche, et cette symétrie est la
base de la rationalité esthétique.
Selon sa face subversive, la singularité esthétique conteste donc les
formes de normativité sociale qui limitent inutilement l’expression de soi.
Inversement, la cohérence de sens soumise à l’exigence du nouveau se
mesure sans cesse à la résistance du non-sens et de l’insoutenable. De
Manet et Baudelaire à Beckett et Bacon, la souveraineté de l’art s’affirme
en face du négatif et de l’insignifiant. L’œuvre est « proposition » de sens
au risque de l’échec : d’un sens qui peut rester privé ou d’un intérêt limité.
Au cours de ce processus, les moyens employés pour affirmer la souve-

1. Michel Foucault avait observé ce phénomène d’une individuation trompeuse dans la société
actuelle, en l’attribuant unilatéralement à un effet de pouvoir (cf. MICHEL FOUCAULT, Surveiller
et punir, Paris, Gallimard, 1975, et La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976).
raineté de l’artiste se réduisent sans cesse à l’« essentiel » : à l’expres-
sion d’une singularité irréductible inexprimable par les langages artis-
tiques existants. Formes géométriques de base, traits primitifs, couleurs
pures ou élémentaires, bidimensionnalité, objets quotidiens distanciés, maté-
riaux bruts, mise en évidence du contexte d’exposition, peuvent jouer ce
rôle et susciter le choc de l’inartistique annexé par la souveraineté de la
sphère artistique.
« Proposition de sens » signifie enfin que le langage « pour un » – la
singularité de l’œuvre qui veut être reconnue comme universel singulier 1 –
doit se présenter à un public, afin de faire la preuve de son intelligibilité
virtuellement universelle, de son effet de cohérence esthétique en tant
que langage singularisé, et de sa faculté de faire résonner la singularité
64 de son expérience dans l’expérience historique des sujets récepteurs. Il
faut donc que l’œuvre surmonte au moins les trois écueils de la singula-
rité absolue – inintelligible ou dépourvue d’intérêt –, de l’incohérence
esthétique – ou d’une rupture de ton non maîtrisée –, et de l’inadéqua-
tion à l’attente historique du nouveau – ou de l’inactualité de la disso-
nance à laquelle elle répond.
À la différence de l’activité dramaturgique dans la vie quotidienne –
qui vise à influencer autrui pour atteindre un but précis –, la présentation
de l’œuvre devant un public anonyme – sorte d’Autrui généralisé – établit
un contrat entre l’œuvre et ses récepteurs 2. Rien, en effet, ne les oblige
à se soumettre à la discipline de l’œuvre, mais une fois qu’ils se sont
librement abandonnés à elle, ils en éprouveront – ou non – la nécessité
interne et la reconnaîtront par leur émotion esthétique et leur jugement
critique. C’est cette logique qui fait de l’art (et de l’expérience esthétique)
la sphère d’une exigence de validité analogue à celles qui définissent la
science et l’éthique, mais une exigence plus lâche, incapable d’assurer la
cohésion d’une société ; il s’agit d’une exigence sans « force illocutoire »
immédiate, sans conséquence nécessaire pour la vie quotidienne. Ce qui

1. Cf. JEAN-PAUL SARTRE, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1971, t. I, p. 7.


2. « Involontairement et sans intervention de la conscience, le sujet récepteur souscrit un contrat
l’engageant à se plier aux exigences de l’œuvre afin qu’elle lui parle. » THEODOR W. ADORNO,
Théorie esthétique, p. 103. [p. 103 (1989) ; p. 111 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
pouvait souder le public de certaines œuvres du passé – épopées récitées,
tragédies données devant la cité entière, devant des états d’exception –
était dû à des valeurs autres qu’esthétiques. Le roman et le tableau modernes,
la musique enregistrée, s’adressent à l’individu isolé, et même l’expé-
rience collective du concert, du théâtre et du cinéma, si elle peut mobi-
liser des valeurs partagées, ne crée aucun lien réel, capable d’unir les
individus à l’extérieur de l’espace esthétique.
L’exigence de vérité renvoie toujours à une nécessité inhérente aux
arguments et en second lieu seulement aux faits et aux événements (qui
ne peuvent à eux seuls faire valoir leur vérité). L’exigence de justesse
morale est déjà inhérente aux normes elles-mêmes dont la légitimité est
présupposée dans toute société moderne, et en second lieu seulement aux
arguments qui les justifient 1. L’exigence esthétique, quant à elle, est émise 65

par chaque œuvre singulière historiquement située qui s’offre au public,


et en second lieu seulement par la critique qui la justifie, la recommande
ou en conteste la valeur. Mais à la différence de la vérité et de la justesse,
aucun sujet n’est tenu d’accepter la proposition de sens esthétique. Si la
vérité et la justesse sont faillibles, leur exigence est péremptoire une fois
que l’on est obligé d’admettre sa pertinence ; l’universalité de l’œuvre
d’art, plus récemment certains films évoquant la solidarité, par contre,
reste toujours précaire et liée à la possibilité d’actualiser l’expérience singu-
lière. C’est pourquoi il existe une rivalité mortelle entre les œuvres pour
la conquête d’une universalité de sens ; dans cette rivalité, la contingence
de la situation du sujet – qui lui permet d’accéder à une expérience privi-
légiée – échappe à la volonté de l’artiste. Elle est la part « naturelle » du
« génie » ; seule la capacité de l’exploiter, de lui conférer la forme d’un
langage « pour tous », relève de l’artiste.
Les dimensions cognitives et morales du langage tendent à mettre entre
parenthèses le sens singulier de la situation historique ; l’existence ou l’in-
existence des faits et des événements, l’adéquation ou l’inadéquation norma-
tives des maximes d’action et des institutions n’impliquent en soi aucune

1. Cf. JÜRGEN HABERMAS, Morale et Communication, trad. Christian Bouchindhomme, Paris,


Le Cerf, 1987, p. 80 sq.
relation de ces exigences aux projets des sujets ni aux fins ultimes qu’ils
poursuivent. Les propositions de sens intensifié schématisent dans des
matériaux prégnants les interprétations historiques des désirs et des situa-
tions du monde ; elles réduisent ainsi les projets métaphysiques d’autre-
fois à des horizons de sens que se donne la subjectivité dans l’espace
esthétique 1. Dans la société moderne, ce sens doit faire ses preuves dans
le processus de réception artistique où il entre en interaction avec les autres
exigences de validité et les propositions rivales. « L’esthéto-centrisme »
postmoderne, inspiré par la théorie nietzschéenne du « philosophe-artiste »,
peut ainsi être compris comme un refus de cette réduction de la méta-
physique à un statut hypothétique, à de simples propositions de sens ; c’est
par fidélité à l’absolu perdu que tout se réduit à un jeu d’apparences.
66

Ce qui donne raison à Adorno dans son analyse de la modernité radicale,


c’est que, jusqu’à une période récente, les artistes eux-mêmes admettaient
en grand nombre la logique du pire et de l’attente apocalyptique. De
Baudelaire à Beckett, en passant par Kafka et Schönberg, la modernité
n’a cessé de répéter le chantage à l’apocalypse qui vise à forcer le cours
de l’histoire. C’est cette théologie implicite qui s’effondre en même temps
que la modernité maximaliste. Mais de même que les catastrophes morales
du XXe siècle interdisent, en éthique, un simple « retour à » une doctrine
classique, mais nécessitent une redéfinition de la théorie morale, l’esthétique
ne peut elle non plus revenir en arrière. Reformuler les conditions de recon-
naissance d’une action ou d’une œuvre, ne veut pas dire dissoudre tout
critère dans la « contextualité ».
Des écrivains comme Thomas Bernhard illustrent le passage de la vision
apocalyptique (par exemple Corrections) à une proposition de sens de
type minimaliste (Le Neveu de Wittgenstein). On peut regretter la beauté
fascinante des œuvres apocalyptiques animées par une certitude qui trans-

1. Cf. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art, op. cit., p. 213-226.


cende la singularité, car même le non-sens y est plus puissant que le risque
de trivialité qui guette le créateur athéologique ; mais le déclin de ce type
de création paraît inévitable depuis la banalisation de la différence singulière.
Du même coup, la proposition de sens qu’était le chantage à l’apocalypse
– « renchérir sur la négativité réelle par le désespoir de l’imagination »,
selon la formule d’Adorno – devient une option parmi d’autres, plutôt
historiquement datée, et on cherchera dans ces œuvres ce qui se rattache
à la stylisation d’une singularité. En ce sens, la « sensibilité » postmoderne
est une proposition de sens en soi légitime.
Une telle esthétique – et c’est encore ce qui la distingue de celle d’Adorno
– n’est pas le principal support d’une théorie critique de la société ; elle
est complémentaire d’une éthique inscrite dans le langage ordinaire des
sociétés modernes; ce sont les attentes normatives de réciprocité qui permet-
tent d’évaluer la légitimité de l’ordre social et l’équité dans les relations
interpersonnelles. Dans une société qui joue contre l’universalité des reven-
dications égalitaires, la carte de la singularité et de la « différence » de
chacun – y compris des impulsions anarchistes et ultra-conservatrices, –
l’esthétique ne peut à elle seule représenter la base normative de la critique.
La tolérance envers l’expression des singularités y sert souvent de soupape
aux injustices persistantes. Quant aux œuvres d’une modernité post-avant-
gardiste qui se contente de chercher une « illumination profane » dans le
cadre d’un monde qui n’est ni le pire ni le meilleur, leur force critique
sera d’autant plus grande que leur référence normative ne sera plus une
image inversée du salut, mais un sens imaginable ici-bas, ici et maintenant.
Critique, n° 504, mai 1989, p. 367-379

4. L’UNITÉ DE LA MODERNITÉ LITTÉRAIRE 69

PETER BÜRGER, Prosa der Moderne (La prose de la modernité),


Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp 1988, 483 p. 1

Des fragments de Friedrich Schlegel aux essais de Henri Heine, des poèmes
en prose de Baudelaire ou de Rimbaud aux lettres d’Artaud, des apho-
rismes de Kafka aux Cahiers de Valéry, des romans de Flaubert, Proust,
Beckett, Faulkner aux récents monuments épiques de Peter Weiss et d’Uwe
Johnson – les formes de la prose moderne sont à tel point hétérogènes
qu’il y avait quelques risques à les réunir sous un titre commun, sans
même envisager une théorie des genres. De plus, trois des vingt-sept chapitres
sont dus à Christa Bürger – autre risque d’incohérence dans un ouvrage
lui-même en quête de son unité. Le nouveau livre de Peter Bürger, l’au-
teur notamment d’une Théorie de l’avant-garde (1974) et d’une Critique
de l’esthétique idéaliste (1983 2), est son ouvrage le plus ambitieux.

1. [Traduit par Marc Jimenez (La Prose de la modernité, Paris, Klincksieck, 1995, 422 p.). (N.D.É.)]
2. Cf. Critique, n° 450, novembre 1984, p. 868-872. On trouve par ailleurs des textes de Bürger
en traduction française dans les numéros de la Revue d’esthétique consacrés à Adorno et à Benjamin,
et dans une anthologie de l’esthétique allemande contemporaine, à paraître aux éditions Actes Sud..
Comparable aux essais de Maurice Blanchot, d’ailleurs cités à plusieurs
reprises, le livre explore l’espace littéraire de la modernité afin d’y décou-
vrir un centre de gravité.
Sur plusieurs points, Bürger a changé de perspective, tout en réaffir-
mant une position de plus en plus contestée dans la pensée des dix dernières
années. Ces changements et cette réaffirmation sont liés et permettent à
la fois de situer Bürger dans le débat théorique sur la modernité et de
réévaluer la critique de la « philosophie du sujet », dont Bürger ne tient
guère compte.
Depuis le début des années 1970, Bürger avait élaboré – en s’opposant
notamment à la Théorie esthétique d’Adorno – une critique de « l’institu-
tion art » inspirée par les « avant-gardes historiques ». Elles avaient, certes,
70 échoué à introduire l’art dans la vie quotidienne, et les documents témoi-
gnant de leurs agressions contre l’art institutionnel avaient eux-mêmes fini
par rejoindre les musées. Il devait être néanmoins possible de maintenir
vivante leur entreprise de subversion, de la libérer de son esthétisme caché,
et d’œuvrer pour créer un « autre rapport à l’art ». Dans cette perspective,
radicalement opposée au concept de « génie » créateur, Bürger avait consi-
déré comme faisant partie de l’art, toutes sortes de productions d’amateurs.
La Prose de la modernité infléchit à la fois la revendication de l’hé-
ritage avant-gardiste et la critique du « grand artiste ». Bürger se rapproche
d’Adorno qui avait lui aussi fait de l’agression avant-gardiste une impul-
sion intra-esthétique, une auto-destruction de l’œuvre à la manière de Beckett.
Bürger se contente d’allonger la liste des œuvres canoniques, en faisant,
par exemple, du « réalisme » une catégorie de la modernité. Il prend peu
de risques en ce qui concerne la création contemporaine ; il évite en ce
sens le véritable problème du postmodernisme dont il admet pourtant qu’il
constitue le point de départ de ses réflexions. Comme Adorno encore, il
s’inscrit dans une tradition hégélienne, pour revenir sur cette contradic-
tion qui consiste à intégrer l’art à l’esprit absolu tout en proclamant la fin
de sa prétention à la vérité. Bürger veut rendre compte de la « fin de l’art »
et de l’exigence de vérité qui lui est inhérente. L’art moderne, écrit-il, est
« à la fois nécessaire et impossible » (447 1) ; c’est là son aporie. Il est

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Prosa der Moderne.
nécessaire « parce que l’individu, libéré de ses liens religieux, fait l’ex-
périence que le monde où il souhaite intervenir de manière créatrice est
déjà achevé, de telle sorte que son projet d’action libre se trouve changé
en son contraire. Il demande ainsi une sphère dans laquelle sa subjecti-
vité domine efficacement les résultats de son activité. Cette sphère, c’est
l’art » (447 ; voir aussi p. 14). Et il est impossible parce que la rencontre
de configurations parfaitement adéquates à l’attente du sujet contredirait
son expérience fondamentale du réel : ces œuvres ne pourraient être vraies.
Bürger reconstruit l’art moderne dans les termes de l’interprétation
que Lukács avait donnée de l’esthétique idéaliste, dans son essai sur la
réification. L’art apparaît comme la sphère de l’autoréalisation; mais dans
la mesure où l’individu sait que « l’unité des contraires » accomplie par
l’art est fausse, il est obligé d’admettre « la déchirure du sujet et de l’objet, 71

du moi et du monde. C’est ainsi qu’inévitablement la scission pénètre


dans l’art et change l’expérience du sens, que l’on avait recherchée avec
tant d’ardeur, en l’histoire sans fin d’une présentation qui est celle de son
absence » (48).
En reprenant dans ces termes la théorie de l’art comme réponse – elle-
même aporétique – aux apories de la philosophie du sujet, Bürger tente
d’occuper une position assez délicate. Dans le débat sur le postmoder-
nisme et sur la nouvelle opacité des rapports sociaux – depuis que le modèle
de l’État social ne tient plus ses promesses –, il occupe une place entre
Habermas (la modernité comme projet inachevé et capable d’autocritique)
et Lyotard (la désillusion et l’abandon des grands récits de légitimation)
(7), se situant dans le voisinage d’Adorno et de Foucault. Une telle place
tirerait sa légitimité de l’échec de la philosophie à penser le présent, échec
que Bürger croit déceler dans la perplexité qu’expriment des termes tels
que « postmodernisme » ou « nouvelle opacité ». La philosophie étant
incapable de penser la catastrophe qui nous menace, « l’autre médium
permettant de voir clair en nous-mêmes s’impose à notre attention : la
prose de la modernité » (8). Là encore, Bürger s’est rapproché d’Adorno ;
en effet, jusqu’ici, il n’avait guère contesté la capacité de la philosophie
et des sciences sociales à saisir le réel ; il ne voyait donc pas la nécessité
de charger la théorie esthétique des fonctions d’une critique de l’idéo-
logie.
Il s’agit désormais de mettre en concurrence la philosophie et la prose
littéraire : « la prétention de la prose moderne à la connaissance n’est pas
moindre que celle du discours philosophique, bien que cette prose se dérobe
aux conditions qui régissent ce dernier. Elle formule sa prétention cogni-
tive dans les termes d’une remise en question de la connaissance systé-
matique. Et pourtant, d’Adorno à Foucault les philosophes soucieux
d’éclairer la réalité ont fait confiance à la pensée réfractaire de la moder-
nité littéraire » (8). Un tel privilège de la prose littéraire fait penser à Paul
Ricœur qui, dans Temps et Récit constate l’échec de la philosophie à penser
le temps, lequel ne peut qu’être « figuré » ; ou encore au jeune Lukács –
l’une des références de Bürger – qui avait réservé à la narration roma-
nesque la faculté d’évoquer les dieux absents qui donnent un sens au monde.
72 Mais, chez Bürger, le « blocage » de la philosophie contemporaine est
dû à l’imminence d’une catastrophe qu’aucun messianisme ne promet
plus de surmonter. En revanche, Bürger ne dit pas pourquoi la littérature
serait plus à même de penser le présent que la philosophie.
Walter Benjamin s’était proposé de construire l’époque contempo-
raine avant de s’approprier le passé. Devant l’impossibilité d’une telle
construction, Bürger revient à une démarche plus classique : il reconsi-
dère le passé, « dans l’espoir de voir la pensée qui se plonge dans les
textes, faire une expérience que l’on est en droit d’appeler contempo-
raine » (9). Pari sur la prose littéraire, pari sur l’appropriation du passé –
l’entreprise de Bürger est à tous les points de vue une aventure risquée.
Mais pour bien comprendre son livre, il faut saisir l’enjeu théorique (esthé-
tique) de l’ouvrage. On en trouve les indices – et non pas une discussion
circonstanciée – dans les notes de la première partie du livre.
Le débat esthétique a été profondément transformé par la révolution
théorique qui a ébranlé les fondements de la « philosophie du sujet ». À
la suite de Jürgen Habermas, Albrecht Wellmer et Martin Seel 1 ont tenté
de repenser la théorie esthétique sur des bases philosophiques renouve-
lées par « le tournant linguistique ». Bürger, qui connaît et qui cite ces
tentatives, décide de ne pas en tenir compte et de continuer à penser dans

1. Cf. Critique, n° 450, novembre 1984, p. 876 sq et n° 488-489, janvier-février 1988, p. 104 sq.
[supra p. 17-32 et p. 47-67. (N.D.É.)]
les voies tracées par Lukács, Benjamin et Adorno, mais aussi – et cela
est nouveau chez lui – selon des modèles proposés par Lacan, Blanchot,
Roland Barthes et d’autres penseurs français. Dans le contexte allemand
contemporain, un tel choix ne va pas de soi, et l’on s’attendrait à une
réfutation des théories inspirées par Habermas. Or, Bürger s’explique rapi-
dement dans quelques notes en bas de page. Les projets littéraires de la
modernité, lit-on dans le texte principal, protestent contre la rationalité
moderne, et à moins de vouloir périr, l’époque à besoin de ces protesta-
tions (17). Le concept de forme, constitutif de l’art, est « réfractaire au
principe de rationalité. L’histoire de l’art moderne est limitée par les possi-
bilités qu’offre cette constellation » (18).
Assez mal à l’aise, Bürger renvoie ici à une note qui commence de
façon ambiguë : « À première vue, cette thèse semble s’opposer aux théo- 73

ries qui – comme celle de Jürgen Habermas – comprennent le domaine


esthétique comme le résultat d’une différenciation de la raison, ou qui –
comme celle de Martin Seel – parlent d’une rationalité esthétique » (18).
« À première vue » et « semble » – on s’attend alors à une phrase qui
rétablirait les choses en écartant une fausse impression. Mais Bürger pour-
suit : « Il faut toutefois tenir compte du fait que Habermas et Seel partent
d’un concept de rationalité très large […], tandis que nous partons d’un
concept plus restreint au sens de rationalité téléologique ». Ce choix ne
s’explique que par une « opposition » aux « théories qui comprennent le
domaine esthétique comme le résultat d’une différenciation de la raison »,
et Bürger ne dissipe donc nullement « l’apparence » de sa première phrase.
Il veut dire que s’opposer à la rationalité ne signifie pas s’opposer à la
rationalité au sens large ; or, il s’y oppose effectivement. La suite précise
d’ailleurs qu’il n’approuve pas l’idée de la « rationalité esthétique » : « Ce
qui frappe, écrit-il, c’est que les théoriciens de la rationalité esthétique
rattachent celle-ci avant tout à la réception (la possibilité de s’entendre
rationnellement sur les œuvres d’art) et qu’ils ne traitent pas du concept
(moderne) de forme qui ne peut guère être explicité par la théorie de la
rationalité ; or, ce concept est constitutif pour une définition de l’art dans
la société bourgeoise » (18).
On comprend mieux alors le sens de l’ouvrage. Bürger, dont les livres
précédents discutaient surtout les théories – et avaient suscité de
nombreuses critiques (notamment de Rüdiger Bubner et d’Albrecht
Wellmer) – change ici de terrain ; il s’attache aux œuvres en prose, dont
la forme semble échapper aux théories de la rationalité.
Bürger n’invoque aucune raison de principe qui interdirait d’expli-
citer la forme en termes de « rationalité ». Il n’explique pas non plus en
quoi consiste le caractère non rationnel de la « connaissance littéraire »
dont il se fait le défenseur, ni en quoi réside son privilège par rapport à
la connaissance philosophique. En réservant le terme de rationalité à celle
qui vise à atteindre des fins – science et travail –, il écarte sans discus-
sion l’idée d’une rationalité herméneutique ou d’une raison inhérente au
langage de la communication quotidienne : potentiel de raisons à invo-
quer, dont la rationalité téléologique ou instrumentale pourrait n’être qu’un
74 aspect ou un mode.
La réfutation de Wellmer 1 est analogue : au lieu de discuter les problèmes,
Bürger les évoque, puis change de sujet. Dans son essai, Wellmer avait
critiqué l’esthétique de Bürger qui, ici, ne répond pas à cette critique. En
revanche, il résume la théorie de Wellmer qui affirme que l’on ne peut
parler de « vérité » de l’art que par métaphore, l’œuvre étant l’objet d’une
expérience dans laquelle s’entrecroisent vérité, morale et authenticité expres-
sive. Wellmer n’est donc pas « puriste » ; il ne défend pas l’idée d’une
pureté de l’expérience esthétique, étrangère à toute idée de vérité. Selon
Bürger, le théoricien puriste pourrait objecter que Wellmer ne distingue
pas suffisamment entre expérience esthétique et expérience vécue. Et,
mettant dos à dos les deux positions, il poursuit : « Ici, au plus tard, on
se rend compte du fait que le discours philosophique (qu’il s’agisse de
celui du théoricien de l’expérience vécue ou celui de la vérité), qui se
veut descriptif, procède en réalité de façon normative. Dans les deux cas,
il s’agit de définir les phrases que l’on est en droit d’énoncer à propos
des œuvres d’art. En d’autres termes, il s’agit de définir les normes qui
règlent le rapport aux œuvres d’art » (38). Après avoir ainsi dénoncé les

1. ALBRECHT WELLMER, « Wahrheit, Schein, Versöhnung. Adornos ästhetische Rettung der


Modernität », in LUDWIG VON FRIEDEBURG et JÜRGEN HABERMAS (s.l.d.), Adorno-Konferenz
1983, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983, p. 138-176 ; trad. dans une anthologie de l’esthé-
tique allemande contemporaine, à paraître aux éditions Actes Sud. [Cf. p. 17-18, n. 1. (N.D.É.)]
intentions cachées des esthéticiens subjectivistes et des théoriciens en quête
d’une validité spécifiquement esthétique, Bürger réduit tout ce débat au
relativisme des normes en vigueur dans la société, en pensant peut-être
aux recherches de Pierre Bourdieu : « Dans la mesure où cette discus-
sion renvoie en dernière instance à la position sociale des antagonistes,
il est peu probable que l’on parvienne à un consensus sur le fond » (38).
Quoi qu’il en soit, Bürger est trop pressé d’écarter des argumentations
complexes qui concernent sa propre démarche et qui ne sont pas réfutées
par le simple fait de passer à l’exercice pratique de la critique littéraire.
Qu’il s’agisse du traitement réservé à Habermas, à Wellmer ou à Seel
(46 n. 33) – tous ceux qui remettent en question la démarche de Bürger,
– il ne fait manifestement pas de grands efforts pour comprendre et inté-
grer leurs arguments. D’une façon générale, il montre peu de respect pour 75

la philosophie contemporaine. La question est donc la suivante : en quoi


la démarche de Bürger échappe-t-elle aux contraintes du discours philo-
sophique ? Suffit-il de se réclamer de la « connaissance littéraire » pour
ne plus avoir à s’expliquer avec les objections des philosophes ? De ce
point de vue, le livre de Bürger présente des faiblesses évidentes.
La théorie de la rationalité esthétique étant incapable, selon lui, d’aborder
la dimension essentielle de la création, il se lance dans une vaste réflexion
sur l’unité de la modernité littéraire. Son point de départ est le suivant :
contrairement à la thèse de Habermas, l’autonomie esthétique n’est pas
une conquête de la raison moderne, différenciée selon ses modes de vali-
dité : « Dans la modernité, l’art n’est pas simplement une sphère à côté
de celles de la science et de la morale, mais une contre-institution née de
l’esprit de la modernité » (17). Avec « Nietzsche, Heidegger et Adorno »
(443) – trinité que l’on n’aurait guère rencontrée dans ses livres précé-
dents –, Bürger fait désormais de l’art « l’autre » de la raison, en consi-
dérant que la science et la morale se réduisent à des « institutions » aliénantes
que l’art seul est à même de remettre en question (voir aussi 77). Il n’est
plus question de science critique et de morale postconventionnelle, mais
d’une dichotomie simple entre art et Raison institutionnalisée. De ce fait,
Bürger ne peut plus situer sa propre démarche dans le domaine de la
« science » : au lieu d’une « construction théorique », il propose une « approche
fragmentaire » (9) – un type de « connaissance littéraire » ou de « pensée
autre » (7), distincte de la philosophie et des sciences herméneutiques (77,
Bürger parle d’une « ambition cognitive qui échappe à toute traduction
discursive »; mais son livre n’est-il pas lui-même une telle traduction?).
Dans cette économie conceptuelle, l’art remplit comme chez Adorno,
la « fonction substitutive » (Bubner) d’une critique de l’idéologie. C’est
la raison pour laquelle Bürger ne peut admettre l’idée d’une validité (esthé-
tique) comparable à celles de la science et de la morale ; elles sont immé-
diatement confondues avec leur institutionnalisation sociale, comme si
les logiques de ces exigences ne possédaient aucune force critique vis-à-
vis des institutions qui s’en réclament : « L’art autonome est une réponse
aux expériences aliénantes que l’homme fait dans un monde qui est son
produit et qui s’oppose pourtant partout à lui comme un monde étranger »
76 (17). La même argumentation justifie aussi l’impureté de l’autonomie
esthétique : en tant que protestation, l’art ne respecte pas la différencia-
tion des sphères, mais ne cesse de la remettre en question. En se mêlant
de connaissance et de morale, l’art tend à représenter la totalité perdue.
Mais aucune œuvre individuelle n’en offre une image complète. L’unité
de la modernité n’est donc qu’un mouvement qui – là encore comme chez
Adorno – passe par les extrêmes ; ce n’est pas un ensemble de caracté-
ristiques définissables une fois pour toutes : le rationalisme des construc-
tivistes est aussi moderne que l’antirationalisme des surréalistes (30 sq).

II

L’essentiel de l’ouvrage est consacré à la reconstruction des principaux


paradigmes que nous offre la modernité littéraire. Il manque peu de choses
de première importance ; les absences sont d’autant plus significatives.
À la suite de l’introduction théorique, les quatre parties du livre traitent
respectivement de « Subjectivité, forme, quotidienneté » (Schlegel, Heine,
Baudelaire, Mallarmé), de « Mimèsis et rationalité » (Rimbaud,
Lautréamont, Hofmannsthal, Valéry et le surréalisme, Artaud), de « la
narration dans la modernité » (Flaubert, Zola, Proust, Kafka, Joyce, Beckett,
Faulkner, Uwe Johnson), et enfin d’« Éthique et forme » (le jeune Lukács,
Musil). Trois « considérations intermédiaires » et une « considération
finale » proposent des bilans provisoires.
C’est à propos de Heine que Bürger définit ce qu’il entend par moder-
nité esthétique. Il pense à un « mélange d’attraction et d’horreur », à une
perte « de cette assurance du jugement » – qu’il soit rationaliste ou tradi-
tionaliste – qui est « commune à l’homme des Lumières et au Romantique ».
Est moderne à ses yeux le sujet qui « accueille en lui la contradiction, se
faisant ainsi l’organe d’une connaissance qui perçoit le caractère, contra-
dictoire de l’époque. Cette connaissance mise moins sur la cohérence logique
que sur l’intuition soudaine qui surgit lorsque l’on observe avec exacti-
tude quelque phénomène de surface » (93).
C’est ce même regard inquiet porté sur des phénomènes extrêmes qui
fait, selon Bürger, la modernité de Baudelaire (113-115). L’observation
d’un fragment de réalité fait l’objet d’une interprétation allégorique, afin
de conférer une signification durable au transitoire et au fugitif. Mais, bien 77

plus encore que Heine – et c’est là en quoi il est plus moderne selon Bürger
–, Baudelaire déstabilise l’assurance du jugement. À la « politisation de
l’art » qui se dessine chez Heine, il oppose une technique du choc. S’inspirant
de Benjamin, Bürger interprète comme une provocation gratuite les décla-
rations du jeune Baudelaire en faveur d’une répression violente des « ennemis
du beau ». On voit mieux alors ce que Bürger oppose au discours philo-
sophique : il s’agit d’un effet de connaissance produit par l’écriture litté-
raire en tant que telle, par son style et sa rhétorique.
Entre Schlegel, le créateur du « fragment » moderne, Heine, l’ironiste
déchiré, Baudelaire, le provocateur, et Mallarmé, engagé au nom d’un
absolu inaccessible qui autorise un comportement d’échec – existe-t-il
un lien interne qui permette de distinguer ce groupe d’auteurs de ceux de
la section suivante (Rimbaud, Lautréamont…, Valéry, Artaud) ? Une telle
question ne se poserait pas dans les ouvrages critiques de Maurice Blanchot
qui peuvent se comparer au livre de Peter Bürger : L’Espace littéraire ou
Le Livre à venir. Blanchot se contente en effet de dégager des problé-
matiques : « Chaque poète dit le même, ce n’est pourtant pas le même,
c’est l’unique, nous le sentons 1. » Bürger, lui, est en quête de l’unité de
la modernité, au sein de ses différences.

1. MAURICE BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard (1959), « Idées », 1971, p. 61.
À la suite de Hegel, son modèle, Bürger devra rendre compte des œuvres
en leur singularité, tout en maintenant son idée « systématique » qui ne
peut se dégager que petit à petit. Déjà sur le fil du rasoir quant à sa cohé-
rence interne, la construction de Bürger est mise à rude épreuve par les
chapitres de Christa Bürger – en soi intéressants – qui ne s’intègrent pas
facilement à l’ensemble, dans la mesure où le souffle du développement
systématique leur fait défaut. Les quatre parties présentent néanmoins une
certaine symétrie : au groupe « Subjectivité, forme, quotidienneté » répond
celui de la mimésis et de la destruction de la forme ; à la longue série des
romans modernes correspond ensuite la dissolution de la narration roma-
nesque par la réflexion essayiste. Les analyses sont inégales, peu appro-
fondies, par exemple, pour Kafka et Joyce dont quelques aspects sont
78 effleurés en dix ou quinze pages, contre trente pour Uwe Johnson, l’écri-
vain de la mémoire allemande, alors que Thomas Mann et Thomas Bernhard
sont absents.
Si le livre est néanmoins d’un grand intérêt, c’est parce que Bürger
se livre réellement à la diversité des proses modernes, pour tenter à chaque
étape d’en ressaisir l’unité éclatée. En dépit de tous les déséquilibres du
livre, il faut saluer le courage d’entreprendre un tel projet. Il est vrai qu’on
ne saurait parler de rationalité esthétique à propos du seul débat critique,
sans la chercher aussi dans les œuvres significatives de la modernité, quelle
que soit leur résistance à l’idée classique de raison. Malgré lui, Bürger
est en quête d’une telle rationalité de l’art moderne ; sinon, il ne pourrait
concevoir l’idée d’une unité de la modernité. Explicitement, il pense la
trouver dans une certaine irréductibilité à la raison (instrumentale) ; mais
ce qui se dégage est néanmoins une logique, une démarche cohérente et
accessible à l’argumentation. Bürger cherche en effet les raisons qui font
de ces œuvres – ou de ces exercices qui s’en prennent à l’idée d’œuvre
– des réalisations spécifiques et réussies de la modernité littéraire, fruits
de la réflexion assidue de toute une vie d’écrivain.
Sans réussir à tout « synthétiser », Bürger s’approche d’une problé-
matique centrale et d’une série de polarités significatives. À la radicalité
intellectuelle de Paul Valéry, qui résiste à toute émotion, il oppose un
autre refus de l’œuvre comme fin en soi, chez Rimbaud, Breton ou Artaud
qui se méfient de toute écriture calculée. Or, dans les deux cas, le refus
de l’œuvre se change en œuvre et nécessite de nouvelles destructions.
Aux paris complémentaires de Proust et de Kafka qui chargent le narra-
teur ou le lecteur de reconstituer le sens total, Burger fait succéder, d’une
manière analogue, les efforts destructeurs de Musil et de Beckett.
Malgré un certain assouplissement du canon, on peut se demander si
Bürger sort réellement de l’horizon défini par la Théorie esthétique d’Adorno.
N’en maintient-il pas le schème conceptuel, celui d’une « scission » du
sujet et de l’objet et d’un « désir d’unité qui s’exprime dans le concept
de forme symbolique » (59) ? Devant la persistance réelle de la scission,
« le sujet sait que l’unité à laquelle il aspire est en même temps fausse.
Il est donc obligé de briser cette unité par l’auto-suppression de l’auteur,
à travers l’ironie et l’éclatement de l’unité du signe et de la signification,
dans la forme allégorique » (59). Mais les ruptures des prédécesseurs se 79

changent en unité pour chaque auteur nouveau, exigeant ainsi une nouvelle
rupture, selon la spirale interminable de la surenchère avant-gardiste. Il
s’avère finalement que « la forme symbolique est incontournable en tant
qu’arrière-plan devant lequel la modernité esthétique se met en scène comme
succession de ruptures » (59). Pour Adorno aussi, la « réconciliation »,
dans l’art moderne, ne se réalise qu’à travers son refus.
Bürger redécouvre ainsi l’horizon de l’esthétique adornienne – la pers-
pective apocalyptique d’une domination totale de la nature 1 – en situant
la destruction de « l’institution art » à l’intérieur même de cette « insti-
tution », et en élargissant la notion d’œuvre : il y inclut tous les efforts
de la modernité pour permettre au sujet de faire une expérience authen-
tique. Aux yeux d’Adorno, les marques de destruction dans l’art moderne
renvoyaient à la violence réelle, constitutive de la société. Bürger en souligne
la valeur de protestation en y percevant une entreprise de subversion à
l’égard de l’institution même de l’art. Ainsi, Adorno avait bien vu le comique
de Beckett, mais l’avait interprété comme une dérision du comique lui-
même en face du désastre accompli, le rire naïf n’ayant plus droit de cité
après Auschwitz. Dans ce même comique, réhabilité en tant que tel, Bürger

1. « Les hommes ont aujourd’hui le pouvoir de détruire toute vie sur terre. Dans les termes de
Kleist le mal absolu existe » (48).
voit une fois de plus une remise en question de la conceptualité philoso-
phique au nom de la « connaissance littéraire » (342). Il est à la fois plus
près d’Adorno qu’il ne semble le croire, et éloigné de lui, dans la mesure
où il cherche, dans les œuvres et les exercices modernes, moins l’image
vraie du réel négatif que l’intervention critique des auteurs.
Prosa der Moderne témoigne du plaisir d’une découverte : d’une rupture
jubilatoire avec certains tabous que Bürger s’était imposés vis-à-vis d’au-
teurs tels que Mallarmé, Valéry, Proust, Kafka, Joyce et Beckett, le jeune
Lukács et Musil, parfois traités avec une certaine condescendance dans
ses écrits antérieurs. Bürger y voit désormais des tentatives légitimes pour
répondre à une situation dans laquelle plusieurs attitudes extrêmes, contra-
dictoires entre elles, sont justifiées : la pureté obstinée par laquelle s’af-
80 firme un moi souverain, aussi bien que l’impureté par laquelle il s’efface
pour faire apparaître la réalité factuelle, irréductible à l’art ; le culte déses-
péré de l’œuvre et la sacralisation de la forme, aussi bien que son abandon
au profit de l’activité artistique comme forme de vie ou comme engage-
ment politique : toutes ces entreprises ne cessent de se contester et de se
renouveler avec une radicalité chaque fois accrue. L’œuvre est aussi impos-
sible que l’illusion d’une authenticité réalisée par son sacrifice et par une
expression immédiate.
La modernité, pour Bürger, c’est la découverte progressive de ces deux
apories : celle d’une authenticité qui ne peut être mise à l’abri de l’am-
biguïté des signes, et celle d’une médiation formelle qui risque d’étouffer
ce que l’expression contenait de révolte et de nouveauté. Reste la solu-
tion qui consiste à détruire la forme (271). Les artistes mimétiques commen-
cent ainsi par s’attaquer au moi souverain, puis à la cohérence logique
du langage, et enfin à l’œuvre dans son ensemble (292). Mais les « intel-
lectualistes » comme Valéry ou Musil détruisent eux aussi l’œuvre comme
fin en soi.
Reste à savoir dans quelles conditions une telle destruction présente
des caractères artistiques. Bürger évoque le fait que « nous sommes aujour-
d’hui capables de percevoir comme relevant de l’esthétique les fragments
d’affiches restés attachés à un mur » (35). Les nouveaux réalistes, dit-il,
nous ont appris à lire toutes sortes de configurations dans ces structures
formées par la superposition contingente d’affiches arrachées. Bürger semble
ainsi revenir à son idée antérieure d’une créativité générale indépendamment
de celle des artistes reconnus comme tels. Mais qu’est-ce qui distingue
alors l’acte destructeur d’un vandale et la destruction savante opérée par
un artiste qui fait lui aussi intervenir le hasard ? Non pas seulement le fait
que c’est sa propre œuvre qu’il atteint bien souvent, mais encore la sélec-
tion des matériaux selon certains critères descriptibles, choix aussi des
gestes dont les résultats sont les plus éloquents à ses yeux et qui se prêtent
donc à une « traduction discursive ».
L’authenticité indirecte d’une forme qui se suspend par la destruction
devient le critère de la modernité aboutie. Breton et Artaud restent en
deçà d’une telle destruction. Ils continuent de croire à une identité immé-
diate entre leur expression et une forme qui semble lui être consubstan-
tielle : l’« améliorer » serait la fausser. Par des voies opposées, Rimbaud 81

et Valéry s’approchent d’une destruction de l’œuvre au nom de l’expé-


rience du sujet, l’un par le « dérèglement des sens », l’autre par une méfiance
radicale à l’égard de l’immédiateté. L’évolution du roman obéit aux mêmes
contraintes : Proust et Kafka n’ont pu échapper à l’aspect mythique d’une
narration qui se propose de produire la vérité sur une réalité insaisissable ;
ils ont conféré l’un à l’auteur, l’autre au lecteur une toute-puissance à
laquelle renonceront leurs successeurs. « Ni la topographie kafkaïenne
de l’enfer ni la religion proustienne de l’art, écrit Bürger, n’étaient accep-
tables pour une génération dont l’expérience décisive fut l’effondrement
de la civilisation survenu au cours de la Première Guerre mondiale » (398).
Après Valéry, les Surréalistes dénoncent le mensonge de la forme roma-
nesque, mais leurs textes renvoient à une vérité supposée antérieure à
l’écriture, ce qui constitue une régression par rapport à Proust. Sartre ne
l’ignorait pas : seul le texte donne accès à la « connaissance littéraire ».
D’où la nécessité d’une réintégration « institutionnelle » des avant-gardes,
dans les musées comme dans la classicité littéraire. « Et pourtant les œuvres
les plus importantes de la modernité littéraire, persiste Bürger, se nour-
rissent d’un pathos de l’authenticité que, certes, elles ne cherchent pas à
réaliser par une appréhension immédiate à la manière du récit surréaliste
relatant une expérience, mais par l’intermédiaire de la forme » (399).
Jusqu’ici, Bürger suit Adorno. Il change de perspective lorsqu’il oppose
à la voie de Beckett, selon lui « abstraite » en raison de sa négativité
globale, un mode de récit qui neutralise les fictions de la narration réaliste
sans avoir besoin de les bannir absolument. Chez Musil, par exemple, le
réel est virtualisé en tant que « variante du possible qui s’est réalisé par
hasard » (401). C’est ce qui lui permet d’échapper aux apories du roman,
au prix, toutefois, d’une dévalorisation de l’expérience qui se transforme
en prétexte à réflexion. Musil tente de contourner ce danger en évitant
toute neutralité axiologique et en faisant de la théorie une expérience.
Son roman est aussi fragmentaire et inachevable que la « connaissance
littéraire »; son personnage central est déjà parvenu à cette attitude ironique
qui, dans le roman antérieur, était celle du narrateur. À travers des auteurs
comme Valéry et Musil, Bürger entrevoit une forme de littérature qui
« détruit la forme » sans violence ostentatoire, par cette « subversion subtile »
dont avait parlé Roland Barthes. Cela revient à admettre que le renversement
radical de « l’institution art » est à la fois illusoire et peu souhaitable.
Si l’on met à profit les avancées récentes de la philosophie du langage,
et si l’on admet que la formule de la « scission entre sujet et objet » est
trop ambiguë pour décrire la situation de l’art moderne, l’unité de la moder-
nité doit être recherchée ailleurs que dans le refus d’une fausse réconci-
liation. La littérature n’énonce pas directement des vérités sur le réel, elle
propose des schèmes sémantiques sans fonction référentielle immédiate.
Par ce qu’elle évoque, elle invite à faire une expérience et à partager une
façon de voir des situations vécues. Elles-mêmes réfléchies, ces évoca-
tions et ces expériences – sans s’y réduire – relèvent d’une « rationalité »
critique par laquelle elles cherchent à se faire reconnaître. L’agression
contre « l’institution art » ne peut détruire que des modèles figés de sché-
matisation, incapables de produire l’effet de distanciation par rapport à
une réalité qu’ils ne rendent pas visible.
Critique, n° 511, décembre 1989, p. 937-954

83

5. SENS ET FONCTION DE LA SUBVERSION ESTHÉTIQUE

CHRISTOPH MENKE-EGGERS, Die Souveränität der Kunst.


Aesthetische Erfahrung nach Adorno und Derrida (La souverai-
neté de l’art. L’expérience esthétique après Adorno et Derrida),
Francfort-sur-le-Main, Athenaüm, 1988, 301 p. 1
THIERRY DE DUVE, Au nom de l’art, Paris, Minuit, 1989, 152 p. 2

Qu’il fatigue, qu’il énerve, qu’il semble encore riche en promesses ; qu’il
paraisse démodé ou simplement victime d’une période de restauration,
l’art moderne reste un problème théorique. Après avoir été le fossoyeur
ironique ou désespéré d’un monde absurde ou monstrueux, il fait aujour-
d’hui partie d’une société plus réceptive, aux musées spacieux, qui se
demande que faire de cet héritage aussi fascinant qu’encombrant. Pour
le théoricien, il n’est guère possible de maintenir le projet de subversion
intégrale au nom d’un art porte-parole de la vraie vie. Il faut donc essayer

1. [Ouvrage traduit par Pierre Rusch dans la collection « Théories » dirigée par Rainer Rochlitz (La
Souveraineté de l’art. L’expérience esthétique après Adorno et Derrida, Paris, Armand Colin, 1994,
312 p.), malheureusement retiré du catalogue, comme la plupart des titres de la collection, et
définitivement indisponible. (N.D.É.)]
2. [La référence est omise dans l’original. (N.D.É.)]
de redéfinir les rapports entre l’art contemporain, ses enjeux et ses publics.
Ou bien cet art souverain remplit malgré tout une fonction dans nos sociétés,
ou bien sa subversion sans compromis est le fait de créateurs qui, par un
décisionnisme insouciant de toute reconnaissance, tirent d’eux-mêmes leur
légitimité.

Dans un livre dont la rigueur constructive est impressionnante, Christoph


Menke-Eggers, disciple d’Albrecht Wellmer tout comme Martin Seel,
propose une « esthétique de la négativité » qui se veut une reconstruc-
tion sémiotique de l’esthétique adornienne. Ni critique sociale ni purisme,
84 l’esthétique moderne est négative parce qu’elle suspend le fonctionne-
ment des discours non esthétiques. Elle déstabilise ou « met en crise »
les rapports « automatiques » entre signifiants et signifiés et fait appa-
raître la matérialité et l’épaisseur du langage esthétique. Cette déstabili-
sation est irréductible; elle ne peut être réparée par aucune herméneutique :
aucune lecture d’un objet esthétique ne peut prétendre être la bonne. Chaque
interprétation non seulement rencontre mais encore produit la résistance
du matériau qu’elle cherche à transformer en signifiants. La compréhen-
sion esthétique est toujours et irrémédiablement différée ; l’objet esthé-
tique excède toujours la structuration signifiante tentée par tout interprète :
c’est là ce que l’auteur appelle la « souveraineté de l’art ».
La compréhension par nature « différée », ou l’hésitation structurelle
de l’objet esthétique entre matériau et signification – suspension qui est
constitutive de sa non-identité – voilà ce que l’auteur oppose à l’« auto-
matisme » des discours non esthétiques dont l’identité de signification est
assurée par des conventions linguistiques. Celles-ci permettent de compenser
les « irritations de la compréhension », grâce à un certain nombre de règles
relatives aux contextes dans lesquels tels ou tels signes peuvent être employés.
Or, « les signes esthétiques ne se situent dans aucun contexte » (69 1). On

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages, dans la première section, de Die Souveränität
der Kunst et, dans la seconde section, d’Au nom de l’art.
pourrait expliciter cette différence par la distinction kantienne entre juge-
ments déterminants et jugements réflexifs : ces derniers ne s’appuient sur
aucune règle préexistante, mais sur un processus inductif inachevable et
dont les résultats, faute de critère universel, sont injustifiables.
Cette conception s’oppose à l’esthétique herméneutique selon laquelle
l’expérience esthétique est elle aussi un acte de compréhension réussie,
même si le sens à comprendre n’est pas dissociable de sa matérialité. D’une
manière conséquente, Menke-Eggers rejette la tentative de Wellmer pour
critiquer l’esthétique de la négativité au nom d’une herméneutique. La
formation du sens esthétique est selon lui un processus qui échoue systé-
matiquement (104). C’est ce que la Théorie esthétique d’Adorno décrit
sous le nom du « caractère énigmatique » de l’objet esthétique, qui scelle
la « déroute préétablie 1 » du regard. « L’herméneutique et l’esthétique 85

de la négativité s’accordent pour penser que le processus de l’expérience


esthétique n’est pas l’autre vis-à-vis et indépendamment de la significa-
tion; mais tandis que l’herméneutique le comprend plutôt comme un moyen
de produire une autre signification, l’esthétique de la négativité y voit
l’autre inhérent à la (formation de la) signification » (114), ou encore un
autre qui est produit par l’attribution même d’une signification : celle-ci
fait surgir un excédent irréductible de l’objet esthétique. « Le caractère
énigmatique, écrit en ce sens Adorno, survit à l’interprétation qui obtient
la réponse 2. »
Selon Wellmer, qui est aux yeux de Menke-Eggers un représentant
de l’esthétique herméneutique, « les énergies explosives, emmurées dans
la structure solide du sens quotidien, sont libérées » dans la compréhen-
sion esthétique « et mises à la disposition des sujets ; elles entrent, pour
ainsi dire sublimées, dans le monde du sens » ; la compréhension esthé-
tique devient ainsi une « fontaine de jouvence » pour la compréhension
non esthétique ou « automatique » de la vie quotidienne (115). Pour Menke-
Eggers, une telle récupération de l’expérience esthétique est hétéronome :

1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989,
p. 161. [p. 175 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
2. Ibid., p. 165. [p. 179 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
elle finalise le processus de cette expérience en fonction d’une compré-
hension réussie, et elle justifie cette récupération, d’un point de vue exté-
rieur à l’expérience esthétique : « Au moment où l’esthétique herméneutique
devrait montrer que le devenir incessant dans lequel sont plongés les signes
esthétiques aboutit par sa propre logique à des effets sémantiques, elle
procède à un changement de perspective qui présuppose cela même qu’il
s’agissait de montrer » (117-118). Peut-être faudrait-il mieux distinguer
encore : Wellmer confond les effets sémantiques de l’expérience esthé-
tique et la fonction de cette signification dans le cadre de l’expérience
quotidienne : pour éviter cette confusion, Menke-Eggers pousse l’esthé-
tique « autonome » jusqu’à proscrire l’incidence de l’expérience esthétique
sur la vie quotidienne, à l’exception toutefois d’une incidence radicale
86 qui sera le pivot de l’ouvrage.
L’esthétique de la négativité, qui respecte l’autonomie du processus
mimétique par lequel nous reconstruisons l’objet esthétique, et qui souligne
la « souveraineté » irréductible de l’art, est « déconstructive », en un sens
qui n’a rien de prétentieux : elle déconstruit une compréhension appa-
remment réussie en montrant son échec effectif. Menke-Eggers peut ainsi
faire sienne la caractérisation de l’interprétation esthétique par Paul de
Man comme étant, simultanément, « aveuglement » et « intellection » :
« ce n’est que dans la mesure où les interprétations ont (et révèlent) une
tache aveugle, qu’elles peuvent se rapporter à des objets esthétiques, néga-
tions de toute compréhension, et exprimer une expérience esthétique »
(125). De telles interprétations présentent une « discontinuité configura-
tive » qui met en relief l’aveuglement de toute interprétation et par là la
négativité esthétique elle-même. D’ailleurs, cette distinction entre la
démarche interprétative de l’essai, constitué par un « aveuglement » ou
un malentendu, et la prétention herméneutique à une compréhension réussie
et adéquate, est déjà clairement établie dans les écrits du jeune Lukács
(La lettre à Leo Popper qui introduit L’Âme et les Formes, La philosophie
de l’art. 1912-1914), cités par Paul de Man et par Menke-Eggers : la
matière de l’art, ce qu’il s’agit d’interpréter, « n’est pas connaissable de
façon adéquate, écrit Lukács. L’artiste adopte par rapport à elle la seule
attitude adéquate – créatrice, et non pas de connaissance – en la prenant
comme substrat de son activité figuratrice […]. L’historien devrait trouver
un point de vue adéquat sur la matière, un point de vue de connaissance
qui n’existe ni ne peut exister, parce qu’il devrait pour cela vaincre le
malentendu – or celui-ci est invincible 1 ».
Il n’est donc pas étonnant que Menke-Eggers, comme le jeune Lukács,
croit pouvoir distinguer entre expérience et jugement esthétiques (140sq) :
selon lui aussi, le jugement esthétique vient après coup. Dans la mesure
où il ne peut y avoir de « critère positivement formulé de la réussite esthé-
tique » (141), la valeur d’une œuvre ne peut être déterminée qu’en fonc-
tion des expériences qu’elle rend possible : Menke-Eggers propose le critère
de la « rigueur » ou de la « cohérence » de l’expérience possible (144),
et celui du degré de cette cohérence. Du point de vue de l’esthétique néga-
tive, autonome et souveraine, aucun autre critère, qu’il relève d’une analyse
technologique ou d’une philosophie de l’histoire, n’est recevable. Est beau 87

– ou « bon du point de vue esthétique » – ce qui permet une expérience


esthétique cohérente (153). En réalité, la « beauté » n’est même qu’un
« reflet » – ou une attribution réifiante – de l’expérience cohérente, non
une qualité de l’objet (155) ; cette esthétique est donc aussi peu hégé-
lienne que possible. Avec Heidegger, Menke-Eggers appelle « terre » cet
aspect de l’objet esthétique qui se dérobe à la compréhension (160), mais
sans l’associer à la terre de tel peuple particulier ; avec Adorno, il parle
de l’« image esthétique » comme apparition insaisissable. Chez Schopenhauer,
cette dimension est élevée au-dessus de la connaissance rationnelle, au
niveau des Idées métaphysiques ; chez Nietzsche, elle est située au niveau
physiologique. Menke-Eggers ramène la beauté à l’intérieur du processus
de l’expérience esthétique : « Le beau est une auto-transcendance de l’objet,
mais sans donner à cette transcendance la forme positive d’une signifi-
cation accumulée ; il est une chose incompréhensible, mais sans détacher
la présence chosale du processus de sa constitution qui est sa “réification”
par la négativité esthétique. […] Le beau explicité comme image est plutôt
la forme affirmative de l’hésitation conséquente entre la chose et le signe.
C’est l’objet esthétique pour autant qu’il apparaît comme chose, ou la
chose à l’instant de son apparition » (166).

1. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Alain Pernet et Rainer Rochlitz, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 204.
Une telle conception du beau – c’est la conclusion philosophique de
ces développements – n’est pertinente que dans sa propre sphère ; elle ne
peut « entrer en concurrence avec les processus de compréhension auto-
matique qui s’orientent vers d’autres types d’évaluation (ceux du vrai, du
bien, de l’utile, etc.) » (174). Et pourtant il serait absurde que cette subver-
sion radicale des discours non esthétiques reste sans effet. Sans accepter
l’extension de la négativité esthétique à tous les genres de textes, selon
la théorie de Jacques Derrida, Menke-Eggers partage son refus d’une margi-
nalisation de l’expérience esthétique. Reconnue et circonscrite dans le
domaine de l’esthétique, elle est servile. L’art ne devient souverain que
lorsque l’expérience de sa négativité révèle en même temps la négativité
cachée dans les autres types de discours (177).
88 La Théorie esthétique d’Adorno fournit le modèle d’une esthétique
négative qui, sans fonder les autres types de discours, agit sur eux après
coup. Menke-Eggers interprète le théorème du « caractère énigmatique
de l’art » comme une interrogation sur la signification de l’expérience
esthétique pour nos autres expériences.
La déconstruction derridienne est plus radicale ; elle « vise une analyse
du fonctionnement de notre langue qui, par analogie avec l’expérience
de la négativité esthétique, découvre les éléments de son échec au sein
même de ce fonctionnement » (198). Dans la partie philosophique de son
livre, qui présuppose les développements esthétiques, Menke-Eggers tente
de montrer les faiblesses de l’approche derridienne, à propos de sa théorie
de la signification, telle qu’elle est exposée dans le débat avec Searle (Limited
Inc a b c). Selon Derrida, l’itérabilité d’un signe divise a priori son iden-
tité, dans la mesure où il est chaque fois transformé en fonction du contexte
(199) ; la différence illimitée des contextes est donc une subversion radi-
cale de l’identité des signes. Or, et c’est là l’objection de Menke-Eggers,
l’infinité des contextes possibles ne contredit en rien l’identité des règles
qui fixent l’emploi et la signification des signes ; le nombre illimité de
contextes d’emploi n’exclut pas que ces contextes présentent quelques
analogies. Pour Derrida, les interprétations possibles d’un contexte donné
peuvent elles aussi être infiniment diverses. Ici, Menke-Eggers reprend
l’argumentation de Habermas et de Wellmer pour critiquer les vestiges
de phénoménologie husserlienne dans la pensée de Derrida : « Même dans
leur diversité infinie, les contextes infiniment nombreux ne peuvent être
compris comme menaçant toute identité possible du signe, à moins d’ex-
clure par avance la possibilité de procédures de décision permettant de
trancher entre ces interprétations, ou d’entente à propos d’elles ». En d’autres
termes, « l’hypothèse de Derrida, selon laquelle la diversité des inter-
prétations d’un contexte désagrège en principe l’identité des signes, présup-
pose que la compréhension de ces signes consiste à leur attribuer – de façon
monologique – des significations en fonction d’interprétations des contextes
qui ne sont chaque fois partagées que de façon contingente » (202).
En déconstruisant la métaphysique de la présence, Derrida conteste
l’idée de l’identité d’un signe, quel qu’il soit : une telle identité voudrait
exclure la différence. Menke-Eggers peut montrer que Derrida passe à
côté de l’idée centrale d’Austin : « Il considère les concepts qui tentent 89

de reformuler l’économie de l’identité et de la différence, telle qu’elle


résulte d’une interprétation réalisée pratiquement et donc de reformuler
la possibilité de comprendre des signes itérables –, comme si ces concepts
décrivaient les objets possibles d’une conscience de structure intention-
nelle ou d’un savoir » (205). Derrida n’a pas montré que la pratique du
langage est liée à des prétentions métaphysiques : celle d’une identité à
soi des signes employés (dans leur signification) et celle de la possibilité
de les connaître. Il décrit la pratique du langage comme si elle impliquait
à chaque instant la prétention husserlienne à une fondation ultime des
significations avancées. S’il en était ainsi, la « différance » derridienne
serait en effet la subversion à la fois de la métaphysique de la présence
et du langage ordinaire. Mais Derrida ne radicalise l’exigence de fonda-
tion ultime que pour la déconstruire au nom du principe de « différance »
et pour en révéler le caractère aporétique : la fondation ultime est « différée
à l’infini » (212) ; elle est à la fois nécessaire et impossible. C’est ce que
révèle le recours à « l’idée régulatrice » qui est l’aveu de l’échec ou la
« différance » à l’infini de la fondation ultime.
De ce point de vue, Menke-Eggers établit une analogie entre la critique
de Husserl par Derrida et celle de Karl-Otto Apel par Wellmer : « Lorsque
Husserl et Apel caractérisent la condition idéale d’une validité possible
comme étant elle-même déjà un principe régulateur, ils se prennent dans
un dilemme auquel ils ne peuvent échapper qu’en abandonnant le programme
de leur théorie » (213). Ou bien le principe régulateur remplit une fonc-
tion constitutive, ce qui équivaut à un retour à la pensée métaphysique,
ou bien il reste régulateur et ne peut donc servir de fondation. Comme
Derrida, Wellmer s’appuie sur des conditions incontournables de l’exer-
cice du langage, pour montrer qu’il est irréductible à des principes idéaux
de validité.
Menke-Eggers se sépare cependant de Wittgenstein et de Wellmer,
lorsqu’il tente de sauver un aspect de l’idée de déconstruction. On avait
vu que, pour Derrida, la prétention à une fondation ultime est à la fois
inévitable et irréalisable ; il reste un abîme entre l’idéalité de la raison et
la pratique du langage. Si Menke-Eggers cherche à justifier l’idée d’un
tel abîme, ce n’est pas par l’idée d’un langage qui serait en principe étranger
90 à la raison (hypothèse qu’il n’exclut pourtant pas, p. 285, note 39), mais
par l’idée d’une raison qui serait en principe étrangère au langage et à
ses certitudes (216 sq). à la différence de Derrida, qui généralise cette
idée, Menke-Eggers lui donne un statut plus limité. Son argumentation
est la suivante : chez Derrida, le paradoxe de la raison est analogue à la
dialectique kantienne; la raison élève inévitablement des prétentions qu’elle
ne peut honorer. Seulement, Derrida généralise encore cette dialectique :
« élever, d’une façon générale, des prétentions à la validité, implique que
l’on prétend à une fondation ultime » (219). Or, cette idée a été réfutée
par Wittgenstein ; toute prétention à la validité élevée dans le langage
comporte des certitudes qui, si elles sont injustifiables, n’ont pas non plus
besoin de justification.
Indépendamment de Derrida, Menke-Eggers cherche donc à penser
un aspect inconditionnel inhérent à la raison, telle qu’elle fait corps avec
le langage, aspect qui – comme l’idée régulatrice soit défini par son carac-
tère injustifiable (220). Il se tourne alors vers la Dialectique négative
d’Adorno et vers son idée du non-identique, qu’il ne faut pas confondre
avec le « besoin ontologique ».
Adorno rencontre les mêmes problèmes que Derrida, mais il semble
indiquer une issue en suggérant que la prétention à l’inconditionné s’im-
pose à la raison de l’extérieur, en tant que réalité transrationnelle et utopique,
ou en tant que problème prérationnel dû à une expérience critique faite
par la raison. C’est cette dernière suggestion qui paraît prometteuse à Menke-
Eggers : celle d’une légitimité de la métaphysique « à l’instant de sa chute 1 »,
au moment critique, autrement dit, où les prétentions à une réalisation
positive de la métaphysique ont manifestement échoué. La métaphysique
ne serait légitime qu’à partir de sa fin et de son impossibilité.
D’abord, Adorno explique à la fois la crise et l’actualité de la méta-
physique par l’expérience moderne de la mort : mort dépourvue de sens
depuis Auschwitz. Or, selon Menke-Eggers, l’expérience de la mort est
hétérogène par rapport à nos discours et nos pratiques; elle ne les remet
pas radicalement en question. En effet, ou bien elle peut être comprise et
assumée, ou bien elle nous dépasse et perd toute importance. Ce n’est pas
là la négativité qui nous oblige à élever des prétentions absolues en mettant
en crise nos discours, sans pour autant dépasser leur compétence. C’est
ainsi que l’auteur écarte toute la réflexion historique d’Adorno, pour ne 91

retenir qu’un argument esthétique. La négativité esthétique, en tant que


subversion de notre « compréhension automatique », remplirait la condi-
tion de remettre en cause les fondements mêmes de la raison inhérente au
langage. Mais pour que cette subversion puisse constituer une crise fonda-
mentale pour nos discours et susciter une prétention absolue de la raison
précisément en fonction d’une telle crise, il faut qu’elle soit une menace
constamment présente. C’est pourquoi Menke-Eggers recourt à l’exemple
des objets détournés par Duchamp, fruits d’un simple « changement d’at-
titude » vis-à-vis de ces objets (240). La modernité semble être caracté-
risée par la possibilité permanente d’un passage à « l’attitude esthétique »
(242) : « à tout moment, nous pouvons considérer et vivre nos discours,
entre autres, d’un point de vue esthétique » (244). L’expérience esthétique
est toujours parasitaire par rapport à un fonctionnement naïf des discours
et des pratiques, mais elle en constitue une négation totale. À l’époque
moderne, l’expérience esthétique, radicalement différenciée, distincte de
tous les autres types d’activité, est caractérisée par son omniprésence virtuelle.
En tant que telle, elle constitue un danger immaîtrisable pour nos rapports

1. Cf. THEODOR W. ADORNO, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 340, et ALBRECHT
WELLMER, « Metaphysik im Augenblick ihres Sturzes », in DIETER HENRICH et ROLF-PETER
HORSTMANN (s.l.d.), Stuttgarter Hegel-Kongress 1987. Metaphysik nach Kant ?, Stuttgart, Klett-
Cotta, 1988, p. 767-783.
non esthétiques aux signes, dans la mesure où elle en dément le fonc-
tionnement, de façon telle que la démonstration de leur validité ne peut
pas la convaincre (246). Selon Wittgenstein, il n’existe aucune expérience
qui puisse représenter une négation totale de nos certitudes. La folie n’est
pas un problème pour nos discours qu’elle ne peut contredire; les objec-
tions sceptiques ne constituent pas une négation totale de nos discours car,
en tant qu’arguments, elles s’inscrivent déjà dans l’ordre discursif. Seul
l’art, conclut Menke-Eggers, est une négativité totale qui constitue un
problème pour nos discours, étant leur négation à la fois totale et bien
fondée, sans pour autant être argumentée (et donc non réfutable, 248).
D’où la nécessité de formuler des prétentions absolues à l’encontre
de cette menace : « La raison de nos discours non esthétiques est sujette
92 à une dialectique négative, dans la mesure où elle répond au danger que
constitue l’expérience de la négativité esthétique, virtuellement omniprésente,
en donnant à penser qu’elle satisfait à des prétentions absolues quant à
sa connaissance des significations et quant à la fondation en raison. Le
danger que constitue l’expérience de la négativité esthétique et par suite
duquel le bon fonctionnement des discours rationnels tombe en panne,
ne peut être écarté par ceux-ci que dans la mesure où ils en demandent
trop à eux-mêmes » (249). C’est à ce danger que répond le dogmatisme,
la métaphysique inhérente à l’emploi non esthétique des signes : en préten-
dant neutraliser le danger ou en prétendant pouvoir y résister. Or, il faudrait
pour cela que la raison soit indépendante du langage dont les signes sont
déstabilisés par l’expérience esthétique. Les prétentions absolues de notre
raison seraient donc une conséquence de l’expérience esthétique, auto-
nome et virtuellement omniprésente.
Dans un dernier chapitre, Menke-Eggers oppose au romantisme inversé
de Derrida, qui continue de revendiquer pour l’expérience esthétique une
forme de connaissance privilégiée, la conception d’Adorno qui, en com-
prenant le statut moderne de l’art – celui d’une négativité souveraine –
reconnaît aussi la part de vérité que renferme la métaphysique. C’est en
méconnaissant le statut de l’esthétique moderne que Habermas et Wellmer
auraient tenté de réintégrer l’expérience esthétique à la vie quotidienne,
au lieu d’y voir une subversion absolue qui conduit la raison à élever, à
son tour, des prétentions absolues à caractère métaphysique.
II

Si l’on accepte les présupposés systématiques de l’auteur, il n’est guère


possible de contester ses conclusions. Ces présupposés sont notamment
les suivants : 1) La vie sociale est définie par la compréhension automa-
tique des discours et des pratiques non esthétiques, qu’ils soient thématisés
ou non ; 2) L’art est défini par sa relation négative aux « discours non
esthétiques » ; il n’a aucun autre contenu ni aucun autre effet spécifiques
que la négation radicale ; il est par conséquent identifiable à « l’attitude
esthétique » qui consiste à suspendre les évidences quotidiennes ; en tant
que pure négativité (suspension indéfinie du sens), il représente un danger
radical pour la raison, danger qu’elle ne peut contourner qu’en se figeant
dans un dogmatisme métaphysique et dans l’indifférence esthétique ; 3) 93

enfin, les prétentions absolues de la raison, propres à la « métaphysique »


(les « Idées » kantiennes) conservent un statut légitime après la chute des
systèmes métaphysiques, en tant que réponses inévitables de la raison à
sa remise en question radicale par l’esthétique moderne.
La rigueur de l’ouvrage est acquise au prix d’un certain nombre de
réductions : l’automatisme des discours quotidiens et sa négation par l’es-
thétique moderne. L’art n’a sur la vie des individus qu’une incidence à
caractère philosophique : mettre en crise l’évidence du sens et provoquer
un dogmatisme métaphysique de la raison. Les prétentions excessives de
la raison paraissent ainsi légitimes ; peut-être même ont-elles toujours visé
à répondre au danger de la négativité esthétique. L’équation entre l’œuvre
d’art subversive et « l’attitude esthétique » se fait à travers l’art de Marcel
Duchamp qui rapproche création et perception artistique pour réduire l’art
à une « attitude » adoptée vis-à-vis des objets et des signes ; reste à savoir
si la suspension des automatismes est le seul effet d’une telle attitude.
D’une façon générale, Menke-Eggers semble se tromper sur le statut du
« danger » que l’art représente pour les discours non esthétiques.
En considérant que « l’attitude esthétique » omniprésente dans la moder-
nité, peut à chaque instant menacer le dogmatisme des pratiques non esthé-
tiques, il semble que Menke-Eggers se trompe sur le rapport entre les
modes de validité du discours et sur le statut de la validité esthétique,
chez lui purement négative. Dès que nous percevons le passage au registre
esthétique, nous ne nous sentons plus menacés, dans la mesure où nous
mettons entre parenthèses nos exigences non esthétiques de vérité, de justesse
normative, d’authenticité, d’intelligibilité et de sérieux. Nous passons alors
à un registre réflexif où règne un autre type de contraintes (cohérence,
intérêt plus que personnel d’une expérience singulière, caractère actuali-
sable de la dissonance centrale). Le « dogmatisme » des discours non
esthétiques consiste à percevoir ce fonctionnement réflexif du discours
esthétique, qui ne s’adresse pas à nous dans des contextes d’interaction
immédiate et nous laisse libres de répondre ou de nous fermer. La vali-
dité illocutoire étant suspendue, il n’y a pas de danger qui justifierait des
prétentions excessives de la raison. Il faut donc, pour les légitimer, leur
trouver un autre fondement – c’est ce que fait Adorno à travers sa philo-
94 sophie de l’histoire – ou alors y renoncer.
Le processus esthétique nous incite à réfléchir sur nos pratiques non
esthétiques, à les voir autrement, à les modifier ; mais dans la mesure où
il suspend la validité des autres discours sans la remettre en question comme
telle, il ne justifie aucune prétention absolue de la raison.
Ce n’est donc pas dans la « réception » que se fait sentir la « souve-
raineté de l’art », mais dans la création : l’art est souverain en étendant
la sphère de son exercice à tout ce qui, jusque-là, paraissait absurde, négatif
ou trivial, en rendant visible ce qui, jusque-là, passait inaperçu. Le choc
que provoque une présentation souveraine de ce qui jusque-là était ines-
thétique ne met pas en danger les discours ordinaires – c’est là encore
une illusion romantique –, mais suscite une réflexion sur nos perceptions
et nos jugements de valeur.
Aussi l’intérêt de l’ouvrage de Menke-Eggers réside-t-il moins dans
sa redéfinition du statut de l’esthétique que dans sa réflexion sur les consé-
quences philosophiques de l’esthétique négative. Sa lecture d’Adorno et
de Derrida éclaire les motivations et les apories d’une pensée qui reste
prisonnière de la problématique métaphysique, à force de rester « pure-
ment » philosophique et de réduire à des abstractions le langage, les pratiques,
la société et l’art moderne en tant qu’activité univoque.
Cette réduction de la modernité esthétique à un geste subversif est
due essentiellement à Marcel Duchamp. Chez Menke-Eggers, la souve-
raineté de l’art moderne semble suspendre le jugement sur la valeur de
chaque œuvre d’art : une œuvre d’art autonome est subversion des pratiques
et des discours quotidiens – ou ne relève pas de l’art ; tel semble être le
seul jugement esthétique qui soit encore possible. Thierry de Duve n’est
pas très éloigné d’une telle conception. Dans Au nom de l’art, il examine
les différentes interprétations que l’on peut donner du geste de Marcel
Duchamp, et notamment de ses ready-made. Il distingue en particulier
entre une lecture qu’il attribue à la théorie critique (« post-Habermas »)
et une lecture postmoderne (« post-Baudrillard »). Selon la première, le
geste de Duchamp cherche à démystifier : « même les partisans de la
théorie critique ont cessé de voir dans le ready-made une manifestation
souveraine de la créativité de l’homme du commun ou un manifeste en
faveur de “l’art pour tous”. Il ne reste que l’ironie : le roi est nu, le fétiche
exposé et la misère de l’artiste étalée aux yeux de tous. La stratégie ne 95

visait qu’à mettre à jour les conditions d’impossibilité de l’art comme


promesse d’émancipation. Là est sa vérité, là est aussi sa dignité morale »
(89). Selon la lecture postmoderne, c’est là une pensée pieuse : « comme
si ce n’était pas l’amoralité foncière de l’artiste qui faisait sa supériorité,
comme si Duchamp avait pu croire un seul instant à des niaiseries comme
“l’art pour tous et par tous”. La stratégie n’avait qu’un but : obtenir pour
cette chose dérisoire la sanction sociale, réussir » (89). Mystifier au lieu
de démystifier.
À juste titre, Thierry de Duve oppose à de telles interprétations en
termes de stratégie l’exigence d’un jugement esthétique. Mais sa propre
interprétation de Duchamp n’est pas moins partiale que celles qu’il critique.
Le décret ou le vœu de l’artiste : « Ceci est de l’art », prononce par exemple
à propos d’un urinoir ou d’un porte-bouteilles, n’est qu’une prétention à
la validité esthétique qui ne nous prive pas de notre jugement esthétique.
Il ne nous est pas interdit de contester une telle prétention ou de consi-
dérer que tel ready-made est plus riche en connotations provocatrices que
d’autres, etc. Sinon, il y aurait confusion entre l’acte créateur et sa signi-
fication. La phrase « Ceci est de l’art » est un acte artistique sujet à inter-
prétation et à reconnaissance comme tout autre acte de ce genre ; elle ne
contrôle pas ses lectures possibles. La phrase complète : « Je déclare (ou
prétends) que ceci est de l’art » définit les conditions de son acceptabi-
lité : « ceci » doit être perceptible selon les règles de la réception artis-
tique auxquelles il se soumet par le geste et le cadre de l’exposition. En
disant « ceci est de l’art », l’énonciateur présuppose la notion et l’exis-
tence de l’art sans lesquelles aucune redéfinition provocatrice n’a de sens.
C’est seulement dans la mesure où « ceci » n’aurait pas, jusque-la, été
considéré comme un objet artistique, que la notion d’art se trouve indi-
rectement modifiée, non pas selon sa structure mais selon son extension.
Duchamp dit donc simplement : le regard que vous avez appris à jeter
sur certains objets, selon des règles qui définissent la perception d’un objet
esthétique, je vous invite à le jeter également sur « ceci », car « ceci »
aussi est de l’art – n’est-ce pas ? Autrement dit, ne modifiez en rien votre
attente esthétique (que j’ai déjà satisfaite par des créations plus tradi-
tionnelles), mais accueillez dans la sphère de cette attente l’objet que je
96 vous propose, car lui aussi en fait partie. « En nommant art telle chose,
écrit de Duve, vous ne dites pas son sens, vous la référez à tout ce que
vous nommez art » (48).
Mais « ceci est de l’art » est une phrase qui doit être énoncée (pour
être complète), non seulement par celui qui se dit artiste, mais encore par
celui qui regarde l’objet présenté à l’appui de cette phrase. Elle a alors
un sens différent : au lieu d’une déclaration, d’une prétention ou d’un
vœu (113), il s’agit d’une acceptation, d’une reconnaissance, d’un juge-
ment esthétique (48). L’artiste qui présente quelque chose comme étant
de l’art n’est confirmé comme tel qu’à partir du moment où son geste
autoritaire, décisionniste ou idiosyncrasique, rencontre une acceptation
fondée. Il ne suffit pas qu’un ami, un parent du prétendant-artiste, ou même
un directeur de galerie en veine de spéculation disent : effectivement, j’ai
le sentiment que ceci est de l’art ; il faut encore que ce jugement fran-
chisse le seuil d’une évaluation personnelle, complaisante, momentanée
ou irréfléchie. C’est pourquoi chaque exposition, chaque publication, chaque
« première » sont des épreuves de vérité. De plus, un prétendant-artiste
qui voudrait, aujourd’hui, répéter le geste audacieux et déclarer, par exemple,
que tel porte-bouteilles, ou même un objet analogue, est une œuvre d’art,
ne ferait plus de l’art, mais serait un épigone ; il ne ferait rien voir, ne
fraierait, comme dirait Baudelaire, aucune voie nouvelle dans la mémoire.
Comme Menke-Eggers, de Duve méconnaît les conditions de l’ex-
périence esthétique, indissociable d’un jugement de reconnaissance. Ce
qui peut prétendre au titre de l’art, doit non seulement me plaire, au sens
du « plaisir » défini par Roland Barthes, que je peux expliquer sans le
faire partager, mais doit m’affecter de telle façon que je puisse faire
comprendre mon plaisir par des raisons, et ainsi le faire partager. Or, l’in-
tention de l’artiste n’est pas une raison suffisante ; elle permet d’expli-
quer sa prétention, non d’en comprendre le caractère artistique.
L’interprétation qu’Apollinaire donne en 1912 du précurseur immé-
diat du ready-made : des « objets réels » intégrés au tableau, est ici éclai-
rante : « L’art du peintre, écrit-il, n’ajouterait aucun élément pittoresque
à la vérité de ces objets 1. » Il aurait été inutile de « peindre » ce qu’il
suffit de montrer pour faire découvrir la « vérité de ces objets ». Montrés
tels quels, ils sont plus vrais, plus authentiques : « vrais comme la nature ».
Ce qui les rend « pittoresques », c’est le fait qu’ils sont « nouveaux dans 97

l’art 2 » et qu’ils créent ainsi un effet de choc : « La surprise rit sauvage-


ment dans la pureté de la lumière 3. » C’est la présentation « dans la pureté
de la lumière » – dans le médium de l’art qui confère à des objets fami-
liers la qualité d’une surprise. « Ceci » dans une présentation artistique,
c’est incongru, cela fait rire, c’est neuf et en ce sens sauvage, dans l’art
où cela n’a pas encore droit de cité. Mais ces objets, quoique nouveaux,
« apparaissent comme des éléments […] depuis longtemps déjà impré-
gnés d’humanité 4 ». Il ne s’agit pas de n’importe quel objet – ni de fleurs
séchées, ni de cailloux, ni de racines d’arbres –, mais de timbres-poste
ou d’un « morceau de toile cirée sûr laquelle est imprimée la cannelure
d’un siège 5 ». Ce sont des objets manufacturés, citadins, comme le seront
les ready-made de Duchamp. Ils sont « depuis longtemps déjà imprégnés
d’humanité », parce qu’ils font partie de notre vie quotidienne, de notre
paysage urbain, mais ils sont passés inaperçus. Leur présentation dans le
cadre de l’art, leur exposition, leur confère la dignité d’éléments signifi-
catifs, de symboles 6.

1. GUILLAUME APOLLINAIRE, Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, texte présenté et


annoté par Leroy Clinton Breunig et Jean-Claude Chevalier, Paris, Hermann, (1965) 1980, p. 76.
2. Ibid., p. 77.
3. Ibid., p. 76.
4. Ibid., p. 77.
5. Ibid., p. 76.
6. Les découvertes de Walter Benjamin dans son Livre des passages relèvent d’une démarche analogue.
Apollinaire pressent qu’il y a là un terrain fertile : « Il n’est pas possible
de deviner les possibilités, ni toutes les tendances d’un art aussi profond
et aussi minutieux. L’objet réel ou en trompe-l’œil est appelé sans doute
à jouer un rôle de plus en plus important 1. » C’est alors qu’Apollinaire
trouve une formule étonnamment spéculative qui caractérise l’enjeu de
tout l’art de Duchamp et de ses successeurs. L’objet réel, dit-il, « est le
cadre intérieur du tableau et en marque les limites profondes, de même
que le cadre en marque les limites extérieures 2 ». Dans le ready-made,
l’œuvre entière est donc un tel « cadre intérieur » qui en marque les limites
profondes; l’exposition souveraine et le choix de l’artiste sont ici les sources
du caractère artistique ; le démiurge recrée le monde en le montrant du
doigt.
98 Il ne suffit plus, aujourd’hui, de montrer tel objet en prononçant la
formule magique « ceci est de l’art ». Sans l’œuvre antérieure de Duchamp,
sans le précédent des objets réels dans l’œuvre des cubistes, et donc sans
une certaine logique de l’histoire de la peinture, l’entreprise de Duchamp
n’aurait pu réussir. Après Duchamp, la répétition de son geste ne produit
plus d’effet esthétique.
Apollinaire montre bien le problème que pose l’émancipation par rapport
à la peinture traditionnelle : c’est celui du critère d’évaluation auquel on
peut recourir lorsque l’acte créateur se réduit au choix et à l’exposition
de l’objet, et donc surtout à une certaine opération intellectuelle. En un
premier temps, Apollinaire est prêt à tous les risques : « Moi, je n’ai pas
la crainte de l’Art et je n’ai aucun préjugé touchant la matière des peintres 3. »
Il ne recule pas devant des « matières fécales » : « On peut peindre avec
ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales
ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols,
du papier peint, des journaux 4. »
Apollinaire n’ajoute aucun objet nouveau à ceux qui ont déjà été expé-
rimentés par les cubistes. Mais sa timidité plus profonde apparaît dans la

1. Id.
2. Id.
3. Ibid., p. 80.
4. Id.
phrase suivante, par laquelle il semble vouloir faire barrage à la subver-
sion de Duchamp : « Il me suffit, à moi, de voir le travail, il faut qu’on
voie le travail », répète-t-il avec insistance. Et en recourant aux raison-
nements massifs des économistes classiques, il définit son dernier critère
de la valeur artistique : « c’est par la quantité de travail fourni par l’ar-
tiste, que l’on mesure la valeur d’une œuvre d’art 1. » Par conséquent, un
ready-made, cela ne vaut pas grand-chose ; le travail de l’artiste ne se voit
guère.
Apollinaire dispose néanmoins d’un moyen pour sauver la valeur des
ready-made de Duchamp. Il a une idée très précise de la fonction sociale
de l’art : « les grands poètes et les grands artistes ont pour fonction sociale
de renouveler sans cesse l’apparence que revêt la nature aux yeux des
hommes 2. » L’art le plus énergique crée le « type » d’une époque, celui 99

qui s’imposera à la postérité 3, mais que les contemporains ont d’abord


du mal à admettre. Marcel Duchamp est selon Apollinaire un de ces artistes
énergiques qui ont toutes les chances de marquer l’époque par le type
qu’ils créent : comme celui de Picasso, son art dégage « des formes et
des couleurs collectives dont la perception n’est pas encore devenue
notion 4 ». Mais la prophétie d’Apollinaire est encore plus précise : « Cet
art peut produire des œuvres d’une force dont on n’a pas idée. Il se peut
même qu’il joue un rôle social 5. » L’imagination du poète semble ici
s’abandonner à la théorie naïve raillée par de Duve : « Il sera peut-être
réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoc-
cupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’Art et le Peuple 6. »
Mais la phrase d’Apollinaire est assez ambiguë pour rester prophétique.
L’absence de « préoccupations esthétiques » annonce le bouleversement
du concept traditionnel de l’art ; l’accent mis sur l’« énergie » renvoie au
travail subversif de l’artiste et la réconciliation entre « l’Art et le Peuple »

1. Id.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 64.
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid., p. 111.
6. Id.
peut être comprise en un sens ironique, si l’on tient compte de l’exemple
de l’aéroplane, ready-made avant la lettre, qu’Apollinaire vient de citer,
un peu plus haut. Il entrevoit un art fonctionnaliste, « tout chargé d’hu-
manité, d’efforts millénaires, d’art nécessaire 1 ». Celui de Duchamp en
donnera la version ironique, à travers le machinisme humain du Grand
verre, à travers ses formes utilitaires et mécaniques, détournées de leurs
fonctions.
Pour Thierry de Duve, au contraire, le jugement esthétique ne dispose
plus d’aucun critère, depuis que l’art n’est plus un nom propre et ne peut
plus s’appuyer sur des critères conventionnels. Le jugement, selon lui,
relève désormais de la seule « jurisprudence » de chacun, puisque – dans
le meilleur des cas – elle ne crée que des précédents (50 sq). Cela dit,
100 l’idée d’art que chacun se fait n’est pas, en règle générale, « souveraine-
ment subjective » ; non pas parce qu’une telle subjectivité serait esthéti-
quement inadéquate, mais au contraire parce qu’elle est conditionnée et
ne relève pas d’elle-même : « Votre idée d’art est faite en majeure partie
d’habitus esthétiques, de valeurs culturelles incorporées et d’idées reçues.
Ce n’est que lorsque vous la confrontez au sentiment bouleversant de la
chose radicalement inattendue que vous en assumez la juridiction. Elle
est alors l’idée régulatrice de votre jugement » (50), – mais seulement du
vôtre. En effet « l’expérience esthétique ne se transmet pas, elle n’est pas
intersubjective » (53).
Du même coup, la critique d’art devient un exercice idiosyncrasique
ou autoritaire : il n’y a pas d’arguments qui puissent amener autrui à éprouver
des sentiments analogues (ou à interpréter ses sentiments de façon analogue).
Contrairement à ce que Kant entendait par le concept de sentiment (du
beau et du sublime), Thierry de Duve rejoint Jean-François Lyotard pour
faire du sentiment (non conditionné) une expérience solipsiste. L’objet
d’art est ainsi vidé de ses déterminations ; à la limite, on peut en dire ce
que l’on veut, ou : « n’importe quoi », de la même façon que l’artiste
peut faire « n’importe quoi (107 sq) : « l’Idée régulatrice de l’art moderne
et contemporain, après Dada, c’est le n’importe quoi » (142). De Duve

1. Id.
ne définit ainsi que l’absence de conditionnement préalable – une condi-
tion négative –, non ce qui constitue le travail de l’artiste : créer, à partir
de cette négativité, une nécessité sans laquelle le mot d’art n’a plus de
sens. De Duve n’a, pour exprimer cette nécessité, que le concept passe-
partout d’idée régulatrice : « fais n’importe quoi de sorte que ce soit nommé
art. Mais fais-le aussi de sorte qu’à travers ce que tu auras fait […] tu
fasses sentir que cette chose quelconque t’est imposée par une idée qui
est sa règle » (141). Plus précisément, le critique (ou le profane) ne peut
pas dire « ceci est beau », « ceci est sublime », « ceci est une œuvre
(réussie) », « ceci est de l’art », en parlant de sa propre expérience intrans-
missible – sans se contredire. Les mots beau, sublime, œuvre, art, sont
indissociables d’une idée d’expérience partagée. En prononçant ces mots
et ces phrases, nous prétendons qu’ils sont valables pour tous (Critique 101

de la faculté de juger, § 6 sq). Dire que je trouve ceci beau, que ceci est
de l’art, c’est susciter l’adhésion ou la contradiction.
Dans un commentaire du concept de sensus communis, tel qu’il appa-
raît dans la Critique de la faculté de juger, Jean-François Lyotard a décons-
truit cette idée de partage, en invoquant, d’une part, « toutes les illusions
ou les crimes politiques qui ont pu venir se nourrir de ce prétendu partage
immédiat des sentiments 1 » et, de l’autre, le fait que Kant fonde son idée
du sens commun sur une Idée : « Ce sensus n’est pas un sens, et le senti-
ment qui est censé l’affecter (comme un sens peut l’être), n’est pas commun,
mais seulement communicable en principe 2. » C’est bien ce que dit Kant :
le sentiment esthétique « est communicable universellement et cela sans
la médiation des concepts 3 ».
Ce qui manque à Kant et qui le conduit à penser le sens commun
esthétique à la fois en termes d’« immédiateté » et en termes de commu-
nication et de « comparaison » des jugements, c’est une philosophie du
langage et une herméneutique qui lui auraient permis d’expliciter ce que

1. JEAN-FRANÇOIS LYOTARD, « Sensus communis », in Le Cahier du Collège International de


Philosophie, n° 3, mars 1987, p. 86.
2. Ibid., p. 87.
3. EMMANUEL KANT, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1984,
p. 126.
veut dire « communiquer universellement sans la médiation des concepts ».
En l’absence de concepts au sens rigoureux de la science, il est néan-
moins possible d’argumenter. En limitant l’argumentation à la science,
Lyotard ne fait qu’accentuer l’irrationalité du concept kantien de senti-
ment. Du même coup, il perd de vue ce que Kant se proposait de faire :
expliciter et reconstruire ce que nous faisons lorsque nous formulons un
jugement esthétique. Si la reconstruction kantienne de ce type de juge-
ment est insuffisante, cela n’enlève pas aux concepts de beau ou d’art
leur prétention à l’universalité. Il faut donc reconstruire autrement les condi-
tions de possibilité et les implications de ces jugements.
La motivation de Lyotard et de de Duve est évidente, lorsque Jean-
François Lyotard évoque les « crimes politiques » dus au « prétendu partage
immédiat des sentiments », ou lorsque Thierry de Duve écrit : « Il faut
sans doute abandonner l’espérance en l’émancipation qu’ont véhiculée les
avant-gardes mais non le respect rétrospectif de cette espérance. » (61).
C’est pour avoir trop investi l’art d’avant-garde d’une mission politique,
créatrice d’un « partage immédiat des sentiments », que Lyotard et de
Duve abandonnent aujourd’hui – devant les déceptions infligées par l’his-
toire – toute notion intersubjective du jugement esthétique. Cela dit, un
jugement esthétique qui ne peut pas être argumenté n’est plus un juge-
ment mais un décret ou un vœu, une expression de soi qui s’explique
mais qui ne se comprend pas : volonté de puissance, mais non prétention
à la validité critiquable. Lyotard et de Duve ne reconstruisent pas nos (leurs)
jugements esthétiques. Ils passent du volontarisme politique d’une certaine
avant-garde au décisionnisme d’une esthétique solipsiste. Privé de sa fonc-
tion politique, l’art ne semble plus avoir aucune fonction, pas même celle
de donner un statut public à ce qui est exclu, oublié, refoulé par les discours
établis et de modifier ainsi la constitution des sujets sociaux. C’est cette
même fonction de la subversion esthétique qu’exclut aussi la théorie de
Menke-Eggers, qui réagit peut-être, lui aussi, à un sur-investissement poli-
tique des effets de l’art, tel qu’il était de mise dans les années 1970.
Critique, n° 514, mars 1990, p. 179-193

6. L’ŒUVRE D’ART ET SES DOUBLES 103

ARTHUR C. DANTO, La Transfiguration du banal. Une philosophie


de l’art, trad. Claude Hary-Schaeffer, préface de Jean-Marie Schaeffer,
Paris, Le Seuil, 1989, 328 p.

Depuis Marcel Duchamp, le monde de l’art a été envahi par toutes sortes
d’objets que rien ne distingue de leurs répliques dans la réalité profane.
Sous le nom de Fountain, affublé d’une signature fantaisiste, l’urinoir a
fait irruption dans la sphère de l’art, entouré d’une ironie qui le transfi-
gure, la contestation dadaïste de l’art accédant au rang d’exercice artis-
tique. L’objet choque et provoque en vertu de ce qu’il évoque d’inesthétique,
de laid et de dégoûtant, mais le dégoût est encore une sensation forte,
d’ordre « esthétique ». Roue de bicyclette est un objet incongru, composé
de la roue et d’un tabouret sur lequel elle est montée. Là encore, deux
objets quotidiens sont arrachés au contexte de leur usage, mais c’est leur
combinaison qui étonne, les objets en eux-mêmes, banals, n’ayant rien
de choquant. La roue est assise sur le tabouret, rendant l’une et l’autre
inutilisables. Comme dans le cas de l’urinoir, la position renversée produit
un effet de vertige. Vus de cette façon, ces objets ne sont plus ce que sont
leurs doubles fabriqués en série. La pelle à neige, quant à elle, n’est ni
renversée ni montée sur autre chose ; seul son titre la rend étrange : In
Advance of the Broken Arm. Les ready-made de Duchamp renvoient toujours
à une activité dont l’absence ou l’impossibilité crée une distance, fait voir
ce qui disparaît dans l’usage 1. Spirituel et sournois, le non-art de Duchamp
est d’un grand raffinement.
Les Boîtes Brillo d’Andy Warhol ne doivent leur étrangeté qu’à une
abstraction une fois de plus radicalisée ; ni renversement, ni montage, ni
titre fantaisiste. Mais cet objet est lui aussi arraché à l’invisibilité de l’usage
quotidien. Il s’agit de cartons d’emballage, réalisés en contre-plaqué et
présentés dans une position bizarre.
La rencontre de ces objets est l’expérience archétypique de Danto en
matière de théorie esthétique. Lui-même peintre avant de devenir l’un
des principaux représentants de la philosophie analytique, il subit là un
choc dont vibre encore tout son livre : « Je me rappelle fort bien l’état d’in-
104 toxication philosophique – persistant malgré la répugnance esthétique –
dans lequel je me trouvais après avoir visité son exposition de 1964 à la
Stable Gallery, au 33 East sur la 74e rue : il y avait empilé des fac-similés
de cartons Brillo, comme si la galerie servait d’entrepôt pour des surplus
de tampons à récurer » (23 2). Comment de tels objets peuvent-ils faire
partie de la sphère de l’art ? Cette question, sur laquelle Danto fonde tout
son ouvrage, est cruciale, car si cela est possible, « toute définition de
l’art doit rendre compte des boîtes Brillo », ce qui veut dire du même
coup « qu’une telle définition ne saurait être fondée sur une inspection
directe des œuvres » (24), car rien, à première vue, ne distingue les cartons
Brillo de l’œuvre d’art signée Warhol.

1. Une philosophie de l’histoire

Sous le choc de cette rencontre, La Transfiguration du banal est une longue


enquête sur l’identité artistique de certains objets. Comme le souligne

1. Cf. ARTHUR C. DANTO, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University
Press, 1986, p. 31. [Ouvrage également traduit depuis par Claude Hary-Schaeffer : L’Assujettissement
philosophique de l’art, Paris, Le Seuil, 1993 (ici, p. 53-54). (N.D.É.)]
2. « L’artiste Pop reproduit laborieusement à la main des objets de fabrication mécanique » « inver-
sion folle de la stratégie de Picasso »(ARTHUR C. DANTO, « Le Monde de l’art » (1964), in DANIELLE
LORIES (s.l.d.), Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Méridien-Klincksieck,
p. 193). Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de La Transfiguration du banal.
Jean-Marie Schaeffer dans sa préface, Danto n’accepte pas l’idée du carac-
tère indéfinissable de l’art, telle qu’elle est défendue par l’école de
Wittgenstein. À travers une série d’expériences de pensée et de digres-
sions, de réfutations de conceptions traditionnelles, de suspens et de décep-
tions, l’ouvrage nous conduit à la définition philosophique de l’art qui
est l’objet de l’enquête. « Depuis le début de cette recherche, lit-on au
beau milieu du livre, je suis hanté par des paires d’entités dont l’une seule-
ment est une œuvre d’art » (155).
Dès le premier chapitre, Danto ne cesse de construire des œuvres imagi-
naires possédant des répliques indiscernables, simples objets ou d’autres
œuvres, ayant des statuts et des significations très différents. Il y a là d’abord
ce carré rouge imaginé par Kierkegaard et intitulé La Traversée de la mer
Rouge par les Hébreux, la mer s’étant refermée sur les Égyptiens ; un 105

tableau rigoureusement identique est dû à un portraitiste danois : L’État


d’âme de Kierkegaard ; un paysagiste moscovite a peint de la même façon
un Red Square, carré rouge représentant la Place Rouge ; suivent, sous le
même titre, une œuvre minimaliste d’art géométrique, puis un tableau
métaphysique, Nirvana, une Nappe rouge due à un « disciple aigri de
Matisse », un fond préparé par Giorgione, toujours du même rouge, enfin
l’anti-œuvre de J., « jeune artiste renfrogné, aux convictions égalitaires.
Bouillonnant d’une sorte de rage politique, J. peint une œuvre qui ressemble
à mon simple rectangle de peinture rouge » et insiste pour que cette œuvre
d’art soit incluse dans l’exposition ; Danto l’accepte « volontiers » : « Ce
n’est pas une de ses meilleures œuvres, mais je l’accroche quand même.
Je lui dis que je la trouve un peu vide, ce qu’elle est en effet, comparée à la
richesse narrative de La Traversée de la mer Rouge par les Hébreux » (31).
L’ironie de Danto, figure rhétorique dont il ne contrôle pas totalement
les effets, est l’un des aspects les plus révélateurs de son livre. Elle trahit
une relation ambiguë à la modernité. Danto n’admire guère la peinture
des avant-gardes américaines depuis les années 1960, celles qui ne font
que produire des répliques de certains objets réels. Lorsque l’auteur imagine
diverses œuvres – un roman, une sculpture, une partition musicale – sous
le même titre Métropolis 80, le support matériel étant chaque fois le même
annuaire téléphonique de Manhattan (220 sq), l’ironie devient lassante à
force de caricaturer les expériences des avant-gardes en ce qu’elles ont
de plus stéréotypé. Néanmoins, Danto est convaincu du caractère authen-
tiquement artistique de ces créations, tout comme du lit – le sien – que
J. expose comme tel, et le livre s’efforce de leur apporter une légitima-
tion philosophique. En fin de compte, cette tension entre la reconnais-
sance et le mépris ne peut être résolue que par une rupture spectaculaire
avec les principes de la philosophie analytique : par une philosophie de
l’histoire d’inspiration hégélienne – que Danto avait commencé par criti-
quer dans son Analytical Philosophy of History (1965). Le grand art appar-
tient au passé, aux époques au cours desquelles l’art cherchait son essence;
or, cette essence ayant été trouvée, l’art moderne est « la conscience-de-
soi-de-l’art » (107) : « Je pense, écrit Danto dès l’introduction de son
livre, qu’avec les boîtes Brillo toutes les possibilités de l’art ont été réali-
106 sées, et que donc, d’une certaine manière, l’histoire de l’art est finie 1.
Elle ne s’est pas arrêtée, mais elle est terminée, en ce sens qu’elle a pris
conscience d’elle-même et est devenue, d’une certaine manière, sa propre
philosophie : c’est-à-dire que l’art se trouve dans l’état prédit par Hegel
dans sa philosophie de l’histoire. […] Soudain, dans l’art avancé des années
1960 et 1970, l’art et la philosophie étaient prêts l’un pour l’autre. Soudain,
en fait, ils avaient besoin l’un de l’autre pour réussir à se distinguer entre
eux » (25).
Dans un chapitre intitulé « Philosophie et art », Danto tente de justi-
fier cette thèse – qu’il n’est pas seul à défendre (voir Adorno, Théorie
esthétique) – par l’idée d’une origine commune de l’art et de la philoso-
phie (137sq). La philosophie présuppose que la société possède un concept
post-magique de réalité ; or, « la valeur philosophique de l’art réside dans
le fait historique qu’en émergeant il faisait du même coup accéder le concept
de réalité à la conscience des hommes » (143). Semblables aux mots, les
œuvres d’art sont « à propos de quelque chose », et, comme les œuvres
« se situent à la même distance philosophique de la réalité que les mots
et que, par conséquent, elles positionnent celui qui les voit comme œuvres
d’art à une distance comparable, comme, par ailleurs, cette distance couvre

1. Voir aussi ARTHUR C. DANTO, « Approaching the End of Art », in The State of the Art, New
York, Prentice Hall Press, 1987, p. 202-218.
l’espace dans lequel les philosophes ont depuis toujours travaillé, il est
tout à fait normal que l’art ait une pertinence philosophique) » (143).
Contrairement à Adorno, cependant, Danto ne souligne pas suffisamment
la différence irréductible entre l’art et philosophie, en vertu de laquelle
ils appartiennent à des sphères tout à fait différentes; c’est ce qui le conduit
à annoncer leur confusion à l’époque contemporaine.
Origine commune, évolution vers une conscience de soi philosophique,
fin de l’histoire de l’art, telles sont donc les étapes au terme desquelles
on découvre Andy Warhol et son interprète. Une philosophie de l’art capable
de rendre compte des Boîtes Brillo doit disposer d’un concept d’art éman-
cipé de la perception, dans la mesure où celle-ci est incapable de distin-
guer entre les boîtes de Warhol et leur réplique banale. « Aucun examen
sensoriel ne m’indiquera qu’un objet donné est une œuvre d’art, puisque 107

chacune de ses qualités peut avoir un équivalent dans un objet qui n’est
pas une œuvre d’art » (167).
Danto se rend bien compte du danger que comporte une telle
approche, celui d’adopter un point de vue narcissiquement fixé sur l’ac-
tualité la plus immédiate, et de reconstruire l’histoire en fonction d’un
« terme » qui apparaîtra rapidement comme un moment transitoire. « Bien
entendu, écrit-il, toutes les œuvres d’art ne naissent pas à partir d’une
réplique non artistique et celles qui ont une telle origine peuvent presque
toujours être qualifiées de modernistes ». (234 sq). Néanmoins, ce scru-
pule est vite écarté, et Danto persiste à penser que les œuvres modernes
ne font que révéler un principe esthétique qui régit l’ensemble de la créa-
tion artistique. Comme Hamlet, l’œuvre de Warhol « est un miroir qui
se propose de piéger la conscience de nos rois » (322).

2. Les doubles

Si le degré zéro de l’art, atteint par les Boîtes Brillo, en révèle l’essence,
il est clair que la détermination de leur caractère artistique doit fournir
une clé pour la compréhension des grandes œuvres du passé. En un premier
temps, Danto s’efforce donc de répondre à la question des doubles dont
il a commencé par inventer toute une collection. Est-il vrai, pour les œuvres
du passé, que les qualités perceptibles ne sont pas constitutives de la signi-
fication artistique ? « Il s’agit de savoir si les considérations esthétiques
appartiennent à la définition de l’art. S’il s’avérait que cela n’est pas le
cas, elles seraient simplement associées au concept d’art sans être perti-
nentes pour sa logique interne » (156). Par « esthétique », Danto entend
des qualités purement sensorielles. C’est un fait que Fountain de Marcel
Duchamp n’est pas une œuvre d’art en vertu de ses « surfaces brillantes »
et de ses « reflets profonds » (159) ; sinon, tous les urinoirs de la même
série le seraient tout autant. Mais en est-il de même pour une œuvre de
la peinture classique, pour un tableau impressionniste ou pour un expres-
sionniste abstrait ? Là encore, Danto maintiendrait son théorème de la
copie exacte. L’une de ses expériences de pensée consiste à imaginer qu’un
tableau parfaitement identique au Cavalier polonais de Rembrandt « n’a
108 pas été peint, mais obtenu en déversant une grande quantité de couleur
dans une centrifugeuse, couleur qui a éclaboussé la toile après qu’on eut
mis la machine en marche, juste pour voir ce qui se passerait » (72). Danto
admettrait sans doute que la probabilité d’une telle identité est réduite,
mais ce n’est pas là sa question. Il se demande plutôt : comment identi-
fierions-nous l’œuvre d’art, si cela était possible ?
Car Danto n’admet pas l’équivalence entre le Rembrandt et les écla-
boussures miraculeuses. On peut néanmoins se demander si de tels exemples
réfutent réellement la théorie de la perception esthétique. Par la radicalité
avec laquelle Danto neutralise l’aspect matériel de l’œuvre d’art, il rappelle
certaines tendances de l’idéalisme allemand. Comme lui, Schelling et Hegel
avaient abandonné le terme d’« esthétique » pour ne plus l’employer que
dans un sens conventionnel ou pour parler de « philosophie de l’art ».
Comme Hegel encore, Danto voit l’art se rapprocher de la philosophie et
y disparaître; comme lui, et sans doute pour des raisons analogues, il annonce
la fin de l’histoire de l’art. Mais le rejet de la perception comme critère de
l’art, en matière d’arts plastiques, est-il vraiment justifié?
L’un de ceux dont Danto s’inspire le plus, Nelson Goodman 1, avait
contesté l’idée d’une indiscernabilité entre un original et un faux. Le fait

1. La traduction française de ses Languages of Art (Indianapolis, Hackett Publishing C°, 2e éd.,
1976) est annoncée aux éditions Jacqueline Chambon dans la collection « Rayon Art ». [NELSON
GOODMAN, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, présentation et trad.
Jacques Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990. (N.D.É.)]
de savoir que l’un des objets est une contrefaçon lui semble suffire pour
nous amener à supposer qu’il existe une différence perceptible que nous
pouvons apprendre à discerner, de la même façon dont nous apprenons
à distinguer des jumeaux. Mais, surtout, l’argument de Goodman consiste
à soutenir que nous ne saurions jamais prouver qu’une différenciation par
la perception est par principe impossible. Tels les faux Vermeer de Van
Meegeren, « des objets qui nous paraissent indiscernables aujourd’hui
pourront demain se révéler si différents l’un de l’autre que rétrospecti-
vement on se demandera avec étonnement comment on a pu les
confondre » (Danto, 87; Goodman, 102 1). Selon Danto, la différence entre
un original et une copie n’est pas forcément de l’ordre du perceptible.
« On serait plutôt tenté de penser que le fait qu’un objet soit une contre-
façon est en relation avec son histoire, […] or les objets ne portent pas 109

leur histoire inscrite sur leurs surfaces » (89). Goodman dit la même chose 2,
mais il persiste à penser que la distinction doit être perçue pour avoir une
signification « esthétique » au sens large, dépassant la dimension de la
perception.
Danto n’est pas conséquent : ou bien il existe une différence percep-
tible, ou bien il faut abandonner, du point de vue de la philosophie de
l’art, la distinction entre l’original et le faux. Car devant deux objets tota-
lement indiscernables, une raison autre que perceptive ne peut guère nous
amener à éprouver autre chose devant « l’original » et devant la « contre-
façon » qui se confondent à nos yeux, même si nous savons que l’un des
deux objets est faux. Certaines œuvres de Duchamp, aujourd’hui présen-
tées comme des originaux, sont des répliques fabriquées par l’artiste ou
reconstituées par d’autres, l’identité n’ayant guère d’importance dans ces
cas. Danto écrit par ailleurs : « Quel que soit le style de l’œuvre originale,
sa reproduction sera logiquement dépourvue de style – elle pourra peut-
être exhiber un style, mais elle n’en possédera pas –, puisqu’elle doit son
existence à une formule » (315 sq). Or, si les deux œuvres sont indiscer-
nables et ne portent pas leur histoire inscrite sur leur surface, laquelle sera
dépourvue de style ? « Logiquement », Danto a raison, mais il n’y a aucun

1. [p. 137-138 de la traduction française. (N.D.É.)]


2. NELSON GOODMAN, Langages of Art, op. cit., p. 122. [p. 155-156 de la trad. franç. (N.D.É.)]
moyen de faire triompher cette logique s’il n’existe aucune différence
perceptible.
Danto veut disqualifier le critère de la perception en matière d’art,
tout en maintenant l’autorité et l’aura de l’original vis-a-vis de ses repro-
ductions. Or, dans certains cas, il n’existe pas de différence matérielle
entre l’original et ses répliques « banales », par exemple lorsqu’un objet
fabriqué en série est exposé comme œuvre d’art. Seule « l’idée » peut
alors posséder un style et une autorité, l’objet étant interchangeable. – On
verra que des problèmes analogues se posent pour la théorie que Danto
développe à propos de l’intentionnalité de l’œuvre d’art.
D’une façon générale, le problème des doubles, lancé par Goodman,
semble occuper une place démesurée dans la réflexion de Danto. Contre-
110 façon ou non, en peinture la couleur perceptible reste un facteur primor-
dial de l’expérience artistique, y compris pour sa signification. Danto semble
confondre les conditions minimales de l’art – la possibilité que dans certaines
œuvres les qualités perceptibles ne jouent aucun rôle sans que pour autant
elles cessent d’être des œuvres – avec son essence. Plus sagement, Goodman
parle de « symptômes de l’art », tous n’étant pas nécessaires pour consti-
tuer une œuvre ; de toute façon, en littérature et en musique, la structure
« allographe » change totalement le problème des doubles, malgré l’exemple
de « Pierre Ménard », emprunté à Borges. Une chose est de rendre compte
de Duchamp et de Warhol, une autre d’en faire une clé de toute l’histoire
de l’art. Que les qualités perceptibles n’assurent pas l’identité de l’œuvre
ne dit rien sur l’importance qu’elles ont dans chaque cas pour sa qualité.
Sous le prétexte de dénoncer un fétichisme de l’apparence et de la matière,
Danto écarte les valeurs sensibles et sensuelles de l’œuvre d’art, au profit
de la seule signification métaphorique, considérée comme le point commun
des arts. Or, vue sous cet angle, la question de l’identité n’est qu’un problème
de valeur marchande. Un faux non identifiable a du style, dans la mesure
où il impressionne notre perception – notre seule voie d’accès à l’œuvre
comme telle – de la même façon que l’original. Un aveugle n’a d’accès
direct ni aux qualités perceptibles de l’œuvre, ni à ses qualités métapho-
riques. Chez Goodman, il s’agissait encore de différences « esthétiques »
au sens large ; chez Danto, l’« esthétique », au sens étroit du perceptible,
est ramené à une face secondaire de la signification profonde.
Danto ne tient pas compte de l’arrière-plan de la question des doubles
depuis Marcel Duchamp. Avant lui, le problème des répliques indiscer-
nables ne se posait guère qu’en termes de contrefaçons, et donc de valeur
marchande par rapport à l’autorité de l’original. Un artiste qui créait plusieurs
versions d’une même œuvre ne s’efforçait guère de les rendre indiscer-
nables, bien au contraire. Le phénomène du double ne doit son effet de
vertige qu’à la définition immémoriale de l’œuvre comme individu, entité
unique, magique, divine ou géniale. Les productions désindividualisées
des avant-gardes tirent une part de leur force subversive du fait qu’elles
rompent avec cette exigence, pour défier les contraintes croissantes du
marché de l’art. L’exigence d’unicité n’est donc nullement « dépassée »
par ces expériences ; bien au contraire, c’est par rapport à elle que se
comprend sa négation. D’où le lien étroit entre ces productions désindi- 111

vidualisées et leur mise en scène qui assume l’autorité et l’authenticité


de l’œuvre. Si cela est vrai, le problème du double ne se pose pas dans
les mêmes termes pour la peinture classique, ni, par conséquent, le problème
de la négation de l’aspect perceptible. Le mérite de Danto – et il n’est
pas négligeable – est d’avoir identifié les qualités par lesquelles une œuvre,
indiscernable par la perception d’un objet qui n’en est pas une, peut néan-
moins faire partie de l’art. Danto renonce aux « symptômes » dégagés
par Goodman, pour ériger l’interprétation en ultime critère « esthétique ».

3. Interprétation et intention

Si deux objets sont indiscernables par la perception, celui qui est supposé
être une œuvre d’art ne peut être différencié de l’objet pur et simple que
par une interprétation qui le constitue en œuvre. Mais une telle interpré-
tation n’est pas arbitraire; elle repose sur un savoir préalable : « Les qualités
esthétiques de l’œuvre dépendent aussi de leur identité historique, de sorte
que, à la lumière de ce qu’on apprend sur une œuvre donnée, on peut être
amené à réviser complètement le jugement qu’on a porté sur elle » (185).
Selon Danto, l’interprétation établit un rapport entre l’œuvre d’art et sa
réplique matérielle, rapport qui transforme ou plutôt « transfigure » l’objet,
en lui conférant un sens second, indépendant de sa réalité perceptible.
Danto cite l’exemple de la Chute d’Icare de Bruegel : « dès qu’on a iden-
tifié les jambes comme étant celles d’Icare, c’est tout le tableau qui change
de signification » (191). L’interprétation du tableau dépend donc, dans
ce cas, de la transmission de son titre. Cela n’est pas le cas de tous les
tableaux. Pour beaucoup d’entre eux, il n’existe qu’un titre conventionnel
qui n’aide guère à l’interpréter ; c’est le cas de la Joconde, de La Tempête,
ou encore de nombreux paysages. Inversement, le titre de La Chute d’Icare
serait insignifiant, voire mystificateur, sans son complément visible, les
jambes sortant de la mer (193).
Le titre, selon Danto, est « une directive pour l’interprétation » (195),
ni plus, ni moins. En principe, plusieurs interprétations sont toujours possibles,
chacune d’entre elles procédant d’une structuration différente des données,
chacune reposant sur une autre théorie quant au sujet de l’œuvre. Et, pour
112 justifier une interprétation, il faut passer par des opérations d’identifica-
tion, par exemple en attribuant les jambes à Icare (196). En interprétant
les éléments de l’œuvre, on les fait passer du domaine des simples objets
à celui de la signification (203). L’interprétation est donc constituante, à
tel point que l’objet n’est pas une œuvre avant cet acte qui équivaut à un
baptême (204). Cet acte se fonde sur le « est » transfigurant et magique
de l’identification artistique : ces jambes sont celles d’Icare, identification
qui permet de structurer l’ensemble des éléments du tableau. Il reste que
le tableau, à la différence des ustensiles détournés par les avant-gardes,
n’est pas le double d’un objet pur et simple, mais déjà une structure symbo-
lique. Danto établit ici un parallèle peu justifié entre ces répliques d’ob-
jets ordinaires et toute œuvre considérée en sa matérialité de chose.
Pour qu’une interprétation soit pertinente, il faut qu’elle soit plausible :
« l’œuvre qu’on construit à travers l’interprétation doit être telle que l’ar-
tiste qui est supposé l’avoir créée aurait pu vouloir qu’elle fût interprétée,
ceci en accord avec les concepts dont lui et son époque pouvaient disposer »
(210). Danto pense donc que l’interprétation doit respecter les limites de
la connaissance qui sont celles de l’époque du peintre : « on voit mal ce
qui pourrait déterminer ce qu’est une bonne ou une mauvaise interpréta-
tion si ce n’est la référence à ce qui a pu ou n’a pas pu être l’intention de
l’artiste » (210).
La formulation est prudente : il s’agit moins de prétendre accéder à
l’intention de l’artiste, qu’aux limites historiques de son savoir possible.
Il reste que, dans ce cadre, de multiples lectures sont toujours imaginables.
Danto aurait pu se passer d’un tel recours à une intention souvent inac-
cessible, s’il avait abandonné la conception monologique de l’interpré-
tation. Comme dans tout débat, la pertinence des arguments critiques à
propos d’une œuvre dépend à la fois de leur compatibilité avec les « faits »
qu’il s’agit d’interpréter, et de leur capacité à convaincre un auditoire
universel. Dans la situation monologique, seul l’horizon du savoir histo-
rique constitue un critère pour la validité de l’interprétation,non la logique
interne d’une lecture qui peut s’écarter de ce que nous croyions avoir
établi à propos d’un tel savoir, mais qui résiste à l’épreuve d’une confron-
tation entre différentes interprétations.
Dans un texte ultérieur – polémique à la fois à l’égard de toutes les
herméneutiques radicales qui font l’impasse sur l’intention de l’auteur, 113

et à l’égard du refus de l’interprétation chez Susan Sontag, Danto écrit


plus simplement : « Je crois que nous ne pouvons pas nous tromper du
tout au tout si nous supposons que l’interprétation correcte d’un objet-
comme-œuvre-d’art est celle qui coïncide le plus étroitement avec l’in-
terprétation de l’artiste lui-même 1 » (5). Dans de nombreux cas,
cependant, celle-ci n’est pas disponible. Dans d’autres cas, elle est insuf-
fisante, le talent d’interprète de l’artiste restant en deçà de son talent de
créateur. En effet, Danto ne distingue pas entre ces deux dimensions : il
ne distingue pas non plus entre la signification d’une œuvre et l’activité
qui consiste à la créer et qui est davantage de l’ordre du savoir-faire que
d’un savoir 2. Danto admet que l’intention peut être « inconsciente », « sans
que cela change en rien les relations conceptuelles entre l’art et son inten-
tionnalité » (276), mais cette concession ne modifie pas la nature pure-
ment cognitive de l’intention.
Dans le cadre de sa théorie de la métaphore, Danto admet qu’« aucune
paraphrase ni aucun résumé d’une œuvre d’art ne saurait exercer la même

1. ARTHUR C. DANTO, The Philosophical Disenfranchisement of Art, op. cit., p. 44. [p. 64-65
de la trad. franç. (N.D.É.)]
2. Cf. ALBRECHT WELLMER, « Dialectique de la modernité et de la postmodernité », trad. Michèle
et Alain Lhomme, in Les Cahiers de philosophie, n° 5, printemps 1988, p. 117. Chez Danto, le
« savoir-faire » n’a que le statut traditionnel d’une maîtrise technique (312) et n’affecte pas l’in-
terprétation elle-même
emprise que l’œuvre elle-même sur l’esprit du récepteur qui participe à
sa constitution » ; car « c’est plutôt la puissance de l’œuvre qui est impli-
quée dans la métaphore, et la puissance est quelque chose qui doit être
senti (273). Reste à savoir quelle est l’incidence de la « puissance » sur
la signification. Dans la mesure où Danto ne voit là aucune interférence,
le sentiment ne se situe que du côté du récepteur, en s’ajoutant, comme
chez Kant, à une « réaction cognitive » (274) qu’il complète ; en revanche,
l’artiste semble maîtriser la signification et la puissance de la métaphore,
au point de contrôler les lectures adéquates qu’il est possible de faire de
son œuvre. Suivant la logique de l’intentionnalisme, toute réaction à une
œuvre est ainsi conçue comme une « référence implicite au fait que quel-
qu’un essaie de vous influencer rhétoriquement » (275), ce qui n’est sans
114 doute vrai que pour les œuvres médiocres dont les intentions ne sont pas
objectivées.
À travers le critère de l’intention attribuable à l’artiste dans le cadre
de son savoir, Danto impose des limites étroites à la variation des inter-
prétations au cours de l’histoire. Or, qu’il le veuille ou non, depuis leur
création, chaque époque a son Œdipe, son Antigone, son Hamlet, très
différents l’un de l’autre. Échaudé par les « contorsions herméneutiques »
de certains contemporains 1, Danto ne voit pas la légitimité des interpré-
tations parfois anachroniques (mais non irrationnelles), parce qu’il a de
la signification artistique une conception trop étroitement intentionnaliste
et cognitiviste. Selon lui, toute œuvre renvoie à une théorie déterminée :
« On ne peut voir quelque chose comme une œuvre d’art que dans l’at-
mosphère d’une théorie artistique et d’un savoir concernant l’histoire de
l’art » (217). Assurément, sans la connaissance des théories répandues
parmi les avant-gardes new-yorkaises et de leurs antécédents, les Boîtes
Brillo de Warhol ne peuvent guère être « perçues » comme une œuvre
d’art. Mais inversement, une telle théorie ne peut pas non plus contrôler
les significations qu’un autre contexte de création artistique et de vie histo-
rique peut attribuer à ces mêmes œuvres. Comme chez Hegel, c’est une

1. Cf. ARTHUR C. DANTO, « Philosophy as/and/of Literature » (1983), in The Philosophical


Disenfranchisement of Art, op. cit., p. 148. [p. 172-173 de la trad. franç. (N.D.É.)]
surcharge cognitive de l’art qui conduit au diagnostic de sa coïncidence
avec la philosophie et de la fin de l’histoire de l’art. Si l’on abandonne
l’idée selon laquelle l’intention et la théorie contrôlent entièrement la signi-
fication de l’œuvre, l’histoire de l’art reste ouverte.
D’une façon analogue, Danto – comme avant lui Nelson Goodman –
minimise le rôle de l’évaluation en esthétique. Bien qu’il observe inci-
demment, à propos du langage descriptif, que « nous ne pouvons pas
caractériser une œuvre d’art sans en même temps l’évaluer » (249), le
primat de l’approche cognitive le pousse à maintenir le statut subordonné
de l’« appréciation » par rapport à l’« interprétation », et donc de l’exi-
gence esthétique au sens large par rapport à l’exigence cognitive. Danto
écrit (218) que « la question de savoir quand un objet est une œuvre d’art
est la même que celle de savoir quand une interprétation d’un objet est 115

une interprétation artistique ». Il ne semble pas, néanmoins, qu’il ait ré-


pondu à cette dernière question.
On pourrait construire un exemple comparable à ceux imaginés par
Danto. Selon lui, les œuvres d’art, à la différence des « simples objets »,
s’interprètent (188). Mais les discours et les narrations non artistiques
s’interprètent eux aussi. Imaginons que nous allons au cinéma, afin de
voir, par exemple, la version originale de King Kong. Nous arrivons en
retard, nous apercevons des images en noir et blanc, un bateau, la mer,
des îles. Nous ne sommes pas sûrs s’ils s’agit du film ou encore du docu-
mentaire relatant un voyage en Polynésie. Nous essayons d’interpréter
les images qui se succèdent. S’il s’agit du documentaire, l’interprétation
n’a trait qu’aux informations, la beauté des images étant un supplément
« esthétique » plus ou moins agréable. Dans ce cas, il peut y avoir des
passages pauvres en information – peu importe si nous avons manqué le
début. S’il s’agit du film, il est indispensable de connaître le point de
départ de la quête. À chaque moment notre interprétation est guidée par
une attente de cohérence, conférant à l’ensemble le caractère d’une vision
particulière. En un sens plus fort que chez Danto, « l’appréciation » ou
« l’évaluation » est ici indissociable de l’interprétation ; elle est inhérente
à la démarche interprétative elle-même. C’est parce que Danto privilégie
l’aspect cognitif de l’art qu’il ne parvient pas à intégrer la puissance et
l’évaluation.
Chez Goodman, comme dans le « jugement réflexif » de Kant, l’in-
terprétation de l’art procède du designatum au concept qui le dénote et
qui n’est pas donné : on cherche ce que l’œuvre exprime, représente ou
montre. Mais chez Goodman, plus que chez Kant, la relation entre le symbole
et ce qu’il désigne n’est pas différente de la dénotation directe : il y a une
réalité connaissable et un symbole qui y renvoie. En dépit de son idée du
worldmaking, de la fabrication d’un monde, Goodman ne conçoit pas un
« monde de l’art » répondant à une autre exigence que celle de la pure
connaissance : celle d’une cohérence de vision que la science ne pourra
jamais offrir et qui présente une exigence de réalisation de soi dans le
cadre d’un monde historique, en élevant une expérience singulière à l’in-
térêt universel d’une forme symbolique; la science est impuissante à produire
116 une proposition de sens qui rende le monde habitable. Même si ce monde
est accessible à la connaissance, même si la réussite ou l’échec de l’œuvre
sont susceptibles de critique et de justification rationnelles, son but n’est
pas une connaissance formulable une fois pour toutes en termes théo-
riques. Inachevable, le débat critique met la proposition de sens à l’épreuve,
d’une façon contradictoire que masque l’approche purement cognitive :
les controverses sur des œuvres d’art portent sur des formes de vie.
Danto se rapproche d’une telle conception, dans la dernière partie de son
livre, par ailleurs d’inspiration assez traditionnelle : « ce qui est intéressant
et essentiel dans l’art, c’est la capacité spontanée qu’a l’artiste de nous amener
à voir sa manière de voir le monde – de ne pas uniquement voir le monde
comme si la peinture était une fenêtre, mais le monde tel que l’artiste nous
le donne » (320). Pour parvenir à ce résultat, la philosophie analytique
n’était pas nécessaire; aussi Danto sort-il du cadre de cette tradition.

4. Le diagramme de Lichtenstein

En dépit des remarques critiques qui précèdent, il ne fait pas de doute


que Langages de l’art de Nelson Goodman et La Transfiguration du banal
de Danto comptent parmi les chefs-d’œuvre de l’esthétique contemporaine.
L’un et l’autre refusent de suivre Nietzsche en faisant de l’art l’autre de
la raison, même si le prix de ce refus est un rapprochement excessif entre
l’art et la connaissance.
Au centre des esthétiques de Goodman et de Danto, qui dominent la
réflexion américaine sur la nature de l’art, se trouve une théorie de la
métaphore, de l’« expression » dépsychologisée ou de l’« exemplifica-
tion métaphorique », largement préparée par Max Black, Ivor Armstrong
Richards et Colin Murray Turbayne 1. « Comprendre une œuvre d’art,
écrit Danto, c’est comprendre la métaphore qui, je pense, est toujours
présente » (271). C’est de ce point de vue qu’il interprète une œuvre de