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Héros de la démocratie ou criminel de

guerre?
Clint Eastwood retrace l’histoire d’un tireur d’élite qui fit quelque 160 victimes en Irak. Belliciste
ou pacifiste? «American Sniper» reconduit l’ambiguïté inhérente à l’œuvre du dernier des
géants. En titillant de vieux démons américains, le cinéaste soulève la polémique et connaît son
plus gros succès
Sous le soleil implacable de Falloujah, Chris (Bradley Cooper) a l’œil vissé à la lunette de son
fusil. Sa mission est de protéger le convoi militaire progressant dans la rue. Une femme et un
enfant entrent dans son périmètre. Elle porte un objet lourd sous son voile. Au moment où le
doigt se crispe sur la gâchette, flash-back: un cerf tombe dans l’herbe, touché au cœur. C’est le
premier gibier tiré par Chris, qui chasse avec son père.
En adaptant l’autobiographie de Chris Kyle (1,2 million d’exemplaires vendus aux Etats-Unis), le
plus redoutable des tireurs d’élite américains avec 160 victimes officielles, American
Sniper relève de la pure Americana, façon Davy Crockett: enfance texane entre la Bible et le
fusil, héroïsme militaire, fin tragique.

Le père de Chris lui enseigne la parabole selon laquelle l’espèce humaine se divise en trois
catégories: les moutons, les loups et les chiens de berger. Les attentats perpétrés contre les
Etats-Unis ébranlent le jeune cow-boy et déterminent sa vocation de chien de berger. Il
s’engage dans le corps d’élite des Navy Seal. Son don pour le tir de précision l’envoie sur un
toit en Irak.
Le doigt a pressé la gâchette, la mère est tombée. L’enfant ramasse la grenade. Chris le
foudroie à son tour. C’étaient ses deux glorieuses premières cibles…
American Sniper accuse quelques fléchissements dans une rigueur stylistique dont Clint East-
wood n’avait jamais dévié. Le réalisateur abuse du contre-champ sentimental, en opposant de
façon presque caricaturale le mariage et la guerre – sans oublier les stances sur la bague de
fiançailles, ce suprême cliché hollywoodien. Il commet une faute de goût en osant un «bullet-
time»: l’objectif suit au ralenti la balle qui, 1,9 kilomètre plus loin, va percuter le sniper ennemi…
Par ailleurs, cette figure de méchant, bondissant de toit en toit tel un ninja, tend à réduire la
complexité d’un conflit à un duel relevant du manichéisme de western.
Figure du cow-boy solitaire
Hormis ces réserves, difficile de ne pas être secoué par la force de l’œuvre. Bien sûr, le lui a-t-
on assez reproché, Clint Eastwood ne revient pas sur le mensonge qui sous-tend l’intervention
américaine en Irak. Le film ne contient aucune dimension géopolitique. Il montre juste les
conséquences de la guerre en collant aux rangers de Chris, un patriote qui ne se pose pas de
questions et développe le complexe de l’ange gardien sans pouvoir l’assumer.
Reconduisant le personnage mythique du cow-boy solitaire, ce personnage en bois brut
enthousiasme l’Amérique conservatrice. Elle capte le film au premier degré, comme un salut
aux sacrifices consentis. D’autres dénoncent la propagande belliciste et l’apologie du meurtre.
Sarah Palin, ex-candidate à la présidentielle, excommunie d’un tweet ces «gauchistes
hollywoodiens […] crachant sur la tombe des combattants de la liberté […] Comprenez juste
que le reste de l’Amérique sait que vous n’êtes pas dignes de cirer les bottes de Chris Kyle.»
L’envergure de la polémique est liée à l’ambiguïté constitutive des films de Clint Eastwood.
Depuis un demi-siècle, il incarne et met en scène des rédempteurs armés et interroge la
violence consubstantielle à la société américaine. «Nous aimons nous forger un passé héroïque
où le Bien a eu raison du Mal. [Mais] nos victoires ne sont pas aussi héroïques que nous le
pensons», disait-il il y a plus de vingt ans en évoquant la noirceur implacable
d’Unforgiven. admire les soldats, mais déteste la guerre.
Clint Eastwood admire les soldats, mais déteste la guerre
Grand canardeur à l’écran, le cinéaste n’aime pas les armes à feu. Il admire les soldats, mais
déteste la guerre. «Dans la plupart des films de guerre que j’ai vus au cours de ma jeunesse, il
y avait les bons d’un côté, les méchants de l’autre. La vie n’est pas aussi simple, et la guerre
non plus.» Lorsqu’il la met en scène, dans Le Maître de guerre ou le diptyque Mémoires de nos
pères/Lettres d’Iwo Jima, c’est pour mener une réflexion humaniste et désabusée sur la notion
d’héroïsme
Certes, American Sniper redore le blason du sniper, une figure plutôt négative, car elle renvoie
à l’assassinat de Kennedy, à laquelle Clint Eastwood donnait le mauvais rôle dans Un Monde
parfait. Mais il montre la guerre dans toute son horreur. Le danger à 360°, la paranoïa
envahissante. Une balle dans la pommette ne fait pas une coquette éraflure: elle fracasse les
dents, démolit les yeux. A chaque tir, le sniper meurt un peu. Chris n’arrive pas à se réinsérer
dans la société civile. Hypertendu, aux aguets, il manque tuer un brave chien qui a bousculé un
gosse et ne parvient pas à émettre une phrase structurée quand un ancien soldat le remercie. Il
est finalement assassiné par un frère d’arme à qui il avait tendu la main.
La dernière séquence en Irak est une escarmouche panique. Les échanges de coups de feu
sont nourris, les hommes tombent comme des mouches. Une tempête de sable se lève. Elle
abrase l’«Axe du mal», elle unit dans ses tourmentes Américains et Irakiens, musulmans et
chrétiens, coupables et innocents, scorpions et fourmis…
Renonçant à la fiction, le générique de fin extrait des archives les images du dernier voyage de
Chris Kyle. Des centaines d’admirateurs brandissent la bannière étoilée au passage du
corbillard. En s’effaçant derrière l’objectivité du reportage, Clint Eastwood avoue-t-il un
nationalisme coupable? Ou, au contraire, réinstaurant in fine le poids du réel, ne pousse-t-il pas
le spectateur à s’interroger: cette nation en deuil rend-elle les honneurs à un héros de la
démocratie ou à un assassin? A chacun de se positionner en son âme et conscience. Quant au
cinéaste, assumant l’ambiguïté jusqu’au bout, il affirme que les détracteurs d’American
Sniper «ont raison»…
Antoine Duplan
© Le Temps
16 février 2015

A lire ci-dessous :
 Le cinéma pour panser les plaies, d’Antoine Duplan
 Tué par les démons d’un autre, de Julie Zaugg
Le cinéma pour panser les plaies

La guerre en Irak a inspiré de nombreux films susceptibles d’exorciser les


traumatismes
La question irakienne s’est posée sur le grand écran dès le début des hostilités. Le conflit est
«un terreau fertile pour faire du cinéma», «l’occasion d’une réflexion passionnante sur la place
de notre pays dans le monde», estime Matt Damon, qui interprète un soldat à Bagdad
dans Green Zone, de Paul Greengrass (2010). Il y a dix ans, remettre en question la guerre
contre les fameuses armes de destruction massive tenait de l’antipatriotisme. Produire des films
sur le sujet procédait d’un équilibrisme complexe entre engagement politique et star-system,
opinion publique, censure économique impliquant le recours à des capitaux étrangers et
polémiques violentes. Mais «il y avait de la colère partout et une énorme motivation pour écrire
sur le sujet», selon James C. Strouse, l’auteur de Grace is Gone.

Contrairement au Vietnam, rares sont les reporters indépendants ayant couvert l’Irak. Les
images qui en proviennent sont celles dûment endiguées par les autorités et les médias, ainsi
que celles enregistrées par les soldats sur leurs portables. Le cinéma de fiction remet de l’ordre
dans cette mosaïque. Et, dépassant les discours patriotiques, il interroge les destructions que la
guerre provoque sur la pierre, sur la chair – sur l’âme surtout.

Pour un film claironnant la supériorité militaire américaine (Le Royaume, de Peter Berg, 2007),
nombreux sont ceux qui s’intéressent au retour des combattants et à leur impossible
réadaptation, comme Les Soldats du désert (2006), d’Irwin Winkler, The Lucky Ones (2008), de
Neil Burger, ouStop-Loss (2008), de Kimberly Peirce. Ou encore Grace is Gone (2007): ce
drame intime observe les ondes de choc en suivant un homme qui prend sans but la route avec
ses deux fillettes lorsqu’il apprend que sa femme a été tuée en Irak.

Prolo de l’héroïsme
Dans le funèbre The Messenger (2009), Oren Moverman accompagne l’officier chargé
d’annoncer aux familles la mort d’un fils, d’un mari, d’un père. C’est un de ces messagers qui
frappe à la porte d’un vétéran du Vietnam dont le fils, de retour d’Irak, a été assassiné. Le vieux
soldat mène son enquête et découvre que la guerre enfante des monstres (Dans la vallée
d’Elah, 2007, de Paul Haggis). Cinéaste de gauche, c’est grâce à Clint Eastwood, opposant de
la première heure au conflit irakien, qu’il a pu tourner cette dénonciation sans équivoque.

Robert Redford évoque la politique étrangère de Washington dans Lions et agneaux (2007).
Brian de Palma reconstitue le viol et le meurtre d’une Irakienne de 15 ans par des soldats
américains dans Redacted (2007). Souffrant comme la plupart de ses concitoyens d’être sous-
informée à propos de la guerre, Kathryn Bigelow a réalisé l’admirable Démineurs(2008). Ce
film, présentant plusieurs similitudes avec American Sniper, dont le principe de montrer sans
juger, suit à Bagdad un spécialiste du déminage. Un gars aux nerfs d’acier qui «marche vers
l’objet que tous les autres fuient» pour démêler les fils bleus et les fils rouges.

Rendu à la vie civile, ce prolo de l’héroïsme s’avère incapable de s’acclimater à la tranquillité.

Antoine Duplan
© Le Temps
16 février 2015
Tué par les démons d’un autre

L’«American sniper», victime de stress post-traumatique, a été abattu par Eddie


Ray Routh, atteint du même mal. Son procès est en cours
De retour aux Etats-Unis en 2009, Chris Kyle était un homme brisé. Loin du héros sûr de lui
dépeint dans le film, il ne cessait de rejouer dans sa tête une matinée d’août 2006, lorsqu’il
avait perdu deux hommes au cours d’une embuscade à Ramadi. Il ne semblait pas savoir où il
se trouvait et a manqué causer plusieurs accidents de voiture parce qu’il hallucinait.
«Tous les vétérans souffrent, à un degré ou à un autre, de stress post-traumatique, raconte
John Radzwilla, de Guardian for Heroes, une ONG co-fondée par le sniper. Le sport lui avait
permis de dompter ses démons, et il a voulu partager cela.» Guardian for Heroes fournit du
matériel de fitness aux anciens soldats blessés ou souffrant de stress post-traumatique.
Le Texan espérait aussi changer la perception du public face à cette maladie, formellement
reconnue par l’Association psychiatrique américaine en 1980 seulement. «Cela le dérangeait
qu’on voie les vétérans souffrants comme des fous, précise John Radzwilla. Il voulait que cela
soit perçu non pas comme une maladie mentale, mais comme un effet quasi inévitable de la
guerre.» Cette vision l’a amené à prendre de nombreux vétérans sous son aile, les invitant à
des parties de chasse à l’antilope aux confins du Texas, sous l’égide de la Troops First
Foundation.

«Complètement taré»
C’est dans cet état d’esprit qu’il emmène Eddie Routh à un stand de tir le 2 février 2013. Ce
vétéran de 25 ans, qui avait servi en Irak en 2007 et 2008, puis en Haïti après le tremblement
de terre de 2010, n’était plus lui-même depuis son retour. Il buvait et fumait des joints du matin
au soir. Il multipliait les théories du complot. A plusieurs reprises entre 2011 et 2013, il a brandi
un pistolet, menacé de tuer tout le monde et été interné.
Les médecins ont posé un diagnostic de stress post-traumatique et lui ont prescrit pas moins de
huit médicaments. «Ce type est complètement taré», écrivait Chris Kyle dans un SMS envoyé à
un ami. Une heure plus tard, Eddie Routh abattait Chris Kyle et un autre homme. «Dans sa tête,
c’était soit lui, soit eux», a dit son avocat.
Le procès d’Eddie Ray Routh, qui s’est ouvert le 9 février, remet le stress post-traumatique sur
le devant de la scène aux Etats-Unis. «Entre 30 et 50% des vétérans en souffrent, indique Liza
Zwiebach, une psychologue spécialiste du phénomène à l’Université Emory. La plupart
subissent des flash-back des événements traumatisants vécus au combat, font des
cauchemars et ne supportent plus les foules et le bruit.» Certains sont frappés par des vagues
de colère. Une étude de l’Université de Caroline du Nord a montré que les vétérans souffrant de
stress post-traumatique avaient sept fois plus de risques de commettre un acte de «violence
extrême».
Ces vétérans ont de la peine à obtenir de l’aide. Les listes d’attente peuvent atteindre plusieurs
mois. «Et il y a de grandes variations dans la qualité des soins», relève Liza Zwiebach. En
2004, l’inspecteur général chargé de surveiller les hôpitaux pour vétérans a jugé que celui de
Dallas était le pire de la nation. C’est ce même établissement qui a renvoyé Eddie Routh à la
maison quelques semaines avant qu’il ne tue Chris Kyle.
Julie Zaugg, New Y0rk
© Le Temps
16 février 2015

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