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Philippe VESSERON 20 novembre 2015

Vézins : est-on bien sûr que tous les préjudices seraient indemnisés si le lac était supprimé ?

Les débats sur l’avenir de l’hydroélectricité produite à Vézins durent depuis une vingtaine
d’années et ont été marqués par des polémiques successives sur des terrains normalement disjoints :
la libération accidentelle de sédiments pollués en 1993, la création de la ligne THT Flamanville-
Mayenne, le Grenelle de l’environnement, le handicap économique français depuis la Grande
Récession de 2008, le climat avec les objectifs fixés aux énergies renouvelables… Dans le même
temps les acteurs et les instruments des politiques de l’eau, de la pêche et de la biodiversité ont
beaucoup évolué, avec en particulier la création d’interventions composites hybridant pression
réglementaire et importantes subventions , directives européennes et délégation à des syndicats
mixtes et commissions locales, ... L’importance prise chez nous par le concept de « continuité
écologique » a conduit depuis une décennie à « araser » beaucoup de moulins et barrages mais le
démantèlement envisagé du barrage hydroélectrique de Vézins n’aurait pas d’équivalent en France
ni en Europe : on comprend bien la vivacité des débats sur les bilans avantages/inconvénients, les
risques de gaspillages, la cohérence avec la transition énergétique,…

Jusqu’à présent, pour les ouvrages dont l’arasement a été décidé, l’Etat et ses établissements
publics auront essentiellement indemnisé les propriétaires des infrastructures qui réalisent les
travaux souhaités, spontanément ou pas : il y a peu de cas où les indemnisations aient concerné des
préjudices subis par d’autres que les propriétaires des ouvrages. Sur la Sélune, compte tenu de la
dimension exceptionnelle du lac de Vézins, les impacts socioéconomiques d’une suppression du plan
d’eau affecteraient des activités variées, dans une aire importante : il serait impératif à plusieurs
points de vue de dire comment l’Etat indemniserait ces préjudices.

Il faudra revenir plus tard sur l’ensemble des conséquences qu’aura pour les infrastructures
hydroélectriques de la Sélune la loi du 17 août 2015 « relative à la transition énergétique pour la
croissance verte » et notamment sur la possibilité concrète qu’une nouvelle concession soit
accordée : les conditions techniques et écologiques qui seront élaborées et la valorisation adoptée
pour l’électricité produite chercheront-elles à avoir un impact positif ou négatif sur la rentabilité ?
concession pour quelle durée ? directement ou en créant une SEMH ? tentera-t-on de décourager les
candidats ? quel calendrier après les contrôles de l’assec de fin 2018 ? Les débats seront complexes ;
à ce stade, je suggère simplement de relire l’analyse que Brice Wong, Louis Desloges, Bernhard
Kitous, André Lefeuvre, Jean-Louis Varinot et moi avions adressée à Mme S. Royal le 26 mai 2015.

Mais, pour l’immédiat, que dire de la situation ici en ce qui concerne la question de l’indemnisation
des préjudices dans l’hypothèse de la suppression du lac et du barrage ?

Les préjudices seraient de différentes natures. On a grand tort de discuter trop exclusivement
les questions liées à l’électricité d’autant plus qu’à Vézins EDF avait uniquement le statut de «
concessionnaire »: le refus le 3 juillet 2012 de sa demande de renouvellement de la « concession »
n’impliquait pas d’indemnisation et depuis EDF n’est plus à Vézins que le mandataire de l’Etat. Les
pertes qui résulteraient pour l’Etat et les collectivités de la suppression de la production électrique
sont certes un vrai sujet mais au moins n’y a-t-il pas de risque d’avoir à indemniser l’ancien
concessionnaire (il faudrait vérifier pour l’autre ouvrage).

Mais l’eau n’est pas seulement la force motrice, motivation initiale qui a conduit à la création
du barrage : il y a aussi la vie piscicole, la ressource en eau douce, les questions d’inondations, l’eau
pour l’agriculture, le tourisme, le sport,…. On voit bien par exemple en regardant des cas comme
Guerlédan en Bretagne que les « bénéfices » d’infrastructures de ce type concernent largement le
tourisme dans des aires assez importantes , bien au-delà des limites des seules communes riveraines
des lacs : c’est dans une aire comparable qu’il faudrait se préparer à examiner avec soin les
préjudices qu’entrainerait une suppression du lac de Vézins. Dans ce but, si le lac est supprimé, les
interrogations sur l’impact sur la valeur des biens et les activités économiques devraient à mon avis
motiver la création d’une fonction d’ « observatoire » pour faciliter une mesure fiable des
conséquences pour les ménages, les agriculteurs, les commerces et les entreprises.

Il y a tout intérêt à affirmer sans réticences que c’est l’Etat qui indemniserait les préjudices,
pertes d’exploitation et dévalorisations que la suppression du lac entrainerait pour les uns et les
autres. D’abord pour éviter l’illusion que cette réparation pourrait venir des collectivités, d’EDF ou de
l’Union Européenne,…Ensuite et surtout pour éviter de laisser sans réponse claire les rumeurs
colportées à mi-voix: les « victimes potentielles » seraient mal considérées, le chômage des jeunes
dans ce farwest lointain serait moins prioritaire que la restauration de la biodiversité , on trouverait
plus facilement des millions pour démolir un vieux barrage que pour moderniser un hôpital, on ne
pourrait vraiment pas faire confiance à des responsables dont les opinions sont si fluctuantes,… De
même faut-il rapidement mettre fin à la mise en cause de l’Europe : la commission européenne
répondrait aisément que les autres pays choisissent le « classement MEFM » prévu par la directive
européenne pour les lacs de ce type et que la suppression serait uniquement une décision française
résultant de choix français : on ne doit clairement pas escompter des indemnisations européennes.

On constate ici les dégâts que peut créer la tentation des administrations de nier le caractère
indemnisable des préjudices en cause: chercher à ne pas indemniser ne réduit pas les préjudices !
Certes cela change beaucoup leur comptabilisation et la perception de la facture totale (c’est ce que
visent les administrations, pour dévier l’accusation de gâchis hélas déjà si répandue) mais la part des
préjudices qui ne sera pas indemnisée par l’Etat sera supportée par quelqu’un d’autre , et d’abord
par les « victimes » elles-mêmes : on peut bien sûr entreprendre de les convaincre que leurs
préjudices auraient été moindres si elles s’étaient « approprié » à temps l’idée de suppression mais
cette tentative de culpabilisation ne change rien aux montants. Bien sûr y a-t-il des caisses
communes par exemple entre l’Etat et l’agence de l’eau AESN ; bien sûr aussi doit-on veiller à éviter
les doubles indemnisations ; bien sûr enfin affirmer que l’Etat indemniserait les préjudices implique-
t-il de dire où cette dépense est budgétée…Tous arguments de ce type entendus, il me paraît clair
que pour les responsables publics le choix raisonnable sera d’être très affirmatifs sur la question du
principe de l’indemnisation. Et le plus tôt sera le mieux : il y aura très certainement discussion sur
l’évaluation des montants mais le principe de l’indemnisation ne doit pas faire débat. Chacun aurait
certes en tout état de cause la possibilité de saisir les juridictions mais ce doit être à titre d’ultime
recours puisque le « négationnisme » ne pourrait que créer des décalages dangereux : les « études
d’impact » et enquêtes publiques de 2014 sont étrangement peu disertes sur les indemnisations (ce
sera une de leurs fragilités en cas de contentieux), alors qu’à aucun moment la Ministre ni ses
prédécesseurs n’ont cautionné l’idée que certains préjudices ne seraient pas indemnisés , tant il est
par exemple évident que la proposition de chercher à créer de nouveaux emplois ne dispenserait
pas de réparer les préjudices portés aux activités existantes.

Ceux qui militent pour le maintien des infrastructures sont eux-aussi traversés de
contradictions qui leur font éviter le sujet des indemnisations : parler « indemnisation » ne rendrait-
il pas l’hypothèse du démantèlement plus acceptable? est-ce que ça ne serait pas perçu comme le
ralliement des défenseurs du lac à une perspective qu’ils combattent énergiquement depuis 15 ans?
Mais en même temps il serait peu loyal de mobiliser la population contre le démantèlement sans
dire à ceux qui subiraient un vrai préjudice comment on réfléchit à leur protection en cas d’échec de
ce combat. Et si le chiffrage clair des préjudices potentiels et des indemnisations à prévoir conduisait
l’Etat à ne pas confirmer un démantèlement qui ne serait plus « gratuit », tant mieux pour les
partisans du maintien du lac et du barrage ! Tant mieux aussi pour la prévention des gaspillages,
souci durable mais plus impératif que jamais en novembre 2015 !

Ajoutons à ce stade un sujet de réflexion supplémentaire : qui devrait organiser concrètement


l’indemnisation en cause ? Une des difficultés de la situation créée ici est la bizarrerie d’un cumul
fascinant où la préfecture est à la fois l’autorité et l’exploitant, le bon gestionnaire du fleuve et le
producteur d’énergie renouvelable, le décideur du budget de maintenance des turbines et le
promoteur de l’arasement…Comment éviter d’accentuer cette concentration au moment de la
création du mécanisme de gestion des indemnisations ? Comment éviter que le gestionnaire de la
procédure ne cherche principalement à dissuader les demandes d’indemnisation ? Il est important
d’arrêter vite les accusations plus ou moins souterraines interprétant le retournement de certaines
collectivités naguère opposées à l’arasement comme une condition secrète mise par l’Etat à
l’attribution de financements du FEDER ou de l’AESN . Quelque infondés qu’ils soient, ces soupçons
de détournement de pouvoir provoqueraient vite des dégâts redoutables. Il serait utile pour
remettre de la transparence de désigner comme gestionnaire des mécanismes d’indemnisation une
entité à la fois assez proche et assez distanciée. Ne peut-on ici profiter de l’occasion offerte par la
fusion des deux Régions normandes et la redistribution des localisations des services de l’Etat entre
Caen et Rouen? En tout cas, cette confusion des différents rôles de l’Etat peut mettre en difficulté
ceux qui auront à demander réparation : sera-t-on dans la responsabilité du fait des lois ? dans les
dommages de travaux publics ? les délais de déchéance partent-ils de la fin de la concession de
1927 ? de 2012 ? d’une décision mal datée de suppression du lac ? de novembre 2018 si la décision
de suppression du barrage est prise après la visite décennale réglementaire ? Le caractère
totalement inhabituel de la situation doit faciliter la démonstration du caractère « anormal et
spécial » exigé pour que les préjudices soient indemnisables mais à l’inverse il faut avoir beaucoup de
vigilance face aux choix de support juridique que feraient les autorités : il n’y a pas d’indemnisation
envisageable pour les contraintes qui seraient exprimées au moyen des mécanismes de l’urbanisme,
des PLU ou des Plans de Prévention des Risques Naturels. Pour un même objectif plusieurs options
sont possibles : l’utilisation hors de propos des « servitudes gratuites » est un piège connu, toujours
tentant : fausse habileté ou vraie tricherie, en tout cas détournement de pouvoir régulièrement
censuré au moins si une « victime » se plaint !
X

Tel qu’il vient d’être annoncé en juillet 2015, le report à fin 2018 de la visite de contrôle périodique
du barrage prévue initialement pour 2016 peut constituer un espace de respiration permettant
utilement de mettre à plat un certain nombre de questions de manière équilibrée, tant il est vrai que
« passer en force » aurait pu entraîner des dommages collatéraux importants.

Pour le lac, pour éviter les difficultés rencontrées lors de la vidange complète de 1993, l’orientation
retenue depuis longtemps est que les opérations de la nouvelle vidange à Vézins seraient étalées (à
Guerlédan, la séquence « vidange/contrôles et travaux de carénage/remise en eau » qui vient de
s’achever fin octobre 2015 n’aura pas dépassé 8 mois). Le report à l’hiver 2018 de la fin de la vidange
du lac devrait logiquement conduire à reporter son début à mi 2017 au plus tôt. Procéder plus
rapidement à la baisse du niveau reviendrait à supprimer le lac « par anticipation », ce qui ne peut
que provoquer inutilement des tensions et des difficultés sérieuses pour les activités développées à
proximité du lac depuis sa création, avec en particulier des pertes économiques liées à la diminution
de la fréquentation du site. Compte tenu des préjudices qui seraient entrainés sans justification
d’urgence, il serait rationnel que l’Etat, aujourd’hui seul responsable à tous les titres, maintienne les
niveaux antérieurs d’exploitation (naguère 60,56mNGF) jusque l’automne 2017 au moins, pour
préserver les utilisations du lac pendant les saisons estivales 2016 et 2017.

A défaut d’une telle décision, il serait particulièrement injuste que ceux qui subiraient ces préjudices
3 ans avant la date prévue pour les choix sur le barrage soient sans recours ni indemnisation. Leur
demande de stabilisation du lac ne préjuge bien entendu pas des choix possibles en 2018, en
fonction notamment des vérifications de la sûreté de l’ouvrage qui seront faites au moment de
l’assec de 2018. Cette stabilisation ne doit pas non plus empêcher de mobiliser immédiatement les
soutiens Etat/Région/Département envisagés en les affectant à celles des nombreuses actions de
développement socioéconomique de la vallée qui ne préjugent pas du choix entre maintien ou
suppression des lacs.

Ce délai devrait permettre de définir réellement les modalités d’indemnisation des préjudices
qu’entraineraient d’une part la baisse de niveau du lac et d’autre part la suppression du barrage si
telle était finalement la décision en 2018 ou 2019. Et dans l’immédiat il serait sain de mobiliser la
vigilance de ceux qui craindraient qu’une réduction ou une suppression du lac n’entraînent pour eux
des dévalorisations ou des pertes d’activité : réunir des justifications sur les situations initiales ne
sera pas forcément simple. Et il faut garder à l’esprit une évidence : supprimer un lac de cette
dimension serait une opération sans aucun précédent et cette absence de point de référence
conduit inévitablement les administrations publiques à des réponses qui peuvent apparaître
conservatrices voire dilatoires, toujours décalées par rapport aux réactions des ministres ; cette
situation appellerait en tout cas une nouvelle prise de position politique forte d’abord à l’été 2017
avant la vidange réglementaire puis après le grand carénage du 2ème semestre 2018, que l’orientation
envisagée à ce moment-là soit le maintien ou la suppression du lac et du barrage./.

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