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«
ficilement avec l’amour que l’on se porte. une activité souterraine de pulsion de mort.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 87.111.8.82 - 19/12/2015 17h28. © Martin Média
À quel degré de bonté et d’humour ne Cette épreuve de l’avancée vers la fini- Les « maladies cérébrales évolutives », au
faut-il pas parvenir pour supporter tude marquée par le lâcher-prise du corps premier rang desquelles figure la maladie
l’horreur de la vieillesse. » que constitue le vieillissement peut instal- d’Alzheimer, sont la traduction clinique
Cette réflexion pessimiste du père de la ler le sujet dans un espace mélancolique d’une érosion, d’une désintégration pro-
psychanalyse au seuil de sa quatre-ving- qui va se rouvrir à chaque confrontation gressive des contenus et des contenants
tième année donne la mesure de sa prise avec la perte. de l’appareil psychique.
de conscience d’une réalité difficile à Si le vieillissement est, comme le dit C. S’inscrivant dans une logique de désintri-
vivre et à appréhender. Balier, une crise narcissique majeure, cation et de désunion pulsionnelle, elles
Si le vieillissement est un processus iné- celle-ci ne peut que nous renvoyer au traduisent l’accélération, l’accentuation
luctable, il est avant tout une épreuve que moment critique de la perte de l’objet pathologique d’un processus d’involution
traverse le corps avec sa kyrielle de pertes aimé et à l’entame du moi qu’elle suscite. normale.
et de déficits que la vie psychique incons- La peur de vieillir touche à la vérité du
ciente refuse énergiquement de recon- désir qu’elle semble mettre aux aguets, si L’horreur du vide
naître, allant jusqu’au déni. ce n’est en alerte.
Face au constat de cette douloureuse réa- Le sujet vieillissant revisite et réévalue en « Qu’est-ce que je fais là, je ne sais plus pour-
lité, la personne vieillissante accuse les permanence l’investissement respectif du quoi ni pour qui je vis, avec ces douleurs, c’est
coups des effets et des marques délétères moi et de l’objet. toujours pareil tous les jours, je suis fatiguée
du temps qui passe, mais n’en continue L’entrée dans la grande vieillesse pousse le dès le matin et je n’ai plus envie de rien. À quoi
pas moins à en repousser l’évidence. Le sujet à reconsidérer ses rapports avec le bon vivre comme ça ? On nous laisse tomber,
vieillissement n’existe pas dans l’atempo- monde extérieur et avec ses objets in - on devrait pouvoir demander la fin. »
ralité de l’inconscient. ternes. La nouvelle répartition qualitative et Ce discours répétitif d’une dame
Il y a, comme le rappelle Paul Laurent quantitative d’une libido en permanente contrainte à supporter la réalité quoti-
Assoun, un clivage entre un sujet incons- recomposition entraîne une modification dienne dans cet hôpital long séjour nous
cient rétif au vieillissement et le sujet sensible de l’économie psychique et une rappelle la disqualification lente du sujet
incarné dans un moi corps qui s’altère au déstabilisation de l’intrication pulsionnelle. face à l’ennui, au détachement et au senti-
fil du temps. L’idée, si irrécusable soit-elle, Avant même toute annonce de maladie, le ment de vide.
lui-même, inconnue dans sa propre mai- difier le processus primaire en effectuant présent dans les hallucinations mnésiques
son, qui lui fait signe en son miroir et qui le un travail de liaison face à l’intensité des « qui se donnent frauduleusement pour des
guette comme une inquiétante étrangeté. pulsions. perceptions ». Le principe de réalité est
La libido est devenue, comme qui dirait, Par voie de conséquence, toutes les ins- aboli, il n’effectue plus la différence entre
sans emploi et ne peut même plus tirer tances psychiques déjà affectées et fragi- ce qui relève de la représentation d’une
parti d’une activité sublimatoire avec sa lisées par la sénescence le sont encore présence absente et ce qui est de l’ordre
fonction revitalisante. davantage dans la démence, du fait du de la perception.
Ainsi cette patiente qui nous dit : délitement de la pensée qui précipite le Le sujet atteint de la maladie d’Alzheimer
« Ma tête se vide de plus en plus et je n’arrive relâchement du surmoi et de l’idéal du se retrouve face au traumatisme et à la
plus à la remplir, tout s’en va petit à petit, je ne moi ne trouvant plus de support dans la compulsion de répétition qui signe l’inca-
retiens rien et rien ne me retient. » réalité extérieure. pacité de son moi de lier l’excitation
Plainte d’une femme qui n’est pourtant Ce récapitulatif sommaire de l’involution consécutive à une perte qu’elle soit objec-
pas atteinte d’une maladie d’Alzheimer nous amène à nous questionner sur ce tale ou narcissique.
avérée, mais qui résume à elle seule que devient, dans le vieillissement, la Le sujet est ici condamné à se défendre
l’étendue des dégâts opérés par la déser- frontière entre le monde externe et le compulsivement contre l’angoisse, à la
tification psychique qui l’a poussée à monde interne. manière de l’enfant soumis sans recours
abdiquer et à s’installer dans une sphère On peut faire l’hypothèse avec Marion Péru- à un état de tension et de détresse en l’ab-
mentale qui se délite avec la perte pro- chon d’une érosion des contenus psy- sence du visage maternel, situation de
gressive de contenu et de contenant. chiques, d’une attaque en règle de la bar- « Hilflösigkeit » décrite par Freud.
L’ennui qui s’installe à bas bruit, consé- rière de contact décrite par Bion qui Les exemples de superposition et de
quence d’une absence de stimuli, renforce empêche normalement que la vie fantasma- télescopage entre le passé et le présent
l’incapacité de l’appareil psychique d’in- tique ne télescope la perception du réel ou sont monnaie courante dans la clinique de
vestir un objet, pousse le sujet isolé à l’ap- que la rencontre avec la réalité ne soit trop la maladie d’Alzheimer et il s’agit moins
pauvrissement relationnel et à l’angoisse. parasitée par les stimuli endo-psychiques. pour nous, dans cet article, de donner
Il se développe insidieusement, indépen- Le sujet perd petit à petit son aptitude à la des exemples illustrant cette pathologie
damment de toute maladie d’Alzheimer. symbolisation. que de montrer comment, par le biais du
« Alien » ou la rencontre
du 3g type
Le verbe « aliéner » signifie « rendre autre »,
« rendre étranger ».
C’est donc à partir de la notion de perte et
de déficit que va s’installer l’altération pro-
gressive de la mémoire et de l’idéation
touchant plus ou moins sévèrement la
sphère du langage, de la praxie, de la gno-
sie et celle de la pensée abstraite.
Comment dans une telle débâcle peut-on
continuer à s’adresser à l’autre et à soi-
même devenant progressivement des
« étrangers » face à l’horreur du réel ?
Devenant progressivement étranger à
prouvée, car il existe une corrélation de mots, mais aussi des affects pour qu’il jour. Les signes cliniques plaident en faveur
subjectivité qui exclut la non-personne puisse procéder à des retrouvailles signi- d’une maladie d’Alzheimer qui évolue sur un
par le il qui transcende l’utilisation indiffé- fiantes, semble constituer l’essentiel d’un terrain psychotique déjà présent.
renciée du je et du tu, caractéristique de la transfert bien tempéré. Diagnostic probablement juste, mais dont la
maladie d’Alzheimer. Le sujet malade Pour ce faire, le clinicien qui se réfère à la confirmation n’est pas pour nous d’un intérêt
s’adresse toujours à un autre quand il psychanalyse contribue à contenir, dans le primordial. M. L. attend que quelque chose se
parle et quand il répond, même s’il semble meilleur des cas, tout un flot d’images, produise et son comportement traduit l’in-
s’éclipser partiellement et ponctuelle- d’affects désordonnés et confus, afin de supportable de ne rien faire, de n’être plus
ment de la communication. Face à ces stopper des hémorragies de pensées consulté ni écouté, de ne plus rien diriger.
absences, le clinicien analyste continue envahissant la vie psychique du sujet M. L. semble avoir conservé la nostalgie du
à se poser comme l’interlocuteur privilé- malade qui le plongent dans une perma- mot « moteur » et la perte de la chose derrière
gié d’un sujet de l’énonciation toujours nente perplexité anxieuse. le mot lui est insupportable.
existant. Régler son allure sur celle du sujet malade, Cinéaste de la marginalité, le film qui a mar-
L’expérience de la pratique de l’écoute en considérant que l’on peut dire ou faire qué sa carrière et pour lequel il a obtenu le prix
analytique avec des sujets atteints des erreurs toujours rectifiables sans que Jean-Vigo dans les années soixante montre
de maladies d’Alzheimer prouve que cela porte à conséquence, devient une des jeunes gens, très tôt blessés par la vie, en
l’adresse à un autre reste toujours opé- des conditions essentielles de la ren- désarroi, dans des terrains vagues de la ville
rante malgré la confusion ou le télesco- contre thérapeutique dans le transfert de Nanterre, marqués par l’errance et la
page des pôles d’énonciation. avec une personne malade. désillusion, victimes d’un système qui achève
En ne cédant pas sur sa place d’interlocu- La capacité du thérapeute de jouer avec et de les briser.
teur, le clinicien analyste reste en capacité sur les mots nous semble également revê- Le transfert s’organise donc autour du cinéma
d’entendre quelque chose des énoncés tir une grande importance. Elle contribue à des années soixante pour lequel il va sentir
qui lui sont adressés. relancer l’équivoque qui porte sur les très vite mon intérêt. Petit à petit, il sort de son
représentations encore actives, à dédra- isolement pour s’animer à la simple évocation
Au clair de la lune… matiser certaines pertes, à instaurer un des titres de films et des noms de metteurs en
Prête-moi ta plume environnement favorable et à installer le scène qu’il a côtoyés. Nos échanges ressem-
transfert dans un climat de confiance. Ici, blent à des séquences de « Monsieur Cinéma »,
pour écrire un mot la qualité du moment partagé sur un mode jeu télévisé jadis célèbre qui valorisait l’érudi-
La pratique de l’écoute analytique d’une ludique produit un effet de relance sur les tion cinématographique. Dans ces moments-
capacités moïques et se révèle souvent là, il semble se réapproprier quelque chose du
méandres d’une pensée qui s’échappe à souvenir constamment non seulement de ce ter de les retenir au sens de la mémoire, mais
elle-même par intermittence, sans sus- qu’il doit à Freud, mais aussi de ce qu’il doit à aussi pour les conserver comme un film qu’il
pecter a priori une quelconque intention cette chose naturelle et universelle que nous pourrait se repasser sans cesse.
refoulante à l’œuvre, mais accepter çà et appelons jeu. » Cette brève vignette clinique donne une
là une perte d’inscription du mot qui peut Il apparaît nettement que chaque fois idée sur le rôle que peut jouer la relation
être retrouvé ailleurs et plus tard. qu’on lui parle et que l’on tente de transférentielle lorsqu’il s’agit de partici-
Le cadre de la rencontre doit être suffi- répondre à sa question ou qu’on l’aide à le per à la relance désirante d’un homme qui
samment souple pour ne pas figer les faire, le sujet quitte momentanément son a du mal à se reconnaître dans ce qu’il a
échanges. lieu d’inquiétante étrangeté pour réinté- été et qui est, en même temps, confronté
Un sujet alternativement présent et grer un espace plus familier où la pré- à l’impossible à vivre du présent.
adapté peut s’interrompre au milieu d’une sence de l’autre permet la parole. M. L. vit cette castration comme réelle, il
phrase, comme privé de pensée, surpris M. L., ancien cinéaste de la nouvelle vague n’y a plus guère de jeu avec le fantasme et
lui-même par l’interruption. Le sujet des années soixante, semble être en perpétuel il ne fait plus que lutter contre l’angoisse
confronté à des pertes mnésiques graves mouvement, en quête de “repérage” au sein de castration plus que jamais analogon,
passe par des seuils de vigilance variables, de ce service de gérontologie où il s’agite en comme dit Freud de l’angoisse de mort.
des niveaux de confusion fluctuants. permanence. Les troubles mnésiques le dé- La perte du plaisir de « faire du cinéma »
Dans la maladie d’Alzheimer, le trou de connectent de plus en plus de la réalité. On a qui était la seule raison de vivre de M. L.
mémoire, que l’on peut appeler avec Gérard l’impression qu’il est dans un autre monde qui coûte cher à son économie psychique
Le Gouès « trou de pensée », est d’abord le le protège et l’inquiète à la fois. Il est devenu d’autant que ses capacités d’investisse-
résultat d’un déficit bien différent de l’oubli une sorte de fantôme qui régresse chaque jour ment se sont déjà érodées à bas bruit
où le sujet sait qu’il sait, même si le refoule- davantage vers l’exhibitionnisme et la glou- depuis son arrivée en institution.
ment lui barre l’accès au souvenir et le met tonnerie. Des persévérations d’idées fixes et de Sa vie mentale se crispe donc sur un pré-
dans un état de grande tension. mots répétitifs émaillent un discours qui sent devenu chaotique, il emprunte le
Pouvoir suivre un sujet dans une sorte de semble s’appauvrir continuellement. Ses deux chemin de la régression avec le retour à
traversée du désert de sa pensée qui fils qui travaillent eux aussi dans le cinéma ne l’état brut de la pulsion anale et scopique
s’abrase, tout en lui prêtant à la fois des supportent plus de le voir décliner de jour en qu’il met dramatiquement en scène.