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Syrie, an neuf
PAR JEAN-PIERRE PERRIN
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 16 AVRIL 2019
Bachar al-Assad et Hassan Rohani, à Téhéran, le 25 février 2019. © Reuters
Alors que le régime syrien crie victoire, les trois
coauteurs du livre Dans la tête de Bachar al-Assad
examinent pour Mediapart la situation en Syrie, qui
entre dans sa neuvième année de guerre. Pour Subhi
Hadidi, Farouk Mardam-Bey, tous deux syriens, et
Ziad Majed, un chercheur libanais, rien ne pourra se
faire à l’avenir sans la Russie, ce qui rend impossible
tout retour à la situation antérieure à 2011.
À Deraa, berceau de l’insurrection syrienne qu’elle a
perdu en juillet 2018, comme à Deir ez-Zor, qui fut
aussi longtemps un puissant bastion de la révolte, les
grandes statues de Hafez al-Assad, naguère abattues
par les rebelles, ont retrouvé leurs socles.
Son fils, Bachar, en a fait une priorité alors que la
reconstruction n’est toujours pas en vue. Une façon
pour lui de prouver qu’il a définitivement gagné la
guerre, d’humilier les vaincus, de montrer que la Syrie
est entièrement redevenue – et pour toujours – la
propriété de sa famille – « Assad pour l’éternité »,
comme scandent ses partisans.
Cependant, dans le pays alaouite, en particulier à
Lattaquié et Tartous, des affiches, à défaut de statues,
témoignent d’une réalité beaucoup plus complexe :
celles-ci sont à la gloire de Vladimir Poutine. Dans les
villages de la montagne alaouite, elles sont même plus
nombreuses que celles du dictateur syrien et certaines
célèbrent le président russe en l’appelant… Abou Ali
Poutine, soit une référence à l’imam Ali, personnage
central de la doctrine religieuse alaouite. Une façon
symbolique de sanctifier le dirigeant russe pour son
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intervention militaire, la communauté alaouite le
voyant comme le « sauveur ». Une façon aussi de
signifier à Bachar al-Assad qu’il n’est plus le seul
maître du destin de son pays et qu’il doit composer
avec ses alliés, la Russie et l’Iran. D’où la fragilité du
dictateur syrien, contrairement aux apparences.
Bachar al-Assad et Vladimir Poutine, dans la région
de Lattaquié en Syrie, le 11 décembre 2017. © Reuters
« On a le sentiment global que la guerre en Syrie
est terminée mais, en réalité, elle ne l’est pas, insiste
Farouk Mardam-Bey, l’un des trois coauteurs et le
directeur des éditions Sindbad/Actes Sud. Certes, les
combats sont terminés dans la plupart des régions,
mais il demeure un certain nombre d’accès de fixation
dont on ignore les conséquences : que va-t-il se passer
à Idlib [la dernière province encore aux mains des
insurgés – ndlr] ? Que va-t-il se passer à l’est de
l’Euphrate, qui représente un tiers de la Syrie et
échappe encore au régime ? Que vont devenir les
Kurdes ? Quelles vont être les relations entre la
Russie et la Turquie ? Sans compter les Iraniens
qui ne peuvent pas lâcher la carte syrienne à cause
du conflit israélo-palestinien, grâce auquel ils sont
populaires dans le monde arabe, et qui vont essayer
de pousser tant qu’ils peuvent en direction de la
frontière avec Israël, ce qui met les Russes dans une
position inconfortable puisqu’ils considèrent la Syrie
comme leur chasse gardée. On ne peut donc pas dire
que l’affaire syrienne soit réglée et que l’on voie
clairement ce qui va advenir. »
De fortes tensions apparaissent déjà au sein du régime.
« En fait, cette guerre, ce n’est pas même le clan Assad
qui l’a gagnée, pas même la famille Assad, ajoute
Subhi Hadidi, éditorialiste au quotidien Al-Quds al-
Arabi et responsable de son supplément culturel.
Parce que le conflit est au sein même de la famille,
entre Bachar et son frère cadet Maher à propos
des relations avec la Russie et l’Iran. Avec parfois
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des affrontements militaires directs, comme il s’en
est produit à Hama, Alep, au sein de la 4e division
motorisée autour de Damas, et même à l’intérieur de
la communauté alaouite. »
S’il y a un « père de la victoire », ajoute le
même intellectuel, ce n’est pas Bachar al-Assad. La
communauté alaouite lui préfère de loin Souheil al-
Hassan, un général de division alaouite, qui est vu
comme un héros et le symbole de cette victoire.
Surnommé An-Nimer (« le Tigre ») pour son courage
au combat et pour sa capacité à se battre en
première ligne, l’officier est aussi célèbre pour son
incorruptibilité et sa cruauté.
Issu des services de renseignement de l’armée de
l’air, le plus effroyable des huit services de sécurité
syriens, il avait donné l’ordre à ses hommes, qui
se plaçaient à l’arrière des forces de répression des
manifestations lorsque le soulèvement était encore
pacifique, de veiller à ce qu’elles tirent bel et bien sur
la foule. Depuis, il a participé à nombre de batailles, en
a remporté beaucoup et est aujourd’hui à la tête de ce
qu’on appelle en Syrie le 5e corps. On l’a vu s’opposer
à la 4e division motorisée que commande Maher el-
Assad, le frère de Bachar, au ministre de la défense,
au chef d’état-major de l’armée, parfois à Bachar al-
Assad lui-même, indique Subhi Hadidi.
Bachar al-Assad et Hassan Rohani, à Téhéran, le 25 février 2019. © Reuters
Derrière ces conflits de personne se cachent
évidemment de gros intérêts économiques, des
bagarres de mafia – la mafia russe était présente en
Syrie avant même la guerre civile – et des rivalités
entre États. Dans le jeu syrien, si compliqué, Souheil
al-Hassan apparaît comme l’homme de Moscou ; à
preuve, Poutine l’a publiquement décoré.
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Maher, lui, défend l’Iran ; dès lors, ses mafias ne
travaillent pas avec la Russie. Aujourd’hui, cette
bataille entre le 5e corps et la 4e division motorisée
se situe dans les villages alaouites de la banlieue
de Hama. Mais elle concerne aussi l’ensemble des
officiers supérieurs alaouites, qui doivent à présent
choisir dans quel camp se ranger. Ainsi regardent-ils
en direction de Bachar al-Assad, qui ne semble pas
avoir encore tranché. « Ils ont besoin qu’il se décide.
C’est pour eux un problème existentiel », précise
l’éditorialiste.
« Les Russes vont insister pour garder
Bachar pendant une période transitoire »
Ayant le sentiment d’avoir gagné la guerre, c’est
désormais la situation économique et sociale qui
inquiète le camp victorieux. « Même les gens les plus
proches du régime commencent à se dire : qu’est-ce
qu’on a fait ?, rapporte Farouk Mardam-Bey. Surtout
qu’il y a les incertitudes sur la reconstruction : se fera-
t-elle ou pas ? Certes, ils ne peuvent pas dire qu’ils se
sont trompés car ils étaient hostiles au soulèvement,
mais ils se rendent compte aujourd’hui qu’ils ne
peuvent pas être entièrement dans le camp de Bachar.
Et encore moins l’être à l’avenir, tant la situation
quotidienne est devenue infernale. Pas de gaz, ni
d’électricité. Le prix des légumes est invraisemblable.
On lit chaque jour des témoignages de gens privés des
produits de première nécessité. »« Maintenant que les
gens des régions alaouites n’ont plus à craindre ni
l’État islamique ni même le Front Al-Nosra, et que la
menace sunnite s’est éloignée, ils se retournent contre
la famille Assad et celles qui lui sont liées, comme les
Makhlouf », renchérit Subhi Hadidi.
Dans un tel contexte, Moscou montre de plus en
plus de signes de mécontentement à l’égard de son
protégé. « Les Russes sont pressés de normaliser la
situation en Syrie, indique Mardam-Bey. Il en va de
leur prestige, et il s'agit de montrer que leur présence
ici est respectable. Mais chaque fois ils se rendent
compte que c’est impossible, à cause de Bachar. Ils ont
voulu faire une nouvelle Constitution, intégrer dans
le régime des gens qui ne sont même pas de vrais
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opposants et qui auraient pu introduire quand même
un peu de pluralisme sous leur égide, mais il n’a pas
voulu. »
Cela ne signifie pas pour autant que les Russes
veuillent le lâcher. « Ils ont besoin de lui,
poursuit Mardam-Bey. Ils ont toujours prétendu qu’il
représentait la légalité, la légitimité constitutionnelle.
Donc, pour eux, c’est difficile de le laisser tomber,
d’autant qu’on ne lui voit pas de remplaçant. »
« Les Russes vont insister pour garder Bachar
pendant une période transitoire, prédit Suhbi Hadidi.
Ils veulent récolter les fruits de leur intervention
militaire, obtenir l’argent de la reconstruction et ils
vont pendant cette période transitoire travailler sur
l’armée et les appareils de sécurité en prévision d’un
remplacement de Bachar qui se fera tranquillement.
» Reste la concurrence de la Turquie dont l’armée
contrôle des enclaves à la frontière syrienne et,
indirectement, la province d’Idlib. Et, surtout, celle
de l’Iran qui s’exerce dans l’armée, les omniprésents
services de sécurité, sur les milices chiites mais aussi
dans l’économie et à travers les réseaux d’allégeance.
C’est d’abord dans les régions alaouites que la
confrontation entre les deux parrains de la Syrie
trouve sa place. Des tensions qui se sont encore
aggravées avec la récente décision du régime syrien
d’accorder à Téhéran des facilités navales à Lattaquié.
Le 25 février, Bachar al-Assad a dû se précipiter à
Téhéran pour discuter de la cohabitation de l’Iran
avec la Russie, notamment avec le Guide suprême Ali
Khamenei et les Gardiens de la révolution. Mais pour
les deux chercheurs, la population syrienne dans son
ensemble est de loin plus favorable aux Russes qu’aux
Iraniens.
« Je crois que les Syriens qui n’ont pas pris position
de façon directe dans le conflit sont plus favorables à
la domination russe qu’à celle des Iraniens, analyse
Farouk Mardam-Bey. Parce que ces derniers mènent
un combat idéologique, ce qui n’est pas le cas des
Russes. L’offensive idéologique iranienne est très mal
vue, elle affaiblit l’Iran au lieu de le renforcer. Elle
est considérée comme une insulte par les Syriens qui
se considèrent comme les descendants des Omeyyades
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dont Damas fut la capitale. C’est encore plus net
dans la communauté alaouite parce que les Iraniens
essayent de convertir des fidèles au chiisme. D’où une
réaction des cheikhs qui ne l’entendent pas de cette
oreille. En revanche, la police militaire russe essaye
de se faire accepter par la population, en critiquant
parfois l’armée syrienne et les shabiha [littéralement,
les « fantômes », gangs de voyous qui font les basses
oeuvres du régime – ndlr]. Elle essaye même de se faire
aimer. »
Est-ce à dire que Moscou pèse aujourd’hui beaucoup
plus lourd en Syrie que Téhéran ? « Les Iraniens
sont évidemment présents dans certaines régions, de
même que leurs services secrets, leurs milices et, bien
sûr, le Hezbollah. Mais c’est la Russie qui maintient
l’ordre dans le pays avec sa police militaire présente
dans la Ghouta, dans certaines parties de Damas, à
Hama, Homs, Alep, Deraa... , répond Suhbi Hadidi.
Même sur le plateau du Golan, les Russes sont là
alors qu’il est interdit à un membre du Conseil de
sécurité d’y avoir une quelconque présence. Cela s’est
fait avec l’accord de Donald Trump et de Netanyahou.
Car dans l’équation syrienne, il ne faut pas oublier
les Israéliens qui, le plus souvent, n’attaquent pas le
régime syrien mais bombardent les Iraniens. Or, les
affaiblir revient à aider Poutine. C’est pourquoi ce
dernier est sans cesse en contact avec Netanyahou »,
ajoute-t-il.
L’éditorialiste va plus loin : « Le régime veut essayer
de contrôler la population comme avant mais c’est
devenu impossible à cause de l’intervention de la
Russie. On voit d’ailleurs des incidents entre la police
militaire russes et les milices du pouvoir ainsi que son
appareil sécuritaire. »
Mais si l’ensemble du pays est géré par Moscou
et Téhéran, les milices locales et étrangères, les
mafias et les hommes d’affaires, que reste-t-il de la
Syrie d’Assad ? « L’institution carcérale en Syrie est
aujourd’hui l’incarnation de ce qui reste de l’État et
de sa souveraineté, répond Ziad Majed, le troisième
co-auteur du livre. Elle joue un rôle central à la fois
pour montrer à toute la société que le régime est
toujours capable de faire disparaître des dizaines de
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milliers de personnes, d’arrêter, de torturer, de gérer
des prisons, et qu’il est donc encore là, puissant et
féroce. »
Pour ce politologue, professeur à l’Université
américaine de Paris, « elle a aussi pour rôle de briser
les détenus eux-mêmes et paralyser leurs familles.
Elle veut marquer les corps et les esprits des détenus
à jamais de ce qu’est la torture, l’humiliation et
la douleur, et paralyser des dizaines de milliers de
familles de détenus par la peur, l’angoisse et l’attente
– en plus, elle leur prend de l’argent puisqu'elles
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payent souvent des sommes à des officiers et des
agents du régime pour avoir des nouvelles, effectuer
des visites ou épargner à leurs bien-aimés le pire.
En tuant des milliers de détenus sous la torture et
en refusant de rendre les corps de ses victimes, le
régime cherche à affirmer que son impunité reste
totale. En empêchant le deuil des familles, il prolonge
la torture et transforme leurs enfants/maris/parents
en fantômes ». D’où ce constat, terrible : « C’est en
maintenant cette institution carcérale et en la gérant
qu’il garde les bases de la Syrie d’Assad qu’il a voulue
éternelle. »
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