Vous êtes sur la page 1sur 33

18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

Esta es la versión en caché de https://books.openedition.org/pub/5154 de Google. Se trata de una captura de


pantalla de la página tal como esta se mostraba el 11 Mar 2019 18:08:53 GMT. Es posible que la página haya
sufrido modificaciones durante este tiempo. Más información.

Versión completa Versión de solo texto Ver origen


Sugerencia: para encontrar rápidamente tu término de búsqueda en esta página, pulsa Ctrl+F o ⌘ -F (Mac) y
utiliza la barra de búsqueda.

Presses
Universitaires
de
Bordeaux
Surfaces et intériorité | Cabanès Jean-Louis

Surface et
intériorité chez
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 1/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

Henri Michaux
De L’Espace du dedans aux Émergences-
Résurgences

Éric Benoit
p. 93-118

Texte intégral
« je ne sais quel miroitement, en dessous, peu
séparable de la surface concédée à la rétine »
Mallarmé
1 « J’écris pour me parcourir », déclare Michaux. C’est
effectivement sur le mode spatial de l’intériorité et de la
surface que s’exprime chez lui la subjectivité, et que se
présente l’activité d’écriture qui en découle : comme en
témoigne le titre du recueil dans lequel Michaux rassemble
anthologiquement l’essentiel de son œuvre, L’Espace du
dedans ; ou comme en témoigne encore cet autre titre,
Émergences-Résurgences, livre dans lequel Michaux
commente sa production de dessins et de peintures, et
montre comment sous la surface du papier se discerne une
profondeur : des têtes, des visages, apparaissent sur la page,
participant ainsi à la fois de la surface, et d’une intériorité
mystérieusement latente sous la surface.1
2 Indiquons d’emblée que ces deux termes, surface et
intériorité, peuvent d’ailleurs entrer dans un rapport de
réversibilité, « dans le sens dessus dessous » (ER p. 35) :
« Vous ne pouvez concevoir cet horrible en dedans en dehors
qu’est le vrai espace », écrit Michaux dans Face aux verrous.
3 Nous allons ici explorer les fantasmes michaudiens de
l’intériorité dans son rapport à la surface.

1 - Intériorité psychique et intériorité


physique
4 Dès que nous envisageons de réfléchir sur l’intériorité du
sujet humain, nous apparaissent deux façons de la concevoir

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 2/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

ou de la représenter :
5 l’intériorité psychique, ou psycho-spirituelle, intériorité liée
à la conscience, au subconscient, ou à l’inconscient,
intériorité de ce que je pense ou de ce qui est enfoui dans
l’inconscient : dans ce modèle que le langage courant
exprime spontanément de façon spatiale, la conscience
correspond à une surface, et l’inconscient à une profondeur ;
6 et l’intériorité physique, corporelle, intériorité de la matière
qui compose mon corps, lequel occupe une portion de
l’espace tridimensionnel, comme nous l’indique l’expérience
concrète immédiate : la surface en est l’enveloppe cutanée, la
peau, et la profondeur de l’intériorité est occupée par les
organes.
7 Faut-il concevoir de façon distincte ces deux manières de
penser l’intériorité du sujet (intériorité psychique, intériorité
physique), ou peut-on envisager le lien des deux ? Le plus
intéressant et le plus fréquent chez Michaux, c’est la liaison
voire la confusion des deux, et nous aborderons ce point tout
à l’heure. Mais, parfois, le texte michaudien présente la
dissociation, la séparation des deux types d’intériorité. Dans
plusieurs de ses premiers textes, Michaux met en scène une
dissociation du corps et de « l’âme » ; par exemple dans La
Paresse : « L’âme adore nager. Pour nager on s’étend sur le
ventre. L’âme se déboîte et s’en va » (ED p. 35). C’est ici une
parodie de la représentation traditionnelle de la mort
comme séparation de l’âme et du corps ; ce que nous
retrouvons dans le poème intitulé Nausée, ou c’est la mort
qui vient : « Oh ! mon âme,/Tu pars ou tu restes,/Il faut te
décider./Ne me tâte pas ainsi les organes » (ED p. 27). De
même encore dans Révélation Michaux envisage une chute
depuis le haut d’un building : « le corps seul tombe. [...]
L’âme [...] voit son corps de près et qu’il n’est plus
habitable » (ED p. 10). Ce type de dissociation de soi à soi,
de l’esprit et du corps, tend à ruiner la validité même de
l’idée d’intériorité subjective. « Se peut-il vraiment qu’on se
survole ? » (ED p. 215) se demande Michaux. Dans une
phrase comme celle-là, où peut-on localiser l’intériorité du
sujet ? dans « on » ? dans « se » ? nulle part, — pas même
dans celui qui écrit, ni dans ce qui s’écrit. La scission portée
jusque dans l’usage des outils grammaticaux (on, se)
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 3/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

manifeste la difficulté qu’il y a à concevoir l’intériorité


subjective autrement qu’à partir d’une adéquation de soi à
soi. Ici, au contraire, l’intériorité est extériorisée, délocalisée
dans le non-lieu de l’écart, de l’écartèlement
psycho/somatique du moi : « Dédoublement [...]. Il ne
m’était jamais arrivé de me sentir (complet) à côté de mon
corps » (L’Infini turbulent). De centre ? nulle part. De
circonférence ? nulle part.
8 Cette scission va jusqu’à s’exprimer sous la forme d’une
expulsion physiologique de l’âme : « quand l’âme quitte le
corps par le ventre pour nager, il se produit une telle
libération de je ne sais quoi, c’est un abandon, une
jouissance, un relâchement si intime... » (ED p. 35). Bien sûr,
dans cette « libération de je ne sais quoi », la thématique
scatologique n’est pas loin : l’âme « quitte le corps par le
ventre », elle s’évacue « comme un gaz, jouissance sans fin »
(ibid.) : expression cocasse et iconoclaste de l’extériorisation
de l’intériorité, euphorisation du lieu d’échange entre
l’intérieur et l’extérieur, valorisation de l’orifice excrétoire
dont la sensation synesthésiquement se dilate à toute la
personne.
9 Fréquente est, surtout dans les premiers textes, la
thématique michaudienne de l’intériorité strictement
physiologique, de l’intériorité des organes du ventre : « Dans
la marmite de son ventre est un grand secret » (ED p. 14) ;
« Mes bras égarés plongent de tous côtés dans des ventres,
dans des poitrines, dans des organes qu’on dits secrets. [...]
un morceau de foie, des pièces de poumons, je confonds tout,
pourvu que ce soit chaud, humide et plein de sang » (NR
p. 13). Le sujet peut avoir une perception fantasmatique de
sa propre intériorité organique, comme nous le voyons dans
le texte intitulé Le honteux interne, qui se termine par ces
phrases : « Il y a dans les traités d’anatomie une partie qu’on
appelle ‘le honteux interne’, un muscle, je crois, je ne suis pas
sûr./ ‘Le honteux interne’, ce mot me poursuit. Je n’entends
plus que ça. Le honteux interne, le honteux interne » (NR
p. 116). Ici, il s’agit d’un organe (un muscle) lié à une
détermination psychique de l’intériorité michaudienne : le
sentiment de honte, de culpabilité.

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 4/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

10 Troubles et tensions perturbent le fonctionnement de


l’intériorité corporelle, organique, physiologique : « Ma
partie de reins dit ‘sang’ à ma partie haute » (ED p. 15). Ces
perturbations vont jusqu’au mécanisme d’autodigestion des
organes internes par eux-mêmes : intériorisation seconde de
l’intériorité, comme le montre le fameux poème intitulé glu
et gli, dans le début duquel se lit le parcours onomatopéique
du bol alimentaire et finalement l’autophagie du tube
digestif : « et glo/et glu/et déglutit sa bru/gli et glo/et
déglutit son pied/glu et gli/et s’englugliglolera » (ED p. 12),
ce dernier verbe réfléchi pouvant se gloser en : se déglutira et
s’engluera et s’engloutira soi-même et dégringolera à
l’intérieur de soi-même. Il s’agit ici de l’intériorité
strictement organique, corporelle, sans aucune
détermination psychique. Le même phénomène se retrouve
avec la description de ce peuple inventé que sont les
Ourgouilles : « C’est une diarrhée avec autophagie. L’homme
est digéré et évacué au fur et à mesure par son propre
intestin », Michaux allant jusqu’à évoquer un être « qui se
mange lui-même la moelle » (ED p. 19). Filant la même
thématique, Michaux décrit dans Mes Propriétés la
tentative de constitution d’un être à partir de l’appareil de
nutrition et digestion : « Et si, pour la dent, je prépare une
mâchoire, un appareil de digestion et d’excrétion, sitôt
l’enveloppe en état, quand je suis à mettre le pancréas et le
foie [...], voilà les dents parties, et bientôt la mâchoire aussi,
et puis le foie, et quand je suis à l’anus, il n’y a plus que
l’anus, ça me dégoûte, car s’il faut revenir par le colon,
l’intestin grêle et de nouveau la vésicule biliaire, et de
nouveau tout le reste, alors non » (ED p. 41). Encore une
intériorité organique disparaissante. Symptomatiquement
sont surtout présents ici les deux orifices du corps qui
participent aux échanges de surface avec le monde
extérieur : bouche et anus.
11 Ce rapport réflexif de l’intériorité à elle-même que nous
avons rencontré dans le phénomène autophagique, trouve
une variante dans l’autoscopie de l’intériorité organique :
« Je vis par la vue intérieure mon cerveau gluant et en replis,
je vis microscopiquement ses lobes et ses centres »
(Epreuves-exorcismes). Le cerveau : voici, mieux que le
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 5/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

« honteux interne », l’organe même qui permet d’établir la


relation entre l’intériorité physiologique et l’intériorité
psychique.2
12 Ces premiers développements nous permettent de
commencer de répondre à une question : pourquoi
l’intériorité psychique est-elle si souvent évoquée par la
Littérature (et le langage courant) à l’aide de métaphores
spatiales (l’espace du dedans) ? Si l’intériorité psychique est
évoquée à l’aide de métaphores spatiales, c’est non seulement
parce que ce qui structure notre façon de penser est le
rapport que nous avons à l’espace extérieur, mais c’est
surtout parce que notre intériorité psychique est
appréhendée en relation avec l’intériorité corporelle, avec la
forme sensible de mon moi, c’est-à-dire mon corps, qui se
perçoit à lui-même dans l’espace. Plus précisément encore :
Michaux décrit les phénomènes psychiques que provoque en
lui une drogue, la mescaline, comme étant « la réaction d’un
nerf en profondeur » (ED p. 78), la « sauvage titillation d’un
nerf dans l’obscurité » (ED p. 80 ; dans l’obscurité du corps
interne). Le nerf, élément du système nerveux, est bien le
point commun entre l’intériorité corporelle, physiologique, et
l’intériorité psychique. Si les écrivains (et plus généralement
le langage courant lui-même, lui aussi métaphorique)
expriment l’intériorité subjective sur le modèle spatial, ce
peut être en référence à l’étendue du système nerveux dans le
corps : « le système nerveux d’un homme, frêle échelle
hésitante dans des chairs dodues » (ED p. 114).
13 Cela nous amène à remarquer la prédilection de Michaux
pour les états où la distinction entre intériorité organique et
intériorité spirituelle n’a pas cours, n’a pas encore
commencé, notamment ces époques reculées de l’enfance où,
semble-t-il, cette différenciation n’existe pas encore, où la
conscience de soi n’a pas encore commencé, n’a pas encore
objectivé le corps, où la conscience du corps n’existe pas
encore et donc où la conscience n’est pas séparée du corps :
« Commencement sans fin de ma vie obscure » (ED p. 132).
Tel est l’état du fœtus, évoqué dans un texte à résonances
autobiographiques intitulé Portrait de A. : « Il est le fœtus
dans un ventre » (LI p. 117). — Le Clézio, dans L’Extase
matérielle, orientera lui aussi sa recherche vers cet état
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 6/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

originel « où la pensée est encore mêlée à l’organe » :


« Comme j’aimerais me souvenir de ces premières sensations
que j’ai éprouvées accroupi dans mon bain marin, quand ont
démarré les coups saccadés du muscle en train de battre
dans le noir »3 .
14 La thématique michaudienne de la nuit (« dans la nuit »,
« dans ma nuit », sont des expressions récurrentes) renvoie à
cette obscurité originelle, primordiale, d’avant la naissance.
À propos du fond noir de ses dessins, Michaux précise : « Le
noir ramène au fond, à l’origine » (ER p. 21) ; « de la nuit
vient l’inexpliqué » (ER p. 22 ; ce qui n’est-pas-hors-des-
plis), « ce qui sort du néant, non d’une mère » (ibid.) :
« Obscurité, antre d’où tout peut surgir » (ER p. 24). Le
dessin michaudien, avec l’apparition d’une tête sur fond
noir, se présente bien comme naissance à partir de la nuit ;
et en même temps le dessin lui-même reste dans la nuit du
fond noir. Le poème intitulé Dans la nuit confirme ce thème
de la nuit originelle : « Nuit de naissance/Nuit qui m’emplis
de mon cri » (ED p. 104). La naissance consiste bien à sortir
de l’intériorité obscure du corps maternel, à arriver à la
surface du corps maternel, et à la surface du monde, ou à
l’interface du corps maternel et du monde extérieur.
15 Le texte intitulé Naissance met en scène une multiplication
proliférante et incontrôlable du moment de la naissance :
« Pon naquit d’un œuf, puis il naquit d’une morue » etc. (ED
p. 110-111) ; c’est une extériorisation perpétuelle : expérience
dysphorique et traumatisante. L’être michaudien préfère au
contraire rester lové dans l’intériorité du corps maternel ; et
cela jusqu’au blocage : « Il est le fœtus dans un ventre. Le
fœtus me marchera jamais, jamais » (Portrait de A., LI
p. 117). Ainsi Michaux écrit-il dans le texte
autobiographique intitulé Quelques renseignements sur
cinquante-neuf années d’existence4 : « Il préfère rester
lové ». On décèle chez Michaux une prédilection pour les
formes enveloppantes, qui dessinent un espace intérieur et
concave où se blottir. C’est là l’être de la « Ralentie » (ED
p. 216-225 et LI p. 39-52) : « lovée dans ses anneaux »,
« poches ; cavernes », « On vit dans son soulier », « On fait
la perle » « sous la cloche », « On a son creux ailleurs » « par
goût du rond ». Le O majuscule de « On » en début de
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 7/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

phrases dans la première page figure d’ailleurs


graphiquement cet espace clos de l’intériorité. « Et je me
disais : Sortirai-je ? Sortirai-je ? Ou bien ne sortirai-je
jamais ? jamais ? » (ED p. 219). La Ralentie reste lovée dans
son monde-boule.

2 - Géométrie dynamique de l’intériorité


16 La boule : indifféremment espace externe où le sujet reste
lové, blotti, et espace d’intériorité dans lequel le sujet
s’enferme autistiquement : « bain réciproque, où l’on est
dedans, et qui est en soi » (Vents et poussières), comme le
liquide amniotique de l’état fœtal.
17 Portrait de A. : « Jusqu’au seuil de l’adolescence il formait
une boule hermétique et suffisante, un univers dense et
personnel et trouble où rien n’entrait » (LI p. 108)5 . La boule
représente l’imperméabilité au dehors, l’espace absolument
personnel défini par l’imperméabilité de sa surface, le
principe du refus de l’extériorité par une intériorité close.
Ainsi, « il vécut pendant des années l’œil sur le bassin
intérieur » (LI p. 110) : cela s’apparente à un état infantile
d’autisme, de refus du monde (voire de bouderie, comme
Michaux le note lui-même dans ses Quelques
renseignements) ; mais cet état procure bien-être : « Une
grande langueur, la boule. Une grande langueur, une grande
lenteur » (LI p. 109). Ce renfermement dans l’intériorité
permet un contact minimal avec l’extérieur : « Il manquait
d’attention, et, même intéressé, ne remarquait pas grand-
chose, comme si seulement une couche extérieure
d’attention s’ouvrait en lui, mais non son moi » (LI p. 112) :
le contact avec le monde est donc limité à la surface ; et le
monde lui-même est senti comme surface : « les choses sont
une façade, une croûte » (ibid.) : monde sans intériorité
substantielle. — (Après l’adolescence, « sa parfaite boule
s’anastomosa et même se désagrégea complètement » LI
p. 109 : c’est alors le temps de la pénétration de l’intériorité
par l’extérieur, le temps de l’agression de l’intériorité par
l’extérieur, ce qui entraîne de nouveaux mécanismes de
défense que nous verrons plus loin. « J’étais autrefois si bien
fermé », regrette alors l’être michaudien, NR p. 115)6 .

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 8/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

18 Le bonheur de l’enfermement dans la boule se retrouve


ailleurs : « Je suis parfois si profondément engagé en moi-
même en une boule unique et dense » (ED p. 201). Ici, pas de
surface en contact avec le monde, — sinon le texte, qui se fait
« témoignage du cercle qui m’isole » (ibid.).
19 Variante de la boule, la bulle : « chaque être doit rester dans
sa bulle, et la bulle dans le pays des bulles » (Qui je fus) :
monde de monades sans porte ni fenêtre.
20 La boule est la première forme de la géométrie de
l’intériorité. « Dans la vie normale, on est une sphère »,
précise Michaux (ED p. 357). — La spatialité de l’intériorité
n’est d’ailleurs pas seulement exprimée à travers une forme
strictement géométrique, mais aussi à travers une sensation,
qui elle aussi va se structurer : la sensation de la nuit.
21 Nous avons signalé tout à l’heure que l’expression « dans ma
nuit » est récurrente chez Michaux, et intervient souvent
comme une sorte de déclencheur de l’inspiration et de
l’écriture. La préposition « dans » implique évidemment
l’idée d’intériorité. Le possessif « ma » renvoie à l’intériorité
personnelle. Le mot « nuit » signale que mon intériorité est
obscure, comme lorsque je ferme les yeux : la nuit, c’est non
seulement le rappel de la nuit fœtale, mais c’est aussi la
situation la plus propice à la sensation de l’intériorité : « les
yeux fermés » (ED p. 137). En fermant les yeux (en
interrompant la perception de l’extériorité) je perçois
d’autant mieux mon intériorité. L’obscurité est aussi celle de
la matière intérieure de mon corps, où n’entre pas la lumière
(à propos d’un arbre, Michaux écrit : « il fait noir au centre,
comme à l’intérieur d’un corps », NR p. 161). Ainsi y a-t-il
consubstantialité de mon intériorité et de la nuit : « Je me
suis uni à la nuit » (Dans la nuit, ED p. 104 ; et
effectivement, « uni » est dans la « nuit » ; dans la « nuit » il
y a « uni »). « Toi qui m’envahis [...] qui fais houle tout
autour » (ibid.) dit le poète à la nuit : l’extériorité de la nuit
du monde est ainsi intériorisée dans le sujet. L’intériorité du
sujet se dilate aux immensités de la nuit cosmique
universelle ; — jusqu’à « ce lointain espace intérieur
qu’aucun télescope ne peut atteindre » dont parle Edgar
Varèse à propos de Déserts7 .

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=c… 9/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

22 La perception intériorisée des « espaces infinis » va jusqu’à


la sensation de la nuit de l’intériorité comme « gouffre »,
nouvelle figure spatiale : « Sous le plafond bas de ma petite
chambre, est ma nuit, gouffre profond »8 (NR p. 10). Cette
spatialisation verticale de la nuit intérieure se fait vers le
bas : « à des milliers de mètres de profondeur », « avec un
abîme plusieurs fois aussi immense sous moi » (ibid.). Chez
cet homme et son « gouffre avec soi se mouvant », l’espace
métaphorique de l’intériorité psychique déborde l’espace
réel de l’intériorité corporelle et de la chambre où il se
trouve : étrange superposition de deux espaces radicalement
hétérogènes.
23 Par cette évocation quasi-référentielle de l’espace
métaphorique, Michaux décrit de façon pseudo-réaliste les
mouvements de l’être dans cet espace de l’intériorité : « Les
yeux fermés [...] ce que je réalise comme personne, c’est le
plongeon » (ED p. 137-138). Parcours vertical de l’espace
intérieur donc, mais aussi parcours horizontal avec le
patinage : « à peine je ferme les yeux je vois une immense
patinoire » (ED p. 137). Plus généralement et avec plus
d’ampleur, le parcours de l’espace du dedans est développé
chez Michaux sur le ton du récit de voyage et des rapports de
zoologie ou d’ethnologie : « ... Là je vis aussi [...] M’éloignant
davantage vers l’ouest [...] dans cette région [...] Là je
rencontrai [...] » (ED p. 62-70). Dans Ecce Homo, Michaux
évoque alors « l’homme circulant dans la plaine et les
plateaux de son être intérieur » (ED p. 279) : s’imagine ainsi
une géographie, une topologie métaphorique de l’intériorité.
— Moins métaphorique qu’il le paraît, d’ailleurs, puisque
Michaux, s’inspirant de pratiques indiennes, développe l’idée
d’un parcours mental du corps par la conscience : « on se
dirige dans cette direction, à tâtons dans sa nuit » (ED
p. 202), « j’en connaissais le chemin » (ibid.), « en circulant
dans mon corps maudit, j’arrivai dans une région où les
parties de moi étaient fort rares » (NR p. 136 ; ici donc, la
pointe de l’intériorité psychique circule dans l’intériorité
corporelle), « je circulai avec angoisse dans mon corps
affolé » (La vie dans les plis). Cette topologie peut se
structurer en une stratification de l’espace intérieur : « je
suis resté moelleux au fond » (ED p. 77), écrit Michaux,
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 10/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

utilisant le vocabulaire des qualités physiques (« moelleux »)


pour parler des déterminations de l’intériorité psychique
évoquée sur le mode d’un espace physique (« au fond » :
double sens ; « je ne suis en effet devenu dur que par
lamelles ») ; ou encore : « les pensées de la couche du
dessous sont rarement belles » (ED p. 199) : l’espace de
l’intériorité psychique est structuré sur le modèle de la
description des corps physiques.
24 Cet espace de l’intériorité est lui-même parcouru de
sensations, comme celle du bonheur qui circule depuis la
profondeur de l’intériorité jusqu’à la surface : « Venant d’un
centre de moi-même si intérieur que je l’ignorais, il met,
quoique roulant à une vitesse extrême, il met un temps
considérable à se développer jusqu’à mes extrémités ; [...] il
chemine en moi [...] me parcourant dans toutes mes
parties » (ED p. 113). L’intériorité ne se présente pas
exactement comme un espace statique que le moi peut
parcourir, mais plutôt comme un champ, lui-même animé
de tensions, de mouvements, de dynamiques (un poème de
Michaux a d’ailleurs pour titre : « Le champ de la
conscience »). Il s’agit de « mouvements d’écartèlement et
d’exaspération interne, [...] mouvements des replis et des
enroulements sur soi, [...] mouvements qui habitent l’esprit »
(ED p. 326). Quant à Mes Propriétés : « elles étaient
tourbillonnaires » (ED p. 43). Dans le texte intitulé
justement Mouvements de l’être intérieur, Michaux évoque
« la poudrière de l’être intérieur », « la cataracte des bombes
[...] comme un obus » (ED p. 116), et précise : « la vélocité
est à sa place dans l’être intérieur », « l’être intérieur a tous
les mouvements » (ibid.). Tels, sont les remuements de la
nuit...
25 L’intériorité peut alors être menacée par la violence de
l’énergie affolée, de la dynamique des fluides qui la parcourt.
— Menacée aussi de ce qu’elle se dérobe à elle-même,
menacée par le vide intérieur, par « l’absence d’une vraie
base » (NR p. 34) : « je suis né troué », « je me suis bâti sur
une colonne absente » (Ecuador) déclare Michaux. Il y a
(mais peut-on ici employer sans abus de langage cette
formule il y a ?) ce noyau de néant central de l’intériorité :
absence d’un centre par lequel la sphère trouverait stabilité
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 11/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

et le sujet identité. Absence d’unité ontologique. Intériorité


évanescente, insubstantielle. Tels sont (il faudrait ici un
verbe qui désignât un moindre degré de l’être), — tels sont
les Meidosems, allégorie michaudienne d’une intériorité
inconsistante : « Trente-quatre lances enchevêtrées peuvent-
elles composer un être ? Oui, un Meidosem. Un Meidosem
souffrant, un Meidosem qui ne sait plus où se mettre, qui ne
sait plus comment se tenir, comment faire face, qui ne sait
plus être qu’un Meidosem. Ils ont détruit son ‘un’ » (ED
p. 295-296) ; « ils prennent la forme de bulles [...], ils
prennent la forme de lianes » (ED p. 296). Bulle : surface
englobante mais vide à l’intérieur. Lianes : lignes ne formant
pas ensemble un espace intérieur. « Une forme faite d’une
corde longue est là » (ibid.). Forme sans intériorité, que le
Meidosem, — ou intériorité sans forme, idée-méduse sans
ego : « âme pour tout dire » (ibid.). « Des centaines de fils
parcourus de tremblements électriques, spasmodiques, c’est
avec cet incertain treillis pour face que le Meidosem angoissé
essaie de considérer avec calme le monde massif qui
l’environne. C’est avec quoi il va répondre au monde » (ED
p. 296-297) : ce treillis de fils n’est qu’interface entre le
monde et ce presque-néant. — Le modèle physiologique de
ces êtres (à peine des êtres) faits de lianes, fils, et cordons,
c’est encore le système nerveux : « Dans la glace, les cordons
de ses nerfs sont dans la glace » (ED p. 297). Des nerfs sans
corps, sans chair : « Et les chairs, qui parle encore de
chairs ? qui s’attend encore à des chairs ? » (ibid.). Êtres
décharnés, désincarnés, privés d’intériorité charnelle,
corporelle. « D’une brume à une chair, infinis les passages en
pays meidosem... » (ED p. 298). Intériorité ectoplasmique,
que le Meidosem. Insoutenable légèreté de cet être-plume.
26 Ce fantasme de l’absence de corps revient souvent chez
Michaux : « Je rencontrai un monstre, l’oint n’avait cet être
vraiment un corps ». La syntaxe est déstructurée. Point n’a
cette phrase de solide grammaire. L’être michaudien
réclame corps : « Pas de corps. Il n’y aura donc jamais
personne pour avoir un corps ici » (NR p. 46). Cet appel
apparaît dans la série des Dessins commentés. Michaux
précise la description de ses dessins : « Tête hagarde régnant
difficilement sur deux ou trois lanières », « dentelé de toiles
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 12/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

arachnéennes est son grand corps impalpable » (NR p. 42).


Là encore, la syntaxe est quelque peu désarticulée, par
l’ordre flottant des mots. Et dans cette tendance au
démembrement de l’intériorité corporelle, « les têtes ne
communiquent plus avec le ventre que par des lianes » (ED
p. 106).
27 Parent des Meidosems, l’Enanglom : « C’est un animal sans
forme [...]. Cette peau si amorphe [...] on ne lui trouve aucun
sens » (ED p. 69) ; là encore, une surface (la peau) sans
intériorité. — Ou les Emanglons « au fond mouvant » (ED
p. 171), affectés d’« une espèce de dégel intérieur », « une
sorte de décristallisation collective » : « ce qu’il sentent est
un effritement général du monde sans limite » (ibid.). Les
Emanglons figurent une dépression, un effondrement dans
l’intériorité individuelle, mais un effondrement qui par
extension se fait collectif, et même universel. Inversement,
l’intériorité de l’Emanglon est perméable au dehors : « Sans
motifs apparents, tout à coup un Emanglon se met à pleurer,
soit qu’il voie trembler une feuille, une chose légère ou
tomber une poussière, ou une feuille en sa mémoire tomber
frôlant d’autres souvenirs » (ibid.) : c’est la répercussion
immédiate du dehors sur le dedans qui provoque cette crise.
L’Emanglon symbolise une intériorité poreuse. Henri
Michaux lui-même, à partir de 1957 et comme il l’indique
dans ses Quelques renseignements, souffrira d’ostéoporose,
maladie des os poreux, de l’intériorité poreuse.
28 Ce vide intérieur, c’est le thème de Mes Propriétés : « Dans
mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge » (ED p. 39).
L’être michaudien est à proprement parler « l’homme sans
qualité », ohne Eigenschaft (sans propriété). « Mes
Propriétés » sont décrites comme une surface vide,
symbolique d’une intériorité sans volume ni profondeur : il
n’y a « rien au dessus », « il faut y marcher courbé » (ibid.).
29 — Nous pouvons maintenant synthétiser les figures de la
géométrie michaudienne de l’intériorité : nous avons
rencontré la sphère, espace de dimension 3 (virtuellement
prolongé par gouffre et profondeur) ; nous avons rencontré le
« terrain » de Mes Propriétés, surface plane de dimension
2 ; les Meidosems nous sont apparus comme lianes, lignes de
dimension 1 (et les textes sur la mescaline développeront
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 13/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

cela : « je n’étais qu’une ligne », ED p. 357) ; peut-on aller


plus loin ? c’est alors la dimension zéro, le point : « l’homme
— son être essentiel — n’est qu’un point. C’est ce seul point
que la mort avale » (NR p. 30). C’est dire la complétude de
l’imaginaire géométrique de l’intériorité chez Michaux. —
30 À l’opposé de cette intériorité insubstantielle et réduite à
néant, signalons enfin la sensation de l’intériorité dilatée aux
dimensions du cosmos : « En perdant le sentiment du corps,
on est tout près de perdre le sentiment de ses limites » écrit
Michaux dans Les grandes épreuves de l’esprit. Ou encore :
« parfois je respire plus fort et tout à coup [...] le monde se
soulève avec ma poitrine » (ED p. 141). Cette expérience est
vécue ici de façon positive. Elle peut se manifester à travers
l’existence d’un ciel intérieur à chacun : « Visage de la jeune
fille à qui on n’a pas encore volé son ciel » (Passages ; où ce
ciel intérieur peut signifier ici une innocence ou plus
précisément une virginité : ptyx, pli céleste ou vaginal
involué en l’intériorité)9 ; l’espace intérieur est
cosmiquement dilaté par cette présence d’un ciel sous la
surface du visage (et Michaux va même jusqu’à imaginer
non seulement le ciel de l’être humain, mais aussi le ciel du
crabe, et « le ciel du spermatozoïde du crabe », ED p. 143). —
Mais cette expérience de dilatation peut aussi être vécue de
façon négative et dysphorique. C’est le cas dans Encore des
changements : « Je perdis les limites de mon corps et me
démesurai irrésistiblement. Je fus toutes choses » (ED
p. 49) ; l’intériorité ici englobe tout, toutes les surfaces, mais
avec souffrance : « je me disloque [...]. Et toujours et sans
cesse » (ED p. 50). On commence ici à percevoir que
l’intériorité peut être dangereusement aliénée à elle-même,
traversée par l’extériorité et l’altérité. Ce qui est en moi, ce
n’est pas forcément de moi, ou à moi, ou moi.

3 - L’intériorité habitée par l’altérité


31 La Postface de Plume commence par cette phrase : « J’ai,
plus d’une fois, senti en moi des ‘passages’ de mon père »
(P1 p. 215). Il s’agit ici de l’intériorisation du principe
d’autorité paternelle dans le sujet. C’est ainsi que se définit
« Mon Roi » : le Surmoi intériorisé, et contre lequel lutte le

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 14/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

sujet : « Dans ma nuit, j’assiège mon Roi, je me lève


progressivement et je lui tords le cou [...]. Et c’est mon Roi
que j’étrangle vainement depuis longtemps dans le secret de
ma petite chambre [...] ; commencement sans fin de ma vie
obscure » (ED p. 131). Il y a présence « en moi » (dans
l’intériorité) d’une instance étrangère, extérieure, dont il faut
se débarrasser, et dont pourtant il est impossible de se
débarrasser : « Je nourrissais en moi un ennemi toujours
plus fort » (Épreuves-Exorcismes). Et « cela commença
quand j’étais enfant. Il y avait un grand adulte encombrant »
(ED p. 287). Tel est, vécu et exprimé par Michaux, le
phénomène psychologique de la rémanence des caractères
parentaux dans le sujet. Ou, plus généralement, le
phénomène psychologique et physiologique de l’hérédité. La
Postface de Plume continue : « J’ai, plus d’une fois, senti en
moi des ‘passages’ de mon père. Aussitôt, je me cabrais. J’ai
vécu contre mon père (et contre ma mère et contre mon
grand-père, ma grand-mère, mes arrière-grands-parents) ;
faute de les connaître, je n’ai pu lutter contre de plus
lointains aïeux. Faisant cela, quel ancêtre inconnu ai-je
laissé vivre en moi ? » (P1 p. 215). Ainsi l’intériorité est-elle
habitée, hantée, par l’altérité, par l’hérédité.
32 Et c’est alors « la kermesse en soi du mouvement des
autres » (ED p. 324). Ainsi, « étant seul, on est foule », « on
est autrui » (ED p. 327). L’intériorité se découvre surpeuplée,
et aliénée par ce que Michaux appelle « le mal, [...] le rythme
des autres » (ED p. 314). C’est pourquoi « la place publique-
cerveau [est] particulièrement engorgée » (ED p. 330). Dans
le dedans, il y a le dehors, « cet horrible en dedans en
dehors » (Face au verrous).
33 Le Clézio, de nouveau : « La force, la force strangulatrice des
autres, des autres qui sont en moi, qui m’ont créé »
(L’Extase matérielle, p. 65) ; « je les porte dans un nerf en
moi » (ibid., p. 111). C’est-à-dire : mon corps est fait de la
matière d’autres corps, mon esprit est traversé par l’esprit
des autres : « ce soi qui est les autres » (ibid., p. 124). Ainsi,
« la société, on la porte en soi » (ibid., p. 66). L’intériorité
n’est plus alors qu’une illusion : ce qui me semble mien vient
toujours du dehors, « on m’avait forcé à le refermer sur
moi » (ibid., p. 87), à cause de « l’emprise des autres [...] qui
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 15/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

fait que je ne suis pas moi, mais un reflet, un écho » (ibid.,


p. 88).1 0
34 Michaux a senti cela dès ses premières œuvres : « On n’est
pas seul dans sa peau » (Qui je fus). Tl a senti cette pluralité
inidentifiable de l’intériorité : « Je suis habité : je parle à qui
je fus et qui je fus me parle » (ibid.). D’où ce malaise : « Ah !
comme on est mal dans ma peau » (Ecuador). La distance
entre soi et soi s’exprime ici par le hiatus des personnes
grammaticales (« on »/« ma ») : à la fois extériorité (« on »)
et intériorité (« dans ma peau ») : altérité de soi à soi.
35 La Postface de Plume semble être le lieu textuel où se ré-
assume ce moi qui est autre : « Moi se fait de tout », « moi
n’est jamais que provisoire », « moi n’est qu’une position
d’équilibre » (P1 p. 216-217 ; l’intertexte rimbaldien est de
nouveau bien sûr très sensible). Le texte fait état de cette
intériorité pluralisée par des identités virtuelles : « on n’est
peut-être pas fait pour un seul moi » (P1 p. 216). L’espace
intérieur est notamment « paralysé de subconscient hostile
au conscient » (ibid. ; c’est l’hostilité rémanente des autres
« moi spoliés », moi virtuels) : il y a lutte des deux instances
de l’intériorité, lutte de la surface consciente et de la
profondeur sub-consciente ou inconsciente ; lutte entre les
différents moi de l’intériorité. Luttes et tensions : « chaque
tendance en moi avait sa volonté », « tel a en moi sa
volonté » (P1 p. 217). C’est pourquoi finalement « au nom de
beaucoup je signe ce livre » (ibid.). C’est par le livre achevé
(et sa signature) que s’unifie la multiplicité intérieure1 1 .
36 Cette « foule en mouvement » (P1 p. 218) de l’intériorité se
matérialise dans les diverses créatures encombrant le sujet :
« L’être intérieur combat continuellement des larves
gesticulantes » (ED p. 117)1 2 . Les textes se font alors
tentatives d’expulser de l’intériorité ce qui provient de
l’extériorité.

4 - Extériorisations, exorcismes
37 Premier moyen d’extériorisation : le voyage. Dans ses
Quelques renseignements, Michaux évoque ses années de
jeunesse : « Il voyage contre. Pour expulser de lui sa patrie,

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 16/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

ses attaches de toutes sortes, et ce qui s’est en lui et malgré


lui attaché de culture ».
38 Second moyen de libération : le rejet de l’identité sociale
artificielle imposée de l’extérieur par les conventions ;
comme en témoigne le poème Clown (ED p. 249-250) : « Je
lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche »,
« j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien
attachée ». Il s’agit de rejeter l’apparence de surface qui
procure une fausse dignité ; il faut se « vider de l’abcès d’être
quelqu’un » pour conquérir « l’infini-esprit sous-jacent »,
nouvelle profondeur intérieure. Il faut donc être toujours
« contre la colle/la colle les uns les autres » (ED p. 323),
c’est-à-dire contre les contacts de surface.
39 Autre extériorisation à effectuer : celle de la souffrance
physique. Plusieurs textes du début de L’Espace du dedans
(p. 48-61) mettent en scène des stratagèmes fantasmatiques
d’extériorisation de la douleur hors du corps : « à force de
souffrir, je perdis les limites de mon corps », « je me mis à
sortir de mon crâne des grosses caisses » (Crier, ED p. 55),
« j’écrase mon crâne et je l’étale devant moi » (ED p. 52) ; le
texte intitulé La Jetée (ED p. 53) montre un homme qui tire
des objets de la mer, les porte à la surface, et les y replonge,
allégorie de l’opération qui consiste à tirer les choses de son
intériorité, de sa mémoire (douloureuse), et à les y remettre ;
d’autres textes (ED p. 56-58) comme Projection, montrent
les visions fantasmatiques de créatures imaginaires
envahissant l’espace de la chambre du malade, les
tapisseries, voire la ville entière : figurations concrètes de
l’extériorisation de l’intériorité, des monstres intérieurs.
« Ç’avait été seulement une émanation de mon esprit » (ED
p. 58). — Plus tard, après son voyage en Asie (1930-1931),
Michaux expérimentera les méthodes indiennes pour lutter
contre la douleur physique en se concentrant mentalement
sur le lieu de la souffrance ; par exemple, à propos d’une rage
de dent, « il faut aller se loger en masse presque sous le nez »
(ED p. 201), écrit Michaux : l’agent implicite de l’infinitif
« aller » (le centre de l’intériorité psychique) doit s’orienter
dans l’espace de l’intériorité physique (« sous le nez ») ;
alors, « s’étant rassemblé, on se dirige vers cette direction »
(ED p. 202). Dans ce parcours de l’espace de l’intériorité
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 17/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

corporelle par un point de concentration de conscience, on


décèle ici une plasticité de l’intériorité psycho-somatique (les
deux dimensions étant à la fois unies et distinctes).
40 Michaux théorise le mécanisme de l’extériorisation dans la
préface du recueil Epreuves-exorcismes, reproduite aux
pages 275-276 de L’Espace du dedans : « Dans le lieu même
de la souffrance et de l’idée fixe, on introduit une exaltation
telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des
mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par
une houle aérienne » (ED p. 275). Cela a lieu avec l’aide du
« martèlement des mots », de l’écriture, du langage, du
poème : pas seulement de la concentration mentale. Il s’agit
d’une « ruse de la nature subconsciente qui se défend par
une élaboration imaginaire appropriée » contre « l’objet à
refouler » (ibid., p. 276). Ainsi, « nombre de poèmes
contemporains, poèmes de délivrance, sont un effet de
l’exorcisme » (ibid., p. 275). L’exorcisme sert à expulser non
seulement la douleur physique, mais aussi la souffrance
psychique due aux circonstances extérieures : « Il serait bien
extraordinaire que, des milliers d’événements qui
surviennent chaque année, résultât une harmonie parfaite. Il
y en a toujours qui ne passent pas, et qu’on garde en soi,
blessants./Une des choses à faire, l’exorcisme » (ibid.). Les
épreuves, les événements mauvais, provoquent des blessures
psychiques, qui s’enkystent dans l’espace intérieur. Cette
métaphore concrète du kyste me semble tout à fait
s’accorder à la fin du très beau texte intitulé Vieillesse de
Pollagoras, où Michaux évoque les défenses intérieures
construites dès l’enfance, ces barrages intérieurs qui se sont
solidifiés, « recouverts de fibres vivantes » (ED p. 302)
jusqu’à provoquer des blocages, et qu’il s’agit bien plus tard
patiemment de défaire et déconstruire.
41 Par le « martèlement des mots » (ED p. 275), l’écriture a
donc son rôle à jouer dans l’extériorisation exorcisante :
« Écriture directe [...] pour le soulagement, le
désencombrement des images dont la place publique-
cerveau est [...] particulièrement engorgée » (EDp. 330). Si
« le mal c’est le rythme des autres » (ED p. 314), la poésie est
au contraire expression du rythme personnel, du rythme de
l’intériorité.
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 18/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

42 Cette fonction exorcisante de l’écriture se retrouve chez


Kafka, qui écrit dans son Journal : « J’ai aujourd’hui un
grand désir de tirer tout à fait hors de moi tout mon état
anxieux, et ainsi qu’il vient de la profondeur, de l’introduire
dans la profondeur du papier ». L’acte d’écrire permet donc
un transfert sur une surface (celle du papier) dotée d’une
profondeur analogue à la profondeur psychique de l’individu.
43 L’angoisse (l’« état anxieux » de Kafka) consistant à se sentir
emprisonné dans l’étroitesse des angustiae, l’exorcisme
consiste à faire sauter le carcan de cette étroitesse qui
enserre l’intériorité : « l’exorcisme, réaction en force, en
attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier » (ED
p. 275). Il s’agit alors de canaliser cette violence
(précisément contre un mal physique localisé, ou contre une
blessure psychique enkystée) pour faire sortir le démon
intérieur (ce qui correspond à la définition religieuse de
l’exorcisme). « Un dragon est sorti de moi » (ED p. 252) écrit
Michaux pour figurer l’extériorisation de la rage intérieure
qu’il éprouve en apprenant le résultat des entretiens de
Munich (le poème se date lui même de « septembre 1938 »,
un « mardi »). De même : « Les animaux fanfastiques
sortent des angoisses et des obsessions et sont lancés au
dehors » (ED p. 226 : représentation animaliforme des
fantasmes intérieurs extériorisés) ; plus précisément « ils
sortent des tapisseries » et non du sujet lui-même : la
surface des murs de la chambre représente (elle en est le
signifiant) la surface de l’intériorité subjective, par un
transfert similaire à celui que nous constations tout à l’heure
chez Kafka. Ici, dans la logique de ce transfert, l’intériorité
du sujet est censée être derrière la surface des murs de la
chambre. L’intérieur de la chambre devient alors le lieu de
l’extériorisation : réversibilité, ainsi, de l’intérieur et de
l’extérieur. Nous retrouvons de nouveau cet « en dedans en
dehors qu’est le vrai espace » (Face aux verrous). De même,
« une tête sort du mur » (ED p. 204) ; et Michaux
commente : « Si je comprends bien, c’est ma solitude qui à
présent me pèse, dont j’aspire subconsciemment à sortir et
que j’exprime de la sorte » (ibid., nous soulignons). Cette
tête qui sort du mur, c’est moi-même. La sortie hors de
l’intériorité (hors de ma solitude), l’extériorisation de
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 19/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

l’intériorité, est représentée à l’extérieur (sur la surface du


mur). Et cela « subconsciemment » : dans le passage même
de l’intériorité (l’inconscient) vers la surface (le conscient). —
La tête qui fantasmatiquement émerge à la surface du mur
renvoie à l’intériorité du sujet, comme ces têtes qui (cas
particulier d’exorcisme) apparaissent sur cette autre surface
qu’est le papier où l’on dessine.

5 - Émergences à la surface de la page :


têtes et dessins
44 « Dessinez sans intention particulière, griffonnez
machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier
des visages », constate Michaux (ED p. 305, En pensant au
phénomène de la peinture). Ou encore : « Quand je
commence à étendre de la peinture sur la toile, il apparaît
d’habitude une tête monstrueuse » (ED p. 247, Têtes)1 3 . Ou
bien : « Papier troublé, visages en sortent » (ER p. 44),
« viennent [...] des têtes » parcourues par « des inquiétudes,
des désirs » (ER p. 18) : la tête apparaît comme surface
dessinée mais qui laisse pressentir une intériorité de
personne, un psychisme sous-jacent. La surface se révèle
empreinte de psychisme (de profondeur, d’intériorité) :
« c’est tout traversé, partagé, dissous et dissolvant, un
visage, ou c’est sur l’invisible que l’on bute. Et toujours
restent les yeux, chargés d’un autre monde » (ER p. 112).
Derrière la surface visible se laisse donc pressentir une
intériorité invisible.
45 Se pose alors le problème de l’identité de ces têtes : « Ces
têtes n’en font qu’une. [...] Devant moi, comme si elle n’était
pas à moi. [...] Devant moi, non à moi peut-être » (ED
p. 247-248) : les phrases se font ici aussi indécidablement
ambiguës que l’identité de la tête. La question résonne alors
plus précise : « Est-ce moi tous ces visages ? », « ne seraient-
ils pas simplement la conscience de ma propre tête
réfléchissante ? » (ED p. 305). Le dernier mot
(« réfléchissante ») est ici à entendre à ses deux sens : la
réflexion de la pensée, de la conscience, et la réflexion
comme en un miroir. Devenue surface de miroir, la surface
de la page renvoie au sujet sa propre profondeur subjective :
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 20/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

« Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se considérer. Hommes,


regardez-vous dans le papier » (ED p. 307).
46 Dans ce processus d’émergence, Michaux évoque une
dynamique allant de la profondeur vers la surface du
papier ; et se demande, à propos de ces visages : « de quels
fonds venus ? » (ED p. 305). Réponse : « Têtes [...] sorties de
l’obsession, de l’abdomen de ma mémoire, de mon tréfonds,
du tréfonds d’une enfance qui n’a pas eu son compte » (ED
p. 247). « De mon tréfonds » : il faut donc imaginer une
continuité qui va de la profondeur psychique du sujet, à la
surface objective de la page, — espaces pourtant hétérogènes
l’un à l’autre ; et un transfert, une projection entre ces deux
espaces hétérogènes : ce qu’accomplit l’acte même du dessin.
La profondeur d’où tout surgit n’est pas que strictement
spatiale : les têtes viennent de « l’abdomen de ma mémoire,
[...] du tréfonds d’une enfance... » : il s’agit donc aussi d’une
profondeur temporelle, celle du passé lointain (la mémoire,
l’enfance), qui émerge à la surface du présent. Venu du
temps profond de l’enfance et émergeant dans l’espace à la
surface de la page et du présent, le dessin est donc la surface
d’un espace-temps de dimension 4 : ce qui nous permet de
compléter enfin la géométrie dynamique de l’intériorité dont
nous avions commencé d’énumérer tout à l’heure les
différentes dimensions.
47 Notons enfin qu’avec l’expression « l’abdomen de ma
mémoire » Michaux exprime l’intériorité psychique (la
mémoire) avec de nouveau le vocabulaire de l’intériorité
corporelle (l’abdomen). L’acte du dessin est donc aussi
rétablissement de la continuité psycho-somatique de l’être.
De même encore Michaux écrit-il dans Dessins commentés :
« Un visage assoiffé d’arriver à la surface part du profond de
l’abdomen » (NR p. 40-41) : Michaux dote
métaphoriquement (transférentiellement) le papier d’une
profondeur corporelle sous « la surface ». Ainsi « un matelas
de têtes est certes sous-jacent » et « ces visages vinrent au
dehors » (ibid.) : la surface du papier délimite donc une
intériorité (supposée sous le papier) et une extériorité (la
visibilité). Mais « peut être tourneront-ils le dos au papier »
« de l’autre côté du monde » (ibid.) se demande Michaux
continuant d’imaginer la profondeur sous la surface du
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 21/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

papier, — l’envers de la page, vers où se retourne « un visage


comme désireux de rentrer en lui-même » (ER p. 71)1 4 .
48 Tout cela désigne donc une profondeur derrière la surface de
la face qu’est le visage dessiné : « Derrière le visage aux
traits immobiles, déserté, devenu simple masque, un autre
visage [...] bouillonne [...] dans le fond [...] intérieurement »
(ED p. 305-306). Le dessin laisse percevoir des visages
superposés, un visage patent et un visage latent. Le visage
qui apparaît sur le papier est la surface, le masque externe
des visages latents de l’intériorité. Et eux aussi tendent à
venir à la surface : « Visages de personnalités sacrifiées, des
moi que la vie étouffa, tua » (ED p. 306 ; cela nous rappelle
les moi virtuels, sacrifiés « spoliés », de la Postface de
Plume) ; « visages de l’enfance, des peurs de l’enfance, qui
reviennent » (ibid. ; cette profondeur est celle non seulement
du psychisme, mais aussi la profondeur, intériorisée, du
temps, du passé, de l’enfance).
49 Ainsi le « phénomène de la peinture » permet-il la
manifestation, la révélation de soi-même à soi-même par les
visages dessinés : « Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se
considérer. Hommes, regardez-vous dans le papier » (ED
p. 307). La page est la surface (extérieure) qui révèle une
profondeur intérieure (alors que le miroir ne renvoie qu’une
apparence extérieure). La surface de la page montre
l’intériorité du sujet et non les traits apparents. Elle permet
de « donner à voir la phrase intérieure » (ED p. 308), et les
dessins constituent peu à peu un « catalogue d’attitudes
intérieures » (ER p. 49). D’où, chez Michaux, la recherche et
l’exigence d’une authenticité dans l’expression de l’intériorité
à travers les visages dessinés à la surface de la page : « Nous
allons entreprendre de nouveaux visages. Nous les repensons
mais avec force, avec une force qui les reforme selon l’appel
véritable de leur être. [...] De nouveaux traits mettent
l’homme sur le chemin véritable de lui-même » (Face aux
verrous). L’acte du dessin représente donc pour Michaux
une quête de l’essence authentique de soi-même, « pour
entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus
vrai, de plus replié, de plus mien » (ER p. 14). La surface du
papier devient alors le lieu de contact entre moi-même et
mon intériorité qui s’y projette et s’y exorcise. Michaux
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 22/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

s’oppose donc à « ceux qui agissent, écrivent, viennent en


surface, en qui n’apparaît plus que la surface » (ER p. 17) ; il
veut au contraire traduire « des impressions de base,
seulement de base » (ibid.).
50 C’est ainsi que « dans la peinture, le primitif, le primordial
mieux se retrouve » (ER p. 14). Il s’agit de retrouver la nuit
originelle, la nuit fœtale, ou la « nuit de naissance/nuit qui
m’emplis de mon cri » (ED p. 104). D’où ces visages sur fond
noir qui émergent de la nuit de l’intériorité du sujet
dessinant les yeux fermés, ou de la nuit fœtale (ce qui revient
au même puisque la nuit de l’intériorité les yeux fermés est
sentie comme rémanence de la nuit fœtale). Alors, « le noir
ramène au fondement, à l’origine » (ER p. 21), « hase des
sentiments profonds » (ER p. 22). Alors, « de la nuit vient
l’inexpliqué » (ibid.) c’est-à-dire littéralement « ce que j’ai
de plus replié » (ER p. 14). « Obscurité, antre d’où tout peut
surgir » (ER p. 24) précise Michaux établissant la continuité
qui va de la profondeur, l’intériorité (l’antre), à la surface
(surgir). La surface noire de la page figure alors un espace
nocturne : la page « cesse d’être feuille et devient nuit » (ER
p. 20) : initialement de dimension 2, la surface se fait espace
de dimension 3 ; ce qui rend possible une dynamique de
surgissement : « des apparitions qui sortent de la nuit »
(ibid.).
51 Cette nuit de la page figure aussi l’obscurité du corps
interne, où ne pénètre pas la lumière du dehors : « sous des
peaux, des cuticules, sous une gaine [...], sous des façades,
[...] ce qui est secret, est à l’abri de la lumière » (ER p. 24).
Le dessin fait ainsi le lien entre l’intériorité corporelle et
l’intériorité psychique, comme aux époques les plus reculées
de la vie de l’être. L’apparition d’une tête étant l’équivalent
d’une naissance, le dessin sur la page montre l’arrivée de
cette intériorité psycho-somatique dans le domaine du
visible, de la lumière. Le dessin michaudien est ainsi l’acte de
porter au monde et à la visibilité ce qui est obscur (mais tout
en le laissant dans l’obscur) : « Je recevais les yeux fermés la
preuve que l’image est un certain immédiat que le langage
ne peut traduire que de très loin, et qu’elle a dans l’esprit
une place vraiment à part, matière première de la pensée »
(ER p. 80). Située en-deçà du langage (à l’état infans),
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 23/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

l’image dessinée est ce en quoi matière et pensée ne sont pas


distinctes (ce en quoi intériorité corporelle et intériorité
psychique sont encore confondues) : « le passage de l’une à
l’autre, la disparition de l’une dans l’autre [...] ici on pouvait
le voir, on l’avait en spectacle » (ibid.).
52 Cela nous conduit à réfléchir avec Michaux sur le geste
instinctif et spontané du dessin, geste qui part du plus
mystérieux et du plus profond de la pulsion somatique :
« Gestes de la vie ignorée/de la vie impulsive [...]/gestes
qu’on sent mais qu’on ne peut identifier/pré-gestes en soi »
(ED p. 328). Michaux scrute ici au plus près de la pulsion
corporelle : il s’agit du geste encore latent à l’intérieur du
corps, dans la profondeur du corps d’où va sourdre le
mouvement, geste encore virtuel qui va se manifester,
réalisé, à la surface, sous la forme notamment du dessin qui
en gardera la trace. Le geste jaillissant peut alors être geste
d’agression contre la surface du papier : « trait comme une
gifle qui coupe court aux explications » (ER p. 62). Le geste
est ainsi projection qui vient de l’intérieur du corps et se
dépose sur une surface extérieure (la page), équivalent d’une
gifle sur la surface de la peau. Plus nettement encore : « A la
plume, rageusement raturant, je balafre les surfaces pour
faire ravage dessus, comme ravage toute la journée est
passée sur moi, faisant de moi une plaie. Que de ce papier
aussi vienne une plaie ! » (ER p. 32). Ici, Michaux parle des
dessins violents qu’il réalise au soir des journées qu’il a
passées à veiller sa femme qui se trouve à l’hôpital du fait de
brûlures accidentelles dont d’ailleurs elle mourra (1948). La
plaie est agression contre la surface de la peau, ce par quoi la
surface de la peau est ouverte à l’extériorité ; la surface de la
peau de la femme de Michaux est ravagée par la plaie des
brûlures, de même la journée est passée sur Michaux « en
faisant de moi une plaie » ; le geste du dessin consiste alors à
transporter, transposer, projeter cette double plaie à la
surface de la page. La page devient donc peau
transférentielle, surface cutanée transférentielle ; le papier
est pour Michaux méta-phore du corps de sa femme et de
son propre corps, le lieu où pourrait être magiquement ou
rituellement détournée la violence de l’accident réel. Agresser
le papier, c’est ici agresser une surface sans véritable
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 24/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

intériorité. Le dessin est donc lui aussi exorcisme, permet


d’atténuer une souffrance en l’exaspérant et en
l’extériorisant.
53 Tout cela fait apparaître la matérialité, la concrétude de
l’acte de peindre. Michaux joue d’ailleurs avec l’épaisseur de
la pâte de peinture, et se plaît à « soulever [...] la molle
glaiseuse surface » (ER p. 67). Par cette épaisseur, la surface
peut encore être creusée, est dotée d’une profondeur.
54 Cela entraîne d’ailleurs un aspect supplémentaire : « Plus
que m’exprimer d’avantage, grâce au dessin, je voulais, je
crois, imprimer le monde en moi » (ER p. 109). Ici, le
mouvement est l’inverse de ce que nous avons vu jusqu’à
présent. Tout à l’heure le mouvement allait du moi
(l’intériorité) vers le monde (l’extériorité) ; ici il va du monde
vers le moi. Le flux a donc lieu dans les deux sens, le dessin
étant le lieu de cet échange, étant la surface interface entre le
monde et moi, entre l’extérieur et l’intérieur.
55 Michaux dessine aussi parfois (à partir des années
cinquante) sous l’influence d’une drogue, la mescaline. Le
résultat consiste en lignes vibratoires très fines et très
serrées dont le livre Émergences Résurgences montre
quelques exemples. Le trait mescalinien, zigzaguant,
reproduit à la surface de la page la microsismographie de
l’intériorité. — Abordons maintenant quelques textes où
Michaux décrit les effets de ces amplificateurs artificiels des
phénomènes de l’intériorité, que sont les drogues.

6 - Les amplificateurs artificiels des


phénomènes de l’intériorité
56 Le dessin mescalinien est prolifération de lignes. Sous
l’emprise de la mescaline, Michaux a lui-même l’impression
d’être devenu une ligne : « L’horreur était surtout en ce que
je n’étais qu’une ligne [...]. Une ligne qui se brise en mille
aberrations » (ED p. 357). Sensation d’angoisse, de
resserrement de l’intériorité réduite ici à la dimension I. La
ligne est d’ailleurs agitée de vibrations, de « secousses
épouvantables » (ibid.). La mescaline fait expérimenter « le
phénomène disloquant » (ibid.), la dislocation de
l’intériorité.
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 25/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

57 Et cela par amplification des phénomènes habituels, évoqués


au début de cette étude. Nous avions parlé de la « vélocité »
de l’être intérieur ; il s’agit maintenant d’une « inhumaine
vitesse » (ibid.). Nous avions mentionné la pluralité
intérieure ; maintenant, « qu’il y a foule, qu’il y a
grouillement » (ED p. 345). Nous avions parlé de la sensation
de profondeur ; il y a ici extrémisation de la sensation de
verticalité de l’intériorité : « hauteurs impossibles »,
« abyssales profondeurs » (ED p. 346). La spatialité interne,
la dilatation de l’intériorité, sont encore élargies : « l’être
embrassait d’un seul coup un extrêmement grand
ensemble », « le sujet avait, alors, ou plutôt ressentait, une
connaissance du monde totale » (ER p. 96) ; la sensation de
l’intériorité est extériorisée, dilatée aux dimensions de
l’Univers, voire au-delà : « j’étais dans la plus grande
ubiquité » (ED p. 348), « la grande ouverture : ce jour-là fut
celui de la grande ouverture » (ED p. 351). La mescaline
aggrave aussi la sensation de la sortie de soi-même hors de
son propre corps : « il ne m’était jamais arrivé de me sentir
(complet) à côté de mon corps » (L’Infini turbulent).
L’intériorité est ici extériorisée, scindée, dis-loquée dans la
bilocation de « cet horrible en dedans en dehors qu’est le
vrai espace » (Face aux verrous). Ainsi « mon corps autour
de moi avait fondu », devenu « substance informe,
homogène, comme une amibe » (Connaissance par les
gouffres). Ou encore : « simple je sors du carcel de mon
corps » (ED p. 368) : intériorité ex-stasiée. — Ces
amplifications des phénomènes de l’intériorité font dire à
Michaux, à propos de la mescaline : « Extrêmement serait
son nom, son vrai nom » (L’Infini turbulent).
58 Non seulement amplification, extrémisation, mais aussi
infinitisation : Michaux qualifie la mescaline
d’« infinivertie » : elle porte l’infini dans l’introversion, et
porte l’introversion à l’infini. Semblablement, à propos d’une
autre drogue (l’éther), Michaux décrit la vertigineuse prise
de conscience de la prise de conscience, le vertige infini de la
prise de conscience de la prise de conscience : « S’il a froid, il
pense aussitôt qu’il pense avoir froid, puis il se voit penser
qu’il pense qu’il a froid ; à peine s’est-il émerveillé de se voir
penser toute cette série qu’aussitôt il se voit s’en émerveiller,
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 26/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

puis assiste au spectacle de se voir s’émerveiller de voir qu’il


pense qu’il se voit penser qu’il a froid [...] S’il fait alors le
projet d’expérimenter certains bruits [...], lui-même aussitôt
en quelque sorte derrière son dos, de prendre note de cette
idée de projet, d’enregistrer qu’il prend note du projet, de
s’étonner de ce projet envisagé, de se prendre sur le fait de
s’étonner de prendre note du projet, de se voir se voir
ironiser sur le fait de s’arrêter pour voir s’il se voit étonné de
l’étonnement qu’il y a à former un projet dans ce moment »
(NR p. 66-67). La forme même des phrases traduit ce degré
infini de la réflexivité.
59 De tels phénomènes permettent d’ailleurs, plus positivement,
l’accession à l’essence de soi-même, l’adhésion de soi-même
au plus essentiel de l’intériorité : « Plongeant, je m’étais
rejoint, je crois, en mon fond, et coïncidais avec moi », « là
où l’on n’est rien d’autre que son être propre, c’était là » (ED
p. 356). La mescaline procure à Michaux la sensation
d’atteindre le point central et essentiel de l’intériorité et de
l’identité de soi-même : « dans le plus personnel de l’essence
de ma personne » (ED p. 357), « le centre de mon moi » (ED
p. 358).
60 Aux sensations dysphoriques, angoissantes, disloquantes, se
mêlent donc des sensations euphoriques : « l’impression
suraiguë du malaise en moi accompagne l’impression
suraiguë de l’aise en moi » (ED p. 364) ; « dans un grand
malaise, dans l’angoisse, dans une intérieure solennité » (ED
p. 345). Le but de la quête de Michaux est en effet et reste la
paix, la Paix dans les brisements (c’est là le titre du dernier
poème de L’Espace du dedans), la Paix profonde.

7 - La Paix profonde et l’union universelle


des intériorités
61 Michaux écrit à propos de l’Asie qu’elle est pour lui le pays
de « La Paix Profonde » (ER p. 13). Par exemple : « C’est la
peinture chinoise qui entre en moi en profondeur » (ER
p. 12). Plus encore que la peinture chinoise, Michaux décrit
un mandala indien, dessin destiné à favoriser la méditation,
et où surtout la surface est visiblement creusée vers une
profondeur : « un cercle, dedans un carré, un carré devenu
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 27/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

magique, comprenant tout, comprenant un cercle, lequel


contenait un autre carré, qui lui-même contenait un cercle,
qui contenait un carré, lequel contenait un cercle, lequel
contenait un carré et ainsi sans jamais finir, avec à chaque
plan un ou plusieurs attributs de significations premières ou
secondes, à lire, à déchiffrer sans jamais perdre de vue la
vérité ultime, dans laquelle on s’enfonçait, on s’enfonçait,
hypnotiquement engagé, drainé, entraîné, vers le fond
toujours reculant de l’indéfiniment différencié, mais toujours
dans l’unité, par la répétition régulière, rythme
unique./Dans, et vers l’immuable » (ER p. 98). Ici encore, la
forme de la phrase rend compte de l’approfondissement
infini inscrit dans ce dessin qui vise à entraîner l’intériorité
(de celui qui regarde) dans un mouvement d’intériorisation
infinie, « pour faire contrepoids à une transcendance qui ne
s’accomplissait pas » (ER p. 109). Le mandala représente
l’im-manence de la transcendance ; chez Michaux l’infini est
intérieur (à l’intérieur « le la spirale), mais comme il est
infini on ne peut l’atteindre. Le Clézio, une dernière fois :
« La profondeur de l’être, nous ne la saurons jamais ; elle est
un infini inintelligent dont la conscience recule sans cesse les
bornes » (L’Extase matérielle, p. 95). La ligne intérieure de
la spirale est asymptotique au point central.
62 Dans Paix dans les brisements, l’infini est ainsi intériorisé
dans le sujet qui se sent
allongé à l’infini
[...] mis à l’infini
[...] infini qui m’étend
[...] qui m’étire
me mine
m’effile
(ED p. 363-365).

63 Et réciproquement, dans Clown :


Je plongerai
[...] dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous (ED p. 250).

64 Cet « infini-esprit » est « sous-jacent » c’est-à-dire inscrit


dans l’intériorité du sujet qui s’est débarrassé de ses surfaces
artificielles imposées par le dehors social. L’infini-esprit est
aussi « ouvert à tous », ce qui permet la possibilité « l’une

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 28/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

communion universelle. Ici réapparaît la possibilité de


retrouver l’universalité humaine au plus profond de
l’intériorité : « à l’essaim je retourne » (ED p. 363). Certes
Michaux est « contre les alvéoles » (ED p. 323) en surface,
mais animé d’un désir d’union à l’essaim universel en
profondeur. Certes Michaux est « contre la colle les uns les
autres » (ED p. 323) en surface, mais animé par « un désir
d’union/oh ce désir d’union » (ED p. 364) en profondeur1 5 .
65 L’âme individuelle entre ainsi en union avec l’âme
universelle : « une âme immense veut entrer dans mon
âme » (ED p. 366). Nous rencontrons ici la dimension à la
fois mystique et humaniste de l’œuvre de Michaux.
Humaniste, car l’être michaudien se veut « lié au ciment
aimant qui tient le monde fraternel » (ED p. 370) ; fraternité
qui va d’ailleurs au-delà de l’homme et qui embrasse
l’univers entier, puisque l’être michaudien se veut aussi
« familier » des Icebergs (ED p. 149), lesquels dans leur
bouddhique et hyperboréale sérénité sont « parents des îles,
parents des sources » (ibid.).
66 Il n’est plus question alors de la boule autistique, mais c’est
la sphère universelle de l’Humanité et du Cosmos entier, et la
poésie de Michaux devient « le chant de la sphère » (ED
p. 279) : « L’union du moi et du vin est un poème, l’union du
moi et de la femme est un poème, l’union du ciel et de la
terre est un poème » (Ecce Homo, ED p. 285). Voici
l’Homme, pleinement lui-même lorsque son Verbe se fait
Chant du Monde1 6 .
67 Cette universalité qui englobe tout ce qui est en une même
intériorité pacifiée en tous ses membres avec soi-même, c’est
aussi le « Grand Courant » qui s’empare des Emanglons (ED
p. 171), ce sont aussi les « bienheureuses ondes
d’égalisation » (ED p. 370) qui embrassent l’univers entier,
et permettent enfin la communion entre elles des intériorités
humaines. Dans le très beau poème intitulé Agir je viens,
Michaux écrit :
Poussant la porte en toi je suis entré
Agir je viens
[...] Je fais des nappes de paix en toi
[...] J’ai ma force dans ton corps, insinuée (ED p. 331-333).

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 29/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

68 Ici, de façon à la fois mystique et amoureuse, l’intériorité


michaudienne s’ouvre à l’intériorité de l’autre.
69 L’intérieur ne peut plus alors être distingué de l’extérieur,
dans ce « bain réciproque où l’on est dedans et qui est en
soi » (Vents et poussières). L’état mystique ultime permet de
retrouver ce qui faisait la spécificité de l’état fœtal originel :
la fusion de l’intérieur et de l’extérieur, ce « bain réciproque
où l’on est dedans et qui est en soi ».

Notes
1. L’Espace du dedans, nouvelle édition revue et augmentée, NRF,
Gallimard, 1966. Dans nos références citationnelles entre parenthèses,
nous abrégerons en ED.
Emergences-Résurgences, éditions Skira, Champs, Flammarion, 1972.
Nous abrégerons en ER.
Nous utiliserons aussi La Nuit remue, nouvelle édition revue et corrigée,
NRF, Gallimard, 1967 (nous abrégerons en NR) ; et Plume précédé de
Lointain intérieur, nouvelle édition revue et corrigée, NRF, Gallimard
196.3 (nous abrégerons selon le cas en P1 ou LI).
2. L’idée d’une semblable exploration se retrouve dans les premières
pages de Molloy de Beckett, où il s’agit de « contempler [...] avec d’autres
yeux [...] l’intérieur, tout cet espace intérieur qu’on ne voit jamais, le
cerveau et le cœur et les autres organes où sentiment et pensée tiennent
leur sabbat » (Beckett, Molloy, 1951, éditions de Minuit, collection
« double », p. 11). Ou encore : « Et dans le crâne, est-ce le vacuum ? »
(Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 87).
3. Le Clézio, L’Extase matérielle, Folio essais, Gallimard, 1967, pp. 135 et
139.
4. Paru la première fois en tête du livre de Robert Bréchon, Michaux,
Gallimard 1959. pp. 9-16.
5. De même chez Bechett en 1938 : « L’esprit de Murphy s’imaginait
comme une grande sphère creuse, fermée hermétiquement à l’univers
extérieur » (Murphy, éditions de Minuit, 1965).
6. Même évolution chez Beckett : « alors je n’étais plus cette boîte fermée
à laquelle je devais de m’être si bien conservé » (Molloy, 1951, éditions
de Minuit, collection « double », p. 65).
7. Varèse, lettre à Odile Vivier. Cité dans Varèse, d’Odile Vivier, Seuil
1973 p. 147.
8. « ma petite chambre » : autre figuration métaphorique de l’intériorité
subjective liée au thème de la nuit. Dans Mon Roi, texte qui commence
d’ailleurs par « Dans ma nuit », nous rencontrons deux fois l’expression

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 30/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

« dans le secret de ma petite chambre » (ED p. 131). Nous reconnaîtrons


tout à l’heure dans ce « Roi » une des instances de l’intériorité.
9. On sait que le mot « ptyx », hapax linguistique du sonnet en -yx de
Mallarmé, désigne en grec, quoiqu’il n’existe pas au nominatif, un pli, un
repli (lat. sinus), et par extension la profondeur du ciel.
10. Plus récemment encore, Kundera : « Nous pensons agir, nous
pensons penser, mais c’est un autre ou d’autres qui pensent et agissent
en nous : des habitudes immémoriales, des archétypes qui, devenus
mythes, passés d’une génération à l’autre, possèdent une immense force
de séduction et nous téléguident depuis (comme dit Mann) ‘le puits du
passé’ » (Les Testaments trahis, Gallimard Folio, 1993, p. 21). Je est
donc toujours-déjà un autre (comme dirait l’autre).
11. Beckett, de nouveau, nous offre, dans Molloy, l’expérience
exemplaire d’une intériorité habitée d’une identité autre (mais qui
correspond en fait à l’être essentiel et profond du sujet). Le personnage
de Moran se sent hanté par un Molloy intérieur : « son existence, peut-
être l’avais-je inventée, je veux dire trouvée toute faite dans ma tête, [...]
dans certaines séquences cérébrales » (op. cit., p. 152). « Il haletait. Il
n’avait qu’à surgir en moi pour que je m’emplisse de halètements [...].
C’est ainsi qu’il me visitait » (op. cit., p. 154). Moran alors se laisse
« hanter et posséder par [...] ces présences » (op. cit., p. 155), par ce
« Molloy ainsi récupéré en moi, [...] celui de mes entrailles » (op. cit.,
p. 156), « celui de mes bas-fonds » (op. cit., p. 155). Plus loin, l’identité
« fabriqué[e] » (ibid.), artificielle et superficielle, de Moran, s’effrite, et
Moran devient ce Molloy qu’il refoulait : « Et ce que je voyais ressemblait
plutôt à un émiettement, à un effondrement majeur de tout ce qui depuis
toujours me protégeait de ce que depuis toujours j’étais condamné à être.
Ou j’assistais à une sorte de forage de plus en plus rapide vers je ne sais
quel jour et quel visage, connus et reniés [...]. Et je voyais alors une petite
boule montant lentement des profondeurs, à travers les eaux calmes,
unie d’abord [...], puis peu à peu visage » (op. cit., p. 202).
12. Le Clézio encore : « C’est au dedans de moi. Ces monstres existent.
Ce ne sont pas des inventions poétiques. Ils grouillent en moi, ils
pullulent » (L’Extase matérielle p. 123).
13. Même phénomène d’émergence d’une tête à la surface de « Mes
Propriétés » (où l’intériorité, nous l’avions vu, est décrite comme
surface) : « Parfois, quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma
respiration ; à l’affût ; et si je vois quelque chose émerger, je pars comme
une halle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une
tête, rentre dans le marais » (ED p. 39). Cela rappelle bien sûr un
fantasme de naissance, la rentrée de la tête dans le marais figurant le
retour à l’état d’avant la naissance.
14. L’envers de la page : dans le texte intitulé Lecture (ED p. 319), et qui
exprime métaphoriquement ce qu’est la lecture, Michaux écrit :
« Lentement / de l’autre côté / lentement voguent les poissons » ; la
https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 31/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

surface de la page est donc assimilée à la surface de l’eau, la profondeur


qu’il y a sous la surface (l’espace des poissons) correspondant au
psychisme de l’écrivain. Le texte continue : « Ceux de l’obstacle de l’air
regardent ceux de l’obstacle de l’eau » (ibid.) ; c’est-à-dire : les lecteurs,
au-dessus de la surface, regardent les écrivains sous la surface de la page
(tomme on regarde les poissons sous la surface de l’eau. Le texte exprime
alors le regret d’une idéale communication : « Que d’amitiés se perdent
parce qu’on n’a pas de branchies ! » (ibid.).
15. Saint-Exupéry : « Tu ne dois point rencontrer l’homme dans sa
surface mais au septième étage de son âme et de son cœur et de son
esprit » (Citadelle). — Sur cette idée d’une communion des intériorités en
profondeur (profondeur convertie ici en extrême hauteur), voir aussi
mon étude consacrée à « La communication des Ames, des cœurs et des
consciences, dans les romans de Bernanos », revue Eidolon no 49,
Bordeaux 1996 (p. 127-137).
16. Cette dimension mystique est une constante de l’inspiration de
Michaux, marqué dès son adolescence par la lecture des mystiques
chrétiens, notamment les Rhénans, comme Maître Eckhart, ou
Ruysbroek, « qui comprirent l’essentiel jusqu’à la moelle, le Dieu qu’il y
avait à aimer » (Ecuador). Au moment de la première guerre mondiale,
le jeune Michaux pense entrer dans les ordres. En 1925 il écrit dans
Ecuador : « Chacun porte un christ en soi ». — Puis ce sera bientôt le
voyage en Asie (Inde, Chine, Japon), la découverte de la méditation
indienne auprès d’un sage de Chandernagore, et l’engouement pour le
taoïsme.

Auteur

Éric Benoit

Université Michel de Montaigne


© Presses Universitaires de Bordeaux, 1998

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


BENOIT, Éric. Surface et intériorité chez Henri Michaux : De L’Espace
du dedans aux Émergences-Résurgences In : Surfaces et intériorité [en
ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 1998 (généré le 11
mars 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pub/5154>. ISBN : 9791030004038.
DOI : 10.4000/books.pub.5154.

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 32/33
18/4/2019 Surfaces et intériorité - Surface et intériorité chez Henri Michaux - Presses Universitaires de Bordeaux

Référence électronique du livre


JEAN-LOUIS, Cabanès (dir.). Surfaces et intériorité. Nouvelle édition
[en ligne]. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 1998 (généré le
11 mars 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pub/5130>. ISBN : 9791030004038.
DOI : 10.4000/books.pub.5130.
Compatible avec Zotero

https://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:TabOD7aTMHEJ:https://books.openedition.org/pub/5154%3Flang%3Des+&cd=1&hl=es&ct=… 33/33

Vous aimerez peut-être aussi