LES ENTRETIENS
DE LIMPERATRICE EUGENIE
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PREMIERES CONFIDENCES : LE VERDICT DD
LHISTOIRE
Crest par Ia princesse Mathilde que j'ai eu 'honneur de con-
naitre l'impératrice Eugénie. Un soir, vors la fin de mai 1904,
la Princesse me dit, avec cette franchise alerle et savoureuse
dont elle était coutumiére:
—LiImpératrice va bientét venir a Paris. Elle s lu vos
livres ; je lui ai quelquefois parlé de vous: elle est curiense de
vous connaitre. Répondez-moi sans détour : malgré vos fone-
tions officielles, 6t0s-vous disposé & la rencontrer?
—Oui, madame. Par convenance, je demanderai l'autori-
sation de mon ministre, M. Deleass6. Mais jo sais comme il a
esprit largo et libre : je ne doute pas de son acquiescement.
—Alors, c'est convenu? Jo peux annoncer votre visite
a l'Impératrice?
— Sen remercie d’avanco Votre Altosse Impériale.
D'un air malicioux, elle repren
— Je vous préviens que la visite sera longue..., une
., trois heures... Déji, sous l'Empire,
ses audiences n’en finissaient pas. Aussitdt qu'elle prenait la
Copyright by Maurice Paléologue, 1928,LES ENTRETIENS DE LlimpéRATRICR EUGENE. 4
parole, elle perdait Ia notion du temps. Infatigable, elle
entrainait son auditeur sur les terrains les plus variés, soute-
nant ses opinions avec une chalour, uno ténacité, parfois
méme une éloquence extraordinaires. J'ai vu souvent des
personnages strieux, graves, pas courtisans du tout, obligés de
capituler devant elle. Cela faisait un singulier contraste avec
les audiences de TEmpereur, qui laissait & peine tomber quel-
ques mots, quand il ne s’enfermait pas dans un mutisme
impénétrable et nuageux. Pour moi, j'ai toujours été rebelle
4 Finfluence de mon auguste cousine. Entre nous deux, il n'y
8 guére d'aflinites électives. Jadis, nous n’étions d'accord sur
et nous avons continué, ce qui d'ailleurs ne nous a
jamais empéchées do vivre en bons termes, Vous savez que
‘mon frére, le prince Napoléon, Ia délestait. 1 In chargeait de
ous les défauts; il ne lui reconnaissait aucun mérite; en quoi
il avait tort, car-c'est une nature trés fidro, trés courageuse et
que le malheur a beaucoup ennoblie.
— Accepte-t-ello qu’on lui parle de son régne?
—Moi, je me garde bien de luien parler : nous n'irions pas
loin sans nous disputer. Mais je suis sire qu'elle en causera
volontiers avec vous. Du reste, vous pourrer vous fier absolu-
ment & tout eo qu'elle vous dira : elle a une mémoire prodi-
gieuse ot elle est Ja sineérité mém
Quelques jours plus tard, la princesse Mathilde m’écrivait :
« L'impératrice Eugénie vient d'arriver & Paris ; elle est des-
cendue, comme toujours, a I'létel Continental. Elle sera heu-
reuse de vous recevoir, samedi prochain, & onze heures.
QRANDEURS ET MIRAGES DU SECOND EMPIRE
Sameds,# Juin 104,
‘A l'heure dite, le vieux et dévoué secrétaire de I'impéra-
, Franceschini Piétri, m‘introduit auprés d'elle.
in dépit de ses soixante-quinze ans, elle garde encore les
traces de aon ancienne beauté. Lo visago est demeuré fin, avec
dos arétes précises, comme Ie modelé d'une médaille. Sous les
chevoux blancs, le front s'accuse en hauteur, un front visible-
ment prédestiné au diadéme. Les yeux vifs, rapprochés,
Tuillent d'un éclat sombre et dur, of se trahit I'artifice du32 REVUE DES DEUX MONDES.
crayon noir qui souligne le bord des paupiéres fanées. Le b ste,
droit, rigide, n'efleure méme pas le dossior du fauteuil. Les
mains, restées nelles, sont d'une palour ambrée, comme sielles
nt macéré dans un baume. Ainsi, de toute la personne, s°
dégage une étrange impression de majesté, de hiératisme et de
ruine,
Tandis que notre conversation s'amorce en paroles banales,
je remarquo, sur le guéridon placé prés dello, unc pile de
livres, marqués de nombreux signets. L'Europe et la Révolu-
tion francaise, d'Albort Sorel, Allemagne et la Réforme, de
Janssen, les Prophétes u'Israél, de Darmesteler; plus loin,
ois une autre pile de livres anglais dont je ne
les titres. Enfin, au milieu de la table, deux grandes photogra
phies, entre lesquelles s'épanouit un bouquet de roses, — le
portrait de Napoléon III et celui du Prince impérial.
Nous abordons bientat les questions de la politique étran-
gire. Aprés m’avoir parlé, en termes émus, de la reine Victo-
ria, « cette noble et solide amie » qu'elle a perdue récemment,
I'Impératrice m'interroge sur les relations franco-britanniques .
elle admire sans réserve I’habile redressement que Delcassé a
su opérer, au lendemain de Fachoda; elle est aussi frappée
quheureuse do Ia confiance qu'il inspire & Londres par son
courage, sa fermeté, son esprit objectif, sa claire intelligence
des grands problémes européens; elle m’atteste également
Tautorité croissante de notre ambassadeur, Paul Cambon. La-
dessus, ello ne sen tient pas aux appréciations, plus ou moins
vagues, plus ou moins compétentes, qui trainent dans les
journaux : elle invoque des témoignagés précis, par exemple
telle conversation qu'elle eut avec la reine Victoria, le roi
Edouard, le duede Connaught, ou tel propos qui émane authen-
tiquement de lord Salisbury, lord Lansdowne, Balfour, lord
Curzon, Asquith, Chamberlain, lord Selborne, ele... Je suis
Wautant plus & aise pour compléter ses informations, que
Deleassé, toujours obsédé par son @uvre, me disait hier :
« Puisque V'impératrice Eugénie a des contacts si fréquents
avec les familles souveraines d’Angleterre, d’Espagne et de
Russie, elle pourrait, & l'occasion, nous préter un concours
trés utile en répandant mes idées autour d’elle. Ne craignez
1 Le reine Vietoria est morte, b Osborne, Le 28 fancier 1901,