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Deux figures héroïques

de !'Histoire Romaine de Tite-Live


Paul-Émile père et fils

Le sujet de ce colloque invite à revenir aux grandes figures héroïques de


Rome, ces exempla fidèlement conservés dans les archives de chaque gens et
dans la mémoire collective soucieuse de transmettre le mos maiorum. On peut
ainsi considérer que !'Histoire Romaine de Tite-Live est centrée sur cette
conception du héros réalisant l'union de la cité qui se reconnaît en lui : il y a
alors un lien entre le héros, la concordia et la victoire.
Notre intérêt, dans un premier temps, avait porté sur le dernier héros de la
fresque livienne, du moins le dernier héros des livres conservés, Paul-Émile, le
vainqueur de Pydna, le conquérant de la Macédoine. Cependant de nombreux
éléments nous incitent à élargir l'enquête et à préciser la conception livienne du
héros. L'étude du personnage de Paul-Émile nous amène à nous souvenir qu'il
est le fils du «vaincu de Cannes» et à envisager une réflexion sur l'héroïsme et
la défaite ; de plus l'examen comparé des figures du père et du fils va nous
inviter à relever les permanences psychologiques et méthodologiques d'une
génération à l'autre 1. Au sujet de ces permanences nous tiendrons par ailleurs
compte de deux faits. D'une part Tite-Live est attentif, autant qu'à ces denx
héros, aux personnages qui les entourent et dont le comportement est !
l'antithèse du leur2• D'autre part les deux héros, alors même que l'un d'eux
remporte une victoire prestigieuse, sont contestés, ce qui va mettre en doute les
liens entre le héros et la collectivité. L'historien s'affirmera ainsi moins
comme le dépositaire de là mémoire collective que comme celui qui la
corrigeJ. Notre enquête se déroulera en deux temps et suivra simplement la

1. Nous avons mis à profit à ce sujet)es deux ouvrages suivants: J. HELLEGOUARC'H,Le


vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1972 ;
T.J. MOORE, Artistry and Ideology. Livy's Vocabulary ofVirtue, Francfort, 1989.
2. Cette antithèse, qui oppose au comportement héroïque un comportement passionnel, a été
mise en valeur par M. Ducos, «Les passions, les hommes et l'histoire», Revue des études
latines, 65, 1987, p. 132-147.
3. Ces contestations peuvent servir d'arguments confortant l'idée de P.G. WALSH, qui
considère que Tite-Live met en évidence des processus de décadence dans l'histoire romaine:
«Quomodo Titus Livius corruptionem rei publicae intestinam narravit», Acta omnium gentium
ac nationum conventus latinis litteris linguaequefovendis, Malte, 1976, p.135-139.

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chronologie : nous considérerons successivement Paul-Émile père et Paul- du personnage est pratiquement totale : Cum Paulo nemo praeter Seruilium
Émile fils. prioris anni consulem adsentiretur .. ,9
Cette solitude est cependant valorisée. Tite-Live souligne, en une parfaite
antithèse, qu'il vaut mieux l'appui d'un seul homme, doué de réflexion, de
consilium, que celui d'une foule animée d'un élan passionnel, d'impetus: ainsi
L'HÉROÏSME ET LA DÉFAITE : PAUL-ÉMILE PÈRE4
prend tout son sens le discours adressé à Paul-Émile par Q. Fabius Maximus 10•
Pour ce dernier en effet le héros se caractérise avant tout par sa résistance aux
Un personnage contesté passions - seul moyen d'accéder à la réflexion - et non par sa popularité. Il
peut donc y avoir un héroïsme même dans la défaite. Ce véritable héroïsme
Dès le début du livre XXII, on s'aperçoit que Paul-Émile ne peut corres- peut cependant être dissimulé par une fa/sa infamia, puisque, pour ceux qui
pondre à l'image traditionnelle du héros qui incarne les aspirations et valeu~s suivent leurs passions, la réflexion n'est qu'une lâcheté, ainsi que le montre le
de la collectivité : Lucius Aemilius Paulus est au cœur des luttes entre patn- dernier échange entre Paul-Émile et Varron 11 • Q Fabius affirme cependant son
ciens et plébéiens. espoir que la vérité finira par triompher et que les véritables héros seront
reconnus. Il semble qu'on ait ici l'idée que la mémoire d'un peuple peut être
D'un point de vue plébéien il est l'exemple même du pat~icien_ haut~_in qui, longtemps tributaire des passions collectives et que l'historien doit parfois
de surcroît, a été soupçonné de complicité dans les malversauo~s.fman~ieres de s'élever contre elle.
son collègue à l'issue de son premier consulat. Par oppos1t10~, c est son
collègue, Caius Terentius Varro, qui est porté par la faveur popula1re. Valorisé par son consi/ium, Paul-Émile l'est aussi par sa uirtus. Il s'oppose à
Varron, qui ne bénéficie d'aucun passage descriptif dans le récit de la bataille
Dès ce moment Tite-Live s'attache à dénoncer ce qu'une telle symbiose de Cannes : Tite-Live dit simplement qu'il a sauvé sa vie, le montrant ainsi
recouvre : l'unanimité n'est possible que si l'on cède aux passions et si, par fidèle à l'individualisme que révélaient ses passions. Ces passions si mauvaises
conséquent, on renonce à la réalité et à la vérité. Le discour~ de Va!1"01~ est conseillères en matière de stratégie ne fournissent pas même leur dynamisme à
gratior populo quam uerior5 et illustre tous les travers d une rhetonque la uirtus : la narration de la bataille montre qu'à l'épreuve des faits les propos
démagogique. . de Varron ne reposaient pas sur un ardor qui aurait permis de les comprendre.
Hannibal profite de cette symbiose entre l'armée et son ch~f pu!squ'elle est Paul-Émile, quant à lui, voit dans le combat, même engagé contre sa
fondée sur une identité psychologique : lorsque Hanmbal femt d aband?nner
volonté, la seule pierre de touche qui permette de mesurer la valeur des êtres ;
son camp, un pillage étant en perspective, la cupiditas pa~alyse la réflex10n et pour lui ce ne saurait être un procès, après la défaite, qui distinguerait entre lui
entraîne la temeritas. Ainsi toute décision naît de l'impulswn du mome.._nt et de et Varron celui qui en est le responsable : la vérité réside dans les faits, non
l'intérêt personnel. En raison de cet élan passionnel, la pietas elle-meme est dans les paroles12.
bien près d'être bafouée6.
Il est donc décidé à aller jusqu'au bout non seulement par fidélité à lui-même
Tite-Live jette donc la suspicion sur l'enthousias!"e coHectif qui cache le mais aussi pour enlever aux Carthaginois le sentiment d'une victoire facile.
triomphe de l'individualisme : Varron n'est pas un heros mais 11 est uelut unus Pour lui, cette bataille engagée dans la précipitation qui caractérise les passions
turbae militaris1 . revient à livrer l'armée romaine à l'ennemi : céder à ces passions, c'est donc
trahir. Il atteint son objectif : la résistance désespérée des Romains exaspère les
Carthaginois et Hannibal en est réduit aux plaisanteries de mauvaise foi 13.
Un héros caractérisé par le consilium et la uirtus Cependant, au-delà de cette uirtus qui le rend capable de résister à ses souf-
frances physiques et morales, c'est en dernier lieu son consilium qui est salué ;
son ultime préoccupation est de mettre en garde de toute urgence le sénat :
Paul-Émile affiche sa méfiance envers l'i~pulsion aveugle, prison~ière de après cette défaite la route vers Rome est ouverte. Cette pensée qu'il est le seul
l'instant et tente de la contrer : Paulus etiam atque etiam dicere prouzde~dum
praecau~ndumque esse ... & Cependant cette tentative s'avère vaine et la solitude

4. Les passages cités dans cette partie appartiennent tous au livre XXII. 9. XXII, 43, 8.
5. XXII, 38, 8. . 10. XXII, 3: resistes autem si adversusjamam rumoresque satisfirmus steteris.
6. XXII, 42, 8. 11. XXII, 43, 5.
7. XXII, 42, 3. 12. XXII, 49, 11.
8. XXII, 41, 4. 13. XXII, 49, 1.
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à avoir, avec Maharbal, place ses capacités stratégiques au-dessus de celles
moderatio mais la pietas. Ces violences, qui dépassent de loin ce qui est
pratiqué contre des ennemis, montrent les dérives de l'individualisme forcené.
d'Hannibal.
C'est la même cupiditas qui efface tout souci stratégique de l'esprit d' Appius
Claudius Cento : lorsque des habitants d'Uscana viennent lui annoncer qu'une
partie de la ville est prête à se livrer aux Romains et font miroiter devant lui
Tite-Live souligne, tout au long de l'épisode, que cet héroïsme peut être les perspectives de butin, tout cela occaecauit animum 18, l'aveugla : sans
reconnu et susciter l'émulation, mais non d'une manière massive. prendre d'otages ni mettre d'ordre dans l'armée, il se précipite vers la ville.
Ainsi Paul-Émile a su entraîner une partie de l'armée dans une résistance C'est alors une défaite humiliante pour les Romains mis en fuite par un petit
acharnée, et dans la débâcle qui suit la défaite, le _t~ibun P. S~niproni~s nombre de défenseurs, parmi lesquels les esclaves et les femmes jouent un
Tuditanus invoque sa mémoire pour provoquer le ressaisissement d une partie grand rôle. Appius Claudius, soucieux avant tout de lui-même, est le premier à
de l'armée : alors que la plupart des soldats se résigne~! à être prisonniers des s'enfuir, sans souci de repli stratégique pour le reste de son armée.
Carthaginois, il montre qu'en réfléchissam et e~ pratiq?ant la uirtus on peut Quant à Quintus Marcius Philippus, sa temeritas l'amène à entreprendre la
retrouver la liberté. Son discours est en fait un reqmsitoue contre les passm~s traversée de montagnes de Thessalie, projet inconsidéré sur lequel sa superbia
et l'individualisme qui amènent à préférer conserver à tout pnx sa vie plutot l'empêche de revenir.
que de reconquérir sa dignité de citoyen et son humanité même. On voit que la récurrence du lien cupiditas - temeritas vise à dénoncer
Ce réquisitoire est repris au sénat par T: Manlius Torquatus l~rsqu'un émis- l'incapacité à se situer d'une manière objective qui caractérise l'individualisme.
saire des soldats prisonniers vient sollicller leur rachat. Le discours de cet
émissaire montre combien la défaite est propice aux mensonges _consola_teurs ;
T. Manlius Torquatus, se référant à l'héroïsme de P. Sempromus Tuditanus,
s'élève pour dénoncer les manipulations de la vérité qui cachent le tno,:nphe Mais Paul-Émile affirme sa différence par rapport aux généraux qui l'ont
des passions et de l'individualisme. Cependant ce discou~ e,xi,geant est ? son précédé: toute son attitude manifeste un refus total de la temeritas, c'est-à-dire
tour contesté, puisque T. Manlius Torquatus est considere ut plerisque une conduite en rupture avec les pratiques des généraux précédents et fondée
uidebatur, priscae ac nimis durae seueri~atis 14 . L'héroïsme ne serait donc sur le rejet des passions.
désormais qu'une référence à un passé mytluque. Pour lui la prise de décision est l'aboutissement d'une méthode inspirée de la
prudentia paternelle. Comme son père, il refuse d'agir sous l'impulsion du
moment, dans la précipitation, et prône l'examen rationnel des faits. C'est ainsi
15
qu'au lendemain de son élection au consulat, il demande au sénat l'envoi d'une
L'HÉROÏSME ET LA VICTOIRE : PAUL-ÉMILE FII..S commission d'enquête en Macédoine dont il fixe avec soin les objectifs et
méthodes de travail. Il doit imposer ce délai, nécessaire à une préparation
L' ajfirmation d'une méthode adaptée aux besoins, à un sénat impatient de voir des résultats.
On le voit fidèle à ce principe de prise en compte de la réalité objective
A l'intérieur de la structure narrative des guerres de Macédoine, Paul-Émile lorsqu'il examine la position de Persée sur la rive de l'ElpéeI9 et lorsque
apparaît en rupture avec une longue sui~e de~ g~n~raux au comportement Persée lui offre le combat20. Cette attention à la réalité objective se heurte sans
passionnel, proches de Varron et, comme lm, voues a 1 échec. cesse au désir impulsif de ceux qui l'entourent : le sénat s'impatiente, les
Licinius Crassus est avant tout caractérisé par sa temeritas qui se manifeste
soldats en vue de l'ennemi cèdent aux provocations de celui-ci.
par le choix absurde d'un itinéraire pour traverser l'A(hamanie 16 ~t pa~ la Paul-Émile apparaît, dès son élection, tout à fait conscient de la nature
manière dont il se laisse surprendre par une ruse grossrere de Persee. Tll~- passionnelle de ceux qui l'entourent. Il s'adresse à ses différents interlocuteurs
Live montre que chez lui aussi temeritas ~t cupid!tas c_oexrntent; en eff_et celui- - le sénat, le peuple, les soldats, son état-major - en une série de discours qui
ci compense son impuissance devant 1 ennemi en mfhgeant des ".10lences montrent sa volonté de revenir à une parole d'ordre et de vérité après les dis-
inouïes aux alliés chalcidiens 17 : l'attrait du butin l'amène à piller non cours complaisants des généraux précédents: il s'attache à démontrer combien
seulement des biens individuels mais des temples et à bafouer non seulement la

14. XXII, 60, 5.


18. XLIII, 10, 2.
15. Les passages cités dans cette partie se répartissent tout au long des livres XLII à XLV.
19. XLIV 35, 6-12.
16. XLII, 55.
20. XLV 37- 39.
17. XLIII, 7.

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les passions sont étrangères au bon fonctionnement de la société, ainsi qu'au
mos maiorum. Un personnage contesté
Cependant il mesure, comme son père, l'inefficacité de la parole face aux
passions. Il n'hésite pas à recommencer sa démonstration, en particulier devant
son état-major ; il s'agit de ses fils et de jeunes gens de leur génération : les En dépit de tout cela le retour de Paul-Émile à Rome est l'occasion d'une
contestation massive contre lui.
passions semblent pardonnables et naturelles dans la jeunesse. Mais, conscient
que la démonstration et les passions sont d'un ordre différent, il utilise de L'armée, menée par Galba, expose ses griefs à la plèbe, qui se joint à elle
préférence la leçon des faits, directement «perceptible» par ceux qui sont inca- pour refuser de voter le triomphe.
pables de raisonner. Quels sont les griefs ? Ils sont énumérés dans le discours de Servius Galba
Ainsi, lorsque son conseil suggère obstinément d'attaquer massivement les ~ev~n( la plè?e23 : il s'agit d'une protestation contre une discipline militaire
fortifications de Persée sur l'Elpée, refusant de voir que cette rive est Jugee mhumame, contre un partage du butin jugé injuste.
inexsuperabilis21, il impose son propre plan et utilise la suggestion' de son Les premières critiques, qui sont en contradiction flagrante avec les données
conseil comme attaque de diversion: l'échec s'ensuit logiquement. De même, de la narration, apparaissent comme une revanche de toutes les passions
lorsque Persée offre le combat à l'armée romaine qui vient de conquérir une condamnées au silence, des pulsions mimétiques contrecarrées ; les secondes
position favorable au prix d'une marche forcée, Paul-Émile ne prend pas de nous rappellent le rang important tenu par la cupiditas parmi les passions
front l'ardeur belliqueuse de ses troupes ; il feint d'encourager leur précipita- individualistes.
tiou tout eu gagnant du temps sous divers prétextes, jusqu'à ce que la chaleur et Ce so~t donc des intérêJs individuels qui s'opposent essentiellement à la
la fatigue fassent accepter de remettre la bataille au lendemain et d'installer le reconna1~sance_ de Paul-Emile comme héros de l'expansion romaine :
camp. Cet épisode montre bien que la uirtus ne saurait être à elle seule une désorm~1s, affirme Gal~•: la reconnaissance _de l'armée ne sera plus
i 1

valeur héroïque. C'est une qualité sans intérêt quand elle n'est pas guidée par le proport10nnelle aux quahtes du chef ou aux resultats obtenus mais aux
cons ilium. la~~esses consenties ; les honneurs se paient : non omnia in ducis : aliquid in
Ces exemples montrent Paul-Émile autant en lutte contre les passions de son milltum manu esse24 . Ainsi se trouve affirmée l'idée, dénoncée par Tite-Live,
armée que contre Persée. Sa méthode mène au succès mais ne le rend pas que ce n'est pas le dévouement à l'intérêt général qui fait le héros mais sa
populaire. complaisance pour les passions. '
Le silence de ~aul-Émile, à ce stade du texte, est particulièrement frappant :
on ne pe~t s_'empecher ~ey_ens~r au mépris de son père à l'égard de la parole et
à sa conv1ct10n que la vente réside dans les faits seuls.
Le succès est clair: en effet la lucidité de Paul-Émile, son souci d'examiner
les faits et de gérer au mieux les passions le rendent capable de s'adapter aux C'est donc M_. Servilius, vieille figure Jépublicaine, qui répond à Galba,
situations nouvelles. prononce un plaidoyer en faveur de Paul-Emile et renverse ainsi le cours du
vote.
Tite-Live le présente ainsi comme le premier général à avoir trouvé le
moyen d'affronter victorieusement les phalanges macédoniennes, ce qui lui a D'ab~rd, il affirme. fortement que le mérite ne dépend pas de la
permis de vaincre Persée à Pydna après une campagne extrêmement rapide, en recoru:ia1~san~e qu'on lm a_cco'.de. On retrouve ici, à la fin de la présentation de
rupture totale avec les atermoiements de ses prédécesseurs. Paul-Emile fils, la conclus10n a laquelle avait abouti la présentation du père.
C'est le même consilium qui lui permet, au lendemain de Pydna, de ménager Ensuite, il insiste sur la signification du triomphe telle que l'a transmise le
avec une grande habileté la transition entre la royauté macédonienne et la mos mawrum.
domination romaine tout en donnant à cette conquête un grand retentissement , C~ rappel met e_n valeur la signification collective du triomphe : à travers le
grâce à l'organisation des Jeux d' Amphipolis22. general porté en tnomphe c'est l'ensemble du peuple qui célèbre son unité et sa
Homme de conquête, mais aussi d'organisation de la conquête et grand ( force et en remercie les dieux. Il veut faire voir de cette faço'n que le héros
diplomate, ce personnage avait tout pour être le symbole de la renaissance n_'est p~s le destinat~ire du triomphe, que les intérêts personnels, même les
romaine, pour être une figure de héros. siens, n y ont que faire. Les seuls« héros» vers lesquels s'élève la reconnais-
sance unanime sont les dieux.
21. XLIV, 35, 9.
22. XLV, 38. Cette question ,a été analysée par J.-L. FERRARY dans Philhellénisme et
impérialisme (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome, 271), Paris-Rome, 23. XLV, 36.
1988, p. 527-572. 24. XLV, 36, 5.
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Ce refus final de l'héroïsme, parce qu'il génère des réactions mimétiques
qui, elles 0 mêmes, provoquent l'éclatement de la communauté, n'est pas
l'élément le moins surprenant de l'histoire de Paul-Émile.

Pour Tite-Live la réflexion sur l'héroïsme prend un tour à la fois philoso-


phique et politique.
Le héros, pour être capable de consilium et donc faire un bon usage de la
uirtus, doit rejeter les passions, ce qui fait de l'héroïsme une véritable ascèse,
un dépouillement total de son individualisme au nom d'un intérêt général qui DU HÉROS AU SAINT : PASSAGES
prend une dimension religieuse. On reconnaît là une conception qui nous
semble proche du stoïcisme et qui fait que le héros a quelque ressemblance
avec le saiot chrétien - ressemblance qne les Pères de l'Église ont d'ailleurs
soulignée.
Au plan politique, il peut sembler à première vue que la conception livienne
du héros est tributaire d'une idéologie sénatoriale très étroite : les passions
seraient le propre de la plèbe et la capacité de s'en abstraire serait patricienne.
Cependant de nombreux indices montrent que tel n'est pas le cas : le héros est
celui qui sait sortir des réactions passionnelles et mimétiques de la foule,
qu'elle soit patricienne ou plébéienne. De cette façon le consilium apparaît -
par nature - comme une capacité élitiste, dans quelque ordo que ce soit, sa
reconnaissance aussi étant réservée à une élite de bons esprits.
On peut même-trouver dans la conception du triomphe et dans l'insistance de
Tite-Live à la restituer dans toutes ses implications une méfiance à l'égard de
l'ambivalence de l'héroïsme : il est à la fois nécessaire à l'existence même de
l'État et porteur de menaces à l'encontre de la cohésion de la collectivité.
C'est pourquoi - et l'insistance de M. Servilius est éclairante - le triomphe
est une cérémonie républicaine exemplaire qui, en remettant la gloire aux
dieux, permet d'éviter les rivalités mimétiques qui opposeraient le penple à son
héros. Les ostracismes athéniens évoqués par M. Servilius s'emploient à parer
aux mêmes difficultés mais laissent Je conflit apparaître.
Cependant le débat autour du triomphe de Paul-Émile montre que, face à
l'individualisme exprimé par un Ser. Galba, la signification religieuse de la
cérémonie s'est assez estompée pour ne plus permettre cette évacuation de la
violence et cette recherche de la concordia. Ainsi Galba exclut d'abord les
dieux de la cérémonie et réduit le triomphe à un marchandage où les soldats
échangent les honneurs contre récompense. Dans cette optique l'héroïsme n'est
qu'une manière de satisfaire une certaioe forme de cupiditas.
On peut penser que les figures des grands généraux des guerres civiles - et
leur utilisation du triomphe, en germe ici - ont pu rendre Tite-Live méfiant à
l'égard d'un héroïsme plébiscité.

Virgioie l'FEIFER

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