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En sortant de l’estomac du cochon par l’intestin, on traverse le menu, le chaudin, le

suivant de rosette, avant de déboucher, si l’on peut dire, dans la rosette. Ceux qui ont suivi
jusque là l’ont compris. Quand le groin est plein nord, la rosette indique assez précisément
le sud. Du vivant de l’animal, c’est un boyau épais. Séparée de corps, elle poursuit une
carrière de saucisson sous son nom de jeune fille. Car, la rosette peut s’enorgueillir,
pendant et après le cochon, d’une vie bien remplie. Du maigre et du gras de porc, du sel
et du poivre, et la voilà de nouveau en forme, pendue au plafond, en bas résilles, à
rêvasser, en attendant le chaland. On s’imagine tout savoir, tout connaître de la vie de
rosette avant que Georges Reynon, charcutier traiteur rue des Archers à Lyon n’entame
sur le sujet un long monologue. Front dégarni sur un visage doux, cheveux poivre et sel, il
reçoit au premier étage, dans un petit bureau qui sent l’encaustique des maisons bien
tenues. Au rez de chaussée la charcuterie Reynon, maison fondée en 1937 par Claudius,
le père, s’est transformée au fil des années en une sorte de fort Alamo gastronomique
dans un quartier Bellecourt rongé par la lèpre des franchises. Une fois n’est pas coutume,
les meilleurs ne sont pas forcément partis les premiers « Mon père, avait un esprit
créateur et visionnaire. Il avait compris que seuls ceux qui seraient pointus dans leur
fabrication survivraient ». Son portrait est accroché au mur du bureau. Meilleur ouvrier de
France en 1952, Claudius a voyagé en France et à l’étranger pour apprendre. Il a formé
ses deux fils, Georges et Michel qui ont pris sa succession en 1971.
Georges Reynon ne s’éloigne pas sans inquiétude de ses couteaux, de ses casseroles en
cuivre, de son piano. Comme si une absence, fût elle de courte durée, risquait de
provoquer un désordre. Comme s’il craignait de faire un abandon de poste, d’ouvrir une
brèche dans le dernier carré des défenseurs de la charcuterie de qualité cernés par les
divisions pléthoriques du porc industriel et de ses ersatz. L’habitude du travail aussi.
« Pour tout, il y a une méthode et un temps. Chaque fois que l’on veut déroger, le produit
n’est pas si bien fait ». La rosette a encore ses hommes de devoir. Sans excès de
passéisme «On ne faisait pas que du bon autrefois, on faisait des erreurs », ni
d’illusions :« Il s’est vendu plus de mauvaise qualité qu’aujourd’hui », la maison Reynon
fait de la résistance pour continuer à faire le métier à son idée, et la rosette comme il se
doit. Un combat quotidien. « on s’en voit avec les matières premières » soupire Georges.
Le cochon, « le roi des animaux immondes » comme écrivait Grimod de la Reynière, n’est
plus ce qu’il était. « Nous avons du mal à trouver des viandes de bonne qualité et bien
travaillées. Nous sommes confrontés à la disparition de certains métiers. Cette situation
ne gêne pas les industriels, mais nous ça nous pénalise ».
Le cochon, on le tue, on l ‘échaude pour raser les soies, puis on l’éviscère. Avant de
le découper, il faut le laisser se remettre de ses émotions une journée en chambre froide.
De nos jours, l’animal est découpé à chaud. Découpé est un bien grand mot, débité, serait
plus juste. A la chaîne, vite et mal. Le métier de découpeur de porc a disparu. Georges voit
de tout :des jambons découpés trop courts ou trop longs, des longes mal levées. Débitées
à chaud, les viandes ne coulent plus, elles restent dures. Un professionnel les détecte au
premier coup d’œil « blanches, pisseuses ». Il n’est pas rare qu’elles repartent chez le
grossiste. Le gras n’est pas mieux loti que le maigre. Elevés en six mois, les porcs n’ont
pas le temps de faire du gras. Des bardières trop minces nerveuses avec un gras mou, ou
des bardières avec un gras dur mais fondant, suiffeux, les Reynon en reçoivent tous les
jours. Et tous les jours ils les renvoient. « Si je mets ce gras dans mes saucissons, je n’en
vends plus, j’ai déclaré la guerre pour avoir du bon gras de bardière, le gras du dos de
porc ». Avec un certain accablement, Georges ajoute «il faudrait expliquer aux
fournisseurs ce que c’est que le gras ».
Une mêlée de rosette, c’est du gras et du maigre, comme une mêlée de rugby
d’avant le professionnalisme, quand les piliers avaient encore du ventre. Le maigre est
composé d’eau à plus de 80%. En séchant, un saucisson sans gras deviendrait dur
comme de la pierre. Immangeable. Le gras va freiner la sèche, retenir un peu d’humidité,
donner de la souplesse, et au final de la douceur dans le goût. Le gras dans le saucisson,
c’est le silence dans la musique. Pas nécessaire, indispensable.
La fabrication commence par le tri qui consiste à retirer de la viande, les nerfs et le
mauvais gras. Un travail de bénédictin que certains artisans sont les derniers à faire. Les
industriels ne touchent plus à la viande. Ils la reçoivent congelée ou fraîche. Ils laissent les
gros nerfs, passent le gras et le maigre dans un mélangeur puis tout est versé dans un
poussoir sous vide et on procède à la mise en boyau. Chez Reynon on prend le temps
qu’il faut. Après avoir retiré le mauvais gras, on en remet du bon et on laisse reposer deux
ou trois jours. Puis, une fois hachée, la mêlée est malaxée dans une machine pour
provoquer une liaison. Les additifs, comme par exemple la poudre de lait qui en retenant
l’humidité limite la perte de poids, ne sont pas utilisés. « C’est normal qu’un saucisson
perde de son poids, son prix de vente est en rapport, tant qu’il n’a pas perdu 30% de son
poids, il n’est pas sec.» estime Georges Reynon. Les industriels utilisent aussi des
ferments lactiques pour développer rapidement la fermentation de la viande et éviter des
problèmes de putréfaction pendant l’étuvage. « Nous n’en mettons pas, mais je ne suis
pas sûr que nous ayons raison. Il y a quelques années, je n’aurai peut être pas raisonné
comme ça, mais de nos jours, les viandes se tiennent moins bien et sont plus
dangereuses à travailler ».
Apres vingt quatre heures de repos, le temps est venu d ’embosser les saucissons, c’est à
dire de remplir les rosettes. Par bonheur, la charcuterie peut compter sur la supériorité
intestinale du cochon sur l’homme, telle que l’a décrite le baron Georges Cuvier
(1769-1832) fondateur de l’anatomie comparée :« Dans l’homme, le canal intestinal égale
sept à huit fois la longueur du corps. Dans le cochon, il égale quinze à dix huit fois la
même longueur ». On ne trouve plus personne en France pour travailler du boyau brut.
Dans l’industrie les boyaux naturels ont laissé la place à des boyaux fabriqués avec des
fibres animales. Couper la rosette, la calibrer, l’attacher, la retourner, la rincer, la faire
tremper, la gratter, la rincer à nouveau, l’égoutter, prend trois bonnes minutes. Pour arriver
au mystère suivant : Comment se peut il, que les boyaux étant courbes, les saucissons
soient droits ? c’est le miracle de la ficelle. On redresse la rosette en éliminant les bosses
et les hernies pour lui donner un aspect fuselé. Dans le temps, on ficelait la rosette en
losange, technique oubliée que Georges a apprise de son père. Le ficelage sert aussi à
resserrer les viandes pour éviter qu’il y ait des trous au séchage. On a longtemps cru que
ficeler en losange permettait d’éviter les trous. Georges avance une autre explication. Les
trous proviennent d’un étuvage ou d’un séchage trop violent. L’extérieur trop sec empêche
l’intérieur de sécher. C’est ce qu’on appelle « croûter » un saucisson. « On maltraite un
produit, on n’observe pas toutes les données qui, à mon avis, sont des bases, résultat, on
cuit le tour, l’intérieur ne sèche pas, daube, et fait des trous ». Pour éviter qu’une tranche
de rosette ne ressemble à une de gruyère, une rosette est toujours pendue la tête en bas,
sa partie la plus épaisse. On aide la viande à se resserrer sous l’effet de son poids, à
mesure qu’elle sèche. «L’ennemi du saucisson, c’est l’air » prévient Georges.
Cette viande, travaillée, assaisonnée hachée, malaxée, patonnée puis embossée, est
mise à étuver dans une petite pièce à une température de 24° pendant 48 heures. Au
cours de l’opération, la rosette va perdre 10% de son humidité de manière à obtenir un
boyau sec. Point capital, l’étuvage va provoquer une fermentation de la mêlée. C’est là
que le saucisson prend son goût.
Avant de passer au séchoir, la température est abaissée par palier jusqu’à 15 degrés.
Autrefois, le saucisson se fabriquait à la saison fraîche d’Octobre à Avril. Après il faisait
trop chaud. Maintenant on en fabrique tout au long de l’année. On utilise des séchoirs
artificiels , c’est à dire une pièce dans laquelle on a recrée « un climat idéal pour le
saucisson ». Car, il y a un climat idéal pour le saucisson : température assez fraîche
d’une bonne cave à vins, entre 12 et 14 degrés, hygrométrie très importante entre 78 et 82
% d’humidité dans l’air, et une ventilation, très légère car si elle est trop violente, gare au
croûtage. « Vous voyez tout est important » insiste Georges. « Dans notre métier, le
saucisson sec, c’est ce qu’il y a de plus difficile. il faut être vigilant tout le temps ».
A cet instant de la vie d’une rosette confiée aux bons soins de la maison Reynon,
plus personne ne sera surpris d’apprendre que pour le séchage, « il n’ y a pas de temps ».
C’est d’ailleurs la juste appréciation par un professionnel de cette conjuration des
incertitudes qui au bout du compte fait la différence entre une rosette et une rosette. Pour
le séchage, « on va dire une moyenne. On va dire pour un saucisson cinq semaines, et
pour une rosette, on va dire six à sept semaines ». Peut être un peu plus, ou peut être un
peu moins. Il y a les principes, et puis, dans la charcuterie, comme chez Freud, à un
moment ou à un autre, le principe de réalité finit par s’imposer. Ce n’est pas l’épaisseur du
saucisson qui conditionne le temps de séchage, c’est celle du boyau. Des rosettes
grosses sans plus avec un boyau très épais vont demander trois mois de sèche, parfois
quatre. D’autres, nanties d’un embonpoint comparable seront sèches en six ou sept
semaines. Caprice de boyau.
Tous les jours, Georges se rend au séchoir. Lui et personne d’autre. Question de
rangement, de méthode, de manies, il ne s’en cache pas. Le séchage de saucisson n’est
pas une science exacte même si on peut s’appuyer sur les lois de la thermodynamique
des fluides. Georges en a fait l’expérience : « ça sèche plus fort contre les murs au fond
parce que l’air rebondit ». Pour cette raison et quelques autres, la main de l’homme garde
toute sa place, et le séchage s’apprécie au toucher. Georges tâte ses saucissons :« je dis
en rigolant à l’employé qui m’accompagne : il n’en reste qu’un à Lyon qui fait ça, c’est sûr,
mais tous les saucissons, et dieu sait s’ils sont nombreux, me passent par les mains ».
Même tâtée, la rosette garde une part de mystère. Aucune mêlée ne se comporte comme
une autre. «On va goûter une rosette, un saucisson, les trouver sublimes et puis la mêlée
d’après, un peu moins bons ». Est ce la viande, le séchoir, on ne sait jamais.
« Globalement parlant on les réussit, puisqu’on ne s’en tient pas » se rassure Georges
exprimant ainsi la supériorité de la demande sur l’offre, avant d’ajouter, pensif : « le
saucisson, c’est quelque chose qui m’étonne toujours ».

Auteur: jean jacques Chiquelin

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