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1. Edmund HUSSERL, Ge.~ammel.te Werke, colt. Husser/iana, La Haye, M. Nijhoff, 1950 sq.
T. L D. 80. Nous citons desormals Hua.
2. HEIDDEGER, Sein und Zeit, p. 366.
3. HUSSERL, Recherches logiques, Préface à la 2· édition (1913), p. X.
4. Ibid.
LÉVINAS ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE 21
tisant le sens d'être que la vie prête aux objets,. étant entendu que «l'être se
confond avec les différents objets de notre vie cognitive, et aussi volitive et
affective» 5. Très tôt Husserl avait souligné la «signification métaphysique» 6
de la « conversion ontologique» 7 qu'il imposait à la philosophie, en modifiant
de la sorte 1e sens même de la pensée comme pouvoir. C'est de Husserl que
Lévinas hérite cette capacité, cette passion de méditer sans cesse sur le sens
d'être : que signifie le fait que toute significaltion est suspendue à l'être, à
l'actualité, c'est-à-dire à ce qui a lieu «au point d'apparaître et de se faire
présence dans une conscience» (DQVI, p. 175)? Qu'est-ce qui est impliqué
dans l'idée que l'être suscite la conscience en lui prescrivant Je comment de son
approche au point, par là même, d'apparaître (EDE, p . 134, 135)? Et, cela
étant, comment, après s'être jeté dans la pensée husserlienne, philosopher à
ses propres risques et périls 8? Après avoir reconnu avec Husserl que la cons-
cience, loin de demeurer la proie des idées abstraites, déploie « l'énergie de la
présence qui la suscite» (DQVI, p. 177), que ce déploiement est Je travail
infini de la thématisation et des synthèses d'identification, comment, en voyant
dans cette nouveauté se prolonger le règne du Même, parler philosophiquement
d'une «étrangeté qui se moque du savoir» (NP, p. 153)? Examinons, pour
explorer ce que recouvrent ces questions et cette conjoncture de l'histoire de
la philosophie, cinq thèmes où s'exprime, chez Lévinas, un point de contact
avec la pensée husserlienne, l'insistance étant chaque fois mise sur un aspect
différent.
autre chose que conscience entendue comme donation de sens, celle-ci étant,
comme identification par la pensée, le phénomène même du sens? 4: Le fond
dernier de l'esprit» est-il, comme le dit Husserl, «l'intimité d'un sens à la
pensée» (id.; p. 34)? Alors que le livre de 1930 montrait que Husserl ne rend
pas compte de la spécificité de l'affectif, en raison du primat reconnu à la
théorie, l'article de 1940 oppose à la conscience l'esprit (comme Heidegger y
opposait le Dasein). C'est en contrepoint de l'idée de la conscience pleinement
active dans la donation de sens que commence à se poser, notamment à propos
du temps, la question de la passivité (voir id., p. 39, 42). C'est là qu'est
interprétée, dans le sens si souvent repris par la suite, la portée de la phéno-
ménologie comme monadologie : pour Husserl, c'est «à travers l'immanence
de son présent» que l'esprit doit «considérer toute transcendance. Rien ne
peut entrer en lui, tout vient de lui» (id., p. 47). Formules qui plus tard
seront renversées lorsqu'il s'agira d'évoquer la clandestinité d'un sens qui entre
dans la conscience à son insu, en contrebande.
Dans trois articles parus la même année, l'essentiel est l'appréciation positive
de l'intentionnalité comme Mehrmeinung, « ce dépassement de l'intention dans
l'intention inhérent à toute conscience» 13 - aspect «que masque, peut~être.
le recours au terme "constitution"» (EDE, p. 127). En quoi consiste ce
supplément de pensée? Les horizons insoupçonnés par la visée directe d'un
objet, par toute pensée actuelle, leur irruption subreptice, cette invasion clan-
destine font que le regard voit plus qu'il ne se sent voir, que la pensée pense
plus qu'eUe ne croit penser. Cette structure de la pensée, cette configuration
de la visée intentionnelle, leur confirmation permanente dans les analyses
phénoménologiques concrètes, voilà sans doute ce qui a rendu possible sinon
l'intuition unique - comme eût dit Bergson - de Lévinas, du moins son
effectuation progressive en forme d'œuvre philosophique. En cela, les catégories
opératoires de la phénoménologie et le style de celle-d ont été aussi décisives
que l'orchestration des thèmes importants, comme l'intentionnalité de l'affectivité
ou l'antériorité de l'engagement actif dans le monde par rapport à la contem-
plation (EDE, p. 131). L'analyse intentionnelle permet de pressentir qu'il y a
dans les intentions (Meinungen) plus que la pensée qui entre en elles. L'idée
de potentialité de l'intention ouvre la voie aux analyses de la sensation, de l'anté-
prédicatif, du temps (id., p. 132). Et s'il y a plus, c'est paree que la pensée,
13. HUSSERL, Méditations cartésiennes, Trad. Peiffer-Lévinas, Paris, 1931, rééd. 1953,
p. 40.
26 1. COLETTE
14. «11 faut dès lors pens,er les formules husserUennes au-delà de leurs formulations»
(DQVI, p. 159). Cette liberté prise à l'égard de Husserl, dont },e style même ne se prête
guère au mimétisme, est le fait de bien d'autres phénoménologues. P'armi ceux qui l'avouent
clairement citons K. Held, Lebendige Gegenwart, La Haye, 1966, p. 143. W. Biemel, Hua, VI,
p. XXI.
LÉVINAS ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERUENNE 27
développer urie pensée suprêmemeIit agile qUi, dàns sa hâte, dans l'urgence qui
la pr,esse,. précède là. réfi,exion. Dans Autrement qu'êt.re, c'est enCOl,e à partir
de Husserl que la pens,ée évolue. Là où celui-ci s'approche de' l'énigme du
temps où se recouvrent constituant et constitué (Hua, X, § 39), de la. « conscience
originaire » (id., p. 119), il parle d,e la co'incidenèe « de l'être et de l'être-conscient-
interne» 15, Là encore,a11ant en deçà de cette «monstration de l'être Jo (AB,
p. 43), Lévinas trouve à indiquer une passivité plùs origfuaire que c,eUe c,oinci-
dence d'activité et dé passivit,é. Et de même, il sera. question d'un langage capable
de faire l'économie de l'Universel, langage qui est contact (EDE, p . 235), c'est-
à-dire dénudation, exposition (AB, p . 63) et, «riuilgré son activité apparente»
(id . , p. 195), passivité (id., p. 117). Fût-ce pour se' contredire ou se dédire, la
philosophie se voit forcée de ·dire «en termes de conn.aissance'" 116 - c'est
dire ici phénoménologiquement - ' non seulement, comme Husserl, ce que
manque d'entrée' de jeu la négativilt,é hégélienne, mais même une diachronie,
un sentir, une an-archie que la réduction husserlienne, 'aUant jusqu'au non-
intentionnel de J'impression originaire, ne peut pressentir.
, S'il fauts'aventurèr «au':'delà de la Phénoménologie» (AB, p. 231), c'est "
parce que, par sa pro'pre visée de radicalité~ celle-ci se trouve elle-même conduite il),
aux limites de la phénoménalité. Lorsqu'elle s'approche de oe qui ne se laiss,e
ni thématiser ni synthétiser Iii synchroniser, ]a dëscription phénoménologique
doit céder le pas' à l'instance éthique. Le paradoxe auquel s,e' heurte noil pas
une ins.uffisance provisoire de la méthodé, mais l'essence même de la phéno-
! ménologie fuséparable de ront6logie, devra' se manifester dans le style abrupt
et heurté de l'éthique de là responsabilité infinié.
On peut réunir' dans un dernier groupe les texteS parus après Autremént
qu'être. n s'agit alors dè rémonter en deçà' de l'intentionnel, dans' le pré-réflexif,
nori plus ,en explorant les potentialités dissimulées dans les horiions, mais par
, .
l,S. Id. p. 117, passage. évoqué par Heidegger dans son Cours de 1928 (Gesamtau.sgabe,
t. 26, Frankfurt am MaIn 19'78. p. 264) et par MEllLEAU·PONTY, Phénoménologie de .la
perception, Paris, "1945, p; 483, n. 2. Voir AB, p. 42, n. 14.
16. B. LÉVINAS, «Philosophie et positivité» in, Savoir; faire, espérer : les limites de
la raison, t. l,. BrmœUes, 1976. p. 197. Nombreux sont,. dans Autrement qri8tre. les passa-
ges où l'auteur. recom.~.aît la nécessi!é. ~e synchroni~er en. assertions philosophiques ce qui
dépasse ceUes-cl, ce qUI excède leur legltune autonomie. VOIr p. 56, 108, n. 18, 19'8, 206 213
215. Ce qu'il importe !cide voir est que le texte phiJo'sophique n'est rien d'ulti~e (U
s'int.erroinpt pour s'offnr au lecteur, aux commentaires), ni d'odginaire (le sens de ce
qu'il dit a comme préalable <II: la signification par excellence ~ j. id. p. 87).
28 J. COLETTE
17, K. Held (~p, ci!., p, 7~, 144, 186) a bien analysé ~'énigme phén?mén,ologique à laqueUe
se heurte une reductlOn radIcale:, , le temps non recuperable, le phenomene originaire d' un
moi temporalisant et tempora lIse.
LÉVINAS ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE 29
18. TI, p. 7. En opposant au présent contexte l'usage que Michel Henry fait de la
même formule (L'Essence de la manifestation, Paris, 1963, p. 421, 830, 857), on se fera
une idée de ce qui sépare ces deux lecteurs de Husserl. L'enjeu est décisif, puisqu'il
concerne non seulement la possibilité d'une ontologie phénoménologique, mais encore le sens
de celle-ci lorsqu'elle impHque la pensée philosophique de Dieu. Lévinas cherche à élaborer
n
positivement une « Phénoménologie de l'idée de l'Infini» (DQVI, p. 1 en exc1uant tout
l'apophatisme que peut suggérer son <~ apparente négativité» (id., p. 10). D'où les comme
si répétés (id., p. 11-12) visant à suggérer d'où peut bien venir l'idée die Dieu, étant
entendu qu'ell.e ne peut être la simple finalité de ma visée intentionnelle. L'ontologie
phénoménologique de M. Henry n'est pas en quête de l'origine de l'idée de Dieu: la réalité
de l'absolu est identique à sa phénoménalité, elle est originairement révélatrice de soi
(op. cil., p. 384; 542) .. Le retrait de l'abs~l? hors du champ de l'idéalité renvoie, selon
cette lecture phtlosophlque des textes chretiens (Eckhart, Fichte) non li l'énigme mais
au phénomène. Pour Lévinas, la pensée qui pense plus qu'elle ne pense d~meure
équiv~que, int:igue, c:est-à-di~e « .énigme du non-phénomène» (DQVI, p. 51, n. 24). L'idée de
rInfim en mot ne fait que temmgner sur le mode du comme si, c'est-à-dire valoir comme
attestation dlu sourd travail de, l'énigme, du non phénoménal. Nous reviendrons ~n termi-
nant sur le sens de ce «noumene».
30 J. COLETTE
CONCLUSIONS
L
32 1. COLETTE
liberté que s'octroie aInSI le philosophe n'est que «la liberté de la théorie Jo
(THI, p. 222 ; EDE, p. 42). La méditation de soi commence avec la réduction
et s'achève comme théorie, puisqu'en sa facticité même la subjectivité transcen-
dantale est «scientifiquement saisissable» (Hua, VI, p. 181 sq), le fait de
«mon ego» peut et doit être rendu «scientifique c'est-à-dire logique» (Hua,
l, p. 106). A l'époque de son premier livre, Lévinas oppose à cette conception
intellectualiste de la réduction et à la théorie, qui voit tout sub specie aeternitatis,
l'historicité au sens heideggérien. Il y voit cependant posée en principe la recon-
naissance de l'intentionnalité de l'affectif où doit se trouver le moyen de vaincre
cet intellectualisme.
Les Méditations cartésiennes (voir l'Epilogue) se terminent en évoquant le
domaine de la philosophie seconde, dite aussi métaphysique, auquel il revien-
drait toujours de traiter des «problèmes éthiques et religieux» (Hua, l,
p. 182), c'est-à-dire d'affronter l'irrationnel de la facticité: mort, destin, sens
de l'histoire, mais aussi «l'irrationnalité du fait transcendantal» lui-même (Hua,
VII, p. 188, n.). Ces grandes questions «théologiques» sont «ultimement
métaphysiques et téléologiques» (Hua, VIII,. p. 506), el1es échappent à la logique
transcendantale qui s'occupe du monde possible, non du monde de fait (Hua,
VII, p. 394). C'est toutefois en approfondissant la question transcendantale, plutôt
qu'en allant aux questions-limites qui forment l'horizon d'une herméneutique de
la facticité, que Lévinas trouve 1'éthique et le religieux. Ce qu'il voit, en allant
d'horizon en horizon, c'est l'éveil de l'esprit ou la vivacité de la vie dans une
liberté «plus libre que la liberté du commencement qui se fixe en principe»
(DQVI, p. 51).
Mais d'une identité ainsi libérée d'ene-même y a-t-il encore phénoménologie,
intuition solitaire? « La fin de la pensée solitaire test] ... début d'une vraie expé-
rience du nouveau et du noumène - déjà Désir]) (TI, p. 20). L'analyse des
horizons, la pensée qui pense plus qu'eUe ne pense conduisent à un sujet décen-
tré, surpris là où il rejette hors de soi son centre de gravité. Lorsque Lévinas
parle de noumène, il faut entendre non seulement que« l'expérience» n'est
pas expérience de soi, mais qu'elle n'est pas connaissance. Accès philosophique
au non-savoir qui évoque la tradition qui va de Pascal à Kierkegaard en passant
par Jacobi. Quand Husserl parle de phénoménologie pure, il conçoit comme
accessible à l'intuition (perception interne) l'essence des phénomènes purs 21
21. Sixième Recherche logique, p ..235 sq. , - Dan~ Id~e und Methode der Philosophie.
Berlin, 1975, Iso, Kern oppose ,au vld,e cl: 1apercept,lOn mtell~ctuene kantienne (qui n'est
que la forme du Je pense) ,et a ~a re!lexlo,n h~sserbenne (qUi est perception immanente,
cf. ldeen /, § 38) une nOllmenologl e qUi seral!, sCl~nce des actes de la conscience non acce~
sibles à la peweption, science des acte~ de refleXlOn conçue comme véritable connaissance
de la raison par elle-même. Les ac,qu~s de Kan! et. de Htlsse~l se trouveraient à la fois
dépassés et maintenus dans cette theone de la reflexlOn au-dela de la phénoménologie.
LÉVINAS ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE 33
et le moi pur comme sujet de ces actes. La question est de savoir si par là on
atteint autre chose que les strucures de l'expérience en leur universalité.
Lorsque le terme de noumène apparaît pour la première fois chez Lévinas 22,
c'est pour désigner, à l'opposé du 1"00e: 1"L (qui ne désigne le singulier qu'à partir'
de l'universel), le xCt.6'Ct.tlTO qui a un sens non à partir de moi ou dans le champ
relationnel, mais « à partir de lui-même ». Il s'agit du visage en tant que réalité
qui m'est «ontologiquement opposée» (art. cit' p. 268). Et la relation directe
j
avec le Y..Ct.6' CXÙ1"~ ne peut être de connaissance ou de pensée, elle ne peut être
intuition (id' p. 270). C'est la relation à l'expression dans Je visage, dans la
j
nudité du regard. C'est le rapport direct par ·excellence. «C'est une véritable
" phénoménologie" du noumène qui s'accomplit dans l'expression» (ibid.). On
comprend que le terme de phénoménologie soit mis entre guillemets. Plus que 1
POST-SCRIPTUM
qui n'est que celui de notre conscience ». Ainsi Husserl n'excluait-il pas qu'une
transcendance s'annonce en troublant la conscience, de manière non bewusstseins-
müssig. Il ne s'agit pas seulement ici de reconnaître que le discours philosophique
ne fait pas cercle avec l'irréfléchi qui le précède. Par rapport au pré-réflexif
qui, selon Husserl, est constitué - même si cette constitution n'est jamais
exhaustivement inventoriée - il ne faut pas exclure l'énigme de ce qui est
antérieur à la constitution même . De ce qui, en ce sens, échappe à l'intention
comme vouloir-dire (AE, p. 46), au «fiat comme point d'insertion du vouloir
et de 1'agir » 29,
Jacques COLETTE