6. Voir p. 378-379.
PRÉFACE 19
ou populaires. L'auteur varie constamment le ton: détes
tant le phébus à la mode, Sorel pastiche le «discours» de
la galanterie, puis celui du pédantisme, puis le jargon du
Palais, avant d'imiter le parler des campagnards. Un peu
trop d'insistance peut-être, ou un peu de facilité, mais le
roman, ne l'oublions pas, a été écrit de verve. En revan
che, ce qui pourra sembler plus lassant est l'usage
continu, perpétuel que fait Sorel de l'ironie: à.la fin, le
piquant s'affadit et laisse pressentir de l'amertume. Il
n'empêche que, pour la première fois, un romancier a su
se créer son style.
Le roman de 1623 est une autobiographie à la première
personne encastrée dans un récit; les parties ultérieures
seront toutes en récit d'auteur. La succession des épiso�
des retrace la démarche du héros selon un ordre sinueux :
le jeune seigneur breton de La Porte tâtera de divers états,
traversera les étapes de la jeunesse et subira les assauts de
la Fortune en cherchant à acquérir ou à affirmer la vraie
noblesse, à satisfaire ses désirs, à réaliser ses souhaits. Le
cadre romanesque initial, en porte-à-faux dans le récit,
introduit Francion in medias res, même si son rôle semble
d'abord bien effacé 7• Le héros rencontre un gentil
homme, Raymond, qui sera son principal interlocuteur,
puis une vieille maquerelle, Agathe: il justifie sa pré
sence sur les lieux de l'action en avouant sa passion pour
Laurette (1). Agathe relate alors sa propre histoire, dans
laquelle Laurette joue un rôle important (Il). Puis Fran
cion raconte par le menu un rêve qu'il vient d'avoir (nous
en sommes toujours aux hors-d'œuvre). Enfin, cédant
aux instances du gentilhomme, il commence la relation
de son existence, ses origines et son premier contact avec
la vie de collège. Mais il s'interrompt, car il vient d'aper
cevoir le portrait d'une ravissante Nays, dont il devient
incontinent amoureux (Ill). Il relate encore la fin de
ses mésaventures d'école, ses années de bohème, ses
moments difficiles (IV). Viennent ensuite les débuts de
la réussite, dans les milieux lettrés, dans la « Compagnie
7. Mieux: le livre s'ouvre sur une défaite de Francion, qui a bien réussi à
berner Vall'1ltin, mari de Laurette, mais qui ne pourra rejoindre celle-ci, laquelle
saura profiter d'une autre aubaine nommée Olivier.
20 PRÉFACE
des Généreux » , enfin au service de Clérante (V). Avec
celui-ci, Francion a couru la province avant de s'introduire
à la cour. Finalement, il a cherché à rejoindre Laurette. Ici
s'achève son histoire : le temps du personnage a rejoint
le temps du narrateur (VI). Au château de Raymond,
Francion retrouve enfin Laurette lors d'une nuit orgiaque ;
ses désirs une fois assouvis, il ne pense plus qu'à la belle
Nays et décide de partir à sa recherche. Chemin faisant, il
se signalera par quelques « bonnes œuvres » (VII). C'est
dans l'édition de 1626 que Sorel imaginera les aventures
italiennes de Francion et ses amours avec Nays. Il la
rejoindra mais, berné par des rivaux, dépouillé et aban
donné, il devra se faire berger (IX). Il goûtera alors aux
amours rustiques, connaîtra d'autres tribulations avant de
retrouver Nays à Rome ; où sont également réunis ses
amis et même le pédant Hortensius (X). Les mésaventu
res grotesques de ce dernier divertiront la compagnie et
Francion finira par épouser Nays (XI). Mais, ajoutant
encore un xne livre en 1633, Sorel devra imaginer que le
mariage n'était pas encore conclu, ce qui lui permet de
détailler divers contretemps qui, à la fin des fins,
conduisent Nays et Francion jusqu'au jour de leurs noces.
On se doute que ce n'est pas la partie la plus intéressante
du roman.
De cette enfilade d'épisodes (aventures, anecdotes,
portraits, bons mots), se dégage un tableau de mœurs
vigoureux, grouillant de vie, fourmillant de ces petits
faits vrais qui sont une mine de renseignements pour
l'historien, un« tableau naturel de la vie humaine» dressé
dans un dessein concerté, car Sorel pense que la peinture
des conditions ou des états peut et doit renouveler la
littérature romanesque. Son observation attentive porte
sur les milieux les plus divers, que son talent peuple de
silhouettes et de présences, d'ombres et de caricatures.
Voici, au bas de l'échelle, le populaire, les déclassés,
les irréguliers: à Paris, les badauds du Pont-Neuf, les
piliers de cabaret, les tire-laine acoquinés avec les ser
gents, les détrousseurs, les entremetteuses et les ribaudes,
la bohème parisienne ; au hasard des routes, les rixes à
l'auberge, les lits partagés, les mauvaises rencontres. Si
PRÉFACE 21
les milieux urbains sont longuement décrits, Sorel ne va
cependant pas jusqu'à la peinture des mœurs rustiques: il
prête à Francion les préjugés de sa classe et ses propres
préventions de Parisien; il n'aime ni les provinciaux ni
les petites gens, se gaussant de leur crédulité, de leurs
idées reçues et de leur superstition; il fait de ses paysans
des types plaisants et superficiels, voire ridicules. Il
n'oublie pas cepenclant de reproduire le langage des rus
tres (telle scène de galanterie villageoise a déjà Ja verve
savoureuse de Molière) ou celui des milieux interlopes.
En revanche, parlant du monde des collèges et des
vicissitudes de la vie d'écolier, Sorel (qui se met sans
doute lui-même en scène dans ces passages) est d'une
précision, d'une abondance et d'un pittoresque tels qu'il
n'existe aucun document comparable pour l'intérêt de
l'information et pour la saveur de l'évocation. La grande
crise que traverse l'Université à cette époque («Mon
Dieu, que ma fille est crottée !») se reflète dans l'indi
gence de l'enseignement autant que dans la misère des
établissements, dans la médiocrité des maîtres comme
dans la dissipation des élèves. En 1623, Sorel ne vise pas
encore Balzac dans la caricature si vive et si comique
d'Hortensius, le pédant amoureux : ce n'est qu'à partir de
1626 qu'il se montrera « l'ennemi déclaré» (selon
Ménage) de l'unico eloquente. Comme tant d'autres, Sorel
n'a pas gardé un excellent souvenir de ses années d'école
et son récit porte la trace de ses expériences et de ses
ressentiments.
Les gens de lettres ne sont guère plus flattés que les
régents: ces médiocres rivalisent de mesquineries et de
jalousies sordides, ils ne savent que boire et se colleter
pour les niaiseries les plus puériles; ce sont de parfaits
inutiles, vivant sur des réputations surfaites, fabriquées
comme tant d'autres depuis selon la vieille recette asinus
asinum fricat. Les «clefs» parlent ici de Racan, de
Neufgermain, de Laugier de Porchères, de Gaillard, voire
de Boisrobert: on devine que le jeune Sorel peut avoir la
dent dure pour ses confrères.
Les bourgeois? Sorel essaie bien timidement de rendre
quelque considération à une condition à laquelle, après
22 PRÉFACE
tout, il appartient et qu'il a du mal à renier totalement, à
un titre « qui a été autrefois et qui est encore en d'aucunes
villes si passionnément envié»; mais dans le fond, c'est
la noblesse qu'il admire et qu'il envie, tout en éprouvant
une gêne un peu méprisante pour ces riches et ladres
parvenus, pour ces commerçants avisés et terre à terre,
pour ces gens de robe corrompus et iniques. Cependant,
la noblesse ne vaut guère mieux: les « gens pille-hom
mes» sont des parasites et des marionnettes. Les grands:
ignorants, futiles et vaniteux; les jeunes marquis et les
courtisans: affectés, prétentieux, paradant devant les
coquettes et les fausses prudes; dans les ruelles et les
salons, les fats côtoient les mijaurées. Les nobles désœu
vrés s'encanaillent et s'avilissent: quand les duels ou les
orgies n'amusent plus, on court les rues, de nuit, en
compagnie des ruffians.
Est-ce vraiment la société de 1620? Le tableau est
poussé au noir, malgré les côtés plaisants de plus d'une
scène. Sorel jette sur les groupes sociaux un regard pes
simiste; il n'individualise que rarement, se contentant
presque toujours de types et procédant par couleurs tran
chées. Il ne voit ni la noblesse honnête et raffinée, ni la
bourgeoisie sage etlaborieuse, ni le petit peuple jovial et
actif, ni la paysannerie solide et patiente. On ne saurait le
lui reprocher trop vivement: les autres romanciers en
voient encore moins. Ici, la vision est partielle mais
finalement assez exacte, correspondant à ce que laissent
entrevoir les mémorialistes ou les chroniqueurs.
Il faut donc que ce garçon de vingt ans rêve d'une
nouvelle société. Ce qu'il souhaite, c'est reconstituer une
classe d'hommes, un groupe d'individus << à part», ni
nobles ni bourgeois, mais libres et avisés, unis par une
manière de vivre, par une conception différente de
l'existence. Francion est le modèle de cette nouvelle race
d'hommes, le premier des généreux. La personnalité de
ce héros (le premier dans l'histoire du roman moderne à
avoir cette étoffe) est soigneusement, curieusement
fouillée, sans que l'auteur évite les ambiguïtés ou les
contradictions, sans qu'il cherche à dépouiller le carac
tère de toute faiblesse ou à l'orner de toute vertu.
PRÉFACE 23
Il y a,en lui, d'abord, du picaro : avec le type espagnol
il ,partage une attitude de défi envers les lois sociales ou
morales, l'élasticité de la conscience et la légèreté du
scrupule, le goût immodéré de la liberté, la passion de
l'indépendance. Il va lui aussi au-devant des aventures,
cherchant les voluptés ou les émotions . nouvelles avec
l'avidité de l'explorateur. Cet irrégulier se donne ses lois,
définissant à son seul usage honneur, générosité, vertu.
L'. adversité ne l'abat jamais pour longtemps : « Mon âme
est si forte et si courageuse qu'elle repousse facilement
toute sorte d'ennuis. » La conformidad !'.·appelle ici endu
rance, détachement, énergie, exubérance vitale, impa
vidité face aux coups du sort ; elle est constance à soi : « Je
ne saurais quitter mon humeur ordinaire, quelque mal
heur qui m'advienne. »
Mais Francion est marquis de La Porte : nous voici loin
du picaro. Gentilhomme, il a les préjugés de sa classe,
méprisant le peuple et convaincu d'une supériorité
congénitale de la noblesse ; il a la raideur susceptible, la
fierté ombrageuse de l'homme bien né qui n'aime pas se
voir méconnu ; . son élégance prend à l'occasion un tour
ostentatojre, comme sa galanterie. Il a « bonne mine » , et
on le remarque vite : il aime s'afficher et s'affirmer au
milieu du petit groupe de ses semblables, en recherchant
les « débauches honnêtes » : « J'avais je ne sais quel ins
tinct qui m'incitait à haïr les actions basses, les paroles
sottes, et les façons niaises. » Mais il refuse le dévergon
dage de caprice, outré et désordonné, comme l'avilisse
ment des actions dégradantes : « Jamais je ne me pus
résoudre à rabaisser mon courage jusques à faire des
actions si infâmes. »
Son libertinage voudrait être celui des esprits forts,
selon la distinction théophilienne. Son éducation, qui est
une Selbstbildung, est déjà déniaisée ; dès l'enfance, il a
fait l'expérience de la solitude orgueilleuse, de la « fran
chise» du généreux, et il n'hésitera pas à renoncer à la
Cour pour mieux progresser dans la conquête de sa per
sonnalité; Il allie l'indifférence du stoïcien à celle du
sceptique. Mais l'àffirmation de soi dans la fière
conscience de sa supériorité s'accompagne aussi d'une
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FRANCION
Éditions