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Le projet de thèse
Un processus itératif
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quement, relèvent néanmoins d’un objectif de connaissance
véridique du monde (portant sur des « réels de référence »),
Le projet de thèse —
et doivent nécessairement se soumettre à des contraintes
d’adéquation empirique, même si celles-ci ne sont jamais
vraiment formalisables et restent toujours du domaine de
l’approximation. La rigueur du qualitatif examinait les prin
cipales opérations de recherches caractéristiques de la socio-
anthropologie, mais en privilégiant l’ancrage empirique des
énoncés savants et la production de théories « enracinées
dans le terrain » (Glaser et Strauss, 1973).
J’ai l’occasion ici de combler partiellement l’absence,
dans La rigueur du qualitatif, de réflexion spécifique sur le
projet de recherche 7.
En effet, le projet de recherche, que je ne décrirai désor
mais que sous la forme spécifique du projet de thèse, est une
étape particulièrement intéressante du processus de recherche,
parce qu’elle met en évidence un enjeu majeur : l’articulation
entre un objectif empirique et l’appui sur des débats savants. Cette
articulation complexe est au cœur de tout projet de thèse.
Je défendrai ici une perspective itérative et « ouverte » de
la construction d’un projet de thèse, faite d’allers et retours
incessants entre le terrain et la littérature scientifique. Autre
ment dit, même si le projet de thèse précède l’essentiel du
terrain, il n’est pas sans inclure divers éléments de terrain.
Certes, cette perspective relève d’une expérience pro
fessionnelle de type classiquement décrit comme « anthro
pologique ». Mais je préfère invoquer plus largement une
tradition « socio-anthropologique », tant la sociologie dite
parfois « qualitative » (dont la paternité largement reconnue
remonte à l’école de Chicago) partage les mêmes objectifs
et les mêmes méthodes. Je n’entends pas toutefois opposer
Problématiques exploratoires
8. Il faut d’ailleurs ajouter qu’elle doit aussi évoluer tout au long du pro
cessus de recherche lui-même. Rien ne serait plus inquiétant qu’une
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la problématique, de type déductif ou hypothétique, qui
invitent le doctorant à se situer d’emblée dans un espace
Le projet de thèse —
théorique prédéterminé ou à construire un système d’hypo
thèses a priori.
1) Le monde des sciences sociales est surchargé de que
relles d’écoles, de dogmatismes théoriques, de langues de
bois scientifiques. J’ai à ce sujet une position affirmée, qui
souhaite délivrer le doctorant de ces innombrables confor
mismes et suivismes. Une problématique ne doit pas être
une allégeance à des auteurs, aussi à la mode soient-ils, et un
projet de thèse ne doit pas commencer par planter un dra
peau théorique dont on se ferait le champion, et qu’il faudrait
défendre tout au long du travail. Autrement dit, les néces
saires références érudites d’un projet de thèse doivent relever
d’un usage pragmatique, voire éclectique, sans révérences,
sans incantation et sans dévotion. Rien n’empêche d’utiliser
Bourdieu et Boudon, Marx et Weber, et rien n’oblige non plus
à s’en réclamer. Seule la pertinence d’une référence érudite
par rapport à une question de recherche compte, quel que
soit son auteur. Le but d’une problématique exploratoire est
de construire des interrogations nouvelles face à un thème
original, et non d’afficher sa capacité à reproduire une doxa
scientifique 9.
2) Souvent le futur doctorant est invité à concevoir un sys
tème d’hypothèses, que le terrain infirmera ou confirmera.
Cette approche, qui suit un modèle positiviste, n’est qu’une
possibilité parmi d’autres. Elle semble être en fait la moins
adaptée au régime général des sciences sociales, mais reste
sans doute nécessaire dans les approches quantitatives, en
particulier reposant sur l’usage systématique des question
naires. Mais elle délimite aussi, hélas, un « cadre mental
Le thème et le terrain
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d’un projet de thèse est donc de justifier ce choix et cette
dialectique entre thème et terrain et de montrer en quoi leur
Le projet de thèse —
conjonction doit permettre d’apporter de nouvelles connais
sances, de produire des intelligibilités inédites. Redémontrer
des assertions scientifiques déjà largement tombées dans le
domaine public n’a pas plus d’intérêt que de choisir un champ
d’investigation sur-pâturé.
Cette justification conjointe du thème et du terrain doit
d’abord et avant tout être d’ordre scientifique, et se situer en
termes de production de savoirs originaux. Cela ne signifie
certes pas que des préoccupations éthiques, politiques ou
idéologiques (ou même strictement personnelles) n’inter
viennent pas dans le choix d’un thème et d’un terrain. Bien
souvent, des options citoyennes, des ambitions réformatrices
ou des préférences militantes se mêlent aux considérations
académiques. Il est normal, voire même souhaitable, selon
moi, qu’une thèse puisse s’insérer aussi dans un débat public.
Mais c’est d’abord dans l’espace d’un débat scientifique érudit
et empirique qu’elle doit se situer. C’est la règle du jeu, et il
faut la respecter. Tout sujet de thèse peut être un objet socia
lement et politiquement intéressant. Mais il doit être d’abord
un objet intellectuellement et scientifiquement intéressant.
Le projet de thèse doit le démontrer.
Le thème et le terrain doivent non seulement être jus
tifiés scientifiquement, ils doivent aussi être contextualisés.
Une mise en perspective historique est donc nécessaire.
La littérature pertinente
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des structures, des interactions, des stratégies, des ressources
ou des contraintes. Parfois, mais sous forte vigilance métho
Le projet de thèse —
dologique, et avec une grande prudence, elles peuvent aussi
porter sur le « pourquoi » et utiliser alors le langage de la
causalité et des variables.
L’art du projet de thèse est non seulement de construire
et d’articuler ces questions, adressées au thème et au terrain,
mais aussi de les commenter : quels en sont les enjeux empi
riques et cognitifs ?
D’une certaine façon, une problématique aboutie doit
pouvoir être résumée sous forme narrative, comme un
synopsis très provisoire de l’histoire que la thèse entend
raconter : quelle en est la trame, quels en sont les héros,
à quels rebondissements doit-on s’attendre 12 ? Si le docto
rant est incapable de présenter ainsi son propos, en termes
simples, c’est que son sujet n’est pas mûr ou que ses questions
de recherche ne sont pas en place et sont mal articulées :
c’est souvent le cas avec des sujets de thèse trop « compli
qués », trop abstraits, ou trop vagues. L’exercice du synopsis
permet de tester la capacité d’une problématique à s’adapter
à un terrain concret, à faire face aux conditions de la mise à
l’épreuve empirique.
Dans l’élaboration des questions de recherche, deux
types d’outils intellectuels peuvent se révéler utiles : les
concepts exploratoires et les descripteurs.
L’élaboration ou l’usage de « concepts exploratoires »
appropriés aux questions de recherche que l’on se pose sur
un réel de référence donné permettent d’encadrer et d’orga
niser théoriquement les investigations prévues. Les sciences
sociales, à cet égard, ont souvent trop privilégié les concepts
explicatifs (ex post), valorisés pour leur brio théorique et leurs
capacités interprétatives à partir de données déjà constituées,
Le dispositif de recherche
13. Je citerai pour exemple deux types de concepts exploratoires que j’ai été
amené à utiliser : ils permettent, à propos de thèmes donnés, de guider
la curiosité et de canaliser l’investigation, sans préjuger des résultats. Il
s’agit de « groupes stratégiques », concept visant à définir la diversité
des « parties prenantes » (stakeholders) autour d’un enjeu social (Biers
chenk et Olivier de Sardan, 1998) ; et de « normes pratiques », concept
visant à comprendre les régulations des pratiques non conformes aux
normes officielles (Olivier de Sardan, 2010).
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mode de production de données (entretiens, questionnaires,
observations, insertion personnelle, procédés de recension,
Le projet de thèse —
sources écrites, sources audiovisuelles), des choix stratégiques
doivent être opérés, qui doivent être référés aux orientations
problématiques.
Autrement dit, j’appellerai « dispositif de recherche »
l’ensemble organisé des questions de recherche (probléma
tique) et des modes de production des données (méthodo
logie). Il y a une affinité sélective entre ces deux dimensions :
certains choix problématiques supposent certaines approches
méthodologiques et en excluent d’autres 14.
L’explicitation des choix méthodologiques envisagés est
donc nécessaire, mais toujours en liaison avec les questions
de recherche. Il n’est d’aucun intérêt de dire qu’on va faire
des entretiens libres, ou qu’on va procéder à des observations.
Les considérations méthodologiques ne deviennent perti
nentes que lorsqu’on décrit quels types d’acteurs on entend
interviewer et sur quels thèmes, ou quand on identifie quelles
séquences d’observation on compte pratiquer et dans quel
but. Certes, il ne s’agit pas de se donner un carcan préétabli,
et il n’est pas question de termes de référence à respecter
impérativement : le terrain, fait d’imprévus, de contraintes
et d’opportunités, démentira inévitablement toute stricte
planification méthodologique. Mais anticiper des situations
d’enquête significatives, et les choisir a priori de façon raison
née, permet de se donner des repères et de se contraindre à
concrétiser les questions de recherche, quand bien même les
études de cas prévues dans un projet seraient fort différentes
de celles qui seront menées ultérieurement dans le cours de
l’enquête.
14. Par exemple, une vision des communautés rurales considérées comme
homogènes ne s’intéressera pas à la variété des positions des acteurs
locaux et ne mettra pas en place des techniques de diversification des
sources et de triangulation réfléchie des points de vue.
d’un projet
Devenir chercheur —
La déclaration d’intention
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être présentés, et un séjour de repérage préalable sur le ter
rain, permettant de prendre quelques repères et de nouer
Le projet de thèse —
quelques contacts, est fortement recommandé.
L’exercice du synopsis, pratiqué ici sous une forme très
simple, permet de savoir si le doctorant est à même de « défi
nir » son sujet de façon directe, réaliste, communicable.
Une telle déclaration d’intention, qui développe sur trois
ou quatre pages le titre de la thèse, peut utilement servir à de
premiers contacts avec un directeur de thèse pressenti. En
cas d’accord, le doctorant passe alors à la préparation d’une
première version du projet proprement dit 15.
Le projet no 1
Le projet no 2
121
Par les propositions que je viens d’exprimer, je m’immisce
Le projet de thèse —
d’une certaine façon dans le dialogue en tête-à-tête entre le
doctorant et son directeur.
Mon expérience de discussions au sein de séminaires doc
toraux avec de nombreux doctorants dirigés par les direc
teurs de thèses les plus divers me fait certes penser que ces
propositions sont « favorables » au doctorant, balisent pour
lui un domaine particulièrement flou, souvent inquiétant et
parfois arbitraire, le libèrent de blocages divers, et l’aident à
mieux aborder le terrain à venir. Mais le doctorant peut être
confronté à des exigences très différentes de la part de son
directeur, auxquelles il ne peut parfois que se conformer.
En fait, le projet de thèse a deux principaux destinataires :
le directeur de thèse, et tout autant le doctorant lui-même.
Mais il a aussi d’autres lecteurs possibles.
Le doctorant
D’autres interlocuteurs
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multiples : on ne peut que s’en féliciter, dans l’intérêt même
de la thèse et du doctorant.
Le projet de thèse —
Conclusion. Les deux entonnoirs inversés
Bibliographie
Beaud Stéphane et Weber Florence, 1998, Guide de l’enquête de
terrain. Produire et analyser des données ethnographiques, Paris,
La Découverte (coll. « Guide Repères »).
Bierschenk Thomas et Olivier de Sardan Jean-Pierre, 1998,
« ECRIS. Enquête collective rapide d’identification des
conflits et des groupes stratégiques », dans Thomas Biers
chenk et Jean-Pierre Olivier de Sardan (eds.), Les pouvoirs au
village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation,
Paris, Karthala (coll. « Les Afriques »), p. 253-272.
Glaser Barney G. et Strauss Anselm Leonard, 1973, The Dis-
covery of Grounded Theory : Strategies for Qualitative Research,
Chicago, Aldine.
Greene Jennifer C., 2007, Mixed Methods in Social Inquiry,
San Francisco, Jossey Bass.
Olivier de Sardan Jean-Pierre, 2008, La rigueur du qualitatif. Les
contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique,
Louvain La Neuve, Academia-Bruylant (coll. « Anthropo
logie prospective »).
— 2010, « Développement, modes de gouvernance et normes
pratiques (une approche socio-anthropologique) », Revue
canadienne d’études du développement, vol. 31, nos 1-2, p. 5-20.
Passeron Jean-Claude, 2006 [1991], Le raisonnement sociologique.
Un espace non poppérien de l’argumentation, nouvelle édition
revue et augmentée, Paris, Albin Michel (coll. « Bibliothèque
de l’évolution de l’humanité »).
Strauss Anselm Leonard et Corbin Juliette, 1998, Basics of
Qualitative Research : Techniques and Procedures for Developing
Grounded Theory, 2e éd., Londres, Sage.
Van Maanen John, 1988, Tales of the Field : On Writing Ethno
graphy, Chicago, The University of Chicago Press (coll.
« Chicago guides to writing, editing, and publishing »).