Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
MÉDIÉVALES DE LA MÉTAPHYSIQUE
Olivier Boulnois
Vrin | « Le Philosophoire »
1999/3 n° 9 | pages 27 à 55
ISSN 1283-7091
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-1999-3-page-27.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Olivier Boulnois
1
Cet article a été publié pour la première fois dans Heidegger e i medievali, (Revue
Quaestio, n°1). Brepols, 2001, p.379-406. Le Philosophoire remercie vivement l’auteur,
les directeurs de la revue Quaestio ainsi que les éditions Brepols pour nous avoir autorisé
à reproduire cet article.
Et cette interprétation se voit-elle à son tour confirmée par notre lecture des
œuvres ? Pour aborder cette question, nous devons alors demander:
(1) Existe-t-il une seule structure de la métaphysique ? La
métaphysique, comme discipline et comme complexe de questions, prend-elle
toujours la structure d’une onto-théo-logie ?
(2) Cette structure s’applique-t-elle aux métaphysiques médiévales
comme un genre à ses espèces ? Les métaphysiques, comme textes
historiquement accessibles, correspondent-elles à l’essence de la métaphysique,
telle que Heidegger la décrit ?
(3) Le concept d’onto-théo-logie admet-il certaines limites, ou du
moins, faut-il le compliquer d’autres critères plus précis ? Doit-on historiciser
ce schéma ? Et en l’historicisant, ne faut-il pas : (a) le relativiser (le délimiter) ;
(b) le compliquer ?
2
M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, hrsg v. F.-W. von
Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main, 9 ; trad. fr. par A. de Waelhens et W.
Biemel, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1981, 69. Wundt et
Heimsoeth sont cités § 1, p.6, n.4 ; trad. fr. p. 66, n.1.
3
M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, 7-8 ; trad.fr. 67-68
(modifiée).
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 29
4
M. Heidegger, Hegels Phänomenologie des Geistes, GA Bd. 32, hrsg. v. I. Görland,
Klostermann, Frankfurt am Main 1980, 141-143 ; trad. fr. par E. Martineau, « La
phénoménologie de l’esprit » de Hegel, Gallimard, Paris, 1984, 157-159.
30 La Métaphysique
5
I. Kant, Kritik der reinen Vernunft ; trad. fr. par A. Delamarre et F. Marty, Critique de la
raison pure, in Œuvres philosophiques I, Pléiade, Paris, 1980 (A 816 / B 844 ; tr. fr. I,
1373).
6
M. Heidegger, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die
philosophische Problemlage der Gegenwart, GA Bd. 28, hrsg. v. C. Strube, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1997, § 3, 33.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 31
« Sans doute, Hegel parle d’un service [de la théologie par la philosophie...].
Nous savons aussi qu’Aristote [...établit un lien entre philosophie première et
science théologique] ». Et Heidegger signale au passage qu’on ne trouvera pas
ce lien « par voie d’interprétation directe ». Ce lien apparaît de manière plus
claire dans l’accomplissement de la métaphysique lancée par Aristote : dans
l’œuvre de Hegel même.
7. En 1930-31, le sens propre de l’onto-théo-logie ne porte donc pas sur
l’essence de la métaphysique, chez Aristote ou dans la totalité de l’histoire des
métaphysiques. Il se résume en fait à la question du lien entre logique et divin :
le divin est-il de structure logique, et le logique de nature divine ? Heidegger le
dit très clairement : « L’expression “onto-théo-logie” doit donc nous indiquer
l’orientation la plus centrale du problème de l’être, elle n’est nullement chargée
d’exprimer une quelconque liaison à une discipline nommée “théologie”. Le
logique est théologique, et ce logos théo-logique est le de l’ , “logique”
signifiant en même temps : spéculativo-dialectique »7. On ne saurait mieux dire
que le concept s’applique essentiellement à Hegel et n’a rien à voir avec la
7
Heidegger, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 144 (trad. fr. légèrement modifiée).
8
Heidegger, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 143.
9
Heidegger, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 183 ; trad. fr. 196, légèrement
modifiée.
32 La Métaphysique
10
M. Heidegger, Sein und Zeit, GA Bd.2, hrsg. v. F.-W. von Herrmann, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1977 ; § 68 et 82 ; cf. Was ist Metaphysik ?, Klostermann, Frankfurt
am Main, texte de la 5e éd. (1949), repris en 1992 (14e éd.) ; trad. fr. Qu’est-ce que la
métaphysique ?, in Questions I, Gallimard, Paris, 1968, 39.
11
Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 19-20 ; trad. fr. 40 modifiée.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 33
haut et, partant, divin [...] ( ) »12. Elle dévoile « l’être de l’étant dans
l’Universel » et « dans le Suprême »13. La métaphysique est « dimorphe »
(Zweigestaltig)14 : toujours « tendue entre une doctrine de l’être et une doctrine
de ce qui est au plus haut point »15. Si l’on admet que « représentation » est ici
un nom du logos accompli dans le Concept hegelien, l’essence de la
métaphysique ainsi cernée correspond précisément à la structure ambiguë que
dévoilait la pensée de Hegel – identification de l’ontologie et de la théologie –,
mais elle s’énonce désormais comme une « duplicité », un « pli » essentiel et
intemporel. Ce dont Hegel donnait l’accomplissement final apparaît maintenant
dans toute la pureté de son essence elliptique ou bifocale.
12
Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 19-20 ; trad. fr. 40.
13
M. Heidegger, Identität und Differenz, Neske, Pfullingen, 1957 ; trad. fr. Identité et
différence, in Questions I, 305.
14
Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 19-20 ; trad. fr. 41.
15
Selon la juste formule de Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, 1988,
p.109.
16
Heidegger, Identität und Differenz, 51 ; trad. fr. 289. On remarquera l’écart
typographique (et conceptuel) entre l’adjectif "onto-théologique" et le substantif : “onto-
théo-logie”, qui met en exergue la dimension spéculative de la Logique. Heidegger
renouera dans la suite de la conférence avec son cours de 1930-31, en parlant d’ “Onto-
théo-logique” (Onto-Theo-Logik, 56).
17
Heidegger, Identität und Differenz, 51 ; trad. fr. 289.
34 La Métaphysique
non seulement dans la philosophie moderne, mais dans la philosophie en tant que
telle18 ?
Remarquons que Heidegger (contrairement à ce qu’indique la traduction
française), ne demande pas comment “Dieu”, mais comment “le dieu” entre
dans la philosophie. Il choisit clairement d’employer la formule grecque,
utilisée par Homère ou Pindare pour parler du divin, qui s’offre en dieux
multiples, et non la formule utilisée dans les traductions allemandes de la Bible
depuis Luther, pour désigner le Dieu unique du judaïsme et du christianisme.
Ainsi, il apparaît que le commencement grec est à la fois une confirmation et un
développement plus essentiel que l’accomplissement moderne, car ce
commencement permet de caractériser l’essence de la philosophie comme telle :
la question vaut “non seulement” pour la philosophie moderne, “mais” (surtout)
pour la philosophie comme telle. Il faut rechercher l’origine de l’onto-théologie
moderne dans la philosophie grecque, et non dans l’histoire de la révélation
biblique, avec son intelligence juive puis chrétienne. Ainsi, le développement
interne de la métaphysique détermine l’intelligence de la foi dans la pensée
18
Heidegger, Identität und Differenz, 52 ; la trad. fr. 290 a dû être totalement refaite.
19
« La foi chrétienne s’approprie les traits fondamentaux de la métaphysique et sous cette
refonte (Prägung) a su mener la métaphysique à sa domination occidentale » : M.
Heidegger, Nietzsche II, GA Bd. 6.2, hrsg. v. B. Schillbach, Klostermann, Frankfurt am
Main 1997, ch. 6, 431 ; trad. fr. par P. Klossowski, Nietzsche, Gallimard, Paris, 1971,
381.
20
Heidegger, Identität und Differenz, 70 ; trad. fr. 306 (remaniée).
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 35
21
« Insofern Sein als Sein des Seienden, als die Differenz, als der Austrag west » :
Heidegger, Identität und Differenz, 67-68.
22
Heidegger, Identität und Differenz, 68-69 ; trad. fr. 305.
23
Heidegger, Identität und Differenz, 71 ; trad. fr. 306.
24
H.-G. Gadamer, Heidegger et l’histoire de la philosophie, in M. Haar (éd. par), Martin
Heidegger, L’Herne, Paris, 1983, 169-176.
25
Voir « la troisième question » de la conférence sur l’onto-théo-logie : « Für Hegel hat
das Gespräch mit der voraufgegangenen Geschichte der Philosophie den Charakter der
Aufhebung, d. h . des vermittelnden Begreifens im Sinne der absolutne Begründung. Für
uns ist der Charakter des Gespräches mit der Geschichte des Denkens nicht mehr die
Aufhebung sondern der Schritt zurück. [...] Der Schritt zurück weist in den bisher
übersprungenen Bereich, aus dem her das Wesen der Wahrheit allererst denkwürdig
wird » (Heidegger, Identität und Differenz, 45).
36 La Métaphysique
26
cf. Aristote, Métaphysique E, 1, 1026 a 30 s.
27
Heidegger, Was ist Metaphysik ? ; trad. fr. 40.
28
cf. E. Martineau, « Sur l’inauthenticité de Métaphysique E », Conférence, 5 (1997),
443-509.
29
Je n’entends pas proposer là une hypothèse génétique sur l’évolution d’Aristote, mais
décrire la logique de l’œuvre, dans l’esprit de P. Aubenque, Le problème de l’être chez
Aristote, Paris, 1962.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 37
historiques.
30
P. Minges, Die skotististische Literatur des 20. Jahrhunderts, Franziskanische Studien,
4 (1917) 177 : « Es ist aber mit Anerkennung hervorzuheben, dass er der Scholastik und
speziell Skotus wohlwollend gegenübersteht. [...] Das Bestreben des Verfassers ist gewiss
sehr löblich; er gibt sich auch redlich Mühe, unter Anführung von vielen Zitaten, Skotus
gerecht zu Sein ». Conclusion : « Immerhin muss man diese Arbeit sehr begrüssen,
namentlich, wenn man bedenkt, wie schwer es einem nicht scholastisch vorgebildet Autor
fällt, sich in einen Skotus mit seinen zahlreichen subtilen Begriffen, Unterscheidungen
und Einteilungen hineinzudenken » (178).
31
Minges, Die skotististische Literatur... : « In den verschiedenen Werken des genannten
Scholastikers findet sich noch eine Menge von einschlägigen Material. Dasselbe sollte
zuerst vollständig gesammelt, unter sich verglichen und kritisch geprüft werden, bevor
man est mit neueren Theorien in Beziehung bringt ; sonst kann man sich niht wenig
täuschen ».
32
Reprenant ici des analyses plus poussées, élaborées dans O. Boulnois, « le besoin de
métaphysique », in J.-L. Solère et Z. Kaluza (éd. par), La Servante et la Consolatrice. La
philosophie dans ses rapports à la théologie au Moyen Age. Paris, Vrin, 2002.
38 La Métaphysique
33
Anonyme, Guide de l’étudiant, § 10, éd. C. Lafleur et J. Carrier, L’enseignement de la
philosophie au XIIIe siècle, Brepols, Turnhout, 1997, 456.
34
« Possunt enim res nature tripliciter considerari : uno modo prout sunt omnino separate
a motu et a materia secundum esse et diffinitionem, et de talibus rebus est methaphisica.
Et dicitur a metha, quod est “trans”, et phisis, quod est “natura”, quasi “transcendens
phisim”, in eo quod maxime de transcendentibus naturam considerat, scilicet de
divinis » (Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 9).
35
Anonyme, Guide de l’étudiant, § 12 : « Subiectum vero methaphisice potest dici
primum ens, eo quod est illud a quo omnia alia exeunt in esse et a quo conseruantur. Et
potest dici subiectum eius ens communiter dictum ad omnia universalia principia rerum ».
36
Boetius, De Trinitate, ch.2, in The theological tractates, ed. by H.F. Stewart, E.K.
Rand, S.J. Tester; Cambridge (Mass.) – London, 1973, 8 ; éd. et trad. fr. A. Tisserand,
Traités théologiques, Flammarion, Paris, 2000, 144-145.
37
Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 10.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 39
38
Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 10.
39
Aristote, Métaphysique a, 2, 994 a 1-2 (trad. fr. par Tricot, Paris, 1974, 110-111).
40
« Ad divisionem huius scientiae attendamus; quae primo dividitur in duas partes,
scilicet in prooemium et tractatum. Et incipit tractatus ibi : Et manifestum est quod res [=
début de a, 2, 994 a 1] », Adam de Bocfeld (Buckfield), Sententia super secundum
Metaphysicae, ed. by A. Maurer, in Nine Medieval thinkers. A collection of hitherto
unedited texts, éd. J. R. O’Donnell, Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto
1955, 101.
41
« Il existe, d’autre part, une science de l’être en tant qu’être et séparé » (K, 7, 1064 a
28-29), une science « universelle parce que première » (K, 7, 1064 b 13-14), expression
qui plaide contre l’authenticité de K, mais qui a un parallèle en E, 1, 1026 a 31.
42
Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 10 : « Tertius liber est De causis ; et ibi agitur de
substantiis divinis in quantum sunt principia essendi vel influendi unam in alteram
secundum quod ibidem habetur quod omnis substantia superior influit in suum
causatum ».
43
Cf. le Liber de Causis, éd. et trad. par P. Magnard, O. Boulnois, B. Pinchard, J.-L.
Solère, Vrin, Paris, 1990 [= La demeure de l’être : autour d’un anonyme. Étude et
traduction du Liber de Causis], ch.1, § 1, 38-39 : « Omnis causa primaria plus est influens
super causatum suum quam causa universalis secunda » : « Toute cause première influe
plus sur son effet que la cause universelle seconde ».
40 La Métaphysique
44
A. de Libera, « Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la première moitié
du XIIIème siècle », dans C. Lafleur et J. Carrier (éd. par.), L’enseignement de la
philosophie au XIIIème siècle. Autour d’un “Guide de l’étudiant” du ms. Ripoll 109,
Brepols, Turnhout, 1997, 61-88, ici 75.
45
Proclus, Commentaire du Parménide III, ed. V. Cousin, Procli Opera inedita, Paris,
1864, 788.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 41
L’on peut même remonter plus haut que cette interprétation kindienne de
la métaphysique. Pour l’école d’Ammonius, en effet, nous partons de la
physique pour remonter à la métaphysique46, qui se confond avec la philosophie
première d’Aristote, c’est-à-dire avec une théologie47. Son objet est donc
l’immatériel, non soumis au devenir, l’ “étant premier” par excellence et dans
l’ordre des causes. Cette interprétation, transmise par des sources arabes,
conforte ce que les latins connaissaient déjà de l’école d’Ammonius, via Boèce,
qui interprète la science la plus haute comme theologia ou science du divin.
Combinant ces différentes sources, ils retrouvent le principe d’une procession
de l’être hors de l’être premier. Mais la répétition est ici une différence : les
auteurs latins reconstituent le geste néoplatonicien en ignorant le corpus où il
s’est constitué. Ils réalisent donc à leur tour une nouvelle synthèse
néoplatonicienne.
Remarquons que Heidegger n’étudie jamais pour elle-même la pensée néo-
platonicienne (il ne lui consacre aucun cours), qu’il lui dénie même tout statut
philosophique (la qualifiant une fois au moins du méchant nom de
Mais dire cela, est-ce faire une grande découverte ? En revanche, il ne s’agit pas
d’une onto-théologie dans la seconde figure : cette métaphysique ne comporte
aucune dimension universelle, aucune spéculation sur l’ens commune, sur l’on
hè on. Il n’y a pas là d’ontothéologie parce qu’il n’y a pas d’ontologie. C’est
pourtant une onto-théologie au premier sens, parce qu’elle est d’abord
déterminée par le divin, et qu’elle culmine dans la science divine du divin, le
platonisme communiquant avec l’idéalisme. Je propose d’appeler cette doctrine
une protologie, car cette métaphysique vise directement tout ce qui est premier
ou principe.
46
Asclepios, In Metaphysicam, CAG 6/2, ed. M. Hayduck, 3, 21-30.
47
Ammonius, In Porphyrium Isagogen, CAG 4/3, ed. A. Busse, 11, 25 sq. ; cf. 13, 5 ; et
In Categ., CAG 4/4, ed. A. Busse, 6, 4 sq. Et Simpicius, In de anima, CAG 9/1, ed. M.
Hayduck, 124, 15 sq.
48
Voir J.-M. Narbonne, « Heidegger et le néo-platonisme », in Quaestio 1 (op. cit.), 55-
82 ; et W. Beierwaltes, Platonisme et idéalisme, Paris, 2000, postface à l’éd. française,
216: « dans sa construction philosophico-historique du développement de la pensée
“métaphysique”, il n’accorde au néoplatonisme absolument aucun rôle déterminant dans
cette histoire ».
42 La Métaphysique
principes de l’étant ? – Il semble que non : si l’objet d’une science est un point
de départ, on ne recherche pas ses principes, mais les propriétés qui en
découlent54. – Au contraire, répond Avicenne : « la considération des principes
n’est autre que l’investigation des conséquences (consequentia) de ce sujet »55 ;
on ne recherche pas les principes de l’étant en tant que tel, mais seulement ses
propriété consécutives (consequentia), ses attributs connexes. L’être comme tel
est un universel, le plus universel de tous, il n’implique ni n’exclut rien de ce
qui est contenu sous son extension, mais il le tolère. Le principe est bien un
49
Avicenna, Liber de philosophia prima, sive scientia divina, ed. S. Van Riet, Louvain -
Leyde, 1977, I, 1, 5 : « Nulla enim scientia debet stabilire esse suum subiectum ».
50
Avicenna, Liber de philosophia prima..., 5 : « Ipsa inquirit res separatas omnino a
materia. Iam etiam tibi significavi in naturalibus quod Deus non est corpus nec virtus
corporis, sed est unum separatum a materia et ab omni commixtione omnis motus ».
51
Avicenna, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13 : « Ideo primum subiectum huius
scientiae est ens inquantum est ens; et ea quae inquirit sunt consequentia ens inquantum
est ens sine conditione » – entendons, sans restriction.
52
Avicenne, Le Livre de science, deuxième éd. M. Achena, H. Massé. Paris, 1986, 136
53
M. Heidegger, Sein und Zeit, GA Bd.2, § 1, 4, citant Pascal : « On ne peut entreprendre
de définir l’être » (De l’esprit géométrique).
54
Avicenna, Liber de philosophia prima…, I, 2, 13 : « tunc non potest esse ut ipsa
stabiliat esse principia essendi. Inquisitio enim omnis scientiae non est de principiis, sed
de consequentibus principiorum ».
55
Avicenna, Liber de philosophia prima…, I, 2, 13 : « speculatio de principiis non est nisi
inquisitio de consequentibus huius subiecti ».
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 43
Thomas d’Aquin), est alors de considérer que Dieu est le principe du sujet de la
métaphysique. – Pour Thomas, la métaphysique est une science « régulatrice,
parce qu’elle est au plus haut point intellectuelle »60. Le souverainement
intellectuel n’est pas pour lui le premier connu, mais le plus haut objet de
science, l’intelligible suprême. Or cette détermination se dit en plusieurs sens :
1. « à partir de l’ordre d’intellection » : les « causes premières » ; 2. « à partir de
la comparaison de l’intellect envers le sens » : l’étant et les autres
transcendantaux ; 3. « à partir de la connaissance de l’intellect » : Dieu et les
intelligences. La métaphysique porte sur trois sortes de concepts: les causes
premières, les transcendantaux universels et les réalités les plus séparées.
Après avoir exposé ces trois dimensions de la métaphysique selon Thomas
d’Aquin, Heidegger se livre en 1929/30 à une critique argumentée : les trois
56
Avicenna, Liber de philosophia prima..., I, 2, 14 : « principium enim non est
communius quam ens, quasi consequatur cetera consecutione prima ».
57
Avicenna, Liber de philosophia prima..., I, 2, 14.
58
M. Heidegger, Der Satz von Grund (1957), tr. fr. Gallimard, Paris, 1962, Paris, 248. Cf.
mon introduction à O. Boulnois, La puissance et son ombre, Aubier, Paris, 1994.
59
A. Zimmermann, Ontologie oder Metaphysik ? Die diskussion über den Gegenstand
der Metaphysik im 13. und 14. Jahrhundert. Texte und Untersuchungen (2ème édition),
Peeters, Leuven, 1998.
60
S. Thomae Aquinatis, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio,
Marietti, Torino – Roma, 1964 ; Prologue, 1 : « Regulatrix, quae maxime intellectualis
est ».
44 La Métaphysique
d’Avicenne doit être limitée par le recours au Liber de causis. L’être n’est pas
enfermé en un concept, car il est ouvert sur son dépassement dans le divin.
Finalement, ce qui oriente cette science demeure la doctrine de la
participation et de la transcendance divine. Le métaphysicien est celui qui
considère la donation de l’être à l’étant65. Or Dieu transcende l’étant commun et
ne s’y relie que parce qu’il le cause. Il est la fin de la métaphysique : il n’est pas
seulement l’être par excellence, mais la cause de l’être de l’étant. Aux deux
premières dimensions de la métaphysique, qui sont déjà chez Aristote (étant en
61
M. Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik, Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, GA
29/30, hrsg. v. F.-W. v. Herrmann, Klostermann, Frakfurt am Main, 1983, § 13 :
« Metaphysikbegriff des Thomas von Aquin », (souligné par Heidegger). Je traduis.
62
S. Thomae Aquinatis, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, 1 :
« Substantiae separatae sunt universales et primae causae essendi ».
63
S. Thomae Aquinatis, In librum de causis expositio, ed. C. Pera, Torino – Roma, 1964,
prop. VI, § 175, 47 : « Causa prima est supra ens, inquantum est ipsum esse infinitum ».
64
S. Thomae Aquinatis, In librum de causis expositio prop. VI, § 175, 47 : « Illud solum
est capibile ab intellectu nostro quod habet qudditatem participantem esse ; sed Dei
quidditas est ipsum esse, unde est supra intellectum ».
65
Cf. Thomas d’Aquin, Somme Contre les Gentils, II, 37, § 1 : les premiers philosophes
pensaient que chaque chose n’est produite qu’à partir de l’étant en acte ; les suivants ont
considéré la procession de tout l’étant créé à partir d’une substance unique ; « C’est
pourquoi il ne revient pas au philosophe de la nature d’étudier une telle origine des
choses, mais cela revient au métaphysicien (ad philosophum primum), qui considère
l’étant commun et ce qui est séparé du mouvement ».
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 45
tant qu’étant ; étant séparé), Thomas en ajoute une troisième, qui exprime la
création des étants à partir du néant, et permet de penser Dieu comme au-delà
des étants participés et de toute onto-théologie. Dieu échappe à l’onto-théo-
logie au sens strict, tout simplement parce qu’il n’est pas un étant parmi
d’autres, mais la cause de l’être de l’étant. Il n’est pas atteint à l’intérieur du
sujet de la métaphysique, mais comme cause de ce sujet.
Cette analyse s’accorde certes avec une foi (ou une loi) christiano-
islamique affirmant la création. Mais son armature conceptuelle est d’abord le
résultat d’une spéculation théologique d’origine néoplatonicienne, et plus
précisément proclienne, véhiculée par Denys et le Livre des causes. Heidegger
sous-estime clairement toute la dimension néo-platonicienne de la pensée de
Thomas, héritier en cela de la néo-scolastique, qui croyait encore possible la
chimère d’un aristotélo-thomisme. Du coup, il attribue à la foi une structure qui
relève plutôt de la théologie platonicienne.
Or il faut noter, contre Heidegger encore, qu’ici, la théologie (proclienne)
empêche plutôt la métaphysique de s’achever comme science, en lui interdisant
66
Sur ce concept de théo-ontologie, cf. O. Boulnois, Être et représentation, Une
généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (XIIIème-XIVème siècle).
Presses Universitaires de France, Paris, 1999, 462.
67
Sur ce concept, voir R. Brague, Aristote et la question du monde, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988, et O. Boulnois, Être et représentation…, 514.
46 La Métaphysique
68
C’est la position de Robert Kilwardby, Siger de Brabant, Pierre d’Auvergne, Henri de
Gand, de cinq auteurs franciscains (Augustinus Triumphus d’Ancone, Alexandre
d’Alexandrie, François de la Marche, Duns Scot et Antoine André), et de trois anonymes.
J’utilise ici la classification de Zimmermann, en ajoutant François de la Marche: en
admettant que Dieu est « cause du sujet de la métaphysique » (A. Zimmermann,
Ontologie oder…, 348-371), il déclare aussi que la théologie est incluse et subalternée à
la métaphysique de l’étant en général, ce qui indique une position proche d’Henri de
Gand et Scot.
69
Sigerus de Brabantia, Quaestiones in Metaphysicam (1948), 5 ; cf. In Metaphysicam
IV Commentarium (éd. Dunphy, 170, cf. p.37). L’argument vient d’Avicenne,
Philosophia prima…, I, 2, 14 : « Principium non est principium omnium entium. Si enim
omnium entium esset principium, tunc esset principium sui ipsius ; ens autem in se
absolute non habet principium ; sed habet principium unumquodque esse quod scitur.
Principium igitur est principium aliquibus entibus ».
70
Sigerus de Brabantia, Quaestiones in Metaphysicam (1948), 185.
71
A. Zimmermann, « Die “Grundfrage” in der Metaphysik der Mittelalter », Archiv für
Geschichte der Philosophie, 47 (1967), 141-156, a cru voir dans ces analyses la
“Grundfrage der Metaphysik”. Il ne voit pas que si la question : « Pourquoi y a-t-il
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 47
celui qui donne l’être de l’étant (Thomas d’Aquin) – soit elle n’a pas de sens
(Siger de Brabant, Scot), car Dieu est inclus dans l’étant, saisi à l’intérieur du
sujet de la métaphysique. « La thèse de Thomas d’Aquin, que Dieu serait
considéré comme cause du sujet de la métaphysique, suppose, selon Siger, que
la question fondamentale [de la métaphysique] puisse être posée de manière
sensée. Mais puisque cette question n’a aucun sens, la solution thomiste du
problème onto-théologique de la métaphysique doit être écartée »75. Il n’y a pas
quelque chose et non pas plutôt rien » est bien esquivée par Siger, alors qu’elle est posée
par Thomas dans son commentaire du Liber de Causis, Heidegger la prend en sens
inverse, et de manière ironique : ce qui ne lui semble pas acceptable, justement, c’est la
réponse de Thomas, qui recourt à la causalité divine, tandis qu’il répète la position de
Siger, selon laquelle l’étant en tant qu’étant ne s’explique pas par une cause. En effet,
seule la question du néant permet de la poser – et c’est alors qu’elle est pour Heidegger la
question fondamentale, mais elle ne se résout pas par une cause ontique, mais par
l’expérience ontologique de l’angoisse. Or la question du néant était posée par les
théologiens qui critiquent l’entrée dans cette métaphysique: Augustin, Thomas d’Aquin,
Eckhart.
72
M. Heidegger, Einführung in die Metaphysik, M. Niemeyer Verlag, Tübingen, 19582, 1-
6 ; trad. fr. par G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967. Cf.
Zimmermann, Ontologie oder…, 420-421 et « Die “Grundfrage” der Metaphysik des
Mittelalters ».
73
Heidegger, Einführung in die Metaphysik ; trad. fr. 44.
74
Heidegger, Einführung in die Metaphysik ; trad. fr. 53 (modifiée).
75
A. Zimmermann, Ontologie oder..., 421.
48 La Métaphysique
76
« Ens commune analogum ad creatorem et creaturam », Henricus de Gandavo, Summa
quaestionum ordinariarum, a.21, q.3, Paris, 1520, f.126 E.
77
Je résume ici mes analyses dans Être et représentation…, surtout 265-291, et « Duns
Scot : Métaphysique transcendantale et éthique normative », Dionysius 17 (1999), 129-
148.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 49
78
Ioannis Duns Scoti, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § 43, 142 (éd. G. Etzkorn,
Saint Bonaventure, New York, 1997, 65): « condiciones principales concludendae de
primo ente sequuntur ex proprietatibus entis iquantum ens. Speciales enim condiciones
entis non concludunt primo aliquid de ipso, ideo [metaphysica] tantum considerat de ente
in communi ».
79
Ioannis Duns Scoti, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § 18, 59 (36) : « haec scientia
est “circa separabilia et immobilia”, non tanquam circa subiecta, sed tamquam circa
principales partes subiecti, quae non participant rationes subiecti alterius scientiae ».
80
Ioannis Duns Scoti, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § 47, 155 (69) : « gitur
demonstratio passionis transcendentis de ente prior est ista, sicut universalis particulari,
sicut medium medio [...]. Igitur metaphysica transcendens erit tota prior scientia divina, et
ita erunt quattuor scientiae speculativae : una transcendens, tres speciales ».
50 La Métaphysique
a pas de principe de ce qui est commun. J’ai proposé d’appeler cette doctrine
une katholou-tinologie, dans la mesure où elle met en avant l’objet de l’intellect
humain en général, lequel consiste dans la res, l’aliquid, ce qui est plus vaste
que le seul ens, et où elle n’atteint Dieu qu’à l’intérieur et à partir de cette
universalité préalable81. Cela correspond exactement à l’onto-théologie au
second sens, à l’articulation entre métaphysique générale et métaphysique
spéciale.
Or Heidegger a toujours privilégié l’interprétation scotiste. Dès sa thèse
d’habilitation, il la met en valeur. « Ce n’est pas saint Thomas d’Aquin qui dans
la philosophie médiévale fait véritablement époque, mais Duns Scot »82. Il en
reprend certaines caractéristiques : l’étant est « la catégorie des catégories »83,
« la protocatégorie (Urkategorie) de l’objectif comme tel »84. C’est un
transcendantal plus originaire que les autres. Heidegger l’a bien vu, la
particularité de la théorie scotiste est précisément de fonder l’univocité de
l’étant sur le concept de l’aliquid, de la res, de tout ce qui n’est pas rien (non-
nihil)85. Le précatégorial par excellence est plus vaste que l’ens, il inclut à la
81
Cf. O. Boulnois, Être et représentation…, 514.
82
M. Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd. 1, hrsg. v. F.-W. Herrmann, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1978, 284, qui correspond à l’édition du volume séparé Frühe
Schriften, Klostermann, Frankfurt am Main, 1972, 225.
83
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd. 1, 215 (157).
84
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd. 1, 219 (161).
85
Ioannis Duns Scoti, Quaestions subtilissimae VI, q.3 (§.36, 48 ; St Bonaventure, New
York, 1997, 69, 73) ; Ordinatio I, d.3, § 151 (III, Vatican, 1954), 93-94 ; trad. fr. par O.
Boulnois, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Presses Universitaires de
France, Paris, 146-147. Sur tout ceci, voir O. Boulnois : « Heidegger lecteur de Duns
Scot, Entre catégories et signification », in J.F. Courtine (éd. par), Phénoménologie et
logique, Vrin, Paris, 1996, 261-281.
86
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd.1, 220 (162) ; cf. L. Honnefelder, Scientia
transcendens. Die formale Bestimmung der Seiendheit und Realität in der Metaphysik des
Mittelalters un der Neuzeit. (Duns Scotus – Suárez – Wolff – Kant – Peirce). Felix Meiner
Verlage. Hamburg, 1990, 6-8.
87
J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, Presses Universitaires
de France, 537, n.22 ; T. Kobusch, « Das Seiende als transzendentaler oder
supertranszendentaler Begriff. Deutungen der Univozität des Begriffs bei Scotus und den
Scotisten », in L. Honnefelder, R. Wood, M. Dreyer (Ed. by), John Duns Scotus,
Metaphysics and Ethics , Leiden - New-York - Köln, E.J. Brill, 1996, 345-366.
88
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd.1, 217 (159).
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 51
l’ontologie neutre qui n’existe pas chez Thomas d’Aquin, et qu’il retrouvera
chez Kant, bref, l’onto-théologie au sens propre.
89
Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, 17.
90
Cf. R. Brague, « Le destin de la “Pensée de la Pensée” des origines au début du Moyen
Age », in T. de Koninck et G. Planty-Bonjour (ed.), La Question de Dieu selon Aristote et
Hegel, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, 153-186.
91
Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3 ; trad. fr. modifiée, 68.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 53
92
Avicenne, Le Livre de science, 136 : « Certes, il se peut que l’on connaisse son nom
dans une langue et non dans une autre ; alors on donne connaissance en expliquant ce
qu’on veut exprimer par tel mot de l’autre langue. Par exemple, si l’on dit en arabe “être”,
on le commente en persan, ou l’on signale que l’être est ce dont toutes choses se rangent
au-dessous de lui ».
54 La Métaphysique
93
Voir sur ce point O. Boulnois, « Le Besoin de métaphysique », cité n. 32.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 55
Bibliographie