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LE VIF DE LA CRITIQUE
2. ESTHÉTIQUE ET PHILOSOPHIE DE L’ART
Rainer Rochlitz
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Tous les articles reproduits dans ce volume
ont fait l’objet d’une première publication
dans la revue Critique (Éditions de Minuit).
Ils représentent, avec ceux réunis dans les
volumes I et III, la totalité des contributions
de Rainer Rochlitz à cette revue.
Rainer Rochlitz
ESTHÉTIQUE ET CRITIQUE 7
1. [Ces textes sont à l’origine du recueil réuni et préfacé par RAINER ROCHLITZ, Théories esthé-
tiques après Adorno (trad. Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Arles, Actes Sud, 1990),
comprenant les textes de Bubner et Wellmer ici présentés et analysés (RÜDIGER BUBNER, ../..
La Théorie esthétique d’Adorno, chef-d’œuvre posthume paru en 1970,
reste l’ouvrage de référence des esthéticiens allemands, bien que ce soit
généralement pour s’y opposer. Adorno avait abordé les problèmes esthé-
tiques du point de vue du musicologue, voire du compositeur, et du philo-
sophe critique d’une société dominée par la raison instrumentale ; il voyait
dans l’art l’objectivation d’une rationalité originelle, mimétique, d’un langage
non significatif, proche de l’éloquence muette du beau naturel. Les esthé-
ticiens actuels sont des théoriciens de la littérature comme Hans Robert
Jauss, Peter Bürger ou Karl Heinz Bohrer, des philosophes comme Rüdiger
Bubner ou Albrecht Wellmer ; pour la plupart d’entre eux, la pensée de
Jürgen Habermas, sa théorie de l’activité communicationnelle développée
depuis près d’une vingtaine d’années, est une référence décisive. Habermas
18 y réhabilite le langage et la communication qu’Adorno jugeait définiti-
vement dégradés par la raison instrumentale et le principe de l’échange,
en leur restituant la valeur mimétique pour laquelle Adorno n’avait de
place que dans une métaphysique de la réconciliation héritée de Benjamin
et, à travers lui, de la mystique juive. Cette dimension transcendante de
l’art, l’ultime fondement religieux sans lequel, de Hegel à Adorno, en
passant par Max Weber, aucune valeur sociale ne paraissait légitime, dispa-
raît chez tous les auteurs actuels.
Ces débats théoriques n’ont pas encore abouti à l’interprétation de la
production artistique d’aujourd’hui ; on y trouve cependant une réflexion
sur la perception actuelle de l’art, sur les rapports que nous entretenons
avec lui, sur l’usage que nous en faisons. Dans l’ensemble, la théorie de
la « réception » l’emporte sur celle de la création ; les analyses d’œuvres
../.. « De quelques conditions devant être remplies par une esthétique contemporaine », p. 79-128 ;
ALBRECHT WELLMER, « Vérité – apparence – réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique
de la modernité », p. 247-293), un chapitre de Plötlichkeit de Bohrer (KARL HEINZ BOHRER,
« Esthétique et historisme. Le concept nietzschéen d’“apparence” », p. 129-169), un chapitre de
Zur Kritik der idealistischen Aesthetik de Bürger (PETER BÜRGER, « Pour une critique de l’esthé-
tique idéaliste. [À propos de quelques catégories de l’esthétique idéaliste] », p. 171-246) et enfin
un article de Jauss, extrait, non de l’ouvrage présenté ici, mais d’Adorno-Konferenz (op. cit.) (HANS
ROBERT JAUSS, « Le Modernisme : son processus littéraire de Rousseau à Adorno », p. 31-78) ;
Aesthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik a été, par ailleurs, partiellement traduit en
1988 par Maurice Jacob, sous le titre Pour une herméneutique littéraire (Paris, Gallimard). (N.D.É.)]
sont rares. Par rapport à la richesse de l’esthétique adornienne, il s’agit
indéniablement d’un appauvrissement, mais dans la mesure où les thèses
fondamentales d’Adorno sur le sens et la fonction métaphysiques de l’art
se sont avérées problématiques, intenables, empreintes d’un certain conser-
vatisme, ce rétrécissement, la recherche de nouvelles bases conceptuelles,
était un passage nécessaire.
Qu’ils rompent avec l’esthétique de la vérité, celle qui, des Romantiques
d’Iéna à Adorno, en passant par Schelling, Hegel, le jeune Lukács et
Benjamin, faisait de l’œuvre d’art un organe privilégié de la connaissance,
pour revenir à la théorie kantienne ou nietzschéenne, ou qu’ils reprochent
à Adorno de rester traditionaliste au regard des avant-gardes – les deux
choses vont d’ailleurs souvent ensemble –, tous ces esthéticiens renon-
cent à investir l’art de l’ambitieuse fonction d’ultime révélateur ou de 19
1. [Traduit par Claude Maillard dans : Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978
(p. 21-80) ; rééd. en collection « Tel » (Paris, Gallimard, 1990). (N.D.É.)]
de son apparition au Moyen Age et la nouveauté radicale que Baudelaire
cherche dans l’inconnu ; c’est là toute la différence entre l’esthétique de
la modernité chez Jauss, et chez Benjamin ou Adorno. La subversion de
l’art se limite chez Jauss à une contestation de la morale traditionnelle
qui freine l’émancipation de l’autonomie esthétique. Dans la négativité
radicale des avant-gardes, Jauss ne voit que partialité, aucune nécessité
historique. Pour Adorno, en revanche, l’évolution moderne de l’art juge
aussi l’art du passé. Le rapport à la tradition préconisé par Jauss et l’hermé-
neutique présuppose une continuité historique inacceptable pour Adorno.
Jauss lui-même aurait d’ailleurs du mal à concilier sa théorie de l’iden-
tification avec celle du caractère subversif de la modernité depuis Baudelaire,
qui exclut ce type de lecture. La légitimité historique de Jauss réside plutôt
22 dans la crise que connaît l’idée d’avant-garde depuis les années 1970. Le
retour au concept d’identification est « postmoderne » ; mais en même
temps Jauss reste fidèle à la créativité subversive de la modernité.
c’est pourquoi les analyses d’œuvres sont rares chez lui. « L’amour de
l’art » est absent de ses considérations, et ce qu’il critique le plus violem-
ment chez Adorno, c’est la défense de l’apparence comme source de bonheur
et médiatrice de la vérité et de l’utopie. Aux yeux de Bürger, la barbarie
du XXe siècle est incompatible avec le statut traditionnel de l’art dans la
société. C’est pourquoi il souligne plus encore qu’Adorno dont c’est l’un
des aspects, l’importance du contenu de vérité des œuvres.
Le pivot de l’argumentation de Bürger est le phénomène de l’esthé-
ticisme. Ce mouvement fait apparaître la rupture radicale entre l’art et la
vie sociale, suscitant ainsi la réaction des avant-gardes. L’échec des avant-
gardes historiques à réintroduire l’art dans la vie quotidienne serait dû à
l’héritage même de l’esthéticisme : la réconciliation de l’art et de la vie
aurait été au fond une sorte de projet d’œuvre d’art total. Malgré cet échec,
Bürger pense que l’idée fondamentale des avant-gardes, la revendication
d’une fonction sociale de l’art et le rejet de l’autonomie, reste actuelle et
doit être reprise. C’est ce qui le distingue fondamentalement d’Adorno et
de Habermas : l’un des enjeux centraux de l’esthétique actuelle est de savoir
si la remise en question de l’autonomie par les avant-gardes constitue un
progrès ou une régression. Pour Habermas, toute remise en question de la
différenciation des sphères (connaissance scientifique, morale et droit, art
et critique, en tant que spécialités séparées de la vie quotidienne des profanes)
ne peut que conduire à une régression : rendre à l’art une fonction sociale,
c’est freiner l’élan de l’art vers son autonomie, vers un subjectivité éman-
cipée des contraintes de la connaissance et de la morale, cette autonomie
étant solidaire du processus de rationalisation moderne. La rupture de
Habermas avec la position marxiste traditionnelle que Bürger (et Albrecht
Wellmer) s’efforcent encore de sauver, réside dans cette idée d’une diffé-
renciation irréversible. La seule réification inadmissible prive les indi-
vidus de leur reconnaissance réciproque par la parole, en y substituant
des mécanismes d’autorégulation, monétaires ou administratifs.
Comme l’a remarqué Albrecht Wellmer, tous les participants actuels
du débat esthétique en Allemagne peuvent légitimement se réclamer de
certains aspects d’Adorno ; on pourrait dire la même chose à propos de
Habermas ; tous se situent par rapport à sa réflexion et en déploient la
24 complexité ; d’ailleurs, Habermas lui-même se réfère à tous à tour de rôle,
n’ayant pas lui-même développé de théorie esthétique cohérente. Le livre
récent de Bürger sur « l’esthétique idéaliste » reprend même la forme
extérieure de la Théorie de l’activité communicationnelle (1981 1) de
Habermas.
La position de Bürger est paradoxale : l’autonomie de l’art lui paraît
intenable depuis sa contestation par les avant-gardes mais les deux tenta-
tives pour dépasser cette autonomie, celle du romantisme allemand pour
retrouver l’unité des sphères autonomes dans une mythologie esthétique,
et celle des avant-gardes pour réintégrer l’art dans la vie, lui semblent
avoir échoué. La solution qui se dessine dans la Critique de l’esthétique
idéaliste (dans laquelle Bürger inclut Adorno et Marcuse) est une trans-
formation de l’usage de l’art, de telle façon que son interprétation agisse
sur la vie sociale. Le contenu de vérité de l’art, qui mobiliserait ainsi les
facultés cognitives et morales, n’est pas d’ordre métaphysique mais résul-
terait d’un processus de discussion infini, dans lequel il se transformerait
lui-même.
Le paradoxe de Bürger, c’est de vouloir radicaliser une esthétique histo-
riquement datée et de poursuivre la critique de l’autonomie esthétique à
1. [Ouvrage traduit en français, en 1987, par Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel sous le titre
Théorie de l’agir communicationnel (Paris, Fayard). (N.D.É.)]
l’époque d’un retour quasi général à cette autonomie. Comme l’a signalé
Albrecht Wellmer, Bürger ne tient pas compte du risque d’un « faux dépas-
sement » de l’autonomie, déjà signalé par Adorno et Habermas. La critique
de la philosophie au nom de la praxis, de l’art autonome au nom d’un
changement de la vie même, risque de conduire à la régression en cher-
chant à revenir sur des différenciations qui sont des acquis de la rationa-
lité : la culture de consommation s’efforce elle aussi d’abolir les distances
entre l’art et la vie, la pensée et le grand public, mais en sacrifiant l’exi-
gence de l’art et de la philosophie. Ce risque de régression, Bürger le
revendique ; il lui semble faire partie de la modernité.
Le paradoxe est objectif : les avant-gardes sont toujours plus modernes
que les productions actuelles qui reviennent aux formes traditionnelles,
et pourtant la radicalité des avant-gardes a vieilli et ne porte plus. Bürger 25
L’intérêt des écrits de Karl Heinz Bohrer (né en 1935, spécialiste du surréa-
lisme comme Peter Bürger), qui s’inspire de Bubner et du jeune Lukács
pour distinguer entre « l’événement perceptif » de la « réception » esthé-
tique et l’interprétation au nom d’une philosophie de l’histoire, c’est de
tenter une application à des œuvres concrètes et de donner un sens plus
précis à l’expérience esthétique restée vide chez Bubner. Pour Bohrer,
l’essence de cette expérience est la « soudaineté » d’une apparition, brusque
révélation pour l’esprit. En effet, si cette expérience est inséparable d’en-
jeux extra-esthétiques, Bohrer et Bubner ont raison de considérer que ces
enjeux ne sont pas spécifiques à l’art. L’essence proprement artistique
réside donc dans l’expérience de la perception et non dans la signification
idéologique ou philosophique de l’œuvre. En ce sens, même Habermas,
dans ses rares remarques sur l’esthétique, rejoint Bubner et Bohrer pour
définir l’expérience esthétique comme une sphère rigoureusement diffé-
renciée, indépendante de la vérité théorique et des normes éthiques. Faisant
abstraction de la philosophie de l’histoire dans l’horizon de laquelle Adorno
pense les œuvres de la modernité, Bohrer est ouvert aux expériences actuelles,
provocatrices, subversives, quelle que soit leur cible. Il oppose l’inces-
sante curiosité de Benjamin pour tout phénomène nouveau dans le domaine
littéraire, au conservatisme d’Adorno qui s’est rarement aventuré hors du
champ des « classiques » modernes : Schönberg et Berg, Boulez et
Stockhausen, Picasso et Klee, Proust et Joyce, Kafka et Beckett. La parti-
cularité de Bohrer est de séparer de la responsabilité historique, morale
et politique, l’aspect aventureux des découvertes fulgurantes et des illu-
minations, chez des auteurs comme le jeune Lukács, Benjamin et Adorno,
mais aussi Heidegger et Jünger. Dans cette expérience spécifiquement
esthétique de la révélation instantanée, soudaine, Bohrer inclut à la fois
la littérature et l’essai.
Reste à savoir s’il s’agit là d’une rupture actuellement nécessaire avec
un dogmatisme figé ou d’une distinction fondamentale, durable, si la
« soudaineté » fulgurante est l’essence permanente de l’expérience esthé- 29
achevée qui se déploie dans l’histoire. Selon Wellmer, l’œuvre d’art n’a
d’effet de vérité que par la transformation qu’elle opère dans le sujet récep-
teur ; en soi, elle n’est qu’un potentiel ou une exigence de vérité. L’art et
son apparence n’ont pas chez lui de signification philosophique autonome,
mais représentent une première mise en forme d’expériences jusque-là
diffuses et inassimilables : un élargissement du communicable, précisé-
ment au-delà de la limite qu’Adorno croyait imposée par la réification
croissante, par l’impuissance grandissante du sujet.
En remplaçant le rapport substantiel entre la cohérence esthétique et
la réconciliation utopique par un rapport fonctionnel, Wellmer franchit
les barrières qu’Adorno érigeait entre l’œuvre et le sujet récepteur, entre
la réification sociale et la subjectivité, mais il élimine une corrélation centrale
chez Adorno : celle entre la réussite technique et la vérité de l’œuvre.
Cette relation est un des aspects les plus énigmatiques de l’esthétique,
d’ailleurs peu éclairci par Adorno lui-même; en l’écartant, Wellmer contourne
le problème de la vérité de l’art pour autant qu’elle a son fondement dans
l’œuvre elle-même, avant toute proposition interprétative. L’énigme réside
dans le fait que les œuvres réussies, selon l’expression d’Adorno, ne peuvent
mentir, ou inversement, que l’intention idéologique de présenter un réel
comme plus substantiel qu’il n’est se traduit immédiatement par un échec
esthétique. Le « ton juste » n’est pas indépendant de la vérité énoncée.
Et pourtant il ne s’agit pas d’une vérité qui puisse tout aussi bien se formuler
en termes conceptuels. La difficulté est de penser l’art à la fois comme
une forme de connaissance et comme un libre jeu des facultés de l’ima-
gination et de l’entendement, polysémie absolue; car l’art est l’un et l’autre.
Adorno avait tendance à réduire le caractère polysémique, l’apparence
étant l’écran de notre esprit limité devant la vérité métaphysique ; l’es-
thétique actuelle, d’inspiration kantienne ou nietzschéenne, tend à réduire
la valeur de connaissance inhérente à l’art et à en faire un champ de projec-
tion et du libre jeu de l’interprétation ; elle tend à sous-estimer la rigueur
des œuvres exigeantes au profit d’une mythique idée de liberté ; en même
temps, cette définition de l’art sous-entend chez les esthéticiens philo-
sophes une revendication de sérieux et d’univocité à l’encontre des essayistes
disciples de Nietzsche ou d’Adorno. La difficulté consiste à saisir à la
fois l’aspect de contrainte qui émane de l’œuvre ou de l’objet esthétique,
et la liberté pourtant laissée aux facultés, indispensable même pour décou-
vrir la rigueur interne de la figure. L’une et l’autre, liberté et contrainte,
définissent l’espace des interprétations légitimement divergentes et le point
limite de la théorie qui comprend le phénomène esthétique de façon toujours
plus adéquate.
Critique, n° 457-458, juin-juillet 1985, p. 607-617
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Notes sur la littérature.
de faire surgir l’œuvre entière de la lecture d’un vers de Hölderlin, d’un
passage de Proust ou de Balzac. Barthes, lassé des démarches systéma-
tiques de la sémiologie, était revenu à ce genre de sondage, éloquence
soudaine d’un passage qui révèle – plus que le tout. C’est là aussi l’art
du lecteur qu’est Adorno. Mais Barthes ne faisait que revendiquer le droit
du critique au « plaisir du texte » ; chez Adorno, la philosophie de l’essai
vise le bonheur d’une connaissance sans limite ; à ses yeux le « savoir
absolu » était encore subjectivisme. Le fragment d’Adorno se veut au-
delà du système, non pas en deçà : comme chez les plus grands artistes,
dans les œuvres ultimes, inachevables ou traversées de fissures qu’au-
cune harmonie imposée de la forme ne peut faire disparaître, chez le dernier
Goethe, chez le dernier Hölderlin.
34 La traduction française est un choix d’essais extraits des quatre volumes
des Noten zur Literatur parus en Allemagne de 1958 à 1974. Le fait de
ne pas traduire la totalité de ces essais était justifiable; on aurait pu signaler
au lecteur français que certains d’entre eux – onze exactement (sur la
poésie d’Eichendorf, Henri Heine, la ponctuation et les mots étrangers
dans la langue allemande, le Second Faust de Goethe, Thomas Mann,
Balzac, Karl Kraus, Hans Günter Helms et la littérature d’avant-garde,
Dickens et le poète Borchardt) – ont été écartés pour des raisons écono-
miques ou autres. Devant le succès actuel d’Adorno, on peut espérer que
les magnifiques « restes » suivront bientôt.
En raison des coupures, la composition des trois premiers volumes,
édités par Adorno lui-même, n’est plus perceptible ; elle ne correspond
pas en effet à un ordre chronologique. Le premier tome des Noten asso-
ciait au « Discours sur la poésie lyrique et la société » les essais sur
Eichendorff et Heine et s’achevait par le premier essai sur Valéry; le second
tome s’ouvrait sur une lecture du Second Faust et se terminait par l’essai
sur Fin de partie ; le troisième commençait par « Titres » et finissait par
l’essai sur Hölderlin ; ainsi, l’ordonnance des textes mettait l’accent sur
Valéry essayiste, sur Beckett et Hölderlin, trois des « phares » d’Adorno
à côté de Proust et des philosophes ici évoqués : le jeune Lukács, Ernst
Bloch, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin. Avec l’introduction sur
la forme de l’essai, les textes sur Beckett et sur Hölderlin sont sans doute
les plus significatifs.
Ainsi, on trouve dans ce volume épais, non pas « l’essentiel », mais
tout de même l’indispensable. Inutile désormais d’insister sur la diffi-
culté de traduire Adorno, l’un des tout premiers stylistes de la langue alle-
mande, comparable en cela à Nietzsche ou à Walter Benjamin, et penseur
souvent acrobatique, aimant les raccourcis. Le courage des traducteurs
qui osent s’y attaquer mérite toujours d’être souligné, même s’il est prévi-
sible qu’une autre génération de traducteurs trouvera beaucoup à redire
à ces premiers essais. Signalons simplement que la distinction, centrale
pour l’esthétique d’Adorno, entre Inhalt et Gehalt, entre le contenu anec-
dotique, factuel, intentionnel, et le fond, la signification, la part de vérité,
n’apparaît pas dans cette traduction ; qu’en esthétique littéraire, Stoff ne
signifie ni matière ni matériau, mais le « sujet » traité ; que, là où le narra-
teur du roman moderne, depuis Kafka, réduit, supprime la distance esthé- 35
tique (Einziehung der Distanz), et, comme le train qui fond sur le spectateur
de cinéma, choque le lecteur, la traduction la lui fait malheureusement
« introduire ». En revanche, la traduction des textes sur Benjamin est
particulièrement admirable et précise.
Notes sur la littérature : un essai au milieu du livre (« Titres ») révèle
que le titre avait été trouvé par l’éditeur Suhrkamp ; Adorno lui-même –
il l’avoue en rougissant – pensait à « Paroles sans romances ». La musique
est toujours présente chez lui, même lorsqu’il s’agit de littérature : ses
essais sont des partitions composées en hommage à certaines lectures.
Mais s’il lit en musicien, ce n’est pas seulement parce qu’il ne peut faire
autrement ; sa démarche est philosophiquement réfléchie : « sur ce point
aussi l’essai touche à la logique musicale, l’art rigoureux et pourtant non
conceptuel du passage, pour assigner au langage du discours quelque chose
qu’il a perdu sous l’emprise de la logique discursive » ; l’essai « coor-
donne les éléments au lieu de les subordonner » (27) – démarche qui,
dans l’essai sur Hölderlin, sera appelée parataxique, par opposition à un
discours syntaxique, hiérarchisé.
Dans la tradition de la critique kantienne et hégélienne de l’entende-
ment, le concept philosophique est selon Adorno incapable de saisir l’es-
sence du réel, ce qui ne signifie pas qu’il faille abandonner les concepts :
il faut au contraire les multiplier, les mettre en constellation. La faculté
mimétique, refoulée dans la sphère de l’art et par-dessus tout de la musique
libérée des mots toujours signifiants, est aux yeux d’Adorno un moyen
de connaître le non-identique, le vrai qui échappe à la rationalité identi-
fiante; la forme essayiste tient de cette démarche artistique, sans s’y réduire :
elle demeure conceptuelle. L’essai sur l’essai, qui sert d’introduction aux
Notes, contient tout le programme de la pensé adornienne, tel qu’il sera
développé dans la Dialectique négative et la Théorie esthétique.
Comme chez le jeune Lukács ou chez Walter Benjamin, l’essai est
chez Adorno cette forme de philosophie qui déguise en petitesse et modestie
ses plus hautes ambitions : rendre le système superflu, désarçonner les
théories les plus sûres d’elles-mêmes en démontrant leur étroitesse. À
cette fin, il pratique à l’égard de ses objets un oubli de soi extrême, au
lieu de les soumettre à des idées préconçues; le risque couru par une pensée
36 qui avance « sans couverture » ; le principe du plaisir de la pensée jusqu’au
sophisme ; l’hérésie enfin et surtout, qui est la « loi de sa forme ». La
revendication du mimétique implique une dimension d’irresponsabilité,
de jeu, de non-sérieux, indispensables à la connaissance qui, sans l’idée
du bonheur, reste stérile aux yeux d’Adorno. C’est là, sans doute, la raison
de sa fidélité à Nietzsche, seul philosophe de la tradition allemande à
revendiquer le bonheur, celui aussi qui avant Adorno fut le plus musi-
cien. La musique, c’est aussi ce qu’Adorno retrouve chez les auteurs qu’il
aime ; impulsion musicale de la grande composition proustienne : « La
preuve la plus frappante en est ce paradoxe, que le grand projet de sauver
l’éphémère passe par l’éphémère lui-même, par le temps » (142). Sérialité
chez Hölderlin, déjà remarquée par Benjamin : « La grande musique est
une synthèse non-conceptuelle ; telle est l’image primitive de la poésie
dernière de Hölderlin, de même l’idée hölderlinienne du chant s’applique
rigoureusement à la musique : une nature qui s’épanche librement et qui,
n’étant plus captive de la domination exercée sur elle, peut alors se trans-
cender. Mais le langage, grâce à son élément de signification, qui est à
l’opposé de l’expression mimétique, est enchaîné à la forme apodictique
et thétique, et donc à la fonction synthétique du concept. À l’inverse de
la musique, en poésie la synthèse non-conceptuelle se retourne contre le
médium : elle devient dissociation constitutive. La logique traditionnelle
de la synthèse n’est donc que légèrement suspendue par Hölderlin. Benjamin
a justement décrit ce fait au moyen du concept de série (Reihe) » (330-
331). Affinités involontaires de Valéry et de George avec la musique : à
une époque où le sens fait problème, tout art se souvient de ses propres
sources musicales, mimétiques.
L’essai adornien ne dénonce pas le concept. De faux amis s’empa-
rent aujourd’hui d’Adorno pour le mettre au service de leur destruction
de la philosophie ; il leur adresse son refus catégorique : de l’art, l’essai
« se distingue toutefois par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par
le but qu’il vise, une vérité dépouillée de tout paraître esthétique » (7).
Ici, Adorno se sépare aussi du premier Lukács qui avait assimilé l’essai
à une forme d’art qui ne viserait pas la vérité, mais la vie. C’est là égale-
ment la limite du nietzschéisme d’Adorno.
Le jeune Lukács et Walter Benjamin, dans une moindre mesure Ernst
Bloch et Siegfried Kracauer, sont les maîtres d’Adorno essayiste. C’est 37
de Lukács que lui viennent dans une large mesure la définition de la forme
de l’essai, la réflexion sur la forme romanesque ; et c’est au nom de cette
œuvre de jeunesse, dont il a nourri sa propre pensée, qu’il écrit les seuls
textes polémiques de ses recueils : les essais « Réconciliation extorquée »
et la « Lettre ouverte à Rolf Hochhuth » où il fait le procès de l’esthé-
tique conservatrice du vieux Lukács qui a renié les idées de sa jeunesse.
Benjamin est encore plus présent : deux essais lui sont consacrés, faisant
suite au « Portrait de Walter Benjamin » dans Prismes 1 ; c’est de lui
qu’Adorno tient les clés de sa lecture de Goethe et de Hölderlin et la
théorie de la narration ; c’est de Benjamin aussi que lui vient l’amour pour
la littérature française, la découverte de Proust, de Valéry, du surréalisme,
dont il déchiffre le contenu philosophique. Ainsi parle-t-il, dans l’un des
essais sur Valéry, de Benjamin « dont l’esthétique lui doit sans doute plus
qu’à qui que ce soit d’autre » (124), ce qui n’est pas peu dire. Il est par
ailleurs frappant de constater que les quelques citations de Valéry que
Benjamin a intégrées à ses derniers essais, dans des passages décisifs,
sont comme magnifiées par la traduction et le commentaire qui les entoure,
alors que l’énorme quantité de textes valéryens évoqués par Adorno
1. [THEODOR W. ADORNO, Prismes, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 201-
213. (N.D.É.)]
manquent la plupart du temps de relief et de force, parce qu’ils ne sont
pas employés de façon productive.
Malgré cela, la référence massive à Valéry – il faut ajouter aux deux
textes des Notes l’essai dans Prismes intitulé « Valéry Proust Musée » –
est très significative, à la fois pour la pensée d’Adorno et pour le monu-
ment franco-allemand que constituent les derniers essais de Benjamin,
les Passages parisiens et les Notes sur la littérature. « L’œuvre d’art objec-
tivée exige la durée ; l’utopie de la survie, si impuissante, si mortelle fût-
elle ; dans cette mesure Valéry réalise le programme nietzschéen d’une
philosophie à la fois antimétaphysique et esthétique », écrit Adorno (130).
Il s’agit de l’héritage franco-allemand de Nietzsche. Benjamin et Adorno
ont su concilier l’exigence allemande de la vérité, de la métaphysique
38 même, et la mystique juive, avec la pensée nietzschéenne, antimétaphy-
sique ou plutôt transposant toute l’énergie de la métaphysique perdue dans
une écriture artistique dont l’engagement total fait fusionner, comme chez
Hölderlin, Dionysos et le Crucifié. D’où l’ambiguïté de l’héritage actuel
d’Adorno en Allemagne et en France : en son nom s’opposent Habermas,
dont Adorno fut l’un des maîtres, et les nietzschéens français qui décou-
vrent leurs affinités avec l’admirateur de Valéry et de Proust. Il suffit
d’évacuer d’Adorno la tradition rationnelle et conceptuelle de Kant, de
Hegel, de Marx, pour faire de lui un disciple de Nietzsche, voire un heideg-
gérien malgré lui.
Adorno réfléchit d’ailleurs sur le statut différent du rationalisme et de
l’irrationalisme en France et en Allemagne, qui explique aussi la fonc-
tion inverse de « l’art pour l’art » et de « l’engagement » dans les deux
pays (302-303) : « en France leur position respective est inverse de celle
qu’ils ont en Allemagne. Chez nous, on a coutume de ranger le rationa-
lisme du côté du progrès, et l’irrationalisme, comme héritage du roman-
tisme, du côté de la réaction. Mais chez Valéry, le moment de la tradition
ne fait qu’un avec le moment cartésien et rationaliste, et l’autocritique du
cartésianisme est irrationaliste » (117). Mais si Adorno comprend la réac-
tion irrationaliste, qui se prolonge aujourd’hui dans « l’anarchisme insti-
tutionnel » des courants nietzschéens et heideggériens, alors que la structure
sociale de la France reste dominée par un ordre rationaliste ; s’il défend
contre le dogmatisme borné du vieux Lukács les courants irrationalistes
qui « exprimaient aussi, face à l’idéalisme académique, la révolte contre
la réification de l’existence et de la pensée, dont la critique était juste-
ment devenue l’affaire de Lukács » (172), il est évident que ces circons-
tances atténuantes ne lui rendent pas plus acceptables des pensées dont
il perçoit les limites et les risques. La « dialectique de la raison » n’est
pas un plaidoyer pour l’irrationalisme, mais un appel à l’autoréflexion de
la raison.
C’est en cela que Habermas, l’antinietzschéen par excellence, est l’au-
thentique héritier d’Adorno, de sa contribution à la « théorie critique » ;
mais parce qu’il substitue à la philosophie du langage mimétique, mystique
et esthétique, une théorie complexe de la communication, qui tient compte
de la philosophie analytique et rend à la raison pratique ce que la Théorie
esthétique réservait à la sphère de l’art, il ne peut espérer conquérir en 39
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974,
p. 327. [La Théorie esthétique, suivie des « Paralipomena » et de l’« Introduction première », a fait
l’objet d’une nouvelle édition dans une traduction revue de Marc Jimenez (avec la collaboration
d’Éliane Kaufholz pour les « Paralipomena » et l’« Introduction première »), Paris, Klincksieck, 1989,
puis d’une édition « nouvelle, revue et corrigée » (qui reprend la précédente dans une nouvelle
composition), Paris, Klincksieck, 1995, réimp. 2004. Le passage cité se trouve à la page 314 de
l’édition de 1989 et aux pages 342-343 des éditions suivantes. (N.D.É.)]
Benjamin qui avait déchiffré le contenu social de l’œuvre poétique de
Baudelaire. Les œuvres sont pour Adorno des gestes, des langages auto-
nomes qui attendent d’être interprétés ; même les réflexions parsemées
dans le roman proustien ou dans les poèmes de Hölderlin ne sont pas à
prendre à la lettre, mais doivent être lues comme éléments du geste des
artistes, qui ne coïncide pas avec leur conscience ou leur intention ; d’où
la possibilité de « sauver » des auteurs comme George, dont les inten-
tions étaient inacceptables pour Adorno. C’est en cela qu’il tire profit de
son expérience musicale. Il a la faculté de voir, par-delà la signifiance,
la dimension proprement poétique de la littérature. Il cherche à définir la
démarche spécifique de chaque écrivain, son rapport au langage et son
langage particulier, sa musique.
44 De style benjaminien sont encore certains textes comme « Titres » ou
« Caprices bibliographiques », réflexions marginales d’un bibliophile, révé-
latrices du soin d’Adorno dans l’emploi des mots et des formules, de son
« écoute » extraordinaire, sa perception des mille résonances et citations.
« Une bonne lecture serait celle qui devine les règles du jeu qu’elle observe,
et s’y soumet en douceur » (254). Ce qu’il dit de Benjamin vaut en grande
partie pour lui-même, pour l’idéal auquel il voulait ressembler : « Une
remarque en privé de Benjamin nous donne la clé du mystère de ses lettres :
je ne m’intéresse pas aux êtres, je ne m’intéresse qu’aux choses » (416).
Comme Benjamin, Adorno désespère de vaincre la réification des rela-
tions entre les hommes; il s’attache à préserver l’éloquence de leurs œuvres,
fruits de la solitude, et celle de la nature opprimée. Rien ne lui semble
aussi compromis que la communication entre les hommes, « la loi univer-
selle des clichés » réduction du langage au rang de marchandise en circu-
lation C’est pourtant l’irréductibilité de l’exigence de vérité dans la
communication qui sert de base à la critique de la réification par Habermas :
la recherche argumentée de l’entente est le seul rempart contre la violence
qu’Adorno ne peut suspendre que par la réceptivité esthétique.
La pensée d’Adorno est rarement argumentée. Comme Benjamin, il
procède souvent par affirmations et se fie à la force de l’évidence, ce qui
peut paraître autoritaire. Mais, et c’est là un atout dont ne dispose pas une
philosophie plus discursive, elle n’est jamais persuasive. « Ne sont vraies
que les pensées qui ne se comprennent pas elles-mêmes » – aucune idée
n’est aussi étrangère que celle-ci à la philosophie d’un Habermas : sans
renoncer au concept et à l’effort rationnel de la connaissance, cette idée
fait de la pensée philosophique quelque chose d’inépuisable comme une
œuvre d’art. Elle n’espère pas emporter l’adhésion en s’adressant direc-
tement aux hommes ; ce serait là commettre l’erreur de l’art engagé qui
impose ses thèses de façon autoritaire. D’où le refus de « l’esthétique de
la réception » par Adorno. Il est vrai, cependant, que si l’effet indirect
des œuvres qui agissent surtout par le choc de leur forme est authentique,
une théorie de la perception transformée par l’art doit être possible. Adorno
s’en tient à sa valeur de témoignage pour le vrai.
La pensée d’Adorno fascine par son intelligence toujours en éveil. Il
est vrai qu’il s’est peu aventuré dans la littérature d’après 1945 ; il n’y
trouvait guère de quoi l’enthousiasmer. Il n’est jamais vraiment revenu
sur son verdict à propos de la poésie après Auschwitz : Beckett et Celan
ne faisaient au fond que le confirmer. Mais au moins n’y a-t-il pas chez
lui de fausses valeurs. Son intelligence, reprenant le flambeau de
Benjamin, impressionne toujours à la façon dont il percevait son ami :
« Chaque instant passé avec lui a fait renaître ce qui est perdu à jamais,
la fête » (411-412).
Critique, n° 488-489, janvier-février 1988, p. 95-113
MARTIN SEEL, Die Kunst der Entzweiung : Zum Begriff der ästhe-
tischen Rationalität (L’art de scinder : le concept de rationalité
esthétique), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985, 373 p. 1
1. [Cet ouvrage a entre-temps été traduit par Claude Hary-Schaeffer (L’Art de diviser. Le concept
de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin, 1993), dans la collection « Théories » que Rainer
Rochlitz dirigea entre 1991 et 1996. Malheureusement, il a été retiré du catalogue d’Armand
Colin en 2003 et est définitivement indisponible. (N.D.É.)]
2. Cf. JÜRGEN HABERMAS, « La Modernité : un projet inachevé », trad. Gérard Raulet, in Critique,
n° 413, octobre 1981, p. 950-969.
dans la modernité la radicalité absolue des avant-gardes politiques et artis-
tiques et de leur surenchère permanente, surtout depuis le milieu du XIXe
siècle, qui opposent à la négativité apocalyptique des sociétés modernes
une exigence de réconciliation sans compromis. Dans ce dernier cas, on
observera, après les défaites successives des mouvements radicaux, l’ap-
parition d’une « postmodernité » déçue et amère, cynique ou désespérée,
et d’un réalisme sceptique qui finit par dénoncer comme utopistes les
perspectives de la modernité minimaliste 1.
La pensée d’Adorno se situe à mi-chemin entre ces deux définitions,
avec un fort penchant vers la seconde. Ce qui le sépare de la postmo-
dernité, c’est son effort paradoxal pour sauver la normativité et le poten-
tiel émancipateur d’une raison dont il dénonce pourtant la dérive
48 totalitaire. Chez ses successeurs, le principe de tout changement essen-
tiel est résolument confié à une force extérieure à la raison, et notamment
à l’imagination sans laquelle elle serait stérile et répressive.
Historiquement, la pensée d’Adorno part d’un triple échec : échec de
l’humanisme occidental à Auschwitz, catastrophe que la culture de Bach
et de Beethoven, de Goethe et de Hölderlin, de Kant et de Hegel n’a pas
su empêcher ; échec, dans le stalinisme, du mouvement politique qui avait
prétendu « réaliser la philosophie 2 » ; échec enfin de la culture occiden-
tale dans l’industrie culturelle dominée par le modèle américain. Dans
les trois cas, Adorno (et Horkheimer avec qui il rédige la Dialectique de
la raison achevée en 1944) voit triompher la raison instrumentale d’un
sujet moderne qui finit par s’abolir comme sujet.
Pourtant – et c’est ce qui rattache Adorno à la première définition de
la modernité – la philosophie « se maintient en vie » en raison même des
échecs pratiques. Elle s’efforce de sauver ce que la raison instrumentale
le tissu social ; c’est pourquoi elle tente d’y remédier par une approche
mimétique et une conceptualité fondée sur « l’affinité ». La théorie récente
qui fonde la société, le langage et l’identité personnelle sur l’activité de
la communication, antérieure à toute objectivation réifiante, peut éviter
cet écueil et situer plus justement les pathologies de la modernité. Elle
échappe aux apories du maximalisme et à ses conséquences postmodernes,
parce qu’elle n’est pas contrainte d’attribuer aux catastrophes du XXe siècle
une signification liée à l’essence totalitaire du sujet moderne.
Parmi les théories de l’art moderne, l’ambition du projet adornien est unique;
il n’est comparable qu’aux trois ou quatre grandes synthèses de la philo-
sophie allemande, aux esthétiques de Kant et de Schelling, de Hegel et
du jeune Lukács, et à l’ensemble des essais de Walter Benjamin qui ont
servi de modèle aux études musicales et littéraires d’Adorno lui-même.
De toutes ces théories, celle d’Adorno est la seule qui ait pu rendre compte,
non seulement du romantisme et du postromantisme, mais encore des
1. Ibid., p. 15.
2. Ibid., p. 12.
avant-gardes, de leur déclin et de leurs conséquences jusqu’au seuil du
postmodernisme.
Malgré la tonalité pessimiste qu’il adopte volontiers, Adorno parle
encore de la modernité artistique au futur. Pour lui, en 1969, cette aven-
ture menacée par l’industrie culturelle non seulement n’est pas close, mais
il y place son espoir pour la survie de l’esprit critique, puisque la pensée
dialectique relève elle-même, selon lui, d’un équivalent conceptuel de
l’attitude mimétique. Jusque dans sa négation par un art radicalement démys-
tifié, l’apparence esthétique est pour lui le support de l’espérance. C’est
elle, et elle seule, qui maintient la perspective d’un monde réconcilié que
la pensée philosophique est incapable de préserver sans l’aide de l’art 1.
Mythe démystifié et réconcilié, mimèsis rationnelle, l’art, et notamment
50 l’art désenchanté des avant-gardes, est la base normative de la philoso-
phie adornienne ; il est ce dont s’autorise sa critique de la société.
La Théorie esthétique, cette synthèse ultime et inachevée de tous ses
essais, tente de reconstruire toute la modernité artistique en fonction de
la même situation historique. Toutes les œuvres modernes doivent être
comprises comme des réponses à un seul et même problème, celui du
mythe, du désenchantement qu’est le processus des Lumières amorcé depuis
des millénaires, et enfin de la réconciliation. C’est une pensée de l’art vu
de l’intérieur, du point de vue de la création et de l’œuvre, avec toute la
complexité et tout le caractère réflexif que cela implique chez un artiste
moderne. C’est pourquoi la Théorie esthétique – avec sa structure concen-
trique et son écriture aphoristique – se rapproche elle-même d’une œuvre
d’art, rusant avec les concepts pour les rendre plus perméables à leurs
objets, et se refusant à la transparence d’une lecture linéaire. Aucune esthé-
tique ne lie aussi étroitement art et modernité ; l’art n’est devenu lui-même
qu’en se libérant de toute hétéronomie ; c’est l’art d’avant-garde qui révèle
l’essence de tout art, mais aussi ses apories.
1. La Théorie esthétique, définit le contenu de vérité des œuvres d’art comme le fait de « s’éman-
ciper du mythe et de se réconcilier avec lui » (trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 282*).
Cette définition est empruntée à l’essai de Walter Benjamin sur Goethe. Le schème est invariable-
ment appliqué dans toutes les interprétations concrètes d’Adorno, qu’il s’agisse de Goethe ou de
Balzac, de Schönberg, de Kafka ou de Beckett. [* p. 271 (1989) ; p. 294 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
Car la pensée d’Adorno est paradoxale. Tout entière vouée à la moder-
nité, elle en ronge en même temps les fondements; en dépit du bilan désas-
treux qu’il tire, Adorno refuse néanmoins d’abandonner le projet de la
modernité. C’est ce qui constitue sa position intermédiaire entre les deux
définitions du moderne. Il n’y a pas chez lui d’autre radical de la raison ;
si le concept dialectique tend à être mimétique, la mimèsis de l’art moderne
est rationnelle et – contrairement à ce qui se passe chez Nietzsche et
Heidegger – ne plonge pas ses racines dans un passé antérieur à la ratio.
C’est ce qui sauve Adorno de l’irrationalisme, sans cependant lui permettre
de différencier autant qu’il le voudrait, l’art et la philosophie.
On peut dire – en s’inspirant de l’analyse d’Albrecht Wellmer 1 – que
le paradoxe de la pensée d’Adorno est dû à la fusion, chez lui, entre deux
types de critique, celle d’une philosophie rationnelle de l’histoire et celle 51
1. C’est ce que Wellmer appelle la « dialectique de l’apparence esthétique », op. cit., p. 15 sq.
Cf. MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, La Dialectique de la raison, trad. Éliane Kaufholz,
Paris, Gallimard, 1974, p. 35-36.
2. « En tant qu’expression de la totalité, l’art revendique la dignité de l’absolu. C’est ce qui a
parfois incité la philosophie à lui accorder la primauté sur la connaissance. Selon Schelling, l’art
commence là ou le savoir fait défaut aux hommes. Pour lui, l’art est “le modèle de la science et
là où est déjà l’art, la science à encore à pénétrer”. Selon sa théorie, la séparation de l’image et
du signe est “complètement abolie chaque fois qu’il y a représentation artistique”. Le monde
bourgeois n’a été disposé que rarement à manifester une telle confiance dans l’art. »
(MAX HORKHEIMER et THEODOR W. ADORNO, La Dialectique de la raison, op. cit., p. 36.)
instrumentale. En explorant le domaine refoulé du non-identique qu’il
s’agit de sauver, cet art incarne une raison qui ne serait plus instrumen-
tale. C’est ainsi qu’en parlant de la modernité artistique, Adorno ne cesse
de parler des problèmes actuels de la philosophie.
La dialectique de la mimèsis apparaît notamment à propos des concepts
de nouveauté et d’expérimentation; elle culmine dans ce qu’Adorno appelle
le « point subjectif », sorte de point de non-retour de la radicalité artistique.
Calquée sur le modèle de la marchandise qui doit affirmer sa diffé-
rence dans la concurrence, la nouveauté de l’œuvre moderne en est en
même temps la parodie mortelle jusqu’à l’autodestruction de l’art. Contrai-
rement aux apparences, l’œuvre nouvelle montre la réalité telle qu’elle
est, de plus en plus abîmée sous sa surface lisse, défigurée par le règne
universel de la marchandise, dernier avatar de l’antique domination. La 53
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 34. [p. 38 (1989) ; p. 41 (1995 ;
2004). (N.D.É.)]
2. On a souvent observé, à propos du jeune Marx, que sa critique du travail aliéné reposait sur
un modèle créativiste proche de l’idéal humain de la Renaissance et de l’idéalisme allemand. Si
ce modèle disparaît dans Le Capital, la Théorie esthétique revient à une base normative fondée
sur le modèle de la création artistique.
toute la violence, toute l’inhumanité, toute la réification qui se cristalli-
sent dans une marchandise produite par la société moderne 1. Reste à savoir
si l’art peut être aussi étroitement associé à la vérité et à une philosophie
de l’histoire univoquement réduite à la marche vers la catastrophe dont
l’image benjaminienne semble avoir profondément frappé Adorno 2.
La raison dominante étant irrationnelle – destruction de la nature et
des hommes –, l’apparente irrationalité de l’art moderne est selon Adorno
une forme de réaction rationnelle qui dénonce la fausse logique instru-
mentale. Plus précisément – et en cela Adorno pense sans doute rendre
compte de la systématique kantienne –, l’art oppose à la rationalité instru-
mentale la finalité même de la raison. Dans sa réaction continuelle au
développement des forces productives, l’art en suit la logique en antici-
54 pant le détournement des potentiels techniques à des fins humaines 3. C’est
à cette relation intime au mouvement de l’histoire que la nouveauté esthé-
tique doit son caractère « irrésistible ».
En établissant une relation aussi étroite entre l’art et la réalité histo-
rique, Adorno s’interdit la conception d’une logique propre de la créa-
tion artistique, fondée sur l’émancipation et la différenciation de la
subjectivité, au sens d’une théorie minimaliste de la modernité. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle il relativise l’autonomie de l’art, dès le
début de la Théorie esthétique 4. La force de séduction de l’esthétique
adornienne est liée au fait qu’un grand nombre d’artistes modernes s’étaient
eux-mêmes inscrits dans une logique de la surenchère en fonction du
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, op. cit., p. 39. [p. 43 (1989) ; p. 46 (1995) ;
2004). (N.D.É.)]
2. Id.
abandonnant tout contrôle préalable – dans la musique aléatoire, dans
l’Action Painting et dans l’écriture automatique –, le sujet s’expose à la
régression tout en s’efforçant de rester maître de lui au contact de ce qui
lui est le plus étranger 1. La modernité artistique est donc l’épreuve de la
souveraineté du sujet esthétique devant l’insignifiant et l’inesthétique ;
mais pour Adorno, l’élément irrationnel qui s’impose ainsi au sujet a les
traits de la vérité refoulée par la raison.
La théorie du « point subjectif » relève de la même problématique du
sujet : « Si l’art moderne dans son ensemble peut se comprendre comme
une intervention perpétuelle du sujet qui n’est plus du tout disposé à laisser
agir de manière non réfléchie le jeu de formes traditionnel des œuvres
d’art, alors, aux interventions permanentes du moi, correspond une tendance
56 à la démission par impuissance 2. Car lorsque tout est construction du sujet,
« il ne reste que l’unité abstraite, libérée du moment antithétique par lequel
seul elle devient unité 3 ». L’art est du même coup « rejeté au point de la
pure subjectivité 4 », au cri de l’expressionnisme, à la construction cubiste,
au geste de Dada, à l’intervention d’un Duchamp. Après avoir atteint ce
point extrême, l’artiste – Picasso et Schönberg eux-mêmes l’illustrent –
ne peut que revenir à un ordre plus traditionnel. Adorno y voit s’annoncer
une fin de l’art qui renonce à lui-même plutôt que de se compromettre ;
le contenu de vérité risque d’anéantir l’apparence esthétique. Seul Beckett
réussit le tour de force : « L’espace imparti aux œuvres d’art, entre la
barbarie discursive et l’édulcoration poétique, n’est guère plus vaste que
le point d’indifférence dans lequel Beckett s’est installé 5. »
Cette conception restrictive de la subjectivité comme force d’intégration
– qui dès qu’elle a perdu le secours de la tradition n’a le choix qu’entre
une domination stérile et l’abandon de soi – est due aux limites de la
philosophie du sujet dont relève encore la pensée d’Adorno 6. Selon cette
II
1. [Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Die Kunst der Entzweiung. (N.D.É.)]
telle mise en valeur est à la fois interprétation (commentaire) et actuali-
sation (confrontation, émotion immédiate), et devient critique en combi-
nant ces deux aspects. La critique précise le mode de perception qui révèle
la signification du phénomène esthétique (296) ; l’artiste, lui, ne commu-
nique pas de signification mais fait quelque chose qui est en soi signi-
fiant (291)
Pour Seel, l’art ne vise à rien d’autre qu’à nous faire connaître les
expériences possibles dans l’horizon d’un présent historique – et d’abord
à attirer notre attention distanciante sur l’expérience qui est la nôtre ; il
ne véhicule aucune autre utopie (330). Celle d’une communication élargie
intégrant ce qui était jusque-là inexprimable n’est pas spécifiquement esthé-
tique, mais politique. Ceux qui font l’expérience esthétique vivent la présence
fragile de la liberté, non son avenir toujours évanescent (332). Seel rejette 59
1. Cf. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Rainer Rochlitz et Alain Pernet,
Paris, Klincksieck, 1981, p. 159 sq.
2. JÜRGEN HABERMAS, Der philosophische Diskurs der Moderne, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1985, p. 117. [Ouvrage traduit par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz sous
le titre Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988 (p. 116). (N.D.É.)]
de la moralité », et une voie qui conduit à une vie morale ; chez Adorno,
l’éloquence est paradoxalement univoque ; elle dit la souffrance que la
connaissance ne peut exprimer, et la différence entre les œuvres devient
secondaire par rapport à « l’irreprésentable » qu’est le contenu de vérité.
L’art – et notamment l’art moderne – est donc un langage, mais un
langage chargé d’énergie intense et qui se refuse à la communication 1.
L’éloquence esthétique se constitue ainsi en deux temps : par une rupture
avec les significations constituées du langage ordinaire et par la création
d’un langage singularisé et intensifié, d’un langage « pour un ». L’élabo-
ration de ce langage « pour un » en fait un langage « pour tous », virtuel-
lement universel par son intelligibilité qui nécessite un déchiffrement 2. La
compréhension esthétique – et la critique – est donc un art de la traduction
qui fait accéder l’apparente singularité de l’œuvre (et de l’expérience qui 61
1. ALBRECHT WELLMER souligne l’importance égale des aspects signifiants et énergétiques dans
l’objet esthétique (Zur Dialektik…, op. cit., p. 62 sq).
2. C’est de ce processus que traite la phénoménologie du processus créateur développée par
GEORG LUKÁCS dans sa Philosophie de l’art (op. cit., p. 41 sq).
3. « Le pouvoir de créer du sens, aujourd’hui en grande partie confine dans les domaines esthé-
tiques, reste contingent comme toute force véritablement novatrice », JÜRGEN HABERMAS, Der
philosophische Diskurs der Moderne, op. cit., p. 373. [trad. p. 380. (N.D.É.)] Pour la Philosophie
de l’art de Lukács, l’œuvre d’art est l’utopie d’un monde adéquat à nos attentes d’autoréalisation
intégrale ; une telle définition exclut de l’art les œuvres négatives, alors que la « proposition de
sens » admet l’affirmation d’une expérience du non-sens.
Les propositions de sens intensifié ne forment pas une tradition continue,
selon la conception de l’herméneutique ; elles ne révèlent pas non plus
une essence cachée, du type de la vérité de l’être, mais une construction
fragile dont la cohérence interne est toujours un peu forcée. Ce qui sauve
le sens – la denrée rare de la modernité post-métaphysique – de la contin-
gence et de l’arbitraire total, c’est le fait que son élaboration est souter-
rainement œuvre collective, constamment nourrie de l’échange social des
expériences, qui est la base des configurations artistiques ; aucune singu-
larité dépourvue de toute signifiance supra-individuelle ne peut se cris-
talliser en œuvre.
Les propositions de sens relèvent d’une interprétation et d’une
composition de la perception sensible pour lesquelles la justesse de ton
62 et le caractère inédit de l’expérience (et du langage trouvé pour la dire)
comptent plus que la conformité aux faits et aux normes. L’art est de
l’ordre du non-quotidien, même s’il cherche ses épiphanies dans la vie
la plus ordinaire ; il peut se permettre – et c’est même ce que l’on attend
de lui – de ne pas tenir compte des exigences intersubjectives dont se
constitue la vie quotidienne en société. C’est par là seulement qu’est possible
la stylisation de la proposition de sens. Chez les sujets récepteurs impres-
sionnés par cette ordonnance de sens acquise au prix d’un certain nombre
d’abstractions, la proposition sera confrontée aux expériences propres,
mais aussi aux exigences quotidiennes, et sa pertinence sera mise à l’épreuve
du vrai et du juste.
À partir de là, on peut tenter d’expliquer – sans référence prématurée
au réel historique – certaines caractéristiques de l’art moderne, notam-
ment le statut de la négativité et ses avatars. Selon notre hypothèse, la
proposition d’une cohérence de sens à partir d’une expérience absolu-
ment singulière met en jeu l’exigence d’une expression de soi radicale
qui – de Baudelaire à Beckett – heurte les structures sociales rigides et
intolérantes. C’est ce qui donne à la singularité esthétique l’apparence du
négatif destructeur, satanique, révolté. Elle rompt avec la quotidienneté
et les contraintes de la subjectivité rationnelle pour faire vivre un instant
de présence absolue. Le choc soudain de l’extase ou de l’horreur sacrée
l’arrache à toute habitude et à toute familiarité pour la plonger dans une
ivresse lucide. La singularité extrême blesse les attentes d’intégrité invio-
lable de la personne, dont elle dénonce les déformations pathologiques
tout en s’y attachant en tant qu’images de la singularité. Tant que la singu-
larité du sujet n’a pas droit de cité, elle paraît démoniaque, et l’art est
habité par un esprit de révolte ; dès qu’elle est reconnue – et c’est ce qui
semble aujourd’hui être le cas –, l’art perd son rôle de représenter la « part
maudite ». De subversif, l’artiste tend à devenir un personnage public
proposant sa singularité en modèle à travers les schèmes de son expé-
rience. Contrairement à ce que redoute la modernité maximaliste, ce n’est
pas la singularité absolue qui est menacée dans son existence et qui serait
mutilée, nivelée ou abîmée par la normalisation sociale. Ce qui risque de
se généraliser, c’est une singularité sans portée universelle, un pluralisme
des « différences » boursouflées et vides 1. À la limite, la culture actuelle
tend à multiplier les narcissismes sourds les uns aux autres et qui confon- 63
1. Michel Foucault avait observé ce phénomène d’une individuation trompeuse dans la société
actuelle, en l’attribuant unilatéralement à un effet de pouvoir (cf. MICHEL FOUCAULT, Surveiller
et punir, Paris, Gallimard, 1975, et La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976).
raineté de l’artiste se réduisent sans cesse à l’« essentiel » : à l’expres-
sion d’une singularité irréductible inexprimable par les langages artis-
tiques existants. Formes géométriques de base, traits primitifs, couleurs
pures ou élémentaires, bidimensionnalité, objets quotidiens distanciés, maté-
riaux bruts, mise en évidence du contexte d’exposition, peuvent jouer ce
rôle et susciter le choc de l’inartistique annexé par la souveraineté de la
sphère artistique.
« Proposition de sens » signifie enfin que le langage « pour un » – la
singularité de l’œuvre qui veut être reconnue comme universel singulier 1 –
doit se présenter à un public, afin de faire la preuve de son intelligibilité
virtuellement universelle, de son effet de cohérence esthétique en tant
que langage singularisé, et de sa faculté de faire résonner la singularité
64 de son expérience dans l’expérience historique des sujets récepteurs. Il
faut donc que l’œuvre surmonte au moins les trois écueils de la singula-
rité absolue – inintelligible ou dépourvue d’intérêt –, de l’incohérence
esthétique – ou d’une rupture de ton non maîtrisée –, et de l’inadéqua-
tion à l’attente historique du nouveau – ou de l’inactualité de la disso-
nance à laquelle elle répond.
À la différence de l’activité dramaturgique dans la vie quotidienne –
qui vise à influencer autrui pour atteindre un but précis –, la présentation
de l’œuvre devant un public anonyme – sorte d’Autrui généralisé – établit
un contrat entre l’œuvre et ses récepteurs 2. Rien, en effet, ne les oblige
à se soumettre à la discipline de l’œuvre, mais une fois qu’ils se sont
librement abandonnés à elle, ils en éprouveront – ou non – la nécessité
interne et la reconnaîtront par leur émotion esthétique et leur jugement
critique. C’est cette logique qui fait de l’art (et de l’expérience esthétique)
la sphère d’une exigence de validité analogue à celles qui définissent la
science et l’éthique, mais une exigence plus lâche, incapable d’assurer la
cohésion d’une société ; il s’agit d’une exigence sans « force illocutoire »
immédiate, sans conséquence nécessaire pour la vie quotidienne. Ce qui
Des fragments de Friedrich Schlegel aux essais de Henri Heine, des poèmes
en prose de Baudelaire ou de Rimbaud aux lettres d’Artaud, des apho-
rismes de Kafka aux Cahiers de Valéry, des romans de Flaubert, Proust,
Beckett, Faulkner aux récents monuments épiques de Peter Weiss et d’Uwe
Johnson – les formes de la prose moderne sont à tel point hétérogènes
qu’il y avait quelques risques à les réunir sous un titre commun, sans
même envisager une théorie des genres. De plus, trois des vingt-sept chapitres
sont dus à Christa Bürger – autre risque d’incohérence dans un ouvrage
lui-même en quête de son unité. Le nouveau livre de Peter Bürger, l’au-
teur notamment d’une Théorie de l’avant-garde (1974) et d’une Critique
de l’esthétique idéaliste (1983 2), est son ouvrage le plus ambitieux.
1. [Traduit par Marc Jimenez (La Prose de la modernité, Paris, Klincksieck, 1995, 422 p.). (N.D.É.)]
2. Cf. Critique, n° 450, novembre 1984, p. 868-872. On trouve par ailleurs des textes de Bürger
en traduction française dans les numéros de la Revue d’esthétique consacrés à Adorno et à Benjamin,
et dans une anthologie de l’esthétique allemande contemporaine, à paraître aux éditions Actes Sud..
Comparable aux essais de Maurice Blanchot, d’ailleurs cités à plusieurs
reprises, le livre explore l’espace littéraire de la modernité afin d’y décou-
vrir un centre de gravité.
Sur plusieurs points, Bürger a changé de perspective, tout en réaffir-
mant une position de plus en plus contestée dans la pensée des dix dernières
années. Ces changements et cette réaffirmation sont liés et permettent à
la fois de situer Bürger dans le débat théorique sur la modernité et de
réévaluer la critique de la « philosophie du sujet », dont Bürger ne tient
guère compte.
Depuis le début des années 1970, Bürger avait élaboré – en s’opposant
notamment à la Théorie esthétique d’Adorno – une critique de « l’institu-
tion art » inspirée par les « avant-gardes historiques ». Elles avaient, certes,
70 échoué à introduire l’art dans la vie quotidienne, et les documents témoi-
gnant de leurs agressions contre l’art institutionnel avaient eux-mêmes fini
par rejoindre les musées. Il devait être néanmoins possible de maintenir
vivante leur entreprise de subversion, de la libérer de son esthétisme caché,
et d’œuvrer pour créer un « autre rapport à l’art ». Dans cette perspective,
radicalement opposée au concept de « génie » créateur, Bürger avait consi-
déré comme faisant partie de l’art, toutes sortes de productions d’amateurs.
La Prose de la modernité infléchit à la fois la revendication de l’hé-
ritage avant-gardiste et la critique du « grand artiste ». Bürger se rapproche
d’Adorno qui avait lui aussi fait de l’agression avant-gardiste une impul-
sion intra-esthétique, une auto-destruction de l’œuvre à la manière de Beckett.
Bürger se contente d’allonger la liste des œuvres canoniques, en faisant,
par exemple, du « réalisme » une catégorie de la modernité. Il prend peu
de risques en ce qui concerne la création contemporaine ; il évite en ce
sens le véritable problème du postmodernisme dont il admet pourtant qu’il
constitue le point de départ de ses réflexions. Comme Adorno encore, il
s’inscrit dans une tradition hégélienne, pour revenir sur cette contradic-
tion qui consiste à intégrer l’art à l’esprit absolu tout en proclamant la fin
de sa prétention à la vérité. Bürger veut rendre compte de la « fin de l’art »
et de l’exigence de vérité qui lui est inhérente. L’art moderne, écrit-il, est
« à la fois nécessaire et impossible » (447 1) ; c’est là son aporie. Il est
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Prosa der Moderne.
nécessaire « parce que l’individu, libéré de ses liens religieux, fait l’ex-
périence que le monde où il souhaite intervenir de manière créatrice est
déjà achevé, de telle sorte que son projet d’action libre se trouve changé
en son contraire. Il demande ainsi une sphère dans laquelle sa subjecti-
vité domine efficacement les résultats de son activité. Cette sphère, c’est
l’art » (447 ; voir aussi p. 14). Et il est impossible parce que la rencontre
de configurations parfaitement adéquates à l’attente du sujet contredirait
son expérience fondamentale du réel : ces œuvres ne pourraient être vraies.
Bürger reconstruit l’art moderne dans les termes de l’interprétation
que Lukács avait donnée de l’esthétique idéaliste, dans son essai sur la
réification. L’art apparaît comme la sphère de l’autoréalisation; mais dans
la mesure où l’individu sait que « l’unité des contraires » accomplie par
l’art est fausse, il est obligé d’admettre « la déchirure du sujet et de l’objet, 71
1. Cf. Critique, n° 450, novembre 1984, p. 876 sq et n° 488-489, janvier-février 1988, p. 104 sq.
[supra p. 17-32 et p. 47-67. (N.D.É.)]
les voies tracées par Lukács, Benjamin et Adorno, mais aussi – et cela
est nouveau chez lui – selon des modèles proposés par Lacan, Blanchot,
Roland Barthes et d’autres penseurs français. Dans le contexte allemand
contemporain, un tel choix ne va pas de soi, et l’on s’attendrait à une
réfutation des théories inspirées par Habermas. Or, Bürger s’explique rapi-
dement dans quelques notes en bas de page. Les projets littéraires de la
modernité, lit-on dans le texte principal, protestent contre la rationalité
moderne, et à moins de vouloir périr, l’époque à besoin de ces protesta-
tions (17). Le concept de forme, constitutif de l’art, est « réfractaire au
principe de rationalité. L’histoire de l’art moderne est limitée par les possi-
bilités qu’offre cette constellation » (18).
Assez mal à l’aise, Bürger renvoie ici à une note qui commence de
façon ambiguë : « À première vue, cette thèse semble s’opposer aux théo- 73
II
plus encore que Heine – et c’est là en quoi il est plus moderne selon Bürger
–, Baudelaire déstabilise l’assurance du jugement. À la « politisation de
l’art » qui se dessine chez Heine, il oppose une technique du choc. S’inspirant
de Benjamin, Bürger interprète comme une provocation gratuite les décla-
rations du jeune Baudelaire en faveur d’une répression violente des « ennemis
du beau ». On voit mieux alors ce que Bürger oppose au discours philo-
sophique : il s’agit d’un effet de connaissance produit par l’écriture litté-
raire en tant que telle, par son style et sa rhétorique.
Entre Schlegel, le créateur du « fragment » moderne, Heine, l’ironiste
déchiré, Baudelaire, le provocateur, et Mallarmé, engagé au nom d’un
absolu inaccessible qui autorise un comportement d’échec – existe-t-il
un lien interne qui permette de distinguer ce groupe d’auteurs de ceux de
la section suivante (Rimbaud, Lautréamont…, Valéry, Artaud) ? Une telle
question ne se poserait pas dans les ouvrages critiques de Maurice Blanchot
qui peuvent se comparer au livre de Peter Bürger : L’Espace littéraire ou
Le Livre à venir. Blanchot se contente en effet de dégager des problé-
matiques : « Chaque poète dit le même, ce n’est pourtant pas le même,
c’est l’unique, nous le sentons 1. » Bürger, lui, est en quête de l’unité de
la modernité, au sein de ses différences.
1. MAURICE BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard (1959), « Idées », 1971, p. 61.
À la suite de Hegel, son modèle, Bürger devra rendre compte des œuvres
en leur singularité, tout en maintenant son idée « systématique » qui ne
peut se dégager que petit à petit. Déjà sur le fil du rasoir quant à sa cohé-
rence interne, la construction de Bürger est mise à rude épreuve par les
chapitres de Christa Bürger – en soi intéressants – qui ne s’intègrent pas
facilement à l’ensemble, dans la mesure où le souffle du développement
systématique leur fait défaut. Les quatre parties présentent néanmoins une
certaine symétrie : au groupe « Subjectivité, forme, quotidienneté » répond
celui de la mimésis et de la destruction de la forme ; à la longue série des
romans modernes correspond ensuite la dissolution de la narration roma-
nesque par la réflexion essayiste. Les analyses sont inégales, peu appro-
fondies, par exemple, pour Kafka et Joyce dont quelques aspects sont
78 effleurés en dix ou quinze pages, contre trente pour Uwe Johnson, l’écri-
vain de la mémoire allemande, alors que Thomas Mann et Thomas Bernhard
sont absents.
Si le livre est néanmoins d’un grand intérêt, c’est parce que Bürger
se livre réellement à la diversité des proses modernes, pour tenter à chaque
étape d’en ressaisir l’unité éclatée. En dépit de tous les déséquilibres du
livre, il faut saluer le courage d’entreprendre un tel projet. Il est vrai qu’on
ne saurait parler de rationalité esthétique à propos du seul débat critique,
sans la chercher aussi dans les œuvres significatives de la modernité, quelle
que soit leur résistance à l’idée classique de raison. Malgré lui, Bürger
est en quête d’une telle rationalité de l’art moderne ; sinon, il ne pourrait
concevoir l’idée d’une unité de la modernité. Explicitement, il pense la
trouver dans une certaine irréductibilité à la raison (instrumentale) ; mais
ce qui se dégage est néanmoins une logique, une démarche cohérente et
accessible à l’argumentation. Bürger cherche en effet les raisons qui font
de ces œuvres – ou de ces exercices qui s’en prennent à l’idée d’œuvre
– des réalisations spécifiques et réussies de la modernité littéraire, fruits
de la réflexion assidue de toute une vie d’écrivain.
Sans réussir à tout « synthétiser », Bürger s’approche d’une problé-
matique centrale et d’une série de polarités significatives. À la radicalité
intellectuelle de Paul Valéry, qui résiste à toute émotion, il oppose un
autre refus de l’œuvre comme fin en soi, chez Rimbaud, Breton ou Artaud
qui se méfient de toute écriture calculée. Or, dans les deux cas, le refus
de l’œuvre se change en œuvre et nécessite de nouvelles destructions.
Aux paris complémentaires de Proust et de Kafka qui chargent le narra-
teur ou le lecteur de reconstituer le sens total, Burger fait succéder, d’une
manière analogue, les efforts destructeurs de Musil et de Beckett.
Malgré un certain assouplissement du canon, on peut se demander si
Bürger sort réellement de l’horizon défini par la Théorie esthétique d’Adorno.
N’en maintient-il pas le schème conceptuel, celui d’une « scission » du
sujet et de l’objet et d’un « désir d’unité qui s’exprime dans le concept
de forme symbolique » (59) ? Devant la persistance réelle de la scission,
« le sujet sait que l’unité à laquelle il aspire est en même temps fausse.
Il est donc obligé de briser cette unité par l’auto-suppression de l’auteur,
à travers l’ironie et l’éclatement de l’unité du signe et de la signification,
dans la forme allégorique » (59). Mais les ruptures des prédécesseurs se 79
changent en unité pour chaque auteur nouveau, exigeant ainsi une nouvelle
rupture, selon la spirale interminable de la surenchère avant-gardiste. Il
s’avère finalement que « la forme symbolique est incontournable en tant
qu’arrière-plan devant lequel la modernité esthétique se met en scène comme
succession de ruptures » (59). Pour Adorno aussi, la « réconciliation »,
dans l’art moderne, ne se réalise qu’à travers son refus.
Bürger redécouvre ainsi l’horizon de l’esthétique adornienne – la pers-
pective apocalyptique d’une domination totale de la nature 1 – en situant
la destruction de « l’institution art » à l’intérieur même de cette « insti-
tution », et en élargissant la notion d’œuvre : il y inclut tous les efforts
de la modernité pour permettre au sujet de faire une expérience authen-
tique. Aux yeux d’Adorno, les marques de destruction dans l’art moderne
renvoyaient à la violence réelle, constitutive de la société. Bürger en souligne
la valeur de protestation en y percevant une entreprise de subversion à
l’égard de l’institution même de l’art. Ainsi, Adorno avait bien vu le comique
de Beckett, mais l’avait interprété comme une dérision du comique lui-
même en face du désastre accompli, le rire naïf n’ayant plus droit de cité
après Auschwitz. Dans ce même comique, réhabilité en tant que tel, Bürger
1. « Les hommes ont aujourd’hui le pouvoir de détruire toute vie sur terre. Dans les termes de
Kleist le mal absolu existe » (48).
voit une fois de plus une remise en question de la conceptualité philoso-
phique au nom de la « connaissance littéraire » (342). Il est à la fois plus
près d’Adorno qu’il ne semble le croire, et éloigné de lui, dans la mesure
où il cherche, dans les œuvres et les exercices modernes, moins l’image
vraie du réel négatif que l’intervention critique des auteurs.
Prosa der Moderne témoigne du plaisir d’une découverte : d’une rupture
jubilatoire avec certains tabous que Bürger s’était imposés vis-à-vis d’au-
teurs tels que Mallarmé, Valéry, Proust, Kafka, Joyce et Beckett, le jeune
Lukács et Musil, parfois traités avec une certaine condescendance dans
ses écrits antérieurs. Bürger y voit désormais des tentatives légitimes pour
répondre à une situation dans laquelle plusieurs attitudes extrêmes, contra-
dictoires entre elles, sont justifiées : la pureté obstinée par laquelle s’af-
80 firme un moi souverain, aussi bien que l’impureté par laquelle il s’efface
pour faire apparaître la réalité factuelle, irréductible à l’art ; le culte déses-
péré de l’œuvre et la sacralisation de la forme, aussi bien que son abandon
au profit de l’activité artistique comme forme de vie ou comme engage-
ment politique : toutes ces entreprises ne cessent de se contester et de se
renouveler avec une radicalité chaque fois accrue. L’œuvre est aussi impos-
sible que l’illusion d’une authenticité réalisée par son sacrifice et par une
expression immédiate.
La modernité, pour Bürger, c’est la découverte progressive de ces deux
apories : celle d’une authenticité qui ne peut être mise à l’abri de l’am-
biguïté des signes, et celle d’une médiation formelle qui risque d’étouffer
ce que l’expression contenait de révolte et de nouveauté. Reste la solu-
tion qui consiste à détruire la forme (271). Les artistes mimétiques commen-
cent ainsi par s’attaquer au moi souverain, puis à la cohérence logique
du langage, et enfin à l’œuvre dans son ensemble (292). Mais les « intel-
lectualistes » comme Valéry ou Musil détruisent eux aussi l’œuvre comme
fin en soi.
Reste à savoir dans quelles conditions une telle destruction présente
des caractères artistiques. Bürger évoque le fait que « nous sommes aujour-
d’hui capables de percevoir comme relevant de l’esthétique les fragments
d’affiches restés attachés à un mur » (35). Les nouveaux réalistes, dit-il,
nous ont appris à lire toutes sortes de configurations dans ces structures
formées par la superposition contingente d’affiches arrachées. Bürger semble
ainsi revenir à son idée antérieure d’une créativité générale indépendamment
de celle des artistes reconnus comme tels. Mais qu’est-ce qui distingue
alors l’acte destructeur d’un vandale et la destruction savante opérée par
un artiste qui fait lui aussi intervenir le hasard ? Non pas seulement le fait
que c’est sa propre œuvre qu’il atteint bien souvent, mais encore la sélec-
tion des matériaux selon certains critères descriptibles, choix aussi des
gestes dont les résultats sont les plus éloquents à ses yeux et qui se prêtent
donc à une « traduction discursive ».
L’authenticité indirecte d’une forme qui se suspend par la destruction
devient le critère de la modernité aboutie. Breton et Artaud restent en
deçà d’une telle destruction. Ils continuent de croire à une identité immé-
diate entre leur expression et une forme qui semble lui être consubstan-
tielle : l’« améliorer » serait la fausser. Par des voies opposées, Rimbaud 81
83
Qu’il fatigue, qu’il énerve, qu’il semble encore riche en promesses ; qu’il
paraisse démodé ou simplement victime d’une période de restauration,
l’art moderne reste un problème théorique. Après avoir été le fossoyeur
ironique ou désespéré d’un monde absurde ou monstrueux, il fait aujour-
d’hui partie d’une société plus réceptive, aux musées spacieux, qui se
demande que faire de cet héritage aussi fascinant qu’encombrant. Pour
le théoricien, il n’est guère possible de maintenir le projet de subversion
intégrale au nom d’un art porte-parole de la vraie vie. Il faut donc essayer
1. [Ouvrage traduit par Pierre Rusch dans la collection « Théories » dirigée par Rainer Rochlitz (La
Souveraineté de l’art. L’expérience esthétique après Adorno et Derrida, Paris, Armand Colin, 1994,
312 p.), malheureusement retiré du catalogue, comme la plupart des titres de la collection, et
définitivement indisponible. (N.D.É.)]
2. [La référence est omise dans l’original. (N.D.É.)]
de redéfinir les rapports entre l’art contemporain, ses enjeux et ses publics.
Ou bien cet art souverain remplit malgré tout une fonction dans nos sociétés,
ou bien sa subversion sans compromis est le fait de créateurs qui, par un
décisionnisme insouciant de toute reconnaissance, tirent d’eux-mêmes leur
légitimité.
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages, dans la première section, de Die Souveränität
der Kunst et, dans la seconde section, d’Au nom de l’art.
pourrait expliciter cette différence par la distinction kantienne entre juge-
ments déterminants et jugements réflexifs : ces derniers ne s’appuient sur
aucune règle préexistante, mais sur un processus inductif inachevable et
dont les résultats, faute de critère universel, sont injustifiables.
Cette conception s’oppose à l’esthétique herméneutique selon laquelle
l’expérience esthétique est elle aussi un acte de compréhension réussie,
même si le sens à comprendre n’est pas dissociable de sa matérialité. D’une
manière conséquente, Menke-Eggers rejette la tentative de Wellmer pour
critiquer l’esthétique de la négativité au nom d’une herméneutique. La
formation du sens esthétique est selon lui un processus qui échoue systé-
matiquement (104). C’est ce que la Théorie esthétique d’Adorno décrit
sous le nom du « caractère énigmatique » de l’objet esthétique, qui scelle
la « déroute préétablie 1 » du regard. « L’herméneutique et l’esthétique 85
1. THEODOR W. ADORNO, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989,
p. 161. [p. 175 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
2. Ibid., p. 165. [p. 179 (1995 ; 2004). (N.D.É.)]
elle finalise le processus de cette expérience en fonction d’une compré-
hension réussie, et elle justifie cette récupération, d’un point de vue exté-
rieur à l’expérience esthétique : « Au moment où l’esthétique herméneutique
devrait montrer que le devenir incessant dans lequel sont plongés les signes
esthétiques aboutit par sa propre logique à des effets sémantiques, elle
procède à un changement de perspective qui présuppose cela même qu’il
s’agissait de montrer » (117-118). Peut-être faudrait-il mieux distinguer
encore : Wellmer confond les effets sémantiques de l’expérience esthé-
tique et la fonction de cette signification dans le cadre de l’expérience
quotidienne : pour éviter cette confusion, Menke-Eggers pousse l’esthé-
tique « autonome » jusqu’à proscrire l’incidence de l’expérience esthétique
sur la vie quotidienne, à l’exception toutefois d’une incidence radicale
86 qui sera le pivot de l’ouvrage.
L’esthétique de la négativité, qui respecte l’autonomie du processus
mimétique par lequel nous reconstruisons l’objet esthétique, et qui souligne
la « souveraineté » irréductible de l’art, est « déconstructive », en un sens
qui n’a rien de prétentieux : elle déconstruit une compréhension appa-
remment réussie en montrant son échec effectif. Menke-Eggers peut ainsi
faire sienne la caractérisation de l’interprétation esthétique par Paul de
Man comme étant, simultanément, « aveuglement » et « intellection » :
« ce n’est que dans la mesure où les interprétations ont (et révèlent) une
tache aveugle, qu’elles peuvent se rapporter à des objets esthétiques, néga-
tions de toute compréhension, et exprimer une expérience esthétique »
(125). De telles interprétations présentent une « discontinuité configura-
tive » qui met en relief l’aveuglement de toute interprétation et par là la
négativité esthétique elle-même. D’ailleurs, cette distinction entre la
démarche interprétative de l’essai, constitué par un « aveuglement » ou
un malentendu, et la prétention herméneutique à une compréhension réussie
et adéquate, est déjà clairement établie dans les écrits du jeune Lukács
(La lettre à Leo Popper qui introduit L’Âme et les Formes, La philosophie
de l’art. 1912-1914), cités par Paul de Man et par Menke-Eggers : la
matière de l’art, ce qu’il s’agit d’interpréter, « n’est pas connaissable de
façon adéquate, écrit Lukács. L’artiste adopte par rapport à elle la seule
attitude adéquate – créatrice, et non pas de connaissance – en la prenant
comme substrat de son activité figuratrice […]. L’historien devrait trouver
un point de vue adéquat sur la matière, un point de vue de connaissance
qui n’existe ni ne peut exister, parce qu’il devrait pour cela vaincre le
malentendu – or celui-ci est invincible 1 ».
Il n’est donc pas étonnant que Menke-Eggers, comme le jeune Lukács,
croit pouvoir distinguer entre expérience et jugement esthétiques (140sq) :
selon lui aussi, le jugement esthétique vient après coup. Dans la mesure
où il ne peut y avoir de « critère positivement formulé de la réussite esthé-
tique » (141), la valeur d’une œuvre ne peut être déterminée qu’en fonc-
tion des expériences qu’elle rend possible : Menke-Eggers propose le critère
de la « rigueur » ou de la « cohérence » de l’expérience possible (144),
et celui du degré de cette cohérence. Du point de vue de l’esthétique néga-
tive, autonome et souveraine, aucun autre critère, qu’il relève d’une analyse
technologique ou d’une philosophie de l’histoire, n’est recevable. Est beau 87
1. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Alain Pernet et Rainer Rochlitz, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 204.
Une telle conception du beau – c’est la conclusion philosophique de
ces développements – n’est pertinente que dans sa propre sphère ; elle ne
peut « entrer en concurrence avec les processus de compréhension auto-
matique qui s’orientent vers d’autres types d’évaluation (ceux du vrai, du
bien, de l’utile, etc.) » (174). Et pourtant il serait absurde que cette subver-
sion radicale des discours non esthétiques reste sans effet. Sans accepter
l’extension de la négativité esthétique à tous les genres de textes, selon
la théorie de Jacques Derrida, Menke-Eggers partage son refus d’une margi-
nalisation de l’expérience esthétique. Reconnue et circonscrite dans le
domaine de l’esthétique, elle est servile. L’art ne devient souverain que
lorsque l’expérience de sa négativité révèle en même temps la négativité
cachée dans les autres types de discours (177).
88 La Théorie esthétique d’Adorno fournit le modèle d’une esthétique
négative qui, sans fonder les autres types de discours, agit sur eux après
coup. Menke-Eggers interprète le théorème du « caractère énigmatique
de l’art » comme une interrogation sur la signification de l’expérience
esthétique pour nos autres expériences.
La déconstruction derridienne est plus radicale ; elle « vise une analyse
du fonctionnement de notre langue qui, par analogie avec l’expérience
de la négativité esthétique, découvre les éléments de son échec au sein
même de ce fonctionnement » (198). Dans la partie philosophique de son
livre, qui présuppose les développements esthétiques, Menke-Eggers tente
de montrer les faiblesses de l’approche derridienne, à propos de sa théorie
de la signification, telle qu’elle est exposée dans le débat avec Searle (Limited
Inc a b c). Selon Derrida, l’itérabilité d’un signe divise a priori son iden-
tité, dans la mesure où il est chaque fois transformé en fonction du contexte
(199) ; la différence illimitée des contextes est donc une subversion radi-
cale de l’identité des signes. Or, et c’est là l’objection de Menke-Eggers,
l’infinité des contextes possibles ne contredit en rien l’identité des règles
qui fixent l’emploi et la signification des signes ; le nombre illimité de
contextes d’emploi n’exclut pas que ces contextes présentent quelques
analogies. Pour Derrida, les interprétations possibles d’un contexte donné
peuvent elles aussi être infiniment diverses. Ici, Menke-Eggers reprend
l’argumentation de Habermas et de Wellmer pour critiquer les vestiges
de phénoménologie husserlienne dans la pensée de Derrida : « Même dans
leur diversité infinie, les contextes infiniment nombreux ne peuvent être
compris comme menaçant toute identité possible du signe, à moins d’ex-
clure par avance la possibilité de procédures de décision permettant de
trancher entre ces interprétations, ou d’entente à propos d’elles ». En d’autres
termes, « l’hypothèse de Derrida, selon laquelle la diversité des inter-
prétations d’un contexte désagrège en principe l’identité des signes, présup-
pose que la compréhension de ces signes consiste à leur attribuer – de façon
monologique – des significations en fonction d’interprétations des contextes
qui ne sont chaque fois partagées que de façon contingente » (202).
En déconstruisant la métaphysique de la présence, Derrida conteste
l’idée de l’identité d’un signe, quel qu’il soit : une telle identité voudrait
exclure la différence. Menke-Eggers peut montrer que Derrida passe à
côté de l’idée centrale d’Austin : « Il considère les concepts qui tentent 89
1. Cf. THEODOR W. ADORNO, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 340, et ALBRECHT
WELLMER, « Metaphysik im Augenblick ihres Sturzes », in DIETER HENRICH et ROLF-PETER
HORSTMANN (s.l.d.), Stuttgarter Hegel-Kongress 1987. Metaphysik nach Kant ?, Stuttgart, Klett-
Cotta, 1988, p. 767-783.
non esthétiques aux signes, dans la mesure où elle en dément le fonc-
tionnement, de façon telle que la démonstration de leur validité ne peut
pas la convaincre (246). Selon Wittgenstein, il n’existe aucune expérience
qui puisse représenter une négation totale de nos certitudes. La folie n’est
pas un problème pour nos discours qu’elle ne peut contredire; les objec-
tions sceptiques ne constituent pas une négation totale de nos discours car,
en tant qu’arguments, elles s’inscrivent déjà dans l’ordre discursif. Seul
l’art, conclut Menke-Eggers, est une négativité totale qui constitue un
problème pour nos discours, étant leur négation à la fois totale et bien
fondée, sans pour autant être argumentée (et donc non réfutable, 248).
D’où la nécessité de formuler des prétentions absolues à l’encontre
de cette menace : « La raison de nos discours non esthétiques est sujette
92 à une dialectique négative, dans la mesure où elle répond au danger que
constitue l’expérience de la négativité esthétique, virtuellement omniprésente,
en donnant à penser qu’elle satisfait à des prétentions absolues quant à
sa connaissance des significations et quant à la fondation en raison. Le
danger que constitue l’expérience de la négativité esthétique et par suite
duquel le bon fonctionnement des discours rationnels tombe en panne,
ne peut être écarté par ceux-ci que dans la mesure où ils en demandent
trop à eux-mêmes » (249). C’est à ce danger que répond le dogmatisme,
la métaphysique inhérente à l’emploi non esthétique des signes : en préten-
dant neutraliser le danger ou en prétendant pouvoir y résister. Or, il faudrait
pour cela que la raison soit indépendante du langage dont les signes sont
déstabilisés par l’expérience esthétique. Les prétentions absolues de notre
raison seraient donc une conséquence de l’expérience esthétique, auto-
nome et virtuellement omniprésente.
Dans un dernier chapitre, Menke-Eggers oppose au romantisme inversé
de Derrida, qui continue de revendiquer pour l’expérience esthétique une
forme de connaissance privilégiée, la conception d’Adorno qui, en com-
prenant le statut moderne de l’art – celui d’une négativité souveraine –
reconnaît aussi la part de vérité que renferme la métaphysique. C’est en
méconnaissant le statut de l’esthétique moderne que Habermas et Wellmer
auraient tenté de réintégrer l’expérience esthétique à la vie quotidienne,
au lieu d’y voir une subversion absolue qui conduit la raison à élever, à
son tour, des prétentions absolues à caractère métaphysique.
II
1. Id.
2. Id.
3. Ibid., p. 80.
4. Id.
phrase suivante, par laquelle il semble vouloir faire barrage à la subver-
sion de Duchamp : « Il me suffit, à moi, de voir le travail, il faut qu’on
voie le travail », répète-t-il avec insistance. Et en recourant aux raison-
nements massifs des économistes classiques, il définit son dernier critère
de la valeur artistique : « c’est par la quantité de travail fourni par l’ar-
tiste, que l’on mesure la valeur d’une œuvre d’art 1. » Par conséquent, un
ready-made, cela ne vaut pas grand-chose ; le travail de l’artiste ne se voit
guère.
Apollinaire dispose néanmoins d’un moyen pour sauver la valeur des
ready-made de Duchamp. Il a une idée très précise de la fonction sociale
de l’art : « les grands poètes et les grands artistes ont pour fonction sociale
de renouveler sans cesse l’apparence que revêt la nature aux yeux des
hommes 2. » L’art le plus énergique crée le « type » d’une époque, celui 99
1. Id.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 64.
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid., p. 111.
6. Id.
peut être comprise en un sens ironique, si l’on tient compte de l’exemple
de l’aéroplane, ready-made avant la lettre, qu’Apollinaire vient de citer,
un peu plus haut. Il entrevoit un art fonctionnaliste, « tout chargé d’hu-
manité, d’efforts millénaires, d’art nécessaire 1 ». Celui de Duchamp en
donnera la version ironique, à travers le machinisme humain du Grand
verre, à travers ses formes utilitaires et mécaniques, détournées de leurs
fonctions.
Pour Thierry de Duve, au contraire, le jugement esthétique ne dispose
plus d’aucun critère, depuis que l’art n’est plus un nom propre et ne peut
plus s’appuyer sur des critères conventionnels. Le jugement, selon lui,
relève désormais de la seule « jurisprudence » de chacun, puisque – dans
le meilleur des cas – elle ne crée que des précédents (50 sq). Cela dit,
100 l’idée d’art que chacun se fait n’est pas, en règle générale, « souveraine-
ment subjective » ; non pas parce qu’une telle subjectivité serait esthéti-
quement inadéquate, mais au contraire parce qu’elle est conditionnée et
ne relève pas d’elle-même : « Votre idée d’art est faite en majeure partie
d’habitus esthétiques, de valeurs culturelles incorporées et d’idées reçues.
Ce n’est que lorsque vous la confrontez au sentiment bouleversant de la
chose radicalement inattendue que vous en assumez la juridiction. Elle
est alors l’idée régulatrice de votre jugement » (50), – mais seulement du
vôtre. En effet « l’expérience esthétique ne se transmet pas, elle n’est pas
intersubjective » (53).
Du même coup, la critique d’art devient un exercice idiosyncrasique
ou autoritaire : il n’y a pas d’arguments qui puissent amener autrui à éprouver
des sentiments analogues (ou à interpréter ses sentiments de façon analogue).
Contrairement à ce que Kant entendait par le concept de sentiment (du
beau et du sublime), Thierry de Duve rejoint Jean-François Lyotard pour
faire du sentiment (non conditionné) une expérience solipsiste. L’objet
d’art est ainsi vidé de ses déterminations ; à la limite, on peut en dire ce
que l’on veut, ou : « n’importe quoi », de la même façon que l’artiste
peut faire « n’importe quoi (107 sq) : « l’Idée régulatrice de l’art moderne
et contemporain, après Dada, c’est le n’importe quoi » (142). De Duve
1. Id.
ne définit ainsi que l’absence de conditionnement préalable – une condi-
tion négative –, non ce qui constitue le travail de l’artiste : créer, à partir
de cette négativité, une nécessité sans laquelle le mot d’art n’a plus de
sens. De Duve n’a, pour exprimer cette nécessité, que le concept passe-
partout d’idée régulatrice : « fais n’importe quoi de sorte que ce soit nommé
art. Mais fais-le aussi de sorte qu’à travers ce que tu auras fait […] tu
fasses sentir que cette chose quelconque t’est imposée par une idée qui
est sa règle » (141). Plus précisément, le critique (ou le profane) ne peut
pas dire « ceci est beau », « ceci est sublime », « ceci est une œuvre
(réussie) », « ceci est de l’art », en parlant de sa propre expérience intrans-
missible – sans se contredire. Les mots beau, sublime, œuvre, art, sont
indissociables d’une idée d’expérience partagée. En prononçant ces mots
et ces phrases, nous prétendons qu’ils sont valables pour tous (Critique 101
de la faculté de juger, § 6 sq). Dire que je trouve ceci beau, que ceci est
de l’art, c’est susciter l’adhésion ou la contradiction.
Dans un commentaire du concept de sensus communis, tel qu’il appa-
raît dans la Critique de la faculté de juger, Jean-François Lyotard a décons-
truit cette idée de partage, en invoquant, d’une part, « toutes les illusions
ou les crimes politiques qui ont pu venir se nourrir de ce prétendu partage
immédiat des sentiments 1 » et, de l’autre, le fait que Kant fonde son idée
du sens commun sur une Idée : « Ce sensus n’est pas un sens, et le senti-
ment qui est censé l’affecter (comme un sens peut l’être), n’est pas commun,
mais seulement communicable en principe 2. » C’est bien ce que dit Kant :
le sentiment esthétique « est communicable universellement et cela sans
la médiation des concepts 3 ».
Ce qui manque à Kant et qui le conduit à penser le sens commun
esthétique à la fois en termes d’« immédiateté » et en termes de commu-
nication et de « comparaison » des jugements, c’est une philosophie du
langage et une herméneutique qui lui auraient permis d’expliciter ce que
Depuis Marcel Duchamp, le monde de l’art a été envahi par toutes sortes
d’objets que rien ne distingue de leurs répliques dans la réalité profane.
Sous le nom de Fountain, affublé d’une signature fantaisiste, l’urinoir a
fait irruption dans la sphère de l’art, entouré d’une ironie qui le transfi-
gure, la contestation dadaïste de l’art accédant au rang d’exercice artis-
tique. L’objet choque et provoque en vertu de ce qu’il évoque d’inesthétique,
de laid et de dégoûtant, mais le dégoût est encore une sensation forte,
d’ordre « esthétique ». Roue de bicyclette est un objet incongru, composé
de la roue et d’un tabouret sur lequel elle est montée. Là encore, deux
objets quotidiens sont arrachés au contexte de leur usage, mais c’est leur
combinaison qui étonne, les objets en eux-mêmes, banals, n’ayant rien
de choquant. La roue est assise sur le tabouret, rendant l’une et l’autre
inutilisables. Comme dans le cas de l’urinoir, la position renversée produit
un effet de vertige. Vus de cette façon, ces objets ne sont plus ce que sont
leurs doubles fabriqués en série. La pelle à neige, quant à elle, n’est ni
renversée ni montée sur autre chose ; seul son titre la rend étrange : In
Advance of the Broken Arm. Les ready-made de Duchamp renvoient toujours
à une activité dont l’absence ou l’impossibilité crée une distance, fait voir
ce qui disparaît dans l’usage 1. Spirituel et sournois, le non-art de Duchamp
est d’un grand raffinement.
Les Boîtes Brillo d’Andy Warhol ne doivent leur étrangeté qu’à une
abstraction une fois de plus radicalisée ; ni renversement, ni montage, ni
titre fantaisiste. Mais cet objet est lui aussi arraché à l’invisibilité de l’usage
quotidien. Il s’agit de cartons d’emballage, réalisés en contre-plaqué et
présentés dans une position bizarre.
La rencontre de ces objets est l’expérience archétypique de Danto en
matière de théorie esthétique. Lui-même peintre avant de devenir l’un
des principaux représentants de la philosophie analytique, il subit là un
choc dont vibre encore tout son livre : « Je me rappelle fort bien l’état d’in-
104 toxication philosophique – persistant malgré la répugnance esthétique –
dans lequel je me trouvais après avoir visité son exposition de 1964 à la
Stable Gallery, au 33 East sur la 74e rue : il y avait empilé des fac-similés
de cartons Brillo, comme si la galerie servait d’entrepôt pour des surplus
de tampons à récurer » (23 2). Comment de tels objets peuvent-ils faire
partie de la sphère de l’art ? Cette question, sur laquelle Danto fonde tout
son ouvrage, est cruciale, car si cela est possible, « toute définition de
l’art doit rendre compte des boîtes Brillo », ce qui veut dire du même
coup « qu’une telle définition ne saurait être fondée sur une inspection
directe des œuvres » (24), car rien, à première vue, ne distingue les cartons
Brillo de l’œuvre d’art signée Warhol.
1. Cf. ARTHUR C. DANTO, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University
Press, 1986, p. 31. [Ouvrage également traduit depuis par Claude Hary-Schaeffer : L’Assujettissement
philosophique de l’art, Paris, Le Seuil, 1993 (ici, p. 53-54). (N.D.É.)]
2. « L’artiste Pop reproduit laborieusement à la main des objets de fabrication mécanique » « inver-
sion folle de la stratégie de Picasso »(ARTHUR C. DANTO, « Le Monde de l’art » (1964), in DANIELLE
LORIES (s.l.d.), Philosophie analytique et esthétique, trad. Danielle Lories, Paris, Méridien-Klincksieck,
p. 193). Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de La Transfiguration du banal.
Jean-Marie Schaeffer dans sa préface, Danto n’accepte pas l’idée du carac-
tère indéfinissable de l’art, telle qu’elle est défendue par l’école de
Wittgenstein. À travers une série d’expériences de pensée et de digres-
sions, de réfutations de conceptions traditionnelles, de suspens et de décep-
tions, l’ouvrage nous conduit à la définition philosophique de l’art qui
est l’objet de l’enquête. « Depuis le début de cette recherche, lit-on au
beau milieu du livre, je suis hanté par des paires d’entités dont l’une seule-
ment est une œuvre d’art » (155).
Dès le premier chapitre, Danto ne cesse de construire des œuvres imagi-
naires possédant des répliques indiscernables, simples objets ou d’autres
œuvres, ayant des statuts et des significations très différents. Il y a là d’abord
ce carré rouge imaginé par Kierkegaard et intitulé La Traversée de la mer
Rouge par les Hébreux, la mer s’étant refermée sur les Égyptiens ; un 105
1. Voir aussi ARTHUR C. DANTO, « Approaching the End of Art », in The State of the Art, New
York, Prentice Hall Press, 1987, p. 202-218.
l’espace dans lequel les philosophes ont depuis toujours travaillé, il est
tout à fait normal que l’art ait une pertinence philosophique) » (143).
Contrairement à Adorno, cependant, Danto ne souligne pas suffisamment
la différence irréductible entre l’art et philosophie, en vertu de laquelle
ils appartiennent à des sphères tout à fait différentes; c’est ce qui le conduit
à annoncer leur confusion à l’époque contemporaine.
Origine commune, évolution vers une conscience de soi philosophique,
fin de l’histoire de l’art, telles sont donc les étapes au terme desquelles
on découvre Andy Warhol et son interprète. Une philosophie de l’art capable
de rendre compte des Boîtes Brillo doit disposer d’un concept d’art éman-
cipé de la perception, dans la mesure où celle-ci est incapable de distin-
guer entre les boîtes de Warhol et leur réplique banale. « Aucun examen
sensoriel ne m’indiquera qu’un objet donné est une œuvre d’art, puisque 107
chacune de ses qualités peut avoir un équivalent dans un objet qui n’est
pas une œuvre d’art » (167).
Danto se rend bien compte du danger que comporte une telle
approche, celui d’adopter un point de vue narcissiquement fixé sur l’ac-
tualité la plus immédiate, et de reconstruire l’histoire en fonction d’un
« terme » qui apparaîtra rapidement comme un moment transitoire. « Bien
entendu, écrit-il, toutes les œuvres d’art ne naissent pas à partir d’une
réplique non artistique et celles qui ont une telle origine peuvent presque
toujours être qualifiées de modernistes ». (234 sq). Néanmoins, ce scru-
pule est vite écarté, et Danto persiste à penser que les œuvres modernes
ne font que révéler un principe esthétique qui régit l’ensemble de la créa-
tion artistique. Comme Hamlet, l’œuvre de Warhol « est un miroir qui
se propose de piéger la conscience de nos rois » (322).
2. Les doubles
Si le degré zéro de l’art, atteint par les Boîtes Brillo, en révèle l’essence,
il est clair que la détermination de leur caractère artistique doit fournir
une clé pour la compréhension des grandes œuvres du passé. En un premier
temps, Danto s’efforce donc de répondre à la question des doubles dont
il a commencé par inventer toute une collection. Est-il vrai, pour les œuvres
du passé, que les qualités perceptibles ne sont pas constitutives de la signi-
fication artistique ? « Il s’agit de savoir si les considérations esthétiques
appartiennent à la définition de l’art. S’il s’avérait que cela n’est pas le
cas, elles seraient simplement associées au concept d’art sans être perti-
nentes pour sa logique interne » (156). Par « esthétique », Danto entend
des qualités purement sensorielles. C’est un fait que Fountain de Marcel
Duchamp n’est pas une œuvre d’art en vertu de ses « surfaces brillantes »
et de ses « reflets profonds » (159) ; sinon, tous les urinoirs de la même
série le seraient tout autant. Mais en est-il de même pour une œuvre de
la peinture classique, pour un tableau impressionniste ou pour un expres-
sionniste abstrait ? Là encore, Danto maintiendrait son théorème de la
copie exacte. L’une de ses expériences de pensée consiste à imaginer qu’un
tableau parfaitement identique au Cavalier polonais de Rembrandt « n’a
108 pas été peint, mais obtenu en déversant une grande quantité de couleur
dans une centrifugeuse, couleur qui a éclaboussé la toile après qu’on eut
mis la machine en marche, juste pour voir ce qui se passerait » (72). Danto
admettrait sans doute que la probabilité d’une telle identité est réduite,
mais ce n’est pas là sa question. Il se demande plutôt : comment identi-
fierions-nous l’œuvre d’art, si cela était possible ?
Car Danto n’admet pas l’équivalence entre le Rembrandt et les écla-
boussures miraculeuses. On peut néanmoins se demander si de tels exemples
réfutent réellement la théorie de la perception esthétique. Par la radicalité
avec laquelle Danto neutralise l’aspect matériel de l’œuvre d’art, il rappelle
certaines tendances de l’idéalisme allemand. Comme lui, Schelling et Hegel
avaient abandonné le terme d’« esthétique » pour ne plus l’employer que
dans un sens conventionnel ou pour parler de « philosophie de l’art ».
Comme Hegel encore, Danto voit l’art se rapprocher de la philosophie et
y disparaître; comme lui, et sans doute pour des raisons analogues, il annonce
la fin de l’histoire de l’art. Mais le rejet de la perception comme critère de
l’art, en matière d’arts plastiques, est-il vraiment justifié?
L’un de ceux dont Danto s’inspire le plus, Nelson Goodman 1, avait
contesté l’idée d’une indiscernabilité entre un original et un faux. Le fait
1. La traduction française de ses Languages of Art (Indianapolis, Hackett Publishing C°, 2e éd.,
1976) est annoncée aux éditions Jacqueline Chambon dans la collection « Rayon Art ». [NELSON
GOODMAN, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, présentation et trad.
Jacques Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990. (N.D.É.)]
de savoir que l’un des objets est une contrefaçon lui semble suffire pour
nous amener à supposer qu’il existe une différence perceptible que nous
pouvons apprendre à discerner, de la même façon dont nous apprenons
à distinguer des jumeaux. Mais, surtout, l’argument de Goodman consiste
à soutenir que nous ne saurions jamais prouver qu’une différenciation par
la perception est par principe impossible. Tels les faux Vermeer de Van
Meegeren, « des objets qui nous paraissent indiscernables aujourd’hui
pourront demain se révéler si différents l’un de l’autre que rétrospecti-
vement on se demandera avec étonnement comment on a pu les
confondre » (Danto, 87; Goodman, 102 1). Selon Danto, la différence entre
un original et une copie n’est pas forcément de l’ordre du perceptible.
« On serait plutôt tenté de penser que le fait qu’un objet soit une contre-
façon est en relation avec son histoire, […] or les objets ne portent pas 109
leur histoire inscrite sur leurs surfaces » (89). Goodman dit la même chose 2,
mais il persiste à penser que la distinction doit être perçue pour avoir une
signification « esthétique » au sens large, dépassant la dimension de la
perception.
Danto n’est pas conséquent : ou bien il existe une différence percep-
tible, ou bien il faut abandonner, du point de vue de la philosophie de
l’art, la distinction entre l’original et le faux. Car devant deux objets tota-
lement indiscernables, une raison autre que perceptive ne peut guère nous
amener à éprouver autre chose devant « l’original » et devant la « contre-
façon » qui se confondent à nos yeux, même si nous savons que l’un des
deux objets est faux. Certaines œuvres de Duchamp, aujourd’hui présen-
tées comme des originaux, sont des répliques fabriquées par l’artiste ou
reconstituées par d’autres, l’identité n’ayant guère d’importance dans ces
cas. Danto écrit par ailleurs : « Quel que soit le style de l’œuvre originale,
sa reproduction sera logiquement dépourvue de style – elle pourra peut-
être exhiber un style, mais elle n’en possédera pas –, puisqu’elle doit son
existence à une formule » (315 sq). Or, si les deux œuvres sont indiscer-
nables et ne portent pas leur histoire inscrite sur leur surface, laquelle sera
dépourvue de style ? « Logiquement », Danto a raison, mais il n’y a aucun
3. Interprétation et intention
Si deux objets sont indiscernables par la perception, celui qui est supposé
être une œuvre d’art ne peut être différencié de l’objet pur et simple que
par une interprétation qui le constitue en œuvre. Mais une telle interpré-
tation n’est pas arbitraire; elle repose sur un savoir préalable : « Les qualités
esthétiques de l’œuvre dépendent aussi de leur identité historique, de sorte
que, à la lumière de ce qu’on apprend sur une œuvre donnée, on peut être
amené à réviser complètement le jugement qu’on a porté sur elle » (185).
Selon Danto, l’interprétation établit un rapport entre l’œuvre d’art et sa
réplique matérielle, rapport qui transforme ou plutôt « transfigure » l’objet,
en lui conférant un sens second, indépendant de sa réalité perceptible.
Danto cite l’exemple de la Chute d’Icare de Bruegel : « dès qu’on a iden-
tifié les jambes comme étant celles d’Icare, c’est tout le tableau qui change
de signification » (191). L’interprétation du tableau dépend donc, dans
ce cas, de la transmission de son titre. Cela n’est pas le cas de tous les
tableaux. Pour beaucoup d’entre eux, il n’existe qu’un titre conventionnel
qui n’aide guère à l’interpréter ; c’est le cas de la Joconde, de La Tempête,
ou encore de nombreux paysages. Inversement, le titre de La Chute d’Icare
serait insignifiant, voire mystificateur, sans son complément visible, les
jambes sortant de la mer (193).
Le titre, selon Danto, est « une directive pour l’interprétation » (195),
ni plus, ni moins. En principe, plusieurs interprétations sont toujours possibles,
chacune d’entre elles procédant d’une structuration différente des données,
chacune reposant sur une autre théorie quant au sujet de l’œuvre. Et, pour
112 justifier une interprétation, il faut passer par des opérations d’identifica-
tion, par exemple en attribuant les jambes à Icare (196). En interprétant
les éléments de l’œuvre, on les fait passer du domaine des simples objets
à celui de la signification (203). L’interprétation est donc constituante, à
tel point que l’objet n’est pas une œuvre avant cet acte qui équivaut à un
baptême (204). Cet acte se fonde sur le « est » transfigurant et magique
de l’identification artistique : ces jambes sont celles d’Icare, identification
qui permet de structurer l’ensemble des éléments du tableau. Il reste que
le tableau, à la différence des ustensiles détournés par les avant-gardes,
n’est pas le double d’un objet pur et simple, mais déjà une structure symbo-
lique. Danto établit ici un parallèle peu justifié entre ces répliques d’ob-
jets ordinaires et toute œuvre considérée en sa matérialité de chose.
Pour qu’une interprétation soit pertinente, il faut qu’elle soit plausible :
« l’œuvre qu’on construit à travers l’interprétation doit être telle que l’ar-
tiste qui est supposé l’avoir créée aurait pu vouloir qu’elle fût interprétée,
ceci en accord avec les concepts dont lui et son époque pouvaient disposer »
(210). Danto pense donc que l’interprétation doit respecter les limites de
la connaissance qui sont celles de l’époque du peintre : « on voit mal ce
qui pourrait déterminer ce qu’est une bonne ou une mauvaise interpréta-
tion si ce n’est la référence à ce qui a pu ou n’a pas pu être l’intention de
l’artiste » (210).
La formulation est prudente : il s’agit moins de prétendre accéder à
l’intention de l’artiste, qu’aux limites historiques de son savoir possible.
Il reste que, dans ce cadre, de multiples lectures sont toujours imaginables.
Danto aurait pu se passer d’un tel recours à une intention souvent inac-
cessible, s’il avait abandonné la conception monologique de l’interpré-
tation. Comme dans tout débat, la pertinence des arguments critiques à
propos d’une œuvre dépend à la fois de leur compatibilité avec les « faits »
qu’il s’agit d’interpréter, et de leur capacité à convaincre un auditoire
universel. Dans la situation monologique, seul l’horizon du savoir histo-
rique constitue un critère pour la validité de l’interprétation,non la logique
interne d’une lecture qui peut s’écarter de ce que nous croyions avoir
établi à propos d’un tel savoir, mais qui résiste à l’épreuve d’une confron-
tation entre différentes interprétations.
Dans un texte ultérieur – polémique à la fois à l’égard de toutes les
herméneutiques radicales qui font l’impasse sur l’intention de l’auteur, 113
1. ARTHUR C. DANTO, The Philosophical Disenfranchisement of Art, op. cit., p. 44. [p. 64-65
de la trad. franç. (N.D.É.)]
2. Cf. ALBRECHT WELLMER, « Dialectique de la modernité et de la postmodernité », trad. Michèle
et Alain Lhomme, in Les Cahiers de philosophie, n° 5, printemps 1988, p. 117. Chez Danto, le
« savoir-faire » n’a que le statut traditionnel d’une maîtrise technique (312) et n’affecte pas l’in-
terprétation elle-même
emprise que l’œuvre elle-même sur l’esprit du récepteur qui participe à
sa constitution » ; car « c’est plutôt la puissance de l’œuvre qui est impli-
quée dans la métaphore, et la puissance est quelque chose qui doit être
senti (273). Reste à savoir quelle est l’incidence de la « puissance » sur
la signification. Dans la mesure où Danto ne voit là aucune interférence,
le sentiment ne se situe que du côté du récepteur, en s’ajoutant, comme
chez Kant, à une « réaction cognitive » (274) qu’il complète ; en revanche,
l’artiste semble maîtriser la signification et la puissance de la métaphore,
au point de contrôler les lectures adéquates qu’il est possible de faire de
son œuvre. Suivant la logique de l’intentionnalisme, toute réaction à une
œuvre est ainsi conçue comme une « référence implicite au fait que quel-
qu’un essaie de vous influencer rhétoriquement » (275), ce qui n’est sans
114 doute vrai que pour les œuvres médiocres dont les intentions ne sont pas
objectivées.
À travers le critère de l’intention attribuable à l’artiste dans le cadre
de son savoir, Danto impose des limites étroites à la variation des inter-
prétations au cours de l’histoire. Or, qu’il le veuille ou non, depuis leur
création, chaque époque a son Œdipe, son Antigone, son Hamlet, très
différents l’un de l’autre. Échaudé par les « contorsions herméneutiques »
de certains contemporains 1, Danto ne voit pas la légitimité des interpré-
tations parfois anachroniques (mais non irrationnelles), parce qu’il a de
la signification artistique une conception trop étroitement intentionnaliste
et cognitiviste. Selon lui, toute œuvre renvoie à une théorie déterminée :
« On ne peut voir quelque chose comme une œuvre d’art que dans l’at-
mosphère d’une théorie artistique et d’un savoir concernant l’histoire de
l’art » (217). Assurément, sans la connaissance des théories répandues
parmi les avant-gardes new-yorkaises et de leurs antécédents, les Boîtes
Brillo de Warhol ne peuvent guère être « perçues » comme une œuvre
d’art. Mais inversement, une telle théorie ne peut pas non plus contrôler
les significations qu’un autre contexte de création artistique et de vie histo-
rique peut attribuer à ces mêmes œuvres. Comme chez Hegel, c’est une
4. Le diagramme de Lichtenstein