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Étude Critique
P L A N
Le panurgisme de M. Bisson
Affabulations de M. Bisson
Ésotérisme et politique
1) Julius Evola
2) Mircea Eliade
3) Raymond Abellio
Fascination du fascisme de M. Bisson
Un livre nuisible
René Guénon. Une politique de l'esprit par David Bisson, 528 pages, Pierre-
Guillaume de Roux, Paris, 2013.
Sur cette question, la moindre des choses aurait été de citer René Guénon
lui-même puisqu’il l’avait déjà abordée : « Nous refusons absolument de nous
laisser appliquer une étiquette occidentale quelconque, car il n’en est aucune qui
nous convienne; que cela plaise ou déplaise à certains, c’est ainsi, et rien ne
saurait nous faire changer d’attitude à cet égard. » (La Crise du Monde moderne,
ch. IX) Il l’avait déjà dit dans l’Avant-propos d’Autorité spirituelle et pouvoir
temporel : « Nous avertissons une fois de plus que nous ne sommes disposé à
nous laisser enfermer dans aucun des cadres ordinaires, et qu’il serait
parfaitement vain de chercher à nous appliquer une étiquette quelconque, car,
parmi celles qui ont cours dans le monde occidental, il n’en est aucune qui nous
convienne en réalité. »
Ainsi l’auteur n’a pas hésité à ajouter, à son tour, une énième étiquette à
sa liste hétéroclite : « Un premier élément d’identification générale réside, nous
semble-t-il, dans la catégorie “antimoderne”. » (p. 9) Il est inutile de souligner
que cette belle trouvaille ne va pas bien loin. Elle a pour seul but de le faire
entrer dans une catégorie assez large où il sera plus facile de le compromettre. Si
toute spiritualité véritable est incompatible avec l’esprit moderne, être
antimoderne ne suffit pas pour témoigner d’une véritable spiritualité. D’autant
que cet « antimoderne » que serait René Guénon ferait de lui, d’après M. Antoine
Compagnon auquel il se réfère, un « moderne malgré lui », un « moderne
déniaisé », un « moderne en liberté » (p. 9). Ceci, faut-il le préciser, manque de
sérieux. Pourrait-on dire, par exemple, si l’on adoptait ce raisonnement
spécieux, qu’un croyant serait un incroyant malgré lui ? « Un incroyant déniaisé
», un « incroyant en liberté » ? Il va de soi qu’on ne peut définir une œuvre
systématiquement et seulement par ce à quoi elle s’oppose dans une de ses
parties. Son œuvre ne peut se mesurer à l’aune sans principe de l’étiage
moderne.
Une définition erronée
Il n’a pas vu que c’est là un aveu qui en dit plus long sur lui-même que sur
l’œuvre de Guénon. Il laisse surtout voir que sa propre mentalité a été bien
formée par la lecture d’un article de M. Daniel Lindenberg : « René Guénon ou
la réaction intégrale. » (1991) (3) Toujours selon M. Bisson, qui semble
décidément avoir quelques difficultés à penser par lui-même, Cioran en aurait «
très bien perçu le ressort principal » en disant que le réactionnaire « empruntera
aux sagesses ce qu’elles ont de pire, et de plus profond : la conception de
l’irréparable, la vision statique du monde. » (p. 130) Sans doute impressionné
par le prestige quelque peu surfait de son auteur, la bêtise de cette déclaration
ne l’a pas frappé et fort de cette définition, il déclare que Guénon « récupère [sic]
dans plusieurs textes sacrés la matière [resic] de sa métaphysique primordiale
[re-resic] » et ainsi « la réaction signale moins le retour à un ordre ancien que le
recours à une tradition [?] toujours renouvelée [?], sinon réinventée [?], en
fonction des circonstances. » Cependant, cette conception serait réactionnaire «
parce que fondée sur un discours figé. » On ne sait pas comment la « réaction »,
selon cette définition fantasmagorique, pourrait être à la fois « toujours
renouvelée », « réinventée » et « fondée sur un discours figé », mais peu importe
puisque cette conception, ajoute-t-il, « se décline pourtant dans un programme à
certains égards révolutionnaire. » Ce n’est là, on s’en doute, qu’un échantillon
d’incohérences qui se poursuivent sur plusieurs pages.
Le panurgisme de M. Bisson
Afin d’être sûr qu’il n’échappe pas au cadre de référence des stéréotypes
du lecteur moderne, M. Bisson nous rappelle encore une autre opinion
pénétrante d’un professeur avisé selon laquelle il était un « adolescent timide et
orgueilleux. » Sachant qu’à peu près tous les adolescents sont « timides et
orgueilleux » selon les adultes, nous sommes bien rétroéclairés par cette
judicieuse expertise psychologico-morale. (10) En réalité, tout ce que l’on peut
affirmer, c’est que René Guénon fut un élève sensible, extrêmement brillant et
indépendant. Pour cela même sans doute sujet à l’esprit de domination, voire à
la vindicte de certains professeurs comme ce fut souvent le cas dans les
institutions scolaires, quelles qu'elles soient, jusqu’à récemment. Du moins pour
les élèves qui n’entraient pas dans les représentations uniformes et médiocres
que ces professeurs avaient la charge d’imposer. Il est puéril de croire que le
corps enseignant serait tout uniment constitué d’individus perspicaces et
pondérés, détenteurs de la vérité psychologique, alors qu’ils ne sont souvent que
les dociles représentants de l’illusion de la vie ordinaire et les dispensateurs
stipendiés des normes modernes.
Quoi qu’il en soit, quel intérêt peut-il bien y avoir à évoquer ces points ? Si
le témoignage des maîtres d’école de Dante avait été retrouvé et que nous ayons
découvert que l’Alighieri avait été un élève dissipé, ou au contraire quelqu’un
de studieux, de timide ou d’orgueilleux, qu’aurions-nous appris grâce à cela sur
la signification de la Divine Comédie ? Que nous apprennent ces appréciations
scolaires sur l’œuvre de René Guénon ? Rien. Elles sont même pires que rien
puisqu’elles sont à l’usage d’un dénigrement sournois. De telles considérations
ne relèvent que d’une vaine pseudo-psychologie de la plus basse envergure, et
les reprendre ne participe que d’un certain voyeurisme dont est friand le
vulgaire qui n’aime rien tant que tout ramener à sa mesure.
Ce que personne n’a cru bon de souligner jusqu’ici, c’est que René Guénon
a toujours fait preuve d’un courage exceptionnel et d’une résolution
inébranlable toute sa vie, comme en témoignent non seulement son œuvre, mais
aussi divers épisodes de sa vie privée. (11) On ne peut le contester, croyons-
nous, ni en dire autant de beaucoup. Dans la lutte contre les idées modernes, nul
ne fit preuve d’autant de hardiesse. Il est vrai cependant que cette fermeté
irréductible, toujours exactement proportionnée, est difficile à reconnaître
comme telle par la mentalité des Occidentaux peu habitués à voir une force
issue de la seule Sagesse.
Il paraît que « les héritiers [sic] seront partagés sur la valeur à accorder à
cet ouvrage » : pour les uns, le jugement de Marco Pallis serait « d’autant plus
objectif qu’il s’appuie sur une étude approfondie et récente [sic] des sources
d’Ossendowski », tandis que pour les autres, « ceux qui se réclament de la
pensée traditionnelle, Le Roi du Monde renforce l’idée d’une mission
providentielle confiée au Français [sic]. » (p. 62) (14) Non seulement cette
présentation des choses est partiale, mais elle est aussi obreptice. Entre « une
étude approfondie et récente des sources » par Marco Pallis, auteur plus ou
moins connu « de livres sur le Bouddhisme » et « ceux qui se réclament de la
pensée traditionnelle » pour lesquels « Le Roi du Monde renforce l’idée d’une
mission providentielle », mais dont aucune référence n’indique qui ils sont ni
quelle est exactement cette idée et où elle serait exposée, de quel côté ira la
faveur du lecteur peu averti ? Il sera naturellement favorable à Marco Pallis et à
M. Bisson contre René Guénon.
Cependant, peut-on dire qu’une étude est récente quand on sait qu’elle a
été rédigée en 1965 et publiée en 1976, c’est-à-dire il y a plus de cinquante
ans ? (15) Comment est-il encore possible de la qualifier d’« approfondie »
quand a déjà été démontrée, en 2001, point par point, la fausseté de ses
allégations contre Ossendowski ? (16) Est-il normal de dire que le jugement de
Marco Pallis est objectif alors qu’il était un disciple de Frithjof Schuon et qu’il a
attaqué Guénon à plusieurs reprises pour soutenir les opinions de son
maître ? (17) Enfin, comment peut-on inclure Pallis, ou ceux qui partagent ses
vues, dans les « héritiers » de Guénon – désignation saugrenue en soi – et
l’opposer en même temps à « ceux qui se réclament de la pensée
traditionnelle » ? Curieux légataires que ceux qui rejetteraient l’essentiel d’un
héritage, à moins de savoir qu’en réalité ils ne se réclament ni de celui-ci ni de
celle-là.
L’affaire de « Polaires »
M. Bisson s’étonne souvent dans son livre, mais cette émotion ne suscite
chez lui guère plus de recherches d’explications que ne l’aurait fait la soudaine
découverte du travail des madrépores. « Malgré les mises au point successives »,
indique-t-il, il s’étonne donc de l’intérêt de Guénon pour l’affaire des
« Polaires », « alors, ajoute-t-il, qu’il commence à être reconnu dans les milieux
intellectuels. » (p. 61) On ne voit pas bien pourquoi l’un empêcherait l’autre, sauf
en effet si l’on n’a rien compris à son œuvre et à sa fonction traditionnelle, mais
sans doute ne s’agit-il que d’une manière papelarde d’insinuer que Guénon
restait sous la prétendue influence de l’occultisme. M. Bisson aurait été peut-être
moins étonné s’il avait effectivement lu avec un peu plus de soin les trois mises
au point claires et précises de Guénon. (20)
Celui-ci a expliqué qu’on était venu le solliciter chez lui, pendant l’été de
1929, et que la simple honnêteté lui faisait une obligation de contrôler
sérieusement la chose avant de se prononcer définitivement dans un sens ou
dans l’autre sur la valeur initiatique des « hypothétiques inspirateurs » de la
méthode divinatoire à la base de cette affaire. Dans cette perspective, il avait
écrit une préface au livre de Cesare Accomani (Zam Bothiva), Asia Mysteriosa
(Paris, 1929), pour seulement attendre, sans rien brusquer, le résultat d’une
vérification à laquelle il tenait à procéder pour éclaircir des choses qui
semblaient énigmatiques. Il est donc faux et trompeur de dire qu’il accepta de
préfacer l’ouvrage « avant de se rendre compte qu’il y a supercherie » (p. 61), en
insinuant qu’il aurait pu être crédule ; d’autant qu’il connaissait Accomani
depuis au moins 1927. Cette vérification consistait à poser des questions d’ordre
doctrinal à l’ « oracle de force astrale » ainsi que ses inventeurs l’avait dénommé,
mais les réponses étant vagues et échappatoires, il posa finalement la question
suivante : « Qu’est-ce que Hamsa ? » (21) Celle-ci, après un temps fort long,
amena enfin comme réponse « une absurdité caractérisée. » (22) Ce qui le
conduisit à retirer ladite préface, avec interdiction de la faire figurer dans le
volume, où elle ne se trouve pas. Il regretta que quelques-unes des idées
traditionnelles qu’il avait exposées dans Le Roi du Monde fussent mêlées à cette
affaire, mais il n’y pouvait rien ; quant à la « méthode » elle-même, il y voyait «
un exemple de ce que peuvent devenir des fragments d’une connaissance réelle
et sérieuse entre les mains de gens qui s’en sont emparés sans y rien
comprendre. »
Affabulations de M. Bisson
Ceux qui ont lu ses comptes rendus se souviennent sans doute qu’en
décembre 1937, à propos d’un livre Paul Le Cour, Guénon a évoqué, d’une
manière amusée où le moins dit le plus, le Hiéron de Paray-le-Monial comme un
centre d’études de l’ésotérisme chrétien « d’un caractère assez spécial », où à côté
de « certaines idées intéressantes, il y eut encore bien plus de rêveries. » Il
précisait qu’il n’y avait pas trop lieu de se féliciter de se poser, comme le faisait
Paul Le Cour, « en héritier et en continuateur du Hiéron de Paray-le-Monial »
sachant l’imagination fertile d’Alexis de Sarachaga, inventeur de la fameuse
théorie fantaisiste d’Aor-Agni dans laquelle le même Le Cour voyait une
révélation prodigieuse, et dont il croyait retrouver la trace dans les noms et les
mots les plus variés. Guénon savait à quoi s’en tenir puisqu’il connaissait
personnellement Georges de Noaillat, héritier du baron de Sarachaga à la
gérance du Hiéron et artisan de l’Encyclique Quas Prima qui institua la fête du
Christ-Roi en 1925. (23)
Non content de répéter que l’œuvre de Guénon fut une sorte de croisement
issu du milieu occultiste parisien du début du siècle et de la tradition hindoue
(p. 23), M. Bisson est le premier à avoir prolongé la théorie de l’hybridation au-
delà de la première décennie du XXe siècle, c’est-à-dire alors que Guénon était
près de la quarantaine. Il n’a ainsi pas hésité à déceler « une influence
déterminante » des points développés « par le programme originel du Hiéron »
et « certains passages du Roi du Monde. » (p. 64) Ni plus ni moins !
M. Bisson n’hésite pas non plus à fabuler. Il prétend par exemple qu’il
faudra attendre 1958, date de la parution de la biographie de Paul Chacornac,
pour que l’on apprenne que René Guénon collabora à la revue La France
antimaçonnique et que cette participation « plongera ses plus proches héritiers
dans un abîme de perplexité » (p. 36). Cette dernière remarque ne correspond à
aucune réalité. D’abord, on ne sait pas qui peuvent bien être « ses plus proches
héritiers », formule qui ne veut strictement rien dire ; ensuite, cette collaboration
ne plongea certainement pas ces lecteurs dans une quelconque perplexité,
qu’elle fût abyssale ou non. Elle était bien connue du cercle de ses lecteurs
qualifiés de l’époque. Dès 1935, ainsi qu’en témoignent ses lettres du 1er
septembre et du 16 octobre à Luc Benoist, Guénon a précisé les textes dont il
était l’auteur dans La France Antimaçonnique. Ses lecteurs qualifiés, mais qui le
sont à des degrés divers, furent d’autant moins perplexes que c’est Jean Reyor
(Marcel Clavelle) lui-même qui était le principal auteur de la biographie signée
par Paul Chacornac. C’est lui qui avait souligné cette question de La France
Antimaçonnique pour en tirer un certain effet. Il le mentionnera encore en 1963
dans ses Souvenirs et dans un article du Symbolisme. M. Bisson n’a fait que le
reprendre en le déformant pour essayer de produire une impression défavorable
sur Guénon.
(1877-1941)
Paul Lecour
(1871-1954)
Baron Alexis de Sarachaga
(1840-1918)
Julius Evola en 1940
(1898-1974)
Mircea Eliade
(1907-1986)
Vasile Lovinescu
(1905-1984)
Raymond Abellio
(1907-1986)
Julius Evola à la fin de sa vie
Michel Vâlsan
(1907-1974)
Ésotérisme et politique
Dans son « Introduction », sans fournir aucune référence et sans galéjer, il
prétend que « les disciples de la Tradition [sic] voient en Guénon un “pur
métaphysicien” qui a retrouvé le chemin de Dieu à travers les paysages
foisonnants de l’ésotérisme. » (p. 17) Ce n’est là que l’interprétation romanesque
de M. Bisson. Aucun lecteur réellement qualifié de son œuvre, comme ceux qui
collaborèrent aux Études traditionnelles, ne l’a jamais qualifié de « pur
métaphysicien » – car il n’était pas que cela (30) – ni n’a prétendu évidemment
qu’il avait « retrouvé le chemin de Dieu », que ce soit à travers des « paysages
foisonnants » ou à travers d’autres plus austères. Prétendre que les
contempteurs de son œuvre le désignent comme un « réactionnaire intégral » est
également faux puisqu’il n’y en a qu’un seul – M. Daniel Lindenberg – qui l’a
qualifié ainsi autrefois et il ne représente pas à lui seul une tendance digne de ce
nom, d’autant qu’il semble avoir changé d’avis depuis. Même en l’envisageant
comme une simplification, ces deux points de vue ne sont qu’une fiction créée
de toute pièce par M. Bisson lui-même pour les besoins de sa démonstration
factice. L’œuvre de Guénon n’est ni « une philosophie aux tonalités [sic]
métaphysiques » ni « une pensée politique profondément antimoderne » (p. 17).
Dans ces conditions, puisqu’elles n’existent pas, ou, si elles existent, ne
présentent aucun intérêt, on ne peut certainement pas aller « à rebours de ces
deux lectures antagoniques » comme le voudrait M. Bisson.
1) Julius Evola
Pourquoi M. Bisson n’a-t-il pas fait référence aux lettres de René Guénon
qui expriment ses jugements sur Evola ? On admettra que c’est quand même lui
qui était le mieux placé pour juger la compréhension de son œuvre par ce
dernier. Il s’avère que l’on a la possibilité de le savoir directement par lui-même.
Comment se fait-il alors que ce point aussi évident qu’élémentaire ne soit même
pas abordé ? M. Bisson cite parfois les lettres de Guénon à Guido de Giorgio,
mais jamais les passages où Evola est mis en cause. Que signifie cette nouvelle
omission ? Ces jugements qui sont tous défavorables à Evola, contrariaient-ils
trop fortement les présupposés de M. Bisson ? Ne l’auraient-ils pas obligé à
abandonner la rédaction de son livre ou du moins l’angle qu’il avait adopté ? Si
cette omission est délibérée, ce qui semble être le cas puisque, on l’a vu, c’est un
procédé coutumier chez M. Bisson, ce n’est qu’une preuve supplémentaire de
son manque de probité. Si elle est involontaire, cela veut dire que la condition
élémentaire de recherche et de lecture de la documentation, préalable à toute
étude, a été négligée. On ne comprend pas que cela soit admis pour une thèse de
doctorat. Même si les auteurs de biographies romancées peuvent palier ce qu’ils
ignorent grâce à leur imagination, ils se documentent en général plus
sérieusement.
Dans l’espoir que cette question pourra enfin être réglée une bonne fois
pour toutes, il nous paraît utile de citer maintenant un nombre important
d’extraits de ces lettres. Nous pensons que M. Bisson pourrait également en tirer
profit pour son propre cas. Les appréciations de René Guénon, peu flatteuses et
qui ne changent pas sur une période de plus de vingt ans, sont sans ambiguïtés :
en novembre 1925 et en septembre 1929, il considère qu’Evola ne comprend pas
grand-chose de ce qu’il a exposé ; en novembre 1927, il déclare qu’il « n’y a rien
à faire avec lui » ; en mars 1930, il se demande « s’il sera jamais possible d’arriver
à faire quoi que ce soit de bon avec Evola » ; en novembre 1935, qu’il ne donne
pas l’impression d’un bien grand sérieux ; que c’est un plagiaire et un
inconscient irresponsable, etc.
– « En tout cas, si vous pouvez avoir quelque influence sur Evola, ce sera
très heureux ; je le crois intelligent, mais rempli de préjugés de toutes sortes; je
pense d’ailleurs qu’il ambitionne une situation dans l’Université, et cela aussi
peut le gêner à bien des points de vue. » (15 août 1927)
– « Malgré tout ce que je savais d’Evola, surtout par vous, j’ai été un peu
surpris de son refus d’insérer votre article ; je me demande, dans ces conditions,
pourquoi il insiste tant pour que je lui envoie quelque chose, car il doit bien
penser que ce que je ferais serait tout aussi traditionnel et, par conséquent, ne le
satisferait pas davantage. Je vois bien que décidément il n’y a rien à faire avec lui
; aussi est-ce très volontiers que je vais lui écrire dans le sens que vous me
demandez, d’autant plus que cela coupera court (du moins je le pense) à toute
nouvelle insistance de sa part et me donnera une raison décisive de ne pas
collaborer à sa revue. » (1er novembre 1927)
– « D’abord, Evola m’a écrit deux fois ces temps derniers, et, d’après ce que
vous me rapportez, je vois que ce qu’il me dit est à peu près exactement la même
chose que ce qu’il vous a écrit à vous-même. Je me demande ce que peut être
cette “action” qu’il compte déclencher avec sa revue et son livre, et cela non
seulement en Italie, mais aussi dans les pays voisins ; enfin, on verra bien... Il
m’a envoyé aussi un article intitulé “Fascismo antifilosofico tradizione
mediterranea”, qu’il a fait paraître dans la “Critica Fascista” ; peut-être l’avez-
vous vu ; il y a là-dedans des choses assez justes, surtout dans la première
partie, mais ensuite son “antichristianisme” reparaît, si bien que la direction de
la revue a dû ajouter une note faisant des réserves sur ce point. D’autre part, je
ne vois pas très nettement ce qu’il entend par “tradition méditerranéenne”, et je
crains que, dans l’idée qu’il s’en fait, il n’y ait une certaine part de fantaisie. Je
n’ai pas eu le temps de lui répondre jusqu’ici ; il faudra tout de même que je le
fasse un de ces jours. Quant à la question de la collaboration à “Ur”, je pense
exactement comme vous, et je ne suis pas plus disposé que vous l’êtes à accepter
les limites qu’il prétend nous imposer ; d’ailleurs, comme il voit de la
“polémique” dans des choses où mon intention a été tout autre, je ne sais pas
trop comment je pourrais faire pour ne pas sortir desdites limites, qui ne
correspondent qu’à une appréciation des plus contestables. » (31 décembre 1927)
– « Vous avez très bien fait de ne vous engager à rien vis-à-vis d’Evola, qui
sûrement voudrait bien que vous lui donniez des articles, quitte à les “arranger”
comme il l’a déjà fait ; cette expérience n’est pas bien encourageante... » (8
septembre 1928)
– « Par une lettre de Reghini, reçue quelques jours avant la vôtre, j’étais
déjà au courant de ses difficultés avec Evola ; tout cela est bien singulier.
Naturellement, il me demande ma collaboration pour la nouvelle revue qu’il
projette de faire ; je ne lui ai pas répondu encore ; il va tout de même falloir que
je le fasse, mais je tâcherai de ne m’engager à rien pour le moment.
– « La semaine dernière, j’ai reçu le n° 11-12 d’Ur, qui va, pour la nouvelle
année, se transformer en Krur ; peut-être l’avez-vous eu aussi. Je n’avais plus rien
reçu depuis le n° 6, non plus qu’aucune réponse à la lettre que j’avais écrite à
Evola au sujet de son “Imperialismo Pagano”, si bien que je pensais que peut-
être il s’était froissé de ce que je lui avais dit. Dans ce n° 11-12, je trouve un
extrait de cette lettre reproduit en note dans un article où il est question de la
“Crise du Monde moderne”, et qui contient encore les attaques habituelles
contre le christianisme, auquel on refuse même le caractère de “tradition” ! » (18
décembre 1928)
– « Je ne sais pas plus que vous pourquoi il veut lire ces articles ; il est bien
possible que ce soit, comme vous le dites, pour y trouver des idées pour les
siens, puisque c’est son habitude de prendre ainsi un peu partout. »
– « Evola m’a écrit deux fois en ces derniers temps, et pour une chose
plutôt désagréable : il paraît qu’il est décidément en procès avec Reghini, et que
celui-ci a sorti une lettre de moi dans laquelle il était question de sa manie de
reproduire des phrases et des passages entiers sans en indiquer la provenance ;
il paraissait assez mécontent. Je lui ai répondu en tâchant de le calmer et de lui
faire comprendre que je ne voulais pas me mêler de cette histoire. » (25
décembre 1929)
– « J’ignorais tout à fait cet article d’Evola dont vous me parlez, mais je ne
peux pas dire que cela me surprenne beaucoup après ce qu’il avait déjà écrit sur
la montagne ; sûrement, il y a dans tout ce mélange quelque chose qui est pour
le moins anormal, mais est-il bien sûr que ce soit réellement conscient ? » (22
mars 1936)
– « La lettre que vous avez reçue d’Evola est vraiment assez extraordinaire,
tant pour ce qui vous concerne personnellement que pour son intention de se
mettre maintenant à étudier la tradition catholique ! Je suis bien de votre avis et
n’aime pas beaucoup non plus ce rapprochement, pour bien des raisons ; mais
comment faire ? Du reste, on ne peut pas empêcher que lui et d’autres me citent,
et d’une façon qui ne répond certainement pas toujours à mes intentions... » (27
juin 1936)
– « Bien entendu, je suis tout à fait de votre avis en ce qui concerne l’erreur
d’Evola dont vous me parlez ; cela se rattache chez lui à tout un ensemble
d’idées très contestables, qui visent manifestement à affirmer une supériorité de
la royauté par rapport au sacerdoce ; il sait d’ailleurs bien ce que j’en pense, mais
j’ai l’impression qu’il y a là chez lui un “parti pris” et que rien ne pourra
l’amener à renoncer à ce point de vue... » (9 février 1940)
– « J’ai son livre sur le Bouddhisme, “La doctrina del risveglio” [La doctrine
de l’Éveil], qui a paru chez Laterza pendant la guerre, et que Rocco m’a envoyé ;
je le trouve bien peu satisfaisant, car, dans l’ensemble, cela ressemble beaucoup
aux interprétations des orientalistes, et, de plus, le côté “hétérodoxe” de ses
idées y est peut-être encore plus accentué que jamais ; au fond, je crois que votre
appréciation sur lui n’est malheureusement que trop juste. » (15 novembre 1947)
Il n’y a que pour M. Bisson que ce point n’est pas clair. Il dit d’ailleurs
une chose et son contraire, c’est-à-dire n’importe quoi : selon lui, « Guénon ne
s’est pas un seul instant interrogé sur le caractère traditionnel du fascisme », et à
la phrase suivante, toujours sans référence, il écrit que « les rares fois où il a
évoqué le sujet, son jugement a toujours été négatif, les régimes qui s’en
réclament lui apparaissant comme des surgeons de la modernité. » (p. 251) M.
Bisson ne comprend-il même pas ce qu’il écrit ? Si le jugement de Guénon sur le
fascisme « a toujours été négatif » – ce qui est le cas, comme pour tout ce qui
appartient à la politique profane –, il est logique que son jugement sur
l’engagement fasciste d’Evola le fût aussi. On ne comprend d’ailleurs pas
pourquoi M. Bisson a entrepris une thèse sur ce sujet et encore moins pourquoi
il l’a publiée. La question de la « lecture politique » de l’œuvre de Guénon avait
déjà été abordée en détail huit ans plus tôt par M. Xavier Accart dans son livre
René Guénon ou le renversement des clartés (Paris-Milan, 2005). Il a traité la
question de savoir si l’œuvre de Guénon fut la référence d’un camp politique
pendant la guerre et y a répondu par la négative. Pourquoi M. Bisson, qui cite
son livre dans sa bibliographie, n’a-t-il soufflé mot de cette étude dans le cours
de son livre ?
Mircea Eliade
René Guénon fera le compte rendu de trois des ouvrages de Mircea Eliade
et de quelques-uns de ses articles. En janvier-février 1946, au sujet d’un article
intitulé Metallurgy, Magic and Alchemy, il dira qu’il « n’est guère qu’un recueil de
faits de tout genre se rapportant aux sujets indiqués par le titre, et dont il ne se
dégage aucune conclusion bien nette. » À propos de remarques sur les origines
du folklore, il remarqua qu’il y avait « certaines réflexions qui ne manquent pas
de justesse au fond, encore que la façon dont elles sont exprimées ne soit pas à
l’abri de tout reproche. » En revanche, ce qui est « véritablement stupéfiant,
ajouta-t-il, pour quiconque possède quelques notions traditionnelles, c’est qu’on
puisse taxer “d’infantilisme” des légendes telles que celle du “Bois de la Croix”
» alors qu’on pouvait y retrouver un symbolisme analogue à celui présent dans
la tradition hindoue. Dans une lettre du 2 avril 1939 à Coomaraswamy, à propos
de l’article d’Eliade sur le folk-lore, il remarquait qu’« il semblait que tout ce qui
est signification symbolique lui échappe ou (mais alors pour quelle raison ?)
qu’il ne veuille pas s’en occuper. » En avril-mai 1949, d’un autre article publié
dans le troisième volume de Zalmoxis, une revue que dirigeait Eliade, il signalait
« l’intérêt de la documentation considérable » tout en notant le caractère
incomplet et insuffisant de la conclusion. En juillet-août 1948, au sujet de son
article sur « Le problème du chamanisme », il trouvera remarquables certains
passages en rapport avec certaines des considérations qui avaient été exposées
par A. K. Coomaraswamy et lui-même. En décembre 1948, il sera relativement
élogieux pour son ouvrage sur les Techniques du Yoga. Il y verra « beaucoup plus
de compréhension que dans la généralité des ouvrages occidentaux consacrés au
même sujet », « le souci très louable de ne pas simplifier les choses à l’excès » et
d’avoir mentionné çà et là, et notamment dans la conclusion, quelques-unes des
idées traditionnelles. Il lui reprochera néanmoins sa « crainte de trop s’écarter de
la terminologie communément admise », sa « conception manifestement
insuffisante, au point de vue traditionnel, de l’orthodoxie hindoue et de la façon
dont elle a pu s’incorporer des doctrines et des pratiques qui lui auraient été
primitivement étrangères », et ses « concessions aux théories des ethnologues
sur les “cultes de la végétation” et autres choses du même genre. » En décembre
1949, il émettra de nombreuses réserves sur Le Mythe de l’éternel retour et ses
« concessions aux préjugés modernes » en considérant que les « réflexions qui
appartiennent en propre à M. Eliade » sont les plus contestables.
L’étude d’Eliade sur le Yoga, qu’il avait commencé à rédiger lors de son
séjour à Calcutta sous la direction du professeur Surendranath Dasgupta et qui
fut publiée en 1936, était sans doute le plus intéressant de ses livres au point de
vue traditionnel à cette époque. (36) Pour ses autres écrits, on peut en dire la
même chose que de ceux d’Evola : ils sont parfois intéressants au point de vue
documentaire ou quand ils recoupent le point de vue traditionnel. Toutefois, les
quelques idées traditionnelles que l’on peut retenir sur le symbolisme, par
exemple, sont mêlées à trop de remarques contestables, c’est-à-dire à trop
d’erreurs, pour que ses livres méritent d’être admis comme une contribution
significative à l’exposition des doctrines traditionnelles en Occident.
Raymond Abellio
Certes, il déclare que « Guénon n’a cessé de mettre en garde ses lecteurs
contre les “tentations” de l’engagement politique » (p. 219 ; c’est nous qui
soulignons), mais cette formulation, comme d’habitude chez lui, est équivoque
en ce qu’elle induit l’idée contraire, comme si tous ses lecteurs avaient eu la
« tentation de l’engagement politique. » Ce qui est totalement fantaisiste. En
effet, il est faux de dire qu’il n’a cessé de mettre en garde ses lecteurs contre les
« “tentations” de l’engagement politique », il a seulement rappelé quelques fois
d’une manière circonstanciée, pour ceux qui avaient quelques difficultés de
compréhension, qu’il ne se mêlait pas de politique. Il allait de soi pour les autres
que ce domaine n’avait plus aucun rapport depuis longtemps avec les doctrines
traditionnelles. Voici les deux Post scriptum qu’il fit paraître dans Le Voile d’Isis :
« – Nous rappellerons encore une fois que tout ce qui touche de près ou
de loin à la politique nous est absolument étranger; et nous désavouons par
avance toute conséquence de cet ordre que quiconque prétendrait tirer de nos
écrits, dans quelque sens que ce soit. D’autre part, nous devons prier nos
correspondants de nous excuser si nous ne pouvons leur répondre. » (Mars
1935)
Pourquoi M. Bisson n’a-t-il pas cité ces textes en rapport direct avec son
sujet ? Pense-t-il que Guénon ne savait pas ce qu’il disait ou qu’il mentait ? Ne
sont-ils pas parfaitement clairs ? Cette omission ne relève-t-elle pas d’une
volonté de falsification ?
C’est tout l’inverse qu’il convient de déduire : c’est parce qu’ils n’ont pas
compris l’œuvre de René Guénon qu’ils se sont égarés dans la politique
moderne. Cette œuvre, quand on la comprend réellement, protège
infailliblement de celle-là. Ce n’est pas pour rien que l’on a parlé à son sujet de
« boussole infaillible et de cuirasse impénétrable. » Elle offre une direction
intérieure invariable qui immunise contre toute déformation mentale. Avec elle,
« on sait toujours où l’on va : on peut aborder n’importe quel domaine sans
risquer de s’y égarer, ni même de s’y arrêter plus qu’il ne convient, car on en
connaît d’avance l’importance exacte ; on ne peut plus être séduit par l’erreur,
sous quelque forme qu’elle se présente, ni la confondre avec la vérité, ni mêler le
contingent à l’absolu. » (44)
Un livre nuisible
Stanislas Ibranof