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CONSCIENCE, IMMANENCE ET NON-PRÉSENCE:

E. LÉVINAS, LECTEUR DE HUSSERL (1)

François Aubay

Il s'agit ici d'analyser la compréhension lévinassienne de la


conscience, compréhension directement référée à l'œuvre de Hus-
serl. Avant d'en venir à l'analyse de la conscience elle-même, nous
nous arrêterons sur ce qui nous semble sous-entendu dans toute
l'analyse, à savoir l'identification de la présence et de l'immanence,
identification qui n'est possible que dans le cadre de l'idéalisme
transcendantal husserlien.
Ainsi, à partir de Husserl, la présence est-elle comprise comme
immanence. Mais la conscience est-elle présence, s'épuise-t-elle en
une relation à ce qui lui est présent, comme l'affirme Lévinas dans
cette formule tirée de l'article «Dieu et la Philosophie» (De Dieu
qui vient à Z' idée, p. 100, abrégé désonnais DQVI) : « La conscie11ce est
présence de l'être, présence de la présence» formule qui se veut une
1

reprise des analyses husserliennes comme nous le montrerons?


Cette interrogation se spécifiera en deux questions posées à l'œuvre
de Husserl:
- En quel sens faut-il comprendre que l'évidence dans laquelle l'être
s'offre en présence est le telos de l'expérience?
- La relation à la subjectivité transcendantale à laquelle nous ouvre
la réduction effectuée à partir de « la conscience de » est-elle encore
une relation de savoir, relation à 1'être se montrant?

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ALTER

Présence et immanence

La critique de la présence est un des thèmes majeurs de la phi-


losophie de Lévinas, ou au moins occupe dans son œuvre une place
stratégique puisque c'est à partir de cette compréhension de la pré-
sence que s'annoncera la nécessité d'en sortir. Cette critique est la
suivante: la relation à ce qui est présent, à l'être qui s'offre en pré-
sence est en vérité relation à soi, est l'immanence même. « La pré-
sence exclut en fin de compte toute transcendance» (O.C, p. 240). Cette
affirmation est presque un axiome dans la philosophie de Lévinas,
à tel point que les mots {( présence» et « immanence ») sont quasi-
interchangeables, et la «rupture de ['immanence» sera interruption
de ces relations que sont la conscience et le savoir où l'être s'offre
en présence. Mais le « en fin de compte» indique bien qu'il ne s'agit
pas d'une simple tautologie et il nous semble que la médiation in-
dispensable pour pouvoir accomplir cette identification est la ré-
duction transcendantale.
Ce n'est pas une tautologie: la relation à l'être qui m'est présent,
ou ce qu'on appelle l'expérience, loin d'être relation de soi à soi,
immanence, semble être à première vue le modèle de toute Ouver-
ture sur l'être transcendant, sur ce qui n'est pas moi. Ce n'est donc
que par cette conversion du regard qu'est la réduction transcen-
dantale que va être établie cette immanence à la conscience de tout
ce qui lui est présent; elle est le réquisit indispensable à toute
compréhension de la présence comme immanence. Réeffectuons la
démarche à laquelle nous convie Husserl: alors que l'attitude na-
turelle consiste à accueillir le monde comme il se donne, à S'ouvrir
à lui, la réflexion s'inaugure dans une rupture de ce libre accueil ;
elle est avant tout un «grand retour sur soi », elle consiste à détour-
ner son regard du monde objectif. Il y a dans cette interruption de
notre relation immédiate avec le monde, dans cette disparition du
monde, comme l'épreuve d'un certain suspens dans le vide. Et pour-
tant, cette fermeture au monde «ne nous place<l1t> pas devant un
pur néant» (Méditations cartésiennes, trad. Lévinas, p. 18, abrégées
désormais MC). Au contraire - et c'est pour cela que la réduction
est souvent présentée comme la «découverte» d'un nouveau
champ d'expérience - le monde réapparaît au moment même de sa
disparition dans la mesure où ce grand retour à moi me découvre
ma vie de conscience comme vie intentionnelle, « vie dans et par la-
quelle le monde objectif existe pour moi tel qu'il existe pour moi» (Ibid.).
Cette découverte du monde comme corrélat intentionnel de la
conscience doit être distinguée de l'imagination ou du souvenir;

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Conscience, immanence et non-présence

ces modes de conscience parviennent bien à se représenter le monde


objectif, mais le monde ainsi recréé sera un monde irn.aginé, repré-
senté, il lui manquera toujours la dimension de présence qui est le
propre du monde de la perception.
Au contraire, <par> l'épochè, l'expérience transcendantale nous
donne le monde objectif tout entier « tel justement qu'il existe pour
moi », y compris dans sa dimension de présence. Il y a là une décision
philosophique de Husserl à laquelle est suspendue toute la réduc-
tion transcendantale et toute l'analyse lévinassienne de la présence:
la présence n'échappe pas à l'intentionnalité de la conscience, elle
est l'objet de l'expérience transcendantale, c'est-à-dire qu'elle n'est
rien d'autre qu'un sens intentionnel de la conscience, elle n'est rien
d'autre que la signification de présence, que le cogitatum d'une
cogitatio, sens constitué comme tout autre sens.
A partir de cette découverte, au sein de la vie intentionnelle de
la conscience, comme corrélat d'une intentionnalité, d'un monde qui
est exactement le même que celui auquel j'ai affaire dans l'expé-
rience sensible, une réinterprétation de ce monde objectif que nous
accueillons dans l'attitude natureHe va être entreprise. Le mouve-
ment paraît être le suivant:
- rupture avec le monde de l'expérience sensible dans le grand re-
tour à soi où le penseur découvre la vie intentionnelle de la
conscience, découvre le monde objectif comme sens intentionnel de
la conscience;
- retour au monde objectif qui est réinterprété à partir des décou-
vertes de l'expérience transcendantale.
Par cette réinterprétation ce monde objectif de l'expérience na-
turelle va subir une «modification de valeur». En quoi consiste-t-
elle? Alors que dans l'attitude naturelle le monde était appréhendé
comme existant immédiatement, comme s'imposant à moi qui l'ac-
cueille, étant donné que j'ai découvert, comme corrélat de ma vie
intentionnelle, exactement le même monde, je dois reconnaître que
le monde objectif qui existe pour moi, auquel j'ai affaire dans l'ex-
périence sensible «puise en moi-même tout le sens et toute la valeur
existentielle qu'il a pour moi» (O.C, p. 22), que tout ce qu'il est pour
moi est aussi par moi. Il n'est plus un immédiat, mais il est ce qu'il
est comme visé par la conscience qui le vise comme ceci ou cela
aussi bien que comme présent. L'acte thétique de la conscience po-
sant le monde comme existant demeurait inaperçu, dissimulé par
son propre résultat (le monde posé comme existant) et il s'agit de
la mettre en évidence, de révéler à la conscience son propre pouvoir
constituant. Alors seulement eUe voit que sa relation au Inonde qui
lui est présent n'est pas relation à un autre qu'elle trouve là mais

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ALTER

à son propre sens intentionnel (l'objet visé comme ceci et comme


présent) ; elle voit alors que la vérité de la présence, c'est l'imma-
nence, comme relation de soi à soi.
Nous ne voyons pas d'autre chemin que celui de la réduction
transcendantale pour établir cette identification de la présence et
de l'immanence. Autrement dit une affirmation telle que: « dal1S la
vérité - la vérité est la modalité cOl1scientielle dans laquelle lm être s'offre
en présence - la pensée sort ainsi d'elle-même vers l'être, sans cesser pour
autant de rester chez elle et égale à elle-même, sans perdre sn lnesure,
sans la dépasser» (DQVI, p. 239) n'est possible que par la réduction
transcendantale; or cette théorie de la réduction transcendantale,
loin d'être le fond commun de la phénoménologie, met en jeu une
décision philosophique que seule a prise la phénoménologie trans-
cendantale husserHenne : celle de comprendre la présence comme
sens intentionnel de la conscience, comme sens prêté par la
conscience à son objet intentionnel. Lévinas ne peut donc identifier
présence et immanence qu'à réaccomplir pour son propre compte
cette décision philosophique. C'est un préalable.

Conscience et présence

n est vrai qu'à partir de cette annexion de la présence par le


pouvoü constituant de la conscience, il n'y a plus rien, du monde
objectif qui m'est présent, que la conscience ne reconnaisse comme
venant d'elle-même (aussi bien les déterminations particulières que
la dimension de présence). Elle pourra toujours, à partir du monde
objectif qu'elle trouve là, effectuer la réduction qui lui révèle que
tout ce qu'il est pour elle, elle le tire d'elle-même; elle pourra tou-
jours, à partir de ces objets présents, revenir à la subjectivité trans-
cendantale comme source constituante de ce qui existe pour elle.'
Autrement dit, l'annexion de la présence par le pouvoir constituant
de la conscience rend possible le rapport à soi dans le rapport à
ce qui m'est présent.
Mais la conscience n'est pas seulement conscience d'objets (à
partir desquels elle peut revenir à soi). La réduction transcendantale
nous a en effet appris à comprendre la conscience d'une nouvelle
manière: la conscience est intentionnalité, c'est-à-dire qu'elle est es-
sentiellement conscience de son sens immanent ou sens intention-
neL A partir de là, deux cas de figure sont possibles: soit le sens
intentionnel de la conscience est rempli par un contenu intuitif
correspondant - il y a alors un objet présent à la conscience - soit
le sens est simplement visé. Ainsi la conscience est à la fois

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ft,
- ;

Conscience, immanence et non-présence

conscience d'objets - et cette conscience d'objet nous la comprenons


désormais comme relation de la conscience à son sens immanent
rempli par une intuition adéquate - et à la fois relation au sens
intentionnel qu'elle vise qui, faute d'intuition adéquate, ne lui est
pas présent. Cette «signifiance» de la conscience qui rompt avec
la conscience d'un objet nous semble constituer une relation de la
conscience où celle-ci ne peut pas faire retour sur elle-même puisque
la réduction ne s'effectue qu'à partir de ce qui lui est présent, qu'à
partir du monde objectif. Où, en un mot, la réduction est l'opération
majeure de la ~( phénoménologie <qui> sell1ble pouvoir se définir: théorie
transcendantale de la connaissance» (MC, p.69, nous soulignons).
Nous voulons dire que la réduction ne semble pouvoir s'effectuer
qu'à partir du monde comme monde connu, présent, objectif; ce
monde-là, la conscience le reconnaît comme constitué par elle, non
le monde qu'elle vise et qui ne lui est pas encore présent.
Il y a donc une sorte de paradoxe: ce n'est pas l'altérité du
monde qui empêche la conscience de se retrouver elle-même dans
son rapport à l'autre, mais l'excès de la visée de la conscience sur
ce qui lui est présent. Notre problème est celui du statut de cet
excès, de cette modalité de la vie de la conscience que Husserl ap-
pelle « Mehnneimmg » où la conscience vise un sens intentionnel qui
n'est pas rempli, où la relation à n'est pas relation à un objet présent
à partir duquel la conscience pourrait faire retour à elle-même. Où
à l'inverse, il nous faut élucider le statut de l'évidence. Il y a évi-
dence quand le sens intentionnel de la conscience, d'abord simple-
ment visé, est comblé par une intuition adéquate; on dit aussi alors
que l'objet s'offre en présence dans la vie de la conscience. Ce pro-
blème nous semble central, il est le lieu même du rapport complexe
de Lévinas à Husserl qui nous intéresse et que l'on peut décrire de
la façon suivante: Lévinas reprend les analyses de Husserl sur l'évi-
dence comme telos de l'expérience pour montrer que la conscience
est essentiellement présence de l'être; loin de passer sous silence
la configuration intentionnelle que Husserl a décrite sous le nom
de Mehrmeinu11g, il en fera un des thèmes majeurs de sa philoso-
phie: elle est ce qui caractérise la relation à autrui, comprise comme
rupture de la conscience. Or, et c'est là l'essentiel de notre propos,
cette Mehrmeinung, Husserl la découvre comme une dimension es-
sentielle de la conscience elle-même, et non une fois opérée une
rupture de la conscience qui adviendrait par autrui. Notre travail
consistera donc à reprendre la compréhension lévinassienne de la
conscience (à partir de la formule déjà citée: « la consciel1ce est pré-
sence de l'être, présence de la présence »), et à voir comment dans sa
façon de pousser à bout certains principes et certaines intuitions

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ALTER

de la phénoménologie (2), cette analyse aboutit à une conception


de la conscience inacceptable pour cette dernière. Nous verrons en
effet que la façon dont la conscience se rapporte à l'être et à la
présence de l'être chez Husserl ne saurait être comprise par la no-
tion de présence.

La conscience est présence de l'être

Cette compréhension de la conscience et de la phénoménalité


comme relation à l'être s'exhibant absolument sous le soleil de midi ,
ne gardant rien caché en guise d'intériorité s'affirme à maintes re-
prises dans l'œuvre de Lévinas. Une citation parmi d'autres: «le
phénomène <lequel> déroule l'être de l'étant, mettant par la lumière,
toutes choses ensemble, ordonnant l'ordre. Prises dans la lumière, inévi-
tablement contemporaines jusque dans leurs cachettes les plus secrètes. »
(En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 214, abrégé dé-
sormais EDE.) La conscience de est présence et, en vertu de l'en-
seignement de la réduction transcendantale, immanence: « dans la
vision l'extériorité se résorbe dans l'cane qui contemple et, comme idée
adéquate, se révèle a priori résultant d'une Sinngebung. » (Totalité et
infini cité par Derrida, Violence et Métaphysique, p. 175.)
Comparons cette compréhension de la conscience avec celle qui
s'élabore dans les Méditations cartésiennes en élucidant le statut
qu'attribue Husserl à l'évidence dans la vie de la conscience.
On peut faire deux remarques préalables: d'une part, en suivant
le fil des Méditations carlésiennes, on peut voir que l'évidence comme
mode de conscience où la chose nous est offerte en présence n'est
pas d'abord rencontrée dans une description de .la conscience ou à
partir d'une abstraction « qui prend les sciences réellement données pour
point de départ» (MC, p. 7), mais dans une détermination des « élé-
ments fondamentaux de l'idée téléologique de science», détermination
qui s'accomplit « en vivant par notre méditation l'effort scientifique en
ce qu'il a de plus général» (MC p. 11). Autrement dit, l'évidence n'est
pas un moment réel dans la vie de la conscience, mais eUe est « Son
corrélatif, la vérité pure et stricte, se présentent comme une idée inhérente
à la tendance de connaître, de remplir ['intention signifiante» (MC, p. 10).
Et, en fait, cette exigence peut rester à l'état de simple prétention.
(Si l'évidence est un élément fondamental de l'idée téléologique de
science véritable, c'est parce que « le savant veut non seulement partir
des jugements mais aussi les fonder» (MC, p. 9), et seule l'évidence dans
laquelle la chose nous est présente elle-mê~e constitue la «justifi-
cation véritable ». Seule elle peut fonder un Jugement.)

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-
Conscience, immanence et non-présence

D'autre part, alors que l'évidence qui a été décrite comme élé-
ment de l'idée de science véritable est cette évidence nommée « adé-
quate» où la chose se présente elle-même, s'offre en original, ceUe
qui sera « trouvée» comme fondement d'une philosophie radicale
- l'évidence du je suis - sera un autre type d'évidence, l'évidence
apodictique. Bien qu'elle revête « une dignité plus haute» que l'évi-
dence adéquate, celle-ci n'englobe pas seulement cette dernière:
« L'apodicticité peut, selon le cas, appartenir à des évidences inadéquates»
(MC, p. 13). Cela signifie que dans cette évidence, bien que je sois
absolument certain de l'existence de la chose, celle-ci ne m'est pas
donnée en présence.
Cette «différenciation du sens de l'évidence» - l'élaboration d'un
sens de l'évidence qui n'implique pas la présence - au moment de
trouver dans la vie réelle de la conscience une évidence susceptible
de fonder la philosophie comme science rigoureuse en dit long sur
le statut de la présence dans la vie de la conscience.
Après ces remarques préalables, analysons le statut, la place que
Husserl donne à la présence (et à la non-présence) dans ses descrip-
tions phénoménologiques de la conscience; le paragraphe 19 des Médi-
tations car.tésiennes (MC, p. 39) est clair sur ce point: « La multiplicité
inhérente à r intentionnalité de tout cogito [' .. J n'est pas épuisée par la
description des cogitata actuels. Au contraire, chaque actualité implique
ses potentialités propres. Chaque état de conscience possède un "hori-
zan".» (Ibid.); cela signifie qu'il appartient à la conscience de se
rapporter à son «objet» comme présent et comme non-présent
(non-présence sous l'espèce des horizons d'indétermination). « Cela
désigne un nouveau trait essentiel de l'intentionnalité» (Ibid.). Cette
affirmation capitale selon laquelle la relation à ce qui est présent
n'épuise pas la «relation à» qui caractérise la conscience, et que
partant, la conscience se rapporte aussi à ce qui lui est non-présent,
nous la trouvons d'ailleurs déjà dans les Ideen I: «Mais l'ensemble
de ces objets co-présents à l'intuition de façon claire ou obscure, distincte
ou confuse et cernant constamment le champ actuel de la perception n'é-
puise même pas le champ qui pour moi est "là de façon consciente à
If

chaque instant où je suis vigilant [ .. .). Ce qui est actuellement perçu et


plus ou moins clairement co-présent et déterminé (ou du moins détermine
par quelque côté), est pour une part traversé, pour une part environné
par un horizon obscurément conscient de réalité indétenninée. » (ldeen l,
trad. par P. Ricœur, p. 89.)
Ces citations, cependant, sont extraites de développements à
l'intérieur desquels seuls, elles prennent leur signification véritable.
Autrement dit, Husserl reconnaît bien une non-présence au sein

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ALTER

même de la phénoménalité, mais quel est le statut de cette non-


présence?
Il importe d'abord d'écarter deux interprétations: les détermi-
nations non présentes à la conscience ne sont pas absolument non-
présentes comme peuvent l'être par exemple les déterminations du
noumène dans la philosophie kantienne; les potentialités impli-
quées dans chaque actualité ne sont pas des « possibilités absolument
indéterminées» (MC, p. 38).
Mais d'autre part ces déterminations impliquées dans les cogi-
tata actuels ne doivent pas être comprises comme des détermina-
tions signifiées par les cogitata présents, signifiées comme sont
signifiées les significations par les <<<>graphèmes<»>. Husserl
prend l'exemple de la perception du cube et écrit: «les côtés qui
sont réellement perçus renvoient aux côtés qui ne le sont pas encore»
(Ibid., nous soulignons). Il est clai.r que ce renvoi n'a rien à voir
avec la façon dont les signifiants me « renvoient» aux significations
et qu'il s'agit plutôt là·du cas étudié par Husserl où aucune intuition
adéquate ne vient remplir l'intention de signification, où le sens est
« simplement visé ». Le renvoi dont il est question ici ne m'assure
pas la présence de ce à quoi il renvoie. (Husserl dit aussi que les
potentialités sont « pré-tracées dans l'état actuel» et il nous semble
bien que la notion de trace telIe que Lévinas l'élabore dans l'article
« La trace de l'autre}) (in EDE) - notion qui vise à mettre en ques-
tion le thème husserlien de l'archifactualité du présent vivant _
pourrait nous aider à penser ce dont il est question ici.) Autrement
dit la relation de la conscience aux horizons ne saurait être comprise
de quelque manière que ce soit comme relation à ce qui est présent,
relation à un objet. Husserl pense bien là cette nouvelle signifiance
comme rela~ion /au n~n-présen.t. Et il ~e~ble difficile de ~ire que
« dans la phenomenologIe husserlœnne, pnse a la lettre, ces 11onzo11s in-
soupçonnés s'interprètent à leur tour comme pensée visant des objets»
(Lévinas cité par Derrida, a.c, p. 129).
Mais, et cette correction est essentielle, cette non-présence de
fait que n~us trouvon~ dans l~ rel/aHan. de ~a conscience à son objet
sous l'espece des hOrIzons d mdeterminatIon est appelée à dispa-
raître. Avec le thème de la téléologie de la conscience nous arrivons
au cœur du problème des rapports entre conscience et présence.
En effet, la non-présence impliquée au cœur de tout état de
conscience est purement factuelle, et destinée à disparaître: il y a
une dynamique interne, un processus (<< processus de vérification
confirmante ») qui. veut que la. simpl~. intenti~~ .vide (Meinung)
vienne à se remplIr et se parfaIre (Erfulllmg). L eVldence est donc
un « phénomène dernier» de la vie intentionnelle, elle est « le but vers

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Conscience, immanence et non-présence

la réalisation duquel tend toute intention pour tout ce qui est ou pourrait
être son objet ». Par conséquent « tou.te conscience en général est ou
bien elle-même évidence, c'est-à-dire que l'objet intentionnel y est lui-
même donné", ou bien est, de par son essence, ordonné à des évidences
Il

présentant l'objet "lui-même", donc à ses synthèses de confirmation et de


vérification appartenant essentiellement au domaine du "je puis" » (MC,
§ 24, p. 49).
Cette phrase, dans sa concision, semble donner une réponse dé-
finitive à la question de savoir quelle est la place de l'évidence, de
la présence dans la vie de la conscience.
C'est maintenant, à ce stade de l'analyse que l'on s'aperçoit que
Husserl ne dit finalement pas autre chose que Lévinas : il appartient
à la conscience de se rapporter à un objet qui finit par s'offrir en
présence, qui finit par se donner en personne dans une évidence.
Et Lévinas lui-même infléchit souvent son analyse critique de la
conscience: ce n'est plus la conscience comme telle qui est visée
mais l'aventure dans laquelle nous nous engageons, aventure qui
nous conduit nécessairement à l'évidence où l'être se donne en pré-
sence (aventure que Lévinas opposera à l'intrigue éthique). «Tout
ce qui advient dans le psychisme humain, tout ce qui s'y passe, ne finit-il
pas par se savoir? )} « Il <tout le vécu> se convertit en leçons reçues qui
convergent en unité du savoir» (DQVI, p. 212).
Ainsi la critique que fait Lévinas de la conscience et de la phé-
noménalité ne serait qu'une analyse des résultats des descriptions
phénoménologiques de la conscience entreprises par Husserl. Mais
alors que Husserl verrait d'abord dans l'évidence l'accomplissement
escompté de l'expérience et le fondement de la connaissance, Lévi-
nas insisterait plus (à partir de l'enseignement de la réduction trans-
cendantale) sur le fait que cette relation à l'être s'offrant en présence
est immanence, relation de la conscience à son propre sens inten-
tionnel qui, rempli, lui est rendu présent dans l'évidence. Autrement
dit, le raisonnement de Lévinas serait à peu près le suivant: puisque
la conscience finit toujours par devenir relation à du présent (puis-
que la non-présence qui hante le phénomène finit par disparaître)
et que, comme je le découvre dans la réduction, la relation à ce qui
m'est présent n'est pas autre chose que la relation de la conscience
à son propre sens intentionnel, la conscience est promise à l'imma-
nence. Or, que signifie ünmanence ? Telle est la question que Lévi-
nas semble poser à Husserl, telle est une des questions de sa
réflexion philosophique; sans reprendre ses analyses, nous pouvons
indiquer les dimensions de l'immanence que Husserl n'aurait pas
aperçues: l'immanence est solipsisme, voire autisme (interruption
de tout rapport à l'autre), l'immanence est pétrification (interrup-

305
ALTER

tion de l'histoire). Cette caractérisation de la conscience comme im-


manence et donc comme autisme et pétrification nous renvoie di-
rectement au thème de l'évasion, à la nécessité de <<<>s'en sortir<»>.
Il est clair qu'elle a donc une place décisive dans l'économie de
l'œuvre de Lévinas.
Ces derniers développements étaient au conditionnel, car il
nous semble que l'évidence, la présence comme te/os de l'expérience
ne sont pas le dernier mot de Husserl à propos des rapports entre
conscience et présence. Après les paragraphes 5 et 24 élucidant le
sta tut de l'évidence, le paragraphe 28 des Méditations cartésiennes
apporte une correction essentielle: l'évidence est bien le telos vers
lequel tend l'expérience, mais elle est le telos vers lequel elle tend
indéfiniment; la perception de la chose est essentiellement inache-
vée : celle-ci n'est jamais « présente jusque dans ses cachettes les plus
secrètes», pour reprendre une expression de Lévinas déjà citée, mais
m'est toujours donnée d'une manière «unilatérale ») ; le contraire
« n'est même pas concevable» (MC p. 52). Cette impossibilité est telle
qu'elle nécessite l'élaboration d'un nouveau sens de l'évidence,
.1
li
l'évidence «présomptive» : alors que l'existence réelle était précé-
1: demment comprise comme le corrélatif de l'évidence adéquate où
la chose s'offre en présence, il ne semble plus au paragraphe 28
que cette présence complète soit nécessaire à la désignation d'un
objet comme réellement existant. Un objet peut être pour moi réel-
lement existant et s'offrir à moi dans une configuration intention-
nelle où se conjuguent présentation et apprésentation, c'est-à-dire
présence et non-présence. Certes dire que l'existence réelle est le
corrélatif de l'évidence présomptive (qui n'implique pas la présence
totale) et non plus seulement de l'évidence adéquate ne prouve pas
que l'évidence adéquate soit impossible. N'y a-t-il pas - mais alors
nous ne faisons que reprendre le problème des rapports entre ex-
périence et évidence à un autre niveau - un dynamisme selon lequel
il appartient à l'évidence présomptive de se convertir en évidence
adéquate?
Husserl cependant semble refuser de ne voir dans l'élaboration
de cette notion d'évidence présomptive qu'un simple déplacement
de la question: dans cette évidence où, pour reprendre l'expression
de Merleau-Ponty, le monde est pour moi réellement existant « sous
bénéfice d'inventaire », c'est-à-dire de vérifications confirmantes, nous
sommes parvenus à l'ultime; car s'il est vrai que ce qui était seu-
lement apprésenté en viendra à être rempli par des intuitions adé-
quates, que « cette imperfection de l'évidence tend à diminuer dans et
par la réalisation de chaînes d'actes originaires conduisant par des pas-
sages synthétiques d'évidence à évidence» (MC, p. 52), ce mouvement

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Conscience, immanence et non-présence

ne parviendra jamais à l'évidence adéquate car «aucune synthèse


concevable ne peut atteindre l'adéquation complète et achevée; et toujours
elle s'accompagne de pré-intentions et de co-intentions non remplies»
(Ibid., nous soulignons).
Ainsi, en fin de compte, il est clair que pour Husserl la
conscience se rapporte toujours à son objet comme présent et
comme non présent; cela signifie notamment qu'elle se rapporte à
lui comme excédant ce qu'elle sait de lui (excès sous l'espèce des
horizons), comme autre. La conscience de l'autre, telle que la
comprend Husserl, c'est-à-dire comme inadéquation, est conscience de
l'altérité de l'autre (3). Notons que cette inadéquation essentielle n'est
pas pensée comme impossibilité du remplissement d'un sens visé
depuis le commencement, mais renvoie à un aspect de la perception
qui était souligné au paragraphe 19 des Méditations cartésiennes: le
mouvement de la perception est à la fois processus de remplisse-
ment des intentions encore vides et creusement de nouvelles inten-
tions, croissance du savoir comme celle du non-savoir puisqu'il
s'effectue à la fois en « confirmant les anticipations» et «en ouvYan t
des perspectives nouvelles (4) » (MC, p. 39).
Notre propos est plutôt de montrer comment chez Husserl cette
impossibilité est déjà inscrite dans l'essence de la conscience, de
l'intentionnalité comme inadéquation. Il s'agissait de voir que cette
nouvelle signifiance dont pade Lévinas - relation au non-présent,
à ce qui ne saurait m'être rendu présent - nous la trouvons au sein
même de la vie de la conscience que décrit Husserl, dans ce débor-
dement infini des horizons, dans cet excès irrépressible de ce que
la conscience vise sur ce qui lui est présent. Autrement dit, le motif
invoqué de la rupture avec Husserl (notamment dans l'article « De
la conscience à la veille», où le sous-titre «A partir de Husserl»
affirme aussi bien la reconnaissance d'une dette que la nécessité
d'une rupture) nous paraît contestable. On pourrait résumer ainsi
la démarche de Lévinas : Husserl a bien reconnu l'existence d'une
intentionnalité rompant avec la manifestation de l'être se montrant
mais pour lui « cette intentionnalité virtuelle doit s'épanouir en savoir
et en évidence» (DQVI, p. 50). Dès lors - et au nom de l'exigence
d'une nouvelle signifiance - « l'analyse doit être poussée au-delà de la
lettre husserlie1111e » (Ibid.). Mais si, comme nous avons essayé de le
montrer, cet épanouissement des intentionnalités virtuelles en sa-
voir et en évidence n'est que le telos infini de }' expérience; si, pour
reprendre la terminologie <seil. « conceptualité »> de Lévinas, :il y
a bien dans la conscience que décrit Husserl une « insomnie et un
déchirement », qu'il faut bien comprendre (à l'inverse de ce que dé-
couvrira Lévinas) comme « la finitude d'un être incapable de se rej0111-

307
ALTER

dre» (DQVI, p. 51), alors il ne semble pas nécessaire de «quitter


Husserl» (tout au moins au nom de cette exigence).
Certes cette non-présence inéluctable n'a absolument pas chez
Husserl la valeur que Lévinas attribue à la non-présence qui caracté-
rise la relation éthique et celui-ci peut dire que Husserl est l'héritier
et le continuateur d'une tradition philosophique pour qui « le savoir
des êtres, celui de leur présence est le "lieu naturel" du sensé et équivaut
à la spiritualité et au psychisme même de la pensée» (DQVI, p. 232).
D'autre part la non-présence que pensera Lévinas n'ouvrira plus
sur ce processus infini de remplissement du sens intentionnel mais
inaugurera une aventure, une intrigue dont une des caractéristiques
sera une certaine disparition de cet appétit de lumière, un certain
détournement du cours de l'expérience qui tend infiniment vers
l'évidence.

La conscience est présence de la présence


Poursuivons notre analyse de la conscience et des relations
qu'elle entretient avec la présence. La pleine détermination de la
conscience que nous trouvons dans les articles {{ Dieu et la philo-
sophie» et « De la conscience à la veille» (DQVl) est en fait la sui-
vante: la conscience est présence de l'être, présence de la présence
et comme telle emphase de l'être. Nous voudrions montrer que,
comme la première (la conscience est présence de l'être), la seconde
détermination (la conscience est présence de la présence) est direc-
tement référée à Husserl, <qu'elle> peut s'interpréter comme une
lecture du thème husserlien de la réduction transcendantale et que
cette interprétation s'écarte finalement d'une façon assez sensible de
la lettre du texte husserlien (et l'on pourrait peut-être faire quasi-
ment la même analyse à propos de la lecture par Lévinas du thème
heideggerien de l'ouverture de la différence ontologique en m.on-
trant comment Lévinas procède <seil. opère> à une certaine univer-
salisation de la Vorhandenheit). Autrement dit, pas plus que la
conscience n'est présence de l'être, la relation à laquelle nous Ouvre
la réduction n'est pour Husserl présence de la présence et partant
la conscience (conscience de l'objet et conscience de ce par quoi
}' objet est pour moi) ne peut être interprétée comme une « emphase
de l'être». L'être et encore moins la présence ne se donnent pour
Husserl en présence. Il s'agit donc toujours du rapport entre
conscience et présence, mais à un autre niveau.
Reprenons le propos de Lévinas: la conscience est conscience
de l'être présent et conscience de la présence de l'être présent, sans
déterminer plus avant la façon dont la conscience se rapporte à la

308

L
Conscience, immanence et non-présence

présence du présent. Cela semble signifier que la conscience n'est


pas exclusivement conscience de ce qui lui apparaît mais qu'eUe
est aussi « remontée» à ce qui fait que l'être lui est présent, remon-
tée à « l'essance de l'être ». Cela peut renvoyer à première vue à la
réduction transcendantale: elle est en effet une conversion du re-
gard qui mène de l'être présent, trouvé là, à ce pourquoi l'être nous
est présent, à savoir la subjectivité transcendantale comme origine
constituante du monde: «On peut dire que l'épochè est la méthode
universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la
vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans e.t par laquelle le monde
objectif tout entier existe pour moi. » (MC, § 8, p. 18) ; elle me révèle
à m.oi-même comme moi transcendantal c'est-à-dire constituant de
tout ce qui existe pour moi. Notre problème est de savoir si ceUe
remontée à l'origine est une modalité de la conscience de l'être ou
si elle inaugure une nouvelle signifiance, une relation à l'autrement
qu'être, ce que semble refuser Lévinas qui parle de présence de la
présence.
Reprenons l'analyse que Lévinas fait de l'origine du présent
dans l'article « Dieu et la philosophie» : « La présence ne se peut que
comme une incessante reprise de la présence, une incessante représenta-
tion. » (DQVI, p. 100) ; partant, la présence nous renvoie directement
à « l'unité de l'aperception, le je pense - à découvrir dans la représenta-
tion ». Le problème est de définir le rapport existant entre l'activité
synthétique de la conscience responsable de l'unité de l'aperception
et ce qui apparaît dans l'expérience, c'est-à-dire entre l'origine et
ce qui est origine. La position de Lévinas semble caractérisée par
un double refus: la synthèse accomplie par l'unité du je pense n'est
ni une activité réelle exercée par un sujet sur le divers de l'intuition,
ni le système a priori des conditions de toute objectivité: « La syn-
thèse accomplie par ['unité du je pense, derrière l'expérience, constitue
l'acte de la présence ou la présence comme acte, ou la présence en acte»
(DQVI, p. 100). Voilà ce qui nous semble décisif: Lévinas comprend
l'origine de l'être présent, la présence du présent comme acte et
non pas comme être; la remontée de l'être présent à son origine
n'est ni la saisie logique d'un ensemble de conditions de possibilités
de l'expérience ni l'intuition adéquate d'un sujet percevant mais la
relation à un acte.
D'autre part, non seulement Lévinas prend soin de distinguer
dans sa propre analyse phénoménologique le mode d'être de l'être
présent de celui de l'origine de l'être présent (comprise comme acte
et non comme être), mais encore il souligne l'existence de cette dis-
tinction dans l'œuvre de Husserl. Tout d'abord en faisant état d'un
déplacement qui s'opère entre les Ideen l et les Méditations carté-

309
ALTER

siennes (DVQI, p. 42 et 45) : dans les Ideen l la réduction transcen-


dantale est comprise, conformément à l'entreprise cartésienne,
comme passage «de l'inadéquation de l'évidence relative au monde et
aux choses qui s'y tiennent» à «l'évidence adéquate» du vécu inten-
tionnel. L'apodicticité du vécu intentionnel tient à sa façon de se
donner dans une évidence adéquate, c'est-à-dire en présence. Mais,
dans les Méditations cartésiennes, les choses changent: «Cette ratio-
nalité apodictique ne tient plus à l'adéquation de l'intuition et de l'acte
signitif que l'intuition remplit. L'intuition du sens inten1C est à son tour
incapable de remplir l'intention signitive» (DQVI, p. 44). Autrement
dit, la relation à la subjectivité transcendantale n'est plus relation
à un être s'offrant en présence - puisque ce mode de donation ca-
ractérise seulement l'évidence adéquate - elle instaure une nouvelle
signifiance qui n'est ni relation à l'être se donnant en personne, ni
simple intention signitive non remplie.
L'a u tre indice de la reconnaissance par Lévinas de l'originalité
radicale de la réduction se trouve dans le même article, à la p. 52,
quand Lévinas pense « la réduction comme éveil» : la réduction a à
la fois le sens d'une rupture et d'une révélation: « Il s'agit dans la
présence de retrouver la vie» (DQVI, p. 53, souligné par l'auteur).
Rupture puisqu'il y a changement radical du sens intentionnel de
la conscience: on passe de la conscience d'un être s'offrant en pré-
sence à la conscience de la vie intentionnelle dans laquelle cet être
se donne; révélation puisque ce passage rend au sujet sa vérité de
constituant des transcendances (activité constituante qui demeure
dissimulée dans l'attitude naturelle où l'homme appréhende le
monde comme étant là immédiatement) et découvre la présence du
monde comme corrélat de la vie de la conscience.
Cette distinction de deux niveaux d'expérience (expérience
réelle <real> et expérience transcendantale) qui se traduit par la dif-
férenciation du sens de l'évidence en évidence adéquate et apodic-
tique ou par l'affirmation d'une ouverture opérée par la réduction
(<< retrouver la vie dans la présence»), Lévinas la souligne à juste titre,
car elle nous semble renvoyer à un des thèmes, une des découvertes
majeures de la phénoménologie: « le moi pur ]1'est pas une chose puis-
qu'il ne se donne pas à lui-même comme la chose lui est donnée» (Husserl
cité par Lyotard dans La phénoménologie) ; ou encore peut-être dans
le même sens d'une non-présence de l'origine de l'être présent: {( La
phénoménalité du phénomène n'est jamais elle-même une donnée phéno-
ménale.» (E. Pink, cité par Lyotard, Ibid.) C'est d'ailleurs cette
compréhension de l'ego transcendantal comme n'étant pas une
substance qui sera le motif essentiel de la rupture avec Descartes
(MC, § 10).

310
Conscience, immanence et non-présence

A partir de là, ne peut-on pas voir dans l'épochè, « méthode uni-


verselle par laquelle je me saisis comme moi pur» (MC, § 8, p. 18), cette
nouvelle voie « pour sortir de l'être» (De l'évasion, p. 98), dont la re-
cherche se confond avec l'entreprise philosophique de Lévinas?
L'épochè n'est-elle pas }' ouverture de cette nouvelle signifiance qui
serait une relation au non-présent, une relation rompant avec la
manifestation de l'être? Le moi pur ou l'acte de la présence (qui
est la façon dont Lévinas pense l'origine du présent dans l'article
« Dieu et la philosophie », façon différente de celle de Husserl, mais
caractérisée par un même refus de penser l'origine de l'être présent
comm.e un être) ne doivent-ils pas être dits «autrement qu'être» ?
Ou, pour poser le problème autrement, peut-on dire que « la
conscience est présence de l'être et présence de la présence», c' est-à -dire
identifier la façon dont m'est donné l'être et celle dont m'est donnée
la présence ou l'origine de l'être, une fois que l'on a défini la pré-
sence comme acte de la présence? En effet si la présence est acte
de la présence, on ne doit pas parler de présence de la présence
(la présence est la façon dont m'est donné un être, non un acte et
encore moins le moi pur), mais plutôt d'une non-présence de la
présence.
Or il est clair que Lévinas refus·era finalement de voir dans la
réduction, dans la relation à l'origine de l'être présent, cette ouver-
ture, cette ({ respiration» qu'il trouvera dans l'éthique. Ce refus
nous semble être motivé d'une part par la lecture que Lévinas fait
de la réduction transcendantale, d'autre part par une tension au
sein de la philosophie husserlienne.
Comme nous venons de le voir, Lévinas souligne dans l'article
« De la conscience à la veille» qu'à partir des Méditations cartésiennes
l'évidence dans laquelle est donné l'ego transcendantal n'est plus
comprise comme évidence adéquate, et se propose d'élucider le sens
de cette notion d'évidence apodictique que Husserl a «provisoire-
ment négligée» (MC, p. 20). La thèse de Lévinas est que « [' apodicticité
du Cogito Sum renvoie a l'infini de l'itération» (DQVI, p. 49). Cela si-
gnifie que l'apodicticité ne renvoie pas à « une meilleure ouverture à
l'être ou à une nouvelle approche» (Ibid.), mais à un processus ou le
sujet qui se nie se découvre dans son œuvre de négation, et cela à
l'infini. Il est tout à fait significatif qu'à ce moment de l'analyse de
la réduction transcendantale, Lévinas nous renvoie à des dévelop-
pements sur le cogito cartésien (nO 14 de la p. 45, DQVI). Celui-ci
est ainsi présenté: « Dans le cogito, le sujet pensant qui nie ses évidences
aboutit à r évidence de cette œuvre de négation, mais à un niveau différent
de celui où il a nié. Mais surtout, il aboutit à l'affirmation d'une évidence
qui n'est point affirmation dernière ou initiale, caf à son tour, elle peut

311
ALTER

être mise en doute» (Totalité et infini, désormais abrégé TI, p. 65). Le


problème n'est pas de savoir si telle est la vérité du cogito cartésien,
il est de savoir si ces développements nous aident à comprendre
ce que Husserl entend par apodicticité de l'ego transcendantal. Ne
peut-on pas dire que cette interprétation cartésienne de la réduction
et de l'apodicticité ouvre la voie au contresens que Husserl impute
à Descartes, celui qui consiste à comprendre le sujet comme un
être<?> Certes il s'agit dans notre cas d'un type d'être particulier
puisque c'est un être sujet dont l'existence est en un sens indubi-
table: le sujet qui doute de son être se produit par cette œuvre de
négation comme sujet qui est, dont on peut à nouveau douter, et
cela à l'infini. On peut donc penser une indubitabilité qui n'exclut
pas la substantialité, une indubitabilité qui soit celle d'une subs-
tance-sujet.
Or, i] est clair que pour Husserl, comprendre ainsi l'apodicticité
propre à ce qui nous est révélé dans la réduction, c'est manquer
l'orientation transcendantale: ce que nous découvre la réduction,
c'est un nouveau mode d'existence, l'existence transcendantale <;>
autrement dit, l'indubitabHité de nlon moi pur ne tient pas au fait
que je le «produis» comme existant dans l'acte de douter de son
existence, mais à ce seul fait que, ne m'étant pas donné comme les
autres êtres me sont donnés, il n'est pas réellement existant et
échappe au doute: c'est semble-t-il cette ouverture à un nouveau
type d'existence «<cette> meilleure ouverture à l'être (bien qu'il ne
s'agisse pas la d'un être), <cette> nouvelle approche », que Lévinas re-
fuse d'admettre en interprétant l'apodicticité d'une manière carté-
sienne, c'est-à-dire en la faisant reposer sur « l'i/1fi11i de l'itération ».
Cependant, ce refus de Lévinas de voir dans la réduction trans-
cendantale J'ouverture d'une nouvelle signifiance n'est pas seule-
ment induit par sa compréhension de la notion d'apodicticité, il est
aussi motivé par une tension existant au sein de l'œuvre de Husserl,
relative à ]a réduction transcendantale: tension entre la réduction
telle qu'elle apparaît dans les descriptions phénoménologiques et
la fonction qui lui est assignée dans l'économie de l'œuvre de Hus-
ser]. En effet, comlue nous l'avons vu et comme Lévinas le souli-
gnait, la réduction apparaît comme une rupture de la relation à
}' être se montrant, une interruption du savoir qui est savoir de l'être
et de la présence; et cette rupture n'est pas un simple changement
du regard menant de la présence à la vie de la conscience par la-
quelle cette présence est, laissant la présence intacte: elle a le sens
d'une déprise, d'une dépossession inouïe - dépossession qui est un
autre nom pour la «modification de valeur» (Geltzmgsmodifikation)
dont parle Husserl (MC, § 8, p. 17): dans la réduction le monde

312
Conscience, immanence et non-présence

disparaît comme existant immédiatement (selbststandig), comme ob-


jet qui est là devant moi, objet que je peux saisir, comprendre: je
découvre que tout le sens et la valeur existentielle qu'il a pour moi,
il les tire de moi-même. Autrement dit, après la réduction, il n'y a
plus de monde, il n'y a plus d'être; il n'y a plus que des actes de
conscience et leur corrélats intentionnels.
Et pourtant cette déprise, cette dépossession s'inscri<ven>t dans
une entreprise dont la fin est la mathesis unÎversalis, accomplissement
ultime du projet cartésien de se rendre « <comme> maître et possesseur
de la nature». (Y a-t-il vraiment paradoxe, la contradiction entre
cette déprise que constitue la réduction et la prise du concept ou
du savoir absolu auquel cette réduction doit aboutir n'est-elle pas
seulement verbale ?) Soulignons seulement le fait que Husserl ins-
crit explicitement la réduction transcendantale dans l'entreprise que
projeta Descartes: la réduction et l'évidence apodictique qu'elle dé-
couvre viennent en réponse à la question: «quelles sont les vérités
premières en soi qui devront et pourront soutenir tout l'édifice de la science
universelle? » (MC, § 9, p. 12), c'est-à-dire que l'ego transcendantal
est découvert au terme d'une recherche qui est celle de Descartes:
la recherche d'une évidence servant de fondement à la philosophie
comme science rigoureuse; et si Husserl est amené à « rejeter à peu
près tout le contenu doctrinal connu du cartésianisme» (MC, p. 1), ce
sera à cause d'une divergence relative au fondement (la res cogitans)
et au monde de progression (la déduction ordine geometrico à partir
d'un axiome) de cette science, non à cause d'un désaccord sur le
projet, sur la tâche de la philosophie. Husserl se veut le réalisateur
d'une tâche que Descartes a projetée sans pouvoir la mener à terme:
alors que chez Descartes la découverte de l'ego cogito est « demeurée
stérile», l'ego transcendantal de Husserl <i cons.titue un champ d'in-
vestigation possible» : « Ainsi s'offre à nous une science d'une singularité
inoui"e. Elle a pour objet la subjectivité transcendantale concrète en tant
que donnée dans une expérience transcendantale effective ou possible»
(MC, p.25). Ainsi la subjectivité transcendantale que nous avons
décrite comme autrement qu'être, ouvrant une autre relation que
le savoir de la présence et de l'être, est maintenant « objet» d'une
science, thème d'une connaissance qui se veut universelle. La
contradiction ou l'alternative - la réduction, ouverture d'une nou-
velle signifiance ou point de départ du savoir absolu - disparaît-elle
quand on dit que cet objet n'est pas un objet? « <Cette science> s' op-
pose radicalement aux sciences telles qu'on les concevait jusqu'ici, c'est-
à-dire aux sciences objectives» (MC, § 13, p. 25, souligné par l'auteur).
Ainsi, de même que la détermination de la place de }' évidence
dans la vie de la conscience demeurait problématique, la question

313
ALTER

de savoir si la réduction nous fait sortir du savoir de la présence


et de l'être ou au contraire inaugure la marche vers le savoir absolu
reste en suspens.
Nous ne voulons pas dire que la phénoménologie husserlienne
soit une philosophie de la non-présence, mais elle n'est pas non
plus une philosophie du savoir absolu, du savoir de la présence et
de l'être, et cela pour les deux motifs dont nous avons parlé: l'ana-
lyse phénoménologique de la conscience établit le caractère essen-
tiellement inachevé de la perception de la chose, l'ego
transcendantal qui est l'objet de cette nouvelle philosophie n'est pas
un objet (cette science n'est pas objective), n'est pas un être. Ainsi,
malgré une incontestable primauté reconnue à l'évidence où l'être
s'offre en présence, il y a une tension dans la phénoménologie hus-
serlienne, une place laissée au non-présent, à la relation à l'autre-
ment qu'être (qu'il s'agisse des horizons non remplis ou de la
subjectivité transcendantale).
Or cette tension qui ne nous paraît pas surmontée chez Husserl
(et même sC pour Husserl, « la spiritualité mème de l'esprit reste sa-
voir» et la philosophie «savoir de la présence et de l'être» (DQVI,
p. 56L il n'en reste pas moins que l'évidence absolue est impossible),
Lévinas ne semble pas la reconnaître comme le dernier mot de la
philosophie husserlienne : Husserl pense «finalement» la conscience
comme présence de l'être et la phénoménologie comme présence
de la présence; la conscience, comme la phénoménologie qui se dé-
ploie à partir d'elle, est immanence.
Cette analyse de la conscience et de la phénoménologie (instau-
rée par la réduction) pose problème; non seulement parce qu'elle
est contestable, mais surtout parce qu'elle semble occuper une place
décisive, stratégique dans J'économie de l'œuvre de Lévinas; on
pourrait en effet montrer que nombreux sont les articles qui avancent
de la façon suivante: au départ est posée l'exigence d'une authen-
tique relation à l'aItérité, l'exigence d'une « nouvelle voie pOlir sortir
de l'être» (De l'évasion, p. 98). La tâche est bien celle que Nietzsche
assignait au philosophe: inventer une nouvelle façon d'exister, façon
gui rende l'existence supportable. Une fois cette exigence posée, Lé-
vinas va passer en revue différentes relations alléguées comme ou-
vertures à l'autre: ni la conscience qui est ({ iden tilé du Même,
présence de l'être, présence de la présence» (p. 99), ni la philosophie,
« elle est l'immanence même» (p. lOI), ni l'axiologique et le pratique
qui, et ce n'est pas par hasard, ({ recouvrent chez Husserl un fond re-
présentatif}) (p. 102)1 ni enfin l'expérience religieuse qui, en tant
qu'expérience, demeure « référée au je pense », ne satisfont cette exi-
gence d'évasion, ne nous font sortir de l'immanence. Seule, la re-

314

j
L
Conscience, immanence et non-présence

lation éthique accomplit une véritable relation à l'extériorité, seule,


elle est relation au non-présent. Nous arrivons donc à l'éthique
comme à ce qui, seul, satisfait l'exigence première. Or dans la me-
sure où cette façon de dénier à la conscience de et à la phénomé-
nologie toute possibilité de nous ouvrir au non-présent est tout à
fait contestable, c'est le chemin qui mène à l'éthique, la façon dont
celle-ci s'impose, qui est sujet à caution. Cette remarque ne concerne
que la façon par laquelle la relation éthique est amenée, et non les
développements sur la relation éthique elle-même qui, en tant que
description phénoménologique (et non déduction à partir de pré-
misses établies) sont absolument indépendants des développements
préalables.
Il y a, il est vrai, une autre façon de comprendre le rapport
entre l'analyse de la relation éthique et celle de la conscience, autre
façon qui ferait de notre thèse un contresens. Nous disons, en bref:
Lévinas se fonde sur Husserl pour affirmer que la conscience est
présence de l'être, immanence, ce que Husserl ne dit pas. L'analyse
que fait Lévinas de la conscience, et qui aboutit à l'affirmation:
« La conscience est présence de ['être» ne serait pas une reprise inter-
prétative des analyses husserliennes, ne serait pas une analyse phé-
noménologique; le point de départ de cette compréhension de la
conscience serait la relation éthique, comprise comm.e étant l'origi-
naire: il s'agirait de voir comment, à partir de la relation éthique
compliquée par la présence du tiers, s'annonce la nécessité de la
thématisation de la conscience comme lumière ne laissant rien à
l'ombre. Ainsi la « conscience de » est présence de l'être sous le re-
gard du sujet connaissant, thématisation parce que cela est néces-
saire à la justice, nécessaire à partir de l'intrigue éthique. Mais de
même que Husserl parlant d'une nécessité de l'évidence (seule
source de droit pour toute connaissance) ne nous apprend rien sur
le statut réel de l'évidence dans la vie de la conscience, Lévinas
découvrant une nécessité éthique de l'évidence, de la présence, ne
détermine pas ainsi les rapports de la conscience et de l'évidence.
Cette façon de comprendre la conscience à partir de la relation éthi-
que ne change donc finalement rien au problème: pas plus quand
il interprète la phénoménologie husserlienne que quand il analyse
la conscience à partir de la relation éthique, Lévinas ne semble pou-
voir dire que la conscience est présence de l'être.
Les conclusions de notre analyse de la conception lévinassienne
de la conscience, conception que l'on peut ramener au syllogisme
(la présence est immanence, or la conscience est présence, donc la
conscience est immanence) sont les suivantes:

315
ALTER

D'une part la majeure du syllogisme inscrit implicitement l'œu-


vre de Lévinas dans le cadre strict de l'idéalisme transcendantal
husserlien qui seul comprend la présence comme sens immanent
de la conscience. Pour l'idéalisme transcendantal seulement, être ou-
vert à un être qui m'est présent est en vérité le « viser» comme
présent. D'autre part la mineure fait de cette conception de la
conscience une thèse inacceptable pour la phénoménologie husser-
Henne. En effet loin d'identifier présence et conscience, présence et
phénoménalité comme le fait Lévinas, Husserl tend à penser une
non-présence du sein de la phénoménalité.
Cette divergence de vue fait <scil. pose> problème car Lévinas
ne semble pas la reconnaître. L'affirmation « la conscience est présence
de l'être, présence de la présence», Lévinas la comprend en effet
comme un approfondissement, une reprise de l'analyse husserlienne
de la conscience et non comme une rupture; Husserl comprendrait
finalement la conscience comme présence, comme évidence. Et à
partir de là, Lévinas pense la nécessité d'une rupture de la
conscience qui serait donc aussi rupture de la présence et rupture
(explicite celle-là) avec Husserl. Il y a ainsi un lien essentiel entre
la rupture inavouée et la rupture proclamée: la façon qu'a Lévinas
de dénier à la conscience toute possibilité d'être ouverture au non-
présent - ce que nous comprenons comme rupture inavouée - sem-
ble être le réquisit de la rupture explicite. Ou, formulé dans une
interrogation: n'est-ce pas parce qu'il n'a pas reconnu la non-pré-
sence inscrite au cœur de la conscience que Lévinas se verra obligé
d'aner chercher cette non-présence dans une «relation à» qui
rompe avec la conscience et la phénoménalité, relation impensable
pour Husserl, relation qui serait le lieu de la rupture? Autrement
dit, la rupture de Lévinas avec Husserl n'est-elle pas pour une part
motivée par un mal-entendu (Lévinas aurait mal entendu les déve-
loppements de Husserl relatifs à la non-présence, ne les aurait pas
suffisamment pris au sérieux) ?

316
Conscience, immanence et non-présence

BIBLIOGRAPHlE DES TEXTES CITÉS

Textes d'E. Lévinas


Totalité et infini. Essai sur l'ex.tériorité (TI), Den Haag, M. Nijhoff, 1961
(l re éd.).
En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (EDE), Paris, Vrin,
1982.
De Dieu qui vient à ['idée (DQVI), Paris, Vrin, 1982.
De l'évasion (1935), Paris, Fata Morgana, 1982.

Textes de Husserl
Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoméno-
logique pures (Ideen 1), trad. française par P. Ricœur, Paris, Galli-
mard, 1950.
Méditations cartésiennes (MC), trad. française par E. Lévinas et G. Pfeif-
fer (1930), Paris, Vrin, 1947.

Autres textes
Derrida J., « Violence et Inétaphysique, Essais sur la pensée d'E. Lé-
vinas 1>, l'Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 117-220.
Lyotard J.-P., la Pllénoménologie, Paris, PUF, coll. «Que sais-je?»,
1954.

NOTES

(1) Le titre originel était le suivant: «Conscience, présence et immanence


chez Levinas H. Il ne déterminait pas néanmoins la portée globale de l'étude.
C'est pourquoi nous l'avons un peu modihé, en y faisant notamment figurer
le terme de « non-présence », ce qui permet de reprendre une partie du titre
de l'ensemble du travail. Nous indiquerons par des crochets <> les ajouts
que nous croyons indispensables à la pleine lisibilité du texte (NdE).
(2) Le problème serait de savoir si amener ainsi une pensée à ses ultimes
conséquences, à ce qu'elle signifie en fin de compte, est en dévoiler la vérité.
Toujours est-il que telle est souvent la méthode de lecture de Lévinas plutôt
que celle qui consisterait à repérer des équivocités, des tensions indépassa-

317
ALTER

bles. Cette façon de lire les philosophes (ce sont toujours des philosophes
que lit Lévinas, non des philosophies) qui consiste à les assigner à choisir
une thèse à l'exclusion de son contraire semble pouvoir être ainsi comprise:
elle serait une ({ variation imaginaire}) qui consiste à transplanter le penseur
du champ de la théorie dans lequel se déroule la philosophie au champ de
l'éthique à l'intérieur duquel comme le dit Kant dans «Qu'est-ce que
s'orienter dans la pensée? }), on ne peut pas ne pas juger.
(3) Par « autre », nous entendons aussi bien l'objet transcendant qu'autrui.
L'apprésentation est donc déjà une dimension constitutive de mon expé-
rience de la chose transcendante et étendue, mais dans l'expérience d'autrui,
elle acquiert une certaine radicalité: il m'est absolument impossible d'ac-
céder, par un processus de vérifications confirmantes, au vécu d'autrui tel
qu'il le vit lui-même.
(4) Cette conception de l'expérience, insistant d'une part sur le fait que la
conscience se rapporte toujours à un objet comme présenté et apprésenté,
d'autre part sur l'ouverture de nouveaux horizons dans le processus de rem-
plissement présente une nette et paradoxale analogie avec ceUe que déve-
loppe Hegel dans l'Introduction à la Phénoménologie de l'esprit: la conscience
se rapporte à l'objet comme elle le sait et comme « posé à ['extérieur de ce
rapport)} (p. 75, trad. Hipolyte). « A elle quelque chose est l'en-soi, et le savoir
ou l'être de l'objet pour la conscience est un autre moment. » (O.C, p. 74) D'autre
part, le progrès du savoir n'est pas le progrès vers une vérité déjà là depuis
les commencements, car « dans le changement du savoir, se change en fait, aussi
l'objet même») (D.C, p. 75). <Ici suivent les deux pages sur l'écriture et le
Livre que nous mentionnons dans la présentation de ce texte, et que nous
n'avons pas conservées (NdE».

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