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4. Les passages cités dans cette partie appartiennent tous au livre XXII. 9. XXII, 43, 8.
5. XXII, 38, 8. . 10. XXII, 3: resistes autem si adversusjamam rumoresque satisfirmus steteris.
6. XXII, 42, 8. 11. XXII, 43, 5.
7. XXII, 42, 3. 12. XXII, 49, 11.
8. XXII, 41, 4. 13. XXII, 49, 1.
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à avoir, avec Maharbal, place ses capacités stratégiques au-dessus de celles
moderatio mais la pietas. Ces violences, qui dépassent de loin ce qui est
pratiqué contre des ennemis, montrent les dérives de l'individualisme forcené.
d'Hannibal.
C'est la même cupiditas qui efface tout souci stratégique de l'esprit d' Appius
Claudius Cento : lorsque des habitants d'Uscana viennent lui annoncer qu'une
partie de la ville est prête à se livrer aux Romains et font miroiter devant lui
Tite-Live souligne, tout au long de l'épisode, que cet héroïsme peut être les perspectives de butin, tout cela occaecauit animum 18, l'aveugla : sans
reconnu et susciter l'émulation, mais non d'une manière massive. prendre d'otages ni mettre d'ordre dans l'armée, il se précipite vers la ville.
Ainsi Paul-Émile a su entraîner une partie de l'armée dans une résistance C'est alors une défaite humiliante pour les Romains mis en fuite par un petit
acharnée, et dans la débâcle qui suit la défaite, le _t~ibun P. S~niproni~s nombre de défenseurs, parmi lesquels les esclaves et les femmes jouent un
Tuditanus invoque sa mémoire pour provoquer le ressaisissement d une partie grand rôle. Appius Claudius, soucieux avant tout de lui-même, est le premier à
de l'armée : alors que la plupart des soldats se résigne~! à être prisonniers des s'enfuir, sans souci de repli stratégique pour le reste de son armée.
Carthaginois, il montre qu'en réfléchissam et e~ pratiq?ant la uirtus on peut Quant à Quintus Marcius Philippus, sa temeritas l'amène à entreprendre la
retrouver la liberté. Son discours est en fait un reqmsitoue contre les passm~s traversée de montagnes de Thessalie, projet inconsidéré sur lequel sa superbia
et l'individualisme qui amènent à préférer conserver à tout pnx sa vie plutot l'empêche de revenir.
que de reconquérir sa dignité de citoyen et son humanité même. On voit que la récurrence du lien cupiditas - temeritas vise à dénoncer
Ce réquisitoire est repris au sénat par T: Manlius Torquatus l~rsqu'un émis- l'incapacité à se situer d'une manière objective qui caractérise l'individualisme.
saire des soldats prisonniers vient sollicller leur rachat. Le discours de cet
émissaire montre combien la défaite est propice aux mensonges _consola_teurs ;
T. Manlius Torquatus, se référant à l'héroïsme de P. Sempromus Tuditanus,
s'élève pour dénoncer les manipulations de la vérité qui cachent le tno,:nphe Mais Paul-Émile affirme sa différence par rapport aux généraux qui l'ont
des passions et de l'individualisme. Cependant ce discou~ e,xi,geant est ? son précédé: toute son attitude manifeste un refus total de la temeritas, c'est-à-dire
tour contesté, puisque T. Manlius Torquatus est considere ut plerisque une conduite en rupture avec les pratiques des généraux précédents et fondée
uidebatur, priscae ac nimis durae seueri~atis 14 . L'héroïsme ne serait donc sur le rejet des passions.
désormais qu'une référence à un passé mytluque. Pour lui la prise de décision est l'aboutissement d'une méthode inspirée de la
prudentia paternelle. Comme son père, il refuse d'agir sous l'impulsion du
moment, dans la précipitation, et prône l'examen rationnel des faits. C'est ainsi
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qu'au lendemain de son élection au consulat, il demande au sénat l'envoi d'une
L'HÉROÏSME ET LA VICTOIRE : PAUL-ÉMILE FII..S commission d'enquête en Macédoine dont il fixe avec soin les objectifs et
méthodes de travail. Il doit imposer ce délai, nécessaire à une préparation
L' ajfirmation d'une méthode adaptée aux besoins, à un sénat impatient de voir des résultats.
On le voit fidèle à ce principe de prise en compte de la réalité objective
A l'intérieur de la structure narrative des guerres de Macédoine, Paul-Émile lorsqu'il examine la position de Persée sur la rive de l'ElpéeI9 et lorsque
apparaît en rupture avec une longue sui~e de~ g~n~raux au comportement Persée lui offre le combat20. Cette attention à la réalité objective se heurte sans
passionnel, proches de Varron et, comme lm, voues a 1 échec. cesse au désir impulsif de ceux qui l'entourent : le sénat s'impatiente, les
Licinius Crassus est avant tout caractérisé par sa temeritas qui se manifeste
soldats en vue de l'ennemi cèdent aux provocations de celui-ci.
par le choix absurde d'un itinéraire pour traverser l'A(hamanie 16 ~t pa~ la Paul-Émile apparaît, dès son élection, tout à fait conscient de la nature
manière dont il se laisse surprendre par une ruse grossrere de Persee. Tll~- passionnelle de ceux qui l'entourent. Il s'adresse à ses différents interlocuteurs
Live montre que chez lui aussi temeritas ~t cupid!tas c_oexrntent; en eff_et celui- - le sénat, le peuple, les soldats, son état-major - en une série de discours qui
ci compense son impuissance devant 1 ennemi en mfhgeant des ".10lences montrent sa volonté de revenir à une parole d'ordre et de vérité après les dis-
inouïes aux alliés chalcidiens 17 : l'attrait du butin l'amène à piller non cours complaisants des généraux précédents: il s'attache à démontrer combien
seulement des biens individuels mais des temples et à bafouer non seulement la
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les passions sont étrangères au bon fonctionnement de la société, ainsi qu'au
mos maiorum. Un personnage contesté
Cependant il mesure, comme son père, l'inefficacité de la parole face aux
passions. Il n'hésite pas à recommencer sa démonstration, en particulier devant
son état-major ; il s'agit de ses fils et de jeunes gens de leur génération : les En dépit de tout cela le retour de Paul-Émile à Rome est l'occasion d'une
contestation massive contre lui.
passions semblent pardonnables et naturelles dans la jeunesse. Mais, conscient
que la démonstration et les passions sont d'un ordre différent, il utilise de L'armée, menée par Galba, expose ses griefs à la plèbe, qui se joint à elle
préférence la leçon des faits, directement «perceptible» par ceux qui sont inca- pour refuser de voter le triomphe.
pables de raisonner. Quels sont les griefs ? Ils sont énumérés dans le discours de Servius Galba
Ainsi, lorsque son conseil suggère obstinément d'attaquer massivement les ~ev~n( la plè?e23 : il s'agit d'une protestation contre une discipline militaire
fortifications de Persée sur l'Elpée, refusant de voir que cette rive est Jugee mhumame, contre un partage du butin jugé injuste.
inexsuperabilis21, il impose son propre plan et utilise la suggestion' de son Les premières critiques, qui sont en contradiction flagrante avec les données
conseil comme attaque de diversion: l'échec s'ensuit logiquement. De même, de la narration, apparaissent comme une revanche de toutes les passions
lorsque Persée offre le combat à l'armée romaine qui vient de conquérir une condamnées au silence, des pulsions mimétiques contrecarrées ; les secondes
position favorable au prix d'une marche forcée, Paul-Émile ne prend pas de nous rappellent le rang important tenu par la cupiditas parmi les passions
front l'ardeur belliqueuse de ses troupes ; il feint d'encourager leur précipita- individualistes.
tiou tout eu gagnant du temps sous divers prétextes, jusqu'à ce que la chaleur et Ce so~t donc des intérêJs individuels qui s'opposent essentiellement à la
la fatigue fassent accepter de remettre la bataille au lendemain et d'installer le reconna1~sance_ de Paul-Emile comme héros de l'expansion romaine :
camp. Cet épisode montre bien que la uirtus ne saurait être à elle seule une désorm~1s, affirme Gal~•: la reconnaissance _de l'armée ne sera plus
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valeur héroïque. C'est une qualité sans intérêt quand elle n'est pas guidée par le proport10nnelle aux quahtes du chef ou aux resultats obtenus mais aux
cons ilium. la~~esses consenties ; les honneurs se paient : non omnia in ducis : aliquid in
Ces exemples montrent Paul-Émile autant en lutte contre les passions de son milltum manu esse24 . Ainsi se trouve affirmée l'idée, dénoncée par Tite-Live,
armée que contre Persée. Sa méthode mène au succès mais ne le rend pas que ce n'est pas le dévouement à l'intérêt général qui fait le héros mais sa
populaire. complaisance pour les passions. '
Le silence de ~aul-Émile, à ce stade du texte, est particulièrement frappant :
on ne pe~t s_'empecher ~ey_ens~r au mépris de son père à l'égard de la parole et
à sa conv1ct10n que la vente réside dans les faits seuls.
Le succès est clair: en effet la lucidité de Paul-Émile, son souci d'examiner
les faits et de gérer au mieux les passions le rendent capable de s'adapter aux C'est donc M_. Servilius, vieille figure Jépublicaine, qui répond à Galba,
situations nouvelles. prononce un plaidoyer en faveur de Paul-Emile et renverse ainsi le cours du
vote.
Tite-Live le présente ainsi comme le premier général à avoir trouvé le
moyen d'affronter victorieusement les phalanges macédoniennes, ce qui lui a D'ab~rd, il affirme. fortement que le mérite ne dépend pas de la
permis de vaincre Persée à Pydna après une campagne extrêmement rapide, en recoru:ia1~san~e qu'on lm a_cco'.de. On retrouve ici, à la fin de la présentation de
rupture totale avec les atermoiements de ses prédécesseurs. Paul-Emile fils, la conclus10n a laquelle avait abouti la présentation du père.
C'est le même consilium qui lui permet, au lendemain de Pydna, de ménager Ensuite, il insiste sur la signification du triomphe telle que l'a transmise le
avec une grande habileté la transition entre la royauté macédonienne et la mos mawrum.
domination romaine tout en donnant à cette conquête un grand retentissement , C~ rappel met e_n valeur la signification collective du triomphe : à travers le
grâce à l'organisation des Jeux d' Amphipolis22. general porté en tnomphe c'est l'ensemble du peuple qui célèbre son unité et sa
Homme de conquête, mais aussi d'organisation de la conquête et grand ( force et en remercie les dieux. Il veut faire voir de cette faço'n que le héros
diplomate, ce personnage avait tout pour être le symbole de la renaissance n_'est p~s le destinat~ire du triomphe, que les intérêts personnels, même les
romaine, pour être une figure de héros. siens, n y ont que faire. Les seuls« héros» vers lesquels s'élève la reconnais-
sance unanime sont les dieux.
21. XLIV, 35, 9.
22. XLV, 38. Cette question ,a été analysée par J.-L. FERRARY dans Philhellénisme et
impérialisme (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome, 271), Paris-Rome, 23. XLV, 36.
1988, p. 527-572. 24. XLV, 36, 5.
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Ce refus final de l'héroïsme, parce qu'il génère des réactions mimétiques
qui, elles 0 mêmes, provoquent l'éclatement de la communauté, n'est pas
l'élément le moins surprenant de l'histoire de Paul-Émile.
Virgioie l'FEIFER