La modernité maintenant
René Ménil
Ménil René. La modernité maintenant. In: L'Homme, 1998, tome 38 n°145. De l'esclavage. pp. 137-142;
doi : 10.3406/hom.1998.370420
http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1998_num_38_145_370420
René Ménil
René Ménil
ments spectaculaires dans les mentalités, les coutumes et les traditions des
peuples concernés de même que dans leurs productions matérielles et
spirituelles — et nous avons attendu en vain la nouvelle explosion poétique
qui succéderait, selon nous, à l'œuvre littéraire de Maïakovsky. Mais il m'a
fallu reconnaître après coup que de tels miraculeux événements ne
peuvent apparaître (s'ils apparaissent) qu'au fil des siècles et non pas des jours
ou des années.
Ainsi donc, dans cette quête de la modernité, un sujet est là (c'est moi) —
et un univers est là aussi, affecté du sceau de ma dramaturgie quotidienne.
Un et unique parmi des milliards d'autres êtres humains, mon enfance
se passe à la campagne dans une vieille maison sous des manguiers. Alors
ce sont des odeurs omniprésentes de la germination des fleurs, et ce sont
les mangues mûres qui tombent par intervalles sur les tuiles du toit et qui
nous mesurent le temps. Et ce sont les cerfs-volants que je lance par
dessus la forêt dans un ciel de l'Est lointain et brouillé ; et c'est ensuite la ville
dans des maisons sur canal et caniveau où rats et ravets pullulent la nuit
et c'est ensuite le lycée dans une caserne désaffectée, c'est ensuite Paris, le
lycée et la Sorbonne, et le reste qui fait de moi ce que je suis aujourd'hui
— un Antillais vivant dans une île de la Caraïbe.
La recherche de la modernité, pour nous, surgit d'une façon
particulière, de la séparation.
La séparation. Une tension en moi et hors de moi dans mon univers ;
une barrière et une dualité que je dois franchir pour rejoindre quelque
chose de moi-même. Quelque chose qui est à l'étranger et qui devrait par
conséquent être importé ici dans mon lieu d'existence.
Dans la réalité, le fait est que, colonisé dans une île perdue dans l'Océan,
je suis naturellement séparé d'un centre — la métropole coloniale (« la
mère-patrie », a-t-on dit, la France) - là où, dans la civilisation actuelle, est
censée résider toute vraie réalité. Ainsi mon temps local de colonisé ne
serait pas le vrai temps qui est ailleurs. Telle serait ma destinée : une
tension pour rejoindre l'autre de ma dualité, ce qui apaiserait un manque. Un
manque à la fois réel (mon pays est bien une colonie, une dépendance
d'un ailleurs) et fantasmatique (mon imagination est appelée à combler les
vides et les obscurités).
Séparation qui, à cette date, sous les effets de la critique politique, se
constitue en impasse : je ne peux pas être l'autre de moi-même. Il faut 5
donc que je me constitue une identité, une autonomie dans l'existence, ^
ayant écarté le recours extérieur. -*
Une complication surgit dans la démarche qui viserait à unir les deux jjj
termes de la séparation (colonie - métropole), c'est que notre communauté t
antillaise s'est formée et a pris racine au monde dans les conditions inhu- •-
La modernité maintenant
maines de l'esclavage et de la traite des nègres, trois siècles derrière nous.
Dans le long temps, la rancœur collective n'a pas fini de travailler
obscurément les mentalités antillaises devenues anticoloniales dans l'éveil des
nationalités.
Mais les Antillais, colonisés dans les conditions que je viens de
rappeler, vivent une autre séparation à l'intérieur même de leur communauté :
la séparation raciale — le fossé social réel et la béance idéologique qui
séparent, à cette date, les « gens de couleur » et la caste fermée des békés,
descendants des anciens maîtres d'esclaves.
Nous avons ainsi à affronter, dans notre volonté de modernité, l'autre
côté des barrières de séparation pour le contrecarrer et l'abolir.
La lutte politique s'impose à nous puisque l'actuelle civilisation
occidentale entend détenir en toute propriété la vérité du monde et de
l'homme. À l'exclusion des autres dont nous sommes.
Deux évidences s'imposent à notre attention aujourd'hui.
Si, comme nous le croyons, évitant le mortel pessimisme de Michel
Leiris, la modernité est la marche difficile vers le meilleur de nous-mêmes
et du monde, en ce qui nous concerne, elle doit, pour se qualifier
valablement, rejoindre le passé de nos origines et correspondre à ses
particularismes. Sinon, la modernité envisagée et recherchée serait la modernité de
qui ? la modernité de quoi ?
On voit qu'ici l'identité, dont il est question en ce moment aux Antilles
françaises, trouve son fondement dans une actualité qui rejoint les origines
pour s'authentifier et puise sa vérité spécifique.
D'une manière ou d'une autre, notre présent, qui est notre point de
départ obligé, n'est possible que dans la conjugaison des trois temps de
l'existence : le présent que qualifient et définissent un passé et un futur
antillais.
La deuxième évidence, c'est la massive difficulté qu'il y a, dans la
présente actualité, à définir une conception vraisemblable de moralité pour
« marcher avec assurance dans cette vie », selon le mot de Descartes.
Jusqu'ici, dans l'ère occidentale de civilisation où l'histoire et la nature
nous ont situés, une philosophie du progrès a inspiré la quasi-totalité des
idéologies et des certitudes vécues. On avait foi dans la science et la
technique, depuis au moins la révolution cartésienne. On concevait que dans
la marche de l'histoire, les événements devaient logiquement venir
s'ajouter les uns aux autres, chacun, par rapport au précédent, marquant un pas
en avant vers un présent et un futur améliorés. Une certitude si bien
ancrée, que les contretemps et les contrefaçons apparus dans le courant de
la vie étaient bien vite considérés comme des perturbations négligeables.
Philosophie du progrès qui, après le Moyen Age et la Renaissance de
René Ménil
l'Occident, s'est donné comme maxime la phrase de Descartes : « se rendre
maîtres et possesseurs de la Nature ».
Sciences et techniques ont évolué et l'homme occidental est devenu
quasi maître de la nature. Mais malgré cette maîtrise (et aussi à cause
d'elle), il est devenu impossible de fonder nos croyances et nos certitudes
en nous référant, comme par le passé, à une inéluctable marche dans la
voie unique d'une histoire unique vers une vie toujours meilleure.
L'ethnographie a montré qu'il n'y a pas qu'une seule histoire, une voie
unique où les événements universels viennent sagement s'aligner. Plusieurs
histoires ont émergé avec l'apparition de peuples jusque-là ignorés,
méconnus ou dominés. Dans ces histoires parallèles et nouvelles viennent au
monde des valeurs pas nécessairement négligeables. C'est le Tiers Monde
qui s'impose au monde.
Au surplus, il nous faut tenir compte des terribles démentis que ce siècle
a apportés : deux guerres mondiales, des millions de cadavres entassés ici
et là par le monde sans raison vraisemblable, la bombe atomique et la
menace d'une explosion nucléaire, la torture et les massacres
institutionnalisés dans certains pays comme moyens de gouvernement. Bref, c'est
l'apparition d'une barbarie moderne plus savante et plus puissante que les
barbaries anciennes.
Le vide laissé par les philosophies du progrès doit être comblé : il faut
une nouvelle réflexion et de nouvelles idéologies. On s'aperçoit que les
événements actuels annoncent davantage la catastrophe que le bonheur
prédit au bout du chemin.
La recherche de la modernité aujourd'hui doit prendre en compte la
catastrophe comme pouvant être une issue aux actuelles contradictions
de la vie et des idéologies mal contrôlées : une théorisation — un discours
critique systématique — de la catastrophe est envisageable (voir l'ouvrage
d'Annie Le Brun sur ce sujet*). Voltaire en 1755 faisait du désastre
naturel (le tremblement de terre de Lisbonne) un objet de la critique
philosophique au lieu de le laisser dans le registre de la curiosité touristique et
des lamentations humanitaires. Bien que son « Poème sur le désastre »
s'égare dans une polémique futile contre les tenants contemporains de
l'optimisme, il situe malgré tout le problème de la catastrophe sur le plan
de la réflexion philosophique dans la mesure où il suggère l'interrogation
critique : d'où viennent les désastres, quelle est leur nature, leur signification 5
métaphysique et quelle conduite requièrent-ils de l'homme désemparé ? ^
Depuis Voltaire et le désastre de Lisbonne, l'accroissement des connais- -*
sanees scientifiques et la découverte de nouvelles procédures de recherche g]
La modernité maintenant
nous amènent à poser le problème en des termes différents — plus
complexes, plus faciles, plus difficiles aussi selon l'urgence et le point de vue.
Ainsi, une exploration poétique initiatique à la façon bachelardienne, par
exemple, peut rendre les désastres plus sensibles et plus familiers. Sur le
plan social et historique une vision dialectique est inévitable : si la
Révolution de 1789 est une catastrophe pour la royauté, on doit l'envisager,
dans le même temps, comme un bienfait pour la nation française. Et
diverses autres perspectives imaginables.
La quête de la modernité prend en charge la situation actuelle dans sa
confusion, son côté maléfique et son obscurité. Sommée d'aller en avant,
elle doit dépasser tous les acquis d'aujourd'hui même les plus originaux et
les plus évidents pour aller plus loin.
Picasso disait au sujet de ce nécessaire dépassement : « II faut tuer l'art
moderne... Pour en faire un autre. »
René Ménil