Vous êtes sur la page 1sur 7

Barus-Michel (J.), Enriquez (E.), Lévy (A.

) (sous la direction de), Vocabulaire de psychosociologie, références et positions, Paris, Érès, 2002.

IDENTITÉ Vincent de Gaulejac

L'identité est un terme polysémique. Selon les Une notion complexe et contradictoire
définitions données par le Petit Robert, il évoque
la similitude, « caractère de ce qui est Sur le plan conceptuel, le terme d'identité est
identique », l'unité, « caractère de ce qui est largement utilisé mais rarement défini. C'est une
UN », la permanence, « caractère de ce qui reste notion fourre-tout aux contours flous.
identique à soi-même », la reconnaissance et « L'identité est une sorte de foyer virtuel auquel il
l'individualisation, « le fait pour une personne nous est indispensable de référer pour expliquer
d'être tel individu et de pouvoir également être un certain nombre de choses, mais sans qu'il n'ait
reconnue pour telle sans nulle confusion grâce jamais d'existence réelle » écrit Claude Lévi-
aux éléments qui l'individualisent ». Strauss en conclusion du séminaire qu'il a
Certains de ces éléments d'identification sont conduit sur ce thème au Collège de France (Lévi-
repris dans une carte d'identité présentée dans strauss, 1979, p. 332). La notion se situe au
toutes les situations où l'individu doit justifier qui il carrefour de différents champs disciplinaires : le
est. Cette carte définit les caractéristiques droit, l'anthropologie, la sociologie. la
propres de la personne à partir de son nom, ses psychologie.
prénoms, sa taille, sa nationalité, son adresse. Notion multiréférentielle, plurielle, complexe,
Une mention spéciale est prévue pour déterminer l'identité est récusée par certains auteurs qui
les « signes particuliers », c'est-à-dire les estiment qu'elle n'a aucune consistance
particularités permet- tant de le distinguer de ses conceptuelle. Les réserves les plus sérieuses
semblables. Délivrée par les pouvoirs publics, viennent de la psychanalyse. La mise en
cette carte est au fondement de l'existence évidence du rôle de l'inconscient dans le
sociale et de la reconnaissance de la citoyenneté. développement de la personne remet en question
A contrario ceux qui n'en disposent pas ne l'idée d'unité de l'individu et de la conscience.
peuvent être socialement définis que par une L'identité éclate au profit d'une conception
identité négative : ce sont des « sans- papiers », dynamique et topographique de l'appareil
sans existence légale. psychique divisé entre instances – le Moi, le Ça,
Mais la notion ne peut se réduire à ces aspects le Surmoi – et d'une vision du sujet confronté à
linguistiques et juridiques. Elle condense une des exigences conflictuelles qui l'agissent à son
série de significations, entre les processus de insu.
construction de soi et les processus de D'où l'accent mis sur les processus
reconnaissance qui concernent les différents d'identification inconscients par lesquels la
registres des relations humaines et des rapports personnalité se constitue en assimilant des
sociaux. Notion complexe, éminemment aspects ou des qualités de personnes de
psychosociologique, elle évoque la permanence l'entourage prises comme modèles. « Freud
dans le temps d'individus qui ne cessent de se montre (...) que ces identifications forment une
transformer pour tenter de maîtriser le cours de structure complexe dans la mesure où le père et
leur existence. la mère sont chacun à la fois objet d'amour et de
rivalité » (Laplanche et Pontalis, 1987, p. 189). La
conception freudienne met l'accent sur le
Identité 175

caractère conflictuel de la construction de soi.


Elle insiste sur les processus à l’œuvre plutôt que Une construction psychosociologique
sur l'état auquel ils aboutissent.
« L'acquisition de l'identité n'est pas une Lorsque l'enfant paraît, il est l'objet
construction linéaire qui opérerait par intégrations d'identifications multiples qui amorcent un double
successives mais un processus dialectique du mouvement de projection et d'introjection
rapport sujet/objet. Pour ce faire, il convient constitutif de sa construction identitaire. « C'est le
d'accomplir une destruction vis-à-vis de ceux-là portrait de son grand-père », « elle a le nez de
mêmes qui ont fondé son existence » (Green, sa mère », « il sera avocat comme son père »...
1979). On voit par là que l'identité n'est pas une donnée
Les théoriciens actuels de l'identité ont intégré première, « elle résulte d'un assemblage, à la fois
cette vision dynamique et dialectique en préférant planifié et fortuit, qui se constitue à la rencontre
évoquer des processus identitaires plutôt qu'une entre d'une part ce qui tient à la partie nucléaire
entité qui évoque la stabilité et la permanence. du psychisme, la personnalité idiosyncrasique qui
Le terme d'identité est lui-même contradictoire. recouvre l'idée de "moi-même'', et d'autre part la
Entre l'idée de similitude (identique à soi- même, personnalité ethnique qui révèle l'ambiance
semblable, auquel renvoie le préfixe idem et celle sociale et culturelle, le contexte dans lequel
de différenciation (distinction, singularité...), l'individu s'inscrit » (Devereux, 1967).
chacun se définit par des caractéristiques Chaque individu tente de se définir comme un
communes à tous ceux qui sont comme lui et par soi-même à partir d'éléments disparates. D'un
des caractéristiques qui permettent de le côté les désirs, les projections, les attentes et les
distinguer de tous ses semblables. En aspirations de son entourage, de l'autre les
conséquence, le terme d'identité prend son sens normes, les codes, les habitus et les modes de
dans une dialectique où la similitude renvoie au classement que chaque milieu produit pour
dissemblable, la singularité à l'altérité, l'individu désigner et reconnaître chacun des membres qui
au collectif, l'unité à la différenciation, l'objectivité le composent. « Nous ressemblons tous à l'image
à la subjectivité. de ce que l'on fait de nous », écrit Jorge Luis
L'identité a une existence « objective » puis Borges pour rendre compte de la dualité entre ce
qu'elle est définie à partir de critères juridiques, qui pousse à « être soi même » et ce qui vient
sociaux et physiques qui s'imposent au sujet et, des autres dans la constitution de soi.
simultanément, elle s'étaye sur des intentions, L'identité est une notion éminemment
des perceptions, des sentiments, donc sur une psychosociale. « Mon identité » renvoie au
subjectivité dont on sait qu'elle est « sujette à sentiment d'être, au sentiment d'unité et de
caution », donc vulnérable et parfois éphémère. cohérence de la personne, à ce qui la définit
La dialectique de l'objectivité et de la subjectivité comme un être singulier, spécifique, unique,
prend des formes différentes selon le niveau de particulier, en définitive à ce qui lui est propre.
développement des sociétés et les contextes Mais cette identité « ne peut lui venir que du
culturel, politique ou religieux qui axent les dehors, c'est-à-dire de la société » (Héritier,
normes de définition de l'individu. Par exemple, 1979). C'est dire que l'individu est désigné par un
dans les sociétés modernes, les institutions ensemble d'attributs sociaux et juridiques qui lui
jouent un rôle central de régulation alors que ce assignent une place dans l'ordre généalogique et
sont les groupes primaires ou religieux qui fixent dans l'ordre social. Son existence sociale est liée
les assignations identitaires dans des sociétés à une inscription dans un livret de famille qui lui
moins développées ou archaïques. confère un nom, un ou des prénoms, une place
176 Vocabulaire de psychosociologie
au croisement de deux lignées paternelle et L'individuel et le collectif
maternelle, et dans une fratrie. La définition de
soi s'appuie sur les éléments consignés dans ce L'identité est définie à partir de l'appartenance de
livret et dans la carte d'identité, complétés par un chaque individu à une famille, une communauté,
certain nombre d'indicateurs sociaux: l'emploi, le une classe sociale, un peuple, une nation, etc. Le
statut socioprofessionnel, le niveau de revenu, le collectif préexiste à la personne, lui assignant une
type d'habitat, la place dans diverses place dans la structure sociale à partir d'une série
organisations ou institutions, l'ensemble de ces de modifications et de normes de classement qui
attributs permettant de préciser la position sociale fondent l'ordre symbolique. Instance de
de chaque individu et de le situer par rapport aux référence, entre l'imaginaire et le réel, entre le
autres. temps chronologique de l'Histoire et le temps du
La logique de la différenciation sociale traverse vécu, entre le personnel et le social, le
les rapports sociaux. Chacun cherche à se symbolique instaure les mots et les signes
distinguer par différents signes liés au mode de nécessaires à la définition de soi-même. Chacun
vie, à la consommation, à l'affichage de certains s'inscrit dans cet ordre en reprenant à son
symboles et en même temps, à s'assimiler dans compte les éléments qui lui permettent d'affirmer
des groupes d'appartenance qui lut confèrent un son identité culturelle, ethnique, nationale, ou
statut, un rôle, une place sociale. L'analyse des même continentale.
trajectoires et de la mobilité sociale montre que Entre l'identité individuelle et l'identité collective, il
les existences humaines sont marquées, à des existe des liens étroits dans la mesure où, loin de
degrés divers, par une tension entre des s'opposer, elles se coproduisent. Ainsi, le nom de
moments de rupture et des moments de famille permet de singulariser chaque individu
continuité. Chacun cherche à se dégager de ses selon un code pré-établi qui le classe dans des
assignations identitaires, puisqu'elles sont lignées précises tout en le situant dans une
invalidantes ou au contraire à les valoriser, région géographique donnée, dans un pays et
lorsqu'elles lui sont favorables. dans une langue. Il en va de même pour les
Les changements de position sociale peuvent prénoms, qui sont porteurs d'appartenances et de
déboucher sur des conflits identitaires plus ou traditions tout en spécifiant l'individualité de
moins profonds selon la nature des rapports entre chacun à l'intérieur du groupe familial.
les groupes d'appartenance. Lorsqu'il y a De même, les identités professionnelles
domination d'un groupe sur l'autre, l'individu produisent des sentiments d'appartenance à des
risque d'intérioriser des modèles contradictoires. collectifs qui rassemblent tous ceux qui ont suivi
La promotion sociale est souvent accompagnée les mêmes études, passé des diplômes
de tensions entre, d'un côté, l'intériorisation des équivalents qui exercent des métiers similaires ou
habitus adaptés à sa nouvelle condition, qui induit qui occupent les mêmes fonctions. On peut ainsi
l'abandon de ceux qui avaient été acquis se définir comme ouvrier, agriculteur, cadre,
auparavant et, de l'autre, la fidélité à sa culture boulanger, médecin, polytechnicien, juriste,
d'origine, qui conduit à valoriser son identité instituteur…, autant de définitions de soi qui
première ou à entretenir des sentiments de servent de soubassement à la reconnaissance
loyauté à l'égard de ses ascendants. Lorsque ces sociale.
conflits, liés au déplacement, se conjuguent à des
conflits intrapsychiques, ils peuvent déboucher Permanence et changement
sur une névrose de classe (de Gaulejac, 1987).
L'identité se définit donc à la fois par des
Identité 177

caractéristiques objectives à partir d'indicateurs À la préoccupation holiste s'est peu à peu


précis et des éléments subjectifs qui renvoient substituée la préoccupation de l'individu.
aux représentations de soi-même confronté au L'idéologie de la réalisation de soi-même s'est
regard des autres sur soi. imposée face à la conception d'une société
Certaines de ces caractéristiques sont stables, comme un tout définissant la place et la fonction
d'autres peuvent changer. Edmond Marc de chacun. C'est aujourd'hui à l'individu lui-même
Lipianski, Isable Taboada-Leonetti et Ana de construire sa cohérence dans un monde
Vasquez parlent à ce propos d'unité diachronique éclaté; c'est à lui de donner un sens à son
d'un processus évolutif : « Malgré le caractère existence. D'où l'importance accordée aux
mouvant- suivant les situations – et changeant – stratégies identitaires qui sont corrélatives du
dans le temps – de l'identité, le sujet garde une développement de la lutte des places (de
conscience de son unité et de sa continuité de Gaulejac, Taboada-Leonetti, 1993).
même qu'il est reconnu par les autres comme À partir du moment où la place de chacun n'est
étant lui-même » (Camilleri et al., 1990). Chaque plus assignée a priori chaque individu a certes la
individu se transforme en permanence tout en liberté d'en changer, mais également le risque de
restant le même. Il éprouve un sentiment de la perdre. En conséquence, les tensions
continuité alors que la vie est discontinue et que augmentent entre l'identité héritée, celle qui nous
des « événements biographiques » vient de la naissance et des origines sociales,
(Legrand,1993) peuvent intervenir à tout moment l'identité acquise, liée fortement à la position
pour en modifier le cours. socioprofessionnelle, et l'identité espérée, celle à
Soumis à des déterminations multiples, les laquelle on aspire pour être reconnu.
processus de construction identitaires ont varié
considérablement selon les sociétés et les L'identité narrative
contextes historiques. L'apparition de l'individu
comme « être psychologique indépendant de Le sentiment de continuité du Moi s'enracine
l'échantillon humain » (Dumont, 1977), comme dans la mémoire. Lorsque celle-là fait défaut, la
sujet capable de distanciation par rapport à sa démence n'est pas loin et seule l'identité sociale
place sociale, comme personne recherchant une subsiste comme élément stable pour désigner la
autonomie par rapport à son statut dans sa permanence de la personne.
communauté, est relativement récente. Cette L'identité sociale est « le plus sûr registre que
évolution a changé radicale- ment la question nous puissions consulter pour nous assurer de la
identitaire. Dans la société médiévale, « chacun consistance et de la continuité du Moi » (Rosset,
était enchaîné à sa fonction sociale, [...] Sauf de 1969). Répondre de façon approfondie à la
rares exceptions, il devait demeurer là où il était question « qui suis-je ? » conduit à raconter
né. [...] Mais si l'individu n'était pas libre, dans le l'histoire d'une vie (Arendt, 1958). C'est dire que
sens moderne du terme personne non plus ne se « l'identité du qui est une identité narrative ».
sentait seul ou isolé » (Fromm, 1942). Chacun Pour Paul Ricœur, l'identité narrative est
était assigné à une place dans un monde social, constitutive de l'ipséité, de l'émergence du sujet
interprété comme un ordre naturel qui fixait qui apparaît simultanément comme lecteur et
l'existence de chacun. « La personne s'identifiait comme auteur de sa propre vie. « L'histoire d'une
au rôle qu'elle jouait dans la société : elle était vie ne cesse d'être refigurée par toutes les
paysan, artisan, chevalier, mais non pas un histoires véridiques ou fictives qu'un sujet raconte
individu à qui il arrivait d'avoir telle ou telle sur lui-même » (Ricœur, 1985).
occupation » (Fromm, 1942). La notion d'identité narrative s'applique à
178 Vocabulaire de psychosociologie
l'individu, mais également aux communautés, psychiques sont nécessaires mais contingentes.
que ce soit la famille, le clan, le peuple ou la Elles dépendent fortement des situations sociales
nation. Individus et communautés nourrissent et culturelles qui déterminent le langage, les
leurs identités respectives par des récits codes, les habitus et les normes qui sont au
constitutifs de leur histoire. Comme dans la fonde- ment de l'affirmation de soi. Il suffit, pour
psychanalyse, où le sujet se reconnaît dans s'en convaincre, de comparer la situation des
l'histoire qu'il se raconte à lui-même sur lui- femmes à Kaboul, à Paris et à Pékin.
même, l'identité narrative d'une communauté est Dans les sociétés « narcissiques », l'idéologie de
« issue de la rectification sans fin d'un récit la réalisation de soi-même s'est
antérieur par un récit ultérieur et de la chaîne de considérablement développée, relayée par
refigurations qui en résulte ». L'identité narrative certaines pratiques psychologisantes ou sectaires
n'a rien de stable. Elle évolue et peut faire l'objet qui proposent de révéler aux hommes leur nature
de multiples versions, complémentaires ou même profonde, leur véritable Moi ou encore leur vérité
opposées, qui se construisent entre l'histoire antérieure. « Je n'existe pas », affirme David
factuelle, celle des historiens, et la fiction, celle Hume (cité par Rosset, 1999) dans son traité de
qui se construit sur le modèle du roman familial. la nature humaine, lorsqu'il constate que le sujet
Dans les différentes versions de son histoire, la ne peut jamais se saisir lui-même. Dans Les
personne cherche un sens une issue aux conflits Mots, Sartre raconte comment à l'âge de sept
identitaires qu'elle peut rencontrer dans son ans, il s'était penché sur lui- même pour se
existence. Le récit est une construction qui lui retrouver devant un grand vide, « J'avais tenté de
permet d'échapper au manque, du côté du me réfugier dans ma vérité solitaire; mais je
fantasme, de restaurer une histoire marquée par n'avais pas de vérité, je ne trouvais en moi
le malheur ou la maltraitance, ou encore qu'une fadeur extrême » (Sartre, 1964). Faute de
d'inventer des médiations face aux contradictions rencontrer une identité personnelle tangible,
qui la traversent. l'individu cherche à se construire comme un être
consistant. « Je naquis pour combler le grand
L'identité, lieu de cristallisation des besoin que j'avais de moi-même », conclut
contradictions sociales et existentielles Sartre, qui postule un désir d'être au fondement
de la psyché. L'identité personnelle est moins
Le sentiment intime d'exister comme un être une donnée qu'une conquête. L'affirmation de
propre s'affirme particulièrement dans l'amour. moi-même est une nécessité pour le sujet qui
Ne dit-on pas que « l'amour me révèle à moi- cherche à conquérir une autonomie.
même » ? L'expérience amoureuse transforme le En définitive, l'identité est au point d'intersection
sujet aimé qui ressent un sentiment profond de deux irréductibles : l'irréductible psychique, qui
d'existence, associé au risque d'être assujetti au se fonde sur un désir d'être, et l'irréductible
désir de l'autre. « J'aime l'autre comme moi- social, qui fonde l'existence individuelle à partir
même ... ». L'amour abolit les frontières entre le de sa place dans une lignée (dans la diachronie)
Moi, l'Idéal et l'Autre, jusqu'à la passion qui les et de sa position dans la société (dans la
fusionne, moment (d'exaltation dans lequel la synchronie).
personne n'existe plus sans l'autre, démontrant le Si l'on considère, avec Norbert Elias (1939), que
caractère éminemment virtuel, malléable et relatif la société produit des individus qui produisent la
de l'identité personnelle. Sa consistance dépend société, il convient de situer l'identité au
amplement de conditions externes, d'attributs croisement de ce double processus, comme lieu
sociaux et physiques. Ses composantes de cristallisation des contradictions sociales,
Identité 179

familiales et psychiques. On le repère aisément à est soumis au risque de perdre son emploi, donc
partir des trajectoires de tous ceux qui, traversés son identité professionnelle. Dans l'univers
par une double appartenance culturelle ou familial, fondé sur des affinités électives, les
sociale, sont conduits à : défendre une identité positions de chacun deviennent de plus en plus
hybride, à revendiquer leur double appartenance, dépendantes des relations affectives. Dans le
à s'affirmer à partir des conflits que celle-là peut registre social, la mobilité sollicitée de toutes
engendrer. On pourra se référer sur ce point aux parts favorise l'errance plutôt que la stabilité.
travaux de P. Bourdieu sur les enjeux du Dans le registre du sens, les « grands récits » ne
classement et du déclassement (Bourdieu, 1975), sont plus des référents porteurs et les
ainsi qu'à ceux d'A. Sayat sur les enfants émigrés appartenances religieuses, politiques ou
de la seconde génération (Sayad, 1979). militantes deviennent flottantes. Lorsque la
Dans les sociétés hypermodernes, les marqueurs société passe d'une structure hiérarchique stable
d'identité sont pluriels, hétérogènes et mobiles. à une structure réticulaire mobile, les identités
Loin d'être sans appartenance (Mendel, 1983), vacillent, renvoyant à chaque individu le soin de
l'individu hypermoderne est multi-appartenant. Il construire la cohérence et la stabilité qu'elle ne lui
peut occuper simultanément ou assure plus. Chaque individu est renvoyé à lui-
chronologiquement des positions diverses, des même pour « se faire une situation », donner du
statuts différents et jouer des rôles sociaux sens à sa vie, définir son identité, produire son
multiples. Il lui faut donc effectuer un travail existence. On attend de lui qu'il devienne un sujet
constant sur lui même pour retrouver, dans cette responsable, comptable de sa destinée, acteur
diversité des positions occupées et des attributs engagé dans la production de la société, jusqu'à
identitaires qu'elles contiennent, une cohérence, devenir un sujet souverain lorsque la démocratie
une unité, une permanence. Face à ces ne repose plus que sur ses capacités d'action.
changements accélérés, la cohérence entre D'où les multiples contradictions qui traversent
identité sociale et identité personnelle est moins les identités contemporaines, entre le réel et le
assurée. virtuel, la force et la vulnérabilité, la sécurité et
L'idéologie de la réalisation de soi-même va de l'insécurité, la stabilité et la volatilité, la continuité
pair avec le développement de l'individualisme. et la discontinuité, l'ordre et le change- ment, la
« Le Moi de chaque individu est devenu son permanence et l'éphémère... Si ces évolutions
principal fardeau » écrit R. Sennett (1979) à ce sont sans doute porteuses de liberté, dans la
propos. On pourrait ajouter qu'avec le mesure où l'individu n'est plus enfermé dans une
développement du capitalisme, le Moi de chaque identité habitée, elles sont également facteurs
individu est devenu un capital qu'il faut faire d'insécurité. L'individu n'est jamais assuré d'être
fructifier. Dans ce contexte, la valorisation de lui-même tout en étant invité à se soumettre à
l'identité personnelle tend à se réduire à une des normes identitaires qui changent au gré de
quête narcissique confrontant chaque individu au ses multiples appartenances. Dans ces
risque de se noyer dans son image. Pourtant, conditions, la quête de reconnaissance, qu'elle
l'affirmation de soi-même est une nécessité dans soit sociale, symbolique ou affective, devient
le monde hypermoderne, caractérisé par la lutte l'élément central qui anime les destinées
des places. Chaque individu est incité à se humaines.
défendre et à se mobiliser pour conquérir une
existence sociale qui n'est jamais définitivement
acquise. À tout moment, il peut être délogé de la
place qu'il occupe. Dans le monde du travail, il
180 Vocabulaire de psychosociologie
Bibliographie HÉRITIER, F. 1979. In L'identité, ibid.
LAPLANCHE, J ; PONTALIS, J.B., 1967.
ARENDT, H. 1958, La condition de l'homme Vocabulaire de psychanalyse, Paris, PUF.
moderne, Paris Calmann-Lévy, 1983. LEGRAND, M. 1993. L'approche biographique,
CAMMILERI, C; KASTERSZTEIN, J. ; Paris, Desclée de Brouwer.
LIPIANSKY, E.M. ; MALEWSKA-PEYRE, H. ; LÉVY-STRAUSS, C. 1979. L'identité, op. cit.
TABOADA-LEONETTI, ; VASQUEZ, A. 1990. LYOTARD, J.F. 1988. La condition post-
Stratégies identitaires, Paris, PUF. moderne, Paris, Les Éditions de Minuit.
DEVEREUX. G. 1967. « La renonciation à MENDEL. G, 1983. 54 millions d'individus sans
l'identité, défense contre l'anéantissement » appartenance, Paris. R. Laffont.
Revue française de psychanalyse, tome XXI, n°1. RICŒUR, P. 1985. Temps et récit, Paris,
DUMONT L. 1977. L'Homo aequalis, Paris, Gallimard, coll. « Points », vol. III.
Gallimard. ROSSET, C. 1999. Loin de moi, Paris, Les
ELIAS, N. 1939. La société des individus, Paris, Éditions de Minuit.
Fayard, 1991. SARTRE, J.-P. 1964. Les mots, Paris Gallimard
FROMM, E. 1942. Escape for freedom, New York SAYAD, A, 1979. Les enfants illégitimes, Actes
Ferrar et Rinehart. de la recherche en sciences sociales, nos 25 et 26
GAULEJAC, V. de, 1987. La névrose de classe, Paris.
Paris, Hommes et Groupes. SENNETT, R. 1979, Les tyrannies du l'intimité,
GAULEJAC, V de ; TABOADA-LEONETTI, I. Paris, Le Seuil.
1993. La lutte des places, Paris, Desclée de
Brouwer.
GREEN, A. 1979. « Atomes de parenté et
relations œdipiennes » dans L'identité, Actes d'un
séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss. Paris,
Grasset.

Vous aimerez peut-être aussi