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EDGAR FAURE

La banqueroute
de Law
1 7 JUILLET 17 20

GALLIMARD
Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage vingt-sept exem-
plaires sur velin d'Arches Arjomari-Prioux numérotés de l à 27.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays.
© Éditions Gallimard, 1977.
Première partie

L'HOMME ET LA DOCTRINE
I

L'ennemi de Vor est né


dans la maison de Vorfèvre

«• Ainsi se rythment les chapitres de l'his-


toire du monde. A la cadence des fabuleux
métaux. »
Fernand Braudel.

City Parish Register of Baptisms : « 21 April 1671 William LAW,


Goldsmyth & Jean Campbell A.S.N. ( a son named) John — Witn.
(témoins) : Mr John Law; John Law Goldsmyth; Archibald Hirlope,
Bookbinder; Hew Campbell and John Murray, merchants . »
Ce texte établit de façon incontestable l'orthographe du nom de
famille de Law, qui, par la suite, est souvent écrit Laws, Las, ou
même Lass, voire Laus.
Ce problème d'orthographe est en liaison avec la petite énigme
de la prononciation Lass, qui était générale à l'époque, ainsi qu'en
témoignent, entre autres, Saint-Simon et Voltaire. On note cepen-
dant à l'occasion, selon Mathieu Marais, une prononciation popu-
laire Laou. On a émis diverses hypothèses sur cet écart entre la
irononciation usuelle et la lecture phonétique : confusion entre la
Ïettre w et une double lettre ss, voire même simple jeu de mots,
s'agissant d'un joueur : l'as 2 , également l'emploi habituel de la

1. Extrait transcrit sur le livre des baptêmes de la paroisse de la Cité (église


Saint-Gilles) à Édimbourg.
2. Ce qui permettait aux chansonniers de faire rimer Law avec hélas. Cf. l'épi-
graphe :
L'aspect nouveau de l'état de la France
Fait dire à l'un, fait dire à l'autre : hélas!
Serait-ce un Dieu qui régit la finance
Est-ce un démon sous la forme de Las?
4 L'homme et la doctrine

formule anglaise Law's System, donnant par contraction Laws, etc.


Un érudit du siècle dernier s'est attaché à résoudre cette petite
énigme 1 . Il écarte l'explication par le double s en soulignant qu'on
ne la relève jamais dans des noms comme Berwick et Newton 2 et
retient l'hypothèse selon laquelle la prononciation Law procède
de l'orthographe habituelle Laws, employée couramment et par
l'intéressé lui-même; l'addition du s est elle-même fréquente pour
les noms écossais, elle marque l'abréviation de la formule Lawson,
fils de Law. Ainsi écrivait-on non moins couramment Stairs pour
désigner l'ambassadeur d'Angleterre, lui-même compatriote de
Law 3 . Or, la prononciation écossaise de Law est La4, mais celle
de Laws est sensiblement Las5. Sans doute Law, en prononçant
son nom de cette manière, a-t-il accrédité lui-même la première
orthographe usitée, d'où, par la suite, lorsque s'est imposée l'écri-
ture Law, la perpétuation Las comme forme orale.
Quant à la manière dont le nom doit être prononcé aujourd'hui,
nous inclinons, comme A. Beljame, à préconiser le maintien de Las,
conformément à la pratique suivie dans des cas analogues, dont
le plus connu est celui de Broglie (Breuil).
Le premier biographe de John Law, J. P. Wood, présente son
héros comme l'arrière-petit-fils de James Law, archevêque de
Glasgow, qui fut célébré en vers latins par un poète anglais et doté
d'un monument funéraire dans la cathédrale Saint-André par la
piété de sa veuve 6 .
Mais il ne s'agit que d'une homonymie ou tout au plus d'un loin-
tain cousinage.

1. Cf. Alexandre Beljame, « La Prononciation du nom de Jean Law, le financier ».


Étude parue dans les Études romanes dédiées à Gaston Paris par ses élèves le
21 décembre 1890, publiée en tirage à part chez Émile Bouillon à Paris en 1891.
2. Cet argument n'est pas entièrement convaincant, car le w se trouve au milieu
des mots dans Berwick et Newton, alors qu'il se trouve à la fin dans Law.
3. « Laws équivaut donc à Lawson, et tous deux veulent dire : fils de Law. C'est
une forme où le génitif indique la filiation, ainsi que dans les noms de famille français
Dejean, Depaul, Depierre, etc. Le nom de Law a eu de même deux formes Law et
Laws. Cette dernière adoptée par son entourage en Angleterre... a été sans doute
acceptée par lui, ce qui explique que dans les premiers documents où il est men-
tionné, il figure avec l'orthographe Lass, Lasse ou Las » (A. Beljame).
4. La prononciation anglaise étant Lôw.
5. En fait intermédiaire entre Las et Laze, l's écossais flottant entre ç et z (A. Bel-
jame).
6. James Law fut archevêque de Glasgow de 1615 à 1632. Arthur Johnston lui
adresse les vers suivants :
« Est corna, Lae! tibi cygnaris aemula plenius
Pectora sunt multo candidiora cornis. »
Citée dans la première édition de J. P. Wood, Sketch of the life andprojects of John
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 5

Selon les recherches minutieuses de John Fairley, publiées en


1924 dans sa monographie consacrée à Lauriston Castle, le
bisaïeul de John Law est bien un homme d'Église, mais simple
ministre de la paroisse de Neilston, Andrew Law 1 .
Le fils d'Andrew, John, devenu l'adjoint, puis le successeur de
son père, fut par la suite privé de son poste pour « inefficience »,
ce qui était la procédure habituellement appliquée aux ecclésias-
tiques qui avaient choisi la carte non gagnante dans le conflit de
]' «engagement» (1649) 2 . Réduit à vivre d'un maigre subside,
alloué par le Parlement, il décida de diriger ses fils John et William
vers une carrière moins ingrate, et tous deux entrèrent en appren-
tissage chez un orfèvre d'Edimbourg, puis s'établirent à leur
compte. William, le puîné, épousa, en premières noces, Violette
Cleghorne, fille d'un orfèvre, et s'installa lui-même, en 1662, en
louant pour 40 livres une boutique située dans l'enclos du Parle-
ment, dans la rangée qui longeait le côté sud de Saint-Gilles; Vio-
lette mourut peu après en donnant naissance à leur fille aînée,
Isabelle. William se remaria avec Jane Campbell, issue d'une
famille de bourgeois, marchands et quelque peu aristocrates, ornée
également d'ecclésiastiques, apparemment plus cossue que la
famille Law. Pour faire bonne mesure, J. P. Wood et un certain

Law of Lauriston, cette mention n'est pas reprise, on ne sait pourquoi, dans l'édi-
tion de 1824.
Ce prélat a surtout marqué sa trace dans la chronique pour avoir, alors qu'il
n'était encore que simple ministre, joué au football le jour du Seigneur, et encouru,
de ce chef, une réprimande de son synode. Cependant, selon Fairley, la réalité de ce
méfait n'est pas établie.
Le biographe J. P. Wood était un gentil sourd-muet qui s'était consacré à l'his-
toire du comté de Cramond. Les études qu'il a consacrées à John Law, d'abord
en 1791, puis dans une édition plus étoffée en 1824, font preuve d'une grande
conscience mais d'une absence totale d'esprit critique. En ce qui concerne l'arche-
vêque, il tenait son information de Walter Scott senior, père de l'illustre historien,
qui était lui-même l'agent d'affaires du maréchal de camp Law de Lauriston.
1. L'hypothèse d'une parenté entre les deux branches nous paraît peu compa-
tible avec le ton impersonnel employé par l'archevêque dans une lettre de service
concernant le ministre (John Fairley, John Lauriston Castle, the estate and its owner,
éd. Edinburgh and London, p. 63).
2. Charles I er avait passé avec les « Covenanters » (presbytériens) un pacte
appelé « engagement », qui avait été répudié par les extrémistes, mais auquel un
certain nombre de ministres, dont John Law de Neilston, se rallièrent. A la suite
du triomphe de Cromwell et de l'exécution de Charles I e r , les partisans de l'intran-
sigeance triomphèrent et firent priver, par une loi, du droit d'occuper une charge
quelconque, qu'elle fût laïque ou ecclésiastique, leurs adversaires. « C'est ainsi que
le révérend John Law se vit retirer ses bénéfices pour cause d'incapacité » (M. Hyde,
John Law, un honnête aventurier, p. 15).
6 L'homme et la doctrine

nombre de biographes ajoutent que les Campbell formaient l'une


des branches de la maison ducale d'Argyll, mais rien ne confirme
cette filiation. Nous savons simplement que le duc d'Argyll fut
mentionné dans les comptes de William Law, l'orfèvre 1 . William
Law eut douze enfants, dont onze de sa seconde femme Jane Camp-
bell; John était le cinquième et resta l'aîné des garçons; quatre
moururent en bas âge .
« Les orfèvres d'Edimbourg, lisons-nous dans un ouvrage consa-
cré aux traditions de cette ville, étaient considérés comme une
classe supérieure de commerçants; ils apparaissaient dans les
cérémonies publiques avec des bicornes, des manteaux écarlates
et des cannes à pommeau d'or 3 . »
Parmi ces notables, William Law s'était hissé au premier rang.
Ses affaires étaient prospères, il avait pris en 1670 un second
magasin et payait double loyer. Il faisait autorité dans sa corpo-
ration et fut désigné comme doyen pour les années 75-77. En 1674,
lorsqu'une commission royale fut constituée pour faire une enquête
au sujet de la monnaie, et décida de consulter les orfèvres, il fut
l'une des trois personnalités choisies pour représenter la Compa-
£nie- . .
« William Law, l'orfèvre, Andrew Anderson, l'imprimeur, et
Archibald Hislope, relieur et libraire, étaient les trois hommes
d'affaires les plus marquants d'Edimbourg. Ils étaient apparem-
ment des amis très proches et intimes. Leurs noms étaient cons-
tamment associés dans le Registre des Baptêmes, pour les nom-
breuses occasions où l'un d'eux enregistrait un nouvel enfant4. »
Ils avaient épousé les trois sœurs Campbell.
La profession de l'orfèvre présente cette caractéristique singu-
lière d'être à la fois un métier d'ouvrier, un travail tout à fait
manuel, et une activité commerciale très élaborée se confondant
presque avec la banque. La réussite de William Law s'affirma

1. Par la suite John Law fut en rapports amicaux avec différents membres de
cette famille, notamment Lord Islay, mais on ne trouve nulle part la moindre allu-
sion à un rapport de parenté.
2. Selon M. Hyde, les enfants des orfèvres étaient logés dans des chambres en
sous-sol sous les boutiques et l'insalubrité de l'habitat était une cause fréquente de
mortalité infantile : « La pièce réservée aux enfants dans la maison était une sorte
de cave située en sous-sol, sous les magasins principaux et où la clarté du jour par-
venait seulement par un soupirail donnant sur la rue. Les jeunes enfants des autres
familles d'orfèvres de l'enclos vivaient dans les mêmes conditions d'insalubrité »
(M. Hyde, op. cit., p. 17). Cet auteur, selon son habitude, n'indique pas l'origine
de ses informations.
3. Chambers, Traditions of Edinburgh, cité par Fairley, op. cit., p. 91.
4. Fairley, op. cit., p. 82.
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 7

dans l'un et l'autre domaine. On peut encore trouver de nos jours


des objets qui portent sa marque, attestant la finesse de sa
technique : il s'agit principalement d'argenterie d'église réperto-
riée dans des ouvrages spéciaux, fonts baptismaux, ostensoirs de
communion, mais on mentionne aussi des pièces d'usage profane,
notamment un silverporringer signalé par J. Fairley comme étant
passé aux enchères peu avant la publication de son ouvrage.
Quant à l'activité bancaire de William, il a laissé dans son tes-
tament l'inventaire de ses créances et l'on peut dire qu'il avait une
très belle clientèle d'emprunteurs « incluant beaucoup de noms
parmi les plus avantageusement connus en Écosse 1 ».
Les progrès de sa fortune lui permirent de franchir, un an avant
sa mort, un double degré dans l'échelle sociale, en devenant pro-
priétaire terrien, et, en même temps, selon la pratique écossaise,
un gentilhomme, un laird, anobli par la possession d'une terre
appartenant au domaine royal. Il s'agit en fait de deux propriétés :
Lauriston, qui comporte un château avec tour, tourelle et dépen-
dances secrètes 2 , et Randelston, composé seulement de terres, l'un
et l'autre situés dans la paroisse de Cramond chère à J. P. Wood.
Le prix d'achat n'en est pas connu. La concession en fut confirmée
par une charte royale du 20 juillet 1683 3 qui comportait le paie-
ment d'une redevance symbolique, deux pennies pour Lauriston,
un seul pour Randelston, payables à la fête de la Pentecôte, mais
seulement sur demande. Les domaines furent mis directement
par William au nom de son fils aîné — le père réservant des usu-
fruits pour lui et pour sa femme. William Law mourut d'ailleurs
avant la fin de l'année 4 à Paris, où il s'était rendu pour subir une
intervention chirurgicale. Il laissait une succession mobilière éva-
luée à 29 000 livres dont 25 000 consistaient en créances. Wil-
liam fut déclaré héritier le 25 septembre 1684. A treize ans, le
fils de marchand est chef de nom et d'armes. Son blason : « armes
d'hermine, à une bande de gueules, accompagnée de deux coqs de
même, posés un en chef et l'autre en pointe, et une bordure engrêlée
aussi de gueules; devise : nec obscura, nec ima ».
Nous ne pensons pas tomber sous le grief de l'interprétation
anecdotique en relevant comme circonstances significatives et

1. Cf. le texte intégral dans J. Fairley, op. cit., p. 99-111. « Beaucoup de noms
mentionnés dans le testament figurent dans le Journal d'Erskine of Carnock's »
(p. 99, n. 3).
2. « Une pièce secrète construite de manière que l'on pût entendre de là tout
ce qui se passait dans la salle située au-dessus » (M. Hyde, op. cit., p. 19).
3. Enregistrée le 10 août (Fairley, op. cit., p. 98).
4. 1683. Le mois est laissé en blanc dans l'enregistrement du testament.
8 L'homme et la doctrine

même, au sens propre du mot, signifiantes, à l'égard de la vocation


de John Law, la profession de son père et l'anoblissement de sa
famille.
Certains auteurs ont attribué à l'or « un pouvoir d'attraction
extra-économique, fondé sur les structures mentales et peut-être
psychanalytiques propres à leur temps 1 ». Dans un célèbre pas-
sage, Michel Foucault attribue à la monétisation de l'or un carac-
tère et une origine mystiques : « Les signes de l'échange, parce
qu'ils satisfont le désir, s'appuient sur le scintillement noir, dange-
reux et maudit du métal... Le métal ressemble aux astres, le savoir
de tous ces périlleux trésors est en même temps le savoir du
monde. » S'il en est ainsi, rien ne peut mieux protéger contre cet
envoûtement une imagination enfantine que le décor prosaïque
d'une échoppe. Le mythe, réduit à des fragments chétifs, soumis à
la force de l'outil, abandonné aux doigts du praticien, se dépouille
de son arrogance et se désensorcelle de sa magie.
Si les souverains sont eux-mêmes les serviteurs du métal, celui-
ci, à son tour, est le serviteur de l'ouvrier, du « forgeron » qui le
taille, le rogne, le modèle, le façonne, le cisèle, le sertit, lui impose
sa volonté. Ainsi se marque sur les éblouissements de la matière
inanimée la supériorité humble et invisible du travail de l'homme,
de l'homme au travail — « tool-making animal » — créateur et
manieur de l'outil.
Et quand le jeune John voit que la fortune de son père, travail-
leur et dépositaire de 'métaux précieux, consiste essentiellement
dans des titres de créance abstraits mais producteurs de revenus,
ne doit-il pas en tirer cette conséquence que le métal n'est pas la
seule, ni même sans doute, la supérieure forme de la richesse?
Voici cependant que le fils de l'orfèvre devient à douze ans le
laird de Lauriston. N'est-ce pas, pour lui, une nouvelle occasion
de comparer les métaux à une autre catégorie de biens : les terres?
Et comment la comparaison ne tournerait-elle pas à l'avantage
des biens fonciers, surtout s'il s'agit d'un bien noble? La terre
produit un revenu, comme le crédit; elle sert, mieux que le métal,
de point d'appui au crédit, donc à l'investissement et à la fourni-
ture du travail. De surcroît, elle confère la supériorité sociale,
le titre de seigneur. Dans l'élaboration de sa doctrine, nous verrons
que Law prend soin de lier entre elles ces deux fonctions de la terre
comme support de crédit et comme investiture de nobilité. Ainsi
écrira-t-il dans Money and Trade 2 : « La base sur laquelle je m'ap-

1. Pierre Vilar, Or et monnaie, p. 14.


2. Nous citerons cette oeuvre de Law sous son titre anglais raccourci. Œuvres
complètes de John Law, publiées par Harsin, Recueil Sirey, 1934,t. I, p. 113.
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 9

puie a été connue depuis qu'on a prêté de l'argent sur des terres et
depuis qu'un titre héréditaire a été égal à une certaine quantité de
terres. »
La fonction anoblissante de la terre marque l'association de la
propriété avec le pouvoir politique. Ainsi s'articuleront les diffé-
rentes pièces de la construction. Law a appris que le métal pouvait
être avantageusement remplacé par le papier en tant que signe,
il suffit maintenant de le remplacer par la terre en tant que support.
Cette réflexion le conduira logiquement à l'idée d'une monnaie de
papier émise sur une garantie foncière.
Faut-il en déduire que Law était prédestiné à être le théoricien
monétaire qu'il fut, et dès lors par la suite, contrôleur général des
Finances en France?
Bien entendu nous n'irons pas jusque-là.
Les premières circonstances remarquables que nous avons vu
apparaître dans la vie de John Law ne sont pas l'expression d'une
fatalité, mais bien d'une disponibilité qui s'affirme, d'une conve-
nance qui se précise. « L'époque exige son serviteur. » Les pre-
miers signaux se sont allumés, d'autres vont suivre, qui seront
captés, transmis, et enregistrés un jour à la rubrique des offres et
demandes d'emplois des « serviteurs de l'époque », ces person-
nages que l'on appelle « historiques ».
VIII

Le « beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs

En dehors des informations que fournissent les actes d'état civil


et les registres de succession, nous connaissons réellement très peu
de choses sur la jeunesse de Law et sur son éducation.
On peut cependant tenir pour certain qu'il commença des études
secondaires à la High School d'Edimbourg car on trouve mention
de sa présence dans une histoire de cet établissement 1 . D'autre
part, d'après un manuscrit de famille retrouvé par l'infatigable
Wood chez une certaine dame Woodrow de Saltcoote, il aurait,
vers 1683-1684, c'est-à-dire après la mort de son père, quitté
Edimbourg pour la localité d'Eaglesham. Ce transfert aurait eu
pour objet à la fois de l'éloigner des « tentations » d'Edimbourg et
de le confier aux soins de M. Hamilton qui était son proche allié 2 .
Il est probable que le terme anglais de « temptation » est employé
ici par allusion, non pas, comme l'ont pensé certains auteurs, à
une disposition fort précoce à la frivolité, mais plutôt à la dureté
de la vie dans la capitale. Woodrow fait d'ailleurs allusion à la
« terrible barbarie de l'époque 3 ».
Quant à Jame Hamilton, il était ministre de la paroisse
d'Eaglesham, située dans le comté de Renfrew, et qui disposait d'une
« grammar school 4 ». Le fils de Jame Hamilton, John, avocat,

1. Steven, History of the High School, cité par Fairley, op. cit., p. 116.
2. J. P. Wood ne connaît cependant le manuscrit que de seconde main. Citation
du manuscrit de Woodrow par Wood, op. cit., p. 206-207.
3. La restauration de Charles II s'était traduite par des excès répressifs qui pro-
voquèrent, à leur tour, une révolution. « Le jeune Law devait être endurci après
avoir assisté à tant de pendaisons, de flagellations, et avoir vu tant d'oreilles clouées
au pilori » (M. Hyde, op. cit., p. 17).
4. M. Hyde qualifie Jame Hamilton de directeur de collège, mais, selon le manus-
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 11

épousa en secondes noces, le 6 avril 1684, l'une des sœurs de


John Law, Agnès.
Nous ignorons si John Law passa des examens et rien n'indique
qu'il se soit instruit en vue d'une profession quelconque. J. P. Wood
indique qu'il avait fait des progrès en littérature, mais on ne sait
d'où il tient ce renseignement, que le prudent Fairley se dispense
de reprendre à son compte. Il est certain que par la suite, John
Law montrera de bonnes qualités de rédaction. En revanche, ses
écrits ne donnent pas l'impression qu'il ait disposé d'une forte
base de culture classique. Ses biographes s'accordent pour indi-
quer qu'il était de première force dans toutes les branches des
mathématiques (arithmétique, géométrie et « personne ne compre-
nait plus parfaitement que lui la science complexe de l'algèbre * »).
11 est probable qu'il s'agit d'une déduction tirée rétroactivement
de son habileté au jeu.
Pratiquait-il des sports? Oui, répond avec enthousiasme Mont-
gomery Hyde : « Il excellait dans divers jeux virils tels que l'es-
crime et la paume », mais on ne trouve aucune mention de ce fait
dans les biographies plus anciennes. Sans doute suppose-t-on que
Law était un maître en escrime parce que, par la suite, il tua un
adversaire en duel; mais cela n'est pas une preuve. Un seul fait est
étayé par une référence, d'ailleurs vague : John Law jouait au
tennis! Cette information provient d'un récit contenu dans un
ouvrage de 1792 : « Le jeu du tennis qui est maintenant entière-
ment abandonné en Écosse était tout à fait en vogue par toute
l'Europe au siècle dernier. Dans chaque grande ville, il y avait un
court de tennis. Quelques-uns peuvent être encore vus à Edim-
bourg... J'ai entendu dire que le fameux John Law de Lauriston...
et James Hepburn, esquire de Keith, étaient de forts remarquables
joueurs de tennis 2 . »
On ne sait même pas en quelle année il revint à Edimbourg, ni
s'il y demeura, et combien de temps, avant d'aller s'installer à
Londres, où il est établi qu'il résidait en tout cas en 1692, à l'âge
de vingt et un ans 3 , dans le quartier de Saint-Gilles-aux-Champs.
Si nous considérons notre héros au moment où la période adulte
commence, le personnage de Law se caractérise par trois traits
distinctifs : c'est un homme fort beau, c'est un grand joueur, c'est
un dandy.
crit de Woodrow, c'est un autre ministre du nom de Michael Rob qui assurait l'en-
seignement.
1. J. P. Wood, op. cit., p. 3.
2. Archaeologica Scottica, 1792, vol. I, p. 503.
3. Par l'acte de vente à son nom de ses intérêts sur Lauriston Castle,
6 février 1692 (Fairley, op. cit., p. 119).
12 L'homme et la doctrine

Tous les contemporains s'accordent à noter que Law possédait


ce que Montaigne appelle la « recommandation personnelle de la
beauté ». De cette perfection physique, nous n'avons que les des-
criptions les plus vagues, comme si la fascination de l'ensemble
empêchait d'observer le détail — et peut-être de discerner le
défaut 1 . Seul Marmont du Hautchamp a tenté l'esquisse d'un
portrait. « Law était d'une taille haute et bien proportionnée. Il
avait l'air grand et prévenant, le visage ovale, le front élevé, les
yeux bien fendus, le regard doux, le nez aquilin, et la bouche
agréable. On peut sans flatterie le mettre au rang des hommes les
mieux faits. »
Le baron de Pollnitz prend le soin de nous dire qu' « il était blond,
comme la plupart des Anglais ».
D'un avis unanime, ses manières étaient aussi agréables que
son apparence.
La seconde certitude, c'est que Law était un joueur. Il avait le
goût du jeu, mais il avait aussi toutes les capacités — celles du
caractère et celles de l'intelligence — qui permettent d'être un
joueur heureux, et même un joueur professionnel, ce qui fut, dans
une certaine mesure, le cas, au début de sa carrière, également à
la fin de sa vie. Il n'y a rien en lui des joueurs intoxiqués, aliénés,
comme les décrivent Dostoïevski, Stefan Zweig et tant d'autres. Il
joue pour gagner, et il utilise à cet effet avec succès une double
technique : d'une part, le calcul des probabilités dans tous les
jeux qui le comportent, d'autre part, la disposition d'une masse de
manœuvre importante qui lui assure le bénéfice de l'automatisme
du « banquier 2 ».
Voici en quels termes la première biographie de Law, parue de
son vivant, en 1721 — et fort injustement décriée par la suite —
décrit son personnage en tant que joueur 3 :
« John, écrit le soi-disant Gray 4 , vint à Londres pour pousser

1. G. Guilleminaut, jugeant d'après l'image, lui trouve le nez un peu fort.


2. Dans le sens technique de ce terme par rapport au « ponte ».
3. Il s'agit d'une plaquette de 44 pages en gros caractères, intitulée « The
Memoirs, Life and Character of the great M ' Law and his brother in Paris, writ-
ten by a Scott gentleman ». Selon la préface, l'auteur s'appelle M. Gray, mais il
s'agit sans doute d'un nom d'emprunt. L'auteur affirme avoir connu John Law après
son départ d'Angleterre, avoir travaillé dans sa Banque à Paris et avoir été envoyé
en mission au Mississippi, toutes choses invérifiables mais nullement impossibles. Le
même texte a été publié en Hollande,et en langue hollandaise, en 1722, sous le
titre : « Her leven en caracter Van dem Heer John Law ».
4. J. Fairley traite avec mépris cette publication de Gray, qu'il qualifie de scur-
rilous. Cependant sa colère procède d'un fait matériellement inexact. II reproche à
Gray d'avoir dépeint John et William Law comme des hommes de basse extraction,
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 13

sa fortune : il était élégant, grand, avec beaucoup d'allure, et il


avait un talent particulier pour plaire aux femmes. Il fréquentait
le Bath Tumbridge et autres places de plaisir. Mais, comme sa
fortune n'était pas susceptible de supporter les dépenses de ces
lieux, il tourna sa tête vers le jeu, afin que cela puisse porter le
reste. Aucun homme n'a compris mieux que lui les calculs et les
nombres. Il fut le premier homme en Angleterre qui se donna le
mal de trouver que sept à quatre ou à dix valait deux à un au
Hazard (jeu de dés, aujourd'hui connu sous le nom de Craps),
sept à huit, six à cinq, et ainsi de suite dans les autres chances des
dés, ce dont il apporta la démonstration. Il fut reçu parmi les
plus éminents maîtres de jeux et devint un homme considéré de
cette façon 1. »
Nous savons que Law avait besoin d'argent, puisque, au début
de 1692, il avait vendu à sa mère ses droits sur Lauriston. Ses
recettes mathématiques, si elles lui valurent la considération des
techniciens, ne semblent pas lui avoir apporté la fortune, car, en
1694, au moment de l'épisode Wilson, il se trouvait, toujours selon
Gray, dans l'embarras, et c'est pour la même raison qu'il aurait
engagé cette affaire qui tourna mal : il avait eu, précise Gray,
une « mauvaise série aux dés ».
Le document du secrétaire d'État Warristoun, que nous pro-
duirons à ce sujet, confirme bien que Law n'était pas dans une
situation florissante. Si l'on considère qu'il se livrait à sa pratique
mirobolante depuis au moins deux ans, on se demande s'il était
vraiment le champion que nous décrit la légende. Sans doute faut-il
envisager aussi l'hypothèse qu'il ait beaucoup gagné et beaucoup

« men of low birth », « working silversmith of low birth », or ces expressions ne


figurent nullement dans le texte. On y lit simplement que le père de Law était un
« working silver smith in that city » — un forgeron d'argent — formule qui sans
doute méconnaît l'importante activité parabancaire de William Law, mais qui ne
peut être tenue pour inexacte à l'égard d'un homme qui apposait sa marque sur les
pièces de sa fabrication; Gray ajoute « qu'il a élevé son fils aîné John comme un
gentleman », ce qui ne saurait être considéré comme l'indice d'une basse condi-
tion. En revanche Gray commet une erreur en indiquant que William Law aurait
introduit son plus jeune fils dans son commerce : en fait, le magasin ne resta pas
dans la famille après la mort du père. Mais ce n'est pas là une faute inexcu-
sable de la part de Gray puisqu'il n'a connu Law qu'après son départ d'Écosse. Au
demeurant un autre fils, Andrew, était bien devenu orfèvre, ce qui a pu créer une
confusion dans l'esprit du narrateur.
Cela dit, le récit de Gray, quoique sommaire, et inspiré par un préjugé hostile
à l'égard de Law, se trouve en plusieurs points confirmé par d'autres sources.
1. Le calcul des probabilités était peu connu à l'époque. C'est seulement en 1754
que Hoyle publia un livre dans lequel se trouvent mentionnés les problèmes de dés
étudiés par Law.
14 L'homme et la doctrine

dépensé; cependant personne ne mentionne le train de vie de Law


(alors que tout le monde évoque celui de Wilson).
Par la suite, au cours de ses pérégrinations, Law passe pour
avoir constamment joué et constamment gagné. Mais à quels
jeux? Selon la note biographique de Sénovert en 1790, Law pra-
tiquait surtout les paris, alors peu répandus en Europe, et où il
bénéficiait de l'expérience technique acquise en Angleterre 1 .
Quant à sa fortune, il la devait principalement au jeu des spé-
culations financières, notamment sur les effets publics, et aux
arbitrages de change, où il est certain qu'il était passé maître.
« On a dit que sa fortune venait du jeu, note justement Sénovert,
mais le fait n'est point exact, ou il est mal entendu. Il jouait en
effet sur tous les effets publics de l'Europe et lorsqu'un gouverne-
ment faisait une faute, il savait en profiter. »
Selon Marmont du Hautchamp, auteur qui ne mérite qu'un
crédit fort limité, John Law jouait gros jeu à Paris et disposait
toujours d'une masse de manœuvre très élevée, de l'ordre de cent
mille livres 2 . C'est en effet une bonne méthode. De surcroît, pour
plus de commodité, mais sans doute principalement dans une vue
publicitaire, il aurait fait frapper des jetons spéciaux en or, portant
son nom et dont chacun valait dix-huit louis : peut-être cherchait-il
le prestige plutôt que le gain...
On a ait aussi que Law était un compagnon de jeux du Régent,
mais ce fait n'est nullement établi. En tout cas, il est certain qu'il
n'était pas un partenaire des soirées de la Régence et que l'équipe
des Roués ne le comptait pas dans son effectif.
Dans les dernières années de sa vie, il lui arriva de jouer à la
« matérielle » et il semble qu'il parvenait ainsi à assurer ou à amé-
liorer sa subsistance, mais non point à refaire sa fortune. Il lui
arrivait d'ailleurs de perdre 3 .
En conclusion, Law était un joueur doué de remarquables facultés

1. « On sait aujourd'hui que parier est un jeu qui a ses règles particulières. Il
y a fort longtemps que ce genre d'industrie est introduit en Angleterre et l'on assure
que quelques Français ont fait de grands progrès » (Sénovert, Discours préli-
minaire).
2. Du Hautchamp raconte que Law aurait même fait l'objet d'une mesure d'expul-
sion pour avoir introduit le jeu et pour y connaître une chance abusive. Il existe
bien une pièce qui mentionne l'incarcération d'un certain Las, mais il n'est pas
certain qu'il s'agisse de notre héros et le motif n'est pas connu, voir ci-après
chap. vi.
3. Daridan, John Law, père de l'inflation, p. 80.
On a même tenté d'expliquer ce déclin de la chance par l'amoindrissement de ses
facultés consécutif à ses revers. Mais ses écrits témoignent jusqu'au bout de la viva-
cité de son esprit.
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 15

de calcul et de sang-froid, mais la chance ne le favorisait pas d'une


manière aussi constante et aussi vertigineuse qu'on le disait et
qu'il se plaisait à le faire dire.
Quoi qu'il en soit, c'est certainement un aspect important de
son personnage, et qui le prépare à son rôle, à la manière dont il
le tiendra, et aussi aux erreurs qui le condamnèrent. C'est le troi-
sième signal et il apparaît à la fois en concordance et en discor-
dance avec les deux autres.
En concordance : car le joueur qui fait de grandes différences
est porté à un certain mépris de l'argent, qu'il expose avec facilité,
qu'il multiplie comme par miracle, et qu'il dépense sans retenue.
Comme le fils de l'orfèvre, le joueur est bien placé pour résister à
l'envoûtement du métal; le premier par l'anti-magie de l'outil, le
second par la super-magie des chiffres. En marquant de son nom
les jetons d'or auxquels il attribue une valeur fictive, comme son
père marquait de son poinçon les ostensoirs, en battant monnaie
pour son compte et à sa guise, John Law consacre le symbole de
sa double libération.
Mais voici la contradiction. Le personnage du joueur ne coïncide
pas avec celui de l'économiste, inventeur d'un nouveau système
monétaire, attaché aux valeurs réelles de l'économie : la terre et
le travail, l'investissement et l'emploi. La démonétisation est une
conception moraliste, le coup de dés est un comportement amora-
liste.
S'attacher à inventer une monnaie pour favoriser l'expansion,
cela dénote un grand dévouement au bien public, un esprit commu-
nautaire, pour ne pas dire socialiste. L'attitude typique du joueur
est loin de révéler les mêmes dispositions de l'âme. Le joueur n'est
pas l'homme des grands projets, il est l'homme de l'instant présent;
il ne vit pas pour les autres plus tard, mais pour lui seul tout de
suite. C'est un individualiste forcené, intellectuellement un soli-
taire; le jeu va au-delà de l'égoïsme, il est une forme de solipsisme.
Ainsi nous discernons, dès la période de Londres, avant même
l'affaire Wilson, un dédoublement en profondeur de la personnalité
du jeune Law, dédoublement qui se prolongera, comme une faille
minérale, tout le long de son entreprise. A cette entreprise, les
contrastes internes de l'inventeur donneront sans doute du brillant
et de l'audace, peut-être sans ce mélange explosif, n'aurait-elle pas
vu le jour, mais en même temps c'est par là qu'il est disposé à l'ou-
trance et condamné à l'échec. Le signal, ici, est en même temps une
clef.
Enfin Law est un dandy, c'est-à-dire, selon l'expression du lieu
et de l'époque, un beau.
Le beau n'est pas nécessairement le possesseur d'un joli visage
16 L'homme et la doctrine

et d'une belle prestance, ce qui était le cas de Law. C'est un homme


jeune, soucieux de son apparence, porté au raffinement personnel
et à l'élégance vestimentaire, qui vit pour son agrément, et qui ne
recherche pas celui-ci dans l'exercice d'une activité professionnelle.
C'est ce que nous appellerions aujourd'hui un « play-boy ». Le
beau est censé mener une vie mondaine, mais rien n'implique qu'il
soit buveur, joueur, bretteur ou coureur de jupons.
C'est ici que se pose le problème, sans doute anecdotique, mais
qui ne peut être négligé, de savoir comment définir le personnage de
Law du point de vue de la vie des passions. Là encore, la légende
parle fort. Tous les auteurs indiquent qu'il plaisait aux femmes et
d'après la description qu'on nous en donne, on voit mal comment il
pourrait en être autrement. Mais on peut être séduisant sans être
séducteur, à plus forte raison sans être débauché. Ce dernier quali-
ficatif a été accolé à la personne de Law, mais, si on y regarde de
plus près, c'est sur la foi d'une indication isolée. Il s'agit d'un très
court passage des Mémoires des affaires d'Écosse depuis l'avè-
nement de la Reine Anne jusqu'au commencement de l'Union,
ouvrage publié à Londres en 1714, et dont l'auteur est G. Lockart
de Carnwarth. Evoquant la personnalité de Law, à propos d'un
projet adressé par celui-ci au Parlement d'Écosse en 1705, le
mémorialiste trace un portrait à la pointe sèche dans les termes
suivants : « C'était le fils d'un orfèvre d'Edimbourg, qui, ayant
liquidé un petit domaine, qu'il possédait depuis plusieurs années
auparavant, avait vécu depuis lors du jeu et de la filouterie (gaming
and sharping) et comme il était un rusé compagnon, et joliment
expert dans toutes sortes de débauches, il avait trouvé un moyen
rapide de gagner les faveurs de Lord D. of A. »
C'est là un jugement proféré par un personnage qui, visiblement,
ne connaissait pas Law (il ne mentionne même pas l'affaire du
duel) et qui se souvient sans doute vaguement d'en avoir entendu
dire pis que pendre. Gray, qui, pourtant, n'aime pas Law, lui attri-
bue seulement « un talent particulier de plaire aux dames ».
Il est fort possible que John Law se soit montré dans sa jeunesse
un homme frivole ou un cœur passionné, mais qu'avons-nous
comme pièces à ce sujet? La réputation qui lui est faite peut prove-
nir principalement de son duel, que l'on attribuait vaguement à une
affaire de femme. Montgomery Hyde nous indique à la fois « qu'il
passait la nuit avec des femmes » et « qu'il s'était installé dans un
bel appartement avec sa maîtresse », ce qui semble contradictoire.
Pas davantage nous ne trouverons dans la suite de la vie de Law
des preuves précises de la liberté de mœurs qu'on lui attribue. Il

1. Op. cit., p. 145. Il s'agit, bien sûr, du duc d'Argyll.


Le<rbeau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 17

prit comme compagne une femme affligée d'une tare physique, lui
fit des enfants, et lui demeura toujours très attaché. Quand on
cherche quelles pouvaient être les favorites de ce Don Juan, Wood
et Hyde ne trouvent rien de mieux à nous proposer que... la prin-
cesse Palatine, mère du Régent, alors âgée de soixante et onze ans,
mais gardant, nous dit-on, un tempérament de jeune femme. Cet
absurde ragot trouve sa source dans les pseudo-mémoires de
Richelieu, publiés par Soulavie à la fin du xvme siècle 1 .
On a mentionné également le nom de M m e de Tencin, avec plus
de vraisemblance, étant donné l'âge de l'héroïne et sa notoire
accessibilité. Cependant, cette circonstance même explique que
l'hypothèse ait pu être faite sans qu'il fût besoin d'un indice précis
pour l'étayer. En fait les références dont nous disposons se
limitent à une remarque cursive de Barbier, et à un pamphlet
contre la famille de Tencin écrit par un auteur qui, visiblement, ne
connaissait guère Law, qu'il croit marié en Angleterre 2 .
Si l'on considère que les écrits de ce genre abondent en détails
grivois ou en récits scandaleux sur un grand nombre de personnes
moins célèbres, le fait, que Law y soit rarement cité démontre
que sa vie privée ne prêtait guère à la rumeur, ni même à la pure
malveillance. En fait, nous n'avons trouvé qu'un seul indice figurant
d'ailleurs dans une correspondance honorable (la marquise de
Balleroy) et qui semble attribuer à Law, sinon une liaison, du moins
une relation passagère, avec M m e de Nesle, qui ne passait point
pour farouche. Rien de bien concluant d'ailleurs ni même de précis,
car tout se ramène au paiement d'une facture et il existe de ce fait
ténu deux versions dont une seule est dépourvue d'équivoque 3 .

1. Cf. Buvat, Journal de la Régence, t. I, p. 466.


2. Mémoires pour servir à l'histoire de M. le cardinal de Tencin. Il s'agit d'ailleurs
d'un texte postérieur à 1749.
3. Comme nous ne reviendrons pas sur ce sujet, nous transcrirons ci-dessous
deux passages de la correspondance de la marquise de Balleroy, conservée à la
bibliothèque Mazarine et publiée en 1883 (Éd. de Barthélémy, Les Correspondants
de la marquise de Balleroy, d'après les originaux inédits de la bibliothèque Maza-
rine, avec des notes et une introduction sur les maisons de Caumartin et de Balleroy,
Paris, Hachette, 1883; cité dans les pages qui suivent sous le titre Correspondance
de la marquise de Balleroy). Nous supposons qu'il s'agit de la même affaire, étant
donné la ressemblance des récits, bien que les dates soient décalées :
Balleroy, 30 octobre 1717 (t. I, p. 221) : « Il y a quelques jours qu'un marchand
vint demander à M. le duc une somme considérable pour des choses fournies à
M me de Nesle. Ce prince appela un valet de pied et lui dit de s'en aller avec le mar-
chand chez la dame, de n'en point partir qu'il ne l'eût vue payer. Le valet ayant
exposé la commission, M m e de Nesle dit que ce n'était point à elle de payer; cela
causa quelque altercation; le valet qui avait les ordres dit qu'il ne sortirait point
que le marchand ne fût payé; que, si elle n'avait pas assez d'argent, il y avait un
18 L'homme et la doctrine

Sans nous porter garant de la vertu du Contrôleur général, nous


devons donc, là encore, frapper de suspicion la légende. Le double
de Law, le dandy, le joueur, est certainement possédé par l'esprit
des aventures : mais non point principalement des aventures du
cœur.

homme dans son cabinet, qui était en état de lui en prêter : c'était M. Lass, qui.
ayant tout entendu, se montra et dit qu'il ne fallait point faire de bruit et qu'il allait
payer, ce qui finit toute discussion. »
Sans signature, 24 juillet 1718 (t. I, p. 333) : « On fait un conte que je meurs de
peur qui ne soit pas vrai; le voici : Galpin se transporta, il y a quelques jours, chez
M. le duc pour lui demander le paiement de 72 000 livres d'étoffes dont il avait
répondu; après bien du verbiage qui donnerait de la grâce au conte, mais qui serait
trop long de rapporter ici, il le renvoya à Lass. Galpin le pria d'écrire et de signer
le renvoi, ce qu'il fit. Galpin alla trouver Lass; Lass refusa et porta ses plaintes au
Régent, qui, après avoir dit qu'il ne se brouillerait pas avec M. le duc, conseilla de
payer sans se faire tympaniser, que le public le haïssait déjà assez, que, puisqu'il
voulait prendre la maîtresse d'un prince du sang, il devait payer ses dettes de bonne
grâce, ce qu'on dit qu'il a fait. »
VIII

Crime et châtiment

<r Après les bouleversements produits par


la longue guerre d'usure de la succession
d'Espagne, alors que la guerre du Nord
n'était pas achevée, la responsabilité de la
politique des puissants États, en pleine crise
financière, fut confiée d des personnages
nouveaux, de grands aventuriers, étrangers
le plus souvent, (fui savaient admirablement
s'adapter aux circonstances et servaient de
courtiers aux maisons régnantes. »

C.-J. Nordmann 1 .

Avril 1694 — janvier 1695 1716- 1720 à Paris


à Londres
Un fait divers, dépourvu de toute Au sortir, ou pour sortir, d'une ré-
cause économique et de toute jus- cession économique et prolongée,
tification sociale, mais riche de sus- la France entreprend une politique
pense et de mystère : deux jeunes oi- expansionniste fondée sur la créa-
sifs, deux dandys, se battent en duel; tion inflationniste à grande échelle
l'un est tué et sa mort attire l'atten- de moyens de paiement et sur une
tion sur ce que sa vie avait d'énig- réduction drastique des taux d'in-
matique. L'autre est arrêté presque térêt. Cette politique bénéficie de
sur le fait, jugé, condamné à mort circonstances favorables, elle ré-
par un jury (sentence qui paraît pond aux besoins collectifs et aux
lourde dans une affaire d'honneur), aspirations profondes de la popu-
gracié cependant, mais non libéré lation, elle est d'autre part indis-

1. La Crise du Nord au début du xvme siècle, Paris, 1962, p. 8.


20 L'homme et la doctrine

et re-cité en justice pour la même pensable pour assurer dans l'immé-


affaire, à la requête du frère de la diat le financement de la politique
victime, partie civile, selon une pro- intérieure et d'une opération mili-
cédure spéciale de droit anglais; il taire. L'expérience n'occupe qu'une
multiplie les chicanes de procédure, brève durée, comme on peut s'y
et, au moment où l'affaire va être attendre logiquement d'après son
jugée au fond, craignant effective- intensité. Elle produit les effets
ment pour sa vie, il s'évade. Un rapides et importants qui s'at-
avis de recherche publié à son nom tachent normalement à son anor-
donne de lui un signalement d'une malité elle-même et elle est à l'ori-
fausseté extravagante, ce qui gine de certaines évolutions et
prouve qu'il bénéficiait de protec- mutations profondes et durables.
tions, bien que celles-ci n'aient pu
lui assurer de l'indulgence dans un
genre d'affaires qui, par nature, en
appelle toujours.

Qu'y a-t-il de commun entre ces deux thèmes? Pour Yhistorio-


iraphie, peu de chose. Le premier appartient non pas même à
Î'histoire événementielle, mais à l'histoire anecdotique. C'est « une
histoire » et non pas « de l'histoire ». Il doit tenter les spécialistes
de biographies romancées, ou en tout cas de récits historiques
orientés vers le pittoresque, plutôt que les chercheurs. Pour cette
raison, sans doute, les narrations que nous possédons ne sont pas
appuyées sur des études documentaires approfondies.
Le deuxième, au contraire, mérite de fasciner les spécialistes de
l'histoire économique et financière. E. Levasseur, au xixe siècle,
P. Harsin et H. Luthy, à notre époque, l'ont étudié selon les meil-
leures méthodes critiques et certains aspects en sont évoqués dans
des ouvrages de grand mérite scientifique consacrés à des sujets
généraux.
Du point de vue de Yhistoire, il existe entre le fait divers de
Londres et la grande inflation de Paris une relation indéniable et
saisissante : sinon celle d'une causalité efficiente, du moins celle
d'une condition sine qua non.
Sans l'affaire de Londres, Law n'aurait pas été contrôleur géné-
ral en France. Sans le crime, pas de châtiment. Sans la mort
d'Edward Wilson, pas de fuite, pas d'exil et aussi... pas de
système 1 .

1. Peut-être la situation en France aurait-elle suscité une expérience du même


genre mais elle n'eut pu être identique. Et peut-être Law aurait-il marqué l'histoire
de l'Angleterre et celle de l'Ecosse, mais cela n'aurait pas été la même chose.
Crime et châtiment 21

Le contraste entre un épisode léger, tout scintillant de hasard, et


une situation pesante, tout imprégnée de nécessité et de détermi-
nisme, nous a conduit à consacrer au meurtre d'Edward Wilson
un effort de recherche plus intense peut-être que le sujet lui-même
ne semble le justifier. Pour les esprits les plus curieux, nous
publions, en annexe, le dossier tel que nous avons pu le reconstituer
avec, notamment, le rapport du Secrétaire d'État Warristoun qui
avait échappé, jusqu'à ce jour, aux chroniqueurs et aux historiens
Pour la suite de notre récit, nous donnons ci-après la ligne prin-
cipale des faits.
Edward Wilson était, comme Law, un « beau » mais non pas un
vieux beau comme l'a cru, on ne sait pourquoi, Georges Oudard;
il n'avait pas plus de vingt-six ans. Il appartenait à une famille peu
fortunée, mais apparentée à un clan puissant; il avait servi dans
l'armée de Hollande et l'on disait qu'il avait renoncé à la carrière
des armes par couardise. Il y avait un mystère dans sa vie, ou plu-
tôt sa vie était mystère. Il menait un train de vie somptueux, sans
que l'on puisse savoir d'où provenaient ses ressources, car il
n'avait aucun talent personnel, aucune activité avouable, aucune
maîtresse avouée et il ne jouait que peu, et mal. Dans un récit
romanesque « à clef », on a supposé qu'il était (richement) entre-
tenu par Elisabeth de Villiers, favorite du roi George, et que celle-ci
l'avait fait occire par Law, engagé par elle comme spadassin : ce
n'est évidemment que fable.
Pourquoi la querelle?
Selon le compte rendu du procès, il s'agissait, comme on dit,
d'une « histoire de femme », concernant une certaine M m e Law-
rence, qui était la maîtresse de Law. La même version est donnée,
dès le 22 avril, par le mémorialiste John Evelyn. Pourquoi ne pas
nous contenter de cette explication? La narration d'Evelyn donne
l'impression de l'absurdité, mais tel est bien le cas dans beau-
coup d'affaires dites d'honneur. Peut-être aussi le chroniqueur
était-il inexactement informé, et l'incident avait-il un caractère
plus substantiel. En tout cas, deux lettres émanant de Wilson
furent produites en justice, l'une adressée à Law, l'autre à
M m e Lawrence.
Les parents de Wilson, déchaînés contre Law, se répandirent en
clamant qu'il s'agissait d'une affaire d'argent. Ils en persuadèrent
le Roi, qui, pour cette raison, ne voulait pas gracier Law, et Harris-
toun va jusqu'à supposer qu'ils avaient acheté le jury. La même
version figure dans la biographie de Law par Gray : Law aurait
voulu extorquer une somme à Wilson par un chantage au duel.

1. Cf. Annexe I, infra, p. 627-637.


22 L'homme et la doctrine

Gray n'a connu Law que plus tard et il est possible qu'il ait été
influencé par la campagne du clan Wilson. Cette manière crapu-
leuse d'agir ne concorde guère avec ce que nous savons de Law, ni
même avec son attitude à l'époque des faits : Warristoun souligne
qu'il n'avait pas été pris sur le fait, et qu'il fit preuve d'« ingé-
nuité » en reconnaissant qu'il était l'auteur du coup meurtrier.
D'autre part, on ne voit pas pourquoi Wilson se serait prêté de
bonne grâce à une mise en scène destinée à le rayer du nombre des
vivants. Comment Law l'aurait-il obligé à écrire deux lettres?
Warristoun a trouvé un banquier qui attestait avoir remis à Law
une somme de 400 livres, mais qui n'apportait pas son livre de
comptes. Même si le banquier a menti pour rendre service à Law
dans la circonstance, celui-ci avait tout de même des ressources
par sa famille et, au surplus, rien ne démontre qu'un embarras de
trésorerie, fût-il cruel, eût pu le porter à tant de noirceur.
Il s'en fallut de peu que tout se terminât sans casse, puisque le
guet arriva presque à l'instant sur les lieux du drame. On peut sup-
poser que Wilson, qui avait la réputation d'un lâche, et qui n'avait
pas osé se dérober à un cartel, avait trouvé la solution élégante
qui consistait à prévenir discrètement les gardiens de l'ordre; on
connaît d'autres exemples d'un tel raffinement. Rien n'indique que
Law lui-même ait eu la volonté de tuer. Le fait qu'il n'y ait eu entre
les adversaires qu'une seule passe d'armes, la nature même de la
blessure de la victime au ventre, laissent penser que, comme devait
le soutenir Law, Wilson s'était, dans sa nervosité, embroché sur la
pointe du sabre de l'adversaire.
A partir de données aussi ténues, et qui gardent un fond d'incer-
titude, il est hasardeux de tenter une interprétation qui nous livre-
rait une nouvelle clef sur le personnage de Law et par voie de
conséquences sur son œuvre.
On doit cependant remarquer que ce jeune homme, doté de capa-
cités intellectuelles supérieures, bien qu'il n'en eût point encore
administré la preuve, et voué aux techniques du calcul, a pris un
risque hors de proportion avec les avantages qui en pouvaient
faire la contrepartie, fussent-ils d'honneur, fussent-ils même de
gain. Le risque de laisser sa vie dans le combat était sans doute
faible d'après ce qu'on nous dit de Wilson, mais celui du scandale,
de la prison, de la mort, de la fuite?
Nous verrons que ce spécialiste des probabilités, ce précurseur
de l'analyse « systémique », éprouve souvent de la peine à saisir
l'ensemble d'une situation; son esprit ne se déplace aisément que
sur des rails. Il tend à négliger tout ce qui se trouve hors du champ
de vision qu'il a dessiné, tout ce qui pourrait contrarier une impul-
sion qui projette devant elle sa certitude.
Crime et châtiment 23

C'est l'affaire Wilson qui a fait de Law, au sens propre du


mot, un aventurier, un homme qui s'écarte des itinéraires régu-
liers. C'est à ce titre qu'il devient disponible pour l'histoire.
C.-J. Nordmann fait remarquer que l'époque est propice aux
aventuriers de gouvernement 1 . Il cite en exemple Law lui-même,
Dubois, Alberoni, Goertz, Stanhope. Le recrutement habituel des
grands gestionnaires monarchiques, « technocrates » d'épée, de
robe et d'église, issus de familles anciennement vouées au service
de l'Etat, ne fournit pas de caractères aptes à traiter ou à créer le
changement dans une société qui l'exige. Dès lors, les souverains
se trouvent conduits à rechercher, en dehors des castes, des
hommes nouveaux dont la compétence comporte la connaissance
du peuple, l'expérience des réalités de la vie, l'entregent, l'absence
de préjugés, le non-conformisme.
Dans cette galerie, le cas de Law est cependant très particulier.
Il n'est pas aventurier par vocation, mais par accident. Par son
origine sociale, par son ouverture d'esprit à l'économie théorique
et appliquée, il semble plutôt destiné à l'une de ces carrières que
Schumpeter range sous la rubrique générale des « administrateurs
consultants » et, par là, il pouvait accéder le plus normalement du
monde à des responsabilités économiques ou politiques dans son
propre pays. L'affaire Wilson, qui l'a conduit à chercher son des-
tin en France, et lui a sans doute ouvert, de ce fait, des perspec-
tives plus amples, nous révèle chez lui le goût du risque mais aussi
la fragilité du jugement.

1. C.-J. Nordmann, cité en épigraphe.


VIII

Un itinéraire dans la brume

Le « capitaine » John Law, évadé de King's Bench, a fait ses


adieux au monde dans les colonnes de la Gazette d'Angleterre au
début de 1695.
En 1705, un économiste de talent, certains diront de génie, fait
paraître son premier ouvrage, assez court mais dense, à Edim-
bourg, sous le titre : Money and Trade considered with a proposai
for supplying the nation with money. Le nom de l'auteur n'est pas
indiqué, mais c'est là un usage courant à l'époque, et qui n'a point
de signification particulière. L'écrivain ne cherche pas à cacher son
identité; il est d'ailleurs le neveu d'Andrew Anderson, fondateur de
la maison d'édition qui le fait connaître au public. Le meurtrier en
fuite « au visage grêlé de petite vérole 1 », et le précurseur des écoles
monétaristes modernes, c'est le même homme : c'est John Law.
Comment a-t-il vécu pendant ces dix années? Quelles ont été les
étapes de cette métamorphose, assez lente mais singulièrement
réussie? Nous n'avons là-dessus que des informations rares et le
plus souvent incontrôlables. Plusieurs auteurs, dont J.P. Wood,
indiquent que John Law aurait travaillé comme secrétaire chez le
résident anglais en Hollande, et c'est à cette occasion qu'il se
serait familiarisé avec les opérations de la banque d'Amsterdam.
A partir de cet indice, Georges Oudard, dans sa biographie
« romancée », met en scène l'intrigue amoureuse de John Law avec
une plantureuse flamande, femme d'un banquier, par laquelle il
aurait eu sur l'oreiller la révélation des secrets de la haute finance.
En fait, Law ne s'installa en Hollande qu'en 1712 ; il s'y fit ouvrir
un compte et il forma le projet — alors qu'il résidait encore à

1. Cf. Annexe I : Le dossier Wilson, infra, p. 632.


Un itinéraire dans la brume 25

Turin — d'y acheter une maison 1 . Il y a bien eu un diplomate


anglais à La Haye qui répondait au nom de John Laws, mais c'était
à une époque plus tardive, et il s'agit certainement d'un homo-
nyme2. Ce John Laws servit aux Pays-Bas entre 1708 et 1712
puis en 1714 et 1715. Il ne peut être question de notre héros, car
les dates ne concordent pas, mais là réside sans doute l'origine de
la légende. Il est d'ailleurs bien évident que l'ambassade d'Angle-
terre n'aurait pas recruté dans ses bureaux un criminel en fuite.
En réalité, la source la plus « fiable » dont nous disposions est
encore le récit de Gray, selon lequel, à son départ du Sussex,
John s'était rendu en France. « A son arrivée à Paris, il apparut à la
Cour de Saint-Germain3, ayant toujours eu une chaude inclina-
tion pour leur parti 4 . Mais ils étaient aussi pauvres que lui. Il
n'avait jamais vu une armée et il n'avait pas la poche assez forte
pour le jeu. Mais il eut la chance de se lier avec la sœur de Lord
Banbury, mariée à un nommé Seignieur, qui l'aima (Law) au point
de ramasser ses affaires, de quitter son mari et de s'enfuir avec lui
(Law) en Italie. » Ils fixèrent leur résidence à Gênes, où « M. Law
commença d'étudier les jeux d'habileté, comme il l'avait fait précé-
demment pour les jeux de chance et comment les tourner les uns
après les autres à son avantage. Et, quoique les Italiens soient un
peuple subtil et rusé, il trouva assez de poires (cullies) pour soule-
ver une bonne quantité de monnaie; et ce fut ainsi qu'il obtint le
premier fondement de sa fortune ».
« Comblé par le succès et par la chance à toutes les sortes de jeu,
il va de Genève à Venise, où sa bonne fortune continua de telle
sorte qu'il acquit 20 000 livres.
« Avec ce fonds, il commença de regarder autour de lui, et il
examina les moyens d'améliorer ce capital dans une branche solide
de commerce. La Banque de Venise lui donna une grande opportu-
nité; il allait régulièrement au Rialto à l'heure du change; aucun
commissionnaire n'était plus ponctuel; il observait les cours de
change dans le monde entier, la méthode de l'escompte des billets à
la Banque, la grande utilité des papiers de crédit, comment les

1. Œuvres complètes, op. cit., Introduction, p. xxxi, n. 35.


2. Repertorium den diplomatichen Vertreter allen Lânder (I, 1618-1715, Gehrard
Stalling Verlag, Oldenburg, Berlin, p. 202).
3. La cour du prétendant, quartier général des jacobites.
4. Comme il apparaîtra dans la suite, nous accueillons avec réserve les indica-
tions relatives à des « liaisons » formées entre Law et le parti des jacobites, surtout
en ce qui concerne la période ultérieure. A l'époque considérée, il se peut que Law
ait été attiré par ce centre d'influence, d'autant qu'il pouvait éprouver une certaine
rancune à l'égard du roi George.
26 L'homme et la doctrine

gens se séparaient de bon cœur de leur monnaie pour prendre du


papier, et comment ce papier accroissait les profits des proprié-
taires. Ayant ainsi acquis la maîtrise entière de cette spécialité, il
élabora un projet de papier de son cru et il prit la décision de deve-
nir par ce moyen un homme heureux et considérable dans sa nation
d'origine.
« Avec M m e Law et leurs enfants, il quitta Venise, se rendit à tra-
vers l'Allemagne et la Hollande d'où il s'embarqua pour l'Écosse,
où il était en sécurité pour l'affaire du meurtre de Wilson, étant
donné que l'union des deux pays n'était pas encore achevée. »
On voit que ce récit est sobre et que tous les éléments en sont
vraisemblables 1.
L'épisode le plus notable dans le récit de Gray concerne l'union
extra-légale de John Law avec Catherine Knollys, qui était en effet
déjà mariée avec un certain Seignieur. Selon le narrateur, l'enlève-
ment de Catherine aurait procuré à John Law, alors désargenté,
quelques fonds qui lui permirent de subsister avec sa compagne,
et d'amasser quelque bénéfice par le jeu.
Il serait téméraire d'en déduire que c'était une liaison intéressée.
Il est certain que Law, tel qu'on le décrit, aurait pu séduire une
héritière plus riche que Catherine Knollys. Celle-ci ne dispo-
sait pas d'un grand capital puisque Law, en le faisant fructi-
fier par l'adresse et la chance, ne parvint qu'à l'arrondir autour
de 20 000 livres anglaises, ce qui ne représentait qu'environ
300 000 livres françaises.
C'est bien une affaire d'amour et la suite devait le confirmer.
Catherine n'était pas une jeune fille, ce n'était pas une personne
fortunée, enfin ce n'était pas une beauté. On nous la dépeint comme
une « femme grande et bien faite et que l'on aurait pu tenir pour
jolie, si son visage n'avait pas été marqué par une tache de vin qui
couvrait une de ses joues et encadrait même l'œil ».
Il n'est pas exceptionnel qu'un homme très beau épouse une

1. Les biographes qui, même sans romancer l'histoire, croient habile d'ajoutei
des détails glanés ici et là, prennent des risques. Ainsi M. Hyde relate comment
Law aurait rédigé un plan propre à faire renaître l'industrie française dans la vallée
du Rhône, qu'il l'aurait remis à l'ambassadeur de France à Turin, en vue de le faire
transmettre à Chamillart, contrôleur général des Finances, qui lui aurait même
fait faire réponse. Quelle est la provenance de cette information? Bien que Hyde ne
l'indique pas, il s'agit d'un long document intitulé « Rétablissement du commerce »,
or, pour des raisons que nous mentionnons plus loin, l'hypothèse de l'authenticité
de ce texte doit être rejetée. P. Harsin a d'ailleurs retrouvé le véritable auteui
du projet sur les vers à soie qui est Pottier de La Hestroye.
2. On ne sait de quel côté.
Un itinéraire dans la brume 27

femme qui n'est point belle, ou qui souffre d'une disgrâce de la


nature. Les couples ainsi formés sont toujours très aimants et le
plus souvent ils sont heureux. John et Catherine formèrent un
(faux) ménage très uni. Si rien ne démontre que John Law ait été
un homme frivole dans l'état de célibat, il est peu probable
qu'après avoir fondé un foyer, il ait été un homme dissolu Law
était très attaché à Catherine, au point que, pendant son exil,
mécontent de ce qu'elle ne vînt pas le rejoindre, il aurait conçu de
la jalousie au sujet de ses rapports avec Lassay 2 .
Catherine Knollys était, selon l'état civil, la petite-fille de Wil-
liam, comte de Banbury — lui-même apparenté à Anne Boleyn —
qui avait été élevé à la pairie en 1626, alors qu'il était âgé de
quatre-vingts ans. Ce n'est qu'après cette date et cette promotion
que William avait engendré deux fils. Il avait atteint quatre-vingt-
six ans quand naquit le second, Nicolas, qui fut le père de Cathe-
rine et de son frère Charles. Celui-ci revendiquait la pairie, mais
ses droits furent contestés, car la légitimité de la filiation parais-
sait douteuse en raison du grand âge de William à l'époque de la
naissance du demandeur. Il se trouva que Charles, tout comme
Law, se battit en duel au sabre et tua son adversaire, qui était son
beau-frère! Poursuivi pour meurtre, il invoqua la compétence de la
Chambre des lords. Le Lord Chief justice Holt accueillit sa récla-
mation, mais la Chambre des lords refusa de le reconnaître comme
pair. Il ne pouvait, dès lors, être jugé par aucune juridiction, et
c'est ainsi qu'il sortit de prison.
Charles Knollys avait donc été, lui aussi, un pensionnaire de la
prison de King's Bench, et il n'est pas exclu qu'il ait pu y faire
la connaissance de John Law, rencontre qui serait à l'origine des
relations nouées entre celui-ci et Catherine 3 . Même si les choses ne
se sont pas passées de la sorte, il y avait là pour les jeunes amants
un sujet de conversation, et peut-être trouvèrent-ils un motif d'at-
traction réciproque dans les similitudes et les bizarreries de leurs
destins.
Descendante collatérale d'une reine décapitée, fille d'un bâtard ou
petite-fille d'un phénomène, sœur d'un pair meurtrier, elle-même
née à une date indécise et mariée à un homme introuvable, on s'at-
tendrait à discerner en Catherine Knollys les traits d'une person-

1. Cf. ci-dessus chap. n. On ne trouve guère d'allusion précise à de bonnes for-


tunes de Law après son « mariage ».
2. Daridan, op. cit., p. 73.
3. Nous savons en effet que Charles Knollys se trouvait à King's Bench lors de la
session de la Trinité et c'est aussi à cette session que fut évoqué le second procès
de Law.
28 L'homme et la doctrine

nalité sortant quelque peu de l'ordinaire. Tel n'était point le cas.


Tout ce que nous savons d'elle dénote une intelligence moyenne,
l'esprit le plus banal, le goût du conventionnel et l'attachement
aux préjugés. Ses manières étaient celles d'une personne de qua-
lité, plutôt réservée, avec une tendance à se montrer, selon les
occasions, revêche ou hautaine. On lui attribua, dans la période
glorieuse du Système, des traits d'arrogance et des propos
d'effronterie. « Je ne connais pas d'animal plus ennuyeux qu'une
duchesse... » Elle avait longtemps considéré avec scepticisme les
entreprises de son époux, mais ses revers la frappèrent de stupeur
et elle se refusa jusqu'au jour de la fuite à s'accommoder de l'évi-
dence. Elle fit face avec courage aux embûches et aux épreuves de
la disgrâce, et termina ses jours dans la pénurie et la dignité, vingt
ans après la mort de son époux.
Selon Gray, Law aurait fini par épouser Catherine, devenue libre
par la mort de M. Seignieur. Cette régularisation aurait eu lieu à
Paris peu avant la mort de Louis XIV 1 . La version du mariage
est également adoptée, sans détails, par J. P. Wood et par Fair-
ley2-

Cependant le fait est certainement inexact. Les lettres de natura-


lité de John Law, que nous avons retrouvées, ne portent pas men-
tion de sa femme, alors qu'il eût certainement souhaité lui faire
acquérir la même nationalité que lui, s'ils avaient formé un couple
légitime.
D'autre part, un acte de donation testamentaire, passé par Law
à Genève, le 19 mars 1729, porte le nom de Lady Catherine Knol-
lys, sœur du comte de Banbury, et ne la désigne pas comme étant
l'épouse du testateur 3 .
Selon une autre version — retenue par Montgomery Hyde —
Catherine, quoique libre, aurait refusé le mariage, et ce, en raison
de la colère que lui inspirait la conversion de John 4 , colère que
ses biographes attribuent à l'intransigeance religieuse de Cathe-
rine.
Cette interprétation trouve son origine dans une notation fort
brève de Charlotte de Bavière : « Law a fait abjuration à Melun;

1. Gray, op. cit., p. 104.


2. Fairley, op. cit., p. 155. Fairley ajoute une précision curieuse : « Le mariage
subséquent ne légitima pas leur descendance, et ce en conformité avec les lois écos-
saises, alors que cela aurait eu lieu si Lady Knollys avait été libre lorsqu'ils étaient
nés. » En d'autres termes la légitimation ne pouvait intervenir à l'égard des enfants
adultérins. Présentée ainsi, l'hypothèse du mariage n'est pas incompatible avec le
fait de l'exclusion de la succession de leur père, puisqu'ils demeuraient bâtards.
3. Hyde, op. cit., p. 239.
4. Ibid., p. 155.
Un itinéraire dans la brume 29

lui et ses enfants se sont faits catholiques. Sa femme en est au


désespoir »
11 est cependant peu vraisemblable que Catherine Knollys ait
conçu une telle hostilité envers la religion catholique, si l'on
considère qu'elle avait vécu dans un milieu jacobite, et qu'elle
devait passer ses derniers jours chez les Bénédictines de Liège!
Il est probable que sa colère avait pour motif le mécontentement
qu'elle éprouvait de voir attirer l'attention publique sur son
ménage, alors qu'elle s'efforçait de faire croire à la régularité de
sa situation 2 .
Le halo de brume qui persiste sur la personne de John Law, sur
son itinéraire et sur ses actions, devient impénétrable quand il
s'agit de déterminer les lieux et dates de naissance des deux
enfants, John et Marie Catherine. Aucun des biographes de Law
ne donne la moindre indication à ce sujet et ne semble en avoir
conçu la curiosité.

A partir de quel moment John Law a-t-il commencé de s'intéres-


ser au bonheur des autres? Comment s'est manifestée son ambition
d'atteindre à la « grandeur et à la puissance » comme dit Gray?
Money and Trade représente-t-il sa toute première manifestation
dans la carrière de projeteur?
Pendant longtemps on a attribué à John Law la paternité d'un
livre paru à Edimbourg en 1701 3 sous le titre : Proposais and
reasons for constituting a council of trade in Scotland 4 , et certains
biographes en ont logiquement déduit que John Law se trouvait
en Ecosse à l'époque de cette publication. L'ouvrage ne mentionne
aucun nom d'auteur, mais il fut réédité en 1751, chez Rob. et And.
Foulis à Glasgow, avec cette fois la mention : « par le célèbre John
Law, depuis lors contrôleur des Finances à Paris ».
Sans doute s'agit-il de la supercherie d'un éditeur avisé, qui a
imaginé, trente ans après le Système, le moyen de pousser la vente
d'un ouvrage assez peu comestible, et de surcroît privé de toute
actualité. Ou peut-être, après tout, ces MM. Foulis de Glasgow

1. Charlotte de Bavière, Fragments de lettres originales, p. 281.


2. « Elle était de bonne maison d'Angleterre et bien apparentée, avait suivi Law
par amour, en avait eu un fils et une fille... passait pour sa femme et en portait le
nom sans l'avoir épousé. On s'en doutait... après leur départ, cela devint certain »
(Saint-Simon, Mémoires, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 659).
3. L'Introduction en est datée du 31 décembre 1700.
4. Propositions et raisons pour la création d'un conseil du Commerce en Écosse
(Œuvres complètes, op. cit., Introduction, t. I, p. xvn).
30 L'homme et la doctrine

étaient-ils de bonne foi. Ce qui est certain, c'est que l'attribution


affirmée est parfaitement fausse.
Un érudit anglais, Saxe Bannister, a démontré en 1859 que les
Proposais étaient l'œuvre, non point de John Law, mais d'un autre
personnage avec lequel notre héros présente d'ailleurs quelques
points de ressemblance : William Patterson, qui signe Philiopatris,
fondateur (heureux) de la Banque d'Angleterre et (moins heureux)
de la Compagnie coloniale du Darien, héros infortuné d'une expé-
dition dans ce pays (Panama) d'où il était revenu à la fin de 1699,
ayant perdu femme et enfants, et placé en captivité par ses compa-
gnons. Un an lui avait suffi pour récupérer ses forces indomptables
et élaborer de nouveaux projets Quoi qu'il en soit, au surplus,
de l'attribution positive de l'ouvrage à Patterson, Paul Harsin
a fort bien mis en lumière l'incompatibilité de style — le style,
c'est l'homme — entre les Proposais et toutes les œuvres de Law,
ne fût-ce qu'en raison de l'emploi dans le premier texte d'un grand
nombre d'expressions religieuses et de citations bibliques, inconce-
vables sous la plume d'un rationaliste, typiquement laïc, tel que
John Law, que l'on ne voit jamais donner dans le préchi-précha
(fort naturelles, au contraire, s'il s'agit de William Patterson,
qui avait épousé la veuve d'un clergyman, et qui était lui-même un
peu missionnaire 2 ).
En revanche, il résulte des propres indications de John Law que
celui-ci n'a pas attendu l'année 1705 et la publication de Money
and Trade pour s'occuper de façon positive des problèmes écono-
miques généraux. Certains détracteurs l'ayant accusé d'avoir,
dans son projet de monnaie terrienne, plagié le docteur Chamber-
len, Law a tenu, dans son ouvrage, à se défendre de ce grief et il
invoque à ce propos l'antériorité de ses propres recherches :
« Deux personnes, précise-t-il, peuvent projeter la même chose,
mais, autant que j'en puis juger, ma proposition est différente de
la sienne et j'avais formé sur cela un plan, plusieurs années avant
d'avoir lu aucun de ses mémoires. Je le prouverai, s'il est néces-
saire, par le témoignage de personnes d'honneur, à qui je le commu-
niquerai dans le temps. »
Nous avons été séduits, après Paul Harsin, par l'hypothèse selon
laquelle Law ferait ici allusion à un projet qui fut présenté vers
1701-1702 au gouvernement français par une petite équipe d'af-

1. Saxe Bannister, Les Écrits de William Patterson, Londres, 1859, t. I.


2. Les écrits de Saxe Bannister n'ayant eu qu'une faible diffusion, certains histo-
riens ont encore attribué les Proposais à Law après cette publication. C'est Paul
Harsin qui a porté le coup décisif à la légende dans son introduction aux Œuvres
complètes.
Un itinéraire dans la brume 31

fidés dont l'un signe Olivier du Mont. On observe des similitudes


frappantes entre les thèmes exposés dans les mémoires ou lettres
qui composent ce dossier, et ceux qui formeront l'armature des
doctrines de Law et de son Système. Cependant, pas plus qu'à
P. Harsin, il ne nous a paru possible de parvenir à une certitude,
ni même à un degré suffisant de probabilité et nous laisserons la
question sans réponse. Nous en donnons les éléments dans une note
annexe 1 .

1. « L'affaire Olivier du Mont », infra, p. 639-644.


VIII

Les projeteurs d'Édimbourg


La première ébauche du système

C'est seulement à la date du 21 septembre 1704 que l'on peut


constater d'une façon précise la présence de John Law sur sa terre
natale. Selon un document découvert par M. Hyde c'est à Edim-
bourg que lui fut en effet signifié le rejet d'une demande de pardon
qu'il avait adressée à la reine Anne relativement à sa condamna-
tion de 1694. Le retour de John Law est certainement en rapport
avec les événements qui se précipitaient en Ecosse. Le rattachement
à l'Angleterre apparaissait désormais comme l'ultime chance
offerte à cette nation dévastée par les luttes religieuses et éprouvée
par une récession économique prolongée.
Le 26 juin 1705, le duc d'Argyll, ouvrant la session du Parle-
ment, fit connaître qu'il avait reçu une commission royale en vue
de préparer « l'union afin d'amener la paix religieuse et de préve-
nir la ruine du Royaume 2 ».
Dans cette perspective, le Parlement ouvrit une sorte d'enquête
générale, qui fit la joie des faiseurs de projets et inventeurs de
systèmes, lesquels se trouvèrent, non seulement autorisés, mais
véritablement invités, à faire connaître officiellement leurs marottes
et leurs recettes.
Parmi ces « projeteurs » figure notre héros, le terme anglais
« Law the projector » nous semble particulièrement heureux^ et,

1. M. Hyde, op. cit., p. 58.


2. Actes du Parlement, vol. XI, appendice p. 70.
3. Le terme de projecteur est d'ailleurs employé par André Sayous qui signale
l'existence de « projecteurs » à la même période, en Hollande : « Nous voyons appa-
raître aussitôt une profession nouvelle, celle d'inventeur (uit vinder) de projets, ou,
plus brièvement, de " projecteurs en vue de donner un cadre juridique et écono-
mique à une compagnie... » (Cf. André Sayous, Les Répercussions de l'affaire de
Law et du South Sea Bubble dans les Provinces-unies).
Les projeteurs d'Édimbourg 33

si l'on peut dire, éclairant, et parmi les textes déposés sur le bureau
du Parlement apparaît, le 10 juillet, sa proposition intitulée Pro-
posai for supplying the nation with money by a paper crédit1. Ce
document lui-même n'est autre que l'ouvrage publié en 1705 par
Law chez son beau-frère Anderson, et que nous avons déjà men-
tionné, à ceci près que le titre de la publication est — cela se
conçoit — un peu différent 2 . L'ensemble de l'étude se présente bien
en effet comme un projet soumis au Parlement, et les dates
concordent. Nous ne pouvons, sans doute, écarter totalement l'hy-
pothèse selon laquelle la présentation aurait été faite sous une
forme un peu abrégée : néanmoins, si un second texte avait été
établi, nous en trouverions certainement quelque trace, soit dans
des archives, soit dans d'autres publications.
En revanche, il est exclu que Law ait modifié son premier
mémoire et l'ait remplacé par quelque chose de tout à fait diffé-
rent. Cette thèse extravagante a cependant été avancée par Saxe
Bannister — le même Bannister qui s'était justement montré fort
perspicace dans l'attribution à Patterson des Proposais de 1704.
Et sur la foi de cette référence, elle a été reprise par quelques
auteurs, dont Montgomery Hyde. Il nous a donc paru nécessaire
de liquider cette difficulté imprévue, et nous croyons être parvenu à
démontrer que, cette fois, 1 érudit apologiste de Patterson avait
été abandonné par sa bonne étoile.
Le texte publié par Saxe Bannister tient en quelques pages
imprimées et porte le titre : « Deux ouvertures humblement sou-
mises à sa grâce John, duc d'Argyll 3 . » Il propose, pour l'essen-
tiel, la création d'une sorte de monnaie, fondée sur le troc et por-
tant intérêt, deux conceptions qui sont l'une et l'autre antinomiques
à celles de Law. C'est dans la dernière phrase du texte que l'on
voit apparaître le nom de « M. Law », dans une tournure dont la
rédaction déconcerte. Il n'est pas clairement affirmé que ce Law
soit l'auteur du texte, sur lequel il ne se prononce pas d'une façon
catégorique, et son invocation quelque peu fataliste au Seigneur

1. Actes du Parlement, vol. XI, appendice 71. Le titre indiqué dans ce premier
document est abrégé : « Proposai for supplying the Nation with money read and
ordered to ly ». Le titre complet figure dans les notes.
2. Il est à remarquer, contrairement à ce qu'on note au sujet de Chamberlen, que le
Parlement n'a pas ordonné l'impression du texte, ce qui prouve qu'il était déjà
imprimé.
3. Il comporte en effet deux parties distinctes. Saxe Bannister a trouvé le manus-
crit à la Bibliothèque des avocats à Edimbourg. Celle-ci l'aurait reçu de Lord Glem-
bervie, qui avait acheté ce document dans une vente. Cependant il appartenait à
l'origine à la collection de Charles Montagu, Lord Halifax, qui fut chancelier de
l'Échiquier (cf. Saxe Bannister, op. cit., p. X L V I ) .
34 L'homme et la doctrine

ne concorde guère avec le profil intellectuel de notre héros.


Nous avions d'abord envisagé l'hypothèse d'une homonymie :
on observe en effet la présence d'un Law, homme d'Église, dans
une commission du Parlement. Mais nous avons pu retrouver entre
temps au British Muséum la brochure originale imprimée des
« Deux ouvertures au duc d'Argyll » et nous avons pu constater
que la dernière phrase, où se place la référence à M. Law, n'y
figurait pas. Il s'agit donc d'une mention rajoutée par un copiste
et qui, quelle qu'en soit la signification (pour nous difficile à déce-
ler), ne saurait être considérée comme un indice sérieux pour une
attribution. Il est piquant de noter que dans la réfutation, attribuée
à W. Patterson, de ces « Deux ouvertures », et dont Saxe Bannister
publie également le texte, on voit apparaître à deux reprises le
terme Law, mais une lecture attentive indique qu'il s'agit ici, non
pas de l'homme Law, mais tout simplement de « l a w » , la loi 1 !
Nous pouvons donc nous en tenir, avec une entière liberté d'es-
prit, au livre édité chez Anderson, et qui est d'ailleurs la seule
œuvre de Law publiée de son vivant.
Law n'était pas un « projeteur » de l'espèce ordinaire et Money
and Trade n'est pas un pamphlet comme les autres, pour employer
le terme anglais couramment appliqué aux élucubrations de ses
congénères. Il s'agit de minces brochures comportant à peine
quelques feuillets, quelquefois un seul. On peut en juger notam-
ment d'après les « Ouvertures » que nous venons de citer, ou en
consultant quelques-uns des échantillons de Chamberlen (qui

1. « Although LAW should settle an imaginary crédit on taillies or notes, it would


not have the desired effect. » On peut être tenté de traduire en effet : « En dépit du
fait que Law pourrait établir un crédit imaginaire. » Mais pourquoi le terme anglais
LAW désignerait-il l'homme Law et non pas plutôt la loi? Le sens est beaucoup plus
clair. La loi peut en effet instituer un crédit...
S'il s'agissait de l'homme Law, on dirait « would » et non « should ». Il peut avoir
la volonté d'instituer le crédit, il n'en a pas le pouvoir. Ce pouvoir appartient à la
loi.
Dans les textes de l'époque et notamment dans les Actes du Parlement, LAW est
écrit en majuscules quand il s'agit de la loi.
Les mêmes observations s'appliquent à la phrase suivante, de façon encore plus
frappante : « This imaginary crédit would not be received in payment, though LAW
should establish the same, and order the currency. » L'emploi de « would not » se
réfère à l'idée de volonté : ce sont les clients qui ne « voudraient » pas recevoir en
paiement ce crédit imaginaire. Celui de « should » se réfère à la notion de pouvoir.
La loi peut imposer mais cela ne suffit pas car on ne veut pas recevoir. Comment
d'ailleurs pourrait-on appliquer l'expression « should » à un Monsieur Law, à John
Law? En quoi M. Law a-t-il le pouvoir d'ordonner le cours forcé, order their currency?
On pourrait tout au plus dire que dans les vues de Law (homme), la loi (law) pour-
rait le faire.
Les projeteurs d'Édimbourg 35

en rédigea plus de quarante-cinq selon son biographe) 1 . Money


and Trade présente à la fois la valeur d'un petit traité d'économie
politique et la portée d'une proposition précise et argumentée.
Dans sa magistrale Histoire de l'Analyse économique, W. Schum-
peter classe en deux grandes catégories les personnages qui, en
cette période de la fin du xvne et du début du xvme siècle, se laissent
fasciner par les problèmes de l'économie. Il distingue les adminis-
trateurs-consultants et les pamphlétaires2.
La première classe se recrute parmi les hommes qui ont reçu
une éducation académique et qui occupent des positions sociales
élevées; souvent nobles ou anoblis, exerçant des fonctions
publiques, parfois membres du Parlement (Petty, Davenant, Locke).
Ils ont des prétentions scientifiques, ils s'adonnent à ce qu'on
appelle alors non pas économie politique mais « arithmétique
politique ».
Les projeteurs sont des praticiens du commerce ou de la banque
et les plus notoires d'entre eux sont tous, dans quelque mesure,
des aventuriers ou des excentriques. Ainsi, William Patterson,
missionnaire manqué, probablement corsaire, en tout cas ren-
floueur d'épaves, conducteur d'expéditions coloniales mouve-
mentées et désastreuses. Ainsi Hugh Chamberlen, le man mid
wife. Ainsi la pléiade de financiers au destin hors série, « porte-
parole du crédit », que Karl Marx affublera d'une marque commune
et méprisante : « Ce caractère plaisamment hybride d'escroc et
de prophète. »
La singularité de Law, c'est qu'il appartient, à la fois et complète-
ment, à ces deux catégories, qu'il a reçu cette double vocation.
C'est un économiste et un projeteur, c'est un consultant et un
pamphlétaire, c'est un arithméticien politique et c'est un aventu-
rier. Sans doute, on peut citer d'autres exemples de double appar-
tenance, mais aucun n'est comparable au sien.
De quel autre projeteur, de quel autre aventurier, Schumpeter
aurait-il pu dire ce qu'il a dit de John Law? : « Il a élaboré la partie
économique de son projet avec une brillance et cependant une
profondeur qui le placent au premier rang des théoriciens moné-
taires de tous les temps... Le système de Law est l'ancêtre authen-
tique de l'idée de monnaie dirigée (managed currency) non seu-
lement dans le sens obvie de ce terme, mais dans le sens le plus
profond et le plus large qui signifie la direction de la monnaie et

1. Une autre exception doit sans doute être constatée avec les Proposais de
W. Patterson. Mais justement le cas de Patterson est, comme celui de Law, hybride.
C'est pourquoi on a pu les confondre.
2. Au sens anglo-saxon de ce terme.
36 L'homme et la doctrine

du crédit comme moyen de diriger (managing) le processus éco-


nomique 1 . »
L'appréciation ainsi formulée par le plus grand historien de
la pensée économique fait un heureux contraste avec les juge-
ments hâtifs prononcés par Adam Smith et par Karl Marx.
Dès le début de sa carrière, John Law nous offre le parfait
exemple de ce que les marxistes appellent l'unité de la théorie et
de l'action. Il nous propose une explication théorique des prin-
cipaux phénomènes de l'économie, et il suggère des mesures
susceptibles d'être appliquées immédiatement à l'Écosse. Plus
tard, il reprendra inlassablement les mêmes principes pour jus-
tifier la politique qu'il pratiquera en France. Malgré les contra-
dictions et les entorses que lui imposeront les nécessités ou ses
propres déviations, nous le verrons professer toujours le même
credo et lutter pour le triomphe de la même Église.
Law fait partie de ces quelques hommes qui semblent avoir reçu
comme mission de transformer un système de pensée en une chaîne
d'événements. C'est une figure-doctrine-événement, comme on
pourra le dire, sur une autre échelle, de Lénine.
Mais, pour dix ans encore, nous en restons au stade de la théorie
et de l'élaboration.
Dans Money and Trade, nous voyons déjà fortement esquissés
les thèmes essentiels de cette théologie et de cette croisade. La
démonétisation des métaux précieux est présentée sans brutalité,
mais deux années après, elle s'affirmera de façon tranchante :
« L'or et l'argent ne sont plus propres à faire de la monnaie 2 . »
En 1720, après tous les remous du Système, et alors que la période
liquidative commence, nous trouverons la maxime inchangée dans
le Mémoire sur le discrédit : « Il est de l'intérêt du Roi et de son
peuple d'assurer la monnaie de banque et d'abolir la monnaie
d'or 3 . » En 1705, la monnaie (réelle) de remplacement (gage du
papier) est constituée par des fonds de terre; plus tard, les biens-
fonds seront substitués par les actions des Indes. Il s'agit de
gager la monnaie de papier, qui, elle, ne porte pas intérêt, sur une
valeur qui comporte un rendement assuré.
On voit s'articuler dans l'ouvrage trois thèmes successifs, dont
chacun est placé en dérivation logique du précédent :
— le rôle inducteur de la monnaie,
— la nécessité de créer une monnaie de papier,
— et de la gager sur une valeur réelle : les fonds terriens.

1. W. Schumpeter, Histoire de l'Analyse économique, p. 295 et sq. et 321 et sq.


2. Mémoire sur l'usage des monnaies. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 197.
3. Mémoire sur le discrédit. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 165.
Les projeteurs d'Édimbourg 37

Le premier thème est d'ordre scientifique et comporte, de la


part de l'auteur, une véritable théorie générale, quoique sommaire,
de l'économie politique. Aucune des conceptions présentées par
Law ne peut être tenue pour véritablement inédite et d'ailleurs
il ne cherche pas à s'affirmer comme un inventeur. Elles proviennent
d'un fonds commun constitué par des économistes tels que Locke
et Petty, qu'il cite expressément, et par d'autres tels que Davenant
qu'il ne mentionne pas. Mais ces idées générales, peut-être par
l'effet de la préoccupation, chez lui dominante, d'en venir à l'appli-
cation pratique, se présentent sous sa plume d'une façon plus
simple, plus vigoureuse et, en quelque sorte, plus moderne, que
chez aucun autre.
Pour lui, comme pour beaucoup de consultants et pour la plu-
part des pamphlétaires, l'axiome de base, c'est que l'abondance
des moyens de paiement (donc de la monnaie) détermine la pros-
périté de l'économie Sans voir les choses d'une façon aussi sim-
pliste, les savants qui sont nos contemporains reconnaissent l'exis-
tence d'une relation entre ces deux phénomènes. Récemment a été
soulevée l'intéressante question de savoir dans quel sens s'exer-
çait le rapport causal : est-ce parce que et quand il y a abondance
de moyens de paiement que l'expansion se prononce (thèse clas-
sique) ou est-ce, au contraire, la poussée expansionniste initiale
(due à des facteurs variés) qui incite, et en quelque sorte,
contraint les animateurs à dénicher, d'une façon ou d'une autre,
les instruments nécessaires (métaux précieux, monnaie de crédit,
DTS...)? Ce cju'illustre parfaitement l'heureuse formule de Pierre
Vilar : « Christophe Colomb n'est pas un hasard. »
Qu'il soit ou non lui-même « un hasard » (à vrai dire nous ne
le pensons pas) Law a le mérite de discerner fort clairement le
mécanisme de cette relation entre la monnaie et la prospérité. Elle
s'établit par l'intermédiaire des capitaux et des investissements
(qu'il ne songe pas à définir par ces termes spéciaux, mais dont il
décrit les fonctions), enfin et surtout par l'emploi (employment)
qu'il appelle bien de son nom et dont il souligne le rôle mediateur et
inducteur. Il parvient même à discerner la notion de plus-value,
bien qu'il s'en tienne à l'expression : « C'est autant d'ajouté à la
valeur2. »
1. Naturellement Law, qui n'est pas un esprit borné, n'ignore pas l'influence posi-
tive ou négative que peuvent exercer d'autres facteurs. Ainsi signale-t-il les effets
néfastes de l'interdiction des prêts à intérêts dans les pays catholiques, le nombre
excessif de jours chômés, etc. (Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 93).
2. Il prend le cas d'un ouvrier qui est payé 25 shillings et dont le travail repré-
38 L'homme et la doctrine

Il nous paraît nécessaire de résumer ici sa description du phé-


nomène principal. Dès l'instant qu'il y a suffisance de monnaie,
les « animateurs de l'économie » que sont les propriétaires fon-
ciers 1 peuvent constituer des réserves de cette monnaie (capitaux)
et engager des ouvriers pour défricher la terre. Le travail des
ouvriers dégage à son tour une valeur supplémentaire (ajoutée)
à celle des salaires qu'ils ont reçus. D'où une série de réactions
en chaîne. Les « capitaux » peuvent être prêtés ou empruntés à
un taux d'intérêt décroissant, l'industrie et le commerce se déve-
loppent à leur tour, la balance commerciale s'améliore, etc.
Ainsi l'Écosse est-elle malheureuse « parce qu'elle n'a qu'un très
faible numéraire ». Dès lors « la terre n'est pas améliorée ni les
productions manufacturées », enfin « elle fait un commerce bien
peu considérable 2 ».

La monnaie de papier

A partir de ce point de départ, Law est naturellement conduit


à préconiser le recours au papier-monnaie. Ce n'çst d'ailleurs
point une idée nouvelle, ni une pure abstraction, puisque la Banque
d'Angleterre et celle de Hollande fonctionnent déjà comme banques
d'émission.

sente 40 shillings : c'est autant d'ajouté à la valeur du pays. Si l'on suit l'exemple
qu'il donne, on voit que sur 40 s que représente la production, il considère que 15 s
correspondent à l'entretien de l'ouvrier qui gagne en plus 10 s (il se montre ici
plus moderne que beaucoup d'économistes postérieurs qui limitent la rémunération
de l'ouvrier au coût de son entretien). La plus-value, au sens marxiste du terme,
est donc chiffrée à 25 s dont 10 restent acquis à l'ouvrier et dont 15 vont à l'entre-
preneur (spoliation seulement partielle). La pensée de l'auteur est plus confuse
quant à ce que gagne exactement « la nation ». II semble d'abord que ce soit seule-
ment la part de l'entrepreneur (15 s). Puis il présente un autre calcul et attribue à
la nation tout ce qui n'est pas consommé par l'ouvrier mais il complique son rai-
sonnement en supposant que l'ouvrier, mieux payé, consommera davantage. Il
évalue à tout hasard cette consommation à un chiffre intermédiaire (20) entre la
subsistance (15) et le salaire (25). Il reste donc 20 shillings, comprenant le reste
du salaire de l'ouvrier (épargné? investi? on ne sait) et le profit de l'entrepreneur;
l'ensemble appartient à la nation : probablement parce que cela représente la partie
exportable puisqu'elle n'est pas consommée.
1. John Law se fait une idée assez simpliste des catégories sociales. Il distingue
les propriétaires fonciers d'une part, d'autre part les « catégories inférieures » qui
« dépendent » des propriétaires fonciers. Quand les propriétaires fonciers vivent
mieux, les classes inférieures sont moins dépendantes (Œuvres complètes, op. cit.,
t. I, p. 15).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 25.
Les projeteurs d'Édimbourg 39

Law considère que, indépendamment des problèmes posés par


la suffisance ou l'insuffisance des moyens de paiement, le papier-
monnaie apparaît comme une nouvelle étape progressive dans
l'histoire monétaire : de même que le lingot a constitué un progrès
par rapport au troc, la pièce titrée par rapport au lingot, de
même les billets sont préférables aux pièces quant à la commodité
de transport, à la sécurité, etc.
Mais voici qu'il va placer lui-même une barrière sur la voie où
il semblait s'engager avec allégresse. Ce point est essentiel pour
saisir la véritable psychologie de Law, et écarter la déformation
caricaturale qui le présente (non d'ailleurs sans quelque excuse)
comme un dératé de l'inflation, une sorte de fou du volant moné-
taire. (En fait Law n'a jamais préconisé un recours incontrôlé à
la planche à billets : son erreur essentielle a porté sur la réalité et
sur les qualités des gages.)
Pour l'heure, Law expose qu'il convient de maintenir l'émission
de billets dans une certaine proportion par rapport à l'encaisse
métallique. Et comme cette encaisse, dans le cas de l'Écosse, est
insignifiante, le procédé ne peut être utilement employé

La monnaie terrienne

On serait tenté de dire : tant mieux! et cette circonstance fait


plutôt l'affaire de l'inventeur, car elle lui permet d'aller plus loin
et de parvenir à la démonétisation des métaux précieux.
Ceux-ci présentent en effet, selon lui, de lourds inconvénients,
non seulement, comme nous venons de le voir, en tant que monnaie-
signe, mais même dans une fonction limitée à la monnaie gage.
Sans doute, ici, les aspects négatifs qui s'attachent au poids, au
transport, etc., sont-ils négligeables. Mais il en est d'autres et qui
tiennent au fond du sujet :
— la monnaie de métal n'a pas de valeur propre; elle ne produit
aucun profit;
— sa valeur se modifie selon des circonstances variables (telles
que les quantités extraites) et d'une façon générale elle tend à se
déprécier;
— enfin, elle est sujette à des modifications arbitraires imposées
(abusivement) par l'Etat (le magistrat). (Il y a quelque ironie pour
nous à voir condamner les manipulations monétaires par celui
qui en sera le recordman.)
Or, il existe un bien, la terre, qui présente en contre-type toutes

1. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 55 et p. 83.


40 L'homme et la doctrine

les vertus symétriques des vices dont le métal est affligé. La terre
est disponible en quantités pratiquement illimitées. Elle possède
une valeur qui lui est propre et qui échappe aux décisions arbi-
traires de l'Etat. Elle produit un revenu. Pour ces raisons, elle ne
peut, à la différence de l'argent, se déprécier, et au contraire on
est assuré que son prix augmentera régulièrement.
C'est ici que réside l'extrême point de faiblesse de la théorie :
nous y reviendrons.
Comment, cependant, fera-t-on de la terre une monnaie? Quant
aux modalités pratiques, le projet reste flou, et Law confesse spon-
tanément qu'il l'a en quelque sorte bâclé. C'est le propriétaire fon-
cier qui déclenche le mécanisme de l'émission; il s'adresse à l'État
pour obtenir un certain montant de billets. Il fournit en contre-
partie une hypothèque sur son bien, ou même il en cède définiti-
vement la propriété. L'option n'est pas tranchée, et d'ailleurs les
deux formules peuvent coexister. De toute façon, c'est une commis-
sion parlementaire qui mettra tout cela au point.
Les premières dispositions prévues par Law témoignent de pru-
dence et de modestie. Les billets émis représenteront 20 fois le
revenu des biens-fonds qui leur est affecté, ce qui correspond à
une rentabilité honorable de 5 %. Il prévoyait d'autre part une
sorte de rationnement (plus apparent qu'effectif) pour les émis-
sions La commission ne pourrait monnayer plus de 80 000 livres
à la fois et elle ne ferait pas de nouveaux billets tant qu'elle aurait
plus de 250 000 livres « au bureau ». Cependant au bout d'un an
et demi, ces limites seraient abolies et la commission aurait les
coudées franches.
Quant au principe même d'une monnaie supplémentaire, Law
entrait en compétition avec plusieurs autres projeteurs, et en ce
qui concerne plus particulièrement la monnaie terrienne, il trou-
vait à la fois un prédécesseur et un rival en la personne du docteur
Hugh Chamberlen. Chamberlen forme avec Patterson et Law lui-

1. Cette évaluation est sans doute inspirée de W. Petty, qui, cependant, retenait
le coefficient 21. Petty, d'autre part, avait présenté, fort curieusement, une estima-
tion de la valeur d'un homme d'après expressément le même coefficient : 20 fois son
salaire annuel (et celle-ci est mentionnée par Law). C'est en somme par anticipation
sur Hegel et sur Marx, la notion de la force de travail. Le raisonnement de Petty,
repris par Law de façon elliptique, établit une équivalence fort intéressante entre la
terre et le travail qui sont associés, voire identifiés, par les économistes de cette
époque aux notions de valeur et de richesse; la rente de la terre en argent est égale à
l'argent qu'un homme travaillant dans une mine d'argent peut économiser dans le
même laps de temps en plus de ses dépenses, s'il s'est consacré entièrement à cette
production (W. Petty, Œuvres économiques, p. 41. Pierre Dockers, L'Espace dans
la pensée économique, p. 141).
Les projeteurs d'Édimbourg 41

même l'extraordinaire trio de grands projeteurs écossais, tous


trois appelés à un destin hors série. Il est, des trois, le plus excen-
trique et le moins sérieux.
Médecin de profession, Hugh Chamberlen exerçait la spécialité
d'accoucheur, rarement pratiquée à l'époque par les hommes,
aussi le désignait-on sous l'appellation pittoresque d'homme sage-
femme : man mid wife 1 . Il devait une première notoriété à une
nouvelle méthode qu il avait mise au point pour l'utilisation des
forceps, et il a laissé un ouvrage consacré à ce sujet, assez éloigné
de celui qui nous occupe.
Dans son second personnage d'inventeur financier, Chamberlen,
alors installé à Londres, avait publié dès 1690 le texte d'une pro-
position « pour faire l'Angleterre riche et heureuse ». Son système,
dont il présenta de nombreuses versions successives, consistait
essentiellement dans la création d'une banque terrienne, qui devait
résoudre tous les problèmes de l'économie et transformerait l'île,
selon le mot de son associé John Briscoe, en un paradis. En fait,
le mécanisme de base était analogue à celui que Law devait pré-
coniser dans Money and Trade. C'est le propriétaire foncier qui
déclenche l'émission d'une certaine quantité de papier-monnaie,
contre la remise, sous une forme originale de gage-usufruit, de
sa terre. C'est dans les prévisions chiffrées qu'éclate, par contraste
avec la sagesse de Law, l'extravagance de Chamberlen. Le pro-
priétaire se dépossède de son bien pour un certain nombre d'an-
nées, et on lui remet en billets autant de fois le revenu annuel que
le comporte la durée de cette cession temporaire. Si donc un pro-
priétaire engage sa terre pour cent ans, il reçoit d'un coup cent
années de revenus... alors que le taux de capitalisation des biens-
fonds ne dépasse guère le coefficient de 20 à 25! Chamberlen a
complètement oblitéré le phénomène de l'intérêt composé, il inflige
à la Banque des prêts à 1 % de revenu et inversement la nouvelle
monnaie terrienne est productrice d'un intérêt à taux normal 2 !
Cette combinaison démentielle reçut bon accueil du public, fut
adoptée par le Parlement et reçut du Roi force de loi (bill').
Chamberlen constitua sa compagnie et les demandes de billets
affluèrent, ce qui ne pouvait conduire qu'à la catastrophe, laquelle
survint dans des conditions obscures. Chamberlen prit la fuite sous
les huées en mars 1699. Réinstallé peu après dans son pays natal,
l'Ecosse, il s'attacha à reprendre son projet initial et en adressa
successivement au Parlement d'Écosse plusieurs variantes 3 .

1. On employait même l'expression mid-wifery.


2. L. H. Aveling, The Chamberlen and the Midwifery Forceps, Londres, 1882.
3. Proposition de Land Crédit, 21 novembre 1700. Proposition pour le meil-
42 L'homme et la doctrine

Cependant il avait quelque peu atténué la folie de son schéma


primitif et il était descendu à un plafond de billets fixé à 45 fois
le revenu annuel, puis enfin, en commission, à 25. Ses partisans
taxaient Law de plagiat, et certains esprits pensèrent qu'en tout
cas, il n'y avait plus entre les deux projets qu'une différence insi-
gnifiante : a small inconstancial différence . En quoi ils avaient
tort; il demeurait une contradiction essentielle : l'existence, dans
le projet Chamberlen, d'un intérêt. Or Law a parfaitement raison
de maintenir qu'un instrument monétaire, par définition, ne
comporte pas de revenu 2 .
Quoi qu'il en soit de 1' « inconstancial différence », aucun des
deux projets ne fut accepté par le Parlement d'Écosse, ni d'ailleurs
aucune des suggestions émanant des autres pamphlétaires. S'il
faut en croire un mémorialiste, Lockart de Carnwath 3 , Law aurait
cependant bénéficié de la « confiance et de l'assistance » du duc
d'Argyll et d'un clan de novateurs qui s'était formé autour du haut-
commissaire et que l'on appelait le Squadrone 4 . Law avait certai-
nement la possibilité de s'introduire auprès du duc d'Argyll, qui
avait été le client de son père, et nous savons que par la suite Lord
Islay, le frère du duc, fut l'ami, le défenseur et même le thuriféraire
de John Law 5 . Cependant l'information de Lockart nous laisse
sceptique ou alors il faut supposer que l'influence conjuguée du
duc et du Squadrone était d'un faible poids, car la proposition de
Law fut littéralement expédiée, alors que celle de Chamberlen fut

leur emploi des pauvres, 14 novembre 1703. Proposition de Land Crédit (en associa-
tion avec James Armour), 23 août 1704. (Actes du Parlement d'Écosse, vol. X,
p. 213, vol. XI, p. 50 et p. 184.)
1. « Animadversion upon a small inconstancial différence », tract imprimé sur
deux pages. British Muséum.
2. Il s'agit bien entendu de la monnaie de papier, la monnaie signe, car la mon-
naie gage, au contraire, terre ou actions, a pour Law cette vertu caractéristique de
comporter un revenu qui en assure la valeur propre. Et là précisément réside son
erreur.
3. Nous avons déjà émis quelque réserve sur cette source (cf. supra, p. 16).
4. Memoirs concerning the affair of Scotland from Queen St Anne accession to
the throne for the commencement of the Union, Londres, 1714 (G. Lockart de
Cornwarth) :
« Law avait trouvé le moyen de s'introduire rapidement dans la faveur du duc
d'Argyll... Il présenta un schéma très plausible. Toute la cour et le Squadrone à
l'exception de quelques-uns qui étaient des " moneyed men " l'épousèrent parce
qu'il était si solide que, dans le cours des temps, il aurait placé tous les fonds du
royaume dans la dépendance du Gouvernement. » Mais la chambre rejeta la motion.
5. C'est Lord Islay qui écrivit en termes superlaudatifs la préface de la seconde
édition de Money and Trade, parue à Londres au -début de 1720.
Les projeteurs d'Édimbourg 43

prise au sérieux, traitée avec égards, et en définitive ne fut pas


expressément rejetée
C'est le 10 juillet que le Parlement avait enregistré le Proposai
for supplying the Nation with money by a paper crédit, et c'est
le 27 juillet que l'affaire fut tranchée. Son examen ne prit qu'une
partie de la séance. « It was agreed that the forceing any paper
crédit by an act of Parlement was unsit for this Nation 2 . »
Le simple bon sens indique d'ailleurs que tout ce brain-storming
ne pouvait, à la veille de l'Union, aboutir à aucun résultat concret .

Les paralogismes de la monnaie parfaite

Dans cet exposé de la première ébauche du Système, Law se


donne l'apparence d'être toujours réaliste, modéré, raisonnable.
La lecture de Money and Trade est aisée, non pas joyeuse sans
doute, mais jamais rébarbative et l'on comprend mal la boutade
de J. Nicholson qui le compare à un traité de calcul différentiel.
L'auteur procède à partir de faits établis, et ses enchaînements
logiques donnent l'impression de la simplicité et de l'évidence. Dès
lors la conclusion coule de source et, malgré son audace, on est
porté à l'accepter comme chose de bon sens, qu'on s'étonne de ne
pas avoir trouvée de soi-même.
Cependant une lecture attentive permet de déceler d'autant plus
aisément les failles de cette rigueur.
La principale erreur de méthode consiste à fixer une fois
pour toutes, comme si elle résultait d'une loi mathématique,
une situation qu'il a effectivement sous les yeux. C'est en quelque
1. Le projet du docteur Chamberlen et de James Armour fut appelé successive-
ment :
— le 10 juillet : Invitation directe à la commission de rapporter;
— le 12 juillet : La proposition est lue et son impression est ordonnée;
— le 20 juillet : Le rapport est lu avec les objections et les réponses;
— le 26 juillet, puis le 8 août : ce jour-là on indique que certains commissaires
étaient favorables, mais qu'il n'avait pas été possible de dégager sur-le-champ
un avis conjoint; la commission fut invitée à présenter l'affaire sous une forme
résumée (cf. Actes du Parlement, vol. XI, appendice 77). Cependant cette procé-
dure n'aboutit pas davantage et l'on n'en trouve plus trace jusqu'au 23 juillet 1706,
date où les Annales parviennent à leur fin, l'Union étant accomplie.
2. « Il a été décidé que la mise en vigueur obligatoire d'un papier décidée par un
acte du Parlement ne convenait pas à cette nation » (Actes du Parlement, vol. XI,
app. 73).
3. Selon Gray, les partisans de Law, nombreux au Parlement d'Écosse, étaient
des opposants à l'Union, et cette lutte les absorbait tellement qu'aucun schéma
n'avait de chance d'être écouté.
44 L'homme et la doctrine

sorte une tendance d'esprit pseudo-scientifique qui le porte à la


généralisation normative.
Ainsi affirme-t-il que la monnaie de papier se déprécie et que la
valeur de la terre augmente. Il ne se trompe pas sur le fait : c'est
bien ce qui s'est passé en Écosse pendant la période qu'il considère.
Mais cela ne veut pas dire qu'il en sera ainsi partout et toujours.
Le respect qu'il porte à la loi qu'il a formulée lui-même l'engage
à balayer avec désinvolture les obstacles et les contradictions qui
le gênent dans son avance rectilinéaire et automatique. Ainsi,
comment expliquer que la monnaie se déprécie, alors cependant
qu'elle est insuffisante, et que la demande ne peut être satisfaite?
Il s'en tire par une pirouette, et même par deux : la monnaie est
toujours rare... mais moins qu'avant Et d'autre part la demande
doit être considérée, non point dans un pays déterminé, mais pour
l'ensemble de l'Europe 2 ! Passons. Nous verrons que pour la France,
quand il sera mis en présence d'une situation inverse, il l'expli-
quera tout aussi aisément.
Sa position parait plus solide quand il s'attache à la valeur et
au revenu de la terre : c'est là cependant qu'elle est la plus faible,
et c'est cette faiblesse qui est la plus grave. Contrairement à ce
qu'il pense, le revenu d'une propriété terrienne ne peut jamais être
considéré comme certain, car il dépend de différents aléas (récoltes,
demande alimentaire, prix internationaux). D'autre part le taux
de capitalisation qu'il envisage (20) est sans doute très raisonnable
mais il n'est jamais garanti et il peut fléchir si une vague de réali-
sations se prononce.
Nous en venons là au point essentiel : on ne peut gager une
créance exigible à vue sur une valeur, même sûre, dont la réali-
sation est difficile. On ne peut faire du super-mobile (la monnaie
de papier) avec de l'immobile (les biens-fonds). La monnaie, étant
essentiellement baladeuse, ne peut être échangeable contre une
forme de richesse lente à mouvoir.
Si l'on veut conserver la règle de convertibilité, il faut choisir
un gage, une contrepartie susceptible de conservation et de cir-
culation dans des conditions commodes. C'est pourquoi les métaux

1. « On pourrait objecter que la demande pour l'argent est à présent plus grande
que la quantité. On répond que, bien que la demande soit plus grande que la quantité,
elle n'a cependant pas augmenté dans la même proportion que la quantité » (Œuvres
complètes, op. cit., p. 97 et sq.).
2. On se demande dès lors pourquoi il est nécessaire de régler la question par
des mesures particulières à l'Écosse. Il insiste lui-même sur le fait qu'en Hollande
l'abondance de l'argent assure un faible taux d'intérêt — pourtant ce n'est pas
un phénomène européen.
Les projeteurs d'Édimbourg 45

précieux, dans ce rôle précis, sont (ou du moins étaient alors et


pour longtemps) difficilement remplaçables.
En dehors de l'affaire très particulière des assignats, aucun
État n'a tenté l'expérience d'émettre une monnaie foncière, mais
une erreur analogue à celle de Law semble bien être à l'origine
de la grande crise américaine de 1929 D'autre part, des par-
ticuliers se sont souvent lancés dans des entreprises qui procé-
daient d'une inspiration analogue à celle de Law et de Patter-
son : faire du payable à vue avec des valeurs peu mobilisables et
il en est résulté des banqueroutes retentissantes. Ainsi l'empire
des holdings édifié par le financier américain Cornfeld et qui avait
adopté comme slogan Blue Sky Law, la loi du ciel bleu. « Une cer-
taine sécurité ressemble à un coin de ciel bleu. » Aucun coin de ciel
ne reste perpétuellement bleu. Law va en faire — avant Cornfeld —
la dure expérience.
Si, dans sa personne, l'administrateur-consultant avait pré-
dominé sur le pamphlétaire, sans doute ses prémisses, qui sont
justes, ses analyses souvent remarquables, l'auraient-elles porté
à d'autres conclusions.
La logique de l'analyse de Law doit le conduire à la conception
d'une monnaie qui serait gagée mais qui ne serait pas convertible.
Dès lors pourquoi la gager précisément sur la terre plutôt que sur
les richesses nationales? En fait, il tâtonne déjà dans cette direc-
tion, cependant il ne parviendra jamais à se libérer du tabou de
la convertibilité. C'est pourquoi il imaginera la formule inter-
médiaire de la monnaie-action. Il n'apercevra pas la nouvelle faille
de ce nouveau système : c'est que l'action, considérée comme
monnaie, dépend d'une valeur qui n'est pas aisément mobilisable,
qui n'est guère plus maniable que la terre, car bien que représentée
par des titres peu encombrants elle comporte le risque de l'effon-
drement des cours. Le fond du problème c'est que la fonction
économique de la monnaie n'est pas d'être productive d'un revenu

1. Telle est l'explication donnée clairement par Jean Monnet :


« J'ai vécu cette crise sur laquelle on dit tant de choses. Vue d'aujourd'hui, je
crois que ses causes étaient simples : un défaut de fonctionnement qui a provoqué
une suite incalculable d'accidents. Les Américains déposaient leur argent dans
les banques sous deux formes : le dépôt commercial et le saving qui donnait un inté-
rêt important pour des prêts d'une certaine durée. Lorsque la Bourse a commencé
à baisser à New York à la fin de 1929 et que le commerce en a ressenti le contrecoup,
le public s'est précipité aux guichets pour retirer son argent. Mais cet argent bien
rémunéré les banques l'avaient placé en hypothèques pour lesquelles il n'existait
pas alors de système d'escompte. Comme il n'était évidemment pas possible de les
réaliser toutes à la fois et du jour au lendemain, la machine se trouva bloquée du
haut en bas» (Jean Monnet, Mémoires, p. 128).
46 L'homme et la doctrine

mais bien d'être représentative d'un capital. Il ne peut pas y avoir


de monnaie intangible car son intangibilitéfinalement repose sur
elle-même. John Law croit pouvoir la fonder sur le revenu de la
terre. Comment donc un revenu exprimé en monnaie pourrait-il
assurer à cette monnaie un caractère dont elle ne serait pas déjà
dotée?
A défaut d'une valeur absolue et à défaut de la solution empi-
rique et durable du métal précieux, ce qui s'en rapproche le plus
ce n'est ni le bien foncier (illusion de Law et de Cornfeld et bien
sûr de beaucoup d'autres) ni même des agencements de biens
comme les assortiments de matières premières préconisés par
Pierre Mendès France, c'est tout simplement le crédit de l'Etat
assuré par une économie prospère. C'est d'ailleurs vers ce point
que Law s'achemine à travers son vagabondage. En cela il est un
véritable précurseur des problématiques modernes de l'économie.
VIII

La traversée du désert

Il semble que John Law ait quitté l'Écosse (vers 1706?) quelque
temps après l'échec de son projet, et aussi, dit-on, après un nou-
veau refus opposé à une seconde demande de grâce Il ne pouvait
d'ailleurs demeurer dans ce pays à partir du moment où l'union
avec l'Angleterre serait devenue effective et sans doute prit-il les
devants.
Pendant la petite décennie qui s'écoule entre son retour sur le
continent et la mort de Louis XIV, il résida, selon les périodes, dans
divers pays-européens, à Bruxelles, à Paris, à Gênes, à Turin, à
Amsterdam. Selon une certaine version, il se serait rendu à Vienne,
afin de proposer un plan à l'empereur, mais ce fait n'est pas éta-
bli 2 . Il envisagea en 1712 de s'installer aux Pays-Bas où il se fit
ouvrir un compte et où il acquit un immeuble d'habitation. Cepen-
dant il décida, en fin de compte, de fixer son domicile en France
où il acheta également une maison. Ses pérégrinations étaient
déterminées par les épisodes de sa carrière de projeteur.
En France en 1707, parce qu'il adresse des mémoires au gouver-
nement. Au Piémont en 1711-1712, parce qu'il établit un projet
pour Victor-Emmanuel. Aux Pays-Bas, il aurait, selon certaines
sources, tenté de mettre sur pied une loterie, ce qui nous paraît
douteux, car il a déconseillé fortement cet expédient en Savoie et

1. Saxe Bannister, op. cit., 3, IX. Selon cet auteur, qui se réfère aux archives du
State Papers Office, Law aurait cependant obtenu le désistement de l'appel de la par-
tie civile et il aurait proposé à la Reine de la servir en Flandre à ses propres frais.
2. Ce renseignement est donné par Marmont Du Hautchamp, Histoire du Sys-
tème des Finances, sous la minorité de Louis XV, pendant les années 1719-1720
(La Haye, 1739, t. I, p. 71) et accueilli avec réserve par les autres biographes
(cf. Hyde. op. cit., p. 78). Le même auteur indique que Law se serait rendu secrète-
ment en Angleterre (voir ci-après).
48 L'homme et la doctrine

en France. Nous le retrouvons fixé en France en 1714, parce qu'il


a pu se mettre en relations avec des personnalités officielles et qu'il
cherche à les intéresser à son plan.
Au surplus, selon certaines indications, le choix d'une résidence
à Paris lui aurait procuré plus de commodité pour se livrer au
trafic des monnaies et à la spéculation sur les changes, activités que
les réévaluations de Desmarets avaient rendues très profitables
Les détails de son activité pendant cette longue et grise étape
de sa carrière sont peu connus. Les plus pittoresques se réduisent
à des anecdotes invérifiables. Il n'est pas dans notre propos de
nous y attarder 2 .

1. « L'argent de France passe toujours à force... Les marchands de France et de


Hollande là-dessus se servent de toutes sortes de ruses. Le secret est inviolable
entre ceux qui font le commerce, le sieur Law ou de Lasse est un des plus habiles.
Il n'est passé en France que pour cela » (Lettre de l'agent français d'Amsterdam,
26 avril 1714. Archives de la Marine, B 7 22, P> 117).
Mention au crayon (du ministre?) : « savoir sa conduite en détail ».
Une lettre précédente du même correspondant, datée du 26 mars, porte les indi-
cations suivantes : « (les Français) sont si infatués des Hollandais qu'il ne passe pas
de jours qu'il n'arrive en Hollande des louis et des écus de France... Il y a 7 1/2
pour cent à gagner dans ce commerce. Il y a à Paris un Écossais, appelé Jean
Lawe, qui fait ce commerce. Il a accès à l'hostel de Bouillon. Il y est depuis quatre
mois. Il a (sic) chez M. de Livry à Versailles. Il se fait appeler M. de Lasse. »
Le ministre a écrit au crayon en marge : « A M. d'Argenson, savoir le (mot illi-
sible) ce qu'il en pense » (Archives de la Marine, B 7 22, f b 21 verso). Cf. Guy Chaus-
sinand-Nogaret, Les Gens de finance au XVIIIe siècle. Nous devons à la bienveil-
lance de l'auteur d'avoir pu accéder aux documents originaux.
2. Ainsi l'épisode, accrédité par Marmont du Ha,utchamp, selon lequel John
Law aurait été expulsé de Paris par le lieutenant général de police sous préavis de
vingt-quatre heures, comme un trop habile joueur, coupable de surcroît d'avoir
introduit le jeu dans la capitale (cf. à ce sujet chap. n, p. 14).
Le même auteur indique que John Law aurait été expulsé du Piémont. Nous avons
la preuve que c'est là pure invention.
Pour ce qui concerne, cependant, l'affaire de Paris, A. Beljame a découvert un
document qui semble confirmer, quant au fait matériel, la narration de Du Haut-
champ. Il s'agit d'une note du 7 avril 1701 ainsi rédigée : « Du dit jour 7 avril 1701 :
le sieur Las a été amené en prison de CeanS pour y rester jusques à nouvel ordre par
ordre de nos seigneurs les maréchaux de France par nous premier et ancien exempt
de nos seigneurs Morgand de Hemon. (En marge, à gauche :) Du 13 avril 1701 :
Le dit s r Las a été élargi par ordre de Monseigneur le maréchal de Choiseul par nous
premier exempt de nos seigneurs Morgand de Hemon. »
Cependant il pourrait aussi bien s'agir d'une homonymie. D'autre part, on ne
connaît ni le motif de l'incarcération, ni les circonstances de l'élargissement, dont
rien n'indique qu'il ait été assorti d'une expulsion du Royaume (cf. Archives du
ministère des Affaires étrangères. France 1701. Cote : 1 093, P 117, cité par A. Bel-
jame, op. cit., p. 8, n. 4).
La traversée du désert 49

Dans cette période qui paraît assez plate pour ses biographes,
nous voyons s'élever comme des menhirs au-dessus d'une lande
déserte quelques monuments écrits de sa pensée raisonnante et
planificatrice.
Ces textes nous intéressent, car d'abord, nous y suivons le chemi-
nement intellectuel de l'auteur. Nous voyons sa puissance créatrice
osciller entre les suggestions pratiques, les vues réformistes, l'ima-
gination révolutionnaire. Également entre le bon sens et le contre-
sens, le faux sens et l'insensé. Enfin nous pouvons y déchiffrer la
programmation de ce qui sera son expérience. Il n'y a rien dans ce
qu'il fera qui ne figure dans ce qu'il a préalablement écrit. Il est
comme un ordinateur qui ne peut pas sortir de son programme.
Nous pouvons y lire les raisons pour lesquelles les entreprises de
Law exerçaient une telle force d'entraînement et également nous y
discernons la fatalité de son échec. Une fatalité psychologique.
L'impossibilité pour l'auteur de prendre une conscience exacte des
lignes qui ne peuvent pas être franchies. Il y a chez Law beaucoup
de raisonnable, même dans la part de novation; mais il est rare que
l'on ne découvre pas, dans l'une quelconque de ses œuvres, une
excursion du « raisonné » au-delà du « raisonnable ».
Le premier texte disponible après l'échec écossais est un
mémoire de 1707 adressé à une Altesse royale. Ce destinataire
n'est point le duc de Chartres, futur Régent, bien que Forbonnais
ait donné cette indication 1 , mais soit le duc de Bourgogne, soit le
prince de Conti et probablement le premier par l'intermédiaire du
second 2 .
C'est un ouvrage purement pédagogique, qui commence par une
affirmation péremptoire, dont on ne peut s'empêcher de sourire :
« Quoique la monnaie soit une affaire très importante, pourtant
elle n'est pas entendue. Ceux qui ont écrit sur ce sujet, au lieu de
l'éclaircir, l'ont rendu plus obscur. Les principes qu'ils établissent
et sur lequel les États les plus considérables de l'Europe se gou-
vernent, sont faux. »
Moi seul et c'est assez!
L'objet de l'étude, en dehors de son propos didactique, est de
déconseiller à l'État toutes les manipulations monétaires (ainsi que
des mesures telles que la défense des transports d'espèces). Law
maintient fermement sa thèse sur la monnaie aussi peu variable
que possible.
Sans doute ce texte est-il essentiellement destiné à préparer le

1. Lors de la publication par ses soins de ce texte présenté sans date dans ses
Recherches et Considérations publiées en 1767, t. II, p. 542 et sq.
2. Œuvres complètes, op. cit., Introduction, p. xxiv.
50 L'homme et la doctrine

terrain pour le suivant qui a été publié sous le titre : Mémoire


pour prouver qu'une nouvelle espèce de monnaie peut être meil-
leure que l'or ou l'argent.
Law commence, cette fois, par une affirmation éclatante : <r Je
propose de prouver qu'une nouvelle espèce de monnaie peut être
établie plus propre à cet usage que l'or et l'argent. »
Cette monnaie, c'est la monnaie territoriale déjà présentée à
l'Écosse dans Money and Trade.
Mais la France n'est pas l'Écosse et Law se trouve devant l'in-
version de sa première hypothèse, ce qui l'oblige à une nouvelle
acrobatie logique.
Nous savons qu'en 1705, deux ans auparavant, l'élément décisif
de sa démonstration résidait dans la certitude que la valeur de la
terre, à la différence de celle du métal, n'était pas susceptible de
variations en baisse
Or, en France, c'est la terre qui s'est dévaluée par rapport à l'ar-
gent. « Les terres ne valent pas tant d'espèces qu'avant la guerre. »
Ainsi la proposition de départ se trouve démentie par les faits et
l'on s'attend que l'édifice s'effondre, miné à la base. Qu'à cela ne
tienne! « Les terres ne valent pas moins, ce sont les espèces qui
valent plus (étant devenues plus rares) »! Il suffisait d'y penser.
Nous retrouvons ici un paralogisme analogue à celui par lequel on
nous affirmait que l'argent, quoique rare, perdait de sa valeur.
Précédemment, il fallait « monétiser » la terre parce qu'elle ne peut
pas se déprécier. Maintenant on la monétise... pour éviter qu'elle
se déprécie : « La différence entre le prix des terres quand les
espèces étaient plus abondantes et à présent, c'est une raison très
forte pour employer les terres aux usages de la monnaie. » L'avan-
tage du système était d'abolir « la demande additionnelle », main-
tenant on la ressuscite : elle va permettre « d'augmenter la
demande et la valeur des terres 2 ». Ainsi le fait était décisif quand
il était conforme à la doctrine, mais il devient insignifiant quand il
lui est contraire ou plutôt il est mobilisé à son tour pour fournir
un argument aussi favorable quoique exactement opposé.
Mais il y a ici davantage : nous allons voir Law franchir la limite
du sens commun dans les étranges mesures d'application que cette
fois il propose.
D'une part, c'est le cours forcé — quoique partiel — de la nou-
1. « Cette valeur peut augmenter mais ne saurait guère baisser »; au contraire,
l'or et l'argent « sont sujets à un grand nombre d'accidents qui peuvent diminuer
leur valeur mais ne sauraient guère l'augmenter ». Cette affirmation est appuyée
sur l'exemple de l'Écosse, où, en effet, les choses se sont passées de cette manière
(Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 195 et sq.).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 206 et sq.
La traversée du désert 51

velle monnaie. Elle serait seule employée pour le paiement des


baux et autres contrats relatifs à la terre 1 : cela paraît logique en
effet puisqu'il s'agit d'une monnaie terrienne, mais c'est introduire
une contrainte (alors que l'auteur souligne généralement la vanité
des procédés autoritaires) et c'est aussi une mesure peu réaliste
qui sent l'utopie à une lieue.
La seconde invention est proprement stupéfiante. Elle lie la mon-
naie terrienne à la puissance publique et à l'intérêt du Roi. C'est en
effet le Roi qui percevra le revenu des terres consignées (par leurs
propriétaires). Ce revenu lui permettra d'acquitter les dettes de la
couronne! En effet, la France, souligne l'auteur, a besoin de beau-
coup plus de monnaie qu'elle n'en a.
Ainsi, par hypothèse, les propriétaires abandonneront leurs
terres (en consignation!) au Roi contre de la monnaie et se conten-
teront des revenus de leurs placements de capitaux. Et le Roi peu
à peu deviendra propriétaire (consignataire) de tout le sol cultivé.
(C'est le retour à la « directe royale universelle 2 ».)
C'est bien la « monnaie dirigée » de Schumpeter et une sorte de
capitalisme d'État qui peut faire penser à « Law socialiste », selon
Louis Blanc.
C'est aussi une proposition parfaitement irréaliste.
Voici maintenant que le texte du mémoire nous révèle autre
chose, et nous place avec l'auteur sur une piste qui semble en déri-
vation à la fois sur la voie la plus modeste et sur la plus ambitieuse.
« Ce qui approche le plus d'une nouvelle espèce de monnaie est
l'action de la Compagnie des Indes (...). Ces actions ne sont pas
des promesses de paiement en espèces, elles sont comme une nou-
velle espèce de monnaie 3 . »
Il découvre dans ces titres le même avantage qu'il attribuait
initialement à la terre : ils ne sont pas exposés aux baisses qui
affectent la monnaie de métal, tant par suite des altérations 4 que
par suite du mouvement des extractions.
Ainsi le mémoire timide et en quelque sorte expérimental
de 1707 prépare les innovations sensationnelles du système. John
Law a trouvé une formule substitutive pour sa monnaie terre. Plus

1. Il reprend cette idée en décembre 1720 alors qu'il est aux abois.
2. Il est à remarquer que l'auteur développe ici un projet quelque peu analogue
à celui d'Olivier du Mont — que nous avons hésité à lui attribuer. Du Mont pré-
voyait en effet, d'une part, que le Roi pourrait, grâce à son système, payer ses
dettes et, d'autre part, que le Roi deviendrait, par ce moyen, maître de tout l'ar-
gent du royaume (cf. Annexe II, infra, p. 639 et sq.).
3. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 204-205.
4. Cette précision ne figure pas dans ce texte; nous rappelons qu'elle fait partie
de l'explication globale précédemment donnée.
52 L'homme et la doctrine

précisément, il a trouvé une autre forme de monnaie qui présente


pour lui le triple avantage d'être détachée du métal, d'être sous-
traite aux aléas de la baisse, enfin de pouvoir être émise à la
mesure des besoins de l'économie. Sans doute aussi pense-t-il que
cette formule rencontrera moins de résistance que celle de la mon-
naie territoriale
Là encore il « scotomise » les deux questions épineuses : existe-
t-il vraiment une forme de valeur qui ne baisse jamais? Le pro-
blème de la quantité des moyens de paiement ne doit-il être vraiment
considéré que dans un seul sens? Après en avoir manqué, ne prend-
t-on pas le risque d'en créer trop?
Parce qu'une monnaie n'est plus titrée ni même gagée sur le
métal, elle est évidemment soustraite aux variabilités du métal,
mais il n'aperçoit pas qu'elle peut être sujette à d'autres facteurs
de variation, y inclus ceux de détérioration.
Parce que la demande de la monnaie se porte sur un bien qui est
également l'objet d'une autre demande (les actions), il pense que
la première sera toujours raisonnable et il se refuse à supposer que
la création de monnaie puisse dépasser (de beaucoup) les besoins
normaux de l'économie .
L'équipollence de la monnaie terre et de la monnaie action dans
la pensée de Law procède de leur caractère commun d'être des
biens économiquement productifs et par conséquent générateurs
de revenus, ce qui fait qu'on les acquiert pour les exploiter et qu'on
ne se soucie de les réaliser que dans des circonstances exception-
nelles de convenance 3 .

1. L'accueil réservé à sa première formule lui avait inspiré un certain décourage-


ment qui se traduit dans ses lettres.
« Apparemment, Monsieur, on est d'opinion [que] l'affaire [que] j'ai à proposer
ne mérite pas qu'on en parle au Conseil; je n'en suis pas surpris; une nouvelle espèce
de monnaie plus qualifiée que l'argent paraît peu praticable. » 15 juin 1707 (Œuvres
complètes, op. cit., Introduction, p. xxvi).
2. « En Angleterre les billets de banque et d'échiquier, les actions de la banque
et de la vieille et nouvelle Cie des Indes courent le commerce... En Hollande on voit
peu d'espèces les actions de leurs compagnies des Indes et les obligations des
États ont cours comme en Angleterre... » Premier mémoire, Paul Harsin, op. cit.,
p. 108. Cf. formule assez analogue dans le mémoire adressé plus tard au duc Victor-
Amédée de Savoie (Œuvres complètes, t. I, p. 215).
3. Cette analyse s'exprimera avec force — et avec toute la force de l'erreur
logique — dans l'une des célèbres lettres du Mercure de France où Law répondra,
en 1720, aux détracteurs du système : il n'aperçoit pas que la demande d'un bien
même productif de revenus n'est jamais illimitée.
« Qu'est-ce donc qui maintient les biens-fonds dans leur valeur légitime, quelque
haute qu'elle soit? C'est qu'on ne les vend point pour réaliser... on se contente
communément de revenus et par là... il se trouve toujours autant d'acheteurs que de
La traversée du désert 53

Le prochain texte connu nous fait apparaître Law à Turin dans


le personnage simplifié de projeteur de banque, précis, raisonnable
et calculateur. L'établissement dont il trace le plan pour le duc
Victor-Amédée est un parangon de sagesse : il prêtera à 4 % pour
l'escompte et à 0,5 par mois sur garantie
Deux dispositions essentielles : l'encaisse sera maintenue aux
3/4 du montant des billets (John Law fait valoir que l'on se
contente d'habitude de la moitié ou du quart). D'autre part, la
banque est garantie contre les manipulations monétaires. Comme
les mouvements du Trésor doivent passer par la banque (mais dans
une première période cette règle pourra être limitée à Turin et aux
environs), c'est donc une bonne affaire pour lui, pour le Duc et
pour tout le monde 2 .
On a raconté que Viotor-Amédée avait rejeté le projet de Law
avec une boutade : « Je ne suis pas assez riche pour prendre le
risque de me ruiner », et même qu'il avait fait expulser Law 3 . Les
frères Pâris avancent ce fait, dans différents mémoires, pour justi-
fier leur prévention contre Law. Mais c'est pure légende.
En fait, l'étude du projet fut interrompue, non pas par un refus
du duc, mais par les événements internationaux et par son acces-
sion au royaume de Sicile. Victor-Amédée n'oubliait pas Law et
il l'invita à venir le voir en Sicile pour continuer leurs pourparlers.
Cependant, à cette époque, Law s'était engagé en France dans des
projets dont il attendait des satisfactions plus considérables que
d'une banque de routine à Turin. Usant lui-même de fine diplo-

vendeurs. Il faut donc que les hommes se mettent à l'égard des actions, dans le même
esprit. » Oui mais... Il semble qu'ils aient de la peine à s'y mettre d'eux-mêmes.
1. Le texte de P. Harsin porte 2 % mais celui de Gennaro, 0,5 %. Ce texte n'est
que la seconde mouture d'un premier projet, plus flou et que les conseillers du Duc
avaient trouvé imprudent!
Il conseillait de créer une banque, ou une sorte de bureau où des fonctionnaires
(officiers du Duc) recevraient les rentrées du Trésor et remettraient en échange des
billets payables à vue... Cependant, s'ils ne l'étaient pas, ils porteraient intérêt
à 8 %. D'autre part on pourrait ordonner que tous les paiements soient faits en
billets, cette disposition étant limitée, pour un premier temps, à la capitale et aux
environs.
Trois experts désignés par le Duc avaient étudié ce premier document et avaient
été déçus. Le but qu'ils entendaient voir poursuivre par la création d'une banque
était de faire fructifier des fonds par les opérations classiques de dépôts,
d'escomptes, de compte courant, etc., et nullement de parvenir à l'augmentation de
la masse monétaire en mettant en circulation une richesse fictive (cf. Mario di Gen-
naro, Giovanni Law e l'opéra sua, Milan, 1931).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 218-221.
3. Du Hautchamp, op. cit., t. I, p. 71.
54 L'homme et la doctrine

matie, il exposa au Duc que s'il devait rester en France, c'est parce
qu'il avait investi son patrimoine en fonds publics dans ce pays et
qu'il se voyait en somme dans l'obligation de sauver le royaume
pour éviter la perte de sa fortune. Sans quoi, rien n'aurait pu le
détourner de travailler au seul service du Duc!
Victor-Amédée eut encore l'occasion de consulter John Law sur
la création d'une loterie, et celui-ci lui déconseilla formellement cet
expédient. « Ce genre de projets ne doit pas être permis dans les
Etats bien ordonnés. » Il en donne des raisons dont la. lecture,
quand on connaît les épisodes du système, donne l'impression de
1 ironie. La loterie peut inspirer au petit peuple le désir de sortir
de sa condition et de faire fortune. Quant aux bourgeois il vaut
mieux qu'ils emploient leurs fonds à soutenir le commerce et à
payer leurs créanciers. De tels expédients n'ont pas leur place
« dans les États bien gouvernés ».
Cet avis est écrit... le 7 décembre 1715. Law est bien bon de faire
bénéficier de ses conseils le roi de Sicile. Il est désormais conseiller
du Régent et il vient d'engager la grande parabole de sa carrière.
C'est à la date du 24 décembre 1713 que Law avait demandé une
audience au Contrôleur général Desmarets pour lui parler « d'une
affaire, qui, j'espère, lui sera agréable, étant pour le service du Roi
et pour l'utilité des sujets ». D'après le détail de la correspondance,
il semble qu'il eut quelque mal à être reçu, mais enfin le contact fut
pris et il présenta au Contrôleur général un mémoire relatif à
l'amortissement de la dette. Après quoi il se remit au travail et
établit un véritable projet de Banque 1 .
Tout en travaillant avec Desmarets, John Law entretenait des
relations avec diverses personnalités. Nous savons notamment que
l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Stair, arrivant de nuit à Paris,
le 23 janvier 1715, pour prendre possession de son poste, notait
qu'il avait rencontré dans cette première soirée une seule personne,
qui était John Law 2 .
Il semble qu'il était également en contact, soit avec le duc
d'Orléans, soit en tout cas avec des personnes de son entourage.
Selon Saint-Simon, le duc d'Orléans l'avait recommandé à Desma-

1. Le détail de la correspondance et la suite des documents sont minutieusement


analysés par Harsin, Introduction aux œuvres de Law, op. cit., t. I, p. xxxi.
2. Correspondance entre Stair et Stanhope, citée par Harsin, Introduction. Selon
Du Hautchamp, John Law aurait fait vers cette époque des voyages secrets en
Angleterre, où il aurait placé et d'où il aurait ensuite retiré 800000 livres.
Selon Daridan, il aurait été chargé d'une mission de renseignements en Flandre
pour le compte de la reine Anne en 1712, op. cit., p. 185, mais cette indication n'est
étayée sur aucun élément précis et il s'agit probablement de l'homonyme décou-
vert par P. Harsin.
La traversée du désert 55

rets. Cette version est vraisemblable et elle explique assez bien


que, après la mort de Louis XIV, John Law ait pu reprendre sans
désemparer auprès du duc d'Orléans la négociation qu'il avait
déjà si fortement avancée avec l'administration du feu Roi.
Plusieurs auteurs indiquent que le projet de Law aurait été rejeté
par le roi Louis XIV, sans autre examen, dès qu'il avait su que
l'auteur n'était pas catholique. Rien ne confirme cette version, elle
est au contraire incompatible avec les éléments dont nous dispo-
sons.
Le 31 juillet, Law écrivait à Desmarets pour lui offrir le titre de
protecteur de la nouvelle institution. Il pense, ce qui paraît fort
téméraire, qu'elle pourrait être ouverte pour le 10 août. Il est cer-
tain qu'elle ne le fut pas. Faut-il en conclure qu'elle aurait été
rejetée lors de l'un des deux conseils qui furent tenus le 6 et le 20?
P. Harsin remarque fort justement que si le Conseil avait condamné
ouvertement le projet peu avant la mort de Louis XIV, il eût été
difficile pour le Régent, bien qu'il se fût libéré du testament de son
oncle, d'en reprendre immédiatement l'instruction comme si de
rien n'était.
Les projets de Law, pendant cette période, sont parfaitement rai-
sonnables et ne portent pas la fulgurance de l'utopie.
Considérons d'abord le premier texte que P. Harsin a intitulé
« Mémoire sur l'acquittement des dettes publiques 1 » (mai 1715).
Law demande à percevoir un quart des profits de l'établissement
à créer. Il offre une sorte de clause pénale de 500 000 livres de son
propre argent pour le cas où son projet ne réussirait pas. Il compte
établir les bureaux de la banque, au moins provisoirement, dans
sa propre maison, place Louis-le-Grand (dans le mémoire suivant,
il en prévoit le transfert ultérieur dans l'hôtel de Soissons, où serait
également installée une bourse publique). Son plan d'amortissement
est sérieux et modéré. Il écarte toute loterie. Il fixe la limite des
ambitions que l'on peut nourrir pour Paris comme métropole éco-
nomique : cette ville étant éloignée de la mer et la rivière n'étant
pas navigable, on ne peut en faire la capitale du commerce étran-
ger mais elle peut être la première place du monde pour les
changes.
Le mémoire sur la Banque est un texte plus ambitieux. Il rappelle
les grands thèmes : la rareté des espèces crée la (récession écono-
mique) 2 , l'abondance au contraire procure (l'expansion) et permet
de baisser le taux d'intérêt. Il reprend sa démonstration familière,

1. Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1 et sq.


2. Nous mettons entre parenthèses les expressions anachroniques que nous
employons pour plus de clarté.
56 L'homme et la doctrine

inspirée de Petty, sur la valeur en capital de l'homme, qu'il fixe à


10 000 livres au denier 25 : « Il les vaut comme les terres. » Il fait
valoir les avantages que l'Angleterre et la Hollande ont tirés du
maintien du crédit, et il exprime la conviction que la Banque de
Hollande n'a pas conservé son encaisse, ce qui sera vérifié bien
plus tard 1 . Il répond à l'objection habituelle selon laquelle la
banque ne conviendrait pas à la France à cause de son régime
politique, et de la puissance sans contrôle des souverains. Cette
partie de son argumentation est la plus faible, on le verra bien par
la suite. Enfin, il prévoit dans la rédaction de l'édit, comme il
l'avait fait dans le projet relatif à la Banque de Turin, une clause
de garantie contre les manipulations monétaires : « Les écus de
banque seront entendus écus de poids et titres d'à présent. »
« Je ne suis pas un visionnaire », dit-il à Desmarets; et en effet,
l'ensemble de ce texte n'apparaît en rien comme l'œuvre d'un
visionnaire.

1. En 1794, après la bataille de Fleurus. Levasseur, Recherches historiques sur


le système de Law, p. 315.
LA SIBYLLE DE CHARTRES

La figure fort raisonnable que présente Law dans cette période où


commence la Régence, le caractère modéré et réaliste de ses projets,
devraient être remis entièrement en cause si nous acceptions de lui attri-
buer la paternité d'un volumineux mémoire, daté du 4 octobre 1715, et
que Paul Harsin s'était résolu, non sans hésitation, à publier dans les
Œuvres complètes sous le titre : « Rétablissement du commerce » Mais
il est hors de doute aujourd'hui que cette attribution doit être écartée.
La publication du document avait paru justifiée par l'apposition de la
signature manuscrite de Law et également de celle de Montesquieu. Cette
double certification, à première vue insolite, apparaissait comme un élé-
ment de crédibilité du fait que Montesquieu avait en effet rencontré Law
à Venise, le 29 août 1728, rencontre dont Montesquieu donne la relation
dans ses Voyages 2 . Cependant, l'origine du texte éveillait déjà la suspi-
cion. Le manuscrit — qui a été détruit pendant la guerre — (aussi doit-on
se féliciter de l'initiative de Paul Harsin!) se trouvait à la Bibliothèque de
Chartres, où il était parvenu en exécution d'un legs émanant de la famille
de l'académicien Chasles dont il porte l'ex-libris. Or, cet académicien a été
victime d'une extraordinaire escroquerie aux faux documents. Un pitto-
resque faussaire du nom de Vrain-Lucas lui avait vendu 27 000 auto-
graphes parmi lesquels une lettre de Marie-Madeleine à Lazare (en vieux
français) pour le féliciter de sa résurrection; une lettre de Newton, alors
âgé de onze ans, adressée à Pascal pour lui attribuer l'honneur de la
découverte de la gravitation, etc. Sans doute, Chasles pouvait détenir des
documents d'une autre provenance. Mais on ne peut exclure l'hypothèse
que Vrain-Lucas ait « refilé » à sa dupe un manuscrit de l'époque contenant
une compilation de mémoires et de projets divers et qu'il ait poussé
l'audace jusqu'à tracer les signatures de Law et de Montesquieu.
Depuis la publication des Œuvres complètes, deux nouvelles données
sont apparues, qui permettent de trancher sans hésitation le litige dans le
sens du refus de l'authenticité.
Le professeur Robert Sheckleton, d'Oxford, a retrouvé au château de

1. Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 67 à 260.


2. Montesquieu, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 572.
58 L'homme et la doctrine

La Brède le catalogue très détaillé, dressé par Montesquieu lui-même,


de tous les livres et manuscrits que celui-ci avait eus en sa possession, et
dont il prenait grand soin. Or, ce catalogue, publié en 1954 par la Société
des Publications romanes et françaises , ne porte aucune mention de la
prétendue « donation » de Law. Au demeurant, Montesquieu apposait tou-
jours son ex-libris sur les pièces de sa bibliothèque et cet ex-libris ne figu-
rait pas sur le manuscrit de Chartres.
D'autre part, un manuscrit contenant la première partie du Mémoire
sur le Rétablissement du commerce a été découvert par Paul Harsin lui-
même et par l'historien Lionel Eothkrug, et ce document porte l'indication
de son auteur, Jean Pottier de La Hestroye, lieutenant civil et criminel de
l'Amirauté de Dunkerque 2 .
Pouvait-on cependant envisager une dernière possibilité, à savoir que
la partie finale du Rétablissement, qui traite d'un projet de banque, soit un
texte de Law, qui aurait été recopié à la suite du travail de Pottier de
La Hestroye, peut-être même avec d'autres additions? A cette époque de
tels pots-pourris ne sont pas rares.
Paul Harsin et moi-même avons étudié de concert cette éventualité, et
nous avons conclu d'un commun accord qu'elle devait être rigoureusement
écartée. En effet, le projet de Banque qui figure dans le texte de 1715,
quoique répondant à des objectifs analogues à celui de Law, est entière-
ment différent dans ses modalités. Or, précisément, à cette même date,
Law tentait de faire aboutir le plan qu'il avait remis à Desmarets et il le
défendait pied à pied au cours d'une série de conférences avec le duc de
Noailles et diverses autres personnalités3. Il est évidemment impensable
qu'il ait voulu créer deux banques en même temps et qu'il ait adressé au
Régent une véritable sommation de réaliser la seconde, alors que les négo-
ciations relatives à la première prenaient justement un tour apparemment
favorable.
Remarquons enfin que le texte de l'Avis daté du 4 octobre, qui tient en
quelques paragraphes, et qui se trouve placé en tête du volume, ne peut
être de la main de Law. L expression : « Ce que je dois au Roi et à ma
Patrie » serait inadmissible de sa part, et d'aill eurs dans un écrit de cette
époque nous le voyons évoquer avec humilité son état d'étranger. Et le ton
de l'ultimatum, posé avec désinvolture et avec esprit, « je me retirerai
ainsi que firent les Sibylles » serait inconcevable dans une lettre adressée
par lui à Son Altesse Royale, dont il sollicitait inlassablement la protec-
tion.

1. Genève, Droz, 1954.


2. L'Amirauté de Dunkerque (Bibl. de l'Arsenal). Cf. P. Harsin, éd. des Œuvrei
de Dutot, p. 273, n° 49 et Lionel Rothkrug, Opposition to Louis XIV, Princetor
University Press, 1965, p. 435-449.
3. Cf. p. 55.
Deuxième partie

BANQUE ET LA GUERRE
VIII

La passation des pouvoirs

UN DEUIL SANS LARMES

ir Je voyais tout le monde courre au soleil


levant. Les gens attachés de longue main
à Monsieur le Duc d'Orléans épanouissaient
leurs visages. Ceux qui n'avaient pas encore
découvert leur attachement commençaient à
lever la tête. On allait, on vivait, on s'as-
semblait, on réglait tout, on partageait
tout. »
Duc d'Antin.

La Banque de Law n'ouvrit pas le 10 août. Louis XIV laissa


passer l'occasion qui lui était peut-être offerte par le destin de
prolonger son règne en changeant son image.
Le Roi avait dit le 28 juin en plaisantant pendant son souper :
« Si je continue de manger d'aussi bon appétit... j e ferai perdre
quantité d'Anglais, qui ont fait de grosses gageures que j e dois
mourir le premier jour de septembre prochain »
Mais le 15 août, il se trouva pris de malaise et l'on célébra la
messe dans sa chambre. Le 24, un mieux se déclara, il parut au
balcon, des vivats l'accueillirent, il salua à son tour 2 ; toutefois le

1. Buvat, Journal de la Régence, éd. Pion, 1865, t. I, p. 37.


Selon la chronique parallèle, du même auteur, publiée sous le titre Gazette de la
Régence, l'origine de ces paris se trouverait dans des indiscrétions médicales rap-
portées par l'ambassadeur d'Angleterre à Paris, Mylord Stair (Gazette de la
Régence, préface par le Comte de Barthélémy, éd. Charpentier, 1887, p. 15).
2. Cette anecdote est empruntée au journal de Buvat. Elle n'est pas confirmée
62 La banque et la guerre

25 la fièvre le reprit, il rédigea un second codicille à son testament,


il reçut l'extrême-onction. La gangrène s'était déclarée. Le 28 août,
il ne put pas entendre la messe et l'on pensait qu'il ne passerait
pas la journée. Cependant cet organisme indomptable s'acharnait
à survivre et le roi connut une rémission que l'on attribua à l'élixir
d'un charlatan marseillais. Il s'évertua encore à diverses conversa-
tions, recommandations et dispositions. Il garda jusqu'à la fin de
longues périodes de lucidité; alors il donnait lui-même les répons
aux prières des agonisants que récitaient alternativement au pied
de son lit les pères récollets et les prêtres de la mission. Enfin, le
dimanche 1 e r septembre, à huit heures un quart, à l'heure même
où chaque matin, selon un cérémonial intangible, le grand
chambellan était venu écarter le rideau et présenter l'eau bénite
il expira, en la seule compagnie de son confesseur le père Le Tellier
et du duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps. Aussitôt que
la nouvelle fut connue, les seigneurs et les dames de la Cour, « tous
magnifiquement vêtus » ainsi que les prélats et les officiers, « accou-
rurent rendre leurs premiers devoirs au jeune Roi, âgé de cinq
ans ».
Ainsi s'achevait, après soixante-douze ans de durée, le règne le
plus long, le plus glorieux et aussi le plus ruineux de notre histoire.
« On n'a jamais vu si peu de tristesse à la mort d'un Roi », note
le chroniqueur 2 . Saint-Simon traduit la même impression avec plus

par Saint-Simon qui note simplement pour le samedi 24 août : « Il soupa debout
en robe de chambre en présence des courtisans pour la dernière fois. » Les deux
récits concordent quant à l'aggravation survenue le 25.
1. Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 1081.
2. Et encore : « ... Un grand prince chrétien qui a poussé le pouvoir indépendant
au-delà de toutes ses bornes, est mort d'une maladie gangrénée, peu regretté de
ses sujets et haï de tous les étrangers. »
On ne peut s'empêcher d'évoquer la ressemblance de cette situation avec celle qui
se présentera à la fin du règne, lui-même fort long (cinquante-neuf ans), de
Louis XV. A ceci près que, dans ce cas, on ne parlera pas seulement du peu de tris-
tesse mais d'une véritable joie. « La satisfaction se lisait sur tous les visages », écrit
le baron de Besenval. Faut-il en déduire que lorsqu'une même personne gouverne
pendant très longtemps, sa fin est toujours attendue avec impatience et saluée avec
soulagement? Il peut y avoir quelque chose d'exact dans cette vue, car le caractère
oppressif que comporte nécessairement le pouvoir (surtout s'il est absolu) s'accroît
de l'oppression supplémentaire qu'engendrent l'absence de changement, la mono-
tonie de la durée et l'impression de huis clos qui peut résulter de la permanence du
nom et de l'image.
Cela dit, il existait dans les deux cas des raisons de désabusement et de
mécontentement, mais fort dissemblables. Le règne de Louis XIV s'était terminé dans
une bigoterie étouffante, mais non sans respectabilité. Au contraire, celui de Louis XV
avait suscité, par l'immoralité et le cynisme, le mépris et le dégoût. Par contre, si
La passation des pouvoirs 63

de brutalité. « Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur


anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie... le peuple,
ruiné, accablé, désespéré, rendit grâce à Dieu... »
Le défunt Roi lui-même ne s'était point fait d'illusions sur l'état
du royaume et sur le contentement de ses sujets. Peu avant sa
mort, il aurait fait venir le dauphin pour lui tenir des propos que
celui-ci ne pouvait guère entendre avec profit : « Ne m'imitez pas
dans le goût que j'ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j'ai
eu pour la guerre... Tâchez de soulager vos peuples, ce que j e suis
assez malheureux pour n'avoir pu faire... » On retrouve une note
analogue dans son testament, cette fois sans la nuance de l'auto-
critique : « Comme par la miséricorde infinie de Dieu la guerre, qui
a, pendant plusieurs années, agité notre Royaume avec des enne-
mis différents et qui nous ont causé de justes inquiétudes, est heu-
reusement terminée, nous n'avons présentement rien de plus à
cœur que de procurer à nos peuples le soulagement que le temps
de la guerre ne nous a pas permis de leur donner. »
Comme les modes sont changeantes en histoire, que la recherche
n'est jamais épuisée, que la réalité ne se fige pas un seul instant
dans l'absolu, certains savants contestent aujourd'hui le slogan du
« tragique xvne siècle », du moins dans la mesure où on le prolonge
jusqu'au 1 e r septembre 1715. On signale, dans les dernières années
du règne, quelques indices favorables, dont on croit pouvoir
déduire l'amorce d'une réanimation économique spontanée Il
s'agit cependant de données fragiles, à interprétation ambiguë, et
qui, dans un autre contexte, pouvaient aussi bien apparaître comme
les derniers sursauts d'une vitalité proche de son expiration. Ce
qui est certain, c'est que le temps du changement est venu. La
récession économique est parvenue à un tel degré de gravité qu'elle
se traduit — nous le savons aujourd'hui — par une involution
démographique 2 . Il faut renverser la tendance. L'économie a
besoin d'une plus grande abondance monétaire, d'investissements
productifs et non pas stériles, d'une ambiance plus favorable aux
affaires, d'un climat plus stimulant et d'un pouvoir plus libéral.

dans l'un et l'autre cas les finances étaient en piteux état, on n'observe rien en 1774
qui rappelle le marasme économique de 1715. La période intermédiaire a vu
reprendre, notamment à la suite de l'expérience de Law, le chemin de l'expansion,
bien que ce soit au détriment du pouvoir d'achat réel de certains travailleurs (voir
Labrousse). Les sujets de mécontentement, cette fois, sont autres et tiennent juste-
ment à un mouvement progressif de l'économie, entraînant des distorsions ten-
dancielles.
1. F. Braudel, Labrousse, P. Goubert, Histoire économique et sociale, t. II, p. 363
et sq.
2. Voir ci-après note annexe, p. 66.
64 La banque et la guerre

Louis XIV a fait son œuvre et on peut même penser que c'est
depuis longtemps puisque l'agrandissement territorial 1 , qui est
sans doute la meilleure justification d'un règne si dispendieux, est
achevé depuis 1681. Si l'Histoire a ses ruses, elle peut aussi avoir
sa courtoisie. Il est bien naturel qu'elle en ait usé envers un souve-
rain qui a porté cette vertu à sa sublimité astrale. 1681-1715,
c'est très exactement, comme nous le savons aujourd'hui, la période
pendant laquelle s'effectua, d'ailleurs en liaison avec une reprise
sur le trafic des métaux précieux 2 , une grande mutation expansion-
niste de l'économie mondiale 3 dont d'autres pays surent s'assurer
le bénéfice 4 .
Il est normal pour toutes les raisons que l'on connaît que la
France ne suive le mouvement qu'avec un certain décalage par
rapport à l'Angleterre et à la Hollande. Mais la limite extrême est
atteinte, et même sans doute dépassée. Au-delà de ce point, il fau-
drait admettre que la survivance — dans la personnalisation de son
agent — d'une politique dont le sens a été épuisé, put indéfiniment
contrarier l'émergence d'une politique nouvelle, répondant aux
nouveaux objectifs que déterminent les situations concrètes et les
forces psychologiques profondes.
L'acteur individuel n'a que trop longtemps contrarié l'acteur
collectif.
Cet acteur collectif n'est autre que les « dix-sept ou dix-huit
millions de Français aux champs ou aux ateliers, travaillant paisi-
blement, lentement, dans des conditions encore précaires mais
avec un courage, une habileté, une finesse, une persévérance
jamais démentis. C'est en eux que reposent, en fin de compte, l'ave-
nir et la force de cette nation qui commence à se chercher, à se
trouver 5 ».
La patience du peuple s'épuise en même temps que la courtoisie
de l'Histoire se lasse. Si vêtu d'or qu'il soit, il est temps de dire à
ce Roi de soixante-dix-sept ans : « Vous êtes rentré chez vous et
vous avez reçu votre salaire 6 . »

1. Les pays qui forment sensiblement les départements du Nord, Strasbourg, la


Franche-Comté, la ceinture de fer, évidente réussite. Mais tout cela est acquis
depuis 1681 et, par la suite, seulement confirmé, sauvé ou diminué (Pierre Gou-
bert, Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, 1966, p. 225).
2. Cf. Pierre Chaunu, La Civilisation de l'Europe classique, Paris, 1966.
3. Pierre Vilar, La Catalogne dans l'Espagne moderne, Paris, 1962, p. 247.
4. L'Espagne qui, pour bien des raisons, pouvait se trouver à l'écart de ce grand
élan, commence elle-même à démarrer (cf. Pierre Vilar, op. cit.).
5. Pierre Goubert, op. cit., p. 222.
6. Shakespeare, Cymbeline, acte IV, scène n.
La passation des pouvoirs 65

De nouveaux acteurs individuels peuvent apparaître. Philippe


d'Orléans et John Law sont disponibles, ils se sont préparés de
longue date. Par chance, ils se connaissent déjà. « A la morne et
pesante agonie du Grand Règne succède, avec la Régence du duc
d'Orléans, une période de fermentation intense », écrit Hubert
Luthy. A défaut d'une vue de la Providence, n'était-ce pas, comme
on dit, dans « l'ordre des choses »?
ÉCONOMIE ET DÉMOGRAPHIE

Des travaux récents nous permettent d'apercevoir, à l'égard de


cette situation économique récessive, certains effets que les contemporains
ne distinguaient certainement pas et que les historiens eux-mêmes ont
longtemps négligés : ce sont les effets démographiques.
Emmanuel Le Roy Ladurie a le mérite d'avoir isolé et clairement défini
le phénomène de progression de la mortalité adulte par déficit général
de la consommation. L'espérance de vie des adultes vieux et jeunes, entre
vingt et soixante ans, est minimale vers 1700-1730. Il ne s'agit point ici
de mortalité infantile, voire juvénile, dont le taux ne variera guère jus-
qu'à la Révolution. « C'est un excédent de mortalité adulte qui crée le
déficit démographique... les facteurs socio-économiques l'emportent donc
sur les facteurs médico-culturels... Ce qui tue l'adul te, c'est la pauvreté,
le manque de gain... La régression économique d'ensemble... La régres-
sion du produit brut est bien la médiation pertinente qui explique, après
1680, l'excédent des morts 1 . »
Malgré les scrupules et les divergences d'interprétation, les études
générales ou régionales poursuivies sur ce sujet ne permettent pas de
mettre en doute la coexistence de la dépression démographique et de la
récession économique.
Pierre Goubert, dans YHistoire économique et sociale de la France,
témoigne d'une extrême prudence, dont on ne saurait lui faire grief, même
si l'on n'entend pas entièrement l'adopter. C'est avec des points d'inter-
rogation qu'il titre : « Recul sous Louis XIV? » et « Révolution démogra-
phique au xvme siècle? » et pour lui le « tragique xvne siècle » serait
une formule excessive. Cependant, il s'exprime affirmativement sur « le
recul de la mort » et il note : « Après les catastrophes d'entre 1693 et
1720, il fallait presque l'espace d'une génération pour récupérer, au
moins algébriquement, ce qui avait été perdu 2 . »
Le même auteur présente une analyse très fine de la relation entre la
mortalité et la sous-consommation. Quand la population ne peut obtenir

1. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les Paysans du Languedoc, Paris, Mouton, 1966,


p. 554.
2. Op. cit., t. II, p. 46, 55, 58, 61.
La passation des pouvoirs 67

une alimentation convenable, on se jette sur des produits de qualité dou-


teuse : « grains de basse qualité, pourris, échauffés, voire " ergotés "... »
« On allait jusqu'à déterrer les graines des dernières semailles, à voler des
céréales, encore vertes, à fabriquer des pains d'avoine, des pains de
racine de fougères, à faire cuire les herbes des chemins et des champs, à
consommer la viande avariée des bêtes crevées, à ramasser le sang et les
tripes jetées hors des tueries! » « Dès lors Y épidémie seconde suivait la
cherté première »
Ainsi se trouve illustré de façon saisissante le phénomène dénoncé par
E. Le Roy Ladurie. Cependant Pierre Goubert place le projecteur de façon
presque exclusive sur une chaîne de causalités initiales qu'il fait remonter
aux accidents climatiques, d'où les mauvaises récoltes, d'où disette et
cherté, la cherté déclenchant alors le processus ci-dessus décrit. Cette
optique le conduit, pensons-nous, à privilégier les facteurs naturels et
accidentels par rapport aux facteurs économiques dont cependant il avait
signalé l'importance dans sa grande étude sur le Beauvaisis 2 . Lorsqu'il
en vient à évoquer le redressement du xvme siècle, il ne manque pas de
mentionner l'amélioration des revenus populaires et l'élévation générale
du niveau de vie, mais il n'écarte pas l'hypothèse (qui nous semble fragile)
d'un rôle plus ou moins déterminant de 1' « histoire climatique3 ».
En conclusion, les données de base, malgré leur caractère forcément
incomplet, sont concordantes et le caractère coextensif du phénomène
démographique et du phénomène économique nous semble démontrer un
rapport de causalité, nom pas sans doute exclusif, mais principal. La
cherté qui déclenche — à travers la sous-consommation et les consomma-
tions malsaines — les épidémies, cela peut être la cherté occasionnelle pro-
voquée par l'accident de la disette, mais c'est surtout une cherté relative
par rapport à un niveau de revenu très bas. La déflation entraîne d'une
façon continue non pas la cherté mais un prix insuffisamment rémunéra-
teur et insuffisamment incitateur. De là, indépendamment des intempéries
et même des épidémies, une anémie générale du corps social... et du corps
humain.

]. Histoire économique et sociale, t. II, p. 43.


2. Cf. Pierre Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730.
3. Ibid., p. 62-63.
LE TESTAMENT DANS LE MUR

» La minorité des Rois est la saison des


orages. »
Fleuriau d'Armenonville

L'épreuve pathétique du pouvoir absolu, c'est la difficulté qu'il


éprouve à assurer sa transmission. Une volonté habituée à briser
tous les obstacles dans l'espace se trouve étrangement faible dès
qu'il s'agit de jeter une passerelle au-delà de son propre temps.
Le testament permet à l'homme de se survivre. La plupart des
civilisations l'admettent dans les affaires privées. Il en va diffé-
remment en ce qui concerne la puissance publique.
La monarchie française disposait, grâce à ses lois fondamentales,
non écrites, d'un système de transmission automatique : la dévolu-
tion héréditaire par ordre de primogéniture. Encore fallut-il tra-
verser de rudes épreuves pour le compléter par l'exclusion des
femmes (loi salique, guerre de Cent Ans) et par la règle de « catho-
licité » (conversion d'Henri IV). Qui dit hérédité ne dit pas testa-
ment. Le Roi « sortant » n'a rien à voir à ce qui se passera après
lui. Le Roi « entrant » est investi par une combinaison de l'onction
divine et de la volonté populaire, laquelle réside dans le consen-
tement tacite de la nation à cette coutume, à ces « lois fondamen-
tales ».
Cette horlogerie serait impeccable, s'il n'y avait pas le problème
des minorités.
En dépit de la fiction qui veut que le Roi dispose du pouvoir à
quelque âge que ce soit, ce qui fait qu'un nouveau-né pourrait tenir
un lit de justice, il faut bien que quelqu'un se charge de l'exercer
pour son compte. Le règne effectif ne commence qu'à la majorité
de la quatorzième année, en fait treize ans et un jour.
Comment organiser la gestion intérimaire?
Or, qui, plus que le père ou l'aïeul, est intéressé à ce que les
choses se passent bien? N'est-il pas, ou ne se croit-il pas, le mieux
qualifié pour prescrire les dispositions nécessaires à la tutelle du
royaume et à la garde du prince pendant la période de l'enfance?
A cette tentation, Louis XIV ne résista pas davantage que ne

1. Lit de justice du 27 février 1723.


La passation des pouvoirs 69

l'avaient fait ses deux prédécesseurs, Henri IV et Louis XIII, dont


le double exemple eût cependant pu l'éclairer sur les chances qui
sont données aux rois de ruser avec les Parques.
Peu d'années auparavant, Louis XIV avait vu disparaître dans
une suite tragique d'accidents brutaux, qui donnèrent lieu à des
interprétations diverses et firent même soupçonner de machination
criminelle Philippe d'OrléanB, ses héritiers les plus proches, dans
l'ordre même de leur vocation successorale : le dauphin, son fils
unique, le 16 avril 1711; puis le duc de Bourgogne, devenu dau-
phin de ce fait, enlevé à la vie le 18 février 1712 (six jours après sa
femme); enfin, le 8 mars, le duc de Bretagne l'aîné de leurs fils.
A la veille de sa mort, Louis XIV contemple un phénomène
cyclique de l'histoire : cet arrière-petit-fils, âgé de cinq ans, qui va
être appelé au trône, n'est-ce pas un double ae lui-même, qui avait
le même âge en 1643?
La situation se trouve d'ailleurs compliquée par deux circons-
tances, chacune singulière, et dont la combinaison semble avoir été
imaginée par un diable retors :
— d'une part, l'existence d'un héritier légitime ayant renoncé à
ses droits, Philippe V, roi d'Espagne. Philippe V était le parent le
plus proche de Louis XIV après le jeune Louis XV : sa renonciation
était-elle valable? On en peut douter. Saint-Simon pensait, non
sans quelque raison, qu'elle aurait dû être ratifiée par les états
généraux, à défaut de quoi elle pourrait être tenue pour non ave-
nue. Saint-Simon fait remarquer à ce sujet que, symétriquement,
les ducs de.Berry et d'Orléans avaient renoncé à leurs droits éven-
tuels au trône d'Espagne. Or ces renonciations avaient, elles, été
enregistrées par les Cortès 1 .
— d'autre part, la présence de deux enfants mâles de Louis XIV
— le duc du Maine et le comte de Toulouse — , issus de son union
hors mariage avec M m e de Montespan, mais qu'il avait légitimés
et pourvus de divers droits et dignités par un crescendo d'actes
successifs 2 . En dernier lieu il les avait fait déclarer aptes à succé-
der au trône, ainsi que leurs enfants mâles (ceux-ci seulement en
légitime mariage) pour le cas où ne subsisterait aucun héritier
tout à fait légitime. Cette décision se fondait assez raisonnable-
ment sur la crainte que la colère de Dieu s'appesantît encore sur
cette maison.
1. Saint-Simon, op. cit., t. IV, cbap. m, p. 51 et sq.
2. De M m e de Montespan Louis XIV avait eu également trois filles dont l'une
avait épousé Philippe d'Orléans. Pour elles, la question d'une vocation dynastique ne
se posait pas. Aucune règle précise (les lois fondamentales étant non écrites) n'exclut
les bâtards de la succession au trône, surtout s'ils ont été légitimés! (Voir la liste
de ces actes dans Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 27.)
70 La banque et la guerre

Tel était l'objet d'un édit que Louis XIV avait pris le soin de faire
enregistrer par le Parlement, réuni à cet effet avec la Cour, à
Marly, le 2 août 1714. Par le même acte, le duc du Maine et le
comte de Toulouse recevaient le rang de princes du sang.
Le même jour, et comme dans la foulée, Louis XIV rédigeait son
testament. Il prit, pour sa conservation, des précautions exception-
nelles. Il le remit en mains propres au Premier président de
Mesmes et au procureur général d'Aguesseau. Les magistrats, de
retour à Paris, firent creuser un trou dans la muraille d'une tour
du Palais et y déposèrent le document. On ferma l'ouverture par
une grille et une porte, dont chacune comportait trois serrures
différentes. Les trois clefs furent gardées respectivement par le
Premier président, le Procureur général et le greffier. Ainsi le tes-
tament ne risquait-il point de s'égarer : c'est là tout ce que l'on
pouvait garantir.
L'objet de ces dispositions testamentaires était triple. D'une
part, Louis XIV entendait limiter les pouvoirs qui appartiendraient
au duc d'Orléans, qui était le parent majeur le plus proche. Le tes-
tament ne lui accorde pas même le titre de Régent et en fait seule-
ment le Président d'un Conseil de Régence. La composition de
ce Conseil était fixée d'avance. Le duc n'y disposerait que d'une
voix préférentielle en cas de partage, toutes les décisions devant
être prises à la « pluralité des suffrages » (majorité).
En second lieu, Louis XIV entendait conférer des pouvoirs aux
princes légitimés, qui entraient tous les deux au Conseil de
Régence : ils détenaient ainsi à eux deux plus d'autorité que le
président!
Enfin, et en troisième lieu, le Roi prenait des mesures relatives à
la personne même du jeune Roi. Celui-ci se trouvait placé sous la
« tutelle et la garde » du Conseil de Régence, mais — « sous l'auto-
rité de ce Conseil » — le duc du Maine était investi d'une fonction
spéciale comme chargé de veiller à « la santé, conservation et édu-
cation » du mineur. Le duc de Villeroy, à son tour, était nommé
gouverneur du Roi sous l'autorité du duc du Maine. La distinction
ainsi établie entre l'administration du royaume et la garde du
jeune Roi n'a rien d'une innovation bizarre : elle se recommande
de précédents, eux-mêmes assez bien fondés en raison. On estimait
qu'il pouvait être dangereux de confier la surveillance du Roi à
celui qui étant son plus proche parent avait vocation à lui succé-
der :
« Ne doit mie garder l'agnel
qui doit en avoir la pel 1 .» %

1. Agneau et peau. Dicton cité par Chenon, Histoire du Droit.


La passation des pouvoirs 71

Ces dispositions furent renforcées de façon véritablement inso-


lite, par un cçdicille d'avril 1715, lequel prévoyait que, dès la mort
du testateur, le duc de Villeroy assurerait sur l'heure le comman-
dement des troupes de la maison du Roi!
En fait, il semble que ce dernier acte ait été arraché à la lassi-
tude de Louis XIV par les importunités de M m e de Maintenon :
« J'ai acheté du repos », aurait dit le Roi — et qu'il n'y attachait
pas une réelle importance. Sinon il ne l'aurait pas confié... au duc
d'Orléans lui-même, qu'il s'agissait précisément de dessaisir de la
force armée 1 .

« La mort du Roi, écrit Saint-Simon, surprit la paresse du duc


d'Orléans. » On en doute fort. Le duc d'Orléans et Saint-Simon
avaient préparé eux-mêmes depuis plusieurs mois et jusque dans
le détail la composition du futur gouvernement (par Conseils). Ils
connaissaient le contenu du testament, ils avaient déjà étudié les
moyens de le réduire à néant. Saint-Simon préconisait la réunion
des états généraux, mais il n'entrait pas dans le caractère du duc
d'Orléans de se laisser prendre à l'attrait grandiose d'un geste
aussi imprudent. Il suffirait de s'adresser au Parlement qui avait
l'habitude de casser les testaments des rois.
Henri IV et Louis XIII en avaient fait, si l'on peut dire, l'expé-
rience. Le tour du roi Louis XIV, tout Soleil qu'il fût, était venu.
La position du Régent était encore plus forte que ne l'avaient
été, lors des précédentes minorités-, celles des reines régentes. La
mort du roi rompait invinciblement en sa faveur l'équilibre des
forces. Les courtisans le comprirent à merveille qui, dès le matin,
investissaient son appartement au point « que l'on n'aurait pu
faire tomber une épingle par terre ».
Dès la matinée du 2 septembre, le Parlement procéda à l'ouver-
ture du testament que l'on sortit de sa cachette. Le duc d'Orléans
présenta habilement ses prétentions en demandant au Parlement
de statuer d'abord sur le droit propre qu'il tenait de sa naissance
et seulement ensuite sur ce que le testament pouvait disposer sur
ce sujet. Il fait état, avec un singulier aplomb, d'une conversation
secrète qu'il aurait eue avec le roi « après le viatique » et où celui-ci
aurait dit : « J'ai fait les dispositions que j'ai cru les plus sages;
mais comme on ne saurait tout prévoir, on les changera » (!). Enfin,
il met d'emblée sur la table sa plus grosse mise : « étant aidé par
vos conseils et vos sages remontrances.», rétablissant ainsi le Par-

1. Voir ci-après, note annexe, p. 77.


72 La banque et la guerre

lement dans ce droit de remontrances que le défunt roi avait frappé


de caducité. Le duc d'Orléans annonça encore son intention de
rétablir l'ordre dans les finances, de retrancher les dépenses super-
flues, d'entretenir la paix au-dedans et au-dehors, et de « rétablir
surtout l'union et la tranquillité de l'Église ».
Le requérant avait présenté cette première partie de son exposé
avant même qu'il fût procédé à l'ouverture du testament et à sa lec-
ture, puis à celle des deux codicilles, datés respectivement du
13 avril et du 23 août, qui figuraient sur une mêmç feuille de
papier non cachetée. Après la lecture de ces textes, les gens du Roi
opinèrent en faveur des prétentions du duc d'Orléans et la Cour lui
donna aussitôt raison en le déclarant Régent de France.
Fort de sa nouvelle autorité, il reprit alors la parole et pré-
senta ses demandes, qui tendaient à vider le testament de toute
substance. Ainsi, il acceptait la règle de la majorité (« pluralité »)
pour la décision du Conseil de Régence... mais il serait libre de
composer le Conseil comme il l'entendait 1 ! D'ores et déjà, il
demandait que le duc de Bourbon, bien qu'âgé seulement de vingt-
trois ans 2 , fît partie de ce Conseil, dont il serait le chef et qu'il
présiderait en l'absence du Régent. Cela fut, par la Cour, décidé
sur-le-champ. Enfin, il entendait assumer sans partage le comman-
dement des troupes de la Maison du Roi. C'est sur ce point, et sur
ce point seul, que l'affrontement se produisit. Le duc du Maine
affirma que par respect pour la volonté du Roi qui lui avait fait
connaître expressément ses vues sur ce sujet, il n'avait pas la
liberté de s'en désister.
Après une assez large suspension, où l'on tenta, semble-t-il, mais
sans succès, de mettre au point une formule transactionnelle 3 , la
Cour revint en séance. Le Régent reprit la parole, les gens du Roi
conclurent en sa faveur et il l'emporta sur toute la ligne. Le duc du
Maine dut se contenter d'être désigné comme surintendant à l'édu-
cation du Roi, sans aucun titre à commander aucune troupe, « et
sans aucune supériorité du duc du Maine sur le duc de Bourbon,
grand maître de la Maison du Roi ».
Nous ne saurions omettre un dernier détail de cette journée
mémorable : la présence, dans une des lanternes, de Mylord Stair,

1. Cette pluralité ne s'appliquait qu'à la « décision des affaires », toutes les grâces
et punitions demeurant dans les mains du Régent.
2. Au lieu de vingt-cinq, âge minimum requis.
3. D'après l'exposé que présentèrent les gens du Roi, il s'agissait de confier au
duc d'Orléans le commandement des troupes de la Maison et au duc du Maine celui
de la partie de ces troupes qui assurait la garde personnelle du Roi. Mais les chefs
des différents corps qui composaient la Maison du Roi estimèrent que le comman-
dement ne pouvait être divisé et leur avis prévalut.
La passation des pouvoirs 73

l'ambassadeur d'Angleterre, celui qui était alors le grand ami de


Law et qui devait être par la suite son ennemi irréconciliable.
« M. le duc d'Orléans avait eu la facilité de se laisser leurrer, en
cas de besoin, du secours d'Angleterre [...] Ce fut l'ouvrage du duc
de Noailles, de Canillac, de l'abbé Dubois 1 . »
Ces dispositions furent confirmées par un lit de justice qui se tint
le 12 2 et tout se passa désormais comme si le testament de
Louis XIV était resté scellé dans le mur 3 .

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 117.


2. Une espièglerie du jeune Roi, qui s'était déclaré souffrant, ayant retardé
jusque-là cette séance de pure forme. On conte que le Maréchal de Tallard, que l'on
avait laissé sans emploi, fit de dépit la menace de faire graver sur son dos les der-
nières volontés du Roi où il avait été nommé. On le consola deux ans plus tard en le
faisant entrer au Conseil de Régence.
3. Voir ci-après, note annexe, p. 77.
L'INÉVITABLE RENCONTRE

<r L'époque exige son serviteur. *


Tchernychevski.

Ce chapitre nous a donné l'occasion de retracer une suite de cir-


constances dont chacune aurait pu se présenter autrement, une
série d'options dont chacune, considérée isolément, aurait pu rece-
voir une solution différente. Et, cependant, le moindre de ces épi-
sodes et la totalité de ces enchaînements répondent à une logique
continue. Tout se passe comme si l'on était en présence d'un ou
plutôt de plusieurs niveaux de conscience historique, qui per-
mettent, non pas peut-être d'assurer la réponse de l'événement à
un schéma supérieur préétabli (conception providentielle), mais,
en tout cas, d'assurer une certaine concordance, une certaine cohé-
rence des événements et des choix dans leurs relations respectives.
Ainsi, on peut imaginer que le roi Louis XIV ayant, par hypo-
thèse, des enfants illégitimes, n'ait pas poussé l'affection ou l'au-
dace jusqu'à organiser leur éventuelle accession au trône. Cepen-
dant, il est normal qu'il ait songé à assurer, au-delà de sa mort, la
maintenance de son choix politique essentiel, que l'on peut résumer
en un seul mot : le choix espagnol.
C'est la décision de politique globale qui l'a conduit à gaspiller
les forces vives du pays dans une guerre dynastique, au lieu de les
projeter dans l'économie du monde moderne. C'est l'amarrage de
la France à la nation la plus arriérée de l'Europe et sa fermeture
aux courants progressifs et libéraux qui vivifient l'Angleterre et
les Pays-Bas. C'est le choix de l'intégrisme religieux, le refus du
libéralisme, marqué par la révocation de l'Édit de Nantes, et par
là même, c'est l'option en faveur des scléroses de la vie économique
et sociale.
Même si le duc du Maine ne devait jamais accéder au trône, la
forte position politique que le testament organisait en sa faveur
lui aurait permis de jouer un rôle actif, à la tête du parti des
conservateurs, dans les affaires de la France. Or il est certain que
l'évolution de l'économie française (malgré la lenteur de ses pro-
grès), l'amélioration des techniques, la diffusion de certaines con-
naissances et de certaines aspirations dans la bourgeoisie et jusque
La passation des pouvoirs 75

dans les classes populaires, créaient un besoin collectif, une aspi-


ration collective, si peu consciente fût-elle, vers le choix inverse du
choix espagnol, du choix archaïque.
Même si Beaucoup de nos compatriotes d'alors, interrogés sur ce
point, pouvaient répondre qu'ils n'aimaient pas les Anglais, qu'en
tout cas ils souhaitaient la restauration des Stuart, qu'ils ne
voulaient pas la guerre contre les Espagnols, hier nos frères
d'armes, etc., il n'en reste pas moins que les Français étaient por-
tés vers plus de progrès, plus d'ouverture, plus de bien-être, moins
de religion, moins de papisme, moins de rigorisme, donc ils choisis-
saient au fond d'eux-mêmes l'alliance anglaise et la politique de
Philippe d'Orléans.
Les dispositions du testament se placent dans la logique de la
politique espagnole, et la cassation du testament se place dans la
logique de la contre-politique souhaitée (fut-ce inconsciemment)
par le peuple. En jouant sa propre carte, le 2 septembre, Philippe
d'Orléans se manifeste comme l'agent du peuple et comme le ser-
viteur de l'époque. Cependant, en éliminant le duc du Maine, en
mortifiant le parti espagnol, il se place, à l'intérieur, dans une posi-
tion exposée et il prend, à l'extérieur, le risque de la guerre.
Un retournement d'alliances, dans les conditions de l'époque,
comportait une possibilité de guerre, qui serait d'ailleurs une
« bonne guerre », sans invasion, sans ravage, et où le succès était
assuré. Cette guerre serait peu dispendieuse économiquement, mais
elle exigerait quand même des dépenses. Il faudrait donc trouver
de l'argent, de même qu'il faudrait en trouver pour consolider la
situation du Régent et freiner les menées du parti adverse, et comme
les désastreux procédés classiques étaient parvenus à un point
d'exhaustion, il faudrait imaginer autre chose. De nombreux « pro-
jeteurs » se pressaient, depuis quelques années, aux portes des
ministères, avec des plans prévoyant le remboursement des dettes,
le développement du crédit, la création d'une banque à la manière
de l'Angleterre et de la Hollande. Il était donc infiniment probable
que l'un des « projeteurs » serait accueilli, que l'un des « plans »
serait expérimenté.
A partir de ce point, John Law se détache à la fois du lot des
inventeurs faméliques, à la manière de l'auteur (ou des auteurs)
du manuscrit de Chartres et de l'équipe des flibustiers fourbus qui
ont financé, à leur abusif profit, les dernières années du grand
règne. Stair avait jugé que Law pouvait être le redresseur des
finances de l'Angleterre. Il pouvait voir en lui dans un intérêt com-
mun aux deux pays, le redresseur des finances françaises. Cette
conviction sera aisément partagée par Dubois. Peut-être l'était-elle
déjà...
76 La banque et la guerre

La correction du testament de Louis XIV est ainsi le préliminaire


de l'avènement du Système et la présence de l'ambassadeur anglais
dans sa lanterne en est la première image. Avec ou sans guerre,
l'ouverture de la France vers le monde moderne devait logique-
ment susciter quelque expérience de crédit à la mode anglo-
hollandaise et l'aurait exposée de toute façon au vent de la grande
spéculation qui déferla à peu près en même temps sur Londres et
sur Amsterdam.
Mais il ne suffisait pas à la France de rompre l'amarre espagnole
pour se retrouver, du jour au lendemain, dans le personnage d'une
nation industrielle et commerçante, maritime et coloniale. Elle
reste dans une position intermédiaire, à ceci près qu'elle penche
désormais d'un côté plutôt que de l'autre. Ni les structures, ni les
esprits, ne sont préparés à une véritable conversion. La vénalité
des offices, l'attraction des titres nobiliaires, les préjugés anti-
commerciaux, anti-financiers, anti-aventuristes, des élites ne le
permettent pas alors et le freineront toujours. Turgot, soixante ans
plus tard, en fera l'expérience. L'heure des réformes n'est pas
venue, ni même l'heure de l'échec des réformes.
Law n'est d'ailleurs pas, foncièrement, un réformateur politique.
Il serait plutôt... un réformateur économique, et même, en ce qui
concerne le sujet de la monnaie, un révolutionnaire. Pour l'heure
on n'attend de lui ni réformes ni révolution, mais de l'argent.
De l'argent pour les princes, de l'argent pour la guerre, de
l'argent pour l'économie. Tout ce qu'on lui demande, c'est de créer
des moyens de paiement. Et il se trouve que c'est là son idée fixe
et sa vocation. Il en obsédait déjà le défunt roi, qui pourtant ne
voulait pas faire la guerre à l'Espagne et ne s'intéressait point à
l'expansion. Il s'apprête, avec les meilleures chances, à pousser
son projet auprès du nouveau pouvoir qui, lui, en a un grand
besoin. En cette journée du 2 septembre, l'offre d'emploi et la
demande d'emploi se trouvent placées l'une et l'autre sur la tra-
jectoire de leur rencontre.
AU SUJET DU TESTAMENT DE LOUIS XIV

Le récit de Saint-Simon comporte, ce qui ne saurait nous surprendre,


une bonne dose de confusion et de fantaisie.
Selon lui, la disposition relative au commandement des troupes aurait
été contenue dans le codicille du mois d'août, dont M m e de Maintenon
aurait emporté la signature dans les derniers jours du Roi.
Dans la logique de cette fabulation, Saint-Simon précise que ce codi-
cille avait été enfermé avec le testament. Cependant ce détail, d'ailleurs
peu vraisemblable (il suppose que le Premier président et le Procureur
général seraient revenus à Versailles pour en prendre livraison et auraient
ensuite rouvert, avec le greffier, la cachette aux trois clés, etc.), est abso-
lument contredit par les écritures du Parlement. C'est bien le Régent qui a
apporté le codicille et ce fait est d'ailleurs encore rappelé dans des remon-
trances de juillet 17181
Enfin, la disposition relative aux troupes est insérée dans le corps du
testament. Le premier codicille, d'avril 1715, comporte seulement la men-
tion selon laquelle les troupes de la maison du Roi seraient placées sous
l'autorité du duc de Villeroy — lui-même subordonné au duc du Maine —
« du moment de mon décès jusqu'à l'ouverture de mon testament », en
même temps qu'instructions sont données de mener le dauphin à Vincennes,
« l'air y étant très bon ». Cette disposition, qui dénote une grande
méfiance, n'est valable que pour une durée très limitée. Dès le 2 septembre,
le testament est ouvert. Donc une discussion sur le codicille ne pouvait
présenter aucun intérêt puisqu'il était caduc et, en fait, il ne semble pas
que cette discussion ait eu lieu.
L'autre codicille, celui du 23 ou du 25 (août, a trait à des sujets ano-
dins : nomination de deux sous-gouverneurs pour le jeune Roi; nomination
de son précepteur Fleury et de son confesseur Le Tellier, et il est bien écrit
sur la même feuille que le précédent.
Il n'en reste pas moins curieux que Louis XIV ait confié au duc d'Or-
léans un codicille qui devait, dès l'instant du décès, assurer... au duc du
Maine la disposition de la force militaire pour quelques jours ou quelques
heures. Le Régent n'en tint évidemment aucun compte. En fait, toutes les
mesures nécessaires avaient été prises de son côté.
VIII

Connaissez mieux le cœur des princes

Quel est donc ce prince qui, sans avoir le titre de roi, va être pen-
dant près de huit ans (jusqu'à la majorité de Louis XV, acquise à
treize ans et un jour) le véritable souverain du royaume? Philippe,
duc d'Orléans, est alors âgé de quarante et un ans. « Il était, nous
dit Saint-Simon, de taille médiocre au plus, fort plein, sans être
gros, l'air et le port aisés et fort nobles, le visage large, agréable,
fort haut en couleur et la perruque de même. » Ce portrait paraît
encore un peu flatté. En fait, le prince n'était pas de taille médiocre,
il était petit et même, selon sa mère, très petit (il est vrai que
Saint-Simon était lui-même un nabot, ce qui pouvait fausser son
optique); il avait eu la taille fine, mais il était devenu épais, ce qui
faisait un point de ressemblance avec sa fille chérie, la duchesse de
Berry, « puissante comme une tour 1 ». Il avait été fort joli, disait-
on encore, à l'âge de quatorze ou quinze ans, mais depuis il était
devenu laid : « Malgré sa laideur, les femmes le courent; l'intérêt
les attire; il les paie bien 2 . » Il avait pris, sous l'effet dit-on du
soleil d'Italie et d'Espagne (?), un tel hâle qu'il était resté d'un
brun rouge. Mais il semble qu'on puisse trouver une autre expli-
cation qu un bronzage de grand air à ce visage couperosé chez un
homme adonné à tant d'excès et porté à l'apoplexie.
Dans les derniers temps de sa vie, on parle même de son teint
enflammé et de ses yeux chargés de sang.
« Le mal qu'il avait aux yeux le faisait loucher quelquefois. » En
fait, il avait perdu la vision d'un œil, ce qui donnait lieu à des plai-
santeries dont il était débité en commun avec le duc de Bourbon 3 .

1. Gazette de la Régence, p. 180 (elle n'était pas enceinte à l'époque).


2. Fragments de lettres originales de Charlotte-Élisabeth de Bavière.
3. La Grange, Philippiques, « Entre deux cyclopes unis ».
Connaissez mieux le cœur des princes 79

Cependant, pour celui-ci, l'infirmité trouvait son origine dans un


accident dont l'auteur involontaire était le duc de Berry. Pour ce
qui concerne le Régent, à défaut d'une explication aussi honorable
(on parlait bien, mais sans aucune précision, d'une raquette du jeu
de paume), on évoquait plutôt quelque fâcheux aléa de l'impétuo-
sité amoureuse : un coup de coude (de la marquise de La Rochefou-
cauld), un coup d'éventail (de la marquise d'Arpajon), voire un
coup de talon (de personne non dénommée) 1 . Il aurait été ainsi
puni par où il aimait singulièrement pécher. A défaut de preuve,
il n'y a point d'invraisemblance à cela. « Personne n'a moins que
lui de manières galantes », disait sa mère. Par la suite, le second
œil donna aussi des inquiétudes, on craignit la cécité.
Certains, inversement, se flattaient de l'espoir que la survenance
de ce malheur conduirait à son éloignement des affaires. Cepen-
dant, le pire fut évité par les soins, semble-t-il, d'un vicaire de
Rueil qui le soignait avec une poudre et des applications de fro-
mage mou.
Ses portraitistes s'accordent à lui reconnaître des manières char-
mantes et gracieuses aussi bien dans le geste et la tenue (mais il
dansait mal) que dans la conversation et l'accueil. Cependant cer-
taines anecdotes nous le font paraître comme assez rustre, notam-
ment avec le Premier président de Mesmes qu'il appelle « le gros
cochon 2 », avec M m e de Tencin, traitée de putain 3 . Enfin il lui arrive
de jurer et de sacrer le nom de Dieu mais, de la part d'un libertin,
cela n'était pas nécessairement tenu pour une mauvaise manière.
Le duc d'Orléans jouait à l'esprit fort. Il manifestait son impiété
de façon ostentatoire et volontiers provocante. Cette attitude ne
lui était pas inspirée par la rigueur du rationalisme. Il fréquentait
les devins et les voyantes. Ami de Fénelon, le parti quiétiste du
Pur Amour avait fondé sur lui des espérances 4 . Dans un style
très différent, l'une de ses maîtresses, M m e d'Argenton, l'entraî-
nait la nuit dans les carrières de Vanves et de Vaugirard afin
d'invoquer le diable, d'ailleurs sans succès.
Du duc d'Orléans, on admettait généralement qu'il était cou-
rageux, du moins au physique. Sa mère insiste sur cette vertu et
l'on sait qu'elle n'était pas aveuglée par l'indulgence 5 . Il s'était

1. Marmont Du Hautchamp, Préface, p. VI.


2. Buvat, op. cit., t. II, p. 375.
3. Duclos, Mémoires secrets, p. 101. Il dit « qu'il n'aimait pas les p... qui parlent
d'affaires entre deux draps ».
4. M m,î de Caylus, Souvenirs, Maëstricht, 1778, p. 154 (cité par C.F. Lévy, Capi-
talistes et pouvoir au siècle des Lumières, Paris, éd. Mouton, 1969, p. 426).
5. Lettre de Charlotte de Bavière (mère du Régent), 26 juin 1720, citée dans
de Parnes, La Régence, p. 101.
80 La banque et la guerre

bien comporté dans la campagne des Flandres (1693) et dans celle


d'Italie (1706) où il avait reçu une blessure et la couardise était
ce qu'il supportait le moins bien autour de lui. On sait aussi qu'il
avait le goût des arts et des divertissements de l'esprit, qui s'asso-
ciait naturellement avec celui des spectacles et des fetes. On lui
devait la réouverture des bals de l'Opéra, l'installation à Paris
de la Comédie italienne et il riait aux éclats à la représentation
de L'Avocat pour et contre1. Il s'appliquait lui-même, avec plus
que des demi-connaissances, à pratiquer la musique et la peinture;
il avait installé toute une galerie de ses propres tableaux et
composé un opéra. Sa curiosité d'esprit et son besoin d'activité
le portèrent aussi vers la mécanique et enfin jusqu'à la chimie.
Ce dernier engouement se révéla plus dangereux que les autres,
non point à cause des expériences qu'il poursuivait dans un petit
laboratoire avec un de ses familiers, un chimiste hollandais du
nom de Guillaume Homberg qui se trouvait être le gendre de
Dodard, l'un des médecins du dauphin, mais parce que cette
marotte permit d'alimenter une campagne de calomnies qui lui
imputait l'assassinat par empoisonnement de toute la parenté
de Louis XIV, dans la suite funèbre de 1711 et de 1712*. Cette
abominable rumeur fournit l'exceptionnelle occasion où l'on put
voir cette âme blasée s'ouvrir au chagrin et à la révolte 3 . Cette
accusation fut prise très sérieusement. Fénelon lui-même, quoique
ami du prince, ne rejetait pas le soupçon et examinait les diffé-
rentes hypothèses et possibilités d'action dans un mémoire minu-
tieux adressé au duc de Chevreuse. Il envisageait la complicité
possible de la duchesse de Berry. Il suggérait des investigations
poursuivies en grand secret et il concluait par cette interrogation
angoissée : « Si par malheur le prince est coupable et s'il voit qu'on
ne veut rien approfondir, que n'osera-t-il entreprendre 4 ? »

1. Buvat, Gazette de la Régence, p. 238.


2. « Paris vit le même char emporter le père, la mère et l'enfant », de Parnes,
op. cit., p. 10.
3. Duclos, op. cit., p. 20 (à la lecture des Philippiques).
4. On a même prétendu que le duc d'Orléans, poussé par la marquise d'Effiat,
aurait été trouver le roi pour lui offrir de se faire interner à la Bastille ou, à défaut,
d'y faire entrer son chimiste Homberg. Le roi aurait failli accepter cette dernière
suggestion et y aurait renoncé sur les objurgations de Pontchartrain. Cette démarche
nous paraît étrange et comme rien ne la confirme dans Saint-Simon qui, pourtant,
évoque ce sujet, nous estimons ne pas devoir retenir ce récit. Maurepas, Mémoires,
Paris, 1792, p. 55. Dans un souci d'objectivité, nous devons enfin mentionner
que les mémoires de Luynes, source également tardive et douteuse, font état
d'un récit du cardinal de Polignac, selon lequel celui-ci, alors qu'il était ministre
à Utrecht, en 1713, aurait été prié par un inconnu de remettre au duc d'Orléans
Connaissez mieux le cœur des princes 81

Bien entendu, ces ragots absurdes et odieux ne s'autorisaient


pas du moindre indice. En dehors, il est vrai, du laboratoire dont
le duc n'avait fait nul mystère, ce qui témoignait plutôt d'une
bonne conscience, ils n'étaient pas compatibles avec la matéria-
lité des faits et ils étaient peu conformes à la vraisemblance psycho-
logique. S'il est possible que Saint-Simon exagère quand il dit de
Philippe qu' « il ne fut jamais de prince qui éprouva moins le
désir de régner », il est bien apparent que le goût forcené du pou-
voir n'était pas une des passions de sa nature. Ce siècle était fort
crédule sur le sujet des poisons, comme d'ailleurs le précédent
(rappelons-nous les soupçons portés sur Racine). On éveillait
aisément le scepticisme à l'égard de toute mort naturelle qui sur-
venait avant l'état de vieillesse l . Lé faible état des connaissances
sur la pathologie, l'empirisme de l'art médical, la malveillance
qui pousse aisément ses fleurs venimeuses dans le huis clos de
la vie courtisane, l'absence d'une diffusion suffisante des nouvelles
sous des formes publiquement accessibles et contrôlables, por-
taient le public à accueillir avec facilité, sinon avec joie, la fasci-
nation ancestrale du merveilleux dans le terrifiant. Comme cepen-
dant le développement de l'esprit critique rendait plus difficile
la croyance simplette à la magie noire et aux jeteurs de sorts,
tout cela faisait du poison un mythe policier à la mode. C'était
un substitut de la sorcellerie à l'usage d'un public qui se
croyait éclairé dans une époque qui commençait d'être scienti-
fique.
Encore n'épargna-t-on pas au duc d'Orléans l'imputation complé-
mentaire de crime par envoûtement!
Avant même de se voir attribuer la série tragique de la famille
royale, il avait été soupçonné d'avoir voulu empoisonner sa propre
femme lorsque celle-ci avait éprouvé de violentes coliques; cepen-
dant elle guérit. Par la suite, on supposa qu'il avait pu, de compli-
cité avec sa fille, ourdir l'assassinat de son gendre qui était mort
en buvant une eau de cerise que la duchesse confectionnait elle-
même. Certains auteurs, qui disculpent le duc d'Orléans, croient

une bouteille contenant apparemment une liqueur forte. Ce récit, rapporté si


tard, après avoir passé par plusieurs bouches, serait en tout cas bien invrai-
semblable s'il s'agissait vraiment de l'arme du crime! (cf. Luynes, t. IX, p. 210-
211).
1. Pour avoir une idée de l'hygiène alimentaire de l'époque, il suffit de se repor-
ter à la dernière gâterie que s'était faite la duchesse de Bourgogne avant de tom-
ber malade : un gâteau où il entrait trois livres de fromage, autant de sucre, autant
de blé d'Inde, sans compter quelques autres ingrédients et qu'elle aurait tenté de
faire passer en buvant force liqueurs chaudes (cf. Lévy, op. cit., p. 427).
82 La banque et la guerre

dur comme fer que le crime « ne peut être contesté » et qu'il est en
tout cas l'œuvre de la jeune femme 1 .
Le duc lui-même croyait aux fables ordinaires quand il ne s'agis-
sait pas de sa propre criminalité et à défaut d'administrer le poison,
il craignait d'en être victime. Ainsi prenait-il la précaution de faire
passer sur le feu les envois d'origine inconnue . »
Lorsque la duchesse de Berry fut morte, il sortit de l'écrasement
de la douleur pour concevoir les soupçons qu'il avait trouvés si
ridicules dans les autres cas et fit pratiquer l'autopsie (l'ouverture,
disait-on alors) qui ne manqua pas de confirmer, par le délabre-
ment général d'un organisme si absurdement éprouvé de longue
date, la cause trop naturelle de cet événement fatal.
En dehors des divertissements où l'engageait la curiosité de
l'esprit et de l'importante partie de son temps qu'il consacrait à
la dissipation et aux plaisirs, le duc d'Orléans s'était trouvé occupé,
à diverses reprises, d'intérêts plus sérieux et d'affaires plus consi-
dérables. Comme il était peu probable qu'il fût appelé à régner
en France, il avait éprouvé la tentation de faire valoir ses droits
au trône d'Espagne. Des documents authentiques confirment
qu'il y avait pensé ou qu'on y avait pensé pour lui dès 1701 3 et
même, semble-t-il, dès 1699, mais l'affaire pour lors n'alla pas
plus avant. En 1707, Louis XIV lui confia le commandement de
l'armée d'Espagne, mais c'était plutôt un commandement nominal
dont il n'assurait pas réellement la responsabilité stratégique.
A cette occasion, des personnages obscurs, prétendant être ses
agents, se livrèrent à différentes intrigues qui tendaient à préparer
pour lui la succession de Philippe V dont la situation était devenue
précaire et auquel le roi de France envisageait de cesser son sou-
tien. Philippe V se plaignit à Louis XIV et celui-ci, selon Saint-
Simon, en aurait fait au duc d'Orléans une sévère admonestation,
le menaçant même de poursuites criminelles. Cependant, dans une
lettre envoyée au roi d'Espagne le 5 août 1709, Louis XIV s'atta-
chait à justifier pleinement son neveu : « Je suis persuadé par la
manière dont il s'est expliqué qu'il ne m'a rien déguisé. Ainsi, je
puis vous assurer qu'il n'a jamais eu l'intention d'agir contre votre
service. » En conclusion, le roi conseillait « d'assoupir incessam-
ment une affaire dont l'éclat n'a déjà fait que trop de mal ».
En fait, les agents secrets restèrent emprisonnés en Espagne
pendant six ans et, soit sur la demande de Philippe V, soit par
l'effet de son jugement personnel, Louis XIV ne renvoya pas son

1. De Parnes, op. cit., p. 11.


2. Buvat, op. cit., t. I, p. 132.
3. Cf. C.F. Lévy, op. cit., p. 150.
Connaissez mieux le cœur des princes 83

neveu à l'armée d'Espagne, ce qui, quel que soit le fond de l'affaire,


se conçoit assez bien.
Tel est le seul épisode qui fasse apparaître le prince dans un
rôle vraiment politique, au cours de la période de sa vie antérieure
à l'exercice du pouvoir et, faute sans doute de mieux connaître
le détail des choses, nous n'en recevons pas beaucoup de clarté
sur le fond de son caractère.
Il semble cependant confirmer ce que l'on pouvait déjà suppo-
ser, d'après sa manière générale de se conduire, à savoir une
certaine disposition à s'enticher d'un projet comme d'un jeu, sans
cependant s'y obstiner longtemps si l'affaire se traîne ou se
complique et s'il risque de s'y compromettre. Il est aisément séduit
par « l'esquisse de 1 esquisse », mais il y trouve déjà une certaine
satisfaction et il peut s'en tenir là, sauf à y revenir par la suite
dès que l'occasion se réchauffe. Il s'enthousiasme vite, se décou-
rage de même, mais ne renonce pas aisément. Ses velléités espa-
gnoles s'étalent sur une décennie; son comportement vis-à-vis
de ses affidés et son attitude envers Louis XIV manquent pour le
moins de panache. Inversement, comment lui reprocher de ne pas
tenir tête à deux rois en même temps? Il fait partie de ces hommes
qui peuvent étonner successivement, d'abord par la rapidité de
leur dérobade, ensuite par la ligne de continuité que présente leur
action quand on l'observe sur une certaine période de temps. Sa
volonté est comme un phare à éclipses, dont il serait vain d'attendre
un éclairage soutenu, mais dont il serait insensé de ne pas prévoir
qu'il peut se rallumer au premier instant.

Sous l'ensemble des traits que nous venons de rappeler, et dont


nous avons volontairement omis un certain nombre de données
qui vont maintenant trouver leur place, le duc d'Orléans, à ce
point de sa vie où notre récit le rencontre, n'est pas un personnage
simple, mais exactement un personnage double. Il ne mène pas
une seule existence, mais deux. Le travailleur et le fêtard, les
affaires et la dissipation. Un tel dédoublement de caractère, une
telle dichotomie du temps, fait penser aux fictions des œuvres
littéraires, au docteur Jekyll, au procureur Hallers. Mais pour
ce qui est du Régent, il n'y a pas le moindre mystère à découvrir
dans les zones ténébreuses de l'âme. Le héros n'a aucune raison
d'user de dissimulation avec lui-même puisqu'il n'en use pas
avec les autres. Celles de ses habitudes, qu'il est convenu d'appe-
ler mauvaises, sont par lui affichées avec une parfaite bonne
conscience, et peut-être une pointe d'affectation et de forfanterie
84 La banque et la guerre

qui le faisait appeler par Louis XIV un « fanfaron du crime ».


Tout est au grand jour, même, si l'on peut dire, la grande nuit.
C'est, en effet, selon le rythme nycthémérien que le duc d'Orléans
distribue, avec une régularité en quelque sorte bureaucratique, les
emplois du temps alternés qu'exige la dualité de sa nature.
Le Régent commençait sa journée à huit heures. Il consacrait sa
matinée aux conseils, aux audiences et aux affaires. A trois heures,
il prenait du chocolat et continuait à travailler pour l'État jusque
vers six heures Il marquait alors une pause — consacrée souvent à
une visite à sa femme. Ensuite commençait l'autre programme,
comportant généralement un souper au Palais-Royal ou au
Luxembourg avec un groupe d'une douzaine d'intimes appelés les
« roués » et un certain nombre de dames, « ses maîtresses, quelque-
fois une fille de l'Opéra, souvent M m e la duchesse de Berry ». Le
manège tournait chaque jour, du matin au soir et du soir au matin,
sans excepter les dimanches, à ceci près que le Conseil se tenait
alors à neuf heures, un quart d'heure plus tard qu'en semaine.
Quant au détail des « parties », ce que l'on sait de certain est
seulement que l'on y mangeait beaucoup, les convives mettant sou-
vent la main à la cuisine, que l'on y buvait sans mesure, le Régent
raffolant du pommard et du Champagne, que l'on y faisait suren-
chère de propos impies et licencieux; qu'enfin, le Régent usait
largement des complaisances de ses favorites, mais rien n'indique,
ni d'ailleurs ne dément, que ce fût sous la forme de plaisirs de
groupe et que lesdites « orgies » du Palais-Royal aient rivalisé
avec les bacchanales romaines dans le raffinement de la luxure. Ce
qui fit à l'époque et qui est demeuré dans l'histoire anecdotique le
principal sujet de scandale, c'est l'attachement équivoque et, pour
le moins, la connivence indiscrète qui unissait Philippe d'Orléans
et sa chère fille dans les jeux de la « grande bouffe » et de la « dolce
vita ». La duchesse de Berry, qui devait mourir à vingt-quatre ans,
était une personne grasse, au visage grêlé, au teint fort rougeaud,
douée pour le chant, inhabile à la danse, belle parleuse, piquante
et curieuse d'esprit. On la voyait courir partout « en écharpe et non
lacée ». Elle nous fait penser à ce mot charmant des Goncourt pour
une de leurs héroïnes : « C'était une mélancolique tintamar-
resque 2 . » Elle ressemblait à son père par la vigueur forcenée de
ses appétits en tous genres mais, à la différence du duc, qui était
essentiellement un homme de bon sens, à tel point que même dans
l'ivresse il gardait la retenue de son esprit, c'était une véritable

1. Emploi du temps du cardinal Dubois, dans Capefigue, Philippe d'Orléans,


régent de France (1838).
2. Renée Mauperin.
Connaissez mieux le cœur des princes 85

extravagante, une demi-folle, nymphomane et éthylique (elle abu-


sait des liqueurs fortes et combinait la bière et le vin), poussant la
vanité de la parade jusqu'au scandale, le désordre des sens jusqu'à
l'abjection et qui, de temps à autre, bien qu'elle fit profession d'in-
crédulité, courait chercher dans un couvent de carmélites la mor-
tification du mysticisme dévot ou peut-être le piment d'une hystérie
de rechange. Les malveillants assuraient qu'elle était la maîtresse
de son père, qu'il l'avait engrossée et que de surcroît ils se parta-
geaient les faveurs des mêmes partenaires. « De son père amante
et rivale 1 . » Par une interprétation intermédiaire, un chroniqueur
plus indulgent insiste sur la dévotion particulière que le Régent
portait aux belles mains de la duchesse 2 . On disait aussi qu'il
l'avait peinte nue et Buvat rapporte « qu'on lui avait envoyé dans
une petite boîte un portrait en cire qui les représentait tous les deux
dans des attitudes fort indécentes ».
Si l'on ne tient pas compte de cette zone étrange de sa vie, le
duc d'Orléans fait figure d'un débauché du genre le plus ordinaire.
Il ne se distingue que par l'importance qu'il attachait à la satisfac-
tion de ses convoitises et par les moyens exceptionnels dont il dis-
posait pour y parvenir. « Il mange, chante et couche avec ses maî-
tresses, voilà tout », écrit sa mère 3 . Il y a dans cette conception
de l'hédonisme une sorte de grossièreté qui contraste avec tout
ce qu'évoque le nom même de Régence, dont cette courte et bril-
lante tranche d'histoire lui est redevable. La Régence : on pense
à un bouquet d'artifices, à des grâces maniérées, où la facilité n'est
pas vulgaire, où l'érotisme se pique d'un zeste d'amour courtois.
Et voici le Régent : une sorte de goinfrerie générale, où diverses
sortes de sensualités s'équivalent et se combinent. Les femmes, il
ne les aime pas, ou guère autrement que les mets. S'il en a toujours
quelques-unes à sa disposition, c'est un peu comme une carte de
restaurant où il choisit chaque soir le menu de son goût. La fasci-
nation, en tout cela, c'est peut-être celle de l'habitude.
Déniaisé à quatorze ans, il a commencé de bonne heure cette vie
dissipée, influencé, disent les malveillants, par son précepteur
l'abbé Dubois (futur ministre, futur archevêque, éternel Scapin),
il n'en a pas été détourné par son mariage forcé à M Ue de Blois,
la bâtarde de Louis XIV et de M m e de Montespan, ni même long-
temps par la vie militaire, dont la jalousie du roi l'a retiré préma-
turément. S'il avait rencontré le pouvoir plus tôt, peut-être en eût-il

1. Cf. La Grange, op. cit.


2. De Parnes, op. cit., p. 36.
3. Il lui arrive de s'exprimer encore plus crûment : « Votre mode d'aimer est
comme d'aller à votre chaise percée. »
86 La banque et la guerre

éprouvé la passion. Mais pour un homme fait, et ainsi fait, il est


trop tard. La table, le lit, les lumières de la fête, les feux de la
conversation, les fumées de l'ivresse, composent une sorte de
drogue dont aucun ingrédient d'ailleurs ne l'emporte sur les autres
et dont il lui faut retrouver l'intoxication; chaque jour, à la même
heure, à la manière de ces vers ciliés qui, éloignés de la mer, ryth-
ment toujours le mouvement des marées.
C'est ainsi que s'impose la solution inédite du partage. De ces
deux parties de sa vie, fort contrastées mais étroitement asso-
ciées et balancées avec rigueur, aucune n'interférait avec l'autre. Il
était absolument impossible, quand venait l'heure du souper, de
faire parvenir au Régent la communication la plus urgente. Les
consignes étaient si bien données que lorsqu'il vint à mourir dans
les bras de la duchesse de Fallaris, il fallut quelque temps à celle-ci
pour trouver de l'aide. Une telle rupture de contact présente les
plus graves inconvénients dans la vie publique 1 .
Inversement, il ne parlait jamais avec ses favorites des affaires
de l'État et quand elles l'entreprenaient là-dessus, il les rabrouait
avec plus ou moins de rudesse 2 .
Non seulement il ne prenait aucune décision dans la période de
temps où il se retranchait des affaires, mais il se méfiait de sa luci-
dité au début de la matinée, quand il se sentait la tête lourde, et il
reportait à plus tard les signatures 3 . Cette régularité de l'alter-
nance, cette répartition des intérêts donnent une impression
curieuse, assez différente de ce que la légende porterait à croire
et de ce que l'on tient pour accoutumé dans des situations de ce
genre.
Beaucoup d'hommes considèrent leur journée de travail comme
une corvée ou du moins comme un temps d'effort et de tension dont
il convient de se débarrasser et de se divertir par des passe-temps
plus agréables. Dans le cas du Régent, on voit bien qu'il ne trouvait
pas de déplaisir dans les affaires publiques et qu'il ne trouvait pas
que du plaisir dans les affaires qui ordinairement en procurent.
Dans sa vie d'homme d'État on voit apparaître quelque chose de

1. Au moment de la conspiration, dite de Cellamare, on eut la chance de saisir


le Régent à l'Opéra. On cite cependant au moins un cas où Saint-Simon parvint
à lui faire remettre un billet (Duclos, op. cit., p. 82).
2. Nous avons vu ce qu'il en était avec M m e de Tencin. Avec M ml: de Sabran, la
procédure fut plus gracieuse puisqu'il l'invita à regarder dans la glace son joli
visage et à conclure qu'il y avait mieux à faire qu'à parler politique (Duclos, op.
cit., p. 82).
3. Duclos, op. cit., p. 82 et en sens contraire, p. 86.
Connaissez mieux le cœur des princes 87

la joie du dilettante, dans sa vie de loisir quelque chose comme la


peine du tâcheron.
On hésite à parler d'impuissance sentimentale pour un homme
qui avait éprouvé au moins une très forte passion, celle que lui ins-
pirait (même si l'on écarte l'interprétation la plus malicieuse)
M m e de Berry. Encore cet attachement présentait-il plutôt le carac-
tère d'une autre intoxication et il semble bien qu'il éprouva, quand
l'objet en eut disparu, une sorte de délivrance. Il faut bien
reconnaître qu'à part cela, son insensibilité était assez générale;
ainsi n'était-il pas disposé à la rancune et il se comparait de ce
fait à Henri IV, mais il n'éprouvait pas davantage de reconnais-
sance ni de peine, comme on le voit par son attitude à la mort de
son acolyte Dubois. Peut-être, s'il avait su s'attacher davantage
aux personnes, aurait-il pu tenir plus fortement aux idées.
Il avait toutes les qualités d'un grand caractère politique. Ses
contemporains sont unanimes à lui reconnaître la promptitude de
l'intelligence, une extraordinaire capacité d'assimilation, le talent
de l'exposé, voire l'éloquence, enfin cette qualité incomparable
qui est de former très vite le bon jugement. Inversement « la
réflexion le rendait indécis », ce qui revient à dire qu'il n'aimait
pas se jeter de front sur les obstacles et de ce fait on lui reprochait
parfois un manque de fermeté.
Cependant ce serait une erreur de l'incriminer de faiblesse
comme le fait Saint-Simon. En vérité, l'étude de sa gestion
démontre qu'il n'était ni velléitaire ni versatile. S'il lui arrivait
de ralentir son action ou même de marquer une pause, il repartait
de plus belle et avançait dans le même sens lorsque les circons-
tances redevenaient favorables. Les regrets et les hésitations dont
Saint-Simon lui fait grief marquent le plus souvent la prudence
politique et l'habileté manœuvrière. Il eût été absurde de sa part
de prétendre soulever « l'affaire du bonnet » quand il avait besoin
d'amadouer les parlementaires. Mais, dix-huit mois plus tard, elle
sera réglée sans histoire. Le duc du Maine n'est éliminé qu'à moitié
le 2 septembre 1715; trois ans après, il le sera définitivement par
une intrigue du duc de Bourbon où le Régent n'aura même pas à
se compromettre. Le duc d'Orléans avait le goût de la conciliation,
mais il en avait aussi le talent. Ses efforts pour aboutir à une trans-
action dans l'explosive affaire de la bulle Unigenitus en sont une
preuve parmi d'autres; il s'était appliqué personnellement à l'éla-
boration du texte. Sa politique à l'égard de l'Espagne alterne la
fermeté — avec une guerre qui ne fut pas mal conduite — et l'esprit
de négociation — avec des mariages qui n'étaient point mal
conclus.
En ce qui concerne l'expérience de Law, il mit beaucoup de per-
88 La banque et la guerre

sévérance à la favoriser, sans prendre le risque de heurter dans


les débuts trop de résistances. Il la soutint longuement et il ne
l'abandonna que lorsqu'on fut parvenu à un point où il n'était pas
raisonnable de la poursuivre. L'excès de complaisance qu'on peut
lui reprocher dans l'intervalle n'est pas dû à la désinvolture d'un
soupeur, mais à la considération fort réaliste de tout l'avantage
qu'il en tirait pour ses entreprises publiques et pour sa fortune
privée. Rien d'ailleurs ne permet de lui imputer la responsabilité
d'un échec qui mécaniquement ne pouvait être évité.
Ce ne sont pas les insuffisances de l'esprit, car le sien n'en
comportait guère, ni les défauts du caractère, car ses défauts
étaient mineurs et peu dissociables des qualités dont ils faisaient
la contrepartie, qui ont empêché le duc d'Orléans de faire de sa
régence une grande période pour la France. C'est, d'une part, le
fait qu'il n'en avait pas totalement l'ambition, d'autre part, le
rationnement de son temps et de ses forces d'attention qu'il s'impo-
sait absurdement par le fétichisme d'un plaisir qui le lassait. L'une
et l'autre de ces circonstances portent, cause ou effet, la même
marque. C'est l'avarice du cœur, c'est l'anémie de la conviction qui
ont limité son œuvre, hâté sa fin et compromis sa figure dans l'His-
toire. Mais sans doute l'époque sait-elle ce qu'elle veut et ce qu'elle
ne veut pas chez ses serviteurs. Imagine-t-on un second Louis XIV
succédant au premier? Et que serait-il advenu si le système de Law
avait été appliqué par un Savonarole?
IX

Noailles
ou
Le radicalisme de gestion

«• Un peu de folie dans son talent, un peu


de vertu dans son égoïsme... Quoiqu'il s'ai-
mât lui-même bien plus que sa patrie, il
préférait la patrie a tout le reste. »
Lemontey 1 .

Philippe d'Orléans avait naturellement le goût du neuf, de l'iné-


dit, du merveilleux. Il se laissa aisément persuader par Saint-
Simon d'adopter un projet de gouvernement par Conseils, qui était
— dans son genre — aussi mirobolant que le fut plus tard le « Sys-
tème de Law » pour les matières de finances. L'esquisse en était due
à l'infortuné duc de Bourgogne, inspiré en cela par Fénelon. A tra-
vers la « polysynodie » le duc de Saint-Simon poursuivait le dessein
de restituer à la noblesse la gestion des affaires publiques en fai-
sant désigner à la tête de ces collèges ministériels, comme « prési-
dents » et comme « chefs », des seigneurs du plus haut rang. C'est
ce qui advint en effet, avec le résultat qu'on pouvait prévoir.
Au cœur de cette constellation se tenait le Conseil de Régence,
que le Régent présidait lui-même, assis, comme les autres, sur un
pliant, car l'unique fauteuil (vide) de la pièce était, naturellement,
réservé au Roi. Tout autour de ce centre de la décision gravitaient
sept conseils, entre lesquels se distribuaient les grandes branches
de l'administration. Chacun était composé d'une dizaine de per-
sonnes, avec un chef, un président, un vice-président et un secrétaire.
A tous les étages du gouvernement de la France on rapportait,
on palabrait, on pré-opinait, on opinait. La vie de tout ce petit
monde grouillant était encore compliquée par les absurdes pro-

1. Histoire de la Régence. Nous avons inversé l'ordre de la citation.


90 La banque et la guerre

blêmes de protocole et de préséance, où le zèle de Saint-Simon se


donnait libre cours. C'est ainsi que l'on fut obligé de nommer le
marquis d'Effiat vice-président du Conseil des Finances, pour
éviter de vexer les conseillers d'État de robe, qui ne voulaient pas,
à égalité de rang, laisser le pas à un homme d'épée. Une autre
chicane fut moins heureusement résolue. Quand une affaire avait
été traitée par l'un des Conseils, il fallait qu'elle fût rapportée
devant le Conseil de Régence. Elle ne pouvait l'être mieux que par
le maître des requêtes qui la connaissait. Mais le maître des
requêtes demanderait à rapporter assis! ou alors que « tout ce
qui n'était pas duc, ni officier de la Couronne, ou Conseiller
d'État, se tint debout en même temps »! On en fut réduit à faire
venir devant le Conseil de Régence, pour exposer les dossiers, les
chefs ou les Présidents des Conseils qui la connaissaient mal, les
expliquaient encore moins bien et s'exprimaient souvent de façon
inaudible.
Aucun de ces ducs, pairs et maréchaux auxquels Saint-Simon
avait voulu confier le Gouvernement réel de la France n'était
capable d'administrer ou de rapporter quoi que ce fût... à une seule
exception près, qui était le duc de Noailles, président du Conseil
des Finances 1 .
C'est à Saint-Simon (du moins celui-ci l'affirme-t-il) que le Régent
aurait voulu confier cette charge qui était pratiquement celle de
Contrôleur général, donc en fait la plus considérable et la plus
difficile de toutes. Peu avant la mort de Louis XIV, au cours d'une
de ces longues conversations où les deux hommes disposaient de
l'avenir, l'offre lui aurait été faite avec insistance mais Saint-
Simon se serait obstinément récusé en arguant de son incompé-
tence : « Le commerce, la monnaie, le change, la circulation...
j e n'en connais que le nom. » Cette formule semble montrer au
contraire que le profane saisissait d'emblée le fond du problème.
Au lieu de parler de la dépense et de la dette, comme tout le monde
le faisait, il parle commerce, monnaie et change; ne croirait-on pas
entendre John Law?
Sur quoi, il proposa lui-même un autre titulaire : « C'était la
place que j e destinais au duc de Noailles. » Et il ne manqua pas de

1. Les affaires économiques et financières se trouvaient placées dans le ressort


du Conseil des Finances bientôt complété par la création d'un Conseil du Commerce.
La composition du Conseil des Finances, incomplètement indiquée par Saint-Simon,
est fixée de la manière suivante d'après les inscriptions du procès-verbal de la pre-
mière séance : Duc d'Orléans, Villeroy (chef), Noailles (Président), d'Effiat (Vice-
Président), Le Pelletier des Forts, Rouillé du Coudray, Lefevre d'Ormesson, Fagon,
Gilbert de Voisin, de Gaumont, Tachereau de Baudry, Dodun (conseillers), Lefevre
et de La Blinière (secrétaires).
Le radicalisme de gestion 91

faire valoir cette considération à l'intéressé, afin de « mettre fin


à ses angoisses ».
Lorsque le roi fut mort et que l'on en vint à distribuer des places
réelles, le Régent fit cependant une nouvelle ouverture à Saint-
Simon, mais de quelle manière! « Il me parla douteusement sur la
place de président des Finances, quoiqu'il l'eût promise au duc de
Noailles, comme j e l'ai dit dès avant la mort du roi. » Saint-Simon
persista à refuser cette offre, visiblement peu sincère, et il « raf-
fermit » le duc d'Orléans sur le choix du duc de Noailles.
Une telle attitude témoignerait d'un véritable héroïsme car,
entre-temps, Saint-Simon s était fâché à mort avec son protégé.
Le récit qu'il fait de cette brouille est aussi suspect que le por-
trait qu'il trace de sa propre abnégation. Le duc de Noailles lui
aurait proposé une sorte de pacte à deux pour gouverner la France
si Saint-Simon voulait bien l'aider à devenir Premier ministre.
Saint-Simon répondit que s'il devait y avoir un Premier ministre,
ce ne serait pas Noailles mais lui-même; cependant il se déclarait
hostile par principe à la création de cet emploi. Alors, Noailles
décide d'un coup de perdre Saint-Simon, faute de le pouvoir gagner.
Et comment s'y prend-il? D'une façon qui nous paraît ahurissante.
Nous sommes « le soir de la surveille » de la mort du Roi. Noailles
interpelle Saint-Simon dans la galerie, remplie à toute heure de
toute la cour, le tire dans l'embrasure d'une fenêtre et lui expose
un projet : dès que l'on apprendra l'issue fatale, les ducs devraient
se rendre en corps pour faire leurs salutations au nouveau Roi. Ce
serait une occasion de rehausser leur prestige après l'affaire du
« bonnet ».
Saint-Simon, sans apercevoir la perfidie, déconseille la démarche.
Une telle initiative des ducs ne pourrait qu'exciter contre eux le
mécontentement général de la noblesse dont il fallait éviter de
rompre la solidarité.
Même en faisant un effort pour nous placer dans l'optique de
l'époque et des personnages, il nous semble difficile de voir dans
cette suggestion la « scélératesse » de Noailles, la « noirceur » de
son complot « pourpensé ». Le duc de Noailles aurait inventé toute
l'affaire uniquement en vue de compromettre Saint-Simon en lui en
attribuant l'invention. En effet, méprisant l'avis négatif qu'il vient
de recevoir, Noailles s'en vient exposer son idée devant une assem-
blée de ducs d'où elle se répand à l'extérieur. La noblesse gronde
et s'insurge. Qu'à cela ne tienne! on lui fait savoir que c'est Saint-
Simon qui a imaginé cette procédure propre à la bafouer 1 ... Et

1. Toute cette machination est dépourvue de vraisemblance et on voit mal quel


bénéfice en pouvait escompter Noailles.
92 La banque et la guerre

voici donc Saint-Simon, tout enragé contre le duc de Noailles, qu'il


déclare « possédé du prince des démons », dont il évoque « la gan-
grène de son âme et la pourriture de son cœur ». Il va même jus-
qu'à l'accuser, rétrospectivement, d'avoir tenté d'empoisonner la
duchesse de Bourgogne en lui donnant une tabatière. C'est cepen-
dant ce « scélérat », cet « Achitophel », qu'il recommande derechef
au duc d'Orléans, au lieu de lui dessiller les yeux.
Il s'en explique en prétendant qu'à la date de la nomination, il
croyait encore à la capacité financière du duc : en somme il sacri-
fiait sa juste colère à l'intérêt de l'État. On se demande alors pour-
quoi il lui retire si vite ce préjugé « techniquement » favorable.
Nous le voyons, dès le début du nouveau gouvernement, harasser
de ses brimades le président du Conseil des Finances. Tantôt il
l'oblige à sortir du Conseil de Régence quand on a terminé l'exa-
men des affaires de son ressort, tantôt il le contraint à apporter
avec lui le « sac » et à en sortir une à une les pièces que lui, Saint-
Simon, lit tout bas pendant que l'autre lit tout haut, le question-
nant, le reprenant, le corrigeant sans arrêt : « Je lui volais dessus
comme un oiseau de proie. Je ne me cachais pas du désir que j'avais
de le perdre. »
Il faut bien se rendre à l'évidence : Saint-Simon a détesté le duc
de Noailles à partir du moment où celui-ci a pris la charge des
finances, et il l'a détesté précisément pour cette raison. Car cette
place lui était destinée, à lui Saint-Simon, et Noailles la lui déro-
bait. Il est possible que, dans un premier temps, Saint-Simon en
ait décliné la proposition, mais c'était par l'effet de cette sorte
d'usage courtois qu'on appelle le rite du refus. En vérité, il mourait
d'envie que l'offre lui fût renouvelée sérieusement à l'heure où elle
devenait immédiatement applicable. Le fait même qu'il mortifie
son amour-propre en relatant la « manière douteuse » employée
par le Régent dans cette occasion montre la profondeur de son
dépit.
Cette haine de Saint-Simon à l'endroit du duc de Noailles est un
de ces éléments mineurs qui peuvent influencer marginalement le
cours de l'histoire. De même qu'il s'ingéniait à harceler Noailles,
il ne pouvait laisser passer les occasions de le desservir auprès du
Régent et d'exciter Law contre lui. Il est probable qu'il a assumé
de la sorte une partie du rôle qu'il attribue à l'abbé Dubois. Saint-
Simon et Law se voyaient régulièrement, à la demande de l'habile
Écossais, qui avait obtenu un jour d'audience hebdomadaire, le
mardi. Il flattait la vanité du duc, en feignant de le consulter, et
n'eut point de peine à le persuader que lui-même, Saint-Simon,
était naturellement doué pour comprendre les sujets les plus ardus.
« Il y a des choses qui dépendent quelquefois plus du bon sens que
Le radicalisme de gestion 93

de la science », note le duc avec satisfaction, et, sans doute, non


sans une pointe de nostalgie.
La haine du terrible duc n'a pas seulement gêné la carrière du
duc de Noailles, elle a compromis sa gloire auprès de la postérité.
Il est dangereux d'être persécuté par un pamphlétaire génial et de
n'être défendu que par un abbé insipide Non point que les histo-
riens le tiennent pour scélérat (cependant Sainte-Beuve, épousant
la thèse de Saint-Simon, parle de sa « perfidie » et de sa « laide
rouerie »), mais presque tous le considèrent comme un ministre
superficiel et borné, voire incapable.
Nous pensons au contraire, et nous avons été heureux de relever
un jugement sensiblement analogue chez Hubert Luthy, que le
président du Conseil des Finances fut, pour trop peu de temps, l'un
des meilleurs serviteurs que compta la monarchie, dans la caté-
gorie « gestionnaire avisé, réformateur prudent ».
Aussi avons-nous décidé de lui dédier, dans un souci de compen-
sation, l'esquisse d'un portrait et d'une apologie.
Au moment où il accède, en fait, au ministère des Finances, Adrien
Maurice de Noailles est un homme de trente-sept ans. C'est le plus
jeune des personnages qui dominent cette période de l'histoire;
Law, Dubois, Philippe d'Orléans sont plus âgés que lui : il leur
survivra fort longtemps. Au physique, on nous le dépeint comme
« de taille assez grande mais épaisse; des pieds, des mains, une
corpulence de paysan. La démarche lourde, forte, pesante. Il affec-
tait la simplicité, aussi bien par son vêtement usé, ou tout au plus
d'officier que par ses manières sans façon et de camarades ».
Au contraire de ce corps pesant, « sa physionomie est esprit,
affluence de pensées, finesse (et fausseté) et n'est pas sans
grâce » 2 !
Tout le monde s'accorde à louer son éloquence et son art de per-
suasion. Très doué pour l'expression orale, il était, selon Saint-
Simon, incapable d'écrire. Cependant l'exemple que celui-ci
donne d'une lettre destinée à Liouville et qu'en plusieurs heures
Noailles ne termina point n'est pas concluant, car il s'agissait
d'une tâche qui le rebutait.
A voir de près les critiques, on constate d'ailleurs que Saint-
Simon lui reproche moins « l'incapacité » que ce que nous appelle-
rions le « perfectionnisme ». Noailles est difficilement content de
son travail, parce qu'il est tout aussi exigeant pour lui que pour
les autres. Saint-Simon lui reproche d'être superficiel, inconstant,
de s'emballer pour une affaire et de s'y acharner puis de l'aban-

1. L'abbé Millot, auteur des Mémoires de Noailles.


2. Ces éléments de portrait sont tirés de différents passages de Saint-Simon.
94 La banque et la guerre

donner pour une autre, mais le zèle est-il un défaut, et un ministre


n'a-t-il qu'une affaire? Enfin de faire travailler les autres : « Un
inconnu qu'il a déniché et qu'il a mis sous clef dans un grenier, à
qui souvent il fait faire et défaire dix fois... et produit cet ouvrage
comme le sien. » Mais ce qui est critiquable pour un auteur n'est-il
pas louable chez un ministre, qui doit s'efforcer d'appliquer des
idées justes, même quand elles ne proviennent pas de lui?
Noailles était un homme d'un parfait sang-froid, d'une humeur
toujours égale, habile à s'adapter à ses interlocuteurs, capable de
supporter les avanies « et de s'armer de toile cirée et de silence
pour les laisser glisser ». Ce n'est pas là nécessairement un défaut
chez un politique. Il semble acquis qu'il poussait l'ambition jusqu'à
l'arrivisme et la courtisanerie jusqu'au mimétisme. Il lui arrivait
de boire pour se mettre au diapason du Régent, et il prit comme
maîtresse une fille d'opéra pour se plier à la mode de la Régence.
On attribuait au souci de sa carrière le choix qu'il avait fait, dans
un autre temps, d'épouser une nièce de M m e de Maintenon.
Il était entré aux Cornettes à l'âge de quatorze ans, n'étant
encore que comte d'Ayen, et il avait rendu dans l'armée de longs
et honorables services. Il était lieutenant général et Philippe V lui
avait conféré la dignité recherchée de la grandesse. En 1707, il
avait succédé à son père comme capitaine des gardes du corps.
C'est une chose assez rare que de voir un aristocrate d'une telle
lignée, ayant suivi ce genre de carrière et contracté une alliance
prometteuse, décider soudain de se mettre au travail dans les
bureaux du Contrôleur général des Finances et suivre pendant
deux ans les leçons de Desmarets « qui en avait fait son disciple et
son élève dans les finances et pour qui il avait contraint toute sa
féroce humeur ». Si c'est là du carriérisme, c'est un carriérisme
de bon aloi. C'est aussi une preuve d'application et d'assiduité
qui semble démentir ce que l'on nous dit de son caractère versa-
tile.
Noailles n'avait ni la vocation ni l'expérience d'un économiste.
N'ayant exercé que des fonctions publiques, peu informé des
affaires privées comme l'indique la mauvaise gestion de son patri-
moine, étranger à toute combinaison intéressée avec les traitants,
il portait principalement son attention sur les problèmes de
finances publiques dans le sens propre de ce terme. C'est un excel-
lent ministre du Budget. Il s'attachait à rétablir l'ordre, la recti-
tude, la clarté, l'économie, l'orthodoxie. Il parvint, avec le
concours des frères Pâris, à faire adopter des méthodes de compta-
bilité (en partie double) qui permettaient de voir plus clair dans les
comptes de l'État et d'éviter pas mal de friponneries.
Ses premières décisions en Conseil furent de rendre à l'État la
Le radicalisme de gestion 95

disposition de ses recettes jusque-là déléguées à des caisses spé-


cialisées — Caisse des Emprunts, caisse « Legendre » — qui avaient
d'ailleurs rendu des services, mais dont l'utilité s'amenuisait
et dont la survivance défiait les bons principes. De renoncer à
toutes les affaires extraordinaires, ce mot disant bien ce qu'il vou-
lait dire, englobant des opérations de crédit extravagantes et la
création de charges absurdes. De faire produire les comptes des
fournisseurs et des entrepreneurs travaillant pour l'Etat, notam-
ment ceux des munitionnaires. De diminuer les intérêts versés à
des rentes qui avaient été constituées sur les tailles, au denier 12,
c'est-à-dire à 8 %. De liquider un certain nombre d'offices. Plus
tard, il entreprendra de diminuér les dépenses militaires 1 : c'est ce
qu'on appelle « la réforme des troupes » (mais il acceptera aussi
d'augmenter la paye des soldats) 2 .
En même temps que d'ordre et de rigueur, il est soucieux de sim-
plification et d'allégement en ce qui concerne les charges des contri-
buables. Il donne des instructions tendant à plus d'équité dans la
répartition des tailles (et plus tard il s'occupera de réformer l'as-
siette de cet impôt de quotité, source de tant d'abus et essentielle-
ment anti-économique). Il élimina ou rectifia un certain nombre de
droits, interdit les réquisitions abusives, enfin diminua la taille et
la capitation et supprima l'impôt dit du « dixième » à partir de
l'année 1716 3 .
Noailles était capable de concevoir et de préparer des réformes
importantes, comme on peut le voir d'après les travaux poursuivis
sous sa direction par un comité spécial en 1717 4 , mais on observe
une certaine timidité chez lui quand il s'agit de parvenir aux
conclusions. Là encore, son association avec Law aurait pu lui
inspirer plus d'audace, en même temps qu'elle aurait engagé son
partenaire à plus de retenue.
Cependant, la lourde erreur que Desmarets avait commise en
instituant une sorte de déflation perpétuelle par une réévaluation
étalée sur onze étapes rendait plus facile l'opération inévitable de
la dévaluation. En même temps, une diminution graduelle du défi-
cit, un dégonflement progressif de la dette pouvaient déjà rétablir,
sinon un climat de confiance, du moins un climat de moindre
défiance.
Le président du Conseil des Finances avait donc d'assez bonnes

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 207.


2. Ibid., p. 403, mesure que Saint-Simon ne goûte pas.
3. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 383.
4. « Du Rapport des Finances fait le 17 juin 17.17 », dans Forbonnais, op. cit.,
t. II, p. 506 et sq.
96 La banque et la guerre

cartes en mains. Law pouvait lui apporter l'atout qui lui manquait.
Un gestionnaire solide pour mener à bien une politique classique
dans les domaines du budget et de la trésorerie. Un banquier
inventif, pour habituer l'économie française à l'usage du papier-
monnaie et du crédit selon les exemples anglais et hollandais.
Voilà les deux hommes dont le Régent a besoin pour sauver les
finances du Royaume, ranimer l'activité, réveiller la France au
bois dormant de son « insensibilité funeste 1 ».
De Noailles à Law, le contraste est saisissant mais les analogies
sont perceptibles.
Ils ont en commun l'éloquence, l'art de persuader et de séduire,
l'opiniâtreté à surmonter les rebuffades, le goût de l'action, la pas-
sion du pouvoir.
Si le duc n'est pas un aventurier, il y a quelque chose d'aventu-
reux en lui : on lui attribuait un étrange complot ourdi en Espagne
avec le marquis d'Aguilas en vue de donner à Philippe V une
maîtresse et de soustraire ainsi le Roi à l'influence de la toute-
puissante duchesse des Ursins.
Il aimait les idées nouvelles et les projets originaux : l'idée du
Mississippi vient de lui.
On relève entre nos deux héros un autre trait de ressemblance.
C'est une certaine densité morale, fait assez rare à l'époque chez
les hommes occupant de telles places. Ils étaient honnêtes. L'inté-
grité de Noailles n'est pas douteuse et c'est un des arguments que
Saint-Simon énonce pour se justifier de n'avoir pas dissuadé le
Régent de le choisir. S'il a bien, par la suite, assez petitement
tenté de limiter la portée de cet éloge, il n'y est point parvenu.
Un autre grand ennemi de Noailles, le marquis d'Argenson, aux
termes d'un portrait dont l'extrême méchanceté n'est pas sans drô-
lerie, n'hésite pas à lui faire grief de son incapacité à s'enrichir :
« Quant à ses propres affaires, il les a toujours plus mal gérées
encore que celles du Roi et son zèle en a été la ruine. Il a fini par
abandonner tous ses biens à ses créanciers. » Or tel fut également
le destin de Law, bien qu'il fût, à la différence de Noailles, expert
en finances.
Si ces hommes étaient honnêtes, ce n'est pas seulement parce
qu'ils étaient ambitieux et que pour les ambitieux le pouvoir passe
au-dessus du profit; c'est aussi parce qu'ils étaient des hommes
sincères, sincères dans leurs opinions, sincères dans leur dévoue-
ment au bien public. En réalité, ils étaient tous deux « patriotes »,
ce qui paraît naturel chez Noailles, si l'on considère sa lignée et sa
carrière, ce qui surprend davantage chez Law qui n'était pas fran-

1. Forbonnais.
Le radicalisme de gestion 97

çais, mais qui souhaitait la grandeur de la France afin d'assurer le


succès et le pouvoir de son protecteur le Régent.
Ils avaient, en somme, beaucoup de raisons de s'entendre ou du
moins de se supporter. Et le Régent avait les meilleures raisons de
les employer l'un et l'autre. C'est ce qu'il fit, pour son plus grand
avantage et pour celui de tous, mais pendant un certain temps seu-
lement.
VIII

La banque de Law n'aura pas lieu

Le premier dossier que Noailles trouve, en arrivant, sur sa table,


c'est justement celui de la Banque de Law, qui était demeuré en
suspens depuis la correspondance avec Desmarets.
Tout laisse à penser que le Régent, qui connaissait déjà Law et
auprès de qui celui-ci avait sans doute renouvelé ses suggestions
et ses insistances, voyait l'affaire d'un œil favorable. On dit géné-
ralement que Noailles ne voulait pas heurter de front Philippe
d'Orléans, mais qu'il n'était pas lui-même favorable à la Banque
et que tout en faisant semblant d'y porter un intérêt effectif, il se
serait évertué, en sous-main, à la desservir. Aucun fait ne cau-
tionne cette interprétation malveillante. Bien au contraire, Noailles
écrivait à Amelot, dès le 19 septembre : « Je crois que vous serez
satisfait de la réponse de M. Law que j e vous envoie 1 », et à
Villeroy, le 15 septembre, après une des réunions de travail qu'il
tenait sur ce sujet : « Ils y sont venus (les participants) 2 et ont
paru fort satisfaits du compte qu'il (Law) leur en a rendu, de
manière que ce qu'il peut rester de doute ne roule que sur le plus
ou le moins d'utilité que produira l'exécution de la proposition
mais qu'on ne peut en craindre aucun inconvénient 3 . » Une séance
spéciale du Conseil fut convoquée le 24 octobre pour prendre une
décision.
Le pourfendeur de la Banque ne fut pas le président du Conseil
des Finances mais Rouillé du Coudray, excellent technicien des

1. Cité par Levasseur, op. cit., p. 39.


2. Amelot, d'Argenson, le prévôt des marchands, Fagon, de Baudry et de Saint-
Contest.
3. Cité par P. Harsin, Introduction, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. XL1II,
qui donne un compte rendu minutieux de cette phase préparatoire.
La banque de Law n'aura pas lieu 99

Finances — qui avait été le bras droit de Desmarets et qui restait


le proche collaborateur de Noailles, personnage fort estimé pour
sa compétence et pour son intégrité quoique pittoresquement
connu pour son intempérance Du Coudray rédigea, le 23 octobre,
veille de la réunion, un mémoire qu'il fit tenir à « M. le duc d'Or-
léans le matin avant qu'il se rende au Conseil ». Ce texte constitue
un violent réquisitoire contre la Banque et il met l'accent sur le
point faible du projet qui est la sécurité de l'encaisse.
Law avait lui-même affirmé, pour rassurer les experts, « qu'il
n'y aurait jamais plus d'argent que de billets car on ne ferait de
billets qu'au prorata de l'argent 2 ». Cette déclaration est équi-
voque et sans doute n'est-ce point involontaire. Du Coudray sou-
ligne que, même s'il ne sort pas plus de billets qu'il n'entre d'es-
pèces, les espèces, une fois entrées, peuvent sortir. Dès lors, les
porteurs de billets qui se présenteraient seraient exposés, soit à
attendre, soit même à ne pas trouver d'argent! Le technicien a
percé à jour ce qui était en effet le plan de Law tel qu'il l'appliqua
d'ailleurs quand la Banque générale fut enfin créée. « L'argent
qu'ils (les porteurs) laisseront dans les caisses formera dans la
suite des temps des sommes très considérables, que l'on emploiera
utilement et dont le bénéfice se partagera à savoir un quart pour
lui (Law) et les trois quarts pour le Roi. C'est ce que le proposant
a affecté d'envelopper dans des discours infinis, ce qui ne se
découvre qu'avec peine dans la fin de son mémoire. »
Or, les opérations ainsi faites avec l'argent de la Banque peuvent
être mauvaises et le risque n'est pas exclu que le Roi, « pressé d'ar-
gent », fasse main basse sur les fonds de la Banque, comme cela
s'était produit pour le fonds de la loterie, et même pour le fonds
des caisses des consignations, quoique ce fonds soit sacré étant le
gage de la justice.
« Il est difficile, écrit Du Coudray, de croire que les particuliers
préfèrent du papier à l'argent comptant. » Il souligne qu'en tout
cas on ne pourra jamais payer ni les troupes ni les rentes de la
ville avec des billets, ainsi on ne pourra jamais en faire une mon-
naie usuelle.
Selon le témoignage du duc d'Antin, ce mémoire fit impression

1. Ces traits de son personnage sont illustrés par une anecdote fort connue :
« M. Rouillé du Coudray étant arrivé un peu tard au Conseil des Finances, M. le duc
de Noailles lui dit en plaisantant : " Le vin de Champagne vous a peut-être trop
arrêté. "... A quoi M. du Coudray répliqua sur le même ton : " Il est vrai que j'aime
un peu le vin de Champagne, mais ce n'a jamais été jusqu'au pot-de-vin " (Buvat,
op. cit., t. I, p. 117).
2. Déclaration rapportée dans le rapport de Fagon à la séance du 24 octobre.
100 La banque et la guerre

sur le Régent et le dissuada de peser en faveur du projet de Law


comme il l'eût peut-être fait sans cela.
Peut-être Rouillé du Coudray influença-t-il aussi d'autres per-
sonnes. En tout cas, la réunion du 24 octobre ne se déroula pas
d'une façon aussi favorable que les correspondances précédentes
le faisaient pressentir.
Une procédure originale avait été prévue pour cette séance.
Treize personnalités extérieures au Conseil et appartenant aux
professions de la Banque et du commerce avaient été conviées à
titre consultatif 1 .
Quatre seulement se déclarèrent favorables à la Banque 2 . I n
cinquième exposa que l'établissement, dans d'autres circons-
tances, pouvait être utile, mais qu'il était nuisible dans la conjonc-
ture présente.
Les huit autres affirmèrent « que cela devait être absolument
rejeté ». Parmi eux, nous ne serons pas étonnés de trouver Samuel
Bernard qui avait lui-même conçu son propre projet de banque
et qui était le prototype de l'ancienne finance dont Law poursui-
vait l'élimination.
Quand les hommes d'affaires eurent opiné, ils se retirèrent et le
Conseil commença sa propre délibération.
Le Pelletier de la Houssaye et Dodun émirent un avis prudent : il
fallait faire la banque... mais pas maintenant.
Saint-Contest se montre résolument négatif. Il ne pense pas que

1. Nous avons pu retrouver, en même temps que le mémoire de Rouillé du Cou-


dray, la liste complète des participants à la réunion, dont neuf seulement figurent
dans le document publié par Levasseur et commenté notamment par Luthy. Nous
donnons ci-après les noms des opinants pour et contre, en soulignant les quatre
noms jusqu'ici non mentionnés (tous hostiles).

Bernard Fénelon
Heusch Tourtou
Chauvin Piou
Anissou Guiguer
Philippe
Mouchard
Mouras
Lecouteux (Le Couteulx)
Hélissant
CONTRE FAVORABLES

Bibliothèque Mazarine. ms. 2342 P 262

2. Cf. les commentaires de Luthy sur ces personnalités, deux d'entre elles repré-
sentant Bordeaux et Nantes, les deux autres étant des banquiers spécialistes d'opé-
rations internationales (Luthy, op. cit., p. 301-302).
La banque de Law n'aura pas lieu 101

la banque puisse jamais avoir de solidité dans le royaume « parce


que l'autorité y est toujours et que le besoin y est souvent ». En
termes élégants, cela veut dire que le Roi prendra la caisse. C'est
la thèse classique selon laquelle la banque n'est pas une institution
viable dans un état despotique.
Gilbert, de Grammont et d'Effiat reviennent à l'opinion précé-
dente. La banque, si l'on veut, mais plus tard.
D'Argenson émet, seul, un avis favorable : peut-être pensait-il
plaire ainsi au Régent, voire à Law. La Banque sera « la caisse
des revenus du roi » (c'était clairement vu), « c'est une voie inno-
cente pour rattraper la confiance ».
Noailles intervient alors. Il se déclare « persuadé de l'utilité de
la banque » mais, pour lui aussi, « les temps ne conviennent pas ».
Il faut d'ailleurs tenir compte de l'opinion négative qui vient d'être
exprimée par les banquiers. Il rappelle sommairement la clef de
sa politique : les économies. « Supprimer les dépenses inutiles pour
payer les dettes de l'État. » Ainsi reviendra la confiance. Et comme
il ne faut pas prolonger l'incertitude, « on doit déclarer dès aujour-
d'hui que la banque n'aura pas lieu ».
Tous les membres du Conseil qui n'avaient pas encore parlé
endossèrent avec enthousiasme la conclusion de leur président.
Au Régent de conclure : « S.A.R. dit qu'elle était entrée persuadée
que la banque devait avoir lieu, mais après ce qu'elle venait d'en-
tendre, elle était de l'avis entier de M. le duc de Noailles. »
Nous retrouvons bien là la manière du Régent : ce n'est pas le
moment d'insister, autant flatter les opinants en se déclarant
convaincu par leur force de persuasion. En réalité il avait pris son
parti dès la lecture du mémoire de du Coudray. Mais il entendait
bien réserver l'avenir.

Ayant clos d'un cœur léger l'interlude de la Banque, Noailles


pouvait se consacrer sans partage à des problèmes moins accom-
modants : la dette et la monnaie.

La dette

Le problème de la dette publique obnubilait les contemporains,


les milieux gouvernementaux aussi bien que l'opinion publique,
d'une façon que nous avons tendance à trouver excessive.
Louis XIV avait certes beaucoup emprunté et les usuriers avaient
tiré de scandaleux profits de l'état de nécessité où se trouvait le
102 La banque et la guerre

royaume. Mais enfin la paix était revenue, le capital des emprunts


n'était pas exigible, les intérêts n'étaient pas toujours payés ponc-
tuellement et rien n'empêchait le gouvernement d'abaisser le taux.
Nous avons observé aussi bien en Angleterre qu'en France cette
hantise de l'endettement où il entre une part d'irrationalité et
peut-être un phénomène de rejet venant de l'inconscient collectif
des peuples.
S'il faut en croire l'exposé des motifs de la déclaration du
7 décembre, le Conseil avait commencé sa gestion en rejetant une
proposition qui tendait à la banqueroute générale. La réalité du
fait est d'ailleurs confirmée par YHistoire des Finances.
Saint-Simon, dans ses Mémoires, expose que la banqueroute est
préférable à l'impôt et il développe une théorie dynastico-juridique
selon laquelle le roi de France n'est pas tenu par les dettes de ses
prédécesseurs
Il est cependant peu probable qu'il se soit fait l'avocat de cette
cause devant le Conseil, car, toujours selon ses dires, c'est pour
éviter d'en prendre la responsabilité qu'il aurait refusé (?) d'assu-
mer la charge des finances. « C'était un paquet dont je ne voulais
pas me charger devant Dieu ni devant les hommes. » Le duc de
Bourbon semble avoir montré plus de cynisme si l'on doit en croire
Buvat : « Ce prince, qui était près de la cheminée, mit un écu dans
sa main et un petit papier dessus qu'il souffla dans le feu et dit :
" Monsieur, quand vous en aurez fait autant de tout le papier on
verra l'argent 2 ". »
A défaut de banqueroute générale, on envisagea « un parti moins
violent, qui était une révision générale de tous les effets... On y
trouverait de grands et légitimes retranchements à faire... » et l'éta-
blissement d'une Chambre de Justice « qui permettrait d'éteindre
encore une partie de la dette ».
Ce plan, que Law désapprouvait aussi bien que l'autre, finit par
être adopté et appliqué en deux étapes; le visa par une déclaration
du 7 décembre 1715 et, plus tard, la Chambre de Justice, en
mai 1716.

La monnaie

Si Noailles avait attendu, pour faire connaître qu'il rejetait la


banqueroute générale, le moment où il annonçait une banqueroute
1. Le roi ne vient pas à la couronne « par héritage ni représentation » mais par
la combinaison d'un fait qui est sa naissance et d'un fideicommis. « une substitution
faite par la nation à une maison tout entière ».
2. Gazette de la Régence, op. cit., p. 33.

t
La banque de Law n'aura pas lieu 103

partielle, en revanche, il avait pris sur la monnaie, dès le


12 octobre, une vigoureuse position de principe, en affirmant, par
un avis du Conseil, que la valeur des espèces d'or et d'argent res-
terait invariable.
Le 20 octobre, dans une réponse adressée aux commerçants de
Nantes, qui en demandaient l'augmentation, il persistait à affir-
mer : « Rien n'est plus important que de fixer pour toujours le prix
des monnaies sur le pied qu'il est à présent de 14 livres le louis d'or
et de 3 livres 10 sols l'écu 1 . »
Sous tous les régimes, de telles déclarations sont imprudentes
quand elles ne sont pas volontairement fallacieuses. Il est cepen-
dant probable que Noailles souhaitait sincèrement qu'il fût pos-
sible de maintenir les monnaies au taux ridiculement faible où elles
se trouvaient fixées.
Les radicaux de gestion hésitent toujours devant les traitements
chirurgicaux. Ils croient aux vertus de la bonne gestion (surtout
quand ils sont résolus à la pratiquer), à l'équilibre comptable et à
la panacée de la confiance.
Noailles avait été le collaborateur de Desmarets, contrôleur
général des Finances et il avait été associé à l'extravagante poli-
tique de déflation pratiquée par ce ministre. Alors que le numéraire
était rare et que l'économie exsangue aurait eu besoin d'être sti-
mulée, fût-ce au prix de quelque inflation, Desmarets avait décidé
de « diminuer » les espèces, ce qui ne pouvait manquer de produire
une double conséquence. D'une part, les possesseurs de pièces
« diminuées » préféraient les garder ou les exporter, ou les trafi-
quer eux-mêmes plutôt que d'accepter que le même poids de métal
perdît de sa valeur entre leurs mains. D'autre part, à supposer
même qu'ils eussent agi le plus vertueusement du monde, la diminu-
tion de la valeur nominale du stock de monnaie dans son ensemble
avait pour effet de réduire les moyens de paiement, par là même de
rendre les échanges plus difficiles et de diminuer les prix et les
salaires. « Les producteurs et les travailleurs gagnaient moins,
alors qu'ils devaient toujours payer les mêmes fermages, les mêmes
impôts, les mêmes loyers et les mêmes rentes. »
De surcroît, Desmarets avait imaginé de pratiquer cette opéra-
tion en onze fois ou si l'on préfère, d'échelonner onze réévaluations
successives, faisant descendre le louis de 20 livres à 14, la pre-
mière étant intervenue le 1 e r décembre 1713 et la dernière ayant

1. Œuvres complètes, op. cit., t. I, Introduction p. XLV et n. 73. Déjà au début de


l'année, les Nantais récriminaient contre la rareté des espèces. Mémoire du
15 janvier 1715, cité par F. Abbad, La Crise de Law à Nantes (Extrait des
Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 82, 1975.)
104 La banque et la guerre

justement pris date le 1 e r septembre 1715 comme pour saluer la


fin du grand roi en portant à sa plus basse valeur son effigie moné-
taire 1 .

La diminution à répétition de Desmarets est le type de l'opéra-


tion sincère, l'acte exemplaire d'une politique déflationniste que
son auteur croyait excellente et bien d'autres personnes avec lui,
même parmi celles dont on attendrait un jugement plus critique.
Ainsi Dutot, après avoir noté que, par ce procédé, « l'étranger à
qui on devait de la monnaie faible en avait reçu de la forte », pense-
t-il que le plus dur moment était celui de la transition et il note
que le commerce marquait des signes d'amélioration après le
1 e r septembre. Nous avons mentionné ci-dessus l'évasion de la
monnaie française vers les Pays-Bas, laissant un fort bénéfice aux
spéculateurs et appauvrissant l'économie.
En fait, Desmarets — et certains commentateurs avec lui — com-
mettait l'erreur, encore aujourd'hui vivace et souvent honorée, de
considérer comme un acte de courage et de lucidité le fait de
rechercher le redressement économique au prix de mesures socia-
lement rétrogrades, lesquelles sont le plus souvent, de surcroît,
inefficaces ou négatives, même si l'on se place au point de vue
« amoraliste » de la pure technique.
Forbonnais, tout en louant l'intention (!), met bien l'accent sur le
principal aspect : la condition du débiteur devient plus mauvaise.
Les impositions se font plus pesantes. « Les débirentiers doivent
payer 1/3 de plus. Le laboureur qui avait pris une ferme de
485 livres pour six ans, au lieu de payer 10 marcs d'argent fin,
sera obligé d'en payer quatorze » sans pouvoir se rattraper sur les
prix. Il en devait résulter une misère affreuse et, dès lors, « un vide
énorme dans les consommations 2 ».
Dans le même sens, Law avait remarqué : « Si M. Desmarets
avait entendu son métier, il aurait déclaré que tous contrats et
autres dettes faites avant la réduction seraient payés en monnaie
faible et que les contrats et dettes à faire seraient payés en mon-
naie forte 3 . »

1. Voir ci-après, note annexe, p. 110.


2. Forbonnais, op. cit., p. 249.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 219.
La banque de Law n'aura pas lieu 105

Telle est donc la situation dont hérite le duc de Noailles. Peut-on


s'accommoder de cette monnaie forte dans une économie
exsangue? Le louis qui, en 1709, était au chiffre rond de 20 livres
se trouve ramené à 14. L'écu qui était à 5 livres est descendu à
3 livres 10 sous. Tout le monde se plaint de la rareté des espèces.
Le chroniqueur Buvat y fait de fréquentes allusions 1 .
Malgré leur faible compréhension des phénomènes économiques,
les commerçants, ici et là, réclament l'augmentation des espèces 2 .
Deux indices font apparaître à quel point la situation est ten-
due : le Conseil examine sérieusement la proposition de donner
cours légal aux piastres espagnoles 3 . Le taux d'escompte des
lettres de change s'élève couramment à 2,50 par mois, soit 30 %
par an 4 .
Le calcul de Noailles, bien qu'il s'inspirât d'un optimisme exces-
sif, prenait appui sur un fait réel et sur un raisonnement logique.
Le président du Conseil des Finances estimait — et il n'était point le
seul — que malgré l'amputation d'un tiers opérée par son patron
Desmarets, il restait encore en France une quantité d'espèces qui

1. « On m'écrit d'Amiens le 29 novembre : " Je ne puis vous exprimer la misère du


peuple, riches et pauvres, tout se plaint si fort que cela fait compassion. Il n'y a ni
argent ni crédit. L'un se défie de l'autre, l'argent est aussi rare que les diamants. " »
« L'argent est rare et faute de ce précieux métal, les vins ne s'enlèvent pas des
provinces, de sorte qu'ils sont à bon marché sur les lieux. » « Une des causes du
manque d'argent disponible provient du non-paiement des officiers par l'État. Ils
vont, par charité, dîner, chez les capucins » (Rochefort, le 9 décembre). « Tout cela
(les bals, les comédies) est bon pour amuser le public qui est d'ailleurs persécuté
par la disette d'argent et la cessation du commerce » (18 sept. 1716, Gazette de la
Régence, p. 25, 28, 36, 115). Les récriminations de Buvat continueront d'ailleurs
sur plusieurs années malgré les dévaluations successives de Noailles et d'Argen-
son.
2. Pour les commerçants de Nantes, voir ci-dessus, p. 103, n. 1. Les commerçants
de Tours, dans un mémoire du 24 décembre 1715 : « La diminution des espèces a
causé seule la ruine du commerce, tant par le transport qui s'en est fait dans les
pays étrangers que par le défaut de circulation du peu qui reste dans le royaume »
(Arch. nat., F 12797). Et ceux de Paris :
« Deux seules choses causent ce cruel événement : la première est la diminution
des espèces, la seconde est la cessation du paiement de la plus grosse partie des
dettes que l'État a été obligé de contracter » (sans date, Arch. nat., F 12797).
3. Délibération des l e r -4 octobre 1715, B.N., ms. 6930, citée par H. Luthy, op.
cit., t. I, p. 207.
1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 310.
106 La banque et la guerre

aurait été suffisante si ces espèces ne se cachaient pas Il fallait


donc dégeler les avoirs des thésauriseurs; pour cela, Noailles
comptait sur la confiance et, pour l'obtenir, il ne fallait pas porter
atteinte au cours des monnaies.
Noailles, au surplus, disposait de deux atouts :
La paix était revenue et le Gouvernement entendait la mainte-
nir, fût-ce au prix d'importants sacrifices (Mardyck).
Dès lors, une politique d'économies était possible, Noailles
l'avait annoncée, on en parlait dès septembre dans le public et il
la pratiqua effectivement. « Le Régent, écrit Buvat dès le 6 sep-
tembre, a déjà fait une réforme considérable, l'écurie à cent che-
vaux, la table à vingt fois moins qu'elle n'était, la musique à vingt-
quatre violons... Le Régent s'étant déclaré pour l'entretien de la
paix... nous verrons comment l'affaire de Mardyck ira désor-
mais 2 . »
Mais il faut du temps pour équilibrer un budget et rassurer l'opi-
nion publique par la réduction des violons et des chevaux.
Pour le président du Conseil des Finances, la banque de Law
aurait pu être une troisième carte. Mais sans doute ne l'avait-il
pas compris, et nous savons qu'il ne s'était pas résolu à la
jouer.
Dans la première quinzaine de décembre, Noailles prit l'initia-
tive de décrocher de ses positions. Il le fit d'abord, comme nous
l'avons vu, à l'égfy-d de la dette, par la déclaration du 7 septembre.
Dès lors, il eût été illusoire de compter sur la confiance car le
procédé du visa, même non encore accompagné de l'institution
d'une Chambre de Justice (mais tout le monde pouvait pressentir
sa création), apportait dans l'économie quotidienne un facteur de
trouble dont il n'était désormais possible ni de contenir la force
ni de limiter la durée. La « dévaluation » ne pouvait manquer de
suivre. Ce fut l'œuvre d'une déclaration datée de décembre 3 dont
l'exposé des motifs se réfère à « la demande générale du com-
merce ». Il est probable que Noailles ne cédait pas seulement à
cette considération et qu'il subissait aussi la contrainte des diffi-

1. <i Voulez-vous savoir, Monsieur, ce qui rend l'argent si rare? En voici une
démonstration : M. de Chalais, receveur général de Champagne, ayant un billet de
1 500 livres à payer, le porteur alla avec un ami le prier incessamment de le payer...
M. de Chalais chercha sur lui et dans ses tiroirs et ne put ramasser que 300 livres
qu'il donna en soupirant. Cependant, le feu ayant pris à la nuit de Noël à l'hôtel
d'Albret, il a fallu jeter les coffres par la fenêtre qui se sont trouvés remplis d'argent
jusqu'à 800 000 livres. » Gazette de la Régence, p. 50.
2. Gazette de la Régence, p. 11.
3. Notée à la date du 24 par le Journal de la Régence, Dom Leclercq indique la
date du 15.
La banque de Law n'aura pas lieu 107

cultés de la trésorerie. L'opération monétaire devait dégager un


bénéfice substantiel. Law, qui désapprouvait le visa, se montrait
au contraire favorable à l'augmentation des espèces. Peut-être
même la conseilla-t-il car, dès cette époque, le Régent recueillait
ses avis. En tout cas, YHistoire des Finances, qui reflète sa pensée,
souligne que « la demande des négociants était juste, qu'elle s'ac-
cordait avec leur intérêt et celui de l'État ». « Les dettes et les
impositions devenaient par là plus faciles à payer de près d'un
tiers. C'est la première opération de la Régence qui a été favorable
au commerce . »
La déclaration de décembre fixait à nouveau la valeur du louis
d'or à 20 livres, celle de l'écu à 5 livres, c'est-à-dire à leurs valeurs
de 1709.
On est tenté d'en déduire que l'œuvre de Desmarets est abolie :
mais tel n'est point le cas. Il serait simple de penser que celui qui
détenait en 1709 un louis de 20 livres, que Desmarets avait ramené
à 14, voit ce même louis reprendre son chiffre initial. Il n'en est
rien. Le porteur dispose de trois mois (le premier trimestre de
1716) pour porter son louis à un hôtel des Monnaies : on lui en
donnera 16 livres (pour un écu, 4 livres). Cependant, s'il traîne
et s'il ne vient qu'après le 1 e r avril, il ne recevra que 14 livres,
donc le montant nominal antérieur à l'édit de décembre. Quant
au louis qu'il vient d'apporter, il est « réformé » et « converti » : il
vaut donc 20 livres pour l'État 2 .
En conclusion, dans la meilleure hypothèse, le détenteur aura
gagné deux livres, mais il lui faudrait dépenser quatre livres pour
se retrouver possesseur du même objet. L'État, lui, gagne ces
quatre livres et, après le 1 e r avril, il en gagne six.
Tout le monde ne