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La banqueroute
de Law
1 7 JUILLET 17 20
GALLIMARD
Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage vingt-sept exem-
plaires sur velin d'Arches Arjomari-Prioux numérotés de l à 27.
L'HOMME ET LA DOCTRINE
I
Law of Lauriston, cette mention n'est pas reprise, on ne sait pourquoi, dans l'édi-
tion de 1824.
Ce prélat a surtout marqué sa trace dans la chronique pour avoir, alors qu'il
n'était encore que simple ministre, joué au football le jour du Seigneur, et encouru,
de ce chef, une réprimande de son synode. Cependant, selon Fairley, la réalité de ce
méfait n'est pas établie.
Le biographe J. P. Wood était un gentil sourd-muet qui s'était consacré à l'his-
toire du comté de Cramond. Les études qu'il a consacrées à John Law, d'abord
en 1791, puis dans une édition plus étoffée en 1824, font preuve d'une grande
conscience mais d'une absence totale d'esprit critique. En ce qui concerne l'arche-
vêque, il tenait son information de Walter Scott senior, père de l'illustre historien,
qui était lui-même l'agent d'affaires du maréchal de camp Law de Lauriston.
1. L'hypothèse d'une parenté entre les deux branches nous paraît peu compa-
tible avec le ton impersonnel employé par l'archevêque dans une lettre de service
concernant le ministre (John Fairley, John Lauriston Castle, the estate and its owner,
éd. Edinburgh and London, p. 63).
2. Charles I er avait passé avec les « Covenanters » (presbytériens) un pacte
appelé « engagement », qui avait été répudié par les extrémistes, mais auquel un
certain nombre de ministres, dont John Law de Neilston, se rallièrent. A la suite
du triomphe de Cromwell et de l'exécution de Charles I e r , les partisans de l'intran-
sigeance triomphèrent et firent priver, par une loi, du droit d'occuper une charge
quelconque, qu'elle fût laïque ou ecclésiastique, leurs adversaires. « C'est ainsi que
le révérend John Law se vit retirer ses bénéfices pour cause d'incapacité » (M. Hyde,
John Law, un honnête aventurier, p. 15).
6 L'homme et la doctrine
1. Par la suite John Law fut en rapports amicaux avec différents membres de
cette famille, notamment Lord Islay, mais on ne trouve nulle part la moindre allu-
sion à un rapport de parenté.
2. Selon M. Hyde, les enfants des orfèvres étaient logés dans des chambres en
sous-sol sous les boutiques et l'insalubrité de l'habitat était une cause fréquente de
mortalité infantile : « La pièce réservée aux enfants dans la maison était une sorte
de cave située en sous-sol, sous les magasins principaux et où la clarté du jour par-
venait seulement par un soupirail donnant sur la rue. Les jeunes enfants des autres
familles d'orfèvres de l'enclos vivaient dans les mêmes conditions d'insalubrité »
(M. Hyde, op. cit., p. 17). Cet auteur, selon son habitude, n'indique pas l'origine
de ses informations.
3. Chambers, Traditions of Edinburgh, cité par Fairley, op. cit., p. 91.
4. Fairley, op. cit., p. 82.
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 7
1. Cf. le texte intégral dans J. Fairley, op. cit., p. 99-111. « Beaucoup de noms
mentionnés dans le testament figurent dans le Journal d'Erskine of Carnock's »
(p. 99, n. 3).
2. « Une pièce secrète construite de manière que l'on pût entendre de là tout
ce qui se passait dans la salle située au-dessus » (M. Hyde, op. cit., p. 19).
3. Enregistrée le 10 août (Fairley, op. cit., p. 98).
4. 1683. Le mois est laissé en blanc dans l'enregistrement du testament.
8 L'homme et la doctrine
puie a été connue depuis qu'on a prêté de l'argent sur des terres et
depuis qu'un titre héréditaire a été égal à une certaine quantité de
terres. »
La fonction anoblissante de la terre marque l'association de la
propriété avec le pouvoir politique. Ainsi s'articuleront les diffé-
rentes pièces de la construction. Law a appris que le métal pouvait
être avantageusement remplacé par le papier en tant que signe,
il suffit maintenant de le remplacer par la terre en tant que support.
Cette réflexion le conduira logiquement à l'idée d'une monnaie de
papier émise sur une garantie foncière.
Faut-il en déduire que Law était prédestiné à être le théoricien
monétaire qu'il fut, et dès lors par la suite, contrôleur général des
Finances en France?
Bien entendu nous n'irons pas jusque-là.
Les premières circonstances remarquables que nous avons vu
apparaître dans la vie de John Law ne sont pas l'expression d'une
fatalité, mais bien d'une disponibilité qui s'affirme, d'une conve-
nance qui se précise. « L'époque exige son serviteur. » Les pre-
miers signaux se sont allumés, d'autres vont suivre, qui seront
captés, transmis, et enregistrés un jour à la rubrique des offres et
demandes d'emplois des « serviteurs de l'époque », ces person-
nages que l'on appelle « historiques ».
VIII
1. Steven, History of the High School, cité par Fairley, op. cit., p. 116.
2. J. P. Wood ne connaît cependant le manuscrit que de seconde main. Citation
du manuscrit de Woodrow par Wood, op. cit., p. 206-207.
3. La restauration de Charles II s'était traduite par des excès répressifs qui pro-
voquèrent, à leur tour, une révolution. « Le jeune Law devait être endurci après
avoir assisté à tant de pendaisons, de flagellations, et avoir vu tant d'oreilles clouées
au pilori » (M. Hyde, op. cit., p. 17).
4. M. Hyde qualifie Jame Hamilton de directeur de collège, mais, selon le manus-
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 11
1. « On sait aujourd'hui que parier est un jeu qui a ses règles particulières. Il
y a fort longtemps que ce genre d'industrie est introduit en Angleterre et l'on assure
que quelques Français ont fait de grands progrès » (Sénovert, Discours préli-
minaire).
2. Du Hautchamp raconte que Law aurait même fait l'objet d'une mesure d'expul-
sion pour avoir introduit le jeu et pour y connaître une chance abusive. Il existe
bien une pièce qui mentionne l'incarcération d'un certain Las, mais il n'est pas
certain qu'il s'agisse de notre héros et le motif n'est pas connu, voir ci-après
chap. vi.
3. Daridan, John Law, père de l'inflation, p. 80.
On a même tenté d'expliquer ce déclin de la chance par l'amoindrissement de ses
facultés consécutif à ses revers. Mais ses écrits témoignent jusqu'au bout de la viva-
cité de son esprit.
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 15
prit comme compagne une femme affligée d'une tare physique, lui
fit des enfants, et lui demeura toujours très attaché. Quand on
cherche quelles pouvaient être les favorites de ce Don Juan, Wood
et Hyde ne trouvent rien de mieux à nous proposer que... la prin-
cesse Palatine, mère du Régent, alors âgée de soixante et onze ans,
mais gardant, nous dit-on, un tempérament de jeune femme. Cet
absurde ragot trouve sa source dans les pseudo-mémoires de
Richelieu, publiés par Soulavie à la fin du xvme siècle 1 .
On a mentionné également le nom de M m e de Tencin, avec plus
de vraisemblance, étant donné l'âge de l'héroïne et sa notoire
accessibilité. Cependant, cette circonstance même explique que
l'hypothèse ait pu être faite sans qu'il fût besoin d'un indice précis
pour l'étayer. En fait les références dont nous disposons se
limitent à une remarque cursive de Barbier, et à un pamphlet
contre la famille de Tencin écrit par un auteur qui, visiblement, ne
connaissait guère Law, qu'il croit marié en Angleterre 2 .
Si l'on considère que les écrits de ce genre abondent en détails
grivois ou en récits scandaleux sur un grand nombre de personnes
moins célèbres, le fait, que Law y soit rarement cité démontre
que sa vie privée ne prêtait guère à la rumeur, ni même à la pure
malveillance. En fait, nous n'avons trouvé qu'un seul indice figurant
d'ailleurs dans une correspondance honorable (la marquise de
Balleroy) et qui semble attribuer à Law, sinon une liaison, du moins
une relation passagère, avec M m e de Nesle, qui ne passait point
pour farouche. Rien de bien concluant d'ailleurs ni même de précis,
car tout se ramène au paiement d'une facture et il existe de ce fait
ténu deux versions dont une seule est dépourvue d'équivoque 3 .
homme dans son cabinet, qui était en état de lui en prêter : c'était M. Lass, qui.
ayant tout entendu, se montra et dit qu'il ne fallait point faire de bruit et qu'il allait
payer, ce qui finit toute discussion. »
Sans signature, 24 juillet 1718 (t. I, p. 333) : « On fait un conte que je meurs de
peur qui ne soit pas vrai; le voici : Galpin se transporta, il y a quelques jours, chez
M. le duc pour lui demander le paiement de 72 000 livres d'étoffes dont il avait
répondu; après bien du verbiage qui donnerait de la grâce au conte, mais qui serait
trop long de rapporter ici, il le renvoya à Lass. Galpin le pria d'écrire et de signer
le renvoi, ce qu'il fit. Galpin alla trouver Lass; Lass refusa et porta ses plaintes au
Régent, qui, après avoir dit qu'il ne se brouillerait pas avec M. le duc, conseilla de
payer sans se faire tympaniser, que le public le haïssait déjà assez, que, puisqu'il
voulait prendre la maîtresse d'un prince du sang, il devait payer ses dettes de bonne
grâce, ce qu'on dit qu'il a fait. »
VIII
Crime et châtiment
C.-J. Nordmann 1 .
Gray n'a connu Law que plus tard et il est possible qu'il ait été
influencé par la campagne du clan Wilson. Cette manière crapu-
leuse d'agir ne concorde guère avec ce que nous savons de Law, ni
même avec son attitude à l'époque des faits : Warristoun souligne
qu'il n'avait pas été pris sur le fait, et qu'il fit preuve d'« ingé-
nuité » en reconnaissant qu'il était l'auteur du coup meurtrier.
D'autre part, on ne voit pas pourquoi Wilson se serait prêté de
bonne grâce à une mise en scène destinée à le rayer du nombre des
vivants. Comment Law l'aurait-il obligé à écrire deux lettres?
Warristoun a trouvé un banquier qui attestait avoir remis à Law
une somme de 400 livres, mais qui n'apportait pas son livre de
comptes. Même si le banquier a menti pour rendre service à Law
dans la circonstance, celui-ci avait tout de même des ressources
par sa famille et, au surplus, rien ne démontre qu'un embarras de
trésorerie, fût-il cruel, eût pu le porter à tant de noirceur.
Il s'en fallut de peu que tout se terminât sans casse, puisque le
guet arriva presque à l'instant sur les lieux du drame. On peut sup-
poser que Wilson, qui avait la réputation d'un lâche, et qui n'avait
pas osé se dérober à un cartel, avait trouvé la solution élégante
qui consistait à prévenir discrètement les gardiens de l'ordre; on
connaît d'autres exemples d'un tel raffinement. Rien n'indique que
Law lui-même ait eu la volonté de tuer. Le fait qu'il n'y ait eu entre
les adversaires qu'une seule passe d'armes, la nature même de la
blessure de la victime au ventre, laissent penser que, comme devait
le soutenir Law, Wilson s'était, dans sa nervosité, embroché sur la
pointe du sabre de l'adversaire.
A partir de données aussi ténues, et qui gardent un fond d'incer-
titude, il est hasardeux de tenter une interprétation qui nous livre-
rait une nouvelle clef sur le personnage de Law et par voie de
conséquences sur son œuvre.
On doit cependant remarquer que ce jeune homme, doté de capa-
cités intellectuelles supérieures, bien qu'il n'en eût point encore
administré la preuve, et voué aux techniques du calcul, a pris un
risque hors de proportion avec les avantages qui en pouvaient
faire la contrepartie, fussent-ils d'honneur, fussent-ils même de
gain. Le risque de laisser sa vie dans le combat était sans doute
faible d'après ce qu'on nous dit de Wilson, mais celui du scandale,
de la prison, de la mort, de la fuite?
Nous verrons que ce spécialiste des probabilités, ce précurseur
de l'analyse « systémique », éprouve souvent de la peine à saisir
l'ensemble d'une situation; son esprit ne se déplace aisément que
sur des rails. Il tend à négliger tout ce qui se trouve hors du champ
de vision qu'il a dessiné, tout ce qui pourrait contrarier une impul-
sion qui projette devant elle sa certitude.
Crime et châtiment 23
1. Les biographes qui, même sans romancer l'histoire, croient habile d'ajoutei
des détails glanés ici et là, prennent des risques. Ainsi M. Hyde relate comment
Law aurait rédigé un plan propre à faire renaître l'industrie française dans la vallée
du Rhône, qu'il l'aurait remis à l'ambassadeur de France à Turin, en vue de le faire
transmettre à Chamillart, contrôleur général des Finances, qui lui aurait même
fait faire réponse. Quelle est la provenance de cette information? Bien que Hyde ne
l'indique pas, il s'agit d'un long document intitulé « Rétablissement du commerce »,
or, pour des raisons que nous mentionnons plus loin, l'hypothèse de l'authenticité
de ce texte doit être rejetée. P. Harsin a d'ailleurs retrouvé le véritable auteui
du projet sur les vers à soie qui est Pottier de La Hestroye.
2. On ne sait de quel côté.
Un itinéraire dans la brume 27
si l'on peut dire, éclairant, et parmi les textes déposés sur le bureau
du Parlement apparaît, le 10 juillet, sa proposition intitulée Pro-
posai for supplying the nation with money by a paper crédit1. Ce
document lui-même n'est autre que l'ouvrage publié en 1705 par
Law chez son beau-frère Anderson, et que nous avons déjà men-
tionné, à ceci près que le titre de la publication est — cela se
conçoit — un peu différent 2 . L'ensemble de l'étude se présente bien
en effet comme un projet soumis au Parlement, et les dates
concordent. Nous ne pouvons, sans doute, écarter totalement l'hy-
pothèse selon laquelle la présentation aurait été faite sous une
forme un peu abrégée : néanmoins, si un second texte avait été
établi, nous en trouverions certainement quelque trace, soit dans
des archives, soit dans d'autres publications.
En revanche, il est exclu que Law ait modifié son premier
mémoire et l'ait remplacé par quelque chose de tout à fait diffé-
rent. Cette thèse extravagante a cependant été avancée par Saxe
Bannister — le même Bannister qui s'était justement montré fort
perspicace dans l'attribution à Patterson des Proposais de 1704.
Et sur la foi de cette référence, elle a été reprise par quelques
auteurs, dont Montgomery Hyde. Il nous a donc paru nécessaire
de liquider cette difficulté imprévue, et nous croyons être parvenu à
démontrer que, cette fois, 1 érudit apologiste de Patterson avait
été abandonné par sa bonne étoile.
Le texte publié par Saxe Bannister tient en quelques pages
imprimées et porte le titre : « Deux ouvertures humblement sou-
mises à sa grâce John, duc d'Argyll 3 . » Il propose, pour l'essen-
tiel, la création d'une sorte de monnaie, fondée sur le troc et por-
tant intérêt, deux conceptions qui sont l'une et l'autre antinomiques
à celles de Law. C'est dans la dernière phrase du texte que l'on
voit apparaître le nom de « M. Law », dans une tournure dont la
rédaction déconcerte. Il n'est pas clairement affirmé que ce Law
soit l'auteur du texte, sur lequel il ne se prononce pas d'une façon
catégorique, et son invocation quelque peu fataliste au Seigneur
1. Actes du Parlement, vol. XI, appendice 71. Le titre indiqué dans ce premier
document est abrégé : « Proposai for supplying the Nation with money read and
ordered to ly ». Le titre complet figure dans les notes.
2. Il est à remarquer, contrairement à ce qu'on note au sujet de Chamberlen, que le
Parlement n'a pas ordonné l'impression du texte, ce qui prouve qu'il était déjà
imprimé.
3. Il comporte en effet deux parties distinctes. Saxe Bannister a trouvé le manus-
crit à la Bibliothèque des avocats à Edimbourg. Celle-ci l'aurait reçu de Lord Glem-
bervie, qui avait acheté ce document dans une vente. Cependant il appartenait à
l'origine à la collection de Charles Montagu, Lord Halifax, qui fut chancelier de
l'Échiquier (cf. Saxe Bannister, op. cit., p. X L V I ) .
34 L'homme et la doctrine
1. Une autre exception doit sans doute être constatée avec les Proposais de
W. Patterson. Mais justement le cas de Patterson est, comme celui de Law, hybride.
C'est pourquoi on a pu les confondre.
2. Au sens anglo-saxon de ce terme.
36 L'homme et la doctrine
La monnaie de papier
sente 40 shillings : c'est autant d'ajouté à la valeur du pays. Si l'on suit l'exemple
qu'il donne, on voit que sur 40 s que représente la production, il considère que 15 s
correspondent à l'entretien de l'ouvrier qui gagne en plus 10 s (il se montre ici
plus moderne que beaucoup d'économistes postérieurs qui limitent la rémunération
de l'ouvrier au coût de son entretien). La plus-value, au sens marxiste du terme,
est donc chiffrée à 25 s dont 10 restent acquis à l'ouvrier et dont 15 vont à l'entre-
preneur (spoliation seulement partielle). La pensée de l'auteur est plus confuse
quant à ce que gagne exactement « la nation ». II semble d'abord que ce soit seule-
ment la part de l'entrepreneur (15 s). Puis il présente un autre calcul et attribue à
la nation tout ce qui n'est pas consommé par l'ouvrier mais il complique son rai-
sonnement en supposant que l'ouvrier, mieux payé, consommera davantage. Il
évalue à tout hasard cette consommation à un chiffre intermédiaire (20) entre la
subsistance (15) et le salaire (25). Il reste donc 20 shillings, comprenant le reste
du salaire de l'ouvrier (épargné? investi? on ne sait) et le profit de l'entrepreneur;
l'ensemble appartient à la nation : probablement parce que cela représente la partie
exportable puisqu'elle n'est pas consommée.
1. John Law se fait une idée assez simpliste des catégories sociales. Il distingue
les propriétaires fonciers d'une part, d'autre part les « catégories inférieures » qui
« dépendent » des propriétaires fonciers. Quand les propriétaires fonciers vivent
mieux, les classes inférieures sont moins dépendantes (Œuvres complètes, op. cit.,
t. I, p. 15).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 25.
Les projeteurs d'Édimbourg 39
La monnaie terrienne
les vertus symétriques des vices dont le métal est affligé. La terre
est disponible en quantités pratiquement illimitées. Elle possède
une valeur qui lui est propre et qui échappe aux décisions arbi-
traires de l'Etat. Elle produit un revenu. Pour ces raisons, elle ne
peut, à la différence de l'argent, se déprécier, et au contraire on
est assuré que son prix augmentera régulièrement.
C'est ici que réside l'extrême point de faiblesse de la théorie :
nous y reviendrons.
Comment, cependant, fera-t-on de la terre une monnaie? Quant
aux modalités pratiques, le projet reste flou, et Law confesse spon-
tanément qu'il l'a en quelque sorte bâclé. C'est le propriétaire fon-
cier qui déclenche le mécanisme de l'émission; il s'adresse à l'État
pour obtenir un certain montant de billets. Il fournit en contre-
partie une hypothèque sur son bien, ou même il en cède définiti-
vement la propriété. L'option n'est pas tranchée, et d'ailleurs les
deux formules peuvent coexister. De toute façon, c'est une commis-
sion parlementaire qui mettra tout cela au point.
Les premières dispositions prévues par Law témoignent de pru-
dence et de modestie. Les billets émis représenteront 20 fois le
revenu des biens-fonds qui leur est affecté, ce qui correspond à
une rentabilité honorable de 5 %. Il prévoyait d'autre part une
sorte de rationnement (plus apparent qu'effectif) pour les émis-
sions La commission ne pourrait monnayer plus de 80 000 livres
à la fois et elle ne ferait pas de nouveaux billets tant qu'elle aurait
plus de 250 000 livres « au bureau ». Cependant au bout d'un an
et demi, ces limites seraient abolies et la commission aurait les
coudées franches.
Quant au principe même d'une monnaie supplémentaire, Law
entrait en compétition avec plusieurs autres projeteurs, et en ce
qui concerne plus particulièrement la monnaie terrienne, il trou-
vait à la fois un prédécesseur et un rival en la personne du docteur
Hugh Chamberlen. Chamberlen forme avec Patterson et Law lui-
1. Cette évaluation est sans doute inspirée de W. Petty, qui, cependant, retenait
le coefficient 21. Petty, d'autre part, avait présenté, fort curieusement, une estima-
tion de la valeur d'un homme d'après expressément le même coefficient : 20 fois son
salaire annuel (et celle-ci est mentionnée par Law). C'est en somme par anticipation
sur Hegel et sur Marx, la notion de la force de travail. Le raisonnement de Petty,
repris par Law de façon elliptique, établit une équivalence fort intéressante entre la
terre et le travail qui sont associés, voire identifiés, par les économistes de cette
époque aux notions de valeur et de richesse; la rente de la terre en argent est égale à
l'argent qu'un homme travaillant dans une mine d'argent peut économiser dans le
même laps de temps en plus de ses dépenses, s'il s'est consacré entièrement à cette
production (W. Petty, Œuvres économiques, p. 41. Pierre Dockers, L'Espace dans
la pensée économique, p. 141).
Les projeteurs d'Édimbourg 41
leur emploi des pauvres, 14 novembre 1703. Proposition de Land Crédit (en associa-
tion avec James Armour), 23 août 1704. (Actes du Parlement d'Écosse, vol. X,
p. 213, vol. XI, p. 50 et p. 184.)
1. « Animadversion upon a small inconstancial différence », tract imprimé sur
deux pages. British Muséum.
2. Il s'agit bien entendu de la monnaie de papier, la monnaie signe, car la mon-
naie gage, au contraire, terre ou actions, a pour Law cette vertu caractéristique de
comporter un revenu qui en assure la valeur propre. Et là précisément réside son
erreur.
3. Nous avons déjà émis quelque réserve sur cette source (cf. supra, p. 16).
4. Memoirs concerning the affair of Scotland from Queen St Anne accession to
the throne for the commencement of the Union, Londres, 1714 (G. Lockart de
Cornwarth) :
« Law avait trouvé le moyen de s'introduire rapidement dans la faveur du duc
d'Argyll... Il présenta un schéma très plausible. Toute la cour et le Squadrone à
l'exception de quelques-uns qui étaient des " moneyed men " l'épousèrent parce
qu'il était si solide que, dans le cours des temps, il aurait placé tous les fonds du
royaume dans la dépendance du Gouvernement. » Mais la chambre rejeta la motion.
5. C'est Lord Islay qui écrivit en termes superlaudatifs la préface de la seconde
édition de Money and Trade, parue à Londres au -début de 1720.
Les projeteurs d'Édimbourg 43
1. « On pourrait objecter que la demande pour l'argent est à présent plus grande
que la quantité. On répond que, bien que la demande soit plus grande que la quantité,
elle n'a cependant pas augmenté dans la même proportion que la quantité » (Œuvres
complètes, op. cit., p. 97 et sq.).
2. On se demande dès lors pourquoi il est nécessaire de régler la question par
des mesures particulières à l'Écosse. Il insiste lui-même sur le fait qu'en Hollande
l'abondance de l'argent assure un faible taux d'intérêt — pourtant ce n'est pas
un phénomène européen.
Les projeteurs d'Édimbourg 45
La traversée du désert
Il semble que John Law ait quitté l'Écosse (vers 1706?) quelque
temps après l'échec de son projet, et aussi, dit-on, après un nou-
veau refus opposé à une seconde demande de grâce Il ne pouvait
d'ailleurs demeurer dans ce pays à partir du moment où l'union
avec l'Angleterre serait devenue effective et sans doute prit-il les
devants.
Pendant la petite décennie qui s'écoule entre son retour sur le
continent et la mort de Louis XIV, il résida, selon les périodes, dans
divers pays-européens, à Bruxelles, à Paris, à Gênes, à Turin, à
Amsterdam. Selon une certaine version, il se serait rendu à Vienne,
afin de proposer un plan à l'empereur, mais ce fait n'est pas éta-
bli 2 . Il envisagea en 1712 de s'installer aux Pays-Bas où il se fit
ouvrir un compte et où il acquit un immeuble d'habitation. Cepen-
dant il décida, en fin de compte, de fixer son domicile en France
où il acheta également une maison. Ses pérégrinations étaient
déterminées par les épisodes de sa carrière de projeteur.
En France en 1707, parce qu'il adresse des mémoires au gouver-
nement. Au Piémont en 1711-1712, parce qu'il établit un projet
pour Victor-Emmanuel. Aux Pays-Bas, il aurait, selon certaines
sources, tenté de mettre sur pied une loterie, ce qui nous paraît
douteux, car il a déconseillé fortement cet expédient en Savoie et
1. Saxe Bannister, op. cit., 3, IX. Selon cet auteur, qui se réfère aux archives du
State Papers Office, Law aurait cependant obtenu le désistement de l'appel de la par-
tie civile et il aurait proposé à la Reine de la servir en Flandre à ses propres frais.
2. Ce renseignement est donné par Marmont Du Hautchamp, Histoire du Sys-
tème des Finances, sous la minorité de Louis XV, pendant les années 1719-1720
(La Haye, 1739, t. I, p. 71) et accueilli avec réserve par les autres biographes
(cf. Hyde. op. cit., p. 78). Le même auteur indique que Law se serait rendu secrète-
ment en Angleterre (voir ci-après).
48 L'homme et la doctrine
Dans cette période qui paraît assez plate pour ses biographes,
nous voyons s'élever comme des menhirs au-dessus d'une lande
déserte quelques monuments écrits de sa pensée raisonnante et
planificatrice.
Ces textes nous intéressent, car d'abord, nous y suivons le chemi-
nement intellectuel de l'auteur. Nous voyons sa puissance créatrice
osciller entre les suggestions pratiques, les vues réformistes, l'ima-
gination révolutionnaire. Également entre le bon sens et le contre-
sens, le faux sens et l'insensé. Enfin nous pouvons y déchiffrer la
programmation de ce qui sera son expérience. Il n'y a rien dans ce
qu'il fera qui ne figure dans ce qu'il a préalablement écrit. Il est
comme un ordinateur qui ne peut pas sortir de son programme.
Nous pouvons y lire les raisons pour lesquelles les entreprises de
Law exerçaient une telle force d'entraînement et également nous y
discernons la fatalité de son échec. Une fatalité psychologique.
L'impossibilité pour l'auteur de prendre une conscience exacte des
lignes qui ne peuvent pas être franchies. Il y a chez Law beaucoup
de raisonnable, même dans la part de novation; mais il est rare que
l'on ne découvre pas, dans l'une quelconque de ses œuvres, une
excursion du « raisonné » au-delà du « raisonnable ».
Le premier texte disponible après l'échec écossais est un
mémoire de 1707 adressé à une Altesse royale. Ce destinataire
n'est point le duc de Chartres, futur Régent, bien que Forbonnais
ait donné cette indication 1 , mais soit le duc de Bourgogne, soit le
prince de Conti et probablement le premier par l'intermédiaire du
second 2 .
C'est un ouvrage purement pédagogique, qui commence par une
affirmation péremptoire, dont on ne peut s'empêcher de sourire :
« Quoique la monnaie soit une affaire très importante, pourtant
elle n'est pas entendue. Ceux qui ont écrit sur ce sujet, au lieu de
l'éclaircir, l'ont rendu plus obscur. Les principes qu'ils établissent
et sur lequel les États les plus considérables de l'Europe se gou-
vernent, sont faux. »
Moi seul et c'est assez!
L'objet de l'étude, en dehors de son propos didactique, est de
déconseiller à l'État toutes les manipulations monétaires (ainsi que
des mesures telles que la défense des transports d'espèces). Law
maintient fermement sa thèse sur la monnaie aussi peu variable
que possible.
Sans doute ce texte est-il essentiellement destiné à préparer le
1. Lors de la publication par ses soins de ce texte présenté sans date dans ses
Recherches et Considérations publiées en 1767, t. II, p. 542 et sq.
2. Œuvres complètes, op. cit., Introduction, p. xxiv.
50 L'homme et la doctrine
1. Il reprend cette idée en décembre 1720 alors qu'il est aux abois.
2. Il est à remarquer que l'auteur développe ici un projet quelque peu analogue
à celui d'Olivier du Mont — que nous avons hésité à lui attribuer. Du Mont pré-
voyait en effet, d'une part, que le Roi pourrait, grâce à son système, payer ses
dettes et, d'autre part, que le Roi deviendrait, par ce moyen, maître de tout l'ar-
gent du royaume (cf. Annexe II, infra, p. 639 et sq.).
3. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 204-205.
4. Cette précision ne figure pas dans ce texte; nous rappelons qu'elle fait partie
de l'explication globale précédemment donnée.
52 L'homme et la doctrine
vendeurs. Il faut donc que les hommes se mettent à l'égard des actions, dans le même
esprit. » Oui mais... Il semble qu'ils aient de la peine à s'y mettre d'eux-mêmes.
1. Le texte de P. Harsin porte 2 % mais celui de Gennaro, 0,5 %. Ce texte n'est
que la seconde mouture d'un premier projet, plus flou et que les conseillers du Duc
avaient trouvé imprudent!
Il conseillait de créer une banque, ou une sorte de bureau où des fonctionnaires
(officiers du Duc) recevraient les rentrées du Trésor et remettraient en échange des
billets payables à vue... Cependant, s'ils ne l'étaient pas, ils porteraient intérêt
à 8 %. D'autre part on pourrait ordonner que tous les paiements soient faits en
billets, cette disposition étant limitée, pour un premier temps, à la capitale et aux
environs.
Trois experts désignés par le Duc avaient étudié ce premier document et avaient
été déçus. Le but qu'ils entendaient voir poursuivre par la création d'une banque
était de faire fructifier des fonds par les opérations classiques de dépôts,
d'escomptes, de compte courant, etc., et nullement de parvenir à l'augmentation de
la masse monétaire en mettant en circulation une richesse fictive (cf. Mario di Gen-
naro, Giovanni Law e l'opéra sua, Milan, 1931).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 218-221.
3. Du Hautchamp, op. cit., t. I, p. 71.
54 L'homme et la doctrine
matie, il exposa au Duc que s'il devait rester en France, c'est parce
qu'il avait investi son patrimoine en fonds publics dans ce pays et
qu'il se voyait en somme dans l'obligation de sauver le royaume
pour éviter la perte de sa fortune. Sans quoi, rien n'aurait pu le
détourner de travailler au seul service du Duc!
Victor-Amédée eut encore l'occasion de consulter John Law sur
la création d'une loterie, et celui-ci lui déconseilla formellement cet
expédient. « Ce genre de projets ne doit pas être permis dans les
Etats bien ordonnés. » Il en donne des raisons dont la. lecture,
quand on connaît les épisodes du système, donne l'impression de
1 ironie. La loterie peut inspirer au petit peuple le désir de sortir
de sa condition et de faire fortune. Quant aux bourgeois il vaut
mieux qu'ils emploient leurs fonds à soutenir le commerce et à
payer leurs créanciers. De tels expédients n'ont pas leur place
« dans les États bien gouvernés ».
Cet avis est écrit... le 7 décembre 1715. Law est bien bon de faire
bénéficier de ses conseils le roi de Sicile. Il est désormais conseiller
du Régent et il vient d'engager la grande parabole de sa carrière.
C'est à la date du 24 décembre 1713 que Law avait demandé une
audience au Contrôleur général Desmarets pour lui parler « d'une
affaire, qui, j'espère, lui sera agréable, étant pour le service du Roi
et pour l'utilité des sujets ». D'après le détail de la correspondance,
il semble qu'il eut quelque mal à être reçu, mais enfin le contact fut
pris et il présenta au Contrôleur général un mémoire relatif à
l'amortissement de la dette. Après quoi il se remit au travail et
établit un véritable projet de Banque 1 .
Tout en travaillant avec Desmarets, John Law entretenait des
relations avec diverses personnalités. Nous savons notamment que
l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Stair, arrivant de nuit à Paris,
le 23 janvier 1715, pour prendre possession de son poste, notait
qu'il avait rencontré dans cette première soirée une seule personne,
qui était John Law 2 .
Il semble qu'il était également en contact, soit avec le duc
d'Orléans, soit en tout cas avec des personnes de son entourage.
Selon Saint-Simon, le duc d'Orléans l'avait recommandé à Desma-
BANQUE ET LA GUERRE
VIII
par Saint-Simon qui note simplement pour le samedi 24 août : « Il soupa debout
en robe de chambre en présence des courtisans pour la dernière fois. » Les deux
récits concordent quant à l'aggravation survenue le 25.
1. Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 1081.
2. Et encore : « ... Un grand prince chrétien qui a poussé le pouvoir indépendant
au-delà de toutes ses bornes, est mort d'une maladie gangrénée, peu regretté de
ses sujets et haï de tous les étrangers. »
On ne peut s'empêcher d'évoquer la ressemblance de cette situation avec celle qui
se présentera à la fin du règne, lui-même fort long (cinquante-neuf ans), de
Louis XV. A ceci près que, dans ce cas, on ne parlera pas seulement du peu de tris-
tesse mais d'une véritable joie. « La satisfaction se lisait sur tous les visages », écrit
le baron de Besenval. Faut-il en déduire que lorsqu'une même personne gouverne
pendant très longtemps, sa fin est toujours attendue avec impatience et saluée avec
soulagement? Il peut y avoir quelque chose d'exact dans cette vue, car le caractère
oppressif que comporte nécessairement le pouvoir (surtout s'il est absolu) s'accroît
de l'oppression supplémentaire qu'engendrent l'absence de changement, la mono-
tonie de la durée et l'impression de huis clos qui peut résulter de la permanence du
nom et de l'image.
Cela dit, il existait dans les deux cas des raisons de désabusement et de
mécontentement, mais fort dissemblables. Le règne de Louis XIV s'était terminé dans
une bigoterie étouffante, mais non sans respectabilité. Au contraire, celui de Louis XV
avait suscité, par l'immoralité et le cynisme, le mépris et le dégoût. Par contre, si
La passation des pouvoirs 63
dans l'un et l'autre cas les finances étaient en piteux état, on n'observe rien en 1774
qui rappelle le marasme économique de 1715. La période intermédiaire a vu
reprendre, notamment à la suite de l'expérience de Law, le chemin de l'expansion,
bien que ce soit au détriment du pouvoir d'achat réel de certains travailleurs (voir
Labrousse). Les sujets de mécontentement, cette fois, sont autres et tiennent juste-
ment à un mouvement progressif de l'économie, entraînant des distorsions ten-
dancielles.
1. F. Braudel, Labrousse, P. Goubert, Histoire économique et sociale, t. II, p. 363
et sq.
2. Voir ci-après note annexe, p. 66.
64 La banque et la guerre
Louis XIV a fait son œuvre et on peut même penser que c'est
depuis longtemps puisque l'agrandissement territorial 1 , qui est
sans doute la meilleure justification d'un règne si dispendieux, est
achevé depuis 1681. Si l'Histoire a ses ruses, elle peut aussi avoir
sa courtoisie. Il est bien naturel qu'elle en ait usé envers un souve-
rain qui a porté cette vertu à sa sublimité astrale. 1681-1715,
c'est très exactement, comme nous le savons aujourd'hui, la période
pendant laquelle s'effectua, d'ailleurs en liaison avec une reprise
sur le trafic des métaux précieux 2 , une grande mutation expansion-
niste de l'économie mondiale 3 dont d'autres pays surent s'assurer
le bénéfice 4 .
Il est normal pour toutes les raisons que l'on connaît que la
France ne suive le mouvement qu'avec un certain décalage par
rapport à l'Angleterre et à la Hollande. Mais la limite extrême est
atteinte, et même sans doute dépassée. Au-delà de ce point, il fau-
drait admettre que la survivance — dans la personnalisation de son
agent — d'une politique dont le sens a été épuisé, put indéfiniment
contrarier l'émergence d'une politique nouvelle, répondant aux
nouveaux objectifs que déterminent les situations concrètes et les
forces psychologiques profondes.
L'acteur individuel n'a que trop longtemps contrarié l'acteur
collectif.
Cet acteur collectif n'est autre que les « dix-sept ou dix-huit
millions de Français aux champs ou aux ateliers, travaillant paisi-
blement, lentement, dans des conditions encore précaires mais
avec un courage, une habileté, une finesse, une persévérance
jamais démentis. C'est en eux que reposent, en fin de compte, l'ave-
nir et la force de cette nation qui commence à se chercher, à se
trouver 5 ».
La patience du peuple s'épuise en même temps que la courtoisie
de l'Histoire se lasse. Si vêtu d'or qu'il soit, il est temps de dire à
ce Roi de soixante-dix-sept ans : « Vous êtes rentré chez vous et
vous avez reçu votre salaire 6 . »
Tel était l'objet d'un édit que Louis XIV avait pris le soin de faire
enregistrer par le Parlement, réuni à cet effet avec la Cour, à
Marly, le 2 août 1714. Par le même acte, le duc du Maine et le
comte de Toulouse recevaient le rang de princes du sang.
Le même jour, et comme dans la foulée, Louis XIV rédigeait son
testament. Il prit, pour sa conservation, des précautions exception-
nelles. Il le remit en mains propres au Premier président de
Mesmes et au procureur général d'Aguesseau. Les magistrats, de
retour à Paris, firent creuser un trou dans la muraille d'une tour
du Palais et y déposèrent le document. On ferma l'ouverture par
une grille et une porte, dont chacune comportait trois serrures
différentes. Les trois clefs furent gardées respectivement par le
Premier président, le Procureur général et le greffier. Ainsi le tes-
tament ne risquait-il point de s'égarer : c'est là tout ce que l'on
pouvait garantir.
L'objet de ces dispositions testamentaires était triple. D'une
part, Louis XIV entendait limiter les pouvoirs qui appartiendraient
au duc d'Orléans, qui était le parent majeur le plus proche. Le tes-
tament ne lui accorde pas même le titre de Régent et en fait seule-
ment le Président d'un Conseil de Régence. La composition de
ce Conseil était fixée d'avance. Le duc n'y disposerait que d'une
voix préférentielle en cas de partage, toutes les décisions devant
être prises à la « pluralité des suffrages » (majorité).
En second lieu, Louis XIV entendait conférer des pouvoirs aux
princes légitimés, qui entraient tous les deux au Conseil de
Régence : ils détenaient ainsi à eux deux plus d'autorité que le
président!
Enfin, et en troisième lieu, le Roi prenait des mesures relatives à
la personne même du jeune Roi. Celui-ci se trouvait placé sous la
« tutelle et la garde » du Conseil de Régence, mais — « sous l'auto-
rité de ce Conseil » — le duc du Maine était investi d'une fonction
spéciale comme chargé de veiller à « la santé, conservation et édu-
cation » du mineur. Le duc de Villeroy, à son tour, était nommé
gouverneur du Roi sous l'autorité du duc du Maine. La distinction
ainsi établie entre l'administration du royaume et la garde du
jeune Roi n'a rien d'une innovation bizarre : elle se recommande
de précédents, eux-mêmes assez bien fondés en raison. On estimait
qu'il pouvait être dangereux de confier la surveillance du Roi à
celui qui étant son plus proche parent avait vocation à lui succé-
der :
« Ne doit mie garder l'agnel
qui doit en avoir la pel 1 .» %
1. Cette pluralité ne s'appliquait qu'à la « décision des affaires », toutes les grâces
et punitions demeurant dans les mains du Régent.
2. Au lieu de vingt-cinq, âge minimum requis.
3. D'après l'exposé que présentèrent les gens du Roi, il s'agissait de confier au
duc d'Orléans le commandement des troupes de la Maison et au duc du Maine celui
de la partie de ces troupes qui assurait la garde personnelle du Roi. Mais les chefs
des différents corps qui composaient la Maison du Roi estimèrent que le comman-
dement ne pouvait être divisé et leur avis prévalut.
La passation des pouvoirs 73
Quel est donc ce prince qui, sans avoir le titre de roi, va être pen-
dant près de huit ans (jusqu'à la majorité de Louis XV, acquise à
treize ans et un jour) le véritable souverain du royaume? Philippe,
duc d'Orléans, est alors âgé de quarante et un ans. « Il était, nous
dit Saint-Simon, de taille médiocre au plus, fort plein, sans être
gros, l'air et le port aisés et fort nobles, le visage large, agréable,
fort haut en couleur et la perruque de même. » Ce portrait paraît
encore un peu flatté. En fait, le prince n'était pas de taille médiocre,
il était petit et même, selon sa mère, très petit (il est vrai que
Saint-Simon était lui-même un nabot, ce qui pouvait fausser son
optique); il avait eu la taille fine, mais il était devenu épais, ce qui
faisait un point de ressemblance avec sa fille chérie, la duchesse de
Berry, « puissante comme une tour 1 ». Il avait été fort joli, disait-
on encore, à l'âge de quatorze ou quinze ans, mais depuis il était
devenu laid : « Malgré sa laideur, les femmes le courent; l'intérêt
les attire; il les paie bien 2 . » Il avait pris, sous l'effet dit-on du
soleil d'Italie et d'Espagne (?), un tel hâle qu'il était resté d'un
brun rouge. Mais il semble qu'on puisse trouver une autre expli-
cation qu un bronzage de grand air à ce visage couperosé chez un
homme adonné à tant d'excès et porté à l'apoplexie.
Dans les derniers temps de sa vie, on parle même de son teint
enflammé et de ses yeux chargés de sang.
« Le mal qu'il avait aux yeux le faisait loucher quelquefois. » En
fait, il avait perdu la vision d'un œil, ce qui donnait lieu à des plai-
santeries dont il était débité en commun avec le duc de Bourbon 3 .
dur comme fer que le crime « ne peut être contesté » et qu'il est en
tout cas l'œuvre de la jeune femme 1 .
Le duc lui-même croyait aux fables ordinaires quand il ne s'agis-
sait pas de sa propre criminalité et à défaut d'administrer le poison,
il craignait d'en être victime. Ainsi prenait-il la précaution de faire
passer sur le feu les envois d'origine inconnue . »
Lorsque la duchesse de Berry fut morte, il sortit de l'écrasement
de la douleur pour concevoir les soupçons qu'il avait trouvés si
ridicules dans les autres cas et fit pratiquer l'autopsie (l'ouverture,
disait-on alors) qui ne manqua pas de confirmer, par le délabre-
ment général d'un organisme si absurdement éprouvé de longue
date, la cause trop naturelle de cet événement fatal.
En dehors des divertissements où l'engageait la curiosité de
l'esprit et de l'importante partie de son temps qu'il consacrait à
la dissipation et aux plaisirs, le duc d'Orléans s'était trouvé occupé,
à diverses reprises, d'intérêts plus sérieux et d'affaires plus consi-
dérables. Comme il était peu probable qu'il fût appelé à régner
en France, il avait éprouvé la tentation de faire valoir ses droits
au trône d'Espagne. Des documents authentiques confirment
qu'il y avait pensé ou qu'on y avait pensé pour lui dès 1701 3 et
même, semble-t-il, dès 1699, mais l'affaire pour lors n'alla pas
plus avant. En 1707, Louis XIV lui confia le commandement de
l'armée d'Espagne, mais c'était plutôt un commandement nominal
dont il n'assurait pas réellement la responsabilité stratégique.
A cette occasion, des personnages obscurs, prétendant être ses
agents, se livrèrent à différentes intrigues qui tendaient à préparer
pour lui la succession de Philippe V dont la situation était devenue
précaire et auquel le roi de France envisageait de cesser son sou-
tien. Philippe V se plaignit à Louis XIV et celui-ci, selon Saint-
Simon, en aurait fait au duc d'Orléans une sévère admonestation,
le menaçant même de poursuites criminelles. Cependant, dans une
lettre envoyée au roi d'Espagne le 5 août 1709, Louis XIV s'atta-
chait à justifier pleinement son neveu : « Je suis persuadé par la
manière dont il s'est expliqué qu'il ne m'a rien déguisé. Ainsi, je
puis vous assurer qu'il n'a jamais eu l'intention d'agir contre votre
service. » En conclusion, le roi conseillait « d'assoupir incessam-
ment une affaire dont l'éclat n'a déjà fait que trop de mal ».
En fait, les agents secrets restèrent emprisonnés en Espagne
pendant six ans et, soit sur la demande de Philippe V, soit par
l'effet de son jugement personnel, Louis XIV ne renvoya pas son
Noailles
ou
Le radicalisme de gestion
cartes en mains. Law pouvait lui apporter l'atout qui lui manquait.
Un gestionnaire solide pour mener à bien une politique classique
dans les domaines du budget et de la trésorerie. Un banquier
inventif, pour habituer l'économie française à l'usage du papier-
monnaie et du crédit selon les exemples anglais et hollandais.
Voilà les deux hommes dont le Régent a besoin pour sauver les
finances du Royaume, ranimer l'activité, réveiller la France au
bois dormant de son « insensibilité funeste 1 ».
De Noailles à Law, le contraste est saisissant mais les analogies
sont perceptibles.
Ils ont en commun l'éloquence, l'art de persuader et de séduire,
l'opiniâtreté à surmonter les rebuffades, le goût de l'action, la pas-
sion du pouvoir.
Si le duc n'est pas un aventurier, il y a quelque chose d'aventu-
reux en lui : on lui attribuait un étrange complot ourdi en Espagne
avec le marquis d'Aguilas en vue de donner à Philippe V une
maîtresse et de soustraire ainsi le Roi à l'influence de la toute-
puissante duchesse des Ursins.
Il aimait les idées nouvelles et les projets originaux : l'idée du
Mississippi vient de lui.
On relève entre nos deux héros un autre trait de ressemblance.
C'est une certaine densité morale, fait assez rare à l'époque chez
les hommes occupant de telles places. Ils étaient honnêtes. L'inté-
grité de Noailles n'est pas douteuse et c'est un des arguments que
Saint-Simon énonce pour se justifier de n'avoir pas dissuadé le
Régent de le choisir. S'il a bien, par la suite, assez petitement
tenté de limiter la portée de cet éloge, il n'y est point parvenu.
Un autre grand ennemi de Noailles, le marquis d'Argenson, aux
termes d'un portrait dont l'extrême méchanceté n'est pas sans drô-
lerie, n'hésite pas à lui faire grief de son incapacité à s'enrichir :
« Quant à ses propres affaires, il les a toujours plus mal gérées
encore que celles du Roi et son zèle en a été la ruine. Il a fini par
abandonner tous ses biens à ses créanciers. » Or tel fut également
le destin de Law, bien qu'il fût, à la différence de Noailles, expert
en finances.
Si ces hommes étaient honnêtes, ce n'est pas seulement parce
qu'ils étaient ambitieux et que pour les ambitieux le pouvoir passe
au-dessus du profit; c'est aussi parce qu'ils étaient des hommes
sincères, sincères dans leurs opinions, sincères dans leur dévoue-
ment au bien public. En réalité, ils étaient tous deux « patriotes »,
ce qui paraît naturel chez Noailles, si l'on considère sa lignée et sa
carrière, ce qui surprend davantage chez Law qui n'était pas fran-
1. Forbonnais.
Le radicalisme de gestion 97
1. Ces traits de son personnage sont illustrés par une anecdote fort connue :
« M. Rouillé du Coudray étant arrivé un peu tard au Conseil des Finances, M. le duc
de Noailles lui dit en plaisantant : " Le vin de Champagne vous a peut-être trop
arrêté. "... A quoi M. du Coudray répliqua sur le même ton : " Il est vrai que j'aime
un peu le vin de Champagne, mais ce n'a jamais été jusqu'au pot-de-vin " (Buvat,
op. cit., t. I, p. 117).
2. Déclaration rapportée dans le rapport de Fagon à la séance du 24 octobre.
100 La banque et la guerre
Bernard Fénelon
Heusch Tourtou
Chauvin Piou
Anissou Guiguer
Philippe
Mouchard
Mouras
Lecouteux (Le Couteulx)
Hélissant
CONTRE FAVORABLES
2. Cf. les commentaires de Luthy sur ces personnalités, deux d'entre elles repré-
sentant Bordeaux et Nantes, les deux autres étant des banquiers spécialistes d'opé-
rations internationales (Luthy, op. cit., p. 301-302).
La banque de Law n'aura pas lieu 101
La dette
La monnaie
t
La banque de Law n'aura pas lieu 103
1. <i Voulez-vous savoir, Monsieur, ce qui rend l'argent si rare? En voici une
démonstration : M. de Chalais, receveur général de Champagne, ayant un billet de
1 500 livres à payer, le porteur alla avec un ami le prier incessamment de le payer...
M. de Chalais chercha sur lui et dans ses tiroirs et ne put ramasser que 300 livres
qu'il donna en soupirant. Cependant, le feu ayant pris à la nuit de Noël à l'hôtel
d'Albret, il a fallu jeter les coffres par la fenêtre qui se sont trouvés remplis d'argent
jusqu'à 800 000 livres. » Gazette de la Régence, p. 50.
2. Gazette de la Régence, p. 11.
3. Notée à la date du 24 par le Journal de la Régence, Dom Leclercq indique la
date du 15.
La banque de Law n'aura pas lieu 107