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LA MÉMOIRE SOCIALE :
REPRÉSENTATIONS ET CROYANCES

« Il est indéniable que tout le temps ne passe pas avec


la même vitesse et selon le même rythme. Non pas
seulement le temps individuel, non pas seulement le
temps personnel. Cela, c'est entendu depuis Bergson,
et c'est précisément en cela que consiste sa découverte
de la durée. Mais le temps public même, le temps de
tout un peuple, le temps du monde, on est conduit
à se demander si le temps public même ne recouvre
pas seulement, ne mesure pas seulement, ne sous-
entend pas seulement une durée propre, une durée
publique elle-même, une durée du peuple, une durée
du monde. Et voilà qui ferait une sociologie, si ces
gens-là étaient capables de trouver le point d'intéres-
sement.»
Charles Péguy

"'it Mémoire et travail

Tarde élabore une théorie de la création qui introduit la


mémoire et l'activité cérébrale dans l'explication du phénomène il
économique et social 1• Nous devons voir maintenant comment
!
1. « La fonction cérébrale, l'esprit, se distingue des autres fonctions en ce
qu'elle n'est pas une simple adaptation à une fin précise par un moyen pré-
cis, mais une adaptation à des fins multiples et indéterminées qui doivent
être précisées plus ou moins fortuitement par le moyen même qui sert à les

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

l'imitation et l'invention, origine et fondement du phénomène et de l'objet, dans la création continue de l'Esprit, le mouvement
économique, sont assimilables à l'activité de la mémoire, com- renversé de constitution du monde. Comme tous les matérialistes
ment elles procèdent de cette dernière et contribuent à la consti- qui l'ont précédé, Marx ne veut reconnaître pour réel que ce qui
tuer et à la développer. est sensible; mais ce sensible, statique pour tout autre matéria-
Entre 1870 et 1914, on assiste à un développement et à un lisme, est pour lui dynamique, historique. Il est action, puissance
renouvellement des études et des recherches autour de la mémoire, de transformation.
du cerveau, de la psyché, des flux de conscience. Proust, Joyce, Sur la base de la philosophie classique allemande, l'auteur du
Svevo en littérature, Bergson et William James en ph1losoph1e, Capital veut insérer l'activité de l'esprit et sa liberté (Hegel) dans
Ribot, Wundt et Freud en psychologie, les premiers cinéastes qui la matière (Feuerbach), dans la nécessité; introduire la praxis créa-
manipulent la matière même de la mémoire (les flux d images trice du travail vivant dans le travail mort1• Mais sommes-nous
donnent à voir comment la pnse en cons1deranon de 1acnv1te pour autant sortis de la dialectique du maître et de l'esclave? Tra-
cérébrale et des flux de conscience change la conception du sujet, vail vivant et travail mort ne se rapportent l'un à l'autre que par la
de ses facultés et du monde dans lequel il vit. Ces recherches sur négation. Chaque terme de la relation est appréhendé comme
la mémoire accompagnent ou anticipent une transformation radi- « tout ce que l'autre n'est pas » : le travail vivant est la négation du
cale de la façon de vivre et concevoir le temps. capital, Nicht-Kapital, dit Marx dans les Grundrisse en faisant un
Ce foisonnement intellectuel autour de la mémoire n'a touché raccourci saisissant 2•
la science économique que de façon marginale. Le marxisme s'est La différence n'est pas seulement négative, mais elle implique,
révélé absolument imperméable à ce débat, restant fidèle aux de la même manière que chez Hegel, un tout, le capital, comme
concepts de travail et de coopération hérités du XVIIIe siècle. Faire son présupposé implicite. Les relations sont donc intérieures au
de l'activité cérébrale et de la coopération entre cerveaux les forces tout, de façon que les différences ne pourront être pensées que
de création et de constitution du phénomène économique comme comme des contradictions. Dans la dialectique du maître et de
le fait Tarde implique une critique de la catégorie économique l'esclave, comme dans celle du capital et de la classe ouvrière, les
et philosophique de travail. Si le concept de travail naît avec la forces sont déjà assujetties. Il ne peut donc pas y avoir de véritable
modernité, ce sont l'idéalisme hégélien et surtout le maténal1sme création, un véritable commencement absolu. Le mouvement et
marxien qui l'intronisent comme praxis, comme activité constitu- la création promise par la dialectique se révèlent être un cercle
tive du monde. vicieux qui ne pourra produire que ce qui était déjà donné à l'ori-
Marx prétend transposet les forces de constitution de la société gine : le mouvement transcendantal du capital et de sa propre
de l'esprit à la matière. A la différence de Hegel, le sujjectde 1his- valorisation.
toire n'est pas activité idéale, mais sensibilité, activité matérielle. La dialectique est une philosophie de l'identité où, selon les
Marx voit dans la description du tout qui vient toujours de la
philosophie hégélienne, dans sa dialectique immanente du sujet 1. Pour les apories de cette tentative marxienne de renverser l'idéalisme,
voir Giovanni Gentile (écrit en 1899), La Philosophie de Marx, Paris,
éd. TER, 1995.
poursuivre et qui est immense, à savoir l'imitation du dehors Ce dehors 2. L' opéraisme italien pense le « travail vivant» comme ontologie poli-
infini, ce dehors peint, represente, imité par la sensation et l 11:i-telhgence, c'est tique de la classe ouvrière. Mais sa définition ontologique (Nicht-Kapital)
d'abord la nature universelle qui exerce sur le cerveau, puis sur le systeme est toujours une négation. Ce marxisme donnera une dialectique (luttes/
musculaire de l'animal une suggestion continuelle et irrésistible mais développement) plus riche que celle du marxisme orthodoxe, mais toujours
ensuite et surtout, c'est le milieu social.» LI, p. 73. une dialectique.

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La mémoire sociale: représentations et croyances
Puissances de l'invention

mots de Tarde, « tout revient au même dans le déroulement illu-


soire et inutile de réalités». L'impossibilité de sortir du capital, en La philosophie du virtuel :
partant du travail, est due précisément à ce qui semble constituer une théorie non dialectique de la création
sa dynamique, son mouvement : la dialectique.
Mais l'invention (et la coopération), selon Tarde, au moins L'invention est pour Tarde l'incarnation sociale du « système de
dans son origine, au moins pour un court instant, se produit, la différence». C'est autour du concept de difference que la ren-
avant de retomber dans les oppositions, les répétitions et les adap- contre entre Tarde et Bergson, entre une théorie sociale et une onto-
tations sociales, dans une dimension, en un sens, extrasociale, logie de la mémoire peut se faire. Le premier met l'accent sur la dif-
anhistorique. Elle n'est pas interne au tout, puisqu'elle se constitue férence comme sentir qui ne renvoie pas d'abord, à la manière de
dans une relation avec le dehors, le virtuel. L'invention perce le Condillac ou de Feuerbach, aux sens et aux sensations mais à la diffé-
tout en créant son propre plan d'immanence, une multiplicité rence. Pour comprendre la distinction entre sentir et sensations, par
différentielle qui à chaque fois déplace et redéfinit la totalité. Dans laquelle Tarde critique les conceptions de la subjectivité en écono-
la philosophie du virtuel, les différences ne sont pas toujours mie politique et dans le marxisme, on peut se reporter utilement
et exclusivement des contradictions comme elles le sont nécessai- à la distinction spinozienne entre affectio et affectus, entre affection
rement chez Marx et Hegel 1• C'est la raison ontologique pour et affect, sur laquelle Deleuze a récemment insisté. L'affection
laquelle l'économie politique considère l'invention, la science, la emporte avec elle une représentation de ce qui rn' affecte, tandis que
création, comme des externalités. l'affect est un « mode de pensée non représentatif». Dans l'amour
Le piège de la dialectique s'est refermé, selon le souhait de ou l'espoir il y a bien une idée de la chose aimée ou espérée, mais
Giovanni Gentile, sur le marxisme, en l'étouffant 1. Si on ne peut « l'espoir en tant que tel, l'amour en tant que tel ne représentent
pas sortir de la dialectique par le travail, peut-on dessiner une rien ». En même temps que notre esprit est affecté (impressionné,
nouvelle image de la pensée et du monde, par l'invention et la dirait Tarde) par une succession d'idées et de représentations, il est
création, comme le propose Tarde? affecté aussi par un régime de variation continue du sentir qui n'est
pas du même ordre. Parallèlement à la succession des idées, s'opère
en nous une « variation, une augmentation-diminution de la force
d'exister ou de la puissance d'agir», qui exprime le passage d'un état
à un autre. L'affect constitue ainsi une espèce de« ligne mélodique»
de la variation de la vis existendi ou potentia agendi.
Pour Tarde, comme nous savons, les expressions de la subjecti-
1. « Quand une idée nouvelle, quand une fin nouvelle fait son appari-
tion dans un esprit ou dans une nation, cette idée ou cette tendance se vité ne se résolvent pas entièrement en croyances et désirs, en
montre, au début, en état d'indifférence logique ou téléologique avec les jugements et volontés. Il y a toujours en eux un élément affectif et
idées et les besoins établis. C'est seulement plus tard qu'elle révélera soit la différentiel, le sentir pur, qui joue le rôle actif et principal.
contradiction, soit la confirmation qu'elle apporte à ceux-ci [... ]. » LGS, Croyance et désir, les deux puissances de l'âme tardienne, sont la
p. 234. . . . . bifurcation ou, selon une autre définition de Tarde, la double vir-
2. La dernière phrase de 1etude de Gennle, qui deviendra « le» philo-
sophe du fascisme italien, sur Marx contient à la fois une sombre prophétie tualité du sentir pur 1, c'est-à-dire de l' « élément affectif et diffé-
et un souhait sournois : « Si quelques-unes des idées les plus importantes de
l'hégélianisme peuvent pénétrer dans_ les esprits en raison de l'attrait
qu'exerce le nom de Marx, alors, souhaitons bonne chance au marxisme!» 1. Tarde précise à propos du concept de « sentir pur» : « Ce n'est qu'une
façon de m'exprimer, et on voudra bien ne pas induire de là que je me
Giovanni Gentile, La Philosophie de Marx, Paris, éd. TER, 1995.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

rentiel » de l'esprit. Le sentir pur est défini ainsi parce qu'il est mations de Tarde : exister c'est différer, sentir, c'est essentiellement
purifié, en droit, des volontés et des connaissances. Le sentir pur, différencier 1•
« nu, libre encore, par hypothèse de tout jugement et de toute Donc le sensible est bien, comme chez Marx, ce qui est réel.
volition, de toute croyance et de tout désir », est à la fois distinct Mais ce réel, ce sensible, est« différence». Le sentir n'est pas limité
et indissociable des forces psychologiques, puisqu'il se ma11:ifeste par la représentation et la sensation. Il est virtualité, puissance de
toujours déjà « saisi par les aptitudes constitutives du sujet >>, l' ap- variation et de différenciation continue de la vis existendi ou poten-
titude à affirmer ou nier (croyance) et l'aptitude à retenir ou à tia agendi.
repousser (désir) 1• Pour Bergson, la différence est le temps. Ce qui se distingue,
Le sentir pur ne renvoie donc pas d'abord aux sensations, aux ce qui se différencie de façon immanente est le temps, la durée. Le
idées et aux représentations, mode d'existence personnel et actuel, temps a le privilège d'exprimer une différence qui n'a pas besoin,
mais à l'épreuve de la variation de la puissance d'imprimer et de comme la dialectique de l'Esprit et du capital, d'une identité préa-
recevoir l'empreinte de désirs et de croyances d'autres esprits, mode lable. Le temps est la différence absolue, le perpétuel « se distin-
d'existence impersonnel et virtuel. Sentir est alors éprouver ces dif- guer», la différence qui va différant. La façon de comprendre la
férences, ces variations, ces augmentation-diminutions de la puis- différence, le sentir et le temps est ce qui distingue la méthode de
sance d'exister 2• C'est dans ce sens qu'il faut comprendre ces affir- la philosophie du virtuel de la dialectique aussi bien hégélienne
que marxienne.
prononce sur la possibilité d'une vie psychique indépendante des organes. Je Les pensées de Bergson et de Tarde se rencontrent aussi autour
cherche, après Kant, l'apport propre du sujet, voilà tout.» OU, p. 183. « Il du concept de virtuel qui ouvre à une conception non idéaliste
s'agit de bien voir que tous les phénomènes sociaux ont pour causes élé- et antidialectique de l'esprit. Le virtuel est ce qui est réellement
mentaires des actions intercorporelles et des acuons mtermentales, que la distinct du corps sans pour autant constituer une existence séparée
sociologie embrasse la totalité complexe de ces deuxsortes d'actions, mais
que les actions intermentales expliquent les acuons mtercorporelles, et per- et indépendante. Le virtuel est la différence même, le temps ou
mettent seules de formuler des lois sociologiques générales [... ]. Mais le sentir, qui constitue la partie ineffectuable et incorporelle de
encore faut-il observer que l'intermental suppose l'intercorporel. Toute l'action (du corps).
action intermentale, même produite par les moyens les plus raffinés tels que Pour Tarde, le problème de la psychologie n'est plus, comme
lettre, dépêche, livre, ne peut fonctionner que moyennant une acuon mter-
corporelle à distance où la portée de sens a été simplement prolongée par chez Maine de Biran, d'opposer la logique de l'effort (conatus) au
des moyens techniques.» G. Tarde, Écrits de psychologie sociale, Pnvat, « sensisme » de Condillac, à l'a priori kantien et à l'utilitarisme des
p. 116 et 118. moralistes anglais. L'écueil de la psychologie à la fin du XIXesiècle
1. MB, p. 114. est représenté par le concept de souvenir, c'est-à-dire du virtuel.
2. Désormais aussi la «psychologie» distingue entre les « affects catégo-
riels» (colère, tristesse, bonheur) et les « affects de vitalité», c'est-à-dire entre La contribution fondamentale de Bergson et de Tarde au renou-
les sensations et le « sentir pur». Les affects de vitalité sont des intensités vellement d'une philosophie de la force et du désir, qui plonge ses
impersonnelles mesurées par des «gradients» et « sont mieux rendus par racines dans la Renaissance, réside précisément dans la théorie du
des termes dynamiques tels que "surgir", "s'évanouir", "fugace", "explosif",
"crescendo", "decrescendo", "éclater", "s'allonger" [ ... ] ; dans toute psycho-
souvenir, du virtuel.
logie proche de l'expérience, on doit porter une attention soutenue aux Les théories de la différence et du virtuel de Bergson et
nombreuses "façons de sentir" qui sont inextricablement liées à tous les pro- de Tarde convergent vers la constitution d'une théorie de la
cessus vitaux tels que respirer, avoir faim, _éliminer, s' endormir et sortir du mémoire. La mémoire, pour l'un comme dans l'autre, est ce qui à
sommeil, ou sentir les passages des émotions et des zdees ». Dame! Stern,
Le Monde interpersonnel du nourrisson, Pans, PUF, 1989, p. 78. Souligne
par m01. 1. MB, p. 92.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentation s et croyances

la fois produit, conserve et accumule la différence (ou le temps). automatismes, les habitudes, la matière, en les subordonnant à
C'est à partir de la différence (du temps) et de la mémoire que le son développement.
problème du corps et de l'esprit, de leur distinction et de leur
union, doit être posé. C'est à partir de la mémoire et de la diffé-
rence que le pouvoir de création et de répétition des hommes et
du vivant peut être appréhendé. , La mémoire sociale
La psychologie économique et la sociologie de Tarde sont donc
des théories de la constitution du temps (de la différence) à travers L'école durkheimienne a essayé de penser, à travers l' œuvre
ses puissances de différenciation et de répétition. de Maurice Halbwachs, une théorie de la mémoire sociale, dont
Avant d'introduire la description de la mémoire sociale chez l'adversaire explicitement visé est Bergson. Dans le concept de
Tarde, il faut se débarrasser d'un contresens que la sociologie véhi- mémoire sociale ou collective, Halbwachs met l'accent sur le
cule depuis le début du siècle sur la philosophie du virtuel. Pierre deuxième terme du syntagme. Nous sommes ainsi reconduits à la
Bourdieu reproche encore aujourd'hui à la philosophie de la diffé- critique tardienne des concepts de social et de collectif dont nous
rence ou du virtuel d'exalter la puissance de création et de négliger avons tracé les grandes lignes dans les chapitres précédents. Halb-
la force de conservation et de reproduction de l'institution; de wachs, comme Durkheim, présuppose ce qu'il faut expliquer: la
privilégier la puissance du constituant et de négliger le pouvoir du similitude mentale entre les individus d'un groupe qui seule rend
constitué. possible la constitution d'une mémoire collective. Dans la critique
Bourdieu semble confondre l'invention et la création en tant de Bergson par Halbwachs il y a des contresens nombreux et
que commencement absolu, avec l'acte pur. Il assimile la philoso- récurrents 1, qui concernent précisément le concept de mémoire.
phie du virtuel à ce que Tarde appelle, avec une pointe de mépris,
le créationnisme. La critique de l'idéalisme par Bergson vise préci-
sément cette conception de l'invention comme acte pur, « un fiat 1. Les contresens sont tellement nombreux qu'on se limitera à énumérer
ceux qui touchent plus directement la dimension « sociale » de la mémoire
arbitraire, une véritable création ex nihilo». Et Tarde enchaîne : bergsonienne. Halbwachs peut donner une interprétation idéaliste de la
Finvention n'est jamais ex nihilo, mais toujours ex alio. théorie de Bergson parce qu'il suppose que son fondement est de privilé-
Le problème, aussi bien pour Tarde que pour Bergson, est plu- gier, en les séparant, le« mouvant» sur l'« immobile», l'intuition sur l'intel-
tôt celui de définir quel rapport la mémoire entretient avec l'habi- lect, l'esprit sur le corps. Halbwachs semble négliger le fait que la philoso-
phie bergsonienne est une philosophie de l'action. La question que Bergson
tude, c'est-à-dire de décrire l'effort que la force virtuelle de créa- se pose est de savoir comment l'esprit prépare, élargit, augmente la puis-
tion doit exercer pour s'insérer dans la nécessité. Ce qu'il s'agit sance d'agir du corps en introduisant une plus ample possibilité d'indéter-
d'appréhender est comment le corps et l'esprit jouent leur passé mination et donc de choix. « Mémoire, imagination, conception et percep-
(habitudes, souvenirs, affects, langage, représentations, etc.) qui tion, généralisation enfin, ne sont pas là pour rien, pour le plaisir », comme
semble supposer Halbwachs, mais pour l'action. L'esprit, les affections, l'in-
n'agit plus, en vue de l'action future. Ce que Bergson et Tarde telligence n'ont pas une fonction « contemplative », mais expriment une
appellent la vie est précisément la liberté, l'imprévisible, la diffé- puissance d'agir. Si Bergson oppose le vivant et l'inerte, le corps et l'esprit,
rence s'insérant dans la nécessité et la tournant à son profit. La pré- c'est pour mieux, ensuite, saisir leur union. D'une part, la matière et l'esprit
paration de ce qui sera ne peut se faire que par l'utilisation de ce s'opposent, d'autre part, ils concourent ensemble au développement de la
puissance d'agir,« véritable principe» de la philosophie bergsonienne. Sans
qui a été. L'être vivant représente une certaine somme de virtua- le corps, sans le langage, sans la « fabrication », sans les institutions, sans la
lités s'introduisant dans la nécessité, c'est-à-dire une certaine société, jamais la mémoire n'aurait été quelque chose qui serait différent
quantité d'actions possibles qui, pour s'actualiser, exploite les d'une simple virtualité, affirme Bergson. Matière et Mémoire a été écrit pour

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

Halbwachs met en discussion l'existence même de la mémoire comme la première institution qui conserve le passé. Mais à
mentale, de la mémoire par images, de la mémoire virtuelle. À la quelles cond1t10ns le langage fonctionne-t-il comme mémoire
prétendue mémoire individuelle bergsonienne, Halbwachs oppose sociale? L_orsque nous prononçons un mot quelconque, aussi
la mémoire collective de façon que les souvenirs se conservent au- court soit-il, entre la première et la dernière syllabe il y a du temps
dehors, dans les groupes, dans le langage, dans la famille. qui s ecoule, il y a du temps qui passe. Quel « automate habile tra-
Bergson et Tarde se gardent bien de nier le rôle que Halbwachs 1
vaille pour nous » en retenant les syllabes qui sont prononcées
assigne à ces institutions d'être des dispositifs sociaux de la dans des mstants différents et successifs ? Par quel dispositif
mémoire. Ils se limitent à faire remarquer que les « cadres sociaux conservons-nous ce qui n est plus dans ce qui est, de façon à com-
de la mémoire» (la langue, la famille, les groupes, les rites, etc.) prendre un mot? Une perception quelconque, se développant
qui conservent nos souvenirs existent, comme nous, et comme dans le temps, requiert une force qui conserve l'avant dans l'après,
tout ce qui vit, dans le temps. le passé dans le present. La memoue est cette force qui lie les
Dans Les Cadres sociaux de la mémoire', le langage est présenté sensanons, qui les empêche de s'évanouir et qui les conserve et les
accumule en vue de l'action. Conserver et accumuler le passé dans
le présent pour agir est la première fonction de la mémoire. Dans
déterminer le rôle du corps,« sa logique» spécifique, dans la vie de l'esprit.
Une fois le corps exclu de la théorie de Bergson, comme le fait Halbwachs, son article sur les musiciens, en se concentrant sur les dispositifs
de façon radicale, dans La Mémoire collective (Albin Michel, 1998), la sociaux de la memou e, Halbwachs ne prend pas en considération
mémoire est seulement flux de conscience, stream of thought, différence cette force de rétention, sans laquelle aucun son n'est possible.
pure. Chez Bergson, au contraire, la conscience spirituelle est toujours insé- «_ Dans le son le plus élémentaire, dans le point coloré le plus
parable de la mémoire corporelle. La conscience est déduire, ontologique-
ment et ontogénétiquement, de la matière, du corps et de sa puissance indivisible, il y a une durée et une succession, une multiplicité de
d'agir. À la confluence des deux «mémoires», du corps et de l'esprit, se points et d'instants contigus dont l'intégration est une énigme.
développent l'idée générale, le travail intellectuel. Donc l'activité de la Par quelle vertu les mstants sonores successifs, dont l'un a cessé
mémoire n'est pas la caricature spiritualiste qu'en fait Halbwachs, mais quand l autre a commencé à être, se combinent-ils entre eux?
motricité, affection, intelligence. Halbwachs pense que la mémoire bergso-
nienne est une mémoire individuelle, solipsiste, qui ne peut pas communi- Qu'est-ce qui rend possible cet accouplement fécond du mort
quer avec les autres, puisqu'elle est enfermée dans sa propre durée. Tout au dans le vif 2 ? »
contraire, pour Bergson, les consCiences, comme les souvemrs, s interpé- Sans la mémoire qui lie l'avant et l'après, la vie serait une jux-
nètrent. Elles communiquent entre elles. taposmon d mstants séparés les uns des autres. Nous vivrions dans
La mémoire n'est pas close sur elle-même, puisque les images ne sont pas
dans le cerveau, mais dans le monde, le cerveau étant lui-même une image. un éternel présent et le monde serait un perpétuel recommence-
« C'est le cerveau qui fait partie du monde matériel et non pas le monde ment. Cette force de liaison et de conservation n'est pas donnée
matériel qui fait partie du cerveau.» L'intériorité naît de l'extériorité et elle par les cadres sociaux de la mémoire, ni par le langage ni par les
garde toujours en elle ce fond préindividuel. Bergson s'efforce de dépasser le institutions. Sans cette mémoire, les institutions sociales ne sont
dualisme de l'objet et de sa représentation, de l'existence et de l'apparence,
par un nouveau concept d'image: « plus qu'une représentation et moins que des institutions mortes, comme on dit d'une langue qu'elle
qu'une chose». Il n'y a pas, comme encore dans la phénoménologie, l'image est morte lorsqu'il n'y a plus de vivants pour la parler.
dans la conscience et l'objet dans le monde. La conscience n'est pas
conscience de quelque chose, mais elle est quelque chose (Deleuze). On
pourrait continuer et entrer dans les détails. Mais il me semble que les deux 1. MS, p. 47.
théories ne peuvent pas se confronter, comme le voudrait Halbwachs, puis- 2. Gabriel Tarde,_ Essais et Mélanges sociologiques, Lyon, Storck, 1895,
qu'elles se développent sur des plans absolument différents. fc· 237-238. Le sensible, la sensanon, est cette force «contemplative». La
1. Maurice Halbwachs, Paris, Albin Michel, 1994. orce est comme chez Nietzsche non pas ce qui agit, mais « pathos », affect.
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Durkheim n'est pas si imprudent. Il est bien obligé d'admettre ment se produit et se reproduit la mémoire sociale, sur la base
l'existence de la mémoire mentale qui conserve les représentations d'une conception du souvenir (du virtuel) qui recoupe celle de
en tant que telles. Dans un étonnant article, de 1898, « Repré- Bergson en plusieurs endroits.
sentations individuelles et représentations collectives», dont
l'étrangeté dans l' œuvre du sociologue français est signalée par ses
disciples mêmes, Durkheim défend, sans jamais la nommer, la
mémoire bergsonienne contre les conceptions organiques, maté- L'imitation comme mémoire sociale
rialistes ou sociales.
Comme chez Bergson, la mémoire est d'abord une liaison men- Le point de vue de Tarde s'oppose aussi bien à la conception de
tale qu'il faut présupposer à toute action. En retenant le temps, elle la mémoire sociale d'Halbwachs qu'à la relation que Durkheim
empêche que tout soit donné instantanément, que tout soit présent
en même temps, car elle introduit un retard, une durée. « L'excita-
d'
essaie établir entre représentations individuelles et représentations
collectives, sur la base de la théorie bergsonienne de la mémoire.
tion extérieure, au lieu de se décharger immédiatement en mouve- À la manière de Bergson, il définit l'opposition et l'union
ments, est arrêtée au passage, soumise à une élaboration sui generis, du sujet et de l'objet, de la matière et du vivant, du temps et de
et un temps plus ou moins long s'écoule avant que la réaction l'espace, de l'individuel et du collectif sub specie durationis, c'est-à-
motrice apparaisse. Cette indétermination relative n'existe pas là dire comme des modalités de la différence. Ce qui est en train de
où il n'existe pas de conscience, et elle croît avec la conscience 1. » se faire et ce qui est fait sont fonction des puissances de différen-
Donc, comme chez Bergson, toute perception suppose une ciation et de répétition de la mémoire sociale. Chez Tarde, cette
mémoire. Sans quoi elle serait une simple excitation qui n'engage- dernière s'appelle imitation.
rait qu'une action réflexe. « L'imitation se trouve correspondre exactement à la mémoire;
La critique d'Halbwachs rate sa cible puisque Bergson, encore elle est en effet la mémoire sociale, aussi essentielle à tous les actes,
une fois, est loin de nier le rôle du langage et des institutions en aussi necessaire à tous les instants de la vie de la société, que la
général en tant que dispositifs sociaux de la mémoire. Son objectif mem01re est constamment et essentiellement en fonction dans le
est différent : définir les conditions ontologiques du présent cerveau 1• »
qui dure, du présent qui passe et du présent qui va vers l'avenir. L'imitation est une mémoire en acte, une force de diffusion et
Comment le présent subsiste-t-il, comment le présent passe-t-il, de conservation, un courant psychologique entre individus qui
comment le présent crée-t-il quelque chose de nouveau? Voilà passe et se ressource dans leurs cervaux ; c'est une action psycho-
ce qui constitue le questionnement bergsonien que Halbwachs logique qui, de proche en proche, diffuse une invention (une
semble négliger. Dans la mémoire, il s'évertue à définir les forces différence) et la conserve. Tarde précise que l'équivalent de l'imi-
vives (actives et passives), c'est-à-dire les puissances de création et tation n'est pas la mémoire proprement dite, qui est consciente
de répétition qui la constituent, la conservent et la font évoluer. et intermittente, mais la mémoire inconsciente et continue qui
De ces forces constitutives, de ces forces de conservation et de se trouve au-dessous de la première et sans laquelle cette dernière
création, Halbwachs pense pouvoir se passer à travers sa concep- ne s'explique pas. Elle est une sorte de « vibration vide, qui ne
tion sociale de la mémoire. Tarde nous montre, au contraire, corn- dure qu'à condition de se répéter».
Il y a donc bien deux mémoires chez Tarde comme chez Berg-
1. Émile Durkheim, « Représentations individuelles et représentations
collectives », in Sociologie et Philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 4. 1. LGS, p. 214.

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son. Avec le vocabulaire de ce dernier, la première est la mémoire « des petites sensations ou des petites appétitions cellulaires»,
vraie et la seconde est la mémoire-habitude. Qu'est-ce que cette c'est-à-dire des croyances et des désirs embryonnaires qui mènent
mémoire vide, qui ne dure qu'à condition de se répéter? C'est ce une vie prélinguistique et précognitive. Ces petites âmes ou petits
que nous avons défini plus haut : une force qui contracte ce qui états nerveux, Tarde les appelle cellules cérébrales ou cellules ner-
n'est plus dans ce qui est. Elle constitue une synthèse passive du veuses. Les cellules cérébrales groupées dans un cerveau consti-
temps que Tarde appelle habitude pour l'individu et coutume pour tuent l'association cérébrale. Ces cellules, il faut les comprendre
la société. comme autant de monades. Elles sont à la fois activité hysique ou
La fonction de l'imitation dans la société est donc comparable à vitale et activite spmtuelle (petites sensat10ns et petites appéti-
la fonction de la seconde mémoire dans l'individu: conserver, en t10ns). Les monades représentent à la fois l'immanence et la dis-
intégrant le mort dans le vif. Or, une invention quelconque tinction du corps et de l'esprit (virtuel) tels que Tarde l'entend 1•
n'existe pas socialement si elle n'est pas imitée. Elle tomberait dans Les cellules ou monades tardiennes ont deux caractéristiques
l'oubli et dans la désuétude si l'imitation n'assurait pas sa repro- remarquables par rapport aux monades leibniziennes : elles sont
duction, par le biais de l'impression des clichés dans les cerveaux toutes différentes les unes des autres (différence de nature et non
publics. L'imitation rend possible l'accouplement de ce qui est seulement de degré, « autant de monades, autant de substances
mort (les codes, les grammaires, les opinions, les institutions, différentes. Notez bien ceci, differentes 2 ») et elles ne sont pas
le travail) et de ce qui est vivant (l'activité cérébrale, la puissance doses sur elles-mêmes mais ouvertes. À la différence des monades
en acte de la coopération entre cerveaux). leibniziennes, elles communiquent entre elles et cette communi-
cation constitue un courant ou un flux de désirs et de croyances.
La monadologie tardienne décrit une modalité d'action et une
vie subjective et impersonnelle des affects, que, avec une termino-
La mémoire (ou cerveau) est une société logie contemporaine, nous pouvons appeler moléculaire 3 ou pré-
individuelle 4 •
Dans une très longue note, qu'il conçoit comme un appendice Tarde peut ainsi penser sur la base de la monadologie 5, ce que
au chapitre sur la conscience sociale de la Logique sociale, Tarde
pousse encore plus loin la comparaison entre l'activité mentale de
la mémoire et l'activité sociale. L'imitation est comparée au« fait 1. La monadologie autorise Tarde à ne pas distinguer, à la différence de
psychologique du souvenir» et la « reproduction ou la reconnais- Bergson, la_mémoire du cerveau. Les deux mémoires se logent dans le corps
sance des images» est l'« équivalent psychologique de l'inven- (les souvemrs dans le système nerveux et l'habitude dans les muscles) non
pas que, à la manièredes matérialistes, la mémoire soit un épiphénomène de
tion». Imitation et invention sont les deux modalités de la l' orgamsme, mats parce que le corps est une association de monades à la fois
mémoire: l'une qui conserve et l'autre qui crée. Pour savoir com- physiques et spirituelles. ,
ment ces deux mémoires (habitude et création) fonctionnent et 2. MB,p. 66.
s'agencent, il faut résumer brièvement la conception tardienne de 3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux Paris éd. de Minuit
1980. , ' '
la mémoire et du cerveau comme « association » de monades, ins- 4. Gilbert Simondon, L 1ndividuation psychique et collective Paris
pirée directement de Leibniz. Aubier, 1989. ' ,
L'esprit (ou cerveau, ou mémoire) est une« société des petites 5. Halbwachs est tenté pa_r la monadologie de Leibniz, sur qui, par
âmes commensales du même système nerveux », un concours ailleurs, il a ecrit son premier hvre. II y a une phrase, dans les Cadres sociaux
de la memoire, qui renvoie sûrement à une conception monadologique :
d' « innombrables petits états nerveux différents » qui expriment « Sans oublier la société originale que chaque individu forme en quelque

224 225
Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

Halbwachs n'arrive pas à faire, la réciprocité de la mémoire indivi- nouvelle qui a lieu dans le cerveau individuel, à l'imitation-mode,
duelle et de la mémoire collective, puisque toutes les deux sont courant psychique qui se diffuse, de proche en proche, par une
des sociétés. Les cellules ou monades du cerveau, selon la logique action à distance, dans les cerveaux assemblés. « L'innovation
de l'avoir qui les anime, cherchent toutes « à s' entre-étouffer, à sociale, qui par un triomphe rapide sur des rivales refoulées a
s' entre-conquérir, ou plutôt s' entre-persuader» en se propageant envahi le camp social, a rencontré des résistances dans sa course
extrêmement vite d'élément à élément. heureuse à l'universalité; et de même l'idée ou l'image consciente
« Au milieu de cette tourbe éclot sans cesse de cette lutte un a dû lutter pour établir sa vulgarisation cérébrale 1• »
groupe plus ou moins étroit d'impressions plus ou moins triom- Le succès d'une impression, pour être complet, n'implique pas
phantes, c'est-à-dire conscientes, et, dans ce groupe, se dégage tou- seulement la répercussion de cellule en cellule, mais aussi sa répé-
jours avec une netteté variable l'une d'elles, tour à tour visuelle, tition interne à chacune d'elles, une imitation de soi-même par
auditive, tactile, musculaire, imaginative, point saillant du moi en soi-même, dit Tarde. La diffusion sans la conservation, sans l'imi-
perpétuelle agitation 1• » tation de soi-même par soi-même, s'évanouirait aussitôt qu'elle
Une impression quelconque n est pas, comme 1 avait déjà s'impose. Cette conservation des souvenirs dans le cerveau indivi-
démontré Maine de Biran, une simple transformation de l' exci- duel est analogue à l'imitation-coutume dans le cerveau collectif ou
tation extérieure, mais une véritable élaboration nouvelle où inter- social. « Tout ce que nous imaginons, tout ce que nous pensons
vient la vie inconsciente ou impersonnelle du cerveau (ou la tend à se perpétuer en habitudes cérébrales, comme tout ce qui a
mémoire). Une perception ou une impression, quand elle se de la vogue dans nos sociétés, en fait des livres ou des pièces de
montre à la conscience, est déjà le produit d'une coordination théâtre, de produits manufacturés ou autres, tend à s'enraciner en
logique des éléments sensationnels et perceptifs. L'impression coutume nationale 2• » Ainsi, conclut Tarde, le conscient se conso-
est ce qui « reste » de l'action des cellules nerveuses entre elles. lide par l'inconscient.
Comme chez Bergson, la perception n'est pas quelque chose que Il y a donc des courants (ou flux) d'imitation qui se rencon-
nous ajoutons au monde pour y avoir accès mais quelque chose trent, s'affrontent, se répètent, de la même manière, dans l' asso-
de moins, une soustraction intérieure, puisque la perception et ciation des cellules cérébrales (cerveau) et dans l'association des
la sensation sont déjà dans les monades; elles débordent notre cerveaux (société). Ces courants, en se rencontrant, inventent et
conscience, notre sens intime de toute part. Sensations et images constituent les quantités sociales et les valeurs. Ces courants sont
peuvent être en nous, parce qu'elles sont d'abord dans les choses des forces associatives, attractives, provoquant des agencements
(Bergson) ou dans les monades (Tarde). diversifiés, se concentrant, se contractant dans les unités tempo-
La victoire remportée par une impression visuelle, auditive, tac- relles du moi et de la société, pouvant aussi se dissiper pour entrer
tile, musculaire ou imaginative sur les autres se « répercute en dans de nouveaux agencements.
autant d'échos fidèles et multiples qu'il y a des éléments sensa-
tionnels ». Tarde assimile cette répercussion, cette généralisation

sorte avec lui-même» (p. 139). Mais cette référence à Leibniz ne va jouer
aucun rôle dans l'articulation de l'individuel et du collectif, tandis que chez
Tarde elle fonde la possibilité de considérer la mémoire individuelle et la
mémoire sociale comme deux multiplicités. 1. Ibid., p. 221.
1. LGS, p. 208. 2. Ibid., p. 221.

226 227
Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

Comment le vivant pourrait-il agir sur le mort si le premier et


La différence et la répétition dans la mémoire sociale le second n'étaient pas du temps 1 ?

Avec les habitudes de l'individu et avec les coutumes de la


société, contractées et conservées par la seconde mémoire, nous
avons des « éléments stables », quelque chose qui subsiste, qui ne L'invention ou le présent qui crée
coule pas, qui dure, comme le veut Halbwachs. Les habitudes et les
coutumes constituent un milieu dans lequel et par lequel les Sans la répétition-routine (la rengaine nietzschéenne) le monde
hommes peuvent agir. Le moi, de la même manière que la société serait un chaos, mais sans la répétition variée (la ritournelle tar-
d'ailleurs, ne pourrait pas exister sans une contraction préalable des dienne qui, nous le savons, revient, se répète selon les modalités
éléments matériels ou sensationnels en habitudes et en coutumes. de l' evolutio contorta) le monde serait toujours égal à lui-même.
Le moi, comme la société, ne se fonde pas de façon autoréférentielle L'imitation est à la fois la condition de la production et de la
sur lui-même, mais sur des habitudes et des coutumes inconscientes reproduction d'une routine et ce qui permet la bifurcation,
.
qui fonctionnent automatiquement en nous et dans 1a société . la création de nouvelles combinaisons.
Mais la stabilité de l'habitude ou la stabilité de la coutume (leur Or, le souvenir, conservé dans le cerveau par une espèce
objectivité pour parler comme Halbwachs) sont tout à fait para- de répétition sur place et devenu une habitude cérébrale, com-
doxales. Chez Tarde, la mémoire conserve la différence de la même ment peut-il se reproduire, c'est-à-dire réapparaître à l'état
manière que pour Bergson elle retient le temps. Mais la mémoire conscient?
ne conserve pas la différence à travers l'identité et l'unité, mais par « Si aujourd'hui l'image dont il s'agit vient d'émerger de nou-
le biais de la répétition. La diversité du sensible, l'hétérogénéité du veau à la conscience, c'est sans doute que l'ondulation (la mémoire
temps se constituent en unité par la répétition. Ainsi le corrélat de vide qui ne dure qu'à condition de se répéter [NDA]) a été sim-
la différence est la répétition. plement renforcée par une circonstance quelconque, comme l'har-
L'unité, la stabilité, l'immobilité, l'objectivité de l'habitude et monique d'un son qui reste indistinct jusqu'au moment où un
de la coutume sont donc tout à fait spécifiques puisque l'habitude appareil, en le renforçant, le détache 2• »
(ou la coutume), produit de la répétition, a une double face: une Cette association entre un souvenir et une impression nouvelle,
qui regarde vers 1~ diversité dont elle procède et l'autre qui est Tarde l'appelle une nouvelle combinaison. Il ne faut donc pas
tournée vers le milieu qui la reproduit, qui l 1mmob1hse, qui la parler de simple reconnaissance ou reproduction d'image mais
fixe en routine. Dans la philosophie de la différence, l'esprit objec- d'une nouvelle production. Cette agrégation, cette soudure du
tif de même que la nature sont des modalités du temps. Même la souvenir à l'image, est l'équivalent psychologique de l'invention.
matière est temps, comme l'annonce le titre d'un livre célèbre de Halbwachs pense que la reconnaissance ou la remémoration sont,
Bergson 2.
1. Le vocabulaire de la dialectique et ses oppositions (mort/vivant) sont
1. « C'est que le moi ne s'appuie pas sur lui-même, c'est qu'il opère non pas inadéquats à rendre compte de la création. Seulement les catégories de la
en nous, mais dans le sein, X ou Y, des cellules de notre cerveau. » MB, p. 82. différence et de la répétition peuvent expliquer comment l'invention se
2. Le matérialisme ne peut être renouvelé qu'à travers une_ théone du produit. Pour la philosophie de la différence, le passé n'est pas mort, mais il
temps. Ce que Deleuze a bien vu lorsqu il affirme 9.u_e le premier chapitre se répète. Le passé n'est pas ce qui n'est plus, mais ce qui se répète. Sa répé-
de Matière et Mémoire est le plus grand texte matérialistede l h1sto1re de la tition est une condition de la création.
philosophie. 2. LGS, p. 222.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

chez Bergson, une simple reproduction, tandis que, comme chez Halbwachs, d'une part, les forces qui le constituent et le font évo-
Tarde, elles sont toujours une nouvelle création. luer et, d'autre part, la structure, le système de la langue, c'est-à-
« Une invention, nous le savons, inaugure une nouvelle sorte dire la contraction, par l'imitation, d'habitudes (et des méca-
d'imitation, comme une idée ou une perception inaugure un nou- nismes moteurs qui servent à parler) dans l'individu et des
veau genre de souvenir; mais elle n'en est pas moins toujours une coutumes langagières dans la société.
rencontre et un complexus d'imitations différentes, précédentes, qui Le rapport entre langage et mémoire n'est pas un simple rapport
se ravivent singulièrement par l'effet de cet heureux croisement 1. » d'opposition de l'inerte au vivant, conception que Halbwachs
L'invention est donc assimilée par Tarde à la mémoire qui crée attribue injustement à Bergson. Le langage, chez Bergson et Tarde,
une nouvelle image, au présent qui produit quelque chose de nou- non seulement offre la possibilité, en tant que mémoire externe,
veau. L'imitation est la condition d'une nouvelle invention puis- en tant que mémoire objectivée, de conserver les souvenirs, mais il
qu'elle est une combinaison de deux ou de plusieurs flux imitatifs. permet aussi le développement de la mémoire qui crée. L' avène-
Et pour terminer l'exposé de l'assimilation tardienne de l'imita- ment du langage augmente la puissance d'agir puisqu'il libère la
tion à la mémoire nous devons prendre en considération l'oubli. mémoire de l'action finalisée 1.
Ce dernier, qui est la condition normale et première de toute Le langage est aussi à l'origine de la structuration logique de la
mémoire, correspond à la « désimitation ». Pour imaginer, nous société. Si les catégories d'espace et de temps sont les catégories
devons oublier momentanément toutes les images « en rivalité ou de la logique individuelle, le langage est la principale catégorie de
en hostilité» avec ce que nous intéresse présentement. De la la logique sociale puisqu'il satisfait le besoin de coordination, de
même manière, la « désuétude » sociale est la condition première composition, d'adaptation des croyances et des désirs. Le langage
de toute nouvelle coutume. est ainsi la condition de possibilité de toute science. Pour finir,
L'imitation et l'invention, comme les deux mémoires de l'indi- le langage est le corps et la substance, la matière première même
vidu, procèdent à partir de la différence dans un double sens. de l'invention et de l'imitation, ce qui rend possible leur différen-
D'une part, on peut seulement imiter ce qui se distingue, ce qui ciation, ce qui permet l'évolution et l'augmentation de la puis-
se différencie. D'autre part, l'invention est la création d'une nou- sance d'agir des deux mémoires sociales, l'une qui invente, l'autre
velle différence. Ensemble, l'invention et l'imitation concourent qui conserve.
à la différenciation de la différence de la vie psychologique, de la
vie sociale et de la vie économique.
1. « Chez l'animal, les mécanismes moteurs que le cerveau arrive à mon-
ter ou, en d'autres termes, les habitudes que sa volonté contracte, n'ont
d'autre objet et d'autre effet que d'accomplir les mouvements dessinés dans
ces habitudes, emmagasinées dans ces mécanismes. Mais, chez l'homme,
Le langage comme mémoire sociale l'habitude motrice peut avoir un second résultat, incommensurable avec le
premier. Elle peut tenir en échec d'autres habitudes motrices et par là en
d omptant l'automatisme, mettre en liberté la conscience. On sait' quel vaste,
Pour approfondir et spécifier la fonction de l'activité d'imi- ternto1re le langage occupe dans le cerveau humain. Les mécanismes céré-
tation, en tant que mémoire sociale, retournons à l'exemple du braux qui correspondent aux mots ont ceci de particulier qu'ils peuvent être
langage. Le langage représente bien chez Tarde une forme de mis aux pnses avec d'autres mécanismes, ceux par exemple qui correspon-
dent aux choses mêmes, ou encore être mis aux prises les uns avec les autres :
mémoire collective. Mais il faut distinguer, ce que ne fait pas pendant ce temps la conscience, qui eût été entraînée et noyée dans l'ac-
complissement de l'acte, se ressaisit et se libère. » Henri Bergson, L 'Évolu-
l. Ibid., p. 222. tion créatrice, Paris, éd. d u Centenaire/PUF, 1953, p. 651.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

« Nulle part l'invention et l'imitation ne sont plus rapprochées, sable des mots de la langue. C'est en même temps que l'esprit
plus entrelacées, plus indissolubles, que dans la langue. Nulle part devient verbal et social Par la mise en communication, les idées et
le génie inventif n'a plus libre jeu, ne surprend par des plus origi- les volontés reconnaissent une « commune mesure de la valeur »,
nales créations; et nulle part, cependant, il n'est plus docilement condition de l'élaboration et de l'établissement des idées com-
soumis à la pression des inventions intérieures. C'est là que l'in- munes. Comme chez Bergson, à la confluence de la mémoire-
vention a le moins l'air d'en être une, et c'est là peut-être qu'elle habitude et de la mémoire proprement dite, se développent le tra-
est la plus réelle et la plus féconde, quoique anonyme. Ce qui ne vail intellectuel, l'effort intellectuel, les idées générales.
l'empêche pas d'être individuelle 1• » Ainsi, grâce à la langue un « ordre relativement admirable »
Le langage est donc un milieu qui nous préexiste, qui mène, s'établit dans « le fouillis des visions et des hallucinations contra-
d'un certain point de vue, une existence transcendante par rapport dictoires qui troublent le cerveau des premiers âges 1 ». La langue
aux individus, mais qui est constamment et incessamment est, selon les mots de Tarde, l'espace social des idées. Les idées
produit et reproduit par de petites inventions qui se diffusent générales, les idées communes, comme les mots, sont les résul-
de proche en proche et par de petites répétitions sur place de soi- tantes de la communication sociale. Mais qui les produit? Par
même par soi-même. quelles forces sont-elles créées et répétées?
Le problème de Tarde est toujours le même : comment ne pas Par l'imitation, mémoire en acte, répond encore une fois
hypostasier la relation sociale, comme ne pas objectiver la langue Tarde. Halbwachs a aperçu la difficulté qui consiste à considérer
en en faisant un système autonome et indépendant des désirs et la mémoire seulement comme quelque chose de constitué, et a intro-
des croyances des individus qui la parlent, en cédant à la logique duit les courants de mémoire en tant que puissances constituantes 2•
structuraliste qui renferme la langue sur elle-même, tendance de
fond, selon Bakhtine, du rationalisme européen qui s'exprime en l. Ibid., p. 191.
linguistique. Comment déjouer à la fois l'holisme et l'atomisme 2. Wittgenstein, qui va jouer un rôle important dans la réflexion linguis-
mental dans l'appréhension de la relation linguistique? Par la tique et sociologique, s'arrête, lui aussi, au milieu du chemin. « 423 -
Chaque signe, isolément, semble mort. Qu'est-ce qui lui donne vie? Il n'est
différence, par le temps et ses puissances de différenciation et de vivant que dans l'usage. A-t-il alors un souffle de vie? Ou bien l'usage est-il
répétition, répond Tarde. son souffle?» Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 257.
Les sensations et les images constituent, comme nous le savons, Parler, c'est obéir à une règle, et « obéir à une règle, faire une communica-
le« côté différentiel de l'esprit».« Sans doute, la mémoire visuelle, tion, donner un ordre, faire une partie d'échecs sont des habitudes (usages,
institutions)». Id., p. 202. Mais qu'est-ce qu'une habitude ou un usage?
auditive, tactile, renferme les traces des sensations passées, traces « L'usage, c'est-à-dire d'anciennes inventions tombées aussi dans le domaine
qui sont des signes pour nous, pour nous seul, avant que ces commun, devenues des procédés et des façons d'agir connus de tous, grou-
signes aient été à leur tour spécifiés et singulièrement éclaircis par pées harmonieusement en mœurs, industries, en administrations, en arts. »
des mots 2. » LGS, p. 219. La théorie de Wittgenstein débouchera dans un « holisme »
mental précisément parce qu'elle n'explique pas la constitution des cou-
C'est le besoin de communiquer à d'autres esprits ses propres tumes et des institutions : « L'intention est inhérente à la situation, aux
images et ses propres sensations par le langage qui a permis à ces coutumes et aux institutions humaines. S'il n'y avait une technique du jeu
images de se préciser, d'apparaître distinctement, puis de se géné- d'échecs je ne pourrais avoir l'intention de jouer une partie d'échecs»
raliser en idées susceptibles d'apparaître sous la forme indispen- (p. 233). Mais quelqu'un a bien inventé le jeu d'échecs (d'un coup ou par
accumulation de petites inventions) . Plus fondamentalement c'est l'assimi-
lation de la langue au jeu qui est fausse. Nous avons conservé les règles du
l. LGS, p. 343. jeu d'échecs, mais sûrement pas la langue de ceux qui l'ont inventé.
2. Ibid., p. 107. La langue change continuellement, tandis que le jeu d'échecs est égal à

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

Cette idée pourrait recouper le concept homonyme de Tarde. ment un sens 1• Ces notions sont devenues telles, par la répétition
Pourquoi cette nécessité d'introduire les courants de mémoire, et la consolidation graduelle d'anciens jugements. « Au fond des
comme mémoire en acte? Parce que l'ordre admirable du langage, mots, il n'y a que des jugements de nomination 2 • »
la logique qu'il rend possible, l'espace social des idées qu'il dessine Autrement dit, nous ne pouvons pas considérer le langage seu-
sont toujours portés par des forces psychiques, par la croyance et lement du point de vue synchronique de la structure, mais nous
le désir, bifurcation du sentir pur, et par leurs modalités tempo- devons le considérer aussi et surtout du point de vue diachronique
relles de différenciation et de répétition. Du point de vue des des dispositions subjectives de celui qui énonce, de ses croyances
forces qui l'animent, le langage est une somme d'actes de foi (de et de ses désirs.
croyances) et une somme de volontés (de désirs). Contrairement au structuralisme naissant, Tarde développe une
La liaison, l'association, la jonction des flux d'imitation dans conception performative du langage. Parler, ce n'est pas exclusive-
le cerveau individuel et dans le cerveau collectif ne se font pas, ment enchaîner correctement des règles de syntaxe et de gram-
comme pensent les associationnistes, par contiguïté et ressem- maire, mais d'abord imprimer sur les autres esprits des comman-
blance mais par la capacité des forces psychologiques infralinguis- dements ou des dogmes 3.
tiques et infrareprésentationnelles de nier et affirmer, d'attirer et Le langage n'a pas d'abord une fonction informationnelle
de repousser 1. « Toute perception implique un si», une croyance, et communicative, mais illocutoire. C'est bien l'avoir et non
l'adhésion à une idée, de la même manière qu'elle suppose du l'être qui explique le langage. Parler n'exprime pas seulement une
plaisir et de la peine, c'est-à-dire un désir. Désirs et croyances qui fonction d'attribution (sous l'emprise du verbe être), la définition
se résolvent toujours en joies et tristesses 2 • d'un nom commun, mais surtout une action qui s'adresse à l'autre
Les mots ne sont pas d'abord les éléments d'une structure, dont pour imprimer dans son cervau une croyance ou une volonté.
la valeur se détermine de façon différentielle selon la place qu'ils Parler est une action d'appropria on des autres cerveaux. Le langage
occupent dans le système de la langue, mais des notions qui expri- est toujours inséparable des effets de pouvoir qu'il produit, c'est-à-
dire qu'il est inséparable de la so me des volontés (désirs) et de la
somme des actes de foi (croyances), d'intensités très différentes,
lui-même, depuis des centaines d'années. Les théories du« travail immaté-
riel » (Paolo Virno, Christian Marazzi, Toni Negri) qui décrivent la produc-
qui l'investissent.
tion comme« production linguistique», l'être comme« être linguistique», Le langage a la fonction fondamentale de différencier les forces
sont affectées des mêmes limites. Elles ne prennent pas en compte les forces, non linguistiques du désir et de la croyance, c'est-à-dire de « dif-
les flux de désirs et de croyances qui sont des forces constitutives non lin-
guistiques.
1. Il me semble qu'il n'est pas suffisant de critiquer la théorie de l'asso- 1. Pour Tarde, l'évolution phonologique, grammaticale, syntaxique de la
ciation à la manière de Bergson. Ce dernier reproche à la psychologie de langue est inexplicable si on n'introduit pas le sens, l'action de désirer et de
considérer les images toutes faites au lieu de les concevoir en tant que pro- juger des individus, qui s'exprime dans l'énonciation. Nous retrouvons,
cessus, passage du virtuel_ (souvenir) à l'actuel (perception) Il faut, à la comme chez Bergson, le « véritable principe » de la philosophie du virtuel :
manière de Tarde, introdmre aussi les forces e désirer et de Juger. la puissance d'agir.
2. « Dans les sentiments, comme dans les percepts et les concepts (car les 2. LGS, p. 89.
sentiments sont en quelque sorte des percepts ou des concepts moraux, et 3. « En parlant, les mots ne nous viennent pas à la file indienne, sans rai-
les percepts ou les concepts des sentiments intellectuels), nous remarquons son, simplement par routine, ils se présentent tels ou tels, suivant le but,
toujours une polarité positive ou négative, c'est-à-dire un caractère de joie et persuasion, intimidation, insulte, obéissance, que nous avons en vue, et
de tristesse, qui les divise en deux grandes classes, smvant que, dans leur for- aussi, principalement même, d'après le jugement que nous nous sommes
mation, les attraits l'ont emporté ou non sur les répulsions, les amours sur fait et la croyance qui nous anime, ou que parfois nous simulons. » Ibid.,
les haines. » LGS, p. 80. La force est elle-même clivée, polarisée. p. 335.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

férencier les divers degrés de l'énergie avec laquelle on affirme De la même manière que les sociologues et les linguistes, les éco-
ou l'on nie, on commande ou on défend, on souhaite ou on nomistes ne tiennent aucun compte des courants de désirs et de
redoute 1 ». croyances_ qui pourtant sont les forces constitutives des objets et
Les linguistes devraient donc étudier ces courants de croyances des quanmes qu ils etudrent: leur réduction au travail ou à l'utilité
et de désirs (mémoire en acte) et leur intensité, c'est-à-dire étudier qui sont de simples résultantes, néglige les forces de création et de
le langage comme une énergie ou une force sociale 2 • Mais aussi répetition, les forces d' association et d'attraction, de jonction et de
l'économiste devrait s'occuper de ces flux puisqu'une nation, pour disjonction c est-a-dire les formes de la mémoire sociale en acte.
alimenter sa religion ou ses industries, sa langue ou sa législation, La langue est bien la matière première de l'action sociale et
dispose d'« un budget de croyance et de désir limité», qui ne peut aussi de l'action économique. Mais cette matière première est
être augmenté que par des « sources nouvelles de foi et de désir» constituée d'une somme d'« actes de foi» et d'actes de désir qui
apportées par des nouvelles inventions et découvertes. prodmsent, se subordonnent, exploitent et modifient les règles, les
Une quantité sociale quelconque, linguistique ou économique, mots, la syntaxe, la langue.
est toujours, au fond, une diffusion-répétition d'une croyance et Le problème n'est donc pas d'opposer le langage à la durée, la
d'un désir, une résultante de l'action constitutive du temps (de la mémoire sociale à la mémoireindividuelle, comme le pense Halb-
différence), et donc de la mémoire. wachs, mais de savoir de quoi elles sont faites l'une et l'autre et
Si on veut expliquer une généralisation quelconque, la forma- comment elles agissent pour créer quelque chose de nouveau et
tion d'une idée commune, par exemple, il faut tenir compte de la pour le reproduire 1.
communication sociale des croyances qui ne sont pas des forces Pour la sociologie de la différence, il ne s'agit pas comme le
linguistiques. On ne peut pas tenter cette explication par les seules pense Halbwachs de nier le social par l'exaltation de la durée, de la
ressources de la psychologie, sans faire appel aux phénomènes socio- différence pure mais, au contraire, de démontrer comment toutes
logiques. On voit « ici, par exemple, la majeure partie de la les institutions, dans le sens le plus large du terme, sont l'« œuvre
croyance s'immobiliser en tradition et en dogmes, là s'écouler en lente des gouvernements successifs». Il s'agit de faire voir com-
théories ou en connaissances expérimentales; ici la plus grande 1;1ent les institutions, hypostasiées par la sociologie et la science
somme de désir se figer en coutumes et en institution, là se economrque, sont la sedrment tion d un gouvernement politique
répandre en législation et en industrie 3 ». des affects (des croyances e des désirs) . Gouverner, parler, pro-
duire du pomt de vue économique c'est « diriger les courants de
1. Ibid., p. 342 : « Admirons l'ingéniosité déployée dans le saisissement
foi et de volonté» c'est-à-dire diriger les formes sociales de la
de ces mille nuances, par les modes variés de l'impératif, de l'optatif, du sub- mémoire qui crée et qui conserve. L'économie, contrairement
jonctif, du dubitatif sous ses formes infinies. » L'intensité de la croyance ou
du désir, c'est l'autre élément que le linguiste ou le logicien néglige: « Le
degré de conviction avec lequel les affirmations ou les négations dont il s'agit 1. « De même que l'espace, système de notions où se condensent de
sont prononcées par l'esprit ne paraît intéresser nullement le logicien; et il vieux jugements sensitifs, rend seul possible des jugements nouveaux, l'ins-
ne semble pas douter que l'importance du jugement universel se proportionne tmct ou habitude, système de moyens où se résument des millions d'anciens
au degré de confiance qu'on a dan la fidélité de ses souvenirs personnels ou buts, est nécessaire pour permettre à des buts nouveaux de se réaliser. De
dans la sincérité des renseignéments d'autrui sur la foi desquels on affirme meme que la langue, système des notions qui furent oubliées, est indispen-
ou on nie les observations qu'il exprime. » . sable pour la formation de proposmons nouvelles, la coutume ou la loi sys-
2. « Le bas breton a plus fait pour empêcher l'assimilation de la Bretagne tème de procédés qui tous séparément furent des commandemen;s du
à la France que le christianisme n'y a aidé. » Ibid., p. 90. maître exécutés par devoir, est indispensable pour l'exécution de nouveaux
3. Ibid., p. 92. ordres du chef. » Ibid., p. 198.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

à ce que pensent les économistes, n'échappe pas à ces lois. « Pour une grammaire, donc, comme pour un code, comme
Inutile de faire remarquer comment les médias contemporains, pour un catéchisme, le problème de l'évolution consiste à s' adap-
sous toutes leurs formes, représentent une puissance de différen- ter avec soi-même autant que faire se peut en s'adaptant à une
ciation et de répétition des langages et des dispositifs de contrôle société qui jamais ne s'adapte parfaitement bien avec elle-même. Il
de la mémoire sociale auxquels même l'économie est subordon- consiste, autrement dit, à faire du logique avec de l'illogique, du
née; et comment les publics constituent les formes « collectives » rationnel avec de l'irrationnel 1• »
d'expression de l'association cérébrale à diriger 1. Le problème de la logique sociale est surtout celui d'avoir des
grammaires, des législations, des organisations du travail en accord
de moins en moins imparfait avec la société qu'ils doivent régir.
La théorie de Tarde débouche sur un très foucaldien « il faut
Il faut défendre la société de ses institutions défendre la société » de ses institutions puisque le péril est sans
cesse celui de sacrifier la logique de la société à celle de ses institu-
Halbwachs avait bien saisi le danger que la philosophie de la tions. « Les grammairiens, comme les juristes, ou les théologiens,
différence peut représenter pour le rationalisme impliqué dans ou les socialistes maintenant, ont un penchant prononcé à faire
la sociologie de Durkheim, pour le kantisme qui hante sa propre prévaloir abusivement » la logique des institutions, « pendant que
théorie de la mémoire. Mais la sociologie de la différence, loin le public, par bonheur, a une tendance inverse 2 ».
d'être un irrationalisme comme le dit Halbwachs, constitue une La logique sociale et la logique individuelle ne sont régies par
pragmatique de l'action sociale. aucune prétention à la vérité. La validité des énonciations et la vali-
La logique est pour Tarde le besoin suprême de l'individu et dité des assertions logiques ne sont soumises à aucun critère de
de la société. Mais de quelle logique s'agit-il? Tarde ne cherche vérité, mais aux conditions de possibilité déterminées par la com-
pas à définir une « logique pure, idéale, transcendante. Tout à l'in- munauté. Il y a bien une raison sociale et une raison individuelle,
verse, il accentue l'indissociabilité, dans une immanence absolue, mais ce qu'elles visent « c'est une foi commune, non une foi vraie 3 ».
de la logique et la vie 2 », suggère René Schérer. La logique, de la même manière que d'autres catégories sociales,
La logique sociale que le langage rend possible renvoie à une « ne se propose pas la recherche de la vérité mais la direction de la
coordination des croyances et des désirs qui se répètent, s' oppo- croyance4 >>
sent, s'adaptent à la société.
Les efforts « des grammairiens et des juristes, des théologiens et
1. LGS, p. 356.
des économistes » aspirent constamment à un arrangement interne, à 2. Ibid , p. 356.
une cohérence synchronique « des grammaires, des codes, des reli- 3. Ibid., p. 185. « Or il en est de même de la conscience sociale, de la
gions, des organisations du travail ». Or la société, si on embrasse célébrité, qui, entre mille inventions et découvertes restées obscures, et dont
d'un coup les idées et les volontés qui coexistent en elle, est un plusieurs, bien que sérieuses, sont étouffées comme contredisant quelque
croyance établie ou contrariant quelques désirs puissants, choisit la plus
état, « dans une certaine mesure, illogique et incohérent». propre à accroître et à fortifier momentanément la masse de foi et de
confiance populaire, en d'autres termes, celle qui satisfait le mieux la curio-
sité et remplit le mieux les espérances du public, ou qui flatte le plus ses opi-
1. Le célèbre cône renversé de Bergson qui contient la différence et le vir- nions et ses goûts. » LGS p. 21 7.
tuel, qui veut s'insérer dans la nécessité pour agir, peut très bien aussi repré- 1· Ibid, p. 39. « La logique n'est donc point l'art de découvrir la vérité,
senter le public et sa volonté d'agir sur la nécessité sociale. mais l art de changer de pensées tout en conservant, sans augmentation et
2. René Schérer, Préface à LGS, p. 21. d1mmunon, la distance qui nous sépare du vrai ou du faux.» Ibid, p. 119.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

Dans le cerveau individuel, comme dans le cerveau collectif,


les sensations et les volontés sont coordonnées et précisées non Les représentations et les croyances
par des mécanismes automatiques et impersonnels, mais par des
forces qui jugent et qui désirent. Sans les courants de la mémoire L'école de la régulation, dans son effort pour penser, avec les
sociale, les quantités (travail, social, langage) et les dispositifs qui mots de Tarde, une théorie générale de la valeur, après avoir
les gouvernent (marché, institutions, grammaires) sont morts. agencé l'économique avec le politique et l'institutionnel, ajoute,
La langue, les institutions, la famille, les groupes contribuent au cours des années 90, un autre niveau d'analyse: le symbolique
sûrement, en tant que mémoire externe, à la coordination, mais constitué essentiellement par les croyances et les représentations.
leur constitution et leur évolution renvoient à une pragmatique Elle inclut à juste titre ces dernières dans la description du cycle
où le désir et la croyance, et leur intensité, jouent le rôle principal, économique.
le rôle actif. L'école de la régulation s'inspire explicitement du concept de
Dans cette théorie de l'action, l'histoire ne contient aucune représentation (individuelle ou collective) de Durkheim, en assi-
rationalité prédéterminée, aucune logique à réaliser, comme dans milant le concept de croyance à celui de représentation. Mais
la dialectique. d'après Tarde, les croyances et les représentations ne sont pas du
« L'ordre historique cherché il est là, dans les produits accumu- tout la même chose. Elles renvoient à deux ordres d'existence dis-
lés de l'histoire, dans les grammaires, dans les codes, dans les théo- tincts. Les représentations renvoient au sujet, à sa dimension
logies ou les corps de sciences, dans les administrations et les molaire et consciente, et les croyances aux modes d'existence
industries ou dans les arts, d'une civilisation donnée, mais pas impersonnels et à leur dimension moléculaire et inconsciente.
dans l'histoire elle-même 1• » L'inspirateur sociologique de l'école de la régulation, pour ne
L'histoire, comme le moi, flotte sur la sédimentation des tra- pas avoir su faire ces distinctions, est conduit dans une impasse
ditions et des usages « mêlés, combinés, coordonnés » sur lesquels théorique. Durkheim ne peut pas tenir jusqu'au bout son positi-
« s'agitent sans cesse quelques points brillants et multicolores dont visme qui considère le social comme une chose. Il ne peut pas
la traînée s'appelle histoire». L'histoire est une succession et une purifier, comme dans sa polémique avec Tarde, le social de tout
accumulation d'événements anhistoriques, d'inventions 2 • «psychologisme», puisque le concept de représentation ne peut
pas faire l'économie du spirituel 1•
« Tout au contraire, du point de vue où nous nous plaçons, si
l'on appelle spiritualité la propriété distinctive de la vie représen-
tative chez l'individu, on devra dire de la vie sociale qu'elle se défi-
1. Ibid., p. 215.
2. L'histoire ne connaît pas la réalité « fractale » de la côte et elle passe « le nit par une hyperspiritualiténous entendons par là que les attri-
long » de l'hybridation de la terre et de la mer où se produit la génération. buts constitutifs la vie psychique s'y retrouvent, mais élevés à
« L'histoire est un long chemin de fer longitudinal qui passe tout au long de une bien plus hau puissance et de manière à constituer quelque
la côte (mais à une certaine distance), et qui s'arrête à toutes les gares que
l'on veut. Mais qui ne suit point la côte elle-même, il ne coïncide point avec chose d' entièrement nouveau 2• »
la côte elle-même, car sur la côte elle-même, à la côte il y a les marées, et
l'homme et le poisson, et les embouchures des fleuves et _des ruisseaux, et la
double vie de la terre et de la mer. » Charles Peguy, Clio, Œuvres en prose 1. L'école de la régulation a l'intuition que l'économique non plus ne
1909-1914, Paris, coll. « La Pléiade», Gallimard, 1968, p. 268. Parmi les peut pas être purifié de tout «psychologisme».
voyageurs, on peut reconnaître la philosophie de l'histoire et le matérialisme 2. Émile Durkheim, « Représentations individuelles et représentations
historique. collectives », in Sociologie et Philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 48.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

La sociologie est bien, comme chez Tarde, une psychologie col- sentation inconsciente et celle d'une conscience sans moi qui
lective qui se distingue de la psychologie dont l'objet est lamenta- appréhende sont équivalentes 1 ».
lité de l'individu 1• Durkheim, pour légitimer l'existence d'une vie inconsciente,
Selon Durkheim, la représentation est ce qui permet, d'une émet l'hypothèse de l'existence « de centres de conscience secon-
part, d'agencer le psychisme individuel et le psychisme collectif, daires, épars dans l'organisme et ignorés du centre principal».
puisqu'elle est ce que les deux ordres ont en commun et, d' autre Dans la représentation se trouvent donc des « éléments réels et
part, d'établir une différence de nature entre ces deux mveaux, agissants » qui ne sont pas « connus du sens intime». Mais cette
puisque les représentations collectives constituent, par rapport aux ébauche de monadologie, d'action moléculaire ou préindividuelle
représentations individuelles, un spirituel élevé à la pmssance qui échappe au sujet et le déborde, ne lui permet pas de sortir de
supérieure. la contradiction que véhiculent les concepts de représentations
Si la vie représentative est une vie psychique, alors il faut sup- inconscientes, de conscience inconsciente.
poser le mental comme niveau indépendant et autonome du phy- Pour Tarde, la limite majeure de la réduction de la vie psychique
sique et de l'organique. Or pour Durkheim c'est la mémoire qui à la représentation (ou au symbolique, ou encore au langage) réside
rend possible et caractérise la vie psychique, puisqu'elle est une dans son anthropomorphisme, qu'il contourne avec sa théorie des
liaison mentale qui assure un « continuum psychique », un « cours forces psychiques. « La croyance et le désir ont ce privilège unique
continu de représentations » qui reproduit et conserve. « Notre vie de comporter des états inconscients. Il y a certainement des désirs,
psychique ne s'anéantit pas à mesure qu'elle s'écoule 2 » et ce, grâce des jugements inconscients 2 », tels les désirs impliqués dans nos
à la mémoire qui possède la propriété de conserver les représen- plaisirs et nos peines, et des jugements « de localisation et autres »
tations 3. impliqués dans nos perceptions. Les représentations inconscientes,
En accord avec Bergson et Tarde, il ne réduit jamais la vie psy- en revanche, sont manifestement impossibles.
chique aux représentations actuelles, celles qui sont présentes à Avec la monadologie de Tarde, avec sa théorie de la croyance
la conscience à un moment donné et qui sont utiles à l'urgence et du désir comme courants psychiques préindividuels et molé-
de l'action à ce même moment. Pour ne pas abolir la mémoire, culaires, avec sa théorie des deux mémoires, l'une consciente et
comme le fait Halbwachs en attribuant la conservation des repré- intermittente, l'autre inconsciente et continue, nous pouvons
sentations aux institutions sociales, il faut donc admettre qu'il y a contourner l'obstacle contre lequel bute Durkheim.
des représentations inconscientes dans notre vie psychique. La conscience, avec ses représentations, est ce qui arrive en der-
Mais ici Durkheim touche les limites de son appareil concep- nier dans le développement de la vie psychique, comme chez
tuel et de son système théorique fondé sur la représentation, Nietzsche. Ce serait donc une erreur de penser que « l'inconscient
puisque, comme il le reconnaît lui-même, la« notion d' une repré- a un moindre rôle que la conscience 3 ».
Dans la vie psychique de l'individu il y a une « fermentation
sourde d'imag », des petites perceptions et des petites sensations
1. « La psychologie collective, c'est la sociologie cout entière » selon les
« incessamment accouplées à tâtons» qui« préparent l'association
mots de Durkheim.
2. Id., p. 22. d'idées qui s'é vent jusqu'au sens intime». De la même manière,
3. Comme nous l'avons déjà fait remarquer, il s'agit d' une défense en
règle de la mémoire bergsonienne. Ce n'est pas seulement l'affirmation de
l'« indépendance» de la mémoire du cerveau, de l'interpénétration mutuelle 1. Id. , p. 31.
des souvenirs, etc., mais aussi la critique de la théorie de «localisation » des 2. MS,p. 46.
souvemrs. 3. LGS, p. 212.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

dans la vie psychique de la société, se poursuit le travail de l'imita- contractant en habitudes et en coutumes), se font par l'imitation et
tion, des flux de croyances et de désirs, de perceptions et de sensa- l'invention et par l'action des forces constitutives du désir et de la
tions sociales des « demi-inventeurs sans nombre et sans nom croyance. La représentation non seulement ne peut pas expliquer ce
1
qui labourent dans l'ombre le champ du génie ». travail mais elle coupe l'action réciproque du moléculaire et du
Il n'est donc pas suffisant de distinguer entre individuel et molaire, en empêchant la circulation, les transmissions et les com-
collectif, puisqu'il y a une vie impersonnelle, moléculaire, infralin munications entre ce qui est et la production du nouveau.
guistique aussi bien dans l'individu_que dans la societé. « La différence qualitative des deux lignes n'empêche pas
Deleuze et Guattari ont parfaitement salSl l 1mportance de qu'elles se relancent ou se recoupent [... ],les mouvements molé-
la critique du concept de représentation dans l' œuvre de Tarde. culaires ne seraient rien s'ils ne repassaient par les organismes
« Car finalement, la différence n'est nullement entre le social et molaires, et ne remaniaient leurs segments, leurs distributions
l'individuel (ou l'interindividuel), mais entre le domaine molaire binaires de sexes, de classes, de partis 1• »
des représentations, qu'elles soient collectives ou individuelles et La représentation individuelle est ainsi ce qui sépare la force de ce
le domaine moléculaire des croyances et des des1rs, ou la d1stmc- qu'elle peut puisqu'elle sépare précisément le molaire du molécu-
tion du social et de l'individu perd tout son sens, puisque les flux laire, le conscient de l'inconscient, le sujet de sa vie impersonnelle,
ne sont pas plus attribuables à des individus que surcodables par préindividuelle et affective, l'actuel du virtuel. La représentation
des signifiants collectifs 2 • » collective, de la même façon, sépare la multiplicité des forces molé-
Tandis que les représentations sont des résultantes, les désirs culaires et infinitésimales qui agissent dans la société, des institu-
et les croyances « se créent, s'épuisent ou muent» et « s' aJoutent, tions. Ensemble, elles séparent l'action molaire du sentir, du virtuel,
se soustraient ou se combinent » en opérant comme des forces de la croyance et du désir, de leur mode d'expression et de commu-
constitutives. nication moléculaire. La représentation ne retient que ce qui est
La croyance et le désir n'agissent pas au niveau de la représenta- actuel et elle annule la virtualité et l'intensité de l'action molécu-
tion, puisqu'ils sont des forces infrareprésentationnelles, de la laire de l'existence impersonnelle aussi bien individuelle que sociale.
même manière qu'ils n'agissent pas non plus au mveau lmgms- Le problème que pose la théorie de Tarde à la sociologie est
tique puisqu'ils sont infralinguistiques . moins son prétendu psychologisme que sa philosophie de la diffé-
Le social, le langage et le collectif n épmsent pas tout le réel. L ac- rence. La sociologie de Durkheim et la sociologie de Tarde expri-
tion du social, telle que Tarde l'entend, consiste dans un processus ment des conceptions différentes de la société: comme totalité,
d' institutionnalisation et de désinstitutionnalisation continue. Le pas- comme institution pour le premier, et comme rapport entre les ins-
sage de l'inconscient au conscient, du moléculaire (cérébrale: social) titutions et desforces infra-institutionnelles pour le second.
au molaire (cérébral et social) et le passage mverse, le conscient, le L'école de la régulation, comme tout le courant institutionna-
molaire et le social qui redescendent dans l'inconscient (en se liste d'ailleurs, saisit seulement les institutions en négligeant les
forces constitutivesde ces mêmes institutions. Elle explique ainsi
1. Ibid., p. 213. Les rapports entre les deux ordres sont l'écueil me très bien l a re roduction
repro d'un système économique, mais elle est
semble-t-il, de coutes les m1crosoc10log1es contemporames. A la dimension incapable de écrire le passage d'un régime d'accumulation à un
molaire, elles opposent la moléculaire mais sans penser leur relation. autre (voi embarras à expliquer le passage du fordisme au post-
2. Gilles Deleuze et Félix Guattan, Mille Plateaux, Pans, éd. de Minuit
1980, p. 268. Deleuze et Guattari font remarquer,. comme Tarde d ailleurs,
fordisme) c'est-à-dire la création de quelque chose de nouveau.
que le dépassement de l'individualisme et de l'hohsme ne peut pas se faire
par l'intersubjectivité, l'interaction. 1. Ibid., p. 609.

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Puissances de l'invention La mémoire sociale: représentations et croyances

L'école de la régulation n'échappe pas à la logique reproductive de C'est par la mémoire qu'il faut appréhender le concept d'acti-
l'économie politique. vité, d'action, puisqu'elle est à la fois habitude, routine et puis-
La sociologie, en reprenant le flambeau de l'économie poli- sance de création. C'est la mémoire qui explique la distinction
tique, s'est employée à définir les conditions de la neutralisation et l'agencement de l'activité motrice, de l'activité affective et de
de l'hétérogénéité individuelle et sociale : comment réduire la l'activité intellectuelle. Et c'est toujours par la neutralisation ou
répétition à la reproduction, comment figer la ritournelle dans l'activation de la mémoire qu'on peut comprendre la réduction de
une rengaine ? l'action libre au travail.
« De la reproduction » sera la grande tâche de la sociologie de
Durkheim, continuée jusqu'à aujourd'hui par Bourdieu. La repro-
duction de l'économie politique et de la sociologie est une répéti-
tion qui bloque la variation, qui empêche la différenciation de la
différence pour ne répéter que les valeurs dominantes : républi-
caines et démocratiques pour l'une, du travail pour l'autre, et de
l'État pour les deux.

Travail et création

La contribution originale de Tarde à l'appréhension du phéno-


mène économique est d'avoir introduit la mémoire comme puis-
sance constitutive de la quantité (sociale ou économique) et d'avoir
appréhendé cette dernière comme une constitution du temps, de
la différence. Le temps n'est pas mesure, comme chez Marx et les
classiques, mais puissance de constitution. C'est le concept de travail
qui en sort bouleversé. Tarde introduit une distinction entre inven-
tion et travail que nous retrouvons un siècle plus tard dans Mille
Plateaux, entre l' « action libre en espace lisse », c'est-à-dire la
coopération entre cerveaux, et le « travail en espace strié », c'est-à-
dire la division du travail.
« Imposer le modèle du travail à toute activité, traduire tout
acte en travail possible ou virtuel, discipliner l'action libre, ou
bien (ce qui revient au même) rejeter celle-ci du côté du loisir, qui
n'existe que par référence au travail 1• » cette affirmation eulement si on suppose la primauté de la dynamique
inventive et consntu ve de la coopération entre cerveaux. Dans ce cas, nous
pouvons comprendre a division du travail comme une capture, une réduc-
1. Ibid, p. 611. Deleuze et Guattari signalent que « cette remarque ne va tion de cette dernièr au « travail ». On peut légitimement douter que ce
certes pas contre la théorie marxiste de la plus-value». Nous pouvons partager soit Je pomt de vue e Marx et surtout des marxistes.

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