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Du même auteur

La Mission de Jean Monnet à Alger


Mars-octobre 1943
Éditions Richelieu/Publications de la Sorbonne, 1971

Le Temps des Américains


Le concours américain à la France (1917-1918)
Publications de la Sorbonne, 1976
Ouvrage couronné par l’Académie
des Sciences morales et politiques

L’Indépendance américaine (1763-1789)


Gallimard/Julliard, « Archives », 1976
et « Folio Histoire », 2013, sous le titre :
La Révolution américaine (1763-1789)

La Vie quotidienne au États-Unis


au temps de la prospérité
1919-1929
Hachette, 1980, nouv. éd., 1993
Ouvrage couronné par l’Académie française

La Deuxième Guerre mondiale


Chronologie commentée
(en collaboration)
Perrin, 1980
rééd., Bruxelles, Complexe, 1995
rééd., Perrin, « Tempus », 2010

Le Watergate (1972-1974)
La Démocratie américaine à l’épreuve
Bruxelles, Complexe, 1983

Les Américains
2. Les États-Unis de 1945 à nos jours
« Points Histoire » no 90, 1986
nouv. éd., 2008, 2014

États-Unis 1968
L’Année des contestations
Bruxelles, Complexe, 1988
rééd., Bruxelles, André Versaille, 2008

Franklin Roosevelt
Fayard, 1988
rééd., Perrin, « Tempus », 2012

Les Juifs pendant l’Occupation


Seuil, 1991
et « Points Histoire » no 238, nouv. éd., 1997

La Guerre de Sécession
Les États désunis
Gallimard, 1992

La Libération de la France
Juin 1944-janvier 1946
(en collaboration)
Perrin, 1995
rééd., « Tempus », 2004
rééd., Succès du livre, 2008

Jules Isaac ou la Passion de la vérité


Plon, 2002

La Peine de mort aux États-Unis


Plon, 2003

La Civilisation américaine
(en collaboration)
PUF, nouvelle édition, 2006
John F. Kennedy
Une famille, un président, un mythe
Bruxelles, Complexe, 2007

Comprendre les États-Unis d’aujourd’hui


Perrin, « Tempus », 2008
nouv. éd., 2009

Les Juifs américains


Plon, 2008
rééd., Seuil, « Points Histoire » no 418, 2009

Des espions ordinaires


L’Affaire Rosenberg
Larousse, 2009

Histoire des relations internationales


1. De 1919 à 1945
2. De 1945 à nos jours
(ouvrage écrit par Jean-Baptiste Duroselle,
revu et complété par André Kaspi)
Armand Colin, 15 e édition, 2009

Histoire de l’Alliance israélite universelle


De 1860 à nos jours
(direction)
Armand Colin, 2010

Chronologie commentée
de la Seconde Guerre mondiale
(en collaboration)
Perrin, « Tempus », 2010

Saint-Maur-des-Fossés
Quand la banlieue peut avoir une âme
(en collaboration avec Joëlle Conan)
Gallimard, « Découvertes », 2010
Barack Obama, la grande désillusion
Plon, 2012

Les Présidents américains


De Washington à Obama
(avec Hélène Harter)
Tallandier, 2012
et « Texto », 2013
Éditions Points

Le catalogue complet de nos collections est sur Le Cercle Points, ainsi que des interviews d’auteurs, des jeux-
concours, des conseils de lecture, des extraits en avant-première…

www.lecerclepoints.com

Collection Points Histoire


H446. Noir, par Michel Pastoureau
H447. Histoire du corps, t. I, De la Renaissance aux Lumières
sous la direction de Georges Vigarello
H448. Histoire du corps, t. II, De la Révolution à la Grande Guerre
sous la direction d’Alain Corbin
H449. Histoire du corps, t. III, Les Mutations du regard.
Le XXe siècle
sous la direction de Jean-Jacques Courtine
H450. Histoire de l’Europe urbaine, t. I, La Ville antique
par Xavier Lafon, Jean-Yves Marc et Maurice Sartre
H451. Histoire de l’Europe urbaine, t. II, La Ville médiévale
par Patrick Boucheron et Denis Menjot
H452. Histoire de l’Europe urbaine, t. III, La Ville moderne
par Olivier Zeller
H453. Histoire de l’Europe urbaine, t. IV
La Ville contemporaine jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale, par J.-L. Pinol, F. Walter
H454. Histoire de l’Europe urbaine, t. V, La Ville coloniale
par Odile Goerg et Xavier Huetz de Lemps
H455. Histoire de l’Europe urbaine, t. VI
La Ville contemporaine après 1945, par Guy Burgel
H456. L’Allemagne nazie et les Juifs,
t. I, Les Années de persécution (1933-1939)
par Saul Friedländer
H457. L’Allemagne nazie et les Juifs
t. II, Les Années d’extermination (1939-1945)
par Saul Friedländer
H458. Régimes d’historicité, par François Hartog
H459. L’Empire gréco-romain, par Paul Veyne
H460. La Formation de la classe ouvrière anglaise
par Edward P. Thompson
H461. Mitterrand. Une histoire de Français
t. II, Les Vertiges du sommet, par Jean Lacouture
H462. Nos ancêtres les Gaulois, par Jean-Louis Brunaux
H463. Une histoire de la violence
par Robert Muchembled
H464. Einsatzgruppen, par Michaël Prazan
H465. Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental
par Michel Pastoureau
H466. Choix fatidiques. Dix décisions qui ont changé le monde
(1940-1941), par Ian Kershaw
H467. Le Siècle juif, par Yuri Slezkine
H468. Les Empires coloniaux
sous la direction de Pierre Singaravélou
H469. La Maison Dieu, par Dominique Iogna-Prat
H470. 1940. L’année noire, par Jean-Pierre Azéma
H471. La Mémoire désunie, par Olivier Wieviorka
H472. L’Ours, par Michel Pastoureau
H473. La Guerre de Cent Ans, par Christopher Allmand
H474. L’Intégration des jeunes, par Ivan Jablonka
H475. Histoire du christianisme, sous la direction d’Alain Corbin
H476. Les Métamorphoses du gras, par Georges Vigarello
H477. Histoire de chambres, par Michelle Perrot
H478. Giotto et les humanistes, par Michael Baxandall
H479. Les Héros de l’histoire de France, Alain Corbin
H480. L’Islam, l’islamisme et l’Occident
par Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi
H481. L’Empire portugais d’Asie, par Sanjay Subrahmanyam
H482. Histoire de l’Afrique du Sud
par François-Xavier Fauvelle-Aymar
H483. Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus
par Ivan Jablonka
H484. Du nouveau sous le soleil, par John R. Mc Neill
H485. Mélancolie ouvrière, par Michelle Perrot
H486. Stèles. La Grande Famine en Chine (1958-1961)
par Jisheng Yang
H487. Histoire des Carolingiens. VIIIe-Xe siècle (inédit),
par Marie-Céline Isaia
H488. La Querelle des universaux, par Alain de Libera
H489. La Guerre de Vendée, par Jean-Clément Martin
H490. Les Écrans de l’ombre, par Sylvie Lindeperg
H491. La Fin. Allemagne, 1944-1945, par Ian Kershaw
H492. Vasco de Gama. Légende et tribulations
du vice-roi des Indes, par Sanjay Subrahmanyam
H493. Une histoire politique du pantalon, par Christine Bard
H494. Vingt destins dans la Grande Guerre.
La beauté et la douleur des combats, par Peter Englud
TEXTE INTÉGRAL

ISBN 978-2-7578-4342-0

(ISBN 2-02-009363-4, édition complète)

(ISBN 978-2-02-009358-3, édition reliée en un volume)

© Éditions du Seuil, 1986

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


T

Couverture

Du même auteur

Éditions Points

Copyright

En guise d’introduction

1 - La naissance des États-Unis (1607-1815)

1 - La fondation des colonies anglaises d’Amérique du Nord

La colonisation anglaise en Virginie

La Nouvelle-Angleterre

Les autres colonies

2 - Indiens et colons, deux mondes antagonistes et complémentaires

Le monde indien

Les premiers contacts

L’affaiblissement des sociétés indiennes

3 - La société coloniale

La population des colonies

Une société à deux dimensions

L’unité dans la diversité

4 - Le temps de l’indépendance

La révolte des colonies (1763-1775)

L’indépendance (1776-1789)

Les premiers pas de la république


2 - L’accession à la puissance (1815-1945)

5 - L’unité chancelante

Le décollage économique

La campagne pour l’abolition de l’esclavage

Les incertitudes du système politique

6 - La guerre de Sécession

Le déroulement de la guerre

Expliquer la défaite du Sud

Les effets immédiats de la guerre de Sécession

7 - Le triomphe de l’Amérique industrialiste

La Reconstruction

Le capitalisme sauvage

Le mouvement populiste

8 - Le mouvement progressiste

L’impérialisme américain

Dénoncer les injustices

Une vague réformiste

9 - De la Grande Guerre à la Grande Crise

Les États-Unis et la guerre en Europe

Babbitt au pouvoir

Le renouveau du conservatisme

La Grande Crise

10 - La présidence de Franklin D. Roosevelt

Les États-Unis en 1933

Le New Deal : méthodes et bilan

Les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale

Chronologie
La naissance des États-Unis (1607-1815)

L’accession à la puissance (1815-1945)

Bibliographie

OUVRAGES GÉNÉRAUX

LA NAISSANCE DES ÉTATS-UNIS (1607-1815)

L’ACCESSION À LA PUISSANCE (1815-1945)

Index

Illustrations
En guise d’introduction

L’histoire des États-Unis suscite en France un intérêt intermittent. Au mieux, elle reste
une curiosité qu’alimentent des ouvrages d’inégale valeur, un domaine marginal de la
recherche historique, l’un des parents pauvres de l’Université. Mais je ne suis pas pessimiste.
Les mentalités changent, même s’il convient d’être patient. Une nouvelle génération
manifeste ses dons et ses talents. Mon livre poursuit des objectifs limités : répondre à des
questions qu’il est légitime de se poser, initier à une histoire à la fois méconnue et capitale,
susciter des vocations.
Si mon ambition est satisfaite, ne fût-ce que partiellement, je n’aurai pas déçu celles et
ceux qui m’ont prodigué leurs encouragements et n’ont pas cessé de me faire confiance, mes
proches, mes amis et mes étudiants que je tiens à remercier très chaleureusement.
Les États et leur date d’entrée dans l’Union
1

LA NAISSANCE DES ÉTATS-UNIS


(1607-1815)
1

La fondation des colonies anglaises


d’Amérique du Nord

L’histoire des États-Unis commence dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Ce n’est pas que les
Anglais aient découvert l’Amérique. Tout au contraire. Ils se sont laissé devancer par d’autres
nations européennes, comme s’ils n’avaient ni les moyens ni le désir de participer à la grande
aventure transatlantique. Et puis, dans les quarante premières années du XVIIe siècle, ils se
décident à franchir le pas. Mieux encore, ils fondent des colonies, y installent environ
40 000 personnes, soit 1 % de la population anglaise, et mettent sur pied un empire
américain. Au total, treize colonies sur le territoire qui sera celui des États-Unis, chacune
fondée dans des circonstances particulières, avec ses caractères propres, mais toutes unies bon
gré mal gré par un lien commun avec la métropole britannique.

La colonisation anglaise en Virginie

La fondation de la Virginie remonte à 1607. Les Anglais paraissent avoir longuement


hésité. Ils ont d’abord abandonné l’initiative aux Portugais, aux Espagnols et aux Français.
Au XVe siècle, le Portugal mène les grandes expéditions de découverte. Ses navigateurs
longent les côtes africaines, franchissent l’équateur, puis le cap de Bonne-Espérance. L’océan
Indien leur est désormais ouvert. Ce qu’ils recherchent, c’est la route des Indes pour se
fournir en épices, accessoirement pour découvrir des mines d’or et convertir au christianisme.
Nouveaux venus dans la chasse au trésor, les Espagnols donnent leur soutien en 1492 à
Colomb qui se propose d’atteindre les Indes, non plus par l’est, mais par l’ouest puisqu’il sait
que la terre est ronde. Le Génois découvre l’Amérique sans le savoir, en fait les Antilles et
une partie de l’Amérique du Sud. Les habitants qu’il rencontre, il les dénomme Indiens.
Nouvelle erreur qui s’explique par l’objectif principal de ses expéditions. Ses successeurs, une
fois qu’ils ont compris que le Japon (Cipango), la Chine (Cathay) et a fortiori les Indes sont
situés plus à l’ouest, s’entêtent à repérer le passage du nord-ouest, c’est-à-dire un bras de mer
qui devrait relier le Pacifique et l’Atlantique. Il faut du temps, beaucoup de temps, la mise au
jour des richesses du sous-sol américain en métaux précieux, pour que les Portugais et les
Espagnols construisent un empire colonial outre-Atlantique. Les premiers prennent possession
du Brésil, les seconds du Mexique puis du reste de l’Amérique centrale et de l’Amérique du
Sud. Le nord du continent n’intéresse pas les Espagnols. Certes, quelques-uns de leurs
explorateurs y font des reconnaissances, à la recherche de l’or, de l’argent et d’une fantastique
fontaine de Jouvence. En 1513, Juan Ponce de León atteint la Floride, qu’il prend pour une
île. De 1539 à 1543, Hernando de Soto découvre des cours d’eau comme la Savannah,
l’Alabama, le majestueux Mississippi, l’Arkansas. Au même moment, Francisco Vásquez de
Coronado part du Mexique, franchit le rio Grande, parcourt l’Arizona, le Texas, le Kansas.
Mais le cœur n’y est pas. Où est l’or qui dissiperait les hésitations ? Où sont les millions de
colons qui permettraient une véritable prise de possession ? Pourquoi étendre encore un si
vaste empire ? Les Espagnols concluent que l’Amérique du Nord n’est pas un autre Eldorado.
Passe encore de construire un fort à Saint Augustine en 1565 sur la côte Est de la Floride qui
sert de glacis défensif au Mexique. Passe encore de dépêcher des missions catholiques pour
évangéliser les indigènes en Caroline du Sud et autour de la baie de Chesapeake. Que les
autres tentent leur chance dans ce qui semble être une vaste région inhospitalière et sans
importance économique !
Les autres, ce sont d’abord les Français. Le roi de France n’accorde aucune valeur à la
bulle Inter Cœtera (1493) d’Alexandre VI ni au traité de Tordesillas (1494). Il ne reconnaît pas
le partage du monde nouvellement exploré que viennent de décider Espagnols et Portugais.
François Ier n’hésite pas à envoyer un navigateur florentin, Giovanni da Verrazano, vers le
Nouveau Monde, qui a été baptisé Amérique en souvenir d’Amerigo Vespucci (géographe et
explorateur). Sa mission ? Découvrir un accès par l’ouest jusqu’à Cathay. Verrazano embarque
en janvier 1524 sur la Dauphine, une caraque de trois mâts qui jauge cent tonneaux. À son
bord, cinquante hommes d’équipage et huit mois de provisions. Le 7 mars, l’expédition
aperçoit la terre, à la latitude du 34e parallèle. Transports d’enthousiasme et d’optimisme.
Verrazano honore son maître et sa patrie d’adoption en donnant au continent le nom de
Francesca. Puis, il longe la côte en se dirigeant vers le nord. Le 17 avril, le voici dans la baie
de New York dont il imagine qu’elle le conduira vers la Chine. Il constate très vite son erreur
et se contente de baptiser Nouvelle-Angoulême un emplacement à l’entrée de la baie, où
s’élèvera New York. Déçu malgré tout, il prend le chemin du retour et accoste à Dieppe le
8 juillet. Dix ans plus tard, en 1534, les Français tentent leur chance une nouvelle fois. Le
chef de l’expédition s’appelle Jacques Cartier. Il part à la recherche de l’or et des diamants. Il
atteint Terre-Neuve et l’embouchure du Saint-Laurent. En 1535, deuxième voyage. Cartier
s’enhardit, remonte le Saint-Laurent et fonde Québec. Il pousse jusqu’au point où se
construira Montréal. Les diamants du Canada qu’il rapporte ne sont que des cailloux de
pyrite, mais Cartier a posé les fondements d’une présence française qui prendra de l’ampleur
a u XVIIe siècle. Quant à l’expédition française en Floride, dans les années 1562-1565, la
proximité des Espagnols la vouait à l’échec.
Pour le moment, point d’Anglais. Tout au plus faut-il signaler qu’un Génois de Bristol,
John Cabot, a fait une reconnaissance en 1497 dans le golfe du Saint-Laurent et donné son
nom, le cabotage, à la pratique de la navigation côtière. Son fils, Sébastien, est allé jusqu’en
Floride et au Brésil. Puis, pendant trois quarts de siècle, plus rien. L’exemple des Vikings qui,
aux environs de l’an mil sous la conduite de Leif Ericson, avaient traversé l’Atlantique et
abordé sans doute aux côtes de Terre-Neuve, n’inspire pas l’Angleterre. Elle est trop faible,
trop occupée par ses conflits internes, par sa rupture avec le pape ou trop intéressée par les
affaires du continent européen. Au milieu du règne d’Elizabeth Ire, qui est montée sur le trône
en 1558, l’Angleterre change. La querelle religieuse s’apaise. L’économie du pays prospère.
Des aventuriers de talent, des « loups de mer », sont prêts à se lancer dans des expéditions
lointaines. Il y a des signes qui ne trompent pas. En 1576, une compagnie du Cathay se fonde
et envoie Martin Frobisher à la recherche du passage du nord-ouest. Frobisher tente de
contourner le Canada par le nord, découvre la terre de Baffin et la baie de Frobisher, ramasse
des pierres qui ressemblent à des pépites, fait monter à son bord quelques Indiens et retourne
à Londres. Déception des capitalistes qui ont financé son voyage. Sir Humphrey Gilbert met
alors au point un plan plus sérieux et complexe. En 1576, il publie un Discours pour démontrer
l’existence d’un passage par le nord-ouest jusqu’à Cathay. Gilbert s’intéresse maintenant à
l’Amérique. Pourquoi ne pas y implanter une colonie, suggère-t-il ? Elle constituerait une base
maritime contre l’Espagne, l’ennemi principal de l’Angleterre. Elle prospérerait grâce à
l’exploitation des richesses locales. Une fois découvert le passage du nord-ouest, elle
procurerait aux navigateurs les approvisionnements indispensables.
L’idée d’une grande expédition anglaise est dans l’air. De 1577 à 1580, sir Francis Drake
a entrepris de franchir le détroit de Magellan et de longer la côte pacifique du continent
américain. En 1578, Gilbert convainc la reine Elizabeth. La souveraine accorde une charte,
aux termes de laquelle Gilbert reçoit la permission de fonder dans les six ans une colonie en
Amérique, d’y exercer l’autorité absolue et d’en tirer les bénéfices, exception faite de l’or et
de l’argent dont un cinquième ira dans les coffres royaux. Gilbert s’embarque peu après. On
ne sait pas s’il a touché les côtes du Nouveau Monde ou s’il s’est contenté de piller les convois
espagnols. En 1583, deuxième départ. Cette fois-ci, Gilbert a pris ses précautions. Il a réuni
les capitaux nécessaires à Bristol et à Southampton. Il est parvenu à constituer un équipage de
deux cent soixante hommes qu’il embarque à bord de cinq navires. En juin, la flottille lève
l’ancre en direction de Terre-Neuve. Au nom de la reine d’Angleterre, l’île fait l’objet d’une
prise de possession solennelle. Puis, Gilbert met le cap sur le sud. Trois des cinq navires ont
abandonné l’expédition. Gilbert renonce à poursuivre et, au cours du voyage de retour, une
violente tempête envoie les bâtiments au fond de l’océan.
Finie, l’aventure anglaise en Amérique ? Au contraire. Sir Walter Raleigh, le demi-frère
de Gilbert, obtient une nouvelle charte en 1584. Il dépêche immédiatement une expédition de
reconnaissance qui longe la côte au sud de la baie de Chesapeake. Les explorateurs sont
éblouis. Raleigh décide alors de donner le surnom de la reine, Elizabeth la Vierge, à la région,
qui devient la Virginie. En 1585, une autre expédition jette l’ancre devant l’île de Roanoke, à
la limite actuelle de la Virginie et de la Caroline du Nord. Dès l’année suivante, les colons
préfèrent rentrer en Angleterre. Raleigh persiste. Le 8 mai 1587, cent vingt colons partent
pour Roanoke. La fille de John White, le chef de l’expédition, donne naissance à Virginia
Dare, le premier sujet de Sa Majesté qui soit né en Amérique. White repart alors pour aller
chercher des provisions. Les événements d’Europe, en particulier l’invasion manquée de
l’Angleterre par l’Invincible Armada, retardent le retour. En 1590, lorsque White aborde à
Roanoke, il n’y a plus aucune trace de la colonie, sauf un mot, gravé sur un arbre,
« Crotoan », le nom d’une île voisine.
Ce qui est plus important que ces échecs, c’est que les Anglais ressentent les effets du
virus de la colonisation. Ils se mettent à rêver l’Amérique. Inspirés par l’ouvrage de Thomas
More, ils y voient une sorte d’Utopie, un refuge idéal pour les pauvres et les persécutés, une
source d’enrichissement pour les plus fortunés. Richard Hakluyt a bien exprimé cette
philosophie colonialiste dans son Discourse Concerning Western Planting, paru en 1584, et dans
The Principall Navigations, Voiages, and Discoveries of the English Nation, publié en 1589. Les
colons, écrit-il, amélioreront le niveau de vie de l’Angleterre, en atténuant par leur départ le
surpeuplement des îles Britanniques, en fournissant par leur travail les produits
indispensables à la métropole, en achetant les marchandises anglaises. Bien entendu, ils
participeront à la guerre, directe et indirecte, que continuent à se livrer l’Angleterre et
l’Espagne. Ils empêcheront les missionnaires catholiques de convertir les Indiens. Et ils feront
des profits. L’initiative privée ne saurait disparaître dans le gouffre des ambitions nationales.
L’imagination, non plus. Les Espagnols cherchent la fontaine de Jouvence. Les Anglais font de
l’Amérique un paradis terrestre, débordant d’or et de pierreries, une terre d’abondance où le
gibier nourrira aisément les habitants, où les poissons sont aussi variés que nombreux, où les
forêts, les richesses agricoles enrichiront les pauvres et procureront de gros bénéfices aux
investisseurs.
Il n’empêche qu’il faut attendre le successeur d’Elizabeth, Jacques Ier, pour que la
colonisation commence vraiment. En 1606, trois ans après son avènement, il accorde une
charte à deux sociétés commerciales. L’une et l’autre se dénomment Compagnie de Virginie,
mais la première fixe son siège à Plymouth, la seconde à Londres. Leurs buts sont identiques.
Des marchands aventuriers se sont associés pour répartir les investissements, les dangers et
les profits. Ils s’engagent à armer des bateaux qui transporteront des colons. Si les colons
paient leur voyage, ils pourront dès leur débarquement travailler à leur compte. Si la société
a avancé l’argent du voyage, elle bénéficiera pendant sept ans des fruits du travail des colons.
La compagnie de Londres dispose du droit de fonder des colonies entre le 34e et le
41e parallèle, celle de Plymouth entre le 38e et le 45e parallèle, étant entendu que la
concession vaut, à l’intérieur des terres, jusqu’à 100 miles des côtes et que les colonies de
chaque compagnie devront être séparées d’au moins 100 miles.
Il n’y a pas de temps à perdre. La compagnie de Plymouth lance une expédition qui
débarque à l’embouchure de la Sagadahoc, au cœur du Maine. Les conditions de vie y sont
très rudes. La colonie ne survit pas. Le groupe de Plymouth ne tarde pas alors à renoncer à
ses projets américains et cède ses droits à une nouvelle compagnie qui s’intitule le Conseil de
Nouvelle-Angleterre. Le groupe de Londres réussit mieux. Il réunit une flotte de trois
bâtiments, le Susan Constant, le Godspeed et le Discovery. Le commandant Newport est placé à
la tête de l’expédition, avec pour consignes de choisir un site qui soit sur un cours d’eau, dans
l’espoir d’atteindre un jour les Indes orientales, de diviser les colons en trois équipes pour
bâtir et fortifier le village, de faire pousser des légumes, d’explorer les environs et d’évaluer
les possibilités de procéder à des échanges. Le 20 décembre 1606, les trois navires quittent
Londres, emportant cent quarante-quatre colons – des hommes, aucune femme. Le voyage est
interminable. D’Angleterre en Amérique, via les Canaries et les Antilles, il faut près de quatre
mois. Le 26 avril 1607, voici enfin la Virginie. La flottille remonte la James River, un cours
d’eau auquel on a donné le nom du roi. Un mouillage satisfaisant devient Jamestown. De fait,
le lieu est très insalubre et les marécages voisins sont propices à la malaria. Mais les forêts
fournissent le bois nécessaire à la construction des maisons et des fortifications. Quoi qu’il en
soit, la vie est si difficile, la nourriture si peu saine que la mort décime la colonie. Après un
an de séjour, cinquante-trois hommes ont survécu. Deux navires arrivent alors avec des
renforts et des provisions. Ce qui n’empêche pas le gouverneur de la colonie d’écrire en
1611 : « Chacun ou presque se plaint d’être ici. » Et il conclut en demandant que le roi envoie
en Virginie tous les condamnés à mort des prisons anglaises, car eux, au moins, seront
contents « de construire ici leur nouveau pays ».
Les colons de Jamestown doivent faire face à trois problèmes. À commencer par celui de
la direction de la colonie. Le plus célèbre et le plus efficace des « conseillers », c’est le
capitaine John Smith. L’homme incarne, à vingt-sept ans, le milieu des marchands
aventuriers. Il connaît l’Europe où il a combattu. Il sait se servir de son expérience militaire.
Alors que ses compagnons d’infortune sombrent dans le désespoir, il maintient la discipline,
s’enfonce hardiment à l’intérieur du pays et procède à des relevés topographiques. Les Indiens
s’emparent de lui et, d’après la légende, ne lui accordent la vie sauve que sur l’insistance de la
jeune Pocahontas, fille du roi Powhatan. Grâce à ses relations avec les Indiens, Smith
comprend que la colonie ne survivra que si elle a recours au « blé indien », entendons : le
maïs. Les Indiens lui donnent des graines, et les colons, sur l’ordre de Smith, se mettent à la
culture du maïs. L’anecdote prend valeur de symbole. Elle démontre le rôle du chef. Smith a
joué un rôle capital à un moment capital. L’anecdote souligne aussi l’importance du maïs dans
l’histoire de la civilisation américaine et la suite le confirmera amplement. Elle annonce,
enfin, un changement profond dans les mentalités collectives. Jusqu’alors, les colons
cherchaient à amasser de l’or, sauf à vivre d’échanges avec les indigènes, à cueillir des fruits
sauvages et à chasser le gibier. Smith découvre que pour survivre il faut travailler et que les
colons ne peuvent pas se contenter d’être des prédateurs. La Virginie sera à la fois une colonie
d’exploitation et de peuplement.
C’est que, deuxième problème, l’état d’esprit des Anglais qui s’établissent à Jamestown
n’est pas du tout celui d’agriculteurs, heureux de se livrer aux travaux des champs. Ils
entendent travailler le moins possible. Smith élabore un emploi du temps et recommande, en
1608, « quatre heures de travail par jour, […] le reste en distractions ». Plus tard, de retour à
Londres, il réfléchit à la question et suggère six heures. La compagnie elle-même et les
gouverneurs qui se succèdent ne pensent pas autrement. Il est vrai que l’inactivité, voire la
paresse s’expliquent. Les maladies, comme le scorbut, la malaria, la typhoïde, la diphtérie,
font des ravages. Les règles de la colonie ne prévoient pas pour le moment la propriété
privée : chacun travaille pour la compagnie et non pour lui-même. Et puis, les Anglais
s’inspirent du modèle espagnol de colonisation : les indigènes travaillent, les Européens
surveillent, organisent et empochent les profits. Or, la Virginie n’est pas le Pérou et les
Indiens résistent aux intrus. En conséquence, la colonisation ne peut y être conçue comme
une expédition militaire. Il faut cultiver la terre et non se contenter d’exercer l’artisanat
traditionnel. Le maïs fait vivre et ne rapporte pas. En revanche, la culture qui stimule l’essor
de la colonie, c’est le tabac. Là encore, les Indiens ont aidé les Européens. La première
cargaison de tabac qui atteint l’Angleterre en 1617 se vend cher. Le tabac est désormais pour
la Virginie ce que le sucre est pour les Antilles. Les actionnaires retrouvent le sourire. La
colonie est sur le point de devenir rentable. La compagnie se donne alors en 1618 un nouveau
programme. Tout candidat au départ recevra 50 acres 1 s’il paie son voyage ou s’il paie le
voyage d’un autre. Un bon moyen pour stimuler l’immigration et favoriser la création de
vastes plantations. La discipline de la colonie cessera d’être militaire et les colons seront
gouvernés à la manière des Anglais de la métropole. Les planteurs pourront élire des
représentants qui s’associeront au gouverneur pour faire des lois. En quelques années, la
propriété privée et des institutions représentatives sont transplantées en Virginie.
Le troisième problème concerne le peuplement de la colonie. La compagnie souhaite
maintenant que des femmes s’installent en Virginie. C’est indispensable pour que les colons
puissent fonder des familles, donc assurer le développement harmonieux de la colonie. Tous
les moyens sont bons pour persuader des filles, honnêtes et saines, qu’elles ont intérêt à partir
pour l’Amérique. Elles y trouveront, à coup sûr, des maris, une nourriture abondante et
n’auront même pas à payer le voyage. Désormais, les navires se succèdent à Jamestown.
D’avril à décembre 1618, la population passe de 400 à 1 000 habitants. Dans les six années
qui suivent, on compte 4 000 arrivées. Mais, en raison d’un taux de mortalité très élevé, la
population ne dépasse pas 1 210 individus en 1625. Beaucoup d’Anglais d’East Anglia, des
Midlands et de la région londonienne ont de bonnes raisons d’émigrer. Depuis des années, les
campagnes subissent de profondes transformations. Les champs sont maintenant clôturés pour
permettre une exploitation plus rentable et ouvrir la voie à la céréaliculture et à l’élevage. La
propriété communale disparaît. Les pauvres qui se contentaient d’utiliser les prés communaux
sont chassés des campagnes. Ils partent pour les villes, sont réduits à devenir des vagabonds
que les colonies ne tardent pas à attirer à moins que les autorités politiques ne les y
expédient. De 1620 à 1640, l’Angleterre se métamorphose. Dans le même temps, l’essor
commercial continue. À preuve, l’activité des compagnies privées par actions. Les conditions
sont favorables à la colonisation de l’Amérique du Nord : du tabac en Virginie, des capitaux et
des hommes en Angleterre. En 1624, prenant prétexte des mauvais traitements que les colons
ont subis, le roi dissout la compagnie de Londres. La Virginie est désormais colonie royale.

La Nouvelle-Angleterre

En 1620, une autre colonie anglaise est fondée sur le continent américain. Les
motivations ne sont pas économiques mais religieuses. Là encore, il faut chercher l’explication
en Angleterre. Depuis 1534, l’Église d’Angleterre ne reconnaît plus la suprématie de Rome.
Elle a pour chef le roi. Sous les successeurs de Henry VIII, l’influence des idées calvinistes
s’accentue et les anglicans évoluent de plus en plus vers le protestantisme. Seulement, en ces
temps de bouleversements religieux, il est difficile, sinon impossible, d’arrêter l’évolution des
idées. En Écosse, par exemple, qui est alors un royaume souverain, John Knox fait adopter,
dès 1560, une réforme radicalement calviniste : plus d’évêques, des pasteurs élus par les
fidèles, une Église bâtie sur une pyramide de conseils. C’est le presbytérianisme. En
Angleterre même, Robert Browne rompt en 1580 avec l’anglicanisme et fonde à Norwich la
première Église congrégationaliste. Les pasteurs sont élus, mais toute hiérarchie disparaît.
Chaque congrégation s’unit à Dieu par une alliance, un covenant. Henry Barrow pousse plus
loin le congrégationalisme : l’Église et l’État doivent être séparés, les Églises locales sont
toutes sur un pied d’égalité, les pasteurs sont des laïcs. Les congrégationalistes savent aussi
s’arrêter. Contrairement aux anabaptistes d’Europe continentale, ils ne refusent pas de prêter
serment ni de porter les armes. Contrairement aux presbytériens, ils demeurent à l’intérieur
de l’Église anglicane, comme des dissidents, des non-conformistes qui ne renoncent pas à faire
triompher leurs points de vue. À l’image de la plupart des sectes protestantes, ils ont tendance
à se diviser. C’est ainsi qu’en 1612 le baptisme fait son apparition en Angleterre, sans oublier
peu après d’autres tendances comme les levellers, les diggers, les hommes de la Cinquième
Monarchie, les quakers, etc.
Malgré des divergences qui se transforment souvent en farouches oppositions, les
dissidents ont des points communs. L’Église anglicane n’éprouve aucune bienveillance à leur
égard. Ni Elizabeth ni ses successeurs ne comprennent le sens du mot tolérance. Les dissidents
ne se contentent pas d’avoir des convictions religieuses, ils s’efforcent de les exprimer dans la
vie sociale. Pour eux, le royaume de Dieu se construit d’abord sur la terre. Tout
gouvernement doit obéir aux règles que Dieu a fixées. Toute société doit se plier à la morale
qui découle des commandements de Dieu. Ils sont hostiles aux séquelles du papisme que
l’Église anglicane charrie dans son organisation et dans ses rites, au relâchement des mœurs,
qui ouvre la voie à l’ivresse, au vol, à l’adultère et à la violation du repos sabbatique. Ils
aspirent à un christianisme plus pur. De là leur surnom de puritains.
Les Pèlerins (Pilgrims) sont des puritains. Ils appartiennent à la branche
congrégationaliste. À une différence près : ils sont séparatistes, c’est-à-dire qu’ils ont rompu la
communion avec les anglicans. En 1608-1609, la congrégation de Scrooby dans le
Nottinghamshire, formée d’humbles sujets du royaume, se réfugie en Hollande, parce que ses
membres redoutent l’hostilité de l’Église officielle. Les Provinces-Unies sont alors une
exception en Europe : la tolérance y règne. Un peu trop, estiment les Pèlerins qui s’inquiètent
de l’assimilation excessive de leurs enfants au milieu hollandais. La menace d’une invasion
des Provinces-Unies par les troupes espagnoles leur donne un sujet de préoccupation
autrement plus grave. Comme ils ont entendu parler de la Virginie, ils prennent langue avec
la compagnie de Londres et parviennent à un accord. Ils vendent leurs biens, font étape en
Angleterre, et à Southampton montent à bord du Mayflower. Avec eux d’autres séparatistes
qui viennent de Londres et quatre-vingts artisans et ouvriers environ que la compagnie envoie
en Virginie. Au total, cent trente et un passagers, dont trente et un enfants, quittent Plymouth
le 16 septembre 1620. La traversée dure soixante-cinq jours. La terre qui se découpe alors à
l’horizon n’est pas la Virginie, mais la Nouvelle-Angleterre que John Smith a longée quelques
années auparavant et qui relève du Conseil de Nouvelle-Angleterre. Erreur de navigation ?
Menace d’une tempête si le Mayflower poursuit vers le sud ? Arrière-pensées des Pèlerins et
du commandant, soucieux d’échapper à la lourde tutelle de la compagnie de Londres ? On ne
sait pas. Toujours est-il que les Pèlerins décident de débarquer au cap Cod (cap de la morue).
Avant cela, comme ils n’ont aucun titre pour s’établir en ces lieux, ils rédigent et adoptent un
accord politique, le Mayflower Compact, qui servira de base au système de gouvernement.
Cela se passe le 21 novembre. Un mois plus tard, ils s’établissent à Plymouth, un site qui leur
a paru commode.
La colonie grossit lentement : 24 habitants en 1624, 390 en 1630, 579 en 1637, 2 000 en
1660. En 1691, elle est absorbée par la colonie du Massachusetts. Pourtant, le symbole vaut
plus que la réalité. Rien n’a préparé les Pèlerins à l’aventure américaine. Ils souhaitent vivre
de la pêche, mais ils ne sont pas pêcheurs. Ils ont emporté des fusils pour se défendre contre
les Indiens, mais ils ne savent guère s’en servir. Ils ont voulu gagner la Virginie, mais ils ont
débarqué en Nouvelle-Angleterre, sur une terre ingrate, sous un climat rude, dans une région
éloignée de tout et de tous. La moitié des passagers sont morts pendant le premier hiver. Or,
aucun survivant n’a voulu rentrer en Angleterre. C’est que, écrit William Bradford, l’un
d’entre eux, « ils savaient qu’ils étaient des pèlerins et les choses d’ici-bas ne les intéressaient
pas. Ils levaient les yeux vers le ciel, leur pays le plus cher ». Et il conclut : « Ainsi à partir de
débuts insignifiants, de grandes choses furent accomplies par Sa main qui fit tout de rien et
donne naissance à tout ce qui est. Une petite chandelle peut en allumer des milliers. Et la
lumière qui s’est allumée ici s’est diffusée en quelque sorte sur toute notre nation. » On
comprend, dans ces conditions, pourquoi en 1621 les Pèlerins célébrèrent une journée
d’actions de grâces (Thanksgiving Day) et pourquoi le pacte du Mayflower, premier pas vers
une démocratie égalitariste, est devenu pour les Américains le symbole des origines
nationales et des libertés politiques.
Grâce à la colonie de Plymouth, la Nouvelle-Angleterre attire d’autres puritains. Ceux-là
ne sont pas des séparatistes. S’ils quittent l’Angleterre, c’est qu’ils redoutent l’hostilité du
nouveau roi, Charles Ier, monté sur le trône en 1625, qui manifeste des sympathies croissantes
pour l’arminianisme 2 et a épousé la catholique Henriette-Marie, la sœur de Louis XIII. Les
puritains imaginent le pire pour eux et pour l’Angleterre, d’autant plus qu’en 1633 William
Laud, leur ennemi, a accédé à l’archevêché de Cantorbéry, la dignité la plus élevée de l’Église
anglicane. Le roi subit son influence. L’Angleterre semble être sur le point de connaître une
remise en ordre, politique et religieuse. Laud décide de mettre au pas les dissidents. Gare aux
hérétiques ! Les sermons doivent se calquer sur les instructions officielles. En vertu de l’Acte
de suprématie (1559), l’assistance à la messe dominicale est obligatoire pour les anglicans
comme pour les autres. Pour les puritains, c’est le temps de l’émigration, de l’« hégire » vers
l’Amérique, où ils construiront la nouvelle Sion, une Angleterre débarrassée de ses péchés et
de ses anglicans arminiens.
En 1628, un groupe de puritains achète des actions du Conseil de la Nouvelle-Angleterre
et obtient une charte de colonisation. Le lieu d’établissement sera la baie du Massachusetts,
au nord de Plymouth. En 1629, la société par actions se réorganise et devient la Compagnie
de la baie du Massachusetts dont les puritains sont les actionnaires majoritaires. Quelques
navires ont déjà traversé l’Atlantique et des colons se sont fixés à Salem (contraction de
Jérusalem). Le 29 mars 1630, quatre bateaux quittent Southampton. À leur bord, John
Winthrop, le gouverneur de la Compagnie. Un mois plus tard, sept autres bâtiments, et des
navires venant de Bristol et de Plymouth, prennent la direction de la Nouvelle-Angleterre.
C’est l’Arbella qui, le premier, entre dans le port de Salem. Les uns s’installent dans la ville
elle-même, d’autres à Mishawum (bientôt rebaptisée Charlestown), Shawmut (Boston),
Mystic (Medford), Watertown, Roxbury, Dorchester. Dans les années trente, la migration se
poursuit, malgré l’opposition du gouvernement royal. Au point qu’en 1660 la colonie du
Massachusetts compte 20 000 habitants.
Comment expliquer le succès de cette colonisation ? Les puritains quittent l’Angleterre
sans idée de retour. Ils ont vendu leurs biens et partent en famille. Plus rien ne les retient
dans la métropole. Bien plus, ce sont des congrégations, pasteurs en tête, qui vont s’établir en
Amérique et y reconstituent le village qu’elles ont quitté. L’installation n’a rien de facile.
Point de tabac. Il faut se contenter de pêcher des poissons, de faire pousser du maïs et du blé,
d’élever du bétail, de couper du bois, de tirer des dindes sauvages et de construire des
navires. Comme ce n’est pas suffisant, les colons de la Nouvelle-Angleterre se lancent dans le
commerce maritime. En dépit des difficultés, les puritains ne doutent pas de leur succès. C’est
que, pensent-ils, la Virginie repose sur une colonisation essentiellement « charnelle », c’est-à-
dire sur la recherche du profit, tandis que la Nouvelle-Angleterre se construit sur des
motivations « religieuses ».
Il faut ajouter que les arrivées massives infusent du sang nouveau. Pour attirer des
immigrants, des lettres particulièrement encourageantes sont expédiées en Angleterre : « Une
terre merveilleuse […], mes enfants n’ont jamais été aussi bien que pendant la traversée. […]
Quels arbres ! Quel air ! Je découvre trois bénédictions, la paix, l’abondance, la santé. » Ces
lettres sont lues avec avidité et crédulité. « Une lettre de Nouvelle-Angleterre, rappelle un
immigrant, était vénérée comme de saintes écritures, comme les écrits d’un prophète. On la
faisait circuler […] et une foule d’âmes pieuses étaient encouragées à se joindre à l’Œuvre. »
Et puis, les congrégationalistes ont la chance d’avoir adopté une charte politique qui les
met à l’abri d’une intervention royale. La colonie est pratiquement indépendante de la
Couronne. « Les hommes libres », c’est-à-dire les actionnaires, élisent chaque année le
gouverneur, son adjoint et ses assistants. Ils forment l’assemblée générale, la General Court.
Comme il est de plus en plus difficile de réunir l’assemblée, un système représentatif est mis
en place à partir de 1644. Or, ces « hommes libres » sont membres des congrégations, ce qui
permet aux puritains de conserver le pouvoir. L’homogénéité culturelle est ainsi assurée, qu’il
s’agisse de l’égalité spirituelle entre tous, de la morale ou des comportements. L’appropriation
des terres répond aux mêmes critères. La congrégation ne se sépare pas. Elle se fixe sur un
domaine que lui a assigné la General Court. Au centre du village est construite l’église, la
meeting house, avec sur le devant un green ou common, une pelouse qui sert de lieu de
réunion. Tout autour, la maison du pasteur et des principaux colons. Chaque villageois reçoit
un espace pour y bâtir sa maison, un champ pour y cultiver le maïs, un pré le long du cours
d’eau. Le bétail est nourri sur les pâturages communaux. Les affaires du village sont réglées
par les « hommes libres » réunis en town meetings.
Voilà pour l’idéal. Dans la transcription de l’utopie au jour le jour, les difficultés ne
manquent pas. Le synode de 1679 s’indigne du nombre croissant de bâtards, de la tentative
d’ouvrir à Boston une maison de passe, des femmes qui dénudent leurs bras, leur cou « ou, ce
qui est plus abominable, leurs seins ». Que dire également des fils qui veulent des terres, des
pauvres qui ne se résignent pas à accepter leur condition ? De nouvelles colonies se fondent
alors, par exemple New Haven dans la vallée du Connecticut (1643), dans le New Hampshire,
dans le Maine, avec des liens plus ou moins étroits qui les unissent au Massachusetts. Enfin,
les disputes religieuses surgissent. La plus célèbre porte au premier plan Roger Williams, un
séparatiste qui arrive en Amérique en 1631. Il déteste l’Église anglicane, clame que les
Anglais n’ont aucun droit sur une région ni sur des terres qui appartiennent aux Indiens,
qu’aucun gouvernement, fût-il puritain, ne saurait se mêler des affaires religieuses. En 1636,
les autorités de Salem l’expulsent. Williams se fixe dans le Rhode Island où il ne tarde pas à
fonder la première communauté baptiste en Amérique.
Somme toute, ici comme à Plymouth, ce qui compte avant tout, c’est la foi. Pèlerins et
puritains offrent au monde un modèle de société. Ils remplissent une mission, suivent
scrupuleusement les instructions de Dieu et prouvent, par leurs succès matériels, qu’ils sont
les « élus » du Seigneur.

Les autres colonies

Le troisième modèle de colonisation se situe à mi-chemin entre les deux premiers. De


fait, la Virginie et la Nouvelle-Angleterre ont donné l’exemple. D’autres tentatives suivront,
inspirées tantôt par la force des convictions religieuses, tantôt par la recherche du profit, à
moins que les deux motivations ne soient présentes en même temps. Pourtant, il ne faut pas
oublier que toutes les tentatives n’ont pas réussi, bien que l’historien ait tendance à ne retenir
que les succès et à négliger les échecs. Dans les colonies qui correspondent au troisième
modèle, le roi, de Charles Ier à George II, accorde des chartes de concession, non plus à des
sociétés commerciales dont l’heure de gloire est passée, ni à des congrégations ou à des
communautés religieuses dont il continue à se méfier, mais à des lords, c’est-à-dire à des
seigneurs qui agissent en tant que propriétaires éminents du sol, disposent des pouvoirs que le
roi leur a délégués pour mettre la région en valeur, y faire venir des immigrants, répartir la
propriété foncière, tirer des profits, organiser la vie politique – le tout, bien entendu, dans les
limites des coutumes anglaises. En ce sens, le pouvoir royal tient indirectement un rôle plus
important et l’initiative privée recule au bénéfice de l’initiative publique. Cette évolution se
marque plus nettement au lendemain de la révolution cromwellienne, au temps où le pouvoir
du roi se renforce en Angleterre. Les colonies du troisième modèle sont celles de la maturité.
L’Angleterre a pris conscience qu’elle est en train de créer un empire. Elle s’assure qu’elle
tient les rênes fermement.
Une exception au modèle, ou plutôt un exemple précurseur : le Maryland. Sa fondation
remonte au règne de Charles Ier. George Calvert, lord Baltimore, voulait fonder une
seigneurie de l’autre côté de l’Atlantique. Tout comme certains de ses pairs avaient tenté leur
chance en Nouvelle-Écosse, à Terre-Neuve et dans les Antilles. Signe certain de son intérêt
pour l’Amérique : Calvert a participé aux affaires de la Compagnie de Virginie et du Conseil
de Nouvelle-Angleterre. Mais il meurt en 1632, avant d’avoir pu réaliser son rêve. Son fils,
Cecilius, reprend le flambeau et obtient une charte pour créer une colonie le long de la baie
de Chesapeake. Les limites sont mal définies. Elles seront précisées plus tard. Cecilius Calvert
baptise la colonie : Maryland, la terre de Marie. Une belle ambiguïté toponymique ! Marie,
c’est l’un des prénoms de la reine et c’est aussi, surtout, la Vierge, la mère de Jésus. Les
Calvert, en effet, sont catholiques. À une époque où le papisme est fort mal vu en Angleterre,
et l’on sait que Laud veille au respect de l’orthodoxie anglicane, Calvert nourrit le projet de
faire du Maryland le refuge des catholiques, un Massachusetts qui s’adresserait à une autre
« clientèle ».

La colonisation anglaise
Ce fut à la fois un succès et un échec. Le Maryland bénéficie de l’aide des colonies
voisines. Grâce à son climat et à son sol, il devient un remarquable producteur de tabac. Les
Calvert ont donc fait une bonne affaire. Propriétaires des terres publiques, seigneurs de
domaines qu’ils ont concédés à des amis et à des clients, ils recueillent les loyers que leur
versent les colons. Mais, sur le plan religieux, l’entreprise échoue. Le Maryland n’a pas attiré
les catholiques par milliers. Très rapidement, c’est l’inverse. Il y a plus de protestants,
anglicans et surtout dissidents. Lord Baltimore doit jouer serré, d’autant que dans les années
quarante les puritains détiennent le pouvoir dans la métropole. Sans doute est-ce la
répartition des forces religieuses qui explique qu’en 1641 les Jésuites ne soient pas autorisés à
posséder des terres dans le Maryland. En 1649, l’Acte de tolérance assure la liberté de
pratiquer leur culte à tous les chrétiens, pourvu qu’ils acceptent le dogme de la Trinité. Avec
des hauts et des bas, ce fut la règle d’or du Maryland.
Trois autres exemples éclairent mieux encore les caractères de ce modèle de colonisation.
Le New York entre dans l’Empire à la suite d’une conquête par les armes. C’est un cas unique
dans l’histoire des treize colonies britanniques d’Amérique du Nord. En effet, les Hollandais
se sont intéressés au continent américain dès le début du XVIIe siècle. Comme les autres
Européens, ils recherchent une route plus courte vers les Indes afin d’éviter de passer par le
cap de Bonne-Espérance. Dans cette vision planétaire du commerce, ils s’opposent aux
Portugais, et la Compagnie hollandaise des Indes orientales, fondée en 1602, a pour but
d’accaparer le commerce avec l’Orient. Un navigateur anglais à leur service, Henry Hudson,
conduit une expédition en 1609 avec pour mission de repérer le passage du nord-ouest. Il
atteint Terre-Neuve, entre dans la baie de la Delaware, puis, plus au nord, dans une autre
baie que Verrazano avait déjà reconnue en 1524, remonte un vaste cours d’eau auquel il
donne son nom et parvient jusqu’à l’emplacement actuel de la ville d’Albany. De toute
évidence, ce n’est pas la route de la Chine. En revanche, les Indiens qu’il rencontre – ils
appartiennent à la confédération des Iroquois – lui laissent entrevoir les immenses richesses
en fourrures de la contrée. À la suite de Hudson, des commerçants hollandais prennent
l’habitude de fréquenter la région. En 1621, la Compagnie des Indes occidentales est mise sur
pied. Elle poursuit un double objectif : établir des colonies dans le Nouveau Monde et en
Afrique. C’est à Amsterdam que siège la « chambre » qui a reçu toute autorité sur les
« Nouveaux-Pays-Bas » (New Netherland). En 1624, un comptoir commercial est établi sur
l’Hudson à Fort Orange (qui deviendra Albany). À l’extrémité de l’île de Manhattan, Fort
Amsterdam date de 1626 et ne tarde pas à prendre le nom de Nieuw Amsterdam. Les
Hollandais sont aussi présents dans le territoire actuel du New Jersey et dans la vallée du
Connecticut, près de Hartford.
C’est surtout Nieuw Amsterdam qui prospère. Il faut dire que le gouverneur Peter Minuit
est habile. Pour 60 florins, rapporte la légende, il a acheté toute l’île à des Indiens qui
auraient accepté de vendre avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils n’étaient pas les
véritables propriétaires. Il protège la colonie en construisant un mur, dont il ne reste
aujourd’hui qu’une trace toponymique (Wall Street, la rue du Mur). Depuis 1638, le port est
ouvert à tous les nationaux hollandais, ce qui lui assure une intense activité dans les échanges
commerciaux et pour la pêche. Une église réformée y a été construite. Les tavernes sont
animées par les résidents, les matelots de passage et les contrebandiers. Pour approvisionner
la colonie, la Compagnie des Indes occidentales encourage l’installation, dans la vallée de
l’Hudson, de patrons, c’est-à-dire de propriétaires fonciers qui disposent de droits féodaux sur
de vastes étendues. Pour devenir patron, il suffit de faire venir à ses frais en Amérique
cinquante familles de fermiers. Du coup, le régime foncier de la vallée devait être marqué par
la politique hollandaise.
Le New Netherland tend à s’agrandir vers le sud. À l’embouchure de la Delaware, une
Nouvelle-Suède s’est créée avec des capitaux pour partie suédois, pour partie hollandais. Fort
Christina est construit en 1638 sous la direction de Peter Minuit qui, depuis peu, s’est mis au
service de la reine de Suède. Les Hollandais s’inquiètent de ce dynamisme. Le nouveau
gouverneur hollandais, Peter Stuyvesant, l’homme à la jambe de bois, s’empare de Fort
Christina en 1655. La Nouvelle-Suède a cessé d’exister. Mais la colonie hollandaise n’est pas
dépourvue de faiblesses. Elle est aux mains d’administrateurs rapaces et tyranniques qui
mènent les colons à la baguette. Faute d’institutions représentatives, les colons n’ont pas le
sentiment d’être chez eux. Ils sont, en fait, exploités par la Compagnie, comme l’étaient les
premiers colons de la Virginie. De plus, la Compagnie des Indes occidentales attache peu
d’importance à Nieuw Amsterdam. Elle s’intéresse davantage aux îles à sucre des Antilles.
Enfin, la proximité des Anglais est plus que préoccupante. Ils sont au nord et au sud, de plus
en plus nombreux, de plus en plus entreprenants. Pris en tenailles, les Hollandais n’ignorent
pas qu’ils se maintiendront à la seule condition que l’Angleterre se résigne à leur présence. Et
elle ne s’y résigne pas. En 1664, une flottille anglaise se présente à l’embouchure de l’Hudson.
Peter Stuyvesant se rend. Le frère du roi d’Angleterre, le duc d’York, futur Jacques II, a reçu
la concession d’immenses territoires et en prend possession. Nieuw Amsterdam devient New
York. La souveraineté de l’Angleterre succède à celle des Provinces-Unies.
La Pennsylvanie constitue un autre exemple d’une colonie implantée en Amérique du
Nord par un « propriétaire ». Mais William Penn est un homme qui sort de l’ordinaire. Par ses
origines familiales, d’abord. Son père a été amiral, sans appartenir à la noblesse. Il a joué un
rôle de premier plan à l’époque de Cromwell, mais, faute de remporter des succès aux
Antilles, il a été disgracié. Belle occasion pour bénéficier des faveurs du roi Charles II et
retrouver le chemin du pouvoir ! Le jeune William a fait ses études à Oxford, étudié le droit
et voyagé à l’étranger. Rien de plus normal. Toutefois, William Penn est aussi et surtout un
membre de la Société des Amis. En un mot, il est quaker. Tous les hommes sont égaux,
affirment les disciples de George Fox, puisqu’ils possèdent tous une parcelle de l’étincelle
divine. Les visions et les transes (to quake signifie trembler) sont envoyées par Dieu. La
lumière intérieure guide les quakers qui refusent de prêter serment et de porter les armes. Au
diable les institutions et les groupes organisés ! L’homme est seul pour rechercher la vérité.
Pas de pasteurs, pas de baptême, pas de Cène, l’Écriture, rien que l’Écriture et l’inspiration
personnelle qui en découle. Les quakers appartiennent au puritanisme le plus radical. Inutile
de préciser qu’ils sont peu appréciés par les autres dissidents et, moins encore, par les
anglicans. Persécutés en Angleterre, 3 000 d’entre eux ont été emprisonnés dans les deux
premières années du règne de Charles II. Ils continuent, malgré tout, à prêcher et à faire des
conversions. Les voici en Amérique du Nord où, partout sauf dans le Rhode Island, ils sont
mis hors la loi. Ce qui ne refroidit pas leur zèle, car les quakers du XVIIe siècle éprouvent une
forte inclination pour le martyre.
Penn est l’un des leurs, tout en demeurant l’ami du duc d’York, un catholique, et en
conservant d’excellentes relations avec les milieux anglicans. Ce qu’il veut de toutes ses
forces, ce n’est pas seulement un refuge pour les quakers, mais un lieu dans lequel une
société, inspirée par le quakerisme, puisse naître et se développer. Penn souhaite appliquer
ses idées et conduire, comme il le dit, « une sainte expérience ». L’occasion lui en est donnée
en 1681. Le duc d’York doit 16 000 livres sterling à l’amiral. Pour s’acquitter de sa dette, il
octroie à William Penn une part de son domaine américain, grosso modo du 40e au
43e parallèle. À quelques réserves près, la Pennsylvanie (la forêt de Penn) appartient à Penn.
Il en est le lord propriétaire. Immédiatement, il publie en anglais, en français, en allemand et
en néerlandais une brochure qui s’intitule Récits sur la province de Pennsylvanie. Il fait appel à
tous ceux qui ont un métier et ont envie de travailler, promet à tous la liberté religieuse,
s’engage à donner ou à louer des terres. Il fait de la capitale, Philadelphie, la « cité de l’amour
fraternel », suivant un plan en échiquier qui est le premier en Amérique. Philadelphie
s’accroît : 357 maisons deux ans après sa fondation, tandis que la Pennsylvanie compte
9 000 habitants en 1685. Des quakers traversent l’Atlantique, mais aussi des piétistes de la
vallée du Rhin qui apportent une coloration germanique à la colonie. Des Anglais, des
Irlandais, des Gallois se joignent aux Hollandais et aux Suédois, présents avant l’arrivée de
Penn.
La Pennsylvanie doit une grande partie de sa réussite à la tolérance religieuse. De ce
point de vue, rien n’est semblable ici à ce qui se passe ailleurs, par exemple dans le
Massachusetts ou en Virginie. Les innombrables sectes qui se fixent autour de Philadelphie en
portent témoignage. Le succès économique n’est pas moins évident. Dès l’origine, la
Pennsylvanie se situe à un carrefour entre l’Atlantique et l’Ouest, entre le Nord et le Sud. Il
faut souligner, au risque de devancer les événements, qu’elle fut prospère par son agriculture,
son artisanat et son commerce et que, jusqu’aux premières années du XIXe siècle, Philadelphie
l’emporta sur toutes les autres villes des États-Unis. La vie politique, en revanche, est
troublée. Au lendemain de la chute de Jacques II, l’amitié de Penn et du roi catholique
devient un handicap. Les colons ne tardent pas à reprocher au lord propriétaire de tenir trop
court les rênes du gouvernement. Enfin, les quakers sont bien embarrassés, lorsqu’ils doivent
appliquer stricto sensu leurs principes. Comment exercer le pouvoir sans prêter serment ?
Comment se défendre sans porter les armes ? La « sainte expérience » a nécessité des
compromis et n’a pas empêché des tensions inhérentes à la vie politique.
Pour en finir avec le XVIIe siècle, il conviendrait d’évoquer le New Jersey et les Carolines
qui sont fondés, suivant le schéma des concessions à des propriétaires, entre 1660 et 1680.
Mais il est plus significatif d’en venir à l’exemple de la Georgie, dont la création remonte à
1732 et met fin aux entreprises de colonisation britannique en Amérique du Nord. On
retrouve ici des ingrédients déjà mentionnés. L’Angleterre s’inquiétait alors des ambitions
espagnoles. La Floride, toute proche, pouvait menacer les Carolines et peut-être la Virginie.
Une autre motivation, plus forte encore, pousse à l’établissement d’une nouvelle colonie. Le
général James Oglethorpe, après avoir combattu les Turcs sous le commandement du prince
Eugène de Savoie, entre dans la carrière politique. Élu à la Chambre des communes, il siège à
la commission d’enquête sur les prisons. Ce qu’il y apprend le bouleverse. Le sort des
prisonniers pour dettes le touche tout particulièrement. De là son idée : faire partir pour
l’Amérique les malheureux débiteurs et leur offrir l’occasion de commencer une deuxième
existence. Une idée généreuse, à l’image du grand dessein des puritains et de l’expérience de
William Penn.
Oglethorpe recourt à ses amis et à ses collègues du Parlement pour obtenir de l’argent,
des terres et l’indispensable charte de colonisation. La charte lui est accordée en 1732 pour
une région située entre la Savannah et l’Altamaha. Cette localisation n’a pas de quoi
surprendre, puisque depuis une bonne vingtaine d’années les rumeurs circulaient sur la
nécessité de bâtir là-bas une nouvelle colonie. La propagande des candidats promoteurs
promet monts et merveilles : un climat remarquablement tempéré, une terre d’une fertilité
sans égale, des forêts qui disparaîtront d’elles-mêmes pour laisser la place à des champs
produisant tous les légumes et tous les fruits, du gibier, des poissons, bref le pays de cocagne
ou, comme le soutient une brochure, un paradis « au moins équivalent au jardin d’Éden ».
Oglethorpe n’hésite pas et, en l’honneur du roi George II, baptise Georgie cette nouvelle terre
promise d’Amérique.
Oglethorpe n’est pas un lord propriétaire, car il s’agit d’une colonie administrée suivant
une charte qui a une durée de vingt et un ans. Il est le gouverneur dès 1733. Il fonde
Savannah et accueille 1 810 pauvres (la moitié sont des Anglais, l’autre moitié des Allemands,
des Écossais, des Suisses), puis 1 021 immigrants parmi lesquels 92 Juifs. La répartition de la
terre obéit aux règles habituelles. Ce qui est plus original, c’est que les autorités coloniales
interdisent l’importation d’esclaves noirs et de rhum. Moralité oblige. Mais le voisinage de la
Caroline du Sud change les conceptions. Voilà une colonie qui prospère grâce à des
exploitations agricoles beaucoup plus étendues et à une main-d’œuvre servile. Les Georgiens
se décident à imiter leurs voisins. D’ailleurs, il n’ont pas plus envie d’obéir aux instructions
des membres fondateurs qui se déclarent persuadés que la Georgie sera le royaume du ver à
soie ou ne sera pas. En 1752, un an avant que la charte ne vienne à expiration, la
philanthropie est passée de mode. L’esclavage et le rhum sont autorisés. La Georgie est
devenue une colonie royale. Elle ne se distingue plus guère des autres établissements anglais
d’Amérique du Nord.

Treize colonies, disséminées le long de la côte atlantique, voilà que l’Angleterre a bâti,
en moins d’un siècle et demi, un empire américain. Résultat du hasard, désir de s’enrichir,
volonté de glorifier Dieu et de tenter des expériences sociales et religieuses, affirmation
croissante d’une présence politique… les explications sont diverses et ne s’excluent pas. À la
réflexion, il y a là de quoi étonner. L’Angleterre ne compte en 1700 qu’une population
d’environ 6 millions. Ses souverains se considèrent propriétaires d’une partie du continent
qu’ils ne connaissent pas, dont personne jusqu’alors n’a découvert l’extension. Des milliers de
colons prennent la mer, affrontent les rigueurs d’une traversée de plusieurs mois, les
souffrances d’une brutale transplantation, les incertitudes d’un climat pénible pour construire
une vie nouvelle. Le rôle des hommes est ici fondamental. Vue du XVIIe siècle, l’Amérique,
c’est d’abord un fantasme que rien ne peut faire disparaître ; c’est aussi l’expression d’un
volontarisme à toute épreuve.
1. Une acre équivaut à 2/5 d’hectare, soit 40 ares.
2. Jakob Armenzsoon (Jacobus Arminius) est un théologien hollandais, mort en 1609. Sa doctrine accorde une moindre
importance à la prédestination que le calvinisme traditionnel. Elle insiste sur le rôle de chaque individu dans son
propre salut et sur la nécessité des rites.
2

Indiens et colons, deux mondes antagonistes


et complémentaires

Lorsque les Anglais y établissent leurs premières colonies, l’Amérique du Nord n’est pas
un réservoir de « terres vierges ». Depuis des millénaires, les Indiens vivent sur ce continent.
Sans doute n’ont-ils pas érigé, au nord du rio Grande, ces empires que les Espagnols ont
découverts et abattus au Mexique et en Amérique du Sud. Mais du golfe du Mexique à la baie
d’Hudson, de la Floride à l’Alaska, ils chassent, pêchent, cueillent et parfois cultivent. Rien
n’est plus difficile, pourtant, que de raconter leur histoire ou, plus simplement, l’histoire de
leurs relations avec les colons anglais. C’est que l’historien doit naviguer entre les écueils. Il
ne suffit pas, par exemple, d’évoquer les Indiens comme l’on évoque la forêt, la faune et le
climat. L’indifférence déforme une réalité complexe et mouvante. Or, pendant trop
longtemps, les historiens américains ont tracé des Indiens un portrait terrifiant et méprisant.
David Muzzey, qui rédigea l’un des manuels d’histoire les plus utilisés aux États-Unis, écrit :
« Les Indiens n’avaient nulle part franchi l’étape de la barbarie. […] Ils avaient quelques
qualités nobles comme la dignité, le courage, l’endurance. Mais, dans le fond, ils étaient
fourbes, cruels et infligeaient de terribles tortures à leurs ennemis prisonniers. »
Toutefois, il faut éviter de tomber dans l’excès inverse et d’attribuer aux Visages-Pâles
tous les défauts et tous les crimes, comme si les Peaux-Rouges avaient été des victimes
perpétuellement innocentes. Faute de sources indiennes, l’historien risque de céder à son
imagination. Par réaction contre « un siècle de déshonneur », il pourrait se laisser tenter par
le mélodrame. Du « sauvage » au « bon sauvage », c’est toujours le mythe qui l’emporte, alors
qu’il s’agit de comprendre comment deux mondes sont entrés en contact et pourquoi les
Européens sont parvenus à dominer, sinon à exterminer les sociétés indiennes.

Le monde indien
Pour les Blancs, l’Indien, c’est d’abord une curiosité qui conforte les élucubrations du
XVI
e
siècle et la géofantaisie des terres lointaines. Les navires anglais qui ont abordé les côtes
américaines n’ont pas manqué d’embarquer à leur bord et de ramener en Angleterre des
« sauvages » qui étonnent par la couleur de leur peau et par leur langage incompréhensible.
Les marins ont échangé des cadeaux à Terre-Neuve, parfois plus au sud. Rencontres
épisodiques qui n’ont guère de conséquences, sinon qu’elles contribuent à fixer les
stéréotypes.
Les bâtisseurs de Jamestown, de Plymouth, de Salem et de Boston rencontrent à tout
moment des Indiens. Le nom, on le sait, est trompeur, puisqu’il a été donné par erreur à des
populations très diverses que les Espagnols ont confondues avec les habitants des Indes. Face
à ce monde éclaté et insaisissable, les Anglais ont immédiatement une attitude différente de
celle des autres colonisateurs. Contrairement aux Espagnols, ils ne débarquent pas avec les
intentions et le matériel d’une puissance militaire et s’ils souhaitent, eux aussi, convertir au
christianisme, il s’agit des diverses formes du protestantisme, certainement pas du
catholicisme. Contrairement aux Français, ils répugnent à des contacts étroits et préfèrent
prendre leurs distances, bien qu’ils soient, eux aussi, fort intéressés par les richesses
naturelles du continent, notamment les fourrures. À la différence des uns et des autres, les
Anglais sont des colons que pousse la faim de terres et qui sont animés par la volonté
mystique de construire une société nouvelle. Ce qu’ils découvrent ne les surprend pas moins.
Autour de Plymouth, les Pèlerins côtoient de nombreuses tribus, comme les Abnakis, les
Massachusetts, les Narragansetts, les Wampanoags. Autour de Jamestown, c’est une
confédération sur laquelle règne Powhatan (en fait, ce sont des tribus powhatans et le nom
véritable de leur roi est Wahunsonacock). Un peu plus à l’intérieur du continent, le long du
lac Érié et des Appalaches, se trouvent les Iroquois qui réunissent en une ligue cinq, puis six
nations (les Mohawks, les Onondagas, les Oneidas, les Cayugas, les Senecas et, à partir de
1722, les Tuscaroras). Partout, les tribus conservent jalousement leur autonomie, quand elles
ne sont pas hostiles les unes aux autres. Nulle part n’existe un pouvoir centralisateur. Chaque
groupement rassemble des centaines d’individus. En Nouvelle-Angleterre, les Narragansetts
sont les plus puissants ; ils sont 4 000. Les Powhatans de Virginie sont environ deux fois plus
nombreux.
Toutes ces tribus sont sédentaires, encore que, à l’intérieur d’un même territoire, elles se
déplacent d’un point à l’autre, suivant les saisons et les nécessités du ravitaillement. Pendant
l’hiver, elles se nourrissent de gibier, de poisson, de maïs et de courgettes (squash). Sur la
côte, elles chassent le daim, l’élan, le castor, l’ours, le dindon, le canard, l’oie, le pigeon. En
été, elles pêchent la morue, le bar, le maquereau, le saumon. Le long du rivage, elles
ramassent des homards, des crabes, des clams. Le maïs constitue l’élément de base. Cultivé
par les femmes, il est, dès la récolte terminée, soigneusement engrangé.
Ce qui frappe les colons, ce sont les retards des sociétés indiennes. L’écriture leur est
inconnue. Elles ne pratiquent pas la métallurgie du fer. Les Indiens ignorent la roue. Ils n’ont
jamais vu de chevaux et ne commenceront à s’en servir qu’à l’extrême fin du XVIIe siècle. Le
seul animal domestique aux abords de l’Atlantique, c’est le chien, d’une espèce intermédiaire
entre le loup et le coyote. Les colons, qui ne savent rien de l’histoire, de la diversité, de la
richesse des civilisations indiennes, ne cherchent nullement à s’informer. Ils sont persuadés de
leur supériorité technologique et spirituelle. Les Indiens ne sont que des païens dont les
mœurs paraissent étranges et primitives. Ils vivent dans des villages fortifiés comme en
Virginie ou dans des huttes rudimentaires qu’ils appellent des wigwams comme en Nouvelle-
Angleterre. Ces « sauvages », concluent les Anglais, doivent être les descendants des tribus
perdues d’Israël.
Faut-il s’étonner, peut-être s’indigner que les colons commettent tant d’erreurs sur les
Indiens ? À vrai dire, notre ignorance est aujourd’hui moins profonde, mais reste
impressionnante. En revanche, notre curiosité est beaucoup plus aiguisée que celle du
XVII siècle. Il est maintenant établi que les Indiens sont eux aussi des immigrants. Ils sont
e

venus d’Asie. Ils ont franchi le détroit de Béring par bandes, sans doute à partir de 50 000
av. J.-C. et jusqu’au XIe ou Xe millénaire. L’océan Arctique était alors gelé. Puis, profitant d’un
réchauffement des climats, ils ont progressé vers le sud, en direction des Rocheuses, de
l’Amérique centrale et méridionale. Les traces de ces déplacements ont été conservées. Dans
l’État du Nouveau-Mexique, à Clovis, on a retrouvé les éléments d’une industrie lithique qui
remonte à 12 000 avant notre ère. Près de Los Angeles et en Pennsylvanie, dans la grotte de
Meadowcroft, on parvient, non sans controverses, à des datations antérieures. Dans l’Illinois,
une civilisation de constructeurs de tumulus a pu être reconstituée ; ses débuts remonteraient
à 8 000 av. J.-C. Partout, la chasse au gibier fournissait l’essentiel de l’alimentation.
Mammouths, éléphants, chameaux, paresseux géants, bisons plus gros que ceux qui ont
survécu jusqu’à nous, étaient poursuivis et poussés dans des précipices. Il suffisait alors de les
dépecer avec des outils en pierre et en os. Cette ethnologie archéologique s’appuie sur
l’utilisation du carbone 14, sur la dendrochronologie et sur l’étude des objets de ces époques
lointaines.
Répartition des tribus indiennes aux États-Unis avant la colonisation

Il est vraisemblable que c’est dans le sud-ouest des États-Unis actuels que des progrès ont
été accomplis. Vers 3 000 av. J.-C., le maïs est cultivé en Amérique centrale et au Nouveau-
Mexique. Ce début d’agriculture s’accompagne de la domestication du chien, de l’abeille et du
dindon. Un nouveau type de civilisation naît alors, dont les traces s’observent encore de nos
jours sur le plateau de Mesa Verde, dans le Colorado. Les Indiens pueblos (ainsi baptisés par
les Espagnols parce qu’ils vivaient en villages) regroupent les tribus hohokam, mogollon et
anasazi. Ce sont des agriculteurs qui pratiquent également un artisanat, en l’occurrence la
fabrication des paniers, d’où leur surnom de basketmakers. Ils ont, au début de notre ère, bâti
dans les falaises des maisons troglodytes, dans lesquelles on accède par des échelles. Tout en
cultivant le maïs et la courgette, ils n’en continuent pas moins de chasser et fabriquent avec
les peaux de bêtes des sacs, des sandales, des couvertures en fourrure. Vers 500 ap. J.-C., ils
abandonnent leurs grottes pour élever des villages au sommet des falaises, diversifient leur
agriculture avec la production de haricots et l’élevage des dindons, utilisent l’arc et la flèche,
se mettent à la poterie et continuent de tisser le lin, le coton et le yucca. Cette civilisation
atteint son apogée entre 1100 et 1300. Elle décline ensuite, bien avant l’arrivée des
Européens, sans que l’on sache expliquer cette évolution.
Mais que l’on ne croie pas que l’histoire des Indiens se limite à celle des Pueblos, même
si celle-ci est la plus fascinante. La diversité des sociétés indiennes laisse rêveur. Si l’on tente
de proposer un classement, on peut retenir le critère de la langue, associé à celui de la
culture. Et encore ! N’y a-t-il pas de 1 000 à 2 000 langues, ce qui fait que les tribus indiennes
se comprennent mal ou ne se comprennent pas du tout ? Neuf aires culturelles
correspondraient à l’Amérique du Nord : l’aire esquimaude, l’aire Mackenzie avec notamment
les Hurons, l’aire forestière de l’Est qui touche directement les colonies anglaises, l’aire du
Sud-Est, l’aire du Sud-Ouest, l’aire des plaines, l’aire des plateaux, l’aire californienne, l’aire
du littoral du Pacifique Nord. En insistant sur le critère de la langue, on mettrait en relief un
groupe algonquin-wakashan auquel appartiennent les Mohicans, les Massachusetts, les
Delawares, les Illinois, les Blackfoot, les Arapahos, les Cheyennes ; un groupe hokam-sioux
avec les Iroquois, les Cherokees, les Hurons, les Creeks, les Séminoles et les Sioux ; un groupe
penutia-na-dené comprenant les Nez Percés, les Chinooks, les Apaches, les Navahos ; un
groupe aztèque-towan qui réunit les Comanches, les Hopis, les Utes, les Pueblos, les Kiowas
et les Mayas ; enfin un groupe esquimau-aleoute. Mais ces classements, s’ils paraissent
satisfaisants à des esprits cartésiens, sont contestés par les spécialistes, d’autant plus que les
populations indiennes ont été, pour leur malheur, très mobiles depuis le XVIIe siècle.
L’enchevêtrement est de règle. Quant à la recherche historique, elle progresse, sans doute,
tout en laissant des zones d’ombre. Un exemple de ces incertitudes : combien y avait-il
d’Indiens en Amérique du Nord (Mexique exclu) à l’arrivée des Européens ? Jusqu’à une date
récente, l’estimation se situait aux environs de 1 million, dont la moitié pour la partie
orientale et septentrionale (les Grandes Plaines, le bouclier canadien, la côte atlantique).
Erreur, répondent de nos jours les ethnologues. Sur le territoire actuel des États-Unis, les
Indiens formaient une population de 10 à 12 millions 1. À supposer que les colons anglais du
XVII siècle n’aient côtoyé qu’une infime partie du monde indien, ils ont dû, sur une bande de
e

200 kilomètres de large le long de l’Atlantique, nouer des contacts, pacifiques ou non, avec un
demi-million de « sauvages ». Et ignorer la multitude des tribus de l’intérieur.
En un mot, les Indiens de la côte Est ont à peine dépassé le stade du néolithique. Entre
eux et les colons qui arrivent d’Europe, ce ne sont pas seulement les différences culturelles
qu’il convient de relever, mais il faut parler d’un gouffre. De là, une incompréhension
profonde, d’autant plus profonde que les Anglais estiment qu’ils n’ont aucun devoir à l’égard
des indigènes.
Les premiers contacts

Dans les premières années de la colonisation, les Anglais sont démunis de tout. Ils
manquent de nourriture, ignorent les techniques qu’il convient d’appliquer ici pour mettre le
sol en valeur et meurent en grand nombre. Si les Wampanoags avaient voulu massacrer les
séparatistes de Plymouth, si les Powhatans avaient cherché à rejeter à la mer les compagnons
de John Smith, ils n’auraient eu aucun mal. C’est l’inverse qui se produit. Non sans méfiance,
non sans incidents, dont l’origine se trouve dans les différences et les ignorances, les Indiens
ont commencé par sauver de la mort les nouveaux venus. Là-dessus, les témoignages
concordent.
Voici celui de William Bradford, le gouverneur de la colonie de Plymouth. Il s’attendait
au pire de la part des « sauvages » qui sont « cruels, barbares et perfides ». Quelle surprise !
En 1621, « vers le 21 mars, un certain Indien vint sans crainte parmi eux [les colons] et leur
parla en mauvais anglais […] Il leur devint utile en les mettant au courant de beaucoup de
choses concernant l’état de la contrée où il vivait […] et en leur décrivant les populations,
leur nombre et leur force et qui était leur chef. Son nom était Samaset ; il leur parla d’un
autre Indien dont le nom était Squanto, qui était natif de cet endroit, était allé en Angleterre
et savait l’anglais mieux que lui-même. […] Il négocia la visite de leur grand sachem, nommé
Massassoyt, qui vint quatre ou cinq jours plus tard avec un chef de ses amis et Squanto. Après
l’avoir diverti et lui avoir fait quelques présents, ils conclurent une paix avec lui (qui dure
maintenant depuis vingt-quatre ans). Ces choses faites, [le grand sachem] retourna chez lui
[…] ; mais Squanto resta avec eux et fut leur interprète et l’instrument envoyé par Dieu pour
leur bien, au-delà de toute attente. Il leur apprit comment semer le grain, où prendre le
poisson et se procurer d’autres commodités et fut leur guide dans de nombreux lieux d’où ils
tirèrent profit. Il ne les abandonna jamais jusqu’à sa mort 2 ». Dans cet épisode bien réel et
transformé en légende, le « bon sauvage » sert d’intermédiaire avec un monde inconnu et
hostile, assure par ses informations la survie de la colonie et incarne la volonté divine. En
1607, John Smith a fait en Virginie une expérience comparable, au moment le plus critique de
la toute jeune colonie : « Il plut à Dieu dans notre malheur, écrit-il dans ses souvenirs,
d’inciter les Indiens à nous apporter du grain, qui était alors à moitié mûr, et de nous
restaurer alors que nous nous attendions à ce qu’ils nous détruisent. […] Nos provisions
s’étant épuisées en vingt jours, les Indiens nous apportèrent une grande quantité de grain et
de pain tout préparé, ainsi qu’une grande abondance de gibier des rivières qui restaurèrent
nos constitutions affaiblies. Plus tard, ils commercèrent amicalement avec moi et mes
hommes, nous fournissant du poisson, des huîtres, du pain et du daim, tout en n’ayant aucun
doute sur mes pensées, non plus que moi sur les leurs 3. »
En Virginie, le héros indien est une héroïne. La princesse Pocahontas, la fille du roi
Powhatan, aida les colons à plusieurs reprises. En 1607, John Smith, on s’en souvient, est fait
prisonnier par les Indiens. On le traîne devant le roi qui a pris place, revêtu de sa robe en
peau de racoon, devant un feu. Les guerriers et leur chef décident de mettre à mort l’Anglais.
Alors, Pocahontas intercède en sa faveur. Powhatan se laisse convaincre et gracie John Smith.
Pocahontas devient l’héroïne de Jamestown. Intelligente, généreuse, décidée, noble et
symbole humain de la nature américaine, elle épouse un colon, John Rolfe, à qui elle a fait
connaître la culture du tabac. Rolfe a, ensuite, l’idée de croiser les plants virginiens avec des
plants importés des Indes occidentales. Une belle histoire d’amour qui provoque la prospérité
de la colonie ! Et ce n’est pas fini. Pocahontas se convertit au christianisme et se rend en
Angleterre. On l’admire, on la fête. Elle devient lady Rebecca. Hélas ! elle ne tarde pas à
mourir.
Les Indiens ont également aidé les colons à tirer profit des forêts américaines.
Extraordinaire couverture forestière, du Saint-Laurent à la Floride, des Carolines à
l’Oklahoma. Des conifères, comme le pin blanc, le sapin et le mélèze ; des arbres à feuilles
caduques, comme le bouleau, le chêne, l’érable. Plus au sud, le cyprès, le noyer, le peuplier,
le frêne. Une brochure, destinée à convaincre des candidats à l’émigration, exalte les beautés
de la forêt virginienne : « C’est un bouquet de chênes, de pins, de cèdres, de cyprès, de
mûriers, de châtaigniers, de lauriers, de sassafras, de cerisiers, de pommiers et de vignes, d’un
aspect si délectable que l’œil le plus mélancolique du monde ne peut les regarder sans
plaisir 4. » De quoi ravir les Anglais qui manquent de bois dans leurs îles. D’ailleurs, pour les
Narragansetts, il est évident que les Anglais ont traversé l’océan parce qu’ils n’avaient pas
assez de bois chez eux. À vrai dire, cette forêt a déjà été mise à mal par les tribus indiennes.
Elles ont l’habitude de pratiquer l’écobuage pour se procurer du bois de chauffage et stimuler
les rendements du sol. Ce défrichement favorise la pénétration des Européens. C’est que pour
accéder à l’intérieur du pays, ils remontaient les cours d’eau et découvraient ainsi de leurs
canots des paysages et des implantations possibles. En ouvrant des clairières, les Indiens leur
donnent accès à des territoires qui, par ailleurs, auraient paru inaccessibles.
Le feu est aussi pour les Indiens une arme précieuse pour pratiquer la chasse. Les torches
font peur aux daims ; les abeilles sont enfumées. Bref, il faut savoir se servir des ressources
de la forêt pour mieux s’en approprier les richesses. Les Indiens sont des experts ; les colons
s’efforcent de les imiter, tout comme ils copient la technique indienne pour défricher : à la
base du tronc, les haches font sauter l’écorce ; privés de leurs branches et de leurs feuilles, les
arbres sèchent et périssent. « À la longue, écrit Désiré Pasquet, les arbres finissent par
pourrir ; un bon coup de vent les jetait par terre. On en utilisait une partie comme bois de
chauffage ; quant aux autres, comme il fallait faire place nette pour les cultures, on les brûlait
sur les lieux mêmes en les couvrant de brindilles. »
Les Indiens sont encore d’excellents connaisseurs des cours d’eau et de la circulation
hivernale. Ils enseignent aux colons comment construire des canots en écorce de bouleau,
comment marcher sur la neige grâce à des raquettes, comment atteler des chiens à des
traîneaux. Ils font mieux, car ils se chargent d’approvisionner l’Europe occidentale en
fourrures. Le castor est, en effet, l’une des grandes richesses de la forêt américaine et le Vieux
Monde offre un marché presque illimité aux fourrures du Nouveau Monde. Les Anglais de la
Nouvelle-Angleterre l’ont compris aussi vite que les Français du Canada et les Hollandais de
la vallée de l’Hudson. Sur ce point, une anecdote mérite d’être rapportée. Les Pèlerins de
Plymouth se libèrent en 1633 de leur dette à l’égard des marchands aventuriers de la
métropole. Comment ? Grâce aux bénéfices qu’ils ont tirés du commerce des fourrures. C’est
encore la fourrure qui attire dans la colonie du Massachusetts un grand nombre de nouveaux
venus. Dans cette activité, les Indiens règnent en maîtres. Ils connaissent les cours d’eau et la
forêt sur le bout des doigts. Ils apportent la précieuse marchandise dans des comptoirs
d’échange, comme Springfield dans la vallée du Connecticut, ou Deerfield. Ce qui stimule les
Indiens, ce sont les produits européens qu’ils peuvent acquérir contre des peaux : des
couteaux, des peignes, des ciseaux, des haches, des aiguilles, des alènes, des miroirs, des
houes, c’est-à-dire des produits de cette métallurgie du fer qu’ils ignorent et de la quincaillerie
qui les éblouit. Ils recherchent aussi avec avidité des couvertures, des tissus, ou bien
reçoivent du wam-pum, une monnaie indienne faite de colliers que les colons utilisent
également. Du coup, leurs besoins s’accroissent. Il faut tuer un nombre grandissant de castors.
Cet animal n’est pas prolifique. La chasse intense tend à raréfier les prises et, à plus longue
échéance, à provoquer la disparition de l’espèce. Qu’à cela ne tienne ! Les Indiens s’enfoncent
plus loin encore dans les forêts, sauf à négliger d’autres activités et à se heurter à d’autres
tribus. Pour que la chasse soit rentable, il vaut mieux recourir à la technologie européenne.
Les pièges en métal, par exemple, font mieux l’affaire. Mais surtout les armes à feu, qui ont
tant effrayé les Indiens la première fois qu’ils ont entendu une décharge, deviennent un des
éléments capitaux du commerce. Pour acquérir un peu plus de fusils et de poudre, il faut
livrer un peu plus de peaux. Et pour livrer plus de peaux, plus de fusils sont nécessaires. Les
tribus se laissent enfermer dans un cercle vicieux.
L’arme à feu sert aussi à écarter ou à éliminer le concurrent, c’est-à-dire une autre tribu
qui pourrait, à son tour, jouer le rôle d’intermédiaire avec les colons et les marchands. C’est
de cette manière que les Iroquois imposent leur suprématie sur une vaste région. Plus tard et
plus loin, dans les Grandes Plaines du XIXe siècle, l’adoption du fusil ajoutée à l’utilisation du
cheval transforme complètement les genres de vie, les rapports de force et les stéréotypes.
On a souvent affirmé que l’Indien entre dans une dépendance totale à l’égard des artisans
européens qui fabriquent et réparent les armes à feu et à l’égard des commerçants qui
vendent les fusils et les munitions. La réalité est plus complexe. Très tôt, le gouverneur de la
colonie de Plymouth a interdit la vente des armes aux Indiens. Une colonie voisine, Merry
Mount, sans liens avec les séparatistes, se livrait sans vergogne à un trafic lucratif. Les
Pèlerins ont dépêché contre elle une expédition militaire pour arrêter ce commerce
diabolique. Des règlements sont adoptés et publiés pour renforcer l’interdiction de la vente
des armes. En 1622, le Conseil de la Nouvelle-Angleterre a cédé aux instances des colons et
lancé une « Proclamation interdisant le commerce illégal et frauduleux en Amérique ». En
vain. Ce n’est pas que les colons de Plymouth et du Massachusetts violent les règlements.
Leur intérêt est de les respecter. Mais des contrebandiers en tout genre, des marins, des
marchands sans attaches précises s’enrichissent aisément en vendant des fusils, et presque
toujours les fusils les plus perfectionnés. Les amendes pleuvent sur les contrevenants qui se
font prendre. Rien n’y fait. Les commerçants anglais ne manquent d’ailleurs pas d’observer
que s’ils respectent la prohibition, leurs concurrents français et hollandais s’empressent
d’occuper la place. Et puis, lorsqu’une colonie se sent menacée par des adversaires européens
ou par des Indiens ennemis, elle n’hésite pas à armer ses alliés. Enfin, contrairement à une
idée souvent répandue, les Indiens n’ont pas tardé à apprendre les techniques de réparation
des armes et de fabrication des munitions. Comment feraient-ils autrement, quand la colonie
du Massachusetts interdit à ses forgerons en 1640 de réparer les armes que possèdent les
Indiens ? Les Narragansetts possèdent alors leur forge et leur forgeron. Et ils ne sont pas les
seuls.
On voit ainsi se créer peu à peu une situation nouvelle. Les contacts sociaux et
commerciaux entre les deux mondes dégénèrent. Il est vrai que les Anglais ont su tirer parti
de l’accueil plutôt amical qui leur a été réservé et qu’ils se sont adaptés aux comportements et
aux habitudes des « sauvages » : ils fument aussi le calumet de la paix, échangent aussi des
cadeaux avant d’entamer la moindre négociation commerciale. D’un autre côté, les Indiens
acquièrent une notion dont ils n’avaient pas l’idée auparavant : la valeur d’une marchandise,
calculée en fonction de l’offre et de la demande. Le commerce des fourrures plus que toute
autre transaction les plonge dans un autre monde qui possède des siècles d’avance sur le leur.
Ils se laissent attirer et tombent, les uns après les autres, dans la dépendance.
L’incompréhension entre les deux mondes est encore plus frappante, lorsqu’il s’agit du
problème de la terre. Les Anglais s’enferment dans la contradiction. D’une part, ils prétendent
que la terre est vacante, qu’ils l’occupent au nom du roi et qu’ils en ont pris légitimement
possession. D’autre part, ils acceptent de négocier avec les Indiens et admettent, en
conséquence, que ceux-ci détiennent des droits sur le sol. La position des Indiens n’est pas
plus simple. On a souvent affirmé qu’ils n’avaient aucun sens de la propriété individuelle, que
la terre était pour eux la Mère nourricière, qu’ils s’en partageaient les fruits sans que
personne puisse s’en approprier la moindre parcelle. Vision réductrice qui ne tient pas compte
de la diversité du monde indien ! De fait, toutes les formes de propriété foncière existent
dans les tribus indiennes, même si l’utilisateur du sol bénéficie toujours d’une sorte de
priorité. Ainsi, chez les Hurons, un homme peut défricher et posséder autant qu’il veut. La
propriété du sol reste dans sa famille, à condition que celle-ci continue à en assurer
l’exploitation. Si la famille cesse de cultiver le sol, une autre famille a le droit de s’en
emparer. En Nouvelle-Angleterre, il n’y a pas de cas où la terre ait été utilisée en commun par
plusieurs tribus ni même considérée au sein d’une tribu comme propriété collective.
D’ailleurs, les Indiens manifestent peu de réticences à vendre des parcelles, d’autant qu’ils ne
manquent pas de terres et qu’ils cherchent à en tirer des avantages matériels. Mais la
tradition veut que le vendeur conserve son droit de chasse, de pêche, voire de culture. Une
tradition qui, au moins pour les deux premiers droits, n’est pas totalement inconnue en
Europe.
En revanche, pour les colons, un achat est définitif. Il ne confère aux anciens occupants
aucun privilège, surtout s’ils ne sont pas chrétiens. En outre, les colons recourent à l’argument
de l’utilisation : une terre qui n’est pas mise en valeur par celui qui s’en déclare le
propriétaire n’appartient en fait à personne. C’est la théorie du vacuum domicilium qui
s’appuie sur les Écritures saintes (Genèse, 1,28 ; Sagesse, 9,2 ; Psaumes, 115,16). Comme
l’écrivait John Winthrop avant de partir pour l’Amérique : « Les indigènes de la Nouvelle-
Angleterre ne clôturent aucune terre. Ils n’y construisent aucune habitation. Ils n’y élèvent
pas de bétail qui puisse améliorer le sol. En conséquence, ils n’ont aucun droit naturel sur ces
contrées. Si nous leur laissons ce qui est suffisant pour leur usage, nous pouvons légalement
prendre le reste. Il y en a assez pour eux et pour nous. »
Au fond, la théorie du vacuum domicilium est appliquée par toutes les puissances
coloniales de l’époque et même par les tribus indiennes. Là où l’incompréhension se
manifeste, c’est lorsqu’il faut définir la vacance des terres. Pour les colons, elle se définit par
l’absence de cultures, de maisons, bref d’installations visibles. Pour les Indiens, la terre est
aussi un terrain de chasse. D’après un calcul que rapporte Philippe Jacquin, « seize kilomètres
carrés dans l’Illinois pouvaient fournir en un an des centaines de kilos de glands et de noix,
cent daims, dix mille écureuils, deux cents dindons et même cinq ours 5 ». On comprend, dans
ces conditions, que la notion de propriété du sol n’ait pas revêtu la même signification chez
les Indiens et chez les colons.
Il faut aller plus loin dans l’explication. Si les colons ne comprennent pas les Indiens,
c’est aussi qu’ils les méprisent, qu’ils ne respectent ni leurs comportements ni leurs croyances,
qu’ils jugent inexistantes leurs structures politiques et sociales. Les Indiens n’ont ni foi ni loi.
Ils vivent dans une société anarchique, tandis que les Anglais ont mis sur pied la société
ordonnée qui s’offre en modèle. Il va de soi que les Indiens ne partagent pas ce point de vue
et le font savoir. Encore au XIXe siècle, un chef indien s’adresse à un interlocuteur blanc en ces
termes : « Nous étions un peuple sans loi, mais nous étions en très bons termes avec le Grand
Esprit, Créateur et Maître de toutes choses. Vous présumiez que nous étions des sauvages.
Vous ne compreniez pas nos prières. Vous n’essayiez pas de les comprendre. Lorsque nous
chantions nos louanges au soleil, à la lune ou au vent, vous nous traitiez d’idolâtres. Sans
comprendre, vous nous avez condamnés comme des âmes perdues, simplement parce que
notre religion était différente de la vôtre. »
Toutefois, le mépris que témoignent les Anglais ne sous-tend pas une politique
systématique vis-à-vis des Indiens. Pour la bonne raison que dans les colonies naissantes le
pouvoir de décision est disséminé, qu’il n’y a pas de règle universelle et que tout dépend du
rapport des forces. Or, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Anglais et Indiens sont placés sur un pied
d’égalité. Ce n’est qu’au lendemain de la guerre d’Indépendance que le plateau de la balance
penche en faveur des Blancs. Pendant cent cinquante ans, la pénétration des idées et des
technologies européennes est irrésistible. C’est le bouleversement des sociétés indiennes qui
s’annonce, et sa conséquence : la prise de possession du continent américain par les colons.
Que devaient faire les Anglais ? Que pouvaient faire les Indiens ? Autant de questions que ne
se posaient pas les hommes du XVIIe siècle. Trois siècles plus tard, avons-nous seulement une
réponse à proposer ?

L’affaiblissement des sociétés indiennes

Les sociétés indiennes sont très rapidement affaiblies par les maladies qui les assaillent,
le déclin de leurs valeurs spirituelles et les effets des guerres que les tribus se livrent entre
elles ou qu’elles livrent aux colons blancs.
La maladie est un fléau sur lequel il convient d’insister. Elle a beaucoup réduit la
résistance des Indiens. C’est que, dès qu’ils entrent en contact avec les Européens, ils sont
atteints par la variole, la rougeole, la varicelle, le choléra ou la fièvre écarlate. Toutes
affections qui ont, dans leurs formes les plus graves, disparu de nos sociétés industrielles,
mais qui, il y a trois cents ans, étaient mortelles. Les Indiens furent, plus encore que les
Européens, les victimes désignées des épidémies. Toujours dans les mêmes conditions : plus
ils vivent à proximité des colons, plus ils sont frappés. Le recul démographique, pour autant
qu’on puisse en juger, prend des proportions dramatiques. Les Hurons étaient près de 30 000
au début du siècle. Les épidémies de rougeole réduisent leur population au quart. Les Iroquois
sont touchés à leur tour. La fragilité des tribus indiennes ne s’atténue pas au XVIIIe siècle. Bien
au contraire. Elle s’accentue à mesure que les Européens poussent vers l’ouest. Encore en
1850, le choléra tue beaucoup plus chez les Blackfoot des Grandes Plaines que parmi les
Blancs.
Si l’on s’en tient aux premières années du XVIIe siècle, il faut rappeler que déjà en 1616-
1617, avant l’arrivée du Mayflower, les Indiens de la Nouvelle-Angleterre sont décimés par la
peste – un fléau sans doute introduit par des marins anglais. Cinq ans plus tard, un voyageur
décrit l’horrible spectacle « des os et des crânes ». Le tiers de la population indigène autour de
la baie de Narragansett et le long de la Penobscot a disparu. En 1633-1634, la variole tue
environ 700 Indiens de la tribu des Narragansetts et des milliers d’autres appartenant à des
tribus voisines. Au grand soulagement des puritains qui sont alors en pleine dispute avec les
indigènes. Un chroniqueur exprime le sentiment qui prévaut chez les Blancs : « Dieu mit fin à
la controverse en envoyant la variole parmi les Indiens. » Ce qui ne signifie pas que les
puritains n’ont pas aidé les malades, assisté les moribonds et enterré les cadavres. Ils ont
même, dans certains cas, adopté les orphelins. Mais si les Indiens succombent, c’est que Dieu
protège les puritains et leur a réservé le droit de s’installer en Amérique. « Si Dieu n’était pas
satisfait de nous voir occuper ces contrées, écrit John Winthrop, pourquoi chasserait-il les
indigènes ? Et pourquoi fait-il de la place pour nous, en réduisant leur nombre au moment où
le nôtre croît ? » Le greffier de Charlestown se contente d’observer : « Sans ce coup, terrible
et extraordinaire, que Dieu vient de porter aux indigènes, nous aurions eu beaucoup plus de
difficultés à trouver de la place et nous aurions dû acheter la terre beaucoup plus cher. »
Quoi qu’il en soit, il reste à comprendre pourquoi les Indiens sont plus atteints que les
Blancs. Tous les explorateurs s’accordent pour donner la même description des populations
locales : des corps solides, une taille élancée qui fait des Européens des hommes petits, des
muscles saillants, une résistance inébranlable au froid, à la course, aux efforts physiques.
Mais deux faiblesses apparaissent vite. Les Indiens ne résistent pas aux travaux des champs,
en particulier dans les plantations de tabac et de sucre. Au grand désespoir des colons de la
Virginie et des Carolines qui auraient bien aimé les réduire en esclavage. Sans doute ne sont-
ils pas protégés contre les rayons ultraviolets, encore que l’explication ne convainque qu’à
moitié (les Indiens ne sont-ils pas présents sur le continent américain sous toutes les
latitudes ?). Autre faiblesse : l’impossibilité de résister aux maladies venues d’Europe, car
l’Amérique est restée jusqu’alors isolée. Les Indiens se sont dotés d’un système
d’immunisation qui convient à leur environnement. Ils ont même su combattre, par le recours
aux plantes, le terrible scorbut, ce qui fait l’émerveillement des marins européens. Ils
n’étaient nullement préparés à un choc biologique.
L’alcoolisme est encore plus destructeur. Les marchands européens ont tendance à
encourager le vice, non seulement parce que l’alcool est un produit qui rapporte, mais aussi
parce qu’un interlocuteur ivre accepte n’importe quoi. Mais il faut ajouter que les Indiens
sont responsables de leur propre alcoolisme. Les témoins sont parfois éberlués par le
comportement des indigènes : le rhum coule à flots dans les campements et dans les
comptoirs commerciaux ; des hommes s’écroulent, ivres morts ; d’autres réclament à cor et à
cri les « eaux fortes » dont on peut imaginer la médiocre qualité. Pour des raisons morales,
qui laissent les Virginiens indifférents, les puritains sont outrés. Ils s’empressent, une fois de
plus, d’adopter des règlements qui interdisent la vente d’alcool aux Indiens. Avec la même
efficacité que la prohibition de la vente des armes. Beaucoup de tribus apprennent en peu de
temps à distiller et fabriquent, par exemple, du brandy.
Pourquoi cette ruée sur l’alcool ? Les Indiens utilisaient des drogues, mais ne
connaissaient pas l’alcool avant l’arrivée des Européens. Ils n’ont donc aucune résistance
acquise. Peut-être boivent-ils par désespoir, pour retrouver les fantasmes et les rêves qui
traversent la conscience indienne, pour atteindre une nouvelle forme de convivialité. Des
explications qui, semble-t-il, n’expliquent rien. En revanche, les observateurs rapportent que
les Indiens s’enivrent très rapidement. On a dit que cela résulte de leur alimentation. Le maïs
et les haricots apportent au sang des quantités considérables de glucose et suscitent
l’endurance légendaire des Indiens, en même temps qu’un rythme cardiaque plutôt lent. Le
sucre raffiné, l’alcool distillé sont des sources d’énergie à forte concentration. Le métabolisme
des Indiens ne parvient pas à les assimiler. De là, l’ivresse soudaine et de très graves
séquelles. Il n’est pas douteux que l’alcoolisme a fait plus de victimes indiennes que la variole
et les armes à feu. Il a contribué à l’augmentation sensible du taux de mortalité.
Le déclin des valeurs spirituelles suit tout naturellement l’affaiblissement du corps. La
dégénérescence, la maladie et la mort conduisent les tribus à s’interroger sur les fondements
spirituels de la civilisation indienne. Tous ces maux proviennent-ils de l’abandon des valeurs
traditionnelles ? Faut-il fuir sans compromission les « cadeaux » de l’Europe ? Pourquoi les
sorciers, les medicine men, ne réussissent-ils plus à guérir ? Comment expliquer que les
Européens soignent avec plus d’efficacité ? Est-ce à dire que leur dieu est plus puissant que le
Grand Esprit, que leurs prières sont mieux entendues ? Difficile de répondre à ces questions,
surtout lorsque des missionnaires chrétiens parcourent le pays indien à la recherche de
nouveaux catéchumènes, ridiculisent grâce à leurs connaissances des convictions et des
pratiques héritées des ancêtres. Le prosélytisme surprend les Indiens, car il est contraire à
leurs mentalités. Les subtilités dogmatiques, ce qui distingue les catholiques des protestants et
les diverses sectes protestantes entre elles, sont incompréhensibles. Beaucoup d’Indiens se
convertissent pour faire plaisir à un missionnaire, pour acquérir les pouvoirs dont il paraît
investi, parfois pour jouir d’avantages matériels. À vrai dire, tous les colons cherchent à
convertir. Peut-être un Espagnol ou un Français aurait-il réagi comme ce chef spirituel des
Pèlerins apprenant que des Indiens ont été tués : « Comme il aurait été heureux, écrit-il avec
sincérité, si vous en aviez converti quelques-uns avant de les tuer. »
Des efforts ont été accomplis en Nouvelle-Angleterre. La Société pour la diffusion de
l’Évangile en Nouvelle-Angleterre est créée en 1649 par le parlement de Londres et reçoit une
charte royale en 1662. Un collège indien est ouvert à Harvard au même moment pour initier
les indigènes au christianisme. Des missionnaires, dévoués et actifs, s’adonnent à la
conversion des âmes, comme John Eliot et Daniel Gookin. En Virginie, les résultats sont
encore plus limités. Le plus important fut la conversion de Pocahontas. Rien qui ressemblât
aux villages d’Indiens convertis, les praying Indians, qui se construisent autour des cités
puritaines. Ce qui rend les résultats précaires et décevants, c’est d’abord la résistance des
Indiens à la pénétration du christianisme. Comme s’il s’agissait d’un corps étranger qu’ils
rejetteraient de toutes leurs forces. Et surtout, ce sont les guerres avec les colons qui
réduisent à néant les efforts des missionnaires. En période d’hostilité, les praying Indians sont
suspects dans les deux camps et les colons éprouvent alors plus d’enthousiasme à massacrer
les « sauvages » qu’à les convertir.
Pour bien comprendre les guerres indiennes d’avant la Révolution, il faut les replacer
dans le cadre des relations politiques entre colons et indigènes. L’idée fondamentale des
Anglais, c’est que la souveraineté politique appartient au roi d’Angleterre. Un incident, qui se
produit dans la Virginie de 1608, est de ce point de vue très révélateur. Le roi Powhatan
refuse de se rendre jusqu’à Jamestown pour y recevoir les cadeaux que lui a envoyés le roi
d’Angleterre. Tout comme il refuse de se laisser couronner en signe de soumission et préfère
se couronner lui-même. Quant aux puritains du Massachusetts, ils combattent énergiquement
ceux d’entre eux qui doutent du pouvoir éminent de l’Angleterre. Là encore, pourtant, tout
dépend du rapport des forces. Les Iroquois disposent d’une force suffisante pour faire
respecter leur indépendance. Et ils le proclament : « Nous sommes nés libres. Nous ne
dépendons ni de Yonnondio [la Nouvelle-France] ni de Corlaer [New York]. Nous pouvons
aller où nous voulons et emmener avec nous qui nous plaît. » Toutefois, il n’est pas rare que
surgissent des querelles, voire des hostilités entre des tribus. Certaines ont l’imprudence de
demander l’aide des colons et même de les supplier de construire sur leur territoire des forts
militaires. Ces postes servent à la protection des indigènes. Mais la protection devient vite un
protectorat.
Dans la vie quotidienne, les relations sont illustrées par des échanges de cadeaux, des
discours amicaux et des services mutuels. Rien ne va plus lorsque les colons manifestent leur
avidité pour des terres indiennes, s’en emparent par la violence ou par des accords
malhonnêtes. Si l’on se réfère au vocabulaire des Blancs, les Indiens se livrent alors à des
« massacres » et les colons sont contraints de faire la guerre aux « sauvages qui vivent dans
leur voisinage ». Nous avons de nombreux exemples de ce scénario. La tension entre les
Virginiens et les Powhatans ne cesse de monter. En 1622, le frère de Powhatan,
Opechankanough, se révolte et tue 347 Anglais. Il recommence en 1647 et fait cette fois-ci
500 victimes, mais il meurt au combat. Inutile d’ajouter que pour les Virginiens, les Indiens
sont des hommes à abattre sans autre forme de procès. Tous les moyens sont bons, y compris
« nos molosses qui confondent ces sauvages, nus, tannés et difformes, avec les bêtes sauvages
et qui sont si féroces lorsqu’ils s’attaquent à eux qu’ils les craignent plus que leur vieux
diable ».
En Nouvelle-Angleterre, schéma identique. La guerre contre les Péquots en 1637, dans la
vallée du Connecticut, est menée sans pitié par les puritains qui se font aider par les
Narragansetts. Elle se termine par l’extermination des Péquots. Les chroniqueurs puritains ne
nous font grâce d’aucun détail, comme s’il s’agissait pour eux d’un autre combat entre les
Hébreux et les Amalécites. Au terme du carnage, les vainqueurs « offrirent leurs prières à
Dieu qui avait œuvré si merveilleusement pour eux ». En 1675, la guerre éclate entre la
colonie de Plymouth et les Wampanoags dont le chef, le roi Philippe, sème la terreur de
Providence à Deerfield. La répression est impitoyable. Le roi Philippe finit par être tué et sa
tête, exposée sur la place de Plymouth.
Circonstance aggravante : les guerres entre la France et l’Angleterre. Bien des tribus
indiennes choisissent leur camp, en fonction de leurs intérêts politiques et commerciaux. Elles
deviennent, en conséquence, des mercenaires qu’on paie suivant le nombre de scalps
rapportés de la bataille. En fin de compte, elles font la guerre pour les grandes puissances,
quand ce n’est pas à leur place. Elles s’autodétruisent, à moins que l’une des grandes
puissances vaincue, les Indiens qui ont choisi le mauvais côté ne soient abandonnés au bon
plaisir des vainqueurs. L’histoire se répète fréquemment, jusqu’à la disparition de l’Empire
français d’Amérique du Nord en 1763. Après, les Indiens seront impliqués, avec les mêmes
effets désastreux, dans les conflits qui opposent les Américains et l’ancienne métropole.
La cruauté de ces guerres nous choque. Faut-il rappeler que la guerre de Trente Ans qui
ravage l’Europe au XVIIe siècle est, elle aussi, une tragédie ? D’ailleurs, gardons-nous
d’imaginer que les colons sont tout-puissants et assassinent des ennemis sans défense. Les
Indiens sont souvent bien équipés. Les colons, en revanche, se battent le dos à la mer et
cherchent à assurer définitivement leur sécurité. Mais ils ont la certitude d’avoir « Dieu à
leurs côtés ». Le sentiment de l’élection divine les rend peu sympathiques. Ils donnent
l’impression de monopoliser les bonnes raisons et de combattre, à tous coups, les « vilains »
de l’histoire. À leur décharge, on retiendra que ce sont leurs écrits, et leurs écrits seuls, qui
constituent nos sources. Nous ne savons pas comment les Indiens voyaient leurs ennemis.
Ce qui s’est produit en Nouvelle-Angleterre et en Virginie, les autres colonies le répètent,
qu’il s’agisse des Carolines, du Maryland ou du New York. À deux exceptions près. Dans la
colonie du Rhode Island, la forte personnalité de Roger Williams change la nature des
relations entre Indiens et colons. S’il a rompu avec les puritains du Massachusetts, c’est qu’il
croyait et déclarait que l’Amérique appartient aux tribus indiennes. En 1643, il écrit A Key
into the language […] of the Nations in that Part of America, called New England (la Clef des
langues des nations dans cette partie de l’Amérique qu’on appelle la Nouvelle-Angleterre).
Son but, c’est convertir les païens. Mais Williams a d’autres soucis, notamment le souci de
préserver l’existence du Rhode Island. Il se désintéresse très vite des Indiens.
Les quakers de Pennsylvanie forment la deuxième exception. Leur localisation est
essentielle. Impossible d’imaginer la croissance de la colonie sans faire référence à la présence
indienne qui s’incarne, en l’occurrence, dans la puissante confédération des Iroquois et dans la
tribu algonquine des Delawares. Dès 1682, William Penn adresse une lettre à l’« Empereur du
Canada », entendons : le chef des Iroquois. Il lui annonce la fondation de la Pennsylvanie. De
fait, Penn s’efforce d’acheter des terres indiennes en respectant les règles et de se conformer
aux traités. Rien ne devrait donc menacer le pacifisme des quakers. Hélas ! Malgré des débuts
prometteurs, la suite des événements ne manque pas de susciter des déceptions. La pression
des colons s’accentue et aboutit à l’expulsion des Delawares. Comment faire avec les
Iroquois ? Entre le gouverneur de la colonie, qui n’est pas un quaker, et l’assemblée
législative qui, elle, se compose de quakers, les divergences de vues s’approfondissent. En
1748, l’assemblée refuse de voter des crédits pour la défense de Philadelphie, mais elle alloue
500 livres pour aider les Indiens à survivre et pour conserver d’amicales relations avec eux.
Peu après 1756, des incidents ensanglantent l’ouest de la colonie. Bien que des colons aient
été massacrés, l’assemblée décide de réglementer un peu plus justement les relations
commerciales avec les Indiens. Les massacres continuent. Les colons de l’Ouest, excédés,
viennent protester à Philadelphie. Le gouverneur finit par déclarer la guerre aux Shawnees et
aux Delawares. Les quakers se retirent de l’assemblée. Quant aux Iroquois, leur sort dépendra
de l’issue de la guerre franco-anglaise, dite guerre de Sept Ans, et finalement de la guerre
d’Indépendance. Ajoutons, pour donner de la Pennsylvanie une image plus complète, qu’elle
s’est transformée au XVIIIe siècle en champ privilégié d’expérimentations religieuses et que
l’une des communautés utopiques qui s’y fixent, les Frères moraves, a beaucoup fait pour
christianiser les Indiens et améliorer leur sort.

À la fin du XVIIIe siècle, le danger indien s’est éloigné. Les tribus de la côte atlantique ont
été soumises, rejetées plus à l’ouest ou massacrées. La menace se localise maintenant sur les
franges les plus occidentales des colonies. Elle concerne les plus aventureux des colons, et non
les plus anciens ou les plus riches. Désormais, c’en est fini des relations égalitaires entre
Blancs et Peaux-Rouges. Signe des temps, en Europe comme en Amérique, les savants et les
philosophes s’interrogent gravement sur les caractéristiques de l’Indien. Buffon souligne ses
faiblesses et ses infirmités. Jefferson soutient l’opinion contraire. Le temps des guerres
indiennes s’est achevé, à l’est des Appalaches. Le combat a cessé faute de combattants.

1. Cf. Élise Marienstras, La Résistance indienne aux États-Unis du XVIe au XXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, coll.
« Archives », 1980, p. 25.
2. Cité par Élise Marienstras, op. cit., p. 61.
3. Ibid., p. 53.
4. Désiré Pasquet, Histoire politique et sociale du peuple américain, Paris, Auguste Picard, 1924-1931, vol. 1, p. 5.
5. Philippe Jacquin, Histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Payot, 1976, p. 38.
3

La société coloniale

Étonnante réussite ! L’Angleterre du XVIIe siècle a fondé des colonies en Amérique du


Nord sans leur accorder une importance capitale, en donnant la part belle à l’initiative privée.
Ces « plantations 1 » ont survécu, se sont développées et voici qu’au siècle suivant, elles
forment le joyau de l’Empire. À la veille de la Révolution, leur population équivaut au tiers
de la population métropolitaine. Elles fournissent à la mère patrie des produits de première
valeur, comme le tabac, le riz, le bois et l’indigo. Leur sol porte des récoltes de blé et de maïs
qui non seulement suffisent aux besoins des colons, mais donnent des surplus exportables qui
nourrissent les îles à sucre des Antilles. Au début du XVIIIe siècle, l’économie coloniale produit
aux environs de 4 % de l’économie britannique ; soixante-quinze ans plus tard, le tiers. Rien
ne paraît pouvoir arrêter ce magnifique essor. John Smith et John Winthrop, rêveurs
impénitents, auraient-ils pu imaginer un plus bel avenir pour la Virginie et le Massachusetts ?
Mais tout au long du chemin, se profilent les origines lointaines de l’indépendance.

La population des colonies

L’explication de l’enrichissement tient d’abord à la démographie. D’après des estimations


qui n’ont rien à voir avec un recensement, la Virginie comptait 2 500 habitants en 1630, le
Massachusetts 506 et l’ensemble des établissements coloniaux, du Maine à la baie de New
York, moins de 5 000. Il faut multiplier ce chiffre par dix pour évaluer la population coloniale
en 1720. Au moment où les Américains proclament leur indépendance, ils sont 2,5 millions,
dont 1 950 000 Blancs, 520 000 Noirs et, dans les limites politiques des États,
100 000 Indiens au plus. Benjamin Franklin observe, non sans raison, que la population
double tous les vingt ans. Le premier recensement officiel date de 1790 et ne lui donne pas
tort, puisque les 4 millions sont alors atteints.
Ces chiffres appellent des commentaires. On a tendance à penser que l’augmentation
résulte pour l’essentiel de l’immigration. Et, pour conforter cette impression, on ne manque
pas de citer les célèbres Lettres d’un cultivateur américain de Michel-Guillaume Jean de
Crèvecœur, un pionnier d’origine française, qui en 1782 s’est fait le chantre du melting pot.
L’Américain, écrit-il, « c’est un mélange d’Anglais, d’Écossais, d’Irlandais, de Français, de
Hollandais, d’Allemands et de Suédois ». Mélange sans doute, mais pas dans des proportions
égales. On connaît les origines nationales des Américains de 1790 : 60,9 % sont d’origine
anglaise, 8,3 % d’origine écossaise, 9,7 % d’origine irlandaise, 8,7 % d’origine allemande. La
très grande majorité vient des îles Britanniques.
De plus, il convient de souligner que l’essor démographique résulte, au XVIIIe siècle, de
l’accroissement naturel, et non de l’immigration. Première observation : le taux élevé de
natalité. Il varie de 40 à 50 ‰, en s’approchant parfois du maximum biologique (55 ‰).
Dans l’Europe de la même époque, le taux se situait plus bas, entre 30 et 40 ‰. Dans son
étude sur Plymouth au temps des Pèlerins, John Demos souligne que l’âge des hommes au
mariage ne cesse pas de s’abaisser : 27 ans lors de la fondation de la colonie, puis 26,1 ans,
25,4 ans et 24,6 ans à la fin du XVIIe siècle. Pour les femmes, il se situe, pour le dernier
sondage, à 22,3 ans, car la puberté survenait plus tard qu’aujourd’hui. L’interprétation est
relativement simple. L’âge au mariage varie suivant les ressources disponibles. Or, la terre ne
manque pas dans les colonies. Il n’est pas nécessaire d’attendre avant de se marier. Du coup,
le nombre des enfants est plus élevé, d’autant que pour des raisons économiques et
secondairement religieuses, les colons ne recourent pas aux pratiques anticonceptionnelles.
Dans un ménage, les naissances ont lieu tous les deux ans. Le bébé est nourri au sein pendant
une douzaine de mois, ce qui réduit la fécondité de la mère. Puis, intervient la conception du
deuxième enfant, et ainsi de suite. Les familles nombreuses ne sont pas exceptionnelles. Dix
ou quinze enfants, cela semble normal. Mais si un homme est, en moyenne, le père de sept
enfants, beaucoup de femmes meurent en couches, une sur six ou sept. De là, des remariages,
à la suite d’un veuvage, qui parsèment l’histoire sociale du XVIIIe siècle. Les couples sans
enfants sont rares et, dans la quasi-totalité des cas, n’ont pas souhaité la stérilité de l’union.
Enfin, on a constaté que 15 % seulement des familles de la Nouvelle-Angleterre ont moins de
trois enfants.
Deuxième observation : l’Amérique du Nord a un taux de mortalité plus bas que l’Europe.
En Europe, il monte jusqu’à 35 ou 40 ‰, ce qui contribue à la stagnation démographique ou,
mieux, à une très faible augmentation. Dans les colonies américaines, il a glissé en dessous de
la barre des 25 ‰, la Nouvelle-Angleterre faisant mieux que la Virginie. Les historiens, cette
fois-ci, éprouvent des difficultés à expliquer cette différence entre les deux rives de
l’Atlantique. Une meilleure alimentation en Amérique ? Un chauffage plus régulier, grâce à
l’abondance du bois ? L’absence ou la relative innocuité des épidémies, à cause de la
dissémination géographique des établissements ? Autant de bonnes raisons qui ne s’excluent
pas l’une l’autre et qui aboutissent, dans un premier temps, à abaisser très sensiblement la
mortalité infantile : 10 à 15 % en Nouvelle-Angleterre, contre 20 % en Angleterre. En
conséquence, la population coloniale a un taux d’accroissement qui s’établit aux environs de
1,5 %, quel que soit le groupe ethnique ou racial. En outre l’espérance de vie, une fois que le
cap de la petite enfance a été franchi, se compare tout à fait à celle de l’époque
contemporaine. Pour le Plymouth du XVIIe siècle, un homme de 21 ans peut espérer vivre
jusqu’à 69 ans, une femme jusqu’à 62,4 ans (la différence provient des risques inhérents à la
maternité). Un homme et une femme de 50 ans ont en moyenne devant eux 23 à 24 ans de
survie. Un autre historien démographe, Philip Greven, qui a étudié l’exemple d’Andover
(Massachusetts), aboutit à des conclusions semblables. Les Américains, sur ce point, sont en
avance sur les Européens. Et l’on peut estimer qu’après 1750 l’accroissement naturel
correspond à 95 % de l’essor démographique des colonies.

Une fois qu’a été souligné le phénomène déterminant de la croissance naturelle, il faut en
revenir à l’immigration. À condition de ne pas céder au lyrisme de Crèvecœur : « De ce fonds
bigarré, poursuivait le fermier poète, cette race qu’on appelle les Américains est née. […]
Dans ce grand asile américain, les pauvres de l’Europe, par quelque moyen que ce soit, se
sont rencontrés. […] Hélas ! les deux tiers d’entre eux n’avaient pas de pays. Un misérable
qui erre sans but, qui travaille et meurt de faim, dont la vie est une scène continuelle
d’afflictions et de pénuries, un tel homme peut-il dire que l’Angleterre ou tout autre royaume
est son pays ? » Ce qui est contestable dans cette description, ce n’est pas l’analyse des
motivations. Car les immigrants, tout en ayant des motivations fort diverses, sont surtout
attirés par les ressources et l’abondance de la Terre promise. Mais les seuls pauvres ne
constituent pas les bataillons de l’immigration. Bien au contraire. Il faut payer pour traverser
l’océan. Aussi pourrait-on diviser les immigrants en trois groupes : les immigrants volontaires,
les immigrants recrutés de bon ou de mauvais gré, les immigrants malgré eux. Pour les uns
comme pour les autres, les conditions de la traversée sont extrêmement pénibles. Cinq à huit
semaines de navigation, dans la promiscuité, sur un frêle navire qui fait courir autant de
dangers que les maladies épidémiques, une alimentation cruellement insuffisante… bref, la
première victoire d’un immigrant, c’est d’arriver en Amérique. Il n’est pas rare que 10 % des
passagers meurent au cours de la traversée. Et ceux qui ont survécu conservent d’inoubliables
impressions, comme cet immigrant allemand : « Le navire est rempli de signes pitoyables de
détresse : des odeurs, des relents, des horreurs, des vomissures, toutes les sortes de mal de
mer, la fièvre, la dysenterie, les maux de tête, la chaleur, la constipation, les infections, le
scorbut, les tumeurs, les affections buccales et d’autres maladies semblables qui résultent de
l’état avarié et de la forte teneur en sel de la nourriture, particulièrement de la viande, ainsi
que l’eau très mauvaise et sale, ce qui provoque la destruction et la mort misérable de
beaucoup. Ajoutez à cela le manque de nourriture, la faim, la soif, le froid, la chaleur,
l’humidité, la peur, les vexations, les lamentations et d’autres ennuis. »
Passe encore de supporter tant d’épreuves, si l’on a décidé librement de vendre ses biens,
d’emmener femme et enfants ou de les faire venir plus tard, et de partir pour l’Amérique.
Jusqu’à la dernière décennie du XVIIe siècle, neuf immigrants sur dix sont des Anglais. Puis,
une nouvelle période s’ouvre et l’immigration diversifie ses origines. Voici qu’arrivent les
huguenots français, avant et surtout après la révocation de l’édit de Nantes. Bon nombre
d’entre eux ont d’abord fait un séjour en Angleterre, en Hollande, dans les cantons suisses,
dans les États allemands. Ils sont artisans ou bien pratiquent la viticulture et la sériciculture
– deux spécialités que les colonies américaines recherchent avec ardeur. Ils s’installent dans
les treize colonies, tout en préférant la Caroline du Sud, la Virginie, la Pennsylvanie, le New
York. La Nouvelle-Angleterre ne les accueille pas volontiers, sans doute parce qu’ils ne sont
pas congrégationalistes et qu’en temps de guerre avec la Nouvelle-France, on les prend pour
des Français (ce qu’ils ne sont plus) et qu’on oublie leurs convictions calvinistes. Quoi qu’il en
soit, ils forment en 1699 à Charleston une communauté de 483 personnes. En 1764, toujours
en Caroline du Sud, ils créent la ville de New Bordeaux. D’autres huguenots ont fondé, en
1695, au nord de New York, la ville de New Rochelle. Et pourtant, la communauté huguenote
ne tarde pas à se fondre dans la société américaine, au point d’y disparaître. Ce n’est pas
qu’elle n’ait pas réussi sur le plan matériel. Elle prospère. Le plus riche des planteurs de
Caroline du Sud se nomme Manigault. Les de Lancey, de Forest, Vassar et de La Noye
(anglicisé en Delano, des ancêtres de Franklin Roosevelt) sont de grands propriétaires de la
vallée de l’Hudson. Même à Boston, des marchands comme les Faneuil, les Bowdoin, un
artisan comme Paul Revere témoignent de la vitalité et du dynamisme des huguenots.
Toutefois, si l’on compte 55 000 Américains qui ont des origines françaises en 1790, ils sont
trop disséminés pour former une communauté soudée et influente. Il n’est pas question qu’ils
joignent leurs forces à celles des catholiques français et acadiens qui se fixent dans le Sud. La
deuxième génération perd l’usage du français. Puis, par opportunisme ou par inclination, les
huguenots s’intègrent à l’Église anglicane et abandonnent leur originalité religieuse.
Ce n’est pas le cas des Écossais. Presbytériens, ils sont ; presbytériens, ils restent. Dans le
même temps, ils se font agriculteurs, parfois commerçants, la Bible dans une main, le fusil
dans l’autre, individualistes, querelleurs, toujours remuants, un peu à l’écart des autres colons
qui se méfient d’eux. À vrai dire, la plupart d’entre eux ont émigré d’Irlande. Ce sont des
Scotch-Irish qui sont passés d’Écosse en Ulster au XVIIe siècle. Dans les années 1715-1740, des
communautés entières, avec leurs pasteurs, traversent l’Atlantique. C’est que le régime de la
propriété foncière les défavorise : les propriétaires anglais n’habitent pas l’Ulster, mais
exigent des loyers élevés et, comme si cela ne suffisait pas, accordent des baux relativement
courts. Les premiers départs en 1717-1718 ouvrent la voie. Les armateurs découvrent là une
source de profits et se mettent à faire de la publicité pour l’Amérique. Les propriétaires
fonciers s’inquiètent. Rien n’y fait. Les Scotch-Irish continuent de partir, au point qu’au
lendemain de l’indépendance, ils sont 250 000 aux États-Unis. Ils commencent par s’installer
en Nouvelle-Angleterre. Une fois de plus, l’accueil des puritains n’est pas chaleureux. Comme
les relations maritimes entre Belfast ou Londonderry et Philadelphie abaissent le prix du
voyage, ils débarquent en masse en Pennsylvanie. Et les Scotch-Irish s’enfoncent à l’intérieur
du continent. Pas de terres disponibles ou pas de terres à un prix accessible ? Ils ne
s’embarrassent pas de scrupules inutiles. Ils font du squatting et s’établissent sans titre de
propriété au pied des Appalaches, puis de l’autre côté de la chaîne. Dans l’arrière-pays, de la
Pennsylvanie à la Georgie en passant par la Virginie et les Carolines, la Frontière est le
domaine des Écossais d’Irlande, bientôt rejoints par des Écossais des Lowlands et des
Highlanders qui émigrent, eux aussi, par clans entiers dans la vallée de l’Hudson et dans celle
de la Mohawk.
Reste l’immigration allemande. Sa diversité est extraordinaire : des piétistes de tout poil,
des luthériens, des réformés – originaires de tous les États allemands, surtout de ceux de la
vallée du Rhin, et des cantons suisses. Tantôt ils ont payé leurs frais de voyage, tantôt ils
n’ont versé qu’une partie du prix et, une fois parvenus en Amérique, s’engagent à rembourser
sous forme de travail (ce sont des redemptioners). Le havre pour les Allemands, c’est d’abord
et avant tout la Pennsylvanie. C’est ce qu’a voulu William Penn pour assurer la réussite de
l’« expérience sacrée ». Une fois créé, le courant s’est maintenu. Germantown, à deux pas de
Philadelphie, le comté de Lancaster, plus à l’ouest, sont les lieux privilégiés du rassemblement
allemand, au point qu’en 1766 Franklin fait remarquer qu’avec 110 000 à 150 000 Allemands,
la Pennsylvanie est pour un tiers germanique. De plus, les Allemands sont aussi installés dans
la vallée de la Shenandoah en Virginie, dans les Carolines et en Georgie, dans le comté
Frederick en Maryland, sans oublier la vallée de l’Hudson.
Des huguenots, des Écossais, des Allemands, mais aussi des Irlandais du Sud, des
Hollandais de l’ancienne Nouvelle-Hollande, des Suédois de l’ex-Nouvelle-Suède, des Juifs
sépharades dont le premier groupe se fixe en 1654 à La Nouvelle-Amsterdam, dont un autre
groupe préfère un peu plus tard Newport (Rhode Island), etc., bref, une Amérique diverse,
pluri-ethnique, une mosaïque de peuples. En apparence seulement, car un immigrant blanc
sur deux, peut-être même deux sur trois, est un serviteur sous contrat, un indentured servant,
qui vient d’Angleterre.
Malgré son rôle prépondérant dans le peuplement des colonies, cette catégorie sociale a
longtemps été méconnue. Les serviteurs sous contrat ne sont pas des esclaves. Ils conservent
leurs droits de sujets britanniques et peuvent, par exemple, assigner leur maître devant un
tribunal ou déposer à la barre. Pourtant, ils ne sont pas libres. Pendant un nombre d’années
variable, en général de quatre à sept ans, ils donnent leur force de travail à un maître. Le
contrat rempli, ils s’installent où ils veulent, bénéficient d’une indemnité sous forme d’argent
ou de terre et vivent comme n’importe quel autre colon. On ne saurait les ranger dans la
catégorie des immigrants volontaires, car leur transport en Amérique a fait l’objet d’une
négociation commerciale et suscite un commerce rentable. Ils sont recrutés, de bon gré,
rarement par la force, pour aller travailler dans les colonies. Ne disposant pas de l’argent
nécessaire au paiement des frais de voyage, ils se sont vendus à un capitaine de navire. Celui-
ci, dès son arrivée en Amérique, les revend avec bénéfice à un propriétaire foncier qui a
besoin de main-d’œuvre. Contre son travail, le serviteur reçoit la nourriture, le logement, les
vêtements, une généreuse ration d’alcool. Il va de soi que le maître est tenu de ne pas
maltraiter son serviteur et que le serviteur doit respecter les termes et la durée du contrat. La
plupart des serviteurs sont des hommes âgés de quinze à vingt-cinq ans, paysans ou artisans,
quelquefois ouvriers sans qualifications, exceptionnellement des hors-la-loi, des criminels. Il
semble que 70 % d’entre eux sachent lire et écrire. Le système atteint son apogée dans les
deux dernières décennies du XVIIe siècle. Il s’est toutefois maintenu au XVIIIe siècle, bien qu’il
ait perdu de son importance économique et démographique. On le retrouve même, bien après
l’indépendance, à titre de survivance.
Son succès est inversement proportionnel au succès d’une autre forme d’immigration,
celle-là contrainte : l’immigration des esclaves africains. Là encore, méfions-nous des mythes
et des idées toutes faites. La première cargaison d’esclaves noirs (ils étaient 20) fut débarquée
à Jamestown en 1619 d’un navire hollandais. La population noire des colonies se limite à
60 personnes en 1630, à moins de 7 000 en 1680. Dans les trois premières décennies du
XVIII siècle, l’importation annuelle s’élève à 1 000. Puis, une accélération se produit : 40 500
e

de 1731 à 1740, 58 500 de 1741 à 1750, 41 900 de 1751 à 1760, 85 800 de 1761 à 1780,
91 600 de 1781 à 1810. En 1780, les États-Unis comptent 575 420 Noirs, soit un cinquième de
leur population totale, et sur ce total 90 % vivent au sud de la Pennsylvanie. La plupart
d’entre eux viennent des rivages du golfe de Guinée, notamment le Biafra, le Ghana, le
Sénégal et la Gambie. D’autres sont originaires des bouches du Congo, de l’Angola et du
Mozambique. Très peu ont été importés des Antilles, car les colons américains considèrent ces
esclaves, déjà anglophones, comme de mauvais travailleurs et de fortes têtes. De toute
évidence, dans ce cas comme dans celui de la population blanche, c’est l’accroissement
naturel plus que l’immigration qui explique l’augmentation considérable de la population
noire.
Enfin, il convient de placer dans une juste perspective l’importation d’esclaves africains
en Amérique du Nord. Du début du XVIIe au début du XIXe siècle, on estime à 523 000 le
nombre des esclaves qui sont arrivés dans les colonies nord-américaines, puis aux États-Unis.
C’est deux fois moins pour la même période qu’en Jamaïque, à peu près autant que dans les
Barbades. Si l’on évalue à 11 345 000 les Africains qui ont été expédiés en Amérique et en
Europe, cela fait 4,61 % pour l’Amérique du Nord, 14,87 % pour l’Amérique espagnole,
21,53 % pour les Antilles anglaises, 14,59 % pour les Antilles françaises, 36,93 % pour le
Brésil (tableau 4).

Quant aux décès survenus sur les bateaux négriers, il est vraisemblable qu’ils ont été du
même ordre que les décès sur les bateaux transportant des passagers blancs. Ces précisions
n’ont pas, bien évidemment, pour but de justifier la traite et l’esclavage, mais visent à
apporter les résultats des recherches les plus récentes et à dissiper des ambiguïtés.
D’ailleurs, pour être complet, il existe une dernière catégorie d’immigrants contraints. Ce
sont les condamnés de droit commun, les convicts, dont l’Angleterre se débarrasse. Au grand
scandale des colons, comme Benjamin Franklin, qui s’indignent de cette pratique. Pour la
période coloniale, ils ont été aux environs de 50 000 et ont contribué, à leur manière, à la
mise en valeur de l’Amérique du Nord.
Ce peuplement, rapide et considérable, entraîne deux conséquences. En premier lieu, la
formation d’une société diversifiée et complexe, avec des affinités culturelles et ethniques,
l’habitude de se regrouper pour survivre. Encore qu’il ne faille pas sous-estimer les tensions
sociales. Les puritains ne sont pas les seuls à détester les nouveaux venus, surtout s’ils ne sont
pas des puritains de stricte observance. Presque partout, les catholiques sont mal vus et les
capitaines des navires qui transportent ces indésirables sont frappés d’une taxe spéciale, qui
s’apparente à une taxe punitive. Les Juifs n’ont pas reçu en tous lieux un accueil
enthousiaste : la Georgie, si soucieuse de soulager les misères des faillis, si ouverte à la
philanthropie, manifeste des réticences à leur égard. Quant aux pauvres, ils sont ici et là
rejetés, à moins que les capitaines des navires s’engagent à subvenir à leurs besoins, donc à
les caser auprès des propriétaires fonciers. En un mot, une société plus ouverte que n’importe
laquelle des sociétés européennes de l’époque, mais une société qui définit avec précision les
limites de son ouverture.
Le deuxième conséquence concerne la géographie du peuplement. Tout au long de la
période coloniale, la Virginie conserve le premier rang pour le nombre des habitants. Au
moment de l’indépendance, elle réunit 21 % des Américains ; le Massachusetts 11 %, tout
comme la Pennsylvanie. Au même moment, neuf Américains sur dix vivent à la campagne.
C’est dire que les villes sont de taille réduite. Philadelphie groupe 35 000 habitants ; New
York, 25 000 ; Boston, 16 000 ; Charleston, 12 000. Grosso modo, les colons ont atteint les
Appalaches. Ils dépassent cette ligne au-delà de la vallée de la Shenandoah et dans l’arrière-
pays du Maryland ou de la Pennsylvanie. Mais à l’est, sur la côte comme à l’intérieur, bien
des régions sont encore recouvertes de forêts épaisses. C’est le cas du Maine, de la plus
grande partie du New Hampshire et du New York, de l’arrière-pays de la Georgie, du rivage
atlantique de Wilmington au cap Hatteras. La pénétration vers l’intérieur se poursuit,
irrésistiblement. Les colons continuent à remonter les cours d’eau, construisent des forts, puis
ces log cabins, des cabanes en rondins qu’ils ont appris à assembler grâce à des immigrants
d’origine scandinave. Ils défrichent, repoussent les Indiens, s’installent. La marche vers
l’Ouest a commencé. Ces observations laissent apercevoir le lien étroit et indissoluble entre
l’essor démographique et l’expansion économique. Impossible d’affirmer que l’un précède
l’autre. Ils progressent ensemble.

Une société à deux dimensions

De la société coloniale on pourrait dire qu’elle se caractérise par les plantations du Sud,
les activités commerciales du Nord et la progression de la Frontière à l’ouest. La division
géographique est commode. Elle n’en dissimule pas moins une grande variété dans l’économie
de chaque région. Elle simplifie beaucoup trop pour ne pas déformer. Il vaut mieux analyser
les deux dimensions essentielles de la société : le monde de la terre et le monde du
commerce.
La terre est abondante. Rien de comparable, notent les voyageurs, avec ce que l’on
observe en Europe. Toutefois, l’accession à la propriété varie suivant les époques et les
colonies. En Virginie, par exemple, le roi accorde des concessions à ses favoris et à de grands
seigneurs. Ceux-ci divisent une partie de leur propriété en lots et y établissent des fermiers
qui paient un loyer, de plus en plus symbolique à mesure que les prix fonciers augmentent.
De fermiers, ils deviennent insensiblement propriétaires. Ou bien, pour avoir fait venir à
leurs frais des immigrants, ils reçoivent gratuitement des headrights, soit 50 acres (20
hectares) par immigrant. S’agrandir n’est pas compliqué. Il suffit d’acheter et pour réaliser de
bonnes affaires d’acheter avant que la terre ne soit mise en valeur. Suivant les circonstances,
on s’approprie le plus possible. On attend alors que les prix montent, puis on revend ou on
fait exploiter. Du coup, la superficie moyenne d’une ferme correspond à 40 hectares, mais
cette moyenne cache les énormes possessions des grands propriétaires de Virginie. Et
pourtant, le taux de faire-valoir indirect est relativement bas. De ce point de vue, le New
York constitue une exception qui s’explique par le système des patrons, hérité des Hollandais.
Ici, les Anglais n’ont pas changé les structures économiques et sociales, mais les fermiers
bénéficient de baux satisfaisants, souvent établis à perpétuité et comportant un loyer fixé à
10 % de la production. Il est également vraisemblable que le taux d’occupation des sols par
des locataires s’est accru au XVIIIe siècle dans le Maryland et en Pennsylvanie. Ailleurs, la
condition des locataires est transitoire. On passe par cette étape pour atteindre un certain
niveau économique et se rendre propriétaire d’une exploitation.
Dans le Nord, notamment dans le Massachusetts, les pratiques sont différentes. Point de
headrights et peu de concessions individuelles. Lorsqu’un groupe d’hommes et de femmes
formant une congrégation désire se fixer, il s’adresse à l’assemblée de la colonie. Celle-ci
examine les qualifications religieuses des postulants et leurs aptitudes au travail de la terre.
Puis, elle leur attribue, en contiguïté avec une ville ou un village, un lot de 6 miles carrés 2.
Aux nouveaux propriétaires de répartir les terres entre eux, de choisir l’emplacement de
l’église, de l’école, de la place centrale (le common ou le green), d’offrir un lopin au forgeron,
au meunier, à la sage-femme. Les parcelles sont réparties de manière que chacun ait un peu
de tout. Le système fonctionne bien, tant que la population ne s’accroît pas trop vite. Au
XVIII siècle, les disputes sont nombreuses entre les nouveaux venus, qui souhaiteraient une
e

nouvelle répartition, et les anciens qui s’accrochent à leurs privilèges. Et puis, du


Massachusetts à la Georgie, l’Ouest ne cesse pas d’attirer. Sans doute faut-il là-bas défricher,
ce qui est long et pénible, affronter le péril indien, ne pas redouter la solitude. Mais quelles
récompenses ! Les plus hardis, comme Daniel Boone, explorateur et agent foncier, qui ouvre
la route de la colonisation du Kentucky peu avant la Révolution, découvrent des terres
fertiles, des herbes grasses, d’immenses étendues qui procureront de gros profits. Les plus
calculateurs mettent sur pied des sociétés qui obtiennent des assemblées coloniales d’énormes
concessions. Il suffit alors d’arpenter, d’attirer des pionniers, de vendre ou de louer à bas
prix. Un exemple parmi d’autres, celui de George Washington. À quinze ans, il a acquis les
compétences nécessaires à un arpenteur. En 1748, un grand seigneur de Virginie, Thomas
Fairfax, l’envoie en expédition dans l’Ouest pour procéder à des relevés topographiques et
préparer l’exploitation des terres vierges. À cheval, il parcourt la vallée de la Shenandoah,
trace des plans, reporte des mesures. En 1749, le voici arpenteur du comté de Culpeper. Le
jeune Washington apprend à se conduire en propriétaire foncier : arpenter, acheter, exploiter,
tirer profit, faire monter les prix, revendre, arrondir son bien. Une dizaine d’années plus tard,
marié, maître de la plantation de Mount Vernon, il n’a pas oublié les vastes horizons de
l’autre côté des Appalaches. Il gère sa propriété et l’accroît. C’est ainsi qu’en 1773 il met la
main sur 4 000 hectares dans la vallée de l’Ohio et les fait cultiver par des esclaves. Pour
ceux qui ne se soucient pas trop de la légalité, reste le squatting, une solution transitoire à
moins que le squatter ne parvienne à faire reconnaître ses droits sur la terre qu’il occupe.
Dans ce monde de la terre, les planteurs occupent une place à part. Autour de la baie de
Chesapeake, dans le Maryland et en Virginie, ils produisent du tabac. Plus au sud, en Caroline
du Sud et en Georgie, ils consacrent leurs efforts au riz et à l’indigo. Ce sont les trois cultures
commerciales du XVIIIe siècle, bien que d’autres cultures, on le verra, fassent elles aussi l’objet
d’un commerce. Le coton est absent. Ce n’est qu’après 1815 qu’il prend la place du tabac et
que se construit autour de lui un véritable royaume économique. D’après une formule
humoristique, le Maryland et la Virginie doivent leur richesse « à la fumée ». Grâce à John
Rolfe et à la princesse Pocahontas. La production de tabac s’est accrue régulièrement et les
importations de l’Angleterre s’en ressentent comme le démontre le tableau 5.
Les avantages de cette culture sont évidents, puisque l’Angleterre absorbe tout et revend
à l’Europe occidentale la plus grande part. Il ne faut pourtant pas sous-estimer les
inconvénients : les sols s’épuisent vite, donc le producteur doit chercher de nouvelles terres et
cultiver un peu plus à l’ouest, ce qui entraîne d’incessants investissements. Sans oublier le
problème de la main-d’œuvre.
Il faut essayer d’imaginer la vie sur une plantation. Toute plantation ressemble à un
village. Elle est fixée presque toujours le long d’un cours d’eau pour faciliter les transports. La
maison du maître est le bâtiment principal, parfois luxueux si le planteur est très riche.
Autour, les dépendances : les cuisines, le fumoir, le lavoir, les ateliers des artisans, les étables
et les écuries, non loin les cases des esclaves. La plantation est une exploitation agricole qui
produit pour le commerce et comprend plusieurs fermes. Le planteur, lui, est un homme
d’affaires, un commerçant et, dans le même temps, par son genre de vie un aristocrate, un
gentleman farmer. Il parcourt son domaine aussi souvent que possible, tient soigneusement ses
comptes et note les achats d’outils, de peintures, de fils, d’aiguilles, d’animaux, de semences.
Rien ne lui échappe, s’il veut que son entreprise rapporte. George Washington, comme
d’autres planteurs, se passionne également pour les expériences agronomiques. Il regrette que
le monde des plantations dépende exagérément de l’Angleterre. Aussi décide-t-il d’élever des
moutons pour ne point acheter de laine à Londres. Les vêtements seront moins chers et il
suffira d’apprendre aux esclaves le tissage. Washington tire parti de la proximité du Potomac,
le long duquel se trouve Mount Vernon, pour se livrer à la pisciculture. Élever et pêcher des
poissons, encore une solution pour limiter les dépenses. Il se met à cultiver le blé qu’il
transforme en farine. Il améliore aussi les méthodes de culture, pratique l’assolement qui
repose la terre, utilise de nouveaux instruments agricoles, emploie des engrais. Bref,
Washington cherche à pratiquer une agriculture moderne et acclimate, dans le potager de
Mount Vernon, des plantes qu’il fera pousser plus tard dans ses champs. Il a même essayé de
domestiquer des bisons. Mais il faut reconnaître qu’en Virginie, seul le tabac compte. Et dans
ce cadre économique, le rôle du planteur et de ses délégués, les « surveillants », c’est
d’organiser les activités, d’empêcher le gaspillage des énergies, de pousser au travail les
esclaves. Sans les Noirs qui cultivent les champs ou, en petit nombre, servent le maître et sa
famille, rien ne marche. Au sein de cette société qui se fonde sur la séparation des races, sur
l’exploitation des Noirs par les Blancs, en un mot sur le racisme, les Blancs sont les patrons.
Certes, Washington, comme beaucoup d’autres, n’aime pas le système esclavagiste. Mais à ses
yeux, c’est un mal nécessaire dans une colonie qui manque de main-d’œuvre, où le climat
subit des influences tropicales et dont les traditions sont celles d’un monde colonial.
Pourquoi les esclaves noirs ont-ils remplacé les serviteurs blancs sous contrat ? Les Noirs
représentent 38 % de la population de la Virginie, du Maryland et de la Caroline du Nord en
1770 ; en Caroline du Sud, ils sont nettement plus nombreux que les Blancs. En fait, la main-
d’œuvre servile l’emporte sur la main-d’œuvre sous contrat dès la fin du XVIIe siècle. Un
esclave coûte plus cher qu’un serviteur, mais il n’est pas libérable et ses enfants appartiennent
au maître. Si l’investissement est au départ plus important, la rentabilité est supérieure. Il
faut ajouter à ce calcul le fait que les serviteurs, devenus libres, cherchent à leur tour à
s’établir sur des terres qu’ils mettront en valeur. Ils sont, en conséquence, susceptibles de
déstabiliser une société fragile et inégalitaire, tandis que les esclaves, que la couleur de leur
peau fait considérer comme des inférieurs, ne sont nullement soumis à la common law.
En fin de compte, si le tabac est d’un bon rapport, si l’espérance de vie s’allonge pour les
Blancs comme pour les Noirs, si les esclaves ont des familles nombreuses (et les planteurs
n’oublient pas de les aider, le nombre des mulâtres en témoigne), il vaut mieux renoncer aux
serviteurs pour investir dans les esclaves. De plus, à partir de 1740, le marché transatlantique
de l’esclavage dispose d’une offre croissante qui tient à la diversité des compétiteurs, au
moment où l’extension de la culture du tabac tend à accroître la demande. La substitution de
la main-d’œuvre a commencé dans les plantations de sucre des Indes occidentales au milieu
du XVIIe siècle. Elle se fait, cinquante ans plus tard, en Amérique du Nord. Reste une question :
pourquoi les colonies du Nord n’imitent-elles pas, sur ce point, les colonies du Sud ? Le climat
joue un rôle dans la dichotomie. Ne dit-on pas que les Africains sont mieux armés contre la
malaria qui rend insalubres les plantations de riz de la Caroline du Sud ? En outre, les
cultures du Nord réclament moins de travaux, sont plus diversifiées et produites dans des
exploitations plus petites, donc moins profitables.
Voilà pourquoi le planteur domine la société du Sud. Gestionnaire, il donne le ton à la
vie sociale. Son genre de vie est celui de l’aristocrate. À lui, les beaux mariages, les fêtes et
les bals, les réceptions mondaines, les visites aux voisins et l’accueil des personnalités de
passage. Il se distrait à la manière d’un gentleman des Midlands ou du Sussex. Il adore la
chasse au renard, été comme hiver. Les longues courses à cheval, à la poursuite de l’animal,
sont particulièrement agréables dans les premiers froids. Elles se terminent autour d’une
table. On y boit du cidre, de la bière, du punch et du vin. Il éprouve une passion pour les
chiens et les chevaux. La vie au grand air offre des plaisirs incomparables. Il aime le théâtre
et les spectacles inhabituels, comme la présentation de fauves, la prestidigitation. Il joue aux
cartes, au billard, fume la pipe et prise. Londres et l’Angleterre, c’est toujours le phare de la
civilisation. Il y achète ses meubles et ses livres. Et à défaut de s’y rendre aussi souvent qu’il
le souhaiterait, il se contente d’aller à Williamsburg, la capitale de la Virginie, ou à
Charleston. Il fréquente le palais du gouverneur, les tavernes, les boutiques achalandées. Un
lieu de promenade pour rompre la monotonie des longues journées sur la plantation,
retrouver des amis, parler des cours du tabac ou de la situation politique. Ce genre de vie,
c’est celui de William Byrd, de George Washington, de George Mason, des Carter, des
Fitzhugh, des Dulanys, des Manigault.
Le planteur est plus qu’un gentleman farmer et un gestionnaire. Il fait aussi du commerce
et sert d’intermédiaire entre les petits fermiers et le monde extérieur. Il réunit les cargaisons
de tabac, achemine vers l’intérieur les produits européens, prête de l’argent, participe
activement aux négociations foncières. Rien de ce qui rapporte ne le laisse indifférent.
Toutefois, il convient de se garder des généralisations hâtives qui déforment le tableau. Le
planteur ne cultive pas seulement le tabac ou le riz. Il fait aussi du maïs et ne néglige pas
l’élevage. À ses côtés, beaucoup de cultivateurs, la très grande majorité des Blancs du Sud, ne
possèdent pas d’esclaves ou n’en ont qu’un ou deux. Autour de la baie de Chesapeake, les
« petits » consacrent en moyenne 3 acres au tabac, 15 ou 10 au maïs et à des cultures
secondaires. Dans le Maryland, ils font pousser du blé et élèvent du bétail. En Caroline du
Nord, ils recueillent dans les forêts les produits qui servent au calfatage des bateaux, comme
le goudron et la potasse. En Georgie, ils s’efforcent de faire pousser la vigne et d’élever le ver
à soie.
Au Nord, changement de décor. De l’Hudson au Potomac, on découvre le « grenier de
l’Amérique », avec des céréales, des fruits et des légumes. Les bœufs et les vaches, les
moutons, les cochons constituent l’essentiel de l’élevage. À l’intérieur, la chasse aux fourrures
reste une activité hautement rentable, tandis que, sur la côte, il suffit de se baisser pour faire
provision d’huîtres, de clams et de homards. En Nouvelle-Angleterre, les conditions
climatiques et pédologiques sont plus difficiles. L’agriculture rapporte peu, juste de quoi
subvenir aux besoins des familles et du bétail : du maïs, de l’orge, de l’avoine, des légumes. Il
faut dire que la taille réduite des exploitations gêne l’essor de la production agricole. Il
n’empêche que dans les colonies du Centre et du Nord, trois plantes dominent les activités
agricoles : le maïs, le blé et le seigle. Auxquelles on peut ajouter le sarrasin pour les besoins
familiaux, l’orge pour fabriquer la bière, l’avoine et le foin pour l’alimentation du bétail. Les
légumes de saison agrémentent et complètent les régimes alimentaires, au même titre que les
pommes de terre dans le Nord et les patates dans le Sud.
Somme toute, l’Américain de l’époque coloniale mange plus que son contemporain
d’Europe. Il consomme de grandes quantités de lait, de fromage et sans doute 70 à
90 kilogrammes de viande par an. Le porc et, dans une moindre mesure, le bœuf fournissent
l’essentiel de la nourriture carnée. Le mouton sert à la fabrication artisanale de couvertures et
de vêtements. Et c’est là qu’on relève un aspect souvent méconnu de l’agriculture coloniale au
XVIII siècle. Dans le sud-ouest de la Pennsylvanie, par exemple, des fermiers donnent 60 % de
e

leur production en grains aux animaux, preuve de l’abondance de la production et de


l’importance de l’élevage. Presque tout le maïs que produit la vallée de la Shenandoah est
destiné aux animaux. Une ferme moyenne de la Pennsylvanie ou du New York entretient de 6
à 10 cochons, de 5 à 8 bovins, sans oublier des moutons, des chevaux et de la volaille. Ce qui
démontre amplement qu’il existe alors une agriculture, prospère et commerciale, qui ne se
limite nullement au tabac au riz et à l’indigo. Les colonies sont maintenant capables de
vendre à l’étranger leurs surplus agricoles. Dans une large mesure, la réputation d’abondance
qui embellit l’image de l’Amérique s’appuie sur des réalités concrètes.
C’est là-dessus et sur les besoins des colonies que repose le monde du commerce. En ce
domaine, la règle s’appelle le mercantilisme. Un principe qu’on définirait en quelques mots :
la métropole se réserve les avantages de son empire. En conséquence, les produits coloniaux
doivent être expédiés dans les ports de la métropole, à condition, bien sûr, qu’ils ne soient
pas consommés sur place. Et ce que les colonies ne produisent pas doit être acheté à la
métropole. Ainsi la métropole accumulera des richesses qui se transformeront en un stock
d’or croissant. Le mercantilisme n’est pas spécifiquement anglais. Les Espagnols et les
Français n’agissent pas autrement. Ce qui est plus curieux, c’est que l’Angleterre a compris
tardivement le parti qu’elle pourrait tirer de ses colonies américaines : la distance, une
indifférence lente à disparaître, les luttes politiques dans le royaume expliquent cette
attitude. Les premières mesures mercantilistes remontent au protectorat de Cromwell. Elles
sont complétées par Charles II en 1660 et 1663, puis par ses successeurs. Elles constituent les
Actes de navigation. Somme toute, le commerce entre l’Angleterre et ses colonies sera assuré
par des navires anglais et des équipages composés pour les trois quarts au moins de matelots
anglais. Un certain nombre de produits coloniaux ne peuvent être expédiés que vers les ports
de la métropole. Ils figurent sur la liste énumérative qui comprend d’abord le tabac, le coton,
l’indigo, le gingembre, les bois tinctoriaux, puis le riz, les mélasses, le chanvre, les produits
de calfatage, les fourrures, le cuivre. Les colonies ne peuvent pas acheter directement à
l’étranger ; les produits qu’elles se procurent doivent transiter par un port métropolitain et y
acquitter des droits. Des exceptions, pourtant : les vins de Madère et des Açores, le sel
européen, le sucre des Antilles non britanniques qui, depuis 1733, est frappé d’un droit
d’importation dans les colonies américaines de six pence par gallon. D’autres interdictions
resserrent le filet. Elles visent à limiter, sinon à empêcher les activités industrielles des colons
et ont été décidées sous la pression des manufacturiers anglais. La loi de 1699 interdit la
vente des lainages d’une colonie à l’autre et leur exportation à destination des marchés
européens. Les chapeliers anglais ont obtenu, par la loi de 1732, que leurs concurrents des
colonies ne puissent pas embaucher un nombre illimité d’apprentis, que les peaux de castor
soient envoyées et travaillées en métropole, et que les chapeaux ainsi fabriqués soient
vendus, avec de substantiels profits, aux colonies. S’agissant de l’industrie métallurgique, le
règlement de 1750 est plus compliqué. La fonte et le fer des colonies peuvent être vendus,
sans être frappés de droits, en Angleterre, mais ils ne sauraient être transformés en Amérique.
En l’occurrence, la métropole profite des richesses en bois de ses colonies américaines (le
charbon de bois est à l’époque indispensable à la fabrication de la fonte et du fer), tout en
évitant l’essor d’un concurrent dangereux.
Est-ce là un carcan insupportable pour les colonies ? Il ne manque pas de voix pour
protester contre ces mesures discriminatoires. Franklin lui-même a démontré, dans un texte
écrit en 1760, que l’Angleterre se trompait d’adversaire, que les principaux concurrents se
trouvaient en Europe continentale et que, tout compte fait, il valait mieux pour l’Angleterre
commercer avec des colonies économiquement développées qu’avec des établissements qui ne
pourraient pas acheter les produits d’une industrie métropolitaine. Peine perdue ! Mais
n’exagérons pas le poids des Actes de navigation. Les Anglais d’Amérique font partie d’un
empire puissant, tout comme les Anglais d’Angleterre ; ce qui leur confère des droits, leur
donne des habitudes, leur procure des bénéfices auxquels, pour le moment, ils n’ont aucune
envie de renoncer. Les producteurs d’indigo, par exemple, perçoivent une prime qui a pour
but de les encourager. Les producteurs de tabac sont certains de vendre. Les conditions de ce
commerce se sont même améliorées au XVIIIe. Au lieu d’expédier leur récolte en Angleterre en
en confiant la vente à des consignataires, ce qui laisse planer l’incertitude sur le niveau des
prix et provoque de longs délais de paiement, les planteurs vendent leur tabac à des
marchands écossais, dont les agents sont établis dans le Maryland et en Virginie. D’ailleurs,
s’ils désirent acheter des meubles de qualité, des vêtements de luxe, des livres et surtout les
produits finis indispensables à l’agriculture, où trouveraient-ils de meilleures conditions de
paiement qu’en Angleterre ? On insiste volontiers sur l’endettement des planteurs. Ce n’est
pas le résultat de la pauvreté ou d’un appauvrissement. Leur genre de vie et la lenteur des
relations commerciales sont responsables de l’accroissement des dettes. Un contemporain en
témoigne : « Les planteurs de tabac, écrit-il, vivent plus que les autres colons d’Amérique
comme des gentilshommes fortunés. […] Les maîtres vivent les uns par rapport aux autres
dans un état d’émulation quant à leurs habitations, leur ameublement, les vins, la
vestimentation, les divertissements, etc., à tel point qu’il est surprenant, non pas qu’ils
n’étendent pas leurs exploitations, mais qu’ils soient capables de les conserver. […] On parle
beaucoup ici de la pauvreté des planteurs et l’on en déduit que leur agriculture n’est pas
profitable : cette idée fausse [tient au] luxe général, à leur extravagante manière de vivre,
[…] car des hommes qui ne produiraient pas des marchandises chères ne sauraient même à
crédit vivre ainsi […] avec un tel luxe et des dettes à 8 % d’intérêt. » Non, décidément, les
planteurs du Sud ne souffrent pas du mercantilisme.
Quant aux marchands, ils sont peu nombreux dans les colonies. La plupart d’entre eux se
livrent à des activités qui ne concernent que le commerce intérieur. Ceux qui commercent
avec l’étranger, il n’est pas du tout certain, au moins jusqu’en 1763, que les règlements
mercantilistes les brident. Ils ont de quoi vendre : les grands produits agricoles, mais aussi le
rhum que la Nouvelle-Angleterre fabrique à partir des mélasses qu’elle achète dans les
Antilles, les céréales sous la forme de farine que le New York, la Pennsylvanie et la Virginie
produisent en quantités excédentaires, la viande, les fourrures et les peaux, les bois des
immenses forêts américaines dont les meilleurs troncs sont réservés à la marine royale et qui
fournissent les chantiers navals particulièrement prospères. De 1750 à 1770, la pêche à la
baleine connaît une extension considérable. Chaque année, plus de 250 baleiniers partent des
ports nord-américains et ramènent la précieuse huile de baleine qui sert à l’éclairage, à la
lubrification, à la confection du savon, au peaufinage du cuir et à la fabrication des meilleures
chandelles de l’époque.
De fait, les marchands du Massachusetts ont pris l’habitude, dès le XVIIe siècle, de vendre
du ravitaillement aux îles à sucre des Antilles et aux établissements européens qui bordent les
côtes africaines. Puis, les New-Yorkais et les Pennsylvaniens se sont joints à eux. Dès lors,
Boston, Salem, Nantucket, Providence, New York, Philadelphie sont des ports actifs, qui
commercent avec l’Europe, les Antilles et l’Afrique occidentale. Les itinéraires ne sont pas
aussi réguliers qu’on fait semblant de le croire. Vers les Antilles, le New York et la
Pennsylvanie expédient du blé, de la farine, de la viande salée ; vers l’Europe méridionale, du
blé et de la farine ; vers la Grande-Bretagne, du fer et de la potasse. En retour, les deux
colonies importent du rhum, du sucre et des mélasses des Antilles, du vin et du sel d’Europe
méridionale, des articles manufacturés d’Angleterre. La Nouvelle-Angleterre vend aux Antilles
du poisson séché, des chevaux, du bois, du bétail, de la viande salée, des chandelles et leur
achète des mélasses, du rhum et du sucre. Avec l’Europe du Sud, elle échange du poisson
contre du sel et des vins. À l’Angleterre elle vend de l’huile de baleine et de la potasse et lui
achète des produits manufacturés. Quant aux colonies du Sud, elles échangent avec les
Antilles du riz, du maïs, du blé, du bois contre du rhum, des mélasses et du sucre ; avec
l’Angleterre, du tabac, du riz, de l’indigo contre des produits manufacturés.
Cela infirme l’idée d’un commerce actif entre l’Afrique noire et les colonies : l’une
vendant des esclaves, les autres du rhum et de la bimbeloterie. Sans doute des commerçants
américains se lancent-ils, épisodiquement ou régulièrement, dans l’aventure négrière. Mais
elle rapporte peu. Ils y sont entrés trop tard pour lutter avec efficacité contre leurs
concurrents hollandais, français et anglais. Et dans le cas où ils réussissent, ils vendent leur
cargaison d’esclaves surtout dans les Antilles. Quant à l’itinéraire qui relierait la Nouvelle-
Angleterre, les Antilles et l’Angleterre, ce serait un commerce triangulaire. Beaucoup de
bateaux américains font escale quelque part dans leur liaison entre les colonies et la
métropole, mais la plupart font l’aller-retour entre la Nouvelle-Angleterre et les Antilles ou
bien entre la Nouvelle-Angleterre et l’Angleterre.
À côté des avantages certains qu’il procure, l’Empire, tel qu’il est conçu par la Grande-
Bretagne, crée des difficultés aux commerçants américains. Première difficulté, mineure
malgré tout : l’application des règlements suppose des contrôles et le paiement des droits.
Encore faudrait-il que l’Angleterre disposât d’une solide administration. Ce n’est pas le cas.
Les douaniers sont peu efficaces. Pour surveiller les côtes américaines, de la Nouvelle-Écosse
à la Jamaïque, ils sont vers 1770 moins de deux cents, avec mission de relever les infractions
et de faire juger les contrevenants devant les tribunaux spéciaux. En outre, ils ont la
réputation justifiée de fermer les yeux quand on leur emplit les poches. La contrebande,
accompagnée par la corruption, annule les principaux effets du mercantilisme. Deuxième
difficulté, plus sérieuse : les marchands ne peuvent pas investir leurs bénéfices dans des
entreprises industrielles, puisque la métropole veille à ne pas se créer de concurrents de
l’autre côté de l’Atlantique. Il n’empêche qu’à l’époque de l’indépendance, un tiers de la flotte
marchande anglaise sort des chantiers américains. Troisième difficulté, à l’origine d’un
malaise profond : les colonies américaines achètent à l’Angleterre plus qu’elles ne lui vendent.
Leur balance commerciale est déficitaire avec la métropole ; elle ne l’est pas avec les Antilles.
En conséquence, les espèces métalliques se font rares. Les colons sont contraints de recourir,
non seulement à la monnaie anglaise, mais aussi aux pièces françaises, espagnoles et
hollandaises dont le cours varie suivant la loi de l’offre et de la demande. Reste le troc pour
les opérations de faible envergure. La famine monétaire gêne le développement de
l’économie coloniale. Mais si les colonies tentent de mettre sur pied une banque dont les
billets seraient gagés sur les hypothèques foncières ou d’émettre des billets, le gouvernement
de Londres fait immédiatement sentir son autorité et interdit de telles pratiques.
Le grand commerce maritime, pourtant, stimule les villes, notamment les ports. Jusqu’au
milieu du XVIIIe siècle, Boston joue le rôle de capitale économique. Puis, sa primauté est
attaquée de deux côtés. La pêche et les constructions navales suscitent des rivaux qui sont
aussi des voisins, comme Salem, Marblehead ou Gloucester. Le commerce du blé favorise
Philadelphie et New York. D’autant que ces deux cités importent des marchandises anglaises
en grosses quantités et sont promues au rang d’entrepôts pour les colonies du Centre, sinon
pour une bonne partie du Sud et du Nord. Deux autres ports, au fond de la baie de
Chesapeake, occupent une place importante. Norfolk en Virginie ne compte que
6 500 habitants en 1774 et précède de peu Baltimore dans le Maryland. L’un et l’autre ont
fondé leurs activités, non pas sur l’exportation du tabac, mais sur celle du blé, un produit
encombrant, mais fort recherché, en particulier dans les Antilles. Dans tous ces centres
commerciaux, les marchands donnent le ton, car c’est entre leurs mains que se concentrent les
affaires maritimes : les Brown de Providence, les Hancock de Boston, les Livingston de New
York, les Morris et les Dickinson de Philadelphie témoignent, par leur réussite matérielle, de
l’essor d’une Amérique nouvelle. Ils dominent aisément la société urbaine, dans laquelle les
artisans, les ouvriers peu qualifiés, les matelots constituent le petit peuple. Les artisans sont
des cordonniers, des tisserands, des tailleurs, des argentiers comme le Bostonien Paul Revere.
Ils travaillent surtout le bois et le cuir. Leur principal marché est à l’exportation, sauf les
chapeliers et les cordonniers. À la liste, il faut ajouter les métiers de l’alimentation et les
horlogers, les relieurs, les imprimeurs, les cochers, les charrons, les tonneliers. Ils sont
indépendants : pas de guildes, encore qu’ils s’efforcent de maintenir à un niveau assez bas le
nombre de leurs concurrents. Quant aux activités maritimes, elles expliquent la présence à
Philadelphie en 1774 de 83 capitaines, 22 pilotes et 199 matelots. On estime que 5 % de la
population active travaillent, directement ou non, dans la construction navale. Tout indique,
enfin, que ce monde du travail manuel, vivant, parfois remuant et coloré, a gardé d’étroits
contacts avec la terre et le travail des champs et vit dans une aisance relative.
La société coloniale est à l’évidence moins diversifiée dans ses intérêts économiques que
la société européenne. Mais elle présente une plus grande fluidité. Elle est plus ouverte, plus
accueillante aux nouveaux venus. Les exemples d’une réussite spectaculaire viennent à
l’esprit, même s’ils sont quelque peu trompeurs. Daniel Dulany fut d’abord un serviteur sous
contrat avant de se métamorphoser en planteur de tabac et en commerçant de tout premier
plan. Franklin fit son apprentissage d’imprimeur chez son frère à Boston, puis s’installa à
Philadelphie, y acquit un journal et une position dominante. Bon nombre de petits fermiers
ont su gagner assez pour acheter des terres, faire des profits substantiels et grimper les
échelons de la société. L’Amérique coloniale est dominée par quelques grands seigneurs, qui
forment un monde à part, à peine entrouvert aux autres catégories sociales. En fait, loin
d’être bloquée, cette société suscite l’espoir. À une exception près, qu’il convient de ne pas
perdre de vue : l’esclave noir ; lui n’a aucun droit ni aucune possibilité de changer sa
condition. Rien, sauf peut-être un affranchissement qu’il obtient rarement, ne lui permettra
d’échapper à son sort. La barrière de la race est infranchissable.
L’unité dans la diversité

L’impression qui se dégage est celle d’une société fragmentée, dans laquelle chaque ville
s’apparente à un monde particulier, le Nord s’oppose au Sud, le Centre se distingue de la
Frontière, les colonies forment des entités distinctes qui cultivent soigneusement leur
particularisme. Impression trompeuse. La société coloniale est à la fois diverse et unie dans
ses comportements et ses modes de pensée. La culture, prise dans son sens large, regroupe les
colons autour de l’Angleterre, ou plutôt d’une certaine Angleterre.
La vie religieuse conforte l’observation. Quelle diversité au milieu du XVIIIe siècle ! Sans
doute pourrait-on dire que 99 Américains sur 100 sont protestants. Les 2 000 Juifs et les
25 000 catholiques confirment par leur petit nombre que les colonies sont un domaine
privilégié du protestantisme. Pourtant, le mot protestant reste vague. Les confessions, les
Églises, les sectes s’opposent les unes aux autres. Les schismes et les dissidences se
multiplient. Une jalouse indépendance, la volonté de garder une originalité imprègnent les
esprits. Les congrégationalistes ou puritains groupent 600 000 fidèles. Leur fief, c’est le
Massachusetts, secondairement le Connecticut. Les anglicans, qui, au lendemain de
l’indépendance, rejettent leur allégeance au roi d’Angleterre et choisissent alors de s’appeler
épiscopaliens, sont un demi-million. On les trouve surtout dans les colonies du Sud et du
Centre, bien que, depuis peu, ils s’efforcent de pénétrer parmi les dissidents, c’est-à-dire en
Nouvelle-Angleterre. Du Massachusetts à la Georgie, la Frontière est presbytérienne, à la suite
de l’immigration massive des Écossais. Les méthodistes viennent de faire leur apparition. Les
quakers continuent à dominer la vie religieuse en Pennsylvanie. Les baptistes ont pris racine
dans le Rhode Island et se sont disséminés dans les autres colonies, y compris celles du Sud.
Les luthériens, les réformés hollandais et allemands, les innombrables sectes piétistes
complètent le panorama des convictions religieuses. La Pennsylvanie illustre à merveille la
mosaïque. C’est que les quakers ont l’esprit large. Ils accueillent à bras ouverts tous les
sectateurs. Et, conséquence inévitable, la colonie se transforme en une sorte de conservatoire
des innombrables dissidences de l’Europe protestante. Les piétistes y affluent. Ils ont quitté la
vallée du Rhin, les cantons suisses et les États allemands à la recherche d’un refuge. Les
premiers mennonites viennent de Crefeld et s’installent à Germantown en 1683. Ce sont des
anabaptistes, farouches adeptes du pacifisme, excellents agriculteurs. D’autres se joignent à
eux et s’établissent plus à l’ouest dans le comté de Lancaster. Parmi les nouveaux venus, des
amish, mennonites rigoristes, fidèles à un prédicateur bernois, Jacob Amman, qui conservent
l’habillement, les mœurs, le goût du XVIIe siècle, se mettent au travail avec ardeur,
s’enrichissent dans l’agriculture et continuent, en plein XXe siècle, à vivre comme au temps
d’Amman. Puis, on découvre les dunkers qui se rassemblent en une Église des Frères. Ils ont
fait sécession de l’Église réformée du Palatinat, se sont réfugiés en Westphalie avant
d’émigrer, à partir de 1719, vers l’Amérique. Les Frères moraves, eux, sont issus de l’Église
renouvelée des Frères unis, les descendants des hussites qui ont suivi le comte Zinzendorf. Ils
prennent pied en Georgie en 1735 et préfèrent la Pennsylvanie où ils fondent Nazareth en
1738 et Bethlehem en 1741. Les Frères moraves ne sont que 3 000 en 1775. Les
schwenckfelders sont des mystiques, amis de Zinzendorf, qui ne croient pas, à la différence
des anabaptistes, qu’on puisse reconstituer ici-bas l’Église primitive. Cette énumération
épuise-t-elle la richesse religieuse de la Pennsylvanie ? Pas du tout. Il faudrait encore citer les
luthériens suédois, allemands ou hollandais, les calvinistes de stricte observance, des
anglicans qui se croient en pays de mission, etc.
On aimerait en conclure que la tolérance la plus parfaite règne dans les colonies. En
apparence, elle est indispensable au développement de l’Amérique. Si l’on veut des bras pour
travailler la terre et faire monter les prix, si l’on a besoin d’hommes pour repousser les
Indiens, si l’on souhaite la présence d’artisans et de commerçants, peu importe les convictions
religieuses. Tant pis si le voisin est catholique, quaker ou juif. L’essentiel est d’avoir un
voisin. D’ailleurs, la plupart des colons ne sont-ils pas des persécutés ou des descendants de
persécutés qui ont choisi de traverser l’Atlantique pour vivre en liberté ? Victimes eux-mêmes
de l’intolérance, ils ne devraient pas la pratiquer. Erreur. En premier lieu, les anglicans n’ont
pas connu la persécution en Angleterre. Ils appartiennent à l’Église régnante et se sentent très
proches de la mère patrie. S’ils s’opposent à la présence d’un évêque américain, c’est pour ne
pas devoir l’entretenir. Comme dans la métropole, les anglicans tâchent d’obtenir que leur
Église soit « établie », reçoive des subventions des pouvoirs publics et soit l’Église officielle.
Ils ne veulent pas de séparation de l’Église et de l’État. Et les anglicans d’Amérique obtiennent
« l’établissement » dans toutes les colonies du Sud et du Centre (sauf en Pennsylvanie et dans
le Delaware).
En Nouvelle-Angleterre, les congrégationalistes n’aiment que les congrégationalistes. Au
XVII siècle, les quakers et les baptistes y ont été pourchassés, parfois condamnés à mort. Un
e
peu plus tard, les presbytériens sont tolérés, sans plus 3. Les Églises congrégationalistes sont
subventionnées dans le Massachusetts et dans le Connecticut. Et dans le Massachusetts,
jusqu’en 1684, ne peuvent participer aux affaires politiques que les membres de l’Église
congrégationaliste. Dans cet ensemble où la liberté de pratiquer des uns n’est pas forcément
reconnue par les autres, la Pennsylvanie et le Rhode Island donnent le bon exemple.
Reconnaissons, toutefois, que l’intolérance des colonies américaines est moins absolue que
celle de la France de Louis XIV ou de l’Angleterre de Cromwell et de Charles II.
Les tensions religieuses s’apaisent au XVIIIe siècle. Tout simplement parce que la foi
décline. Le sentiment religieux s’affadit au profit de la raison. Fini le temps où les quakers ne
pensaient qu’à construire la cité de l’amour fraternel. Ils se passionnent maintenant pour leurs
affaires. Les puritains ne montrent plus cette intransigeance qui caractérisait les fondateurs de
la colonie. En 1692, à Salem, la chasse aux sorcières s’est terminée par l’exécution de vingt
personnes. Un symbole, non pas de l’esprit américain car dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
les sorcières ont été pourchassées beaucoup plus souvent qu’en Amérique, mais de l’esprit
puritain. Ce temps est si éloigné qu’en 1734, Jonathan Edwards, pasteur à Northampton
(Massachusetts), prononce des sermons qui sont publiés à Boston, à Londres, en Écosse, dans
les États allemands, aux Provinces-Unies. Il demande à ses coreligionnaires de fuir le péché,
de revenir à la vraie foi, de confesser Dieu. Le mouvement est né, une quinzaine d’années
auparavant, dans l’Église réformée hollandaise. Il s’étend aux presbytériens avec William
Tennent. Mais c’est avec George Whitefield qu’il prend de l’ampleur. Whitefield est un
pasteur anglican d’Angleterre qui franchit plusieurs fois l’Atlantique. En 1739-1740, il
entreprend une « tournée » américaine. En soixante-treize jours, il parcourt 1 200 kilomètres,
prêche 1 300 sermons. Il a une voix si forte qu’il se fait entendre de 20 000 personnes en
même temps. Et quel talent ! Il fait peur à son auditoire, tient le rôle des pécheurs et de Dieu,
dépeint l’enfer, prononce des paroles qui glacent, provoque les larmes et exhorte ses
auditeurs à se repentir. Il est difficile de lui résister. Un rationaliste comme Franklin ne reste
pas insensible. Bien des Américains qui n’éprouvaient guère d’inquiétudes religieuses sont
bouleversés.
La tornade passée, qu’en reste-t-il ? Des idées d’abord, comme la supériorité de la loi
divine sur les lois humaines, la conviction que les droits naturels ont été donnés par Dieu et
qu’ils sont par conséquent inaliénables et fondamentaux. Des sentiments, ensuite, car le
Grand Réveil, le premier des réveils qui aient secoué l’Amérique du Nord, sape l’autorité du
clergé, de tous les clergés. Ou bien les pasteurs acceptent les nouvelles lumières et perdent
une grande partie de leur influence, au profit de l’émotion, de l’irrationalité et de la
recherche individuelle du salut. Ou bien ils s’en tiennent aux anciennes lumières, accentuent
le dessèchement de la foi, ce qui aboutit à la naissance d’un vague déisme, qu’on nommera
plus tard l’unitarisme. Une certitude, enfin : Whitefield a influencé toutes les communautés.
Lui, l’Anglais, il a prêché comme un Américain, sans se soucier des frontières entre les
colonies ou des conflits entre les doctrines religieuses. Après son passage, la foi renaît dans
une homogénéité qui touche l’ensemble des colonies. À travers le Grand Réveil, c’est la
marche vers l’unité qui commence.
Les colons américains ne manquent pas de liberté politique. Ils ne subissent pas une
oppression telle, un contrôle de la métropole si rigoureux, qu’ils ne songent qu’à s’en
débarrasser en proclamant leur indépendance. En un mot, si l’on se place dans le long terme,
les causes politiques de la Révolution n’apparaissent pas. Qu’on en juge ! Le roi d’Angleterre,
George III, est monté sur le trône en 1760. Comme ses prédécesseurs, il exerce son autorité
sur les colonies d’Amérique par l’intermédiaire du Board of Trade, du secrétaire d’État pour le
Département du Sud de l’Europe et du Parlement – une autorité imprécise, distraite et, par
nécessité, distante. Certes, huit colonies sont dites royales ; seuls, le Rhode Island et le
Connecticut se gouvernent d’après leur charte de fondation, tandis que le Maryland, la
Pennsylvanie et le Delaware ont conservé leur statut de colonies relevant de lords
propriétaires. Mais à vrai dire les Américains ont appris à se gouverner tout seuls ; ils
appliquent le principe du self government.
Chaque gouverneur est nommé par le roi (dans les colonies royales), par les assemblées
législatives (Rhode Island et Connecticut) ou par les lords propriétaires. Il représente la
Couronne ou le pouvoir suprême, convoque les assemblées, contrôle les dépenses, nomme les
fonctionnaires, commande à la milice et à la flotte, est le chef de l’Église « établie ».
Incarnation de l’exécutif, il se heurte souvent à la méfiance des colons qui croient volontiers
que les détenteurs d’un pouvoir s’empressent d’en abuser et, dans la mesure où le gouverneur
est rémunéré par des crédits que votent les assemblées, aiment à lui faire sentir sa
dépendance.
À l’exception de la Pennsylvanie, les colonies ont deux assemblées législatives. La haute
assemblée, le Conseil, est nommée par le roi ou le propriétaire ; elle se compose de 12 à 18
membres, qui appartiennent à l’aristocratie, conseillent le gouverneur et jugent en appel dans
certaines affaires. La chambre basse, elle, est élue. La Chambre des bourgeois de Virginie
réunit 75 membres ; la Chambre des délégués du Maryland, 50 ; la General Court du
Massachusetts, 100 ; etc. Le suffrage est censitaire. C’est alors la tradition britannique. Les
femmes, les mineurs, les étrangers, les catholiques, les Juifs, les hommes non blancs n’ont pas
vocation à voter. Les esclaves, quelle que soit la couleur de leur peau, les serviteurs sous
contrat, les locataires, les pauvres, les fils de plus de 21 ans qui vivent avec leurs parents ne
sont pas davantage admis à exprimer une opinion politique. Pourquoi ? Parce que, par
principe, ceux qui votent sont ceux qui ont une propriété, c’est-à-dire ceux qui ont quelque
chose à défendre et sont directement concernés par la gestion des affaires publiques. Dans la
pratique, le cens varie d’une colonie à l’autre ; dans certains cas, il suffit même de louer à
bail, pour une longue période, une exploitation agricole. Il est vraisemblable que le droit de
vote est plus libéralement accordé en Nouvelle-Angleterre qu’en Virginie, simplement parce
que le cens est fixé plus bas. La chambre basse adopte les lois qui s’appliquent à la colonie,
gère le budget et les dépenses, sert de parlement local, bien que le Board of Trade exerce son
contrôle sur la législation coloniale. Bref, rien de très astreignant pour les Américains qui
considèrent leurs assemblées comme des répliques de la Chambre des communes, alors qu’à
Londres le Parlement continue de croire qu’il a conservé son pouvoir législatif dans les
colonies. Un débat théorique qui, jusqu’à 1763, ne passionne pas. L’ambiguïté n’a pourtant
pas totalement disparu, puisque chaque colonie envoie un agent à Westminster pour la
représenter et parler en son nom, preuve que les Américains admettent sans difficulté que
leur sort dépend aussi des décisions de la métropole.
L’Amérique coloniale ne souffre pas plus d’on ne sait quelle domination culturelle que lui
imposerait l’Angleterre. Bien au contraire. Elle aspire à imiter la mère patrie. Des esprits
perfides diront plutôt qu’elle forme un désert culturel. Point de littérature, d’art,
d’enseignement, de recherches scientifiques qui soient propres aux Américains. Crèvecœur
imagine un brillant avenir : « Les Américains, écrit-il, sont les pèlerins de l’Ouest, qui
emportent avec eux la masse imposante des arts, des sciences, la vigueur et l’industrie qui, il
y a longtemps, sont nées à l’Est ; ils boucleront le grand cercle. » C’est l’idée, fort répandue
a u XVIIIe siècle, d’un déplacement continu vers l’ouest des activités intellectuelles et
artistiques. À la veille de la Révolution, le déplacement reste à faire.
Parler le bon anglais, lire les auteurs britanniques, acheter des marchandises, ordinaires
et de luxe, à Londres, poursuivre ses études en Grande-Bretagne, voilà l’idéal du colon.
Lorsqu’il évoque l’Angleterre, il dit tout simplement at home, « chez nous ». S’intégrer à la
société coloniale, c’est accepter ce modèle culturel et oublier la langue de ses parents, si elle
n’est pas l’anglais. Ainsi l’Américain ne deviendra pas un « sauvage » et repoussera l’influence
de l’Espagne ou de la France. Il conservera son identité, qui ne saurait être qu’une identité
anglaise. S’il fait entrer dans son vocabulaire des mots indiens (toboggan, mocassin, squaw),
français (prairie, bureau), hollandais (boss, yankee), s’il se vante d’avoir modernisé l’anglais, il
déclare néanmoins qu’un américanisme (le mot n’apparaît qu’en 1781) est une expression qu’il
vaudrait mieux ne pas employer.
Rien d’étonnant si la littérature britannique reste la principale des nourritures
spirituelles. Les auteurs étrangers jouissent de peu d’influence, à moins qu’ils n’appartiennent
à l’antiquité gréco-latine. Toutefois, le livre est cher. Il faut le faire venir d’Angleterre. Seul,
un colon riche peut s’offrir le luxe de commander à Londres les derniers ouvrages à succès ou
des œuvres latines et grecques. William Byrd, un planteur de Virginie, possède une
bibliothèque de 4 000 volumes. Thomas Hutchinson, qui exerce les fonctions de gouverneur
du Massachusetts, a réuni un fonds plus considérable encore. L’un et l’autre sont des
exceptions. Exceptionnelles aussi, les bibliothèques publiques de Philadelphie, de Newport, de
Charleston et de New York. La plupart des colons se contentent de lire et de relire la Bible,
de parcourir des almanachs, comme l’Almanach du bonhomme Richard que publie Benjamin
Franklin, des périodiques et des journaux auxquels une décision de justice (qui fait suite au
procès Zenger de 1735 4) accorde une relative indépendance à l’endroit du pouvoir politique.
La littérature est réservée aux happy few. Cette minorité privilégiée s’intéresse tout
particulièrement aux livres utiles. La médecine, la physique, le droit, l’art militaire, les
méthodes agricoles, voilà des sujets qu’il est bon de connaître. Le récit de voyage satisfait
aussi les besoins immédiats. William Byrd, par exemple, a rapporté ses aventures et ses
observations lors de son expédition sur la frontière qui sépare la Virginie et la Caroline du
Nord. Le salut de l’âme préoccupe beaucoup : les sermons de Cotton Mather, un pasteur
bostonien, ou de Jonathan Edwards, les récits hagiographiques, les poèmes eschatologiques
attirent les lecteurs. Dans les années qui précèdent la Révolution, les réflexions
philosophiques, les écrits politiques et les histoires des colonies se multiplient. Les colonies
acquièrent lentement une personnalité intellectuelle à l’ombre de l’Angleterre.
Une conclusion identique s’impose pour l’enseignement. « Après que Dieu nous eut
transportés sains et saufs jusqu’en Nouvelle-Angleterre, raconte l’un des historiens de la
migration puritaine, et que nous eûmes construit nos maisons, trouvé le nécessaire pour
vivre, élevé des bâtiments convenables pour le culte divin, établi le gouvernement civil, ce
que nous voulions ensuite et recherchions était de faire progresser la connaissance et de la
préserver pour la postérité, par crainte de laisser un ministère illettré quand nos ministres
actuels seraient étendus sous la poussière. […] Il plut à Dieu de remuer le cœur d’un M.
Harvard […] pour qu’il donnât la moitié de sa fortune (dont le total s’élevait à 1 700 livres)
afin d’ériger un collège et toute sa bibliothèque. » C’est ainsi que le collège (puis université)
Harvard est créé en 1636. Des puritains plus rigoristes fondent Yale à New Haven
(Connecticut) en 1701. Juste avant, en 1693, des anglicans avaient ouvert une université à
Williamsburg, dénommée William and Mary. Au XVIIIe siècle les créations se succèdent :
l’académie de Philadelphie (par la suite l’université de Pennsylvanie) date de 1740 ;
Princeton la presbytérienne, de 1746 ; King’s College (qui deviendra Columbia), de 1754 ;
Brown, l’université baptiste, de 1764 ; Queen’s (la future Rutgers, dans le New Jersey), de
1766 ; Dartmouth, que des disciples d’Edwards et de Whitefield ont ouverte pour l’instruction
des Indiens, de 1769. Cet enseignement supérieur se donne pour mission de faire connaître
les Écritures saintes, donc de former des ministres du culte, mais aussi d’enseigner la gestion
des affaires.
La recherche fondamentale n’existe pas : les philosophes, les grammairiens, les
historiens, les critiques littéraires, les savants ne sont pas américains. L’Amérique d’alors se
soucie plus de diffuser que d’approfondir les connaissances humaines. Et de construire,
notamment en Nouvelle-Angleterre, un réseau d’écoles primaires et secondaires. Le plus
célèbre de ses savants s’appelle Benjamin Franklin. Il n’est pas universitaire et n’a reçu
aucune formation théorique. Ce qui le passionne et passionne ses compatriotes, c’est, d’après
l’historien Daniel Boorstin, la « science populaire ». Franklin est l’homme des expériences
personnelles et des gadgets. En 1774, l’abbé Raynal faisait observer, non sans raisons, que
l’Amérique n’avait encore produit « aucun bon poète, aucun mathématicien de valeur, aucun
homme de génie dans un seul des arts ou une seule des sciences ». Les explications ? Un pays
neuf, encore peu peuplé, des hommes et des femmes soucieux de mettre en valeur un vaste
territoire et de le protéger contre les Indiens et les Français. Dans ces conditions,
l’enseignement est indispensable, s’il est utile à la vie, matérielle et spirituelle, de tous les
jours. Pour le reste, on peut pour le moment s’accrocher encore à l’Ancien Monde, surtout à
l’Angleterre.
C’est la même attitude qui prévaut dans le domaine des arts plastiques. Des peintres
européens visitent les colonies, s’y installent parfois. Ce sont des artistes mineurs, comme le
Suédois Hesselius ou l’Écossais Smibert. Ils font du portrait comme d’autres font du blé. C’est
ce que leur demandent les marchands et les planteurs, d’autant plus que l’évangile du travail
assimile le temps de l’homme à celui de Dieu et qu’il convient de ne pas se laisser aller à des
activités futiles comme les arts, le théâtre ou la musique. La peinture américaine naît avec
John Singleton Copley qui ne s’épanouit qu’en s’installant en Angleterre. C’est là également
qu’ont étudié Charles Willson Peale, Benjamin West, John Trumbull et Gilbert Stuart. Cette
dépendance à l’égard de la métropole, on la retrouve en architecture. Christopher Wren règne
en maître des deux côtés de l’Atlantique au début du XVIIIe siècle. Certes, les matériaux sont
différents et les besoins, également. Mais les grandes plantations du Sud, elles-mêmes,
s’inspirent du style palladien et leurs architectes sont tantôt de nouveaux venus en Amérique
qui ont quitté l’Angleterre pour faire fortune, tantôt des Américains qui ont été initiés dans
les écoles de la métropole.

L’Amérique du Nord, une autre Angleterre ? Oui, d’autant plus que les Américains se
considèrent comme des Anglais. Mais il ne faut pas oublier que ces Anglais d’outre-mer sont
séparés de leur métropole par cinq mille kilomètres d’océan, qu’ils ont pris l’habitude de se
gouverner seuls, de cultiver d’immenses étendues, de parcourir une partie d’un vaste
continent, de naviguer sur les mers, de prier Dieu comme ils l’entendent. Bref,
insensiblement, la société coloniale ressemble de moins en moins à la société anglaise.

1. Une « plantation », c’est d’abord une colonie. Le mot désigne par la suite et exclusivement un vaste domaine
agricole, qui caractérise le Sud des colonies (et des États-Unis).
2. Un mile carré correspond à un carré de 1 609 m de côté. Il se divise en demi-sections (de 320 acres chacune), elles-
mêmes divisées en quarts de section (160 acres). Le mile carré ou 640 acres équivaut à 2,59 km2 . Donc, 6 miles carrés
équivalent à 15,5 km2 .
3. En 1802, presbytériens et congrégationalistes fusionnent.
4. John Peter Zenger était le directeur du New York Weekly Journal. Il publia une série d’articles hostiles au gouverneur
de la colonie. Celui-ci lui fit un procès. Le tribunal refusa de juger l’affaire sur le fond. Mais il acquitta Zenger. Le
verdict fut considéré comme une étape décisive dans l’histoire de la liberté de la presse.
4

Le temps de l’indépendance

Des colonies prospères qui ont pris l’habitude de se gouverner elles-mêmes et se croient
plus anglaises que l’Angleterre, une métropole à la fois lointaine et peu soucieuse d’affirmer
son autorité… Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si la guerre ne venait
brouiller les cartes.

La révolte des colonies (1763-1775)

En Amérique du Nord, le conflit entre la France et l’Angleterre a éclaté trois ans plus tôt
qu’en Europe. La guerre de Sept Ans s’appelle ici la guerre contre les Français et les Indiens.
Pour un colon américain, rien de plus ordinaire, en effet, que de se battre contre les Français
du Canada et leurs alliés indiens. Le Français, c’est l’ennemi héréditaire. Au moins depuis qu’à
la fin du XVIIe siècle le projet d’un Empire français d’Amérique a pris forme : des bouches du
Saint-Laurent avec les avant-postes de Cap-Breton et de Terre-Neuve jusqu’au fin fond de la
Louisiane, en passant par les Grands Lacs, l’Ohio et le Mississippi. Le commerce des
fourrures, la christianisation des indigènes sont les motivations déterminantes des Français
qui, malgré tout, ne parviennent pas à surmonter une faiblesse rédhibitoire : leur petit
nombre dans une si vaste zone d’influence. Les Anglais établissent peu à peu des colonies de
peuplement, mais les Français doivent se contenter de fonder des colonies d’exploitation
qu’ils parcourent plus qu’ils n’administrent, qu’ils conquièrent plus qu’ils ne s’y installent,
qu’ils perdent au gré des hostilités. Bien entendu, toute guerre en Europe entre la France et
l’Angleterre s’exporte de l’autre côté de l’Atlantique. En fait, du Canada à la Virginie, des
escarmouches, terrestres et maritimes, résument la bataille. Parfois, un événement laisse des
souvenirs ineffaçables, comme le « grand chambardement » qui, dans la première moitié du
XVIII siècle, aboutit à la déportation par les Anglais des Français d’Acadie.
e
La pénétration française en Amérique du Nord
Vers 1750, la situation se tend de nouveau. Cette fois-ci, les Français tentent de
s’emparer de la vallée de l’Ohio et de consolider l’encerclement des colonies anglaises. En
1753, ils ont établi sur les bords du lac Érié le fort Presqu’île et menacent Fort Trent que des
marchands virginiens ont bâti aux fourches de l’Ohio. La colonie de Virginie s’inquiète. Elle
dépêche sur place un jeune major de la milice, George Washington. L’année suivante, les
Français bâtissent le fort Duquesne là où, plus tard, s’élèvera Pittsburgh. Des incidents
éclatent avec les Virginiens. La Virginie, se sentant trop faible, appelle la métropole au
secours. L’Angleterre envoie en 1755 le général Braddock avec 1 500 hommes. Nouvelle
défaite anglo-virginienne. D’escarmouches en batailles rangées, la guerre de l’Ouest se
poursuit. L’Angleterre reprend son souffle grâce à Pitt qui accède au pouvoir en 1757. Elle
prend Louisbourg sur l’île du Cap-Breton en 1758, Québec en 1759, Montréal en 1760, six
semaines avant que George III ne succède à son grand-père George II. La paix est rétablie en
1763. Un nouveau partage de l’Amérique du Nord se dessine. La France perd le Canada,
conserve la Louisiane qu’elle cède à l’Espagne, son alliée, et se contente désormais de la
Martinique, de la Guadeloupe et de Saint-Pierre-et-Miquelon. L’Angleterre triomphe. Elle
vient de réduire à néant les ambitions de l’ennemi ; leurs voisins espagnols ne sont pas assez
puissants pour mettre en danger les colonies des bords de l’Atlantique. Plus personne ne
menace l’Empire britannique. De quoi réjouir les colons, libérés de la peur, prêts à mettre en
valeur les terres nouvelles que l’Angleterre vient d’acquérir.
Est-ce ce sentiment de toute-puissance qui explique la politique coloniale de Londres de
1763 à 1765 ? Le 7 octobre 1763, le roi signe une proclamation qui crée, à l’ouest des
Appalaches, le Territoire indien. Puisque « des fraudes et des abus graves ont été commis
dans l’achat des terres aux Indiens aux dépens de nos intérêts et au grand mécontentement
desdits Indiens, [il faut] éviter de telles irrégularités [et] convaincre les Indiens de notre
justice et de notre détermination à supprimer les motifs de leur mécontentement ». En
conséquence, les achats de terres aux Indiens dans ce Territoire sont interdits ; le commerce
sera très sévèrement contrôlé par les gouverneurs et les chefs militaires. Enfin, les Blancs qui,
en dépit des interdictions, se sont installés à l’ouest de la ligne de démarcation devront
détruire leurs maisons et revenir à l’est. Déception et protestations des colonies. La
métropole, dit-on en Amérique, a tiré prétexte de la révolte de Pontiac, un chef ottawa, pour
empêcher l’expansion vers l’ouest. C’est une mesure de sécurité, répond-on à Londres, que le
seul intérêt général inspire. Toujours est-il que l’ambiguïté demeure : les marchands de
fourrures anglais n’ont-ils pas cherché et obtenu la mise à l’écart des agriculteurs coloniaux ?
L’année suivante, une nouvelle mesure douanière est adoptée. À l’entrée des ports
américains, les mélasses étrangères acquitteront désormais un droit de trois pence par gallon,
au lieu des six pence fixés en 1733. Mais le contrôle sera plus rigoureux ; la répression, plus
dure. Sans doute les colons ont-ils tourné, avec une belle constance et une incontestable
réussite, la précédente réglementation, en pratiquant la contrebande, y compris en temps de
guerre. Le Sugar Act néanmoins les inquiète. Il y a pire encore. En mars 1765, le Parlement
de Londres étend aux colonies la loi sur le timbre, le Stamp Act. Tout acte officiel et tout écrit
public (requête, donation, diplôme universitaire, facture, contrat, jeu de cartes, almanach,
livre, etc.) sont frappés d’un droit qui varie de deux pence à dix shillings. Les motivations du
législateur sont simples en apparence. La guerre a vidé les coffres royaux. La victoire assure
pour longtemps la sécurité des colonies. Donc, les colons ne peuvent pas refuser de verser
leur contribution, d’autant qu’ils n’ont pas toujours témoigné du loyalisme le plus
intransigeant à l’égard de la métropole. Les droits provenant des Actes de navigation
rapportent entre 2 000 et 3 000 livres par an. Le Sugar Act procurera un revenu de 50 000 à
80 000 livres ; le Stamp Act, un revenu de 60 000 livres. Appréciable, et pourtant insuffisant
si l’on garde en mémoire que l’entretien des troupes dans les colonies américaines coûte aux
environs de 300 000 livres. De plus, le Parlement continue de penser qu’il dispose du droit de
réglementer le commerce impérial, que la métropole acquitte un droit de timbre depuis 1670,
qu’il est de la plus élémentaire justice de le faire payer aussi aux colonies qui ont tiré profit
de la victoire sur les Français.
Pas du tout, répondent les Américains. Entre la prospérité des colonies et celle de la
métropole, il existe des liens indéniables. Les mesures que vient d’adopter la Chambre des
communes ruineront l’une et l’autre. Même la contrebande, assurent-ils, sert les intérêts de
l’Angleterre, car pour acheter des produits de la métropole, les colons ont besoin d’or et
d’argent. Peu importe que ce soit par des moyens légaux ou frauduleux qu’ils se procurent
l’indispensable. Le Stamp Act, concluent-ils, pèsera lourd. Il drainera les faibles ressources
monétaires des colonies dans les coffres royaux, au lieu d’alimenter le commerce. En outre, le
Currency Act de 1764 renforce encore l’interdiction faite aux colonies d’émettre du papier-
monnaie. Bref, les colons sont atteints dans leurs possessions matérielles. À leurs yeux, la
propriété est menacée et son corollaire, la liberté. Le Parlement ne respecte pas la
« Constitution ». Il peut prendre à l’égard de l’Empire des mesures législatives, voire
réglementer le commerce impérial en adoptant des droits de douane (duties) ; il ne saurait
voter l’imposition (taxes) des colonies sans leur consentement. Les colons possèdent les
mêmes droits que les Anglais d’Angleterre.
Reste un dernier argument. Tant de mesures en si peu de temps viennent de frapper les
colonies. C’est bien la preuve que la liberté est en péril, que les colonies subissent l’arbitraire
de la métropole, que le pouvoir corrompt, que l’homme est doté d’une nature mauvaise dont
il convient de se méfier. Des esprits maléfiques ont, à Londres, ourdi un complot contre
l’Amérique. Il faut agir.
Écrire, diffuser des arguments, c’est l’une des modalités d’action. Les considérations
succèdent aux réflexions ; les réponses, aux lettres. Les assemblées coloniales adoptent des
motions, par lesquelles elles expriment de vigoureuses protestations. À l’exception de la
Virginie, de la Caroline du Nord, de la Georgie et du New Hampshire, elles envoient des
délégués à un congrès qui se tient à New York du 7 au 25 octobre 1765. Une adresse est
rédigée et expédiée au roi ; une pétition, au Parlement. Aux discours enflammés, comme celui
de Patrick Henry le 29 mai devant la Chambre des bourgeois de Virginie, certains préfèrent le
recours à la violence. Les Fils de la Liberté, par exemple, sont des associations de défense, qui
s’en prennent aux distributeurs de papier timbré et aux contrôleurs royaux. La plus efficace
des armes, c’est le boycottage. Les marchands de New York, de Boston et de Philadelphie
s’engagent à ne rien acheter en Angleterre jusqu’au moment où le Stamp Act sera abrogé.
Leurs correspondants londoniens ne tardent pas à en sentir les effets ; les exportations vers
l’Amérique baissent sensiblement. Ils rédigent alors une pétition qu’ils déposent, en
janvier 1766, sur le bureau du speaker de la Chambre des communes. Ils réclament
l’abrogation du Stamp Act « pour préserver la force de notre nation tout entière, son
commerce florissant, ses revenus en accroissement, notre flotte – le rempart du royaume – en
expansion et nos colonies ». Les députés sont sensibles au malaise de leurs électeurs, mais
souhaitent rabattre le caquet de « cette racaille d’Écossais, d’Irlandais, de vagabonds
étrangers, de descendants de forçats et de rebelles ». Benjamin Franklin est à Londres pour
faire comprendre l’attitude des colons ; sa modération impressionne. En fin de compte, le
Parlement abroge la loi sur le timbre et adopte immédiatement un acte déclaratoire qui lui
reconnaît solennellement « toute autorité et tout pouvoir » de légiférer pour les colonies
d’Amérique. Deux décisions contradictoires. Mais pour le moment la crise se termine.
De cette crise il ne faut pas sous-estimer la gravité. Elle oppose deux conceptions de
l’Empire. L’Angleterre ne s’emploie pas à tyranniser ses colonies. Elle souhaite les faire
participer aux dépenses de l’Empire et se réserver les avantages de leur prospérité. Pour elle,
les colons sont des sujets britanniques qui ont pour devoir de se plier aux décisions de
Londres. Ajoutons que les hommes politiques qui se succèdent au pouvoir accordent à
l’Amérique une attention intermittente. Ils sont surtout préoccupés par leurs intrigues et
profondément ignorants des réalités américaines. Ils ne poursuivent pas un grand dessein qui
aboutirait à serrer la vis aux colons. Ils suivent une politique à la petite semaine, faite
d’expédients, d’avancées et de reculs. Quant aux colonies, elles ne commencent à s’unir que
dans la résistance à des mesures qu’elles estiment injustes. Au-delà des arguties et des
interminables péroraisons, les colons aspirent à s’enrichir derrière les remparts de l’Empire,
sans payer le prix de la sécurité. Ils se sentent anglais surtout quand l’Angleterre les laisse
tranquilles.
Toutefois, les dirigeants anglais n’ont pas saisi la signification de la crise de 1765. La
preuve, c’est qu’ils récidivent. En 1767, le chancelier de l’Échiquier, Charles Townshend, fixe
de nouveaux droits d’importation qui frappent, dans les ports américains, le verre, le plomb,
les peintures, le thé, le papier. Cette fois-ci, des duties et non des taxes. Les colons n’en
reprennent pas moins leurs protestations, se remettent à boycotter les marchandises anglaises
et se livrent à de nouvelles violences. Un incident entre les troupes anglaises et des
manifestants fait cinq morts à Boston le 5 mars 1770 : le « massacre », comme on dit alors,
enflamme les esprits. Et pourtant, la Chambre des communes avait déjà décidé d’abroger les
droits Townshend, en se contentant de maintenir un droit sur le thé. Le 10 mai 1773, le
Parlement cède à une autre pression, celle de la Compagnie des Indes orientales qui a épuisé
ses ressources aux Indes. Pour lui permettre de refaire surface, le Parlement l’autorise à ne
pas acquitter de droits sur le thé qu’elle importe en Angleterre. Elle pourra écouler une partie
de ses stocks de thé sur le marché américain en négociant elle-même, par l’intermédiaire des
consignataires, ses ventes en Amérique. Le thé qu’elle vendra atteindra un prix plus bas que le
thé hollandais introduit en fraude. Les importateurs américains protestent. Lorsque trois
bateaux, chargés de thé appartenant à la compagnie, pénètrent dans le port de Boston, une
étrange manifestation se déroule. Le 16 décembre, des manifestants déguisés en Indiens
montent à bord et vident dans les eaux du port le contenu des caisses. C’est la Boston tea
party. Au-delà de la péripétie, l’événement mérite réflexion.
Passons sur l’ineptie du gouvernement britannique. Ce qu’il faut souligner, c’est que les
colonies sont de plus en plus conscientes de la solidarité qui les unit. En 1765, il s’agissait
d’une union très imparfaite et temporaire. La crise de 1767-1770 a resserré les liens. Boston a
tenu un rôle primordial, sans doute parce que la tradition des town meetings favorise
l’agitation politique. Sans doute aussi parce que Samuel Adams, l’un des plus illustres
agitateurs bostoniens, a pris l’initiative en 1768 de rédiger une lettre-circulaire qu’il a
adressée aux autres colonies. Ainsi naissent des comités de correspondance qui s’ajoutent aux
Fils de la Liberté pour entretenir la contestation et mobiliser sur-le-champ les esprits
échauffés. Chaque nouvelle crise suscite une nouvelle éclosion de comités. L’assemblée du
Massachusetts décide même, le 28 mars 1773, de mettre sur pied un comité permanent de
quinze membres, « attendu que l’assemblée est pleinement consciente de la nécessité et de
l’importance de l’union des diverses colonies d’Amérique, au moment où il apparaît
clairement que les droits et les libertés de tous sont systématiquement menacés ». La Virginie
vient d’adopter la même décision.
Gardons-nous néanmoins d’imaginer que les colons ont une seule et même conception de
la lutte contre les abus de la métropole. Les uns se contentent de recourir au boycottage,
d’envoyer des pétitions, de publier de savantes considérations et s’empressent de calmer les
esprits pour en revenir, le plus vite possible, au train-train de l’Empire. Leur souci essentiel,
c’est la prospérité des colonies. Les autres sont des « radicaux », des « patriotes », des
« violents ». Activistes, ils poursuivent des objectifs qui évoluent avec les circonstances. En
1765, ils étaient loyalistes. En 1770, ils repoussent l’autorité du Parlement et se déclarent
fidèles au roi. Dès 1775-1776, ils cessent de faire confiance à George III. Ils poussent les
colonies à s’unir et à marcher résolument vers l’indépendance. George Washington, Thomas
Jefferson, John Adams (cousin de Samuel et futur président des États-Unis), Benjamin
Franklin sont des modérés. Les « radicaux » se nomment Patrick Henry, George Mason, John
Dickinson qui vient de publier les Letters from a Farmer in Pennsylvania (1768), Samuel Adams,
James Otis. Tous sont issus de milieux aisés, parfois des catégories les plus riches de la
population. Les petits chefs, dont l’histoire a peu retenu les noms, se recrutent parmi les
marchands, les avocats, les ouvriers qualifiés, les artisans, les cabaretiers. Ils encadrent des
troupes urbaines et rurales qui militent aux côtés des plus riches, soit parce que la société
coloniale repose sur la notion de déférence, soit parce que leurs intérêts immédiats sont
communs. Ce sont les « radicaux » qui pratiquent la violence. Une violence contrôlée et
encadrée, qui provoque des émeutes dont l’Amérique du Nord et l’Angleterre sont prodigues
bien avant la crise révolutionnaire, dans le respect de la vie humaine, des usages (jamais le
dimanche), de la méthode (un seul objectif à la fois). Quant à la culture politique des
« radicaux » et des « modérés », elle est essentiellement britannique. Leurs références vont
aux penseurs dissidents du XVIIe siècle, comme Trenchard, Milton et surtout Locke. L’épisode
de l’histoire anglaise qu’ils ne cessent de mythifier, c’est la glorieuse révolution de 1688 qui a
chassé le roi Jacques II pour le remplacer par sa fille, Mary, et son gendre, William, et abouti
à la Déclaration des droits (Bill of Rights) de 1689. Pour eux, le peuple et son gouvernement
ont souscrit un contrat. Si le gouvernement ne respecte pas le contrat, le peuple a le droit de
résister, de s’insurger même. Plus que le roi, c’est la loi qui règne. Somme toute, « radicaux »
et « modérés » évoluent dans un cadre de pensée profondément anglais. En ce sens, ils ne sont
pas des révolutionnaires qui voudraient faire triompher des principes nouveaux et
bouleverser la société, mais des conservateurs qui souhaitent sauvegarder la « Constitution »
britannique telle qu’ils l’imaginent.
Il n’empêche que la Boston tea party renforce à Londres le parti de la répression. Il faut
punir Boston. Cinq lois sont adoptées au printemps de 1774. La première ferme le port, avec
toutes les conséquences commerciales que la mesure peut entraîner. La deuxième renforce
l’autorité du roi sur le gouvernement de la colonie du Massachusetts, réduisant d’autant le
fonctionnement des institutions représentatives. La troisième bouleverse l’administration de
la Justice, dans la mesure où tout procès pouvant entraîner la peine capitale sera
éventuellement transféré en Angleterre. La quatrième contraint toutes les colonies à accueillir
des troupes dans les bâtiments habités ou inhabités. La cinquième étend la province du
Canada jusqu’à la vallée de l’Ohio et y établit un gouvernement très centralisé.
Des lois « intolérables », s’écrient les colons. La répression crée une situation
révolutionnaire. Les comités de correspondance se raniment. La solidarité se manifeste une
fois de plus. La cause de Boston est assimilée à celle de l’Amérique. Pour l’avoir déclaré sans
ambages, la Chambre des bourgeois est dissoute par le gouverneur de Virginie. Tout n’est
pourtant pas perdu pour l’Angleterre. Il est vrai que le boycottage des marchandises
britanniques reprend et que douze colonies (la Georgie fait exception) délèguent des
représentants à un premier Congrès continental qui se réunit à Philadelphie le 5 septembre
1774. Comme précédemment, les « modérés » s’y opposent aux « radicaux ». Patrick Henry
prononce des mots programmes : « Nous sommes dans l’état de nature, dit-il. […] Virginiens,
Pennsylvaniens, New-Yorkais, habitants de la Nouvelle-Angleterre, la distinction n’existe plus.
Je ne suis pas un Virginien, mais un Américain. » Un pas décisif vers l’indépendance ? Peut-
être. Les « modérés » sont battus de peu. Les Américains n’inclinent plus à la conciliation. Ils
s’apprêtent, au contraire, à prendre les armes. Le Congrès se disperse le 26 octobre et promet
de se réunir de nouveau le 10 mai 1775. Bref, pour l’instant, point d’unanimité en faveur de
l’indépendance. Il suffirait d’un incident pour que l’opposition économique, politique et
idéologique à la métropole revête la forme d’une lutte armée. En 1774, Anglais et Américains
sont au bord de la rupture. Toute interprétation des événements doit s’appuyer sur les
motivations les plus diverses qui animent les colons. Aucune d’elles ne saurait être
privilégiée. Il s’est produit, depuis 1763, un mûrissement des esprits, une exacerbation des
tensions, une succession de maladresses qui expliquent, à n’en pas douter, le glissement,
progressif et inéluctable, vers la séparation des colonies et de leur monopole.
Le recours aux armes date de 1775, un an avant que la rupture ne soit consommée. Le
19 avril, à Lexington d’abord, puis à Concord, à moins de trente kilomètres de Boston, des
incidents entre troupes anglaises et miliciens américains font des morts des deux côtés. C’est,
d’après la tradition historique, le début de la guerre d’Indépendance. Les Anglais, maintenant
assiégés dans Boston, déclarent en juin la ville en état d’insurrection et tentent de prendre la
redoute de Bunker Hill que les Américains ont érigée en toute hâte. Le deuxième Congrès
continental, qui s’est assemblé comme prévu, décide alors de créer une armée dont il confie
le commandement en chef, le 15 juin, à George Washington. Ce n’est pas que Washington soit
l’Alexandre des colonies américaines, mais il remplit trois conditions décisives pour occuper
ces fonctions. Il est connu des membres du Congrès, qui apprécient la solidité de son
patriotisme, son honnêteté et son dévouement à la cause de l’Amérique. Riche, Washington
pourra exercer son commandement avec dignité, à l’abri de la corruption. Enfin, puisque la
révolte a commencé dans le Massachusetts, le Congrès veut porter secours aux Bostoniens en
désignant un Virginien, qui symbolisera l’union des colonies. Mais la tâche n’est pas facile :
organiser une armée, affronter les « tuniques rouges » de l’armée royale, avec des moyens
tragiquement insuffisants, alors que le sentiment national reste faible. À Londres, l’état
d’esprit qui prévaut ne se prête à aucun accommodement. Il convient de châtier des « sujets
rebelles ». En Amérique, les partisans de l’indépendance gagnent du terrain. Leur influence
s’accroît encore avec l’arrivée d’un « radical » anglais, Thomas Paine, qui publie en
janvier 1776 le Sens commun. Paine ne mâche pas ses mots. George III, c’est la « brute royale
de Grande-Bretagne ». La cause de l’Amérique, « ce n’est pas la préoccupation d’un jour, d’une
année ou d’une époque ; la postérité est virtuellement en jeu dans la lutte ». La conclusion de
Paine n’est pas moins nette : « C’est le moment de se séparer. » Une majorité de colons
s’enthousiasment, d’autant plus qu’au printemps de 1776 les troupes anglaises renoncent à se
maintenir à Boston. Au sein du deuxième Congrès, les délégués de la Caroline du Nord, de la
Virginie et du Massachusetts reçoivent pour instructions de proposer l’indépendance des
colonies. Le 7 juin, une motion est déposée en ce sens. La discussion commence. Une
commission est formée pour rédiger une déclaration d’indépendance. Elle comprend cinq
membres : John Adams, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, Robert Livingston, Roger
Sherman. Le 2 juillet, la motion du 7 juin est adoptée par douze colonies, le New York
n’ayant pas pris part au vote. Le 4 juillet 1776, la déclaration est à son tour votée et signée
par le seul John Hancock qui préside le Congrès. Quelques jours plus tard, le New York
donne son accord, ce qui confère à la déclaration son caractère d’unanimité. Le pas est
franchi. Les colonies ont décidé de couper les ponts.

L’indépendance (1776-1789)

L’auteur de la Déclaration, c’est Jefferson, un homme de trente-trois ans, issu d’une


famille fort aisée de Virginie, un avocat cultivé qui a entrepris depuis 1768 une carrière
politique. Son style est réputé, car en 1774 Jefferson a rédigé une Summary View of the Rights
of British America, dans laquelle il insiste sur les droits que les Anglais ont transportés avec
eux en s’installant en Amérique. Du 11 au 28 juin, il a travaillé sans relâche, mais il n’a
consulté, semble-t-il, aucun livre ni aucun de ses collègues. C’est dans le Traité de
gouvernement de John Locke qu’il a puisé son inspiration : « Il ne m’incombait pas, déclarera-
t-il plus tard, du moins je le croyais, d’inventer des idées nouvelles ni d’énoncer des
sentiments qui n’eussent jamais été exprimés auparavant. » En conséquence, tout en
exprimant une philosophie et une idéologie, la Déclaration d’indépendance est un document
essentiellement politique qui s’efforce de répondre à une situation précise, à des problèmes
concrets, même si certains des principes qu’elle contient peuvent s’appliquer à d’autres
périodes et à d’autres lieux. À ce titre, elle mérite qu’on la lise attentivement.
Elle est construite sur un plan logique. Le préambule expose des principes. Les vingt-sept
accusations qui le suivent démontrent que le roi George III a violé ces principes. La
conclusion reprend, en les précisant, les termes de la résolution du 7 juin et annonce la
formation des États-Unis d’Amérique. Le fondement de la Déclaration, c’est la philosophie des
droits naturels qui explique que Dieu a créé un ordre, dit naturel. Grâce à la raison dont il est
doué, l’homme peut en découvrir les lois. À l’origine, existait l’état de nature, que personne
n’a bien sûr connu, que l’on imagine ou que l’on reconstitue. Les hommes y étaient libres et
égaux. Le grand architecte de l’univers, le juge suprême, le créateur en avait ainsi décidé.
Puis, pour vivre ensemble sans rien perdre de leurs droits fondamentaux et inaliénables, ils
ont mis sur pied l’état de société ; des contraintes ont été établies, des gouvernements
inventés. Comme l’écrit Paine, « le gouvernement est la marque de l’innocence perdue ».
Pourtant, les gouvernants s’engagent à défendre la vie, la liberté, la propriété des gouvernés.
Les uns sont liés aux autres par un contrat. Dans cette construction, la monarchie de droit
divin n’existe pas. Le roi rend des comptes, non pas à Dieu, mais au peuple qui, éclairé par
Dieu et la raison, le juge. Voilà comment s’exprime le consentement des gouvernés. Si le
gouvernement cesse d’être juste, s’il ne respecte plus les termes du contrat et vient à menacer
les droits naturels, les citoyens (le mot pris en ce sens est d’ailleurs une invention américaine)
sont fondés à prononcer la fin du contrat.
« Les lois de la nature », « le Dieu de la nature », « tous les hommes sont créés égaux »
dans l’état de nature, « certains droits inaliénables », « le juste pouvoir émane du
consentement des gouvernés », « le peuple a le droit […] d’instituer un nouveau
gouvernement », autant d’expressions qui viennent sous la plume de Jefferson et reflètent la
pensée de Locke. Elles ne sont pas nouvelles. Mais pour la première fois, des hommes
politiques les utilisent pour justifier la naissance d’une entité politique. Enfin, si Jefferson a
remplacé la référence à la propriété par la « poursuite du bonheur », c’est que la formulation
lui a paru meilleure et qu’elle donne au texte une résonance morale, une qualité spirituelle
que la notion de propriété ne comporte pas. Étant entendu que la « poursuite du bonheur »
n’exclut nullement, bien au contraire, le droit à la propriété.
Si le lecteur s’en tient à cette interprétation de la Déclaration, il ne sera pas déçu mais
trompé. Il ne saisira pas la valeur historique du document. Une autre lecture est, en fait,
possible. La Déclaration d’indépendance, c’est un instrument de combat, dans lequel il faut
tenir compte de chaque mot, de chaque phrase, de chaque idée. Elle exprime les intentions
des « représentants des États-Unis d’Amérique », des colonies unies qui « sont et doivent être
de droit des États libres et indépendants ». La nation américaine n’existe pas encore. Mais,
dès la deuxième ligne du préambule, Jefferson parle d’un « peuple » qui est contraint par les
événements de rompre ses liens avec la Grande-Bretagne. Tout au long du texte, les « nous »
sont nombreux et témoignent de la formation d’une conscience nationale. De plus, la
Déclaration ne s’adresse pas uniquement à l’Angleterre. Elle manifeste un « juste respect de
l’opinion des hommes ». Elle en appelle aux « puissances de la terre », au « jugement d’un
monde impartial », au « juge suprême du monde ». Cela signifie que les Américains renoncent
à convaincre les Anglais, amis ou adversaires. Il ne sert plus à rien, estiment-ils,
d’entreprendre à Londres des démarches, de poursuivre des tractations ou d’exercer des
pressions. Il n’est pas nécessaire non plus de tenter de persuader en Amérique les hésitants et
les timorés, car les signataires de la Déclaration tiennent leur mandat « par délégation du bon
peuple ». Ils ont décidé de mettre en accusation le roi d’Angleterre devant le tribunal des
nations. Leur auditoire, c’est la communauté internationale. Les États-Unis en font désormais
partie. Ils y entrent avec tous les droits, tous les attributs d’une puissance. Ils ont donc
définitivement rompu avec la métropole et renoncé à tout espoir de réconciliation. Ils
attendent l’aide matérielle et le soutien moral de l’étranger.
D’ailleurs, Jefferson reste prudent. Le droit à l’insurrection ne saurait être utilisé à tort et
à travers. Les colonies ont subi, avant de prendre les armes, « une longue suite d’abus et
d’usurpations ». Elles ont été patientes. C’est la nécessité qui les contraint à proclamer leur
indépendance. Et si George III est coupable d’avoir opprimé ses colons, s’il est le principal
responsable de la situation politique et militaire, la Déclaration ne condamne pas le régime
monarchique et ne chante pas les bienfaits de la république. Elle ne reprend pas les
arguments de Paine.
Pour justifier leur décision, les colonies énumèrent vingt-sept griefs contre le roi. Le
Parlement, lui, n’est jamais nommément désigné. Tout au plus deux allusions rappellent-elles
son existence (« Il [le roi] s’est associé à d’autres » ; « leur législature tentait d’étendre
illégalement… »). C’est une conception nouvelle des rapports entre l’Amérique et l’Angleterre
qui s’exprime ainsi. L’Empire serait composé d’États distincts qui n’auraient en commun que
leur loyauté à l’égard du roi, une sorte de commonwealth. En ce sens, la Déclaration renie le
passé le plus récent, puisque les Américains reconnaissaient, il y a peu, le droit du Parlement
à voter une législation commerciale pour l’ensemble de l’Empire.
L’équivoque surgit dans la partie consacrée aux accusations. Aucun lecteur ne niera l’effet
rhétorique de ces paragraphes courts, percutants, chargés d’une intensité croissante. Le texte
n’en est pas moins vague. Sans doute la plupart des contemporains et les historiens
découvrent-ils sans peine les événements auxquels il est fait allusion. Un exemple suffira. « Il
[le roi] a provoqué des révoltes intestines et tâché de soulever contre les habitants de nos
frontières les sauvages et impitoyables Indiens. » On reconnaît à travers cette phrase la
politique de lord Dunmore, gouverneur de la Virginie, qui avait promis de libérer les esclaves
noirs s’ils acceptaient de combattre contre leurs maîtres et s’était livré au recrutement,
traditionnel dans les guerres américaines, de troupes indiennes. Les Américains eux-mêmes ne
tarderont pas à suivre l’exemple. Rien n’est faux dans cette série d’accusations. Tout vise à
susciter l’indignation et à témoigner des souffrances des colons. La nature polémique du texte
de Jefferson explique son efficacité politique. Il faut simplifier pour agir. La vérité, avec ses
nuances et ses demi-teintes, n’engendre pas l’enthousiasme.
La Déclaration comporte des lacunes évidentes. « Tous les hommes sont créés égaux »,
mais cela n’inclut pas les femmes ni les esclaves ni les Indiens. Si les hommes sont « créés »
égaux, ils ne le restent pas après leur entrée dans l’état de société. Et l’égalité dont il s’agit est
politique, point du tout économique ou sociale. Enfin, Jefferson n’est pas parvenu à faire
adopter un paragraphe sur la traite des esclaves. Il en proposait la condamnation, sauf à faire
porter au roi la responsabilité d’un système que les colons n’avaient pas hésité à pratiquer. Le
Congrès a supprimé le passage. Plusieurs colonies du Sud ont rappelé avec force qu’elles
dépendaient du travail servile et de l’importation des esclaves.
En dépit de ses silences et de ses ambiguïtés, la Déclaration d’indépendance n’en est pas
moins un texte capital. Dans l’histoire des États-Unis comme dans celle du monde occidental.
Même si la lecture qu’on en fait a changé avec le temps et les lieux, elle demeure une
référence fondamentale qui requiert une analyse minutieuse.
Il ne suffit pourtant pas de proclamer l’indépendance. Encore faut-il la défendre les
armes à la main. La guerre contre l’Angleterre fait peur. C’est que l’armée royale, composée
pour l’essentiel de mercenaires que Londres a recrutés dans les États allemands, notamment
en Hesse, et en Russie, est disciplinée, entraînée et regroupe en 1776 près de 30 000 hommes.
En face, des soldats qui ont l’habitude de faire le coup de feu, de se réunir sur la place du
village « à la minute » (d’où leur surnom de minutemen), ne connaissent rien aux lois de la
guerre, détestent la discipline, manquent d’armes et de munitions et n’aspirent qu’à rentrer
dans leurs foyers le plus tôt possible. Le Congrès sert de trait d’union entre les États qui
viennent d’accéder à l’indépendance, mais il ne peut exiger d’eux l’argent qu’ils rechignent à
verser dans la caisse commune. C’est en somme par miracle que le général Washington met
sur pied une armée de 16 000 hommes au cours de l’été de 1775. Six mois plus tard, les
effectifs tombent à 9 000 hommes. De 1776 à 1781, ils varieront de 4 000 à 17 000 soldats.
Les services d’intendance fonctionnent très mal. Et les fermiers américains reçoivent à coups
de fusil les maraudeurs qui tâchent de se procurer de la nourriture ou du fourrage. Les
spectacles désolants se succèdent : au cours de l’hiver 1777-1778, les soldats de Washington
campent à Valley Forge, à deux pas de Philadelphie, dans le dénuement le plus total. En
janvier 1781, six régiments de Pennsylvanie se mutinent parce qu’ils ont faim et froid, qu’ils
réclament en vain des vêtements et leurs soldes et qu’ils ont le sentiment justifié que le
pouvoir civil se désintéresse de leur sort.
Et pourtant, face à la puissante machine de guerre des Anglais, les Américains ne
s’effondrent pas. Ils finissent même par gagner la guerre. Trois explications sont ici
nécessaires.
Washington a découvert une nouvelle tactique. Échapper à l’ennemi, maintenir une
résistance armée, lancer des coups de main qui surprennent l’adversaire, mener, non pas la
guerre classique, mais la guérilla, voilà pour l’essentiel. Si les Américains ne perdent pas la
guerre, ils remportent la victoire. Les deux premières années du conflit apportent une
illustration parfaite de cette tactique. Le 17 mars 1776, les Anglais ont évacué Boston. C’est
l’enthousiasme parmi les Américains. Hélas ! peu après, 34 000 soldats du roi débarquent près
de New York. Washington s’estime trop faible pour les affronter. Il ordonne une retraite en
bon ordre. Il se trouvait à Brooklyn ; il passe dans Manhattan, puis franchit l’Hudson. Il livre
des batailles de retardement, ne cherche pas une victoire qu’il sait inaccessible et s’efforce de
conserver autour de lui le plus d’hommes possible. La guerre se déroule maintenant dans le
New Jersey. Le Congrès, qui siégeait à Philadelphie, se sent menacé et s’établit
provisoirement à Baltimore. Washington recule toujours. Il franchit la Delaware. Jusqu’où
cédera-t-il du terrain ? En fait, il prépare, dans le plus grand secret, un coup d’éclat. Dans la
nuit du 25 au 26 décembre 1776, la nuit de Noël, il fait croire aux Anglais que son armée s’est
installée dans ses quartiers d’hiver. Il laisse brûler les feux. Tout à coup, les Anglais voient
surgir sur leur rive de la Delaware des soldats américains. Les mercenaires hessois se laissent
cerner dans Trenton. Les Américains font 1 000 prisonniers. Les Anglais se retirent dans New
York. En 1777, Washington continue à harceler l’ennemi, bien qu’il subisse défaite après
défaite, à Brandywine Creek, dans les environs de Philadelphie, le 11 septembre, à
Germantown le 4 octobre. Mais il y a des défaites qui valent des victoires. Washington a su
fixer une partie des effectifs anglais. Autant d’hommes qui n’ont pas pu venir au secours du
général Burgoyne. Parti du Canada pour prendre à revers les rebelles des colonies, Burgoyne
se fait battre par les miliciens de Nouvelle-Angleterre. Le 17 octobre 1777, il capitule à
Saratoga.

Principaux champs de bataille de la guerre d’Indépendance


L’aide de la France aux Américains, qu’on appelle les Insurgents, a été décisive. C’est que
depuis 1763 la France attend patiemment de prendre sa revanche sur l’Angleterre en
Amérique du Nord. Elle s’est mise à l’écoute des événements qui se déroulent dans les
colonies, tout en conservant la plus grande prudence. Dès la fin de 1775, le Congrès a noué
des contacts avec des représentants du roi Louis XVI. Beaucoup se demandent à Versailles si
l’agitation dans les colonies, puis la Déclaration d’indépendance, enfin la guerre contre
l’Angleterre méritent d’être prises au sérieux. La France donne un peu d’argent, laisse
Beaumarchais, que nous connaissons mieux comme l’auteur du Barbier de Séville et du Mariage
de Figaro, vendre des armes aux Insurgents. Et si les salons, les libéraux de tous horizons font
un accueil triomphal à Franklin qui vient en décembre 1776 défendre la cause des États-Unis
à Paris, le roi se garde bien de le recevoir. Des volontaires, comme le jeune marquis de La
Fayette, les Allemands de Kalb et von Steuben, les Polonais Kosciusko et Pulaski, se
précipitent au secours de Washington. Mais Louis XVI et son ministre des Affaires étrangères,
Vergennes, maintiennent une position attentiste.
La victoire de Saratoga brise les dernières hésitations de la France. C’est là la preuve que
la cause américaine est solide. Après quatre semaines de conversations, le 6 février 1778,
deux traités sont signés entre la France et les États-Unis. L’un est un traité d’amitié et de
commerce ; l’autre prévoit une alliance entre les deux pays si l’Angleterre fait la guerre à la
France. Pour la première fois, la liberté, la souveraineté et l’indépendance des États-Unis sont
reconnues par une puissance étrangère. En contrepartie, la France obtient le droit de
reconquérir les Antilles britanniques. Le 20 mars, enfin, Franklin est reçu à la cour de
Versailles. Peu après, le premier « ambassadeur » français part pour l’Amérique. En juin, la
guerre éclate entre la France et l’Angleterre. Les Américains sont maintenant sauvés des
dangers de la solitude. Mais quelle étrange alliance ! Une république s’allie à une monarchie
de droit divin ; des protestants deviennent les amis d’un roi catholique ; d’anciens colons
anglais tendent la main aux Français qu’ils ont si longtemps combattus. Qu’importe !
Washington n’a plus qu’à attendre les Français.
Ils ne se pressent pas de débarquer en Amérique. Au cours de l’été 1778, le comte
d’Estaing à la tête d’une flotte de 17 vaisseaux tente d’attaquer New York. Échec. L’année
suivante, avec 35 navires et 4 000 hommes, il s’efforce de prendre Savannah. Nouvel échec.
La flotte française se retire et les Anglais étendent leur domination sur le Sud. Mais l’année
1779 est déterminante. La France se décide à envoyer outre-Atlantique un corps
expéditionnaire. Une petite armée de 6 000 hommes, sous le commandement du comte de
Rochambeau. La guerre d’Amérique revêt maintenant un nouveau caractère, d’autant que
l’Espagne déclare elle aussi la guerre à l’Angleterre, tout comme les Provinces-Unies, tandis
que la Russie et les autres puissances d’Europe continentale forment une ligue des neutres.
De fait, les hommes de Rochambeau, parvenus à Newport (Rhode Island) en juillet 1780,
restent inactifs durant un an. Pendant ce temps, l’aide financière de la France s’accroît. Le
10 mai 1781, enfin, apprenant que le comte de Grasse fait voile avec une puissante escadre
en direction des côtes américaines, Washington et Rochambeau décident de se porter à sa
rencontre et de tenter de déloger de Yorktown (Virginie) les troupes anglaises du général
Cornwallis. Une marche forcée, une manœuvre réussie, un siège de trois semaines et
Yorktown tombe aux mains des Franco-Américains le 19 octobre. Une bataille qui a décidé de
l’issue de la guerre.
C’est que l’Angleterre a commis des fautes graves. Ses généraux et ses amiraux manquent
d’imagination et d’énergie. Ils sont tenus de transporter hommes et matériels à plus de cinq
mille kilomètres et d’occuper en Amérique du Nord un vaste territoire. À mesure que la
guerre se prolonge, la lassitude l’emporte, au Parlement comme dans l’entourage du roi, sur
la volonté de combattre. Le 5 mars 1782, la Chambre des communes autorise la Couronne à
entamer des pourparlers avec les « colonies ». La négociation qui commence à Paris bute sur
l’inévitable question : s’agit-il pour l’Angleterre de reconnaître immédiatement l’indépendance
des « colonies » ou celle-ci fera-t-elle l’objet de négociations ? Une solution diplomatique finit
par être élaborée et des préliminaires de paix sont signés, à l’insu des Français, entre Anglais
et Américains le 30 novembre 1782. L’armistice général est proclamé le 4 février 1783. Le
traité de paix anglo-américain, signé à Paris, date du 3 septembre, tandis que Français,
Espagnols et Anglais mettent un terme à la guerre par le traité de Versailles.
« Sa Majesté britannique reconnaît que lesdits États-Unis […] sont des États libres,
souverains et indépendants. » Quant aux frontières des États-Unis, qui ont provoqué des
tensions entre les diplomates français et leurs collègues américains, elles sont fixées de la
manière suivante : la rivière Sainte-Croix, la ligne de partage des eaux entre le Saint-Laurent
et l’océan Atlantique, le 45e parallèle, le milieu des Grands Lacs, le Mississippi et le
31e parallèle. Le Canada reste entre les mains des Anglais ; la Floride passe aux Espagnols.
C’est la première fois que dans l’histoire du monde moderne des colonies révoltées accèdent à
l’indépendance et entrent dans le concert des nations. C’est pourquoi la guerre
d’Indépendance annonce les guerres de libération nationale qui illustreront le XIXe et le
XX
e
siècle.
Au fait, cette indépendance, à quoi sert-elle ? Est-elle le but ultime des Américains de
1776 ou bien tâchent-ils de déclencher une révolution qui bouleverserait les cadres de la
société ? Vaste problème, sur lequel se sont penchés d’innombrables historiens américains.
Au-delà d’un débat historiographique dont on n’estimera jamais assez l’importance, il
convient de souligner que la Révolution a changé le régime politique des États, provoqué une
évolution de la société et conduit à l’élaboration d’une constitution fédérale qui, depuis deux
cents ans, règle la vie politique aux États-Unis.
À peine la guerre d’Indépendance a-t-elle commencé, les gouverneurs royaux quittent les
colonies. Seules assument la responsabilité du pouvoir les assemblées législatives que
viennent épauler des conventions et des comités révolutionnaires. Le 10 mai 1776, le Congrès
recommande aux colonies de mettre sur pied leurs propres institutions pour assurer « le
bonheur et la sécurité de leurs mandants ». Le New Hampshire et la Caroline du Sud n’ont pas
attendu les recommandations du Congrès, tandis que le Connecticut et le Rhode Island se
contentent de conserver la charte royale qu’ils appliquent depuis leur fondation, quitte à en
modifier le titre. Les autres États se mettent au travail. Les documents élaborés sont d’une
infinie variété, qu’il s’agisse du code électoral, du mode de désignation et des pouvoirs du
gouverneur ou des représentants du peuple. Des conflits surgissent à l’intérieur des États
entre libéraux et conservateurs. La victoire des uns peut être dès demain remise en cause par
les autres. Il n’empêche que l’on peut dégager des caractères généraux.
Les constitutions des États sont écrites. C’est un garde-fou contre la tyrannie, la première
ligne de défense contre les abus de pouvoir. Elles sont presque toujours précédées par une
déclaration des droits, la plus célèbre étant celle que la Virginie adopte le 12 juin 1776 et qui
a sans doute inspiré la Déclaration d’indépendance. Constitutions et déclarations des droits
insistent avec force sur l’égalité entre les hommes. Cela signifie, en premier lieu, que le
peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté populaire réside dans les États et
chaque constitution est proclamée au nom du peuple. Et parce que le peuple prend le
pouvoir, c’est le régime républicain qui l’emporte. Comme l’écrira James Madison : « Nous
pouvons définir une république […] comme un gouvernement qui dérive tous ses pouvoirs,
directement ou indirectement, du peuple. » L’égalité politique implique, en deuxième lieu,
que tout responsable soit soumis à l’élection, étant entendu qu’un citoyen doit, pour disposer
du droit de vote, détenir une propriété. Chaque État a donc défini un cens électoral et
souvent plusieurs cens électoraux qui correspondent aux diverses fonctions électives. Mais des
interdictions d’ordre religieux sont levées : dans l’État de New York, par exemple, les Juifs
peuvent maintenant participer à la vie politique.
Les pouvoirs sont nettement séparés. C’est au législatif qu’est attribuée la primauté,
parce que les constituants le jugent plus proche de la volonté populaire. Si la Pennsylvanie
prend parti pour le monocamérisme (qu’elle abandonnera en 1790), les autres États préfèrent
désigner deux assemblées qui se complètent et se surveillent, et qui sont élues à intervalles
fréquents et réguliers pour éviter que le pouvoir soit confisqué par quelques-uns. L’exécutif,
dont les Américains se méfient, est confié à un gouverneur que désignent, en général, les
assemblées. Ses fonctions, il les remplit pour un temps très bref. Il ne peut pas dissoudre ou
proroger les assemblées.
Cette « nouvelle donne » politique correspond à un changement dans la continuité. Bien
des dispositions étaient appliquées avant l’indépendance et s’inspirent des exemples
britanniques. Toutefois, le principe de la souveraineté populaire, la séparation des pouvoirs,
la défense des libertés publiques et individuelles annoncent des bouleversements qui se
produiront, dans toute leur ampleur, au cours du XIXe siècle.
La société elle-même change moins. Certes, les grands seigneurs sont dépouillés de leurs
biens ; tout signe de noblesse est supprimé. Les adversaires de l’indépendance partent pour le
Canada, les Antilles, et l’Angleterre. Ce sont des loyalistes ou tories. Leur nombre a été et
continue d’être l’objet de controverses. Sans doute équivaut-il à un septième de la population
blanche, mais tout calcul exact est impossible, d’autant que les succès de l’armée royale
gonflent leurs effectifs et que la défaite les fait fondre. Les loyalistes appartiennent souvent à
l’aristocratie, encore que des aristocrates se soient ralliés au nouveau régime. Bon nombre de
tories sont issus de milieux peu aisés et peu influents, par exemple des minorités ethniques et
religieuses ou des régions périphériques qui ont un caractère commun : leur faiblesse à l’égard
d’une majorité oppressive et détentrice de l’autorité. Le loyalisme, en ce cas, prouve que l’on
a besoin de l’appui britannique. C’est aussi une tendance, et non un parti. Aucune
organisation n’a jamais rassemblé les loyalistes ; tout au plus certains d’entre eux se sont-ils
battus, au sein de l’armée royale, contre les Insurgents. Les loyalistes ont été victimes de
mesures répressives : l’intimidation, la punition par les plumes et le goudron 1, une législation
qui définit la déloyauté et précise les peines qu’elle entraîne, la confiscation des terres, des
esclaves, des maisons, des meubles, des boutiques et des marchandises, quelquefois
l’expulsion et le bannissement, très rarement la condamnation à mort. Leur sort est évoqué
dans l’article 5 du traité de paix anglo-américain de 1783, mais la quasi-totalité des loyalistes
ne sont pas rentrés aux États-Unis.
Les confiscations, quelles qu’en soient les origines, ne visent pas à réaliser la démocratie
sociale. Les terres ont été vendues aux enchères ; ce sont les spéculateurs qui ont fait de gros
bénéfices. En revanche, des pratiques féodales qui avaient survécu en Amérique comme le
droit d’aînesse, des obligations en matière de droit de vente, sont supprimées. La place des
Églises est remise en question, puisque la notion d’« établissement » disparaît
progressivement. L’esclavage survit et, pire encore, progresse considérablement. Pourtant, un
mouvement abolitionniste est né et a connu un timide succès dans la période révolutionnaire.
La traite a été sévèrement condamnée, on s’en souvient, par Jefferson. Elle a été interdite par
le Delaware en 1776, par la Virginie en 1778, par la Pennsylvanie en 1780, par le Maryland
en 1783. La Caroline du Sud a imposé une interdiction temporaire ; la Caroline du Nord a
augmenté les droits d’entrée sur les esclaves. Toutes ces décisions n’empêchent pas les
négriers de mener leur commerce avec patience et profit. Quant à l’esclavage, les États du
Nord le condamnent et le suppriment les uns après les autres entre 1780 et 1804. Le Sud ne
suit pas. Tout en reconnaissant le caractère détestable de la servitude, il a besoin d’une main-
d’œuvre abondante et à bon marché et craint une émancipation qui ne serait pas
accompagnée d’un retour en Afrique des Noirs émancipés ; les bonnes intentions ne résistent
pas aux nécessités économiques et aux mentalités collectives.
Tout compte fait, le conflit a libéré les forces du changement. La Révolution a tout rendu
possible. C’est ce que l’un des signataires de la Déclaration d’indépendance exprime en termes
simples : « La guerre américaine est terminée, mais ce n’est pas le cas de la Révolution
américaine. Au contraire, le premier acte seulement de ce grand drame a été joué. »
L’acquis principal de l’indépendance, c’est vraisemblablement l’élaboration d’une
Constitution fédérale. Non sans mal. Jusqu’en 1781, les États ne sont pas parvenus à
s’entendre sur un texte commun. La guerre est conduite par le Congrès, une assemblée
provisoire, dont rien de précis ne fixe l’autorité. La même année que la victoire de Yorktown,
les Articles de confédération sont adoptés et disposent que « chaque État garde sa
souveraineté, sa liberté, son indépendance ». Dans le Congrès qui se préoccupera des affaires
communes, chaque État n’aura qu’une seule voix : les décisions importantes seront prises à la
majorité des deux tiers et toute modification des Articles devra être votée à l’unanimité.
Somme toute, un exécutif inexistant, un législatif qui ne dispose d’aucun moyen de coercition,
point d’autorité pour réglementer le commerce entre les États, une « ligue d’amitié » plus
qu’une véritable union. Cette Constitution, les États-Unis l’ont appliquée pendant huit ans.
Tant bien que mal. Elle leur a permis d’organiser la colonisation des territoires de l’Ouest
(ordonnance de 1787) et de remettre sur pied, partiellement du moins, l’économie
américaine. Mais les relations avec l’étranger placent les États-Unis dans une position de
faiblesse. Les conflits entre les États eux-mêmes ne trouvent pas de solution. Les caisses
confédérales sont désespérément vides. En un mot, il manque un minimum d’ordre. Tous ceux
qui ont besoin d’un gouvernement respecté s’inquiètent, qu’il s’agisse des marchands, des
planteurs, des spéculateurs fonciers, d’un grand nombre de citadins liés au commerce, de
fermiers intégrés à l’économie de marché, de pionniers de la Frontière qui redoutent
l’anarchie. Aussi dès 1785 un mouvement se dessine, qui s’amplifie l’année suivante et
débouche en 1787 sur la convention de Philadelphie que George Washington préside de mai à
septembre et qui aboutit à la rédaction d’une nouvelle constitution, plus centralisatrice.
Tous les États, à l’exception du Rhode Island, sont représentés. En tout, cinquante-cinq
délégués, dont une trentaine participent aux débats, les « pères fondateurs », des « demi-
dieux », l’élite du pays 2 ou presque car des héros de l’indépendance, comme Patrick Henry et
Samuel Adams, restent farouchement attachés aux Articles de confédération. La séparation
des pouvoirs fonde la nouvelle organisation des pouvoirs. Le législatif est divisé en deux
assemblées : le Sénat incarne le fédéralisme, c’est-à-dire les États, qui y envoient deux
délégués (élus par les assemblées législatives des États jusqu’à 1914, puis, après l’adoption du
17e amendement, par le suffrage populaire) ; la Chambre des représentants parle au nom du
peuple et reflète pour chaque État son importance démographique. Le compromis rassure les
petits États, tout en laissant aux grands États un poids plus lourd au Congrès. Il inclut un
autre compromis dont l’importance n’est pas négligeable : pour le calcul qui sert de base à la
répartition des représentants entre les États, un Noir vaut les trois cinquièmes d’un Blanc, ce
qui entraîne que l’esclavage est reconnu par la Constitution, et que les États esclavagistes
verseront une contribution qui tiendra compte de leur population servile. Enfin, le Congrès
dispose du droit de réglementer le commerce entre les États, à condition qu’il n’interdise pas
la traite des esclaves avant 1808.
L’exécutif suscite moins de controverses. L’élection présidentielle se fera à deux degrés.
Dans un premier temps, chaque État désignera à sa convenance autant de grands électeurs
(electors) qu’il enverra de représentants et de sénateurs au Congrès fédéral. Les grands
électeurs formeront le collège électoral. Dans un deuxième temps, le collège électoral
choisira, à la majorité absolue, le président et le vice-président des États-Unis. Si la majorité
absolue n’est pas atteinte, c’est à la Chambre des représentants, s’exprimant par État, de se
prononcer. Le scrutin à deux degrés permettra aux États de conserver un rôle important dans
la désignation du président, tout en accordant au peuple un minimum de responsabilités.
Le président ne dépend pas du Congrès. Il peut apposer son veto sur les lois votées par
les législateurs, mais ces derniers disposent de la possibilité de passer outre, s’ils votent une
deuxième fois la proposition de loi à la majorité des deux tiers. Le président ne dissout ni ne
proroge les assemblées. Au nom de la séparation des pouvoirs. Élu pour quatre ans et
rééligible, il court le risque d’être démis de ses fonctions par la procédure d’impeachment. En
ce cas, la Chambre vote, à la majorité simple, sa mise en accusation, et le Sénat, à la majorité
des deux tiers, sa révocation, non point sa condamnation pénale. La même procédure
s’applique aux juges fédéraux et à certains hauts fonctionnaires. L’impeachment sanctionne, en
principe, la trahison, la corruption et les « crimes majeurs ».
Quant au pouvoir judiciaire, il est institué, ce qui est une nouveauté, mais ses caractères
sont encore mal définis. Il a pour mission d’assurer un fonctionnement plus harmonieux de la
fédération.
La convention de Philadelphie a prévu que la Constitution entrera en vigueur lorsque
neuf États sur treize auront donné leur approbation. Aussi le débat de ratification est-il
animé. D’un côté, les fédéralistes soutiennent la réforme constitutionnelle et s’expriment, par
exemple, dans la presse de New York 3. De l’autre, les antifédéralistes redoutent l’extension
d’un gouvernement central qui pourrait étouffer les gouvernements des États, plus proches,
disent-ils, des préoccupations et du contrôle du peuple. Le 21 juin 1788, la majorité des neuf
États est atteinte, mais la Virginie attend le 25 juin et le New York le 26 juillet pour ratifier
le projet. La Caroline du Nord traînera les pieds jusqu’en 1789 et le Rhode Island jusqu’en
1790.
L’année suivante, pour satisfaire au désir de ceux qui redoutaient la tyrannie d’un
gouvernement national, une Déclaration des droits – ce sont les dix premiers amendements ou
Bill of Rights – vient compléter la Déclaration d’indépendance et la Constitution. Tout compte
fait, le débat de ratification a moins divisé les Américains qu’on ne l’imagine. Les
antifédéralistes ont livré un combat d’arrière-garde. L’opposition à la Constitution n’a pas
survécu à son entrée en vigueur. Telle qu’elle a été rédigée, la Constitution a satisfait les
contemporains de Washington. Elle correspond à leur conception de la vie politique, fondée
sur la démocratie, l’équilibre entre les pouvoirs (par le système des poids et contrepoids,
checks and balances), la propriété et la défense des libertés. Elle ne s’oppose nullement à
l’« esprit de 76 ». Il reviendra aux Américains des siècles suivants de l’adapter à leurs besoins
et à leurs idéaux.
Le 7 janvier 1789, les grands électeurs sont désignés et se prononcent le 4 février. Les
membres des deux assemblées sont élus et se réunissent en congrès le 4 mars à New York,
promue au rang de capitale provisoire. Le 6 avril, George Washington est proclamé élu à
l’unanimité premier président des États-Unis ; il fait quelques jours plus tard une entrée
triomphale dans New York et prête serment le 30 avril. La boucle est fermée. C’est bien une
nouvelle nation qui maintenant accomplit ses premiers pas.

Les premiers pas de la république

La légende s’est emparée de Washington, au point d’en faire l’incarnation de l’Amérique,


le symbole de l’indépendance, le lien qui unit entre eux les Américains. Depuis près de deux
siècles, Washington est un mythe. Un État, 7 montagnes, 8 cours d’eau, 10 lacs, 33 comtés,
9 universités, 121 villes, y compris la capitale fédérale, portent son nom. Des billets de
banque, des pièces de monnaie, des timbres-poste sont ornés de son effigie. Ses portraits, en
particulier celui que Gilbert Stuart a commencé et n’a jamais achevé, son buste, sculpté par
Houdon, sont reproduits à l’infini. Mais, de son vivant, Washington n’a pas manqué
d’ennemis.
C’est que, sous sa présidence, les États-Unis se heurtent à deux difficultés majeures.
Comment s’organisera la jeune république ? Quelle place tiendra-t-elle au milieu des autres
nations dans le conflit qui déchire le monde occidental à la fin du XVIIIe siècle et au début du
XIX
e
? Première tâche du président Washington : former un gouvernement et nommer les cinq
secrétaires qui lui servent de ministres. Les deux plus importants dirigent les affaires
économiques et financières (c’est le secrétaire au Trésor) et les relations avec l’étranger (c’est
le secrétaire d’État). Pour le Trésor, Washington fait appel à Alexander Hamilton, son ancien
aide de camp, l’un des délégués de New York à la convention de Philadelphie, un partisan
déterminé de la nouvelle constitution. Pour le département d’État, il se tourne vers Jefferson
qui depuis 1785 exerce les fonctions de ministre des États-Unis en France. Ces deux esprits
brillants ne s’entendent pas et leurs conceptions s’opposent. Pour assurer la grandeur de son
pays, Hamilton pense à l’exemple anglais. Puisque l’ancienne métropole a commencé sa
révolution industrielle, les États-Unis feraient bien de l’imiter, de renforcer le gouvernement
central, quitte à faire évoluer le régime vers une sorte de monarchie parlementaire. Jefferson
voit autrement la grandeur nationale. Pour lui, la seule et vraie richesse, c’est la terre. Ceux
qui la cultivent forment le peuple béni de Dieu. Ils ne dépendent de personne, car ils
produisent leur propre subsistance. Leur indépendance les rend vertueux, purs, libres. Au
contraire, les villes surpeuplées de l’Europe, les ateliers et les manufactures qui surgissent
dans l’Angleterre nouvelle sont des lieux où vivent des exploités, des esclaves de l’industrie.
L’Amérique remplit une mission : montrer le chemin aux autres nations, offrir un modèle
original de développement. Elle sera le « meilleur espoir du monde » ou bien ne sera pas.
Cette opposition philosophique, schématiquement résumée, prend toute sa violence
lorsque les États-Unis tentent de restaurer leur crédit, terriblement affaibli par des années de
guerre et les divisions entre les États. Le 14 janvier 1790, Hamilton présente au Congrès son
Rapport sur le crédit public. Il propose que les titres de la dette publique soient remboursés à
leur valeur nominale, plus les intérêts, que le gouvernement fédéral prenne en charge les
dettes des États. Les amis de Jefferson, notamment Madison qui siège à la Chambre des
représentants, crient au scandale et à l’iniquité. Certains États n’ont-ils pas fait des sacrifices
pour rembourser leurs dettes ? D’anciens soldats de la guerre d’Indépendance n’ont-ils pas été
dépouillés de leurs titres de créances ? Hamilton remporte la victoire.
Il pousse son avantage en 1791, en présentant un ambitieux programme de
développement économique. Pour assurer au pays un bon départ dans le monde industriel et
commercial, des investisseurs privés et l’État fédéral constitueront une banque qui servira
d’institut d’émission et de régulateur de l’économie. C’est contraire à la Constitution, s’écrie
Madison ; il faut respecter le texte au pied de la lettre et rejeter l’interprétation large dans
laquelle Hamilton se complaît. Jefferson appuie son fidèle ami, mais le président Washington
tranche en faveur de Hamilton. Le 25 février 1791, la loi établissant la Banque des États-Unis
pour une durée de vingt ans est signée.
Jefferson entreprend alors de regrouper ses partisans en un parti qu’il baptise républicain
et que ses adversaires qualifient de démocrate (dans le langage du temps : ami de la
populace). Les partisans de Hamilton défendent le gouvernement fédéral ; ce sont les
fédéralistes. Les partis, que ne prévoyait pas la Constitution et que tous les hommes
politiques condamnaient comme des factions, vont désormais rythmer la vie politique et
servir de base au processus électoral. Quant à Washington, il fait de son mieux pour préserver
l’unité nationale. Il a accepté, par esprit de sacrifice, de remplir un deuxième mandat
présidentiel, au moment où d’autres épreuves l’attendent. L’Europe s’enflamme. Jefferson et
Hamilton souhaitent l’un et l’autre que les États-Unis restent neutres, bien que Jefferson
éprouve des sympathies pour la France et pour la Révolution française dans sa forme
modérée. Mais Hamilton voudrait profiter de l’occasion pour annuler les traités de 1778. Ses
sympathies vont plutôt du côté de l’Angleterre. Le président Washington lance, le 22 avril
1793, une proclamation de neutralité. Ses relations avec Jefferson ne cessent pas de se
dégrader, au point que le secrétaire d’État choisit de démissionner le 31 juillet et quitte ses
fonctions à la fin de l’année.
La querelle entre les partis s’envenime. Les journaux, qui depuis l’indépendance ont
connu un essor remarquable, s’en donnent à cœur joie. Washington, qui ne peut pas cacher
que son comportement et sa politique sont de plus en plus fédéralistes, subit de vives
attaques. En 1794, il doit faire face à une insurrection des fermiers de Pennsylvanie
occidentale qui refusent de payer l’impôt sur le whisky et mobilise la milice pour reprendre la
situation en main. L’unité nationale, à peine naissante, s’affaiblit à un point critique. La même
année, il signe avec l’Angleterre un traité qu’a négocié, du côté américain, John Jay :
l’Angleterre s’engage à quitter les postes qu’elle occupait encore dans la région des Grands
Lacs, mais les planteurs protestent contre le règlement des dommages de guerre qu’ils
estiment contraire à leurs intérêts, tandis que les commerçants du Nord trouvent insuffisantes
les concessions anglaises sur le plan commercial. En 1795, le traité avec l’Espagne provoque
moins de critiques, qui définit la frontière des États-Unis à l’ouest et au sud et leur accorde le
droit de libre navigation sur le Mississippi.
Quoi qu’il en soit, vers la fin de 1796, Washington a décidé irrévocablement de ne pas
solliciter un troisième mandat. Le 19 septembre, il publie son message d’adieu. Il y résume
les grandes lignes de sa présidence et donne des conseils à ses successeurs : « Le maintien de
l’Union, écrit-il, doit être le principal objet des vœux de tout patriote américain. » Dans le
domaine des relations internationales, « l’Europe a des intérêts qui ne nous concernent
aucunement ou qui ne nous touchent que de très loin. Il serait donc contraire à la sagesse de
former des nœuds qui nous exposeraient aux inconvénients qu’entraînent les révolutions de sa
politique ». Les États-Unis devront garder leurs distances à l’égard des affaires européennes,
tâcher d’être les amis de tous et fuir comme la peste les alliances contraignantes.
Washington, un grand président ? Sans doute. Il laisse le pays plus fort, malgré tout, qu’il
ne l’a trouvé. Les finances ont été renforcées. L’expansion territoriale se poursuit. Dans une
large mesure, les puissances étrangères respectent les États-Unis.
Les élections présidentielles de 1796 donnent la victoire à John Adams, le vice-président
de Washington, un fédéraliste convaincu. Mais son vice-président se nomme Jefferson. C’est
que les constituants n’ont pas prévu la naissance et le succès des partis politiques. Aussi ont-
ils disposé que les grands électeurs voteront deux fois, une première fois pour désigner le
président, une deuxième fois pour désigner le vice-président, en un seul scrutin. Le candidat
arrivé en tête et recueillant la majorité absolue sera président ; le second, vice-président 4.
Pendant quatre ans Adams et Jefferson se déchirent à belles dents. Leurs partisans se livrent à
une véritable guerre politique. De plus, les événements de l’étranger continuent à influer sur
la vie politique des États-Unis. Les relations avec la France, par exemple, ne s’améliorent pas.
Lorsque John Adams dépêche à Paris une délégation chargée de négocier un nouveau traité
d’amitié et de commerce, le ministre français des Relations extérieures, Talleyrand,
commence par réclamer un bakchich. Protestations américaines. En 1798-1799, une « quasi-
guerre » éclate, sur les mers, entre la France et les États-Unis. Du coup, le Congrès, en
majorité fédéraliste, vote contre les étrangers et les séditieux des mesures qui ont surtout
pour but de porter atteinte à l’existence du parti républicain-démocrate. Assisté par Madison,
Jefferson rédige, au nom des droits des États, la protestation qu’adoptent les assemblées de la
Virginie (24 décembre 1798) et du Kentucky (16 novembre 1798 et 22 novembre 1799). Il
sait, pourtant, que la parade la plus efficace serait de remporter les élections présidentielles
de 1800.
Les républicains-démocrates y travaillent avec acharnement. L’alliance entre les
planteurs du Sud et les éléments populaires du Nord est renforcée. Des comités locaux se
donnent pour mission d’exalter les vertus républicaines et de stigmatiser les vices fédéralistes.
Chaque parti a ses journaux et lance contre l’adversaire les accusations les plus farfelues.
John Adams, si l’on en croit les républicains-démocrates, est un aristocrate qui aspire à la
monarchie ; il accable ses concitoyens de lourds impôts pour entretenir des forces militaires
aussi imposantes qu’inutiles ; il préside une administration corrompue. Jefferson, répliquent
les fédéralistes, est vendu à ces horribles Français qui ont décapité leur roi et assassiné la
religion ; il vit en concubinage avec une esclave noire dont il a eu plusieurs enfants ; lui et ses
amis violent la loi sur les étrangers et la sédition. Seulement, les fédéralistes sont moins bien
organisés que leurs adversaires et plus divisés par des querelles de personnes. Tout compte
fait, le résultat de la consultation électorale dépend de New York et de la Pennsylvanie, étant
entendu que le Sud votera pour Jefferson et la Nouvelle-Angleterre pour Adams. À New York,
l’allié de Jefferson, Aaron Burr, fait merveille. Mais les républicains-démocrates du collège
des grands électeurs sont si unis qu’ils donnent le même nombre de voix à Jefferson et à Burr.
Il faut donc que, conformément à la Constitution, la Chambre des représentants, dominée par
les fédéralistes, choisisse entre les deux candidats républicains-démocrates, c’est-à-dire entre
la peste et le choléra. Sur le conseil de Hamilton, elle désigne au trente-sixième tour du
scrutin Jefferson qui semble être le moindre mal.
La « révolution de 1800 », comme on dit pompeusement, aboutit-elle à un
bouleversement politique et social ? Certainement non. Un républicain-démocrate accède au
pouvoir, il est vrai, mais le président Jefferson ne tarde pas à illustrer l’adage suivant lequel
un jacobin ministre n’est pas nécessairement un ministre jacobin. Jefferson donne, en effet,
un nouveau style à la présidence. L’heure du gouvernement sage et frugal a sonné. Les
dépenses militaires sont réduites. La liberté de parole et la liberté de la presse subissent des
entorses, mais dans l’ensemble sont respectées. Jefferson s’efforce avant tout d’être un
président national, le président de tous les Américains. Dans son discours d’entrée en
fonctions, il prononce une phrase qui résume sa pensée : « Nous sommes tous des
républicains, nous sommes tous des fédéralistes. » Au fond, il reconnaît que la majorité ne
saurait se composer des seuls membres du parti républicain, qu’il convient de rassembler le
plus grand nombre sur un programme qui n’ait pas de coloration politique trop marquée. Il
découvre, bien avant d’autres, qu’une démocratie se gouverne au centre.
Il y a mieux encore. Jefferson se met à appliquer une partie du programme fédéraliste.
La Banque n’est pas supprimée par respect pour la loi, mais sa charte n’est pas renouvelée en
1811 par le président Madison qui, en 1816, change d’avis et accepte la création pour vingt
ans de la deuxième Banque des États-Unis. En 1803, Napoléon Bonaparte, préférant se
consacrer aux affaires européennes et s’estimant incapable de défendre un empire américain,
décide de vendre la Louisiane. C’est alors un immense territoire qui s’étend du Mississippi aux
Rocheuses, des Grands Lacs au golfe du Mexique, d’une superficie quatre fois grande comme
la France. Jefferson n’hésite pas : le Mississippi est pour les États-Unis une artère vitale et le
laisser entre les mains d’une puissance étrangère serait une folie. Pour 15 millions de dollars
(soit 60 millions de francs-or), l’affaire est conclue. Un achat anticonstitutionnel, s’écrient les
adversaires de Jefferson, car l’Union résulte d’un contrat ; l’entrée dans l’Union de nouveaux
territoires bouleverse les données de l’association et contrevient à la lettre de la Constitution.
Jefferson rétorque qu’il faut se référer à l’esprit du texte et suivre une interprétation large.
C’est le contraire de ce qu’il disait dix ans auparavant. D’ailleurs, dans la démarche du parti
républicain-démocrate, il y a une contradiction mortelle. Le parti soutient les droits des États
et refuse l’extension du pouvoir fédéral. Mais, en luttant pour faire accéder l’un des siens à la
magistrature suprême, il contribue à renforcer l’institution présidentielle et, conséquence
inéluctable, l’Union aux dépens des États. Le président Jefferson pousse l’évolution plus loin
encore. Il contrôle depuis la Maison-Blanche le fonctionnement du parti et par son influence
sur le Congrès finit par transformer le parti républicain-démocrate en un parti présidentiel. Il
donne mission à deux explorateurs, Lewis et Clark, de parcourir l’Ouest, depuis la vallée de
l’Ohio jusqu’aux rivages du Pacifique, entre 1803 et 1806, et prépare ainsi l’expansion
territoriale des États-Unis au XIXe siècle. Et c’est sous sa présidence qu’en dépit de son
opposition la Cour suprême s’attribue un nouveau rôle, celui d’interprète de la Constitution 5.
Somme toute, Jefferson a fait ce qu’on n’attendait guère de lui. Hamilton fut abattu en 1804
au cours d’un duel contre Burr. Mais s’il avait survécu, aurait-il regretté son choix de 1800 ?
Les républicains-démocrates se rapprochent des fédéralistes, bien que de profondes
divergences subsistent.
Pour les États-Unis, il s’agit maintenant de survivre, tandis que les deux Supergrands de
l’époque se livrent une lutte sans merci. L’Amérique aimerait bien tourner le dos à l’Europe.
Les complexités de la situation internationale l’en empêchent. Pas d’alliances contraignantes ?
Oui, bien sûr. Les jeffersoniens n’admirent pas l’empereur Napoléon et voudraient maintenir
une stricte neutralité entre la France et l’Angleterre. Or, les deux belligérants se mettent à
pratiquer le blocus économique. De plus, la marine britannique, maîtresse des océans et des
mers, fouille les navires neutres à la recherche de la contrebande de guerre et n’hésite pas, au
mépris du droit international, à recruter de force des marins américains qui pour l’Angleterre
demeurent des sujets de Sa Majesté. Que faire ? Jefferson fait adopter, en décembre 1807, un
embargo qui s’applique à toutes les nations : les bateaux américains ne feront plus voile vers
les ports étrangers ; les bateaux étrangers ne transporteront plus de marchandises jusqu’aux
ports américains. Vive opposition dans les milieux commerciaux et maritimes de la Nouvelle-
Angleterre, encore que l’embargo ait permis la naissance et le développement d’activités
industrielles. C’est, dit-on à Boston, servir les intérêts de Napoléon, alors qu’en fait
l’Angleterre combat la tyrannie ; c’est en revenir aux sympathies des républicains-démocrates
pour une France qui ne mérite aucune admiration.
Peu avant de terminer son second mandat, Jefferson fait machine arrière. À l’embargo
contre tous succède le refus de commercer avec les seuls Supergrands (Non-Intercourse). Les
États-Unis n’obtiennent aucune satisfaction. Il leur est toujours difficile, sinon impossible de
rester neutres et de faire respecter leurs droits sur les mers. Depuis mars 1809, le nouveau
président des États-Unis est un autre Virginien, le fidèle lieutenant de Jefferson et son ancien
secrétaire d’État, James Madison. Il cherche lui aussi la bonne solution. À partir de mai 1810
(Macon’s Bill No. 2), les États-Unis reprennent leur commerce avec la France et l’Angleterre,
tout en déclarant que si la France abroge ses décrets qui instituent le blocus, les États-Unis
boycotteront les importations britanniques. Napoléon fait un geste à l’endroit des Américains
et en mars 1811 l’Angleterre ne peut plus exporter vers les États-Unis. L’année suivante, le
président Madison entraîne son pays dans un conflit armé avec l’ancienne métropole. Sans
doute est-ce pour en finir avec cette guéguerre économique, pour protester contre le
recrutement forcé des Américains dans la marine britannique. Sans doute aussi parce qu’aux
États-Unis ils sont nombreux ceux qui pensent que le Canada et la Floride devraient être
annexés à l’Union et qu’il est temps de profiter des difficultés de l’Angleterre en Europe
continentale. Sans doute enfin l’arrogance de la Grande-Bretagne est-elle devenue
insupportable. Les Américains ont le sentiment que leur indépendance n’a toujours pas été
acceptée par l’ancienne métropole. Il n’est pas étonnant que cette guerre anglo-américaine ait
été baptisée la « deuxième guerre d’Indépendance ».
À vrai dire, le conflit est fort impopulaire en Nouvelle-Angleterre, dans le New York et le
New Jersey qui protestent avec vigueur contre la « guerre de M. Madison » et n’hésitent pas à
parler de sécession. Il met en relief les faiblesses militaires des États-Unis qui remportent,
certes, des succès maritimes et des batailles contre les alliés indiens de l’Angleterre. Mais
point de conquête du Canada ni même de la Floride. Les Anglais parviennent, en
septembre 1814, à incendier Washington, la toute nouvelle capitale fédérale. La Nouvelle-
Orléans est menacée et il faut le courage et la chance du général Andrew Jackson pour la
sauver des Anglais. Bref, il n’est pas surprenant que le traité de Gand (24 décembre 1814) qui
met un terme à la guerre n’accorde rien aux États-Unis ni à l’Angleterre. Et d’ailleurs, avec la
fin des guerres napoléoniennes, est-il encore nécessaire de se battre pour la liberté des mers
et le droit des neutres à commercer ?

À la réflexion, les États-Unis ont obtenu mieux. L’Angleterre a compris que ces « damnés
Yankees » méritent le respect, qu’il faut compter avec eux sur le continent américain et qu’au
fond pourrait s’instaurer avec les Américains une entente cordiale qui, en dépit d’un vieux
fond de méfiance, voire d’hostilité, inaugurerait entre les deux nations un « grand
rapprochement ». Quant aux Américains, ils ont appris, depuis une trentaine d’années, à ne
plus se sentir anglais. Au sein de leur immense pays dont la superficie a doublé par
l’acquisition de la Louisiane, ils prennent conscience maintenant de leur force,
démographique, économique, commerciale. En ce sens, l’année 1815 est peut-être plus
importante que l’année 1783. Elle symbolise la fin du commencement et inaugure une autre
période de l’histoire des États-Unis.

1. C’est une punition qu’on retrouve souvent dans les colonies, puis dans les États du XVIIIe siècle. Des patriotes se
présentent chez un loyaliste et exigent de lui qu’il se déclare pour l’indépendance. Si le loyaliste refuse, les patriotes
ouvrent un matelas et répandent les plumes sur le sol. Ils trempent alors le tory dans un tonneau de goudron et le
précipitent sur le lit de plumes. « Goudronné et emplumé » (tarred and feathered), l’ami des Anglais a reçu une bonne
leçon et devrait désormais se tenir tranquille.
2. Thomas Jefferson et John Adams, en mission à l’étranger, ne participent pas aux débats.
3. Des articles paraissent dans l’Independent Journal de New York, écrits par Hamilton, Madison et Jay, pour pousser les
New-Yorkais à ratifier la nouvelle constitution. Ils seront ensuite rassemblés pour former les Federalist Papers, un
résumé des positions fédéralistes.
4. L’anomalie disparaît avec le 12e amendement à la Constitution, adopté le 25 septembre 1804. Désormais, les grands
électeurs désignent, en deux scrutins distincts, le président et le vice-président des États-Unis.
5. L’arrêt Marbury contre Madison, en 1803, est important. Sous la conduite du Chief Justice, John Marshall, la Cour
suprême invalide une loi qui a été adoptée en 1789. C’est la première fois dans l’histoire des États-Unis.
2

L’ACCESSION À LA PUISSANCE (1815-


1945)
5

L’unité chancelante

Les États-Unis de la première moitié du XIXe siècle traversent une crise de croissance. La
fragile nation, dont les destinées avaient été confiées à George Washington, se transforme peu
à peu en un géant de l’économie. Son agriculture, son industrie, son commerce la portent aux
premiers rangs. De la côte atlantique à la côte pacifique, de la frontière du Canada à celle du
Mexique, les États-Unis démontrent leur étonnante vitalité. En moins de trois quarts de siècle,
ils ont atteint une dimension continentale. Et pourtant, tout au long de cette période de leur
histoire, l’unité chancelle, la guerre de Sécession se profile à l’horizon. S’agissant de
l’évolution économique, des changements sociaux et du fonctionnement du système politique,
la bipolarisation saute aux yeux. Deux modes de vie s’opposent et menacent de créer deux
nations.

Le décollage économique

L’économie du pays change en profondeur. C’est que le marché américain, vaste marché
commun, offre des possibilités extraordinaires. Bien avant que n’éclate la guerre de Sécession,
le décollage économique s’est produit. De ce bouleversement, l’un des signes se découvre
dans l’évolution démographique.
La population n’est pas loin de doubler tous les vingt ans. Mais au-delà de la fascination
pour des statistiques impressionnantes, trois observations sont nécessaires. On constate que
l’accroissement naturel se ralentit. Le taux de natalité décline plus vite que le taux de
mortalité. Du coup, la pyramide des âges témoigne d’un vieillissement relatif de la
population. L’âge médian, toutes races confondues, était de 16,7 en 1820 ; il passe à 19,4 en
1860. Faute d’études suffisamment précises, il n’est pas facile d’expliquer ces tendances. Sans
doute les Américains se marient-ils plus tard et le taux de fécondité décroît-il. Non pas que les
techniques anticonceptionnelles se soient améliorées, mais parce que les Américains ont
décidé d’avoir moins d’enfants, ce qui les oblige à des précautions naturelles et d’une relative
efficacité. S’ils veulent moins d’enfants, c’est que la mortalité infantile a reculé – un recul,
d’ailleurs, qui sera encore plus sensible à la fin du XIXe siècle. En revanche, on sait avec
certitude que le taux de fécondité s’est beaucoup plus abaissé dans les campagnes que dans les
villes. Contrairement à l’Europe occidentale. Pour expliquer ce phénomène, il faut tenir
compte de la situation des campagnes américaines. Le prix des terres s’élève et rend plus
difficile l’installation des enfants à leur propre compte. L’aspiration à l’instruction est
largement partagée. Enfin, les milieux protestants ont tendance à limiter le nombre des
enfants et influent, par leur comportement, sur les milieux catholiques. Somme toute, le
fermier américain de l’époque vit dans l’aisance ; il raisonne comme un entrepreneur et
comme n’importe quel autre détenteur de richesses. Lorsqu’il fixe la taille de sa famille, il
songe à la transmission de sa fortune et aux dépenses qu’entraîneront les enfants pour
lesquels il imagine une progression sociale.

En un mot, il ne s’agit pas de dénatalité, mais d’un ralentissement dans l’accroissement


démographique, dont les origines restent malgré tout hypothétiques. Cette tendance ne se
retrouve pas au sein de la population noire. La traite des esclaves est interdite depuis 1808,
bien qu’elle subsiste dans la clandestinité et constitue un très faible apport. Or, les États-Unis
comptaient en 1790 une population noire de 750 000 individus ; en 1860, elle atteint
4 441 830. Là encore, le taux de natalité s’est abaissé, moins vite et moins nettement que
pour les Blancs.

L’évolution du peuplement (1790-1840)


L’immigration reste un facteur important. Les motivations des immigrants sont de trois
ordres. Les révolutionnaires, chassés d’Europe après le printemps de 1848, traversent
l’Atlantique pour s’établir, définitivement ou non, aux États-Unis. C’est le cas de Garibaldi ou
de Kossuth. Au total, un très petit nombre. Les motivations religieuses ou idéologiques sont
plus fréquentes. Les quakers norvégiens, les vieux-luthériens de Prusse, les Européens
convertis au mormonisme éprouvent le sentiment qu’en partant pour le Nouveau Monde, ils
échapperont à la discrimination et à la persécution. Les owénistes, les fouriéristes, les
cabétistes, les libertaires de tous bords viennent en Amérique pour fonder des communautés
utopiques et y refaire le monde. Reste les motivations économiques qui sont, comme dans les
périodes précédentes, fondamentales et n’excluent pas nécessairement les autres. Le cas des
Irlandais illustre cette complexité. Dans les années 1845-1854, ils affluent aux États-Unis. Sur
un total d’environ 3 millions d’immigrants, ils correspondent à 25 %. Famine engendrée par
la maladie de la pomme de terre et d’accablantes lois sur la terre ? Oui, bien sûr. Mais les
Irlandais sont aussi des catholiques qui fuient la persécution religieuse. Ils aspirent, enfin, à
s’établir dans un pays où ils pourront s’exprimer, jouir des droits civiques, participer
pleinement à la vie politique. En conséquence, il serait plus juste d’admettre que dans leur cas
comme dans celui de beaucoup d’autres, les motivations s’additionnent.
Une certitude, toutefois : le nombre des immigrants s’accroît. Dans la décennie 1790-
1800, 50 000 Européens émigrent vers les États-Unis ; de 1800 à 1810, environ 70 000 ; de
1810 à 1820, 114 000. Puis, à partir de 1832, le rythme annuel est de l’ordre de 60 000. Il
dépasse 100 000 après 1842 pour atteindre près de 400 000 au début des années cinquante et
redescendre ensuite entre 150 000 et 200 000. Au total, 5 millions d’entrées de 1815 à 1860,
dont 2 750 000 viennent des îles Britanniques et 1 500 000 d’Allemagne, de Scandinavie, des
Pays-Bas. Point de doute, c’est déjà un mouvement de masse, qui annonce les déferlements de
la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Une partie de la population américaine ne s’y trompe
pas et se laisse gagner par la xénophobie qu’incarne, à la veille de la guerre civile, le
mouvement nativiste, anti-irlandais, anticatholique, partisan d’une sévère restriction de
l’immigration. Néanmoins, aucune législation n’est adoptée qui limiterait les entrées, au
moins jusqu’à 1882 (loi sur l’immigration chinoise). Vient qui veut, vient qui peut.
Or, les conditions de voyage se sont nettement améliorées. Du Havre à La Nouvelle-
Orléans, le passage valait de 350 à 400 francs en 1818 ; il ne coûte plus que 120 à 150 francs
en 1830. Des ports irlandais à Québec, la baisse des tarifs transatlantiques atteint 90 %. Plus
question de servitude volontaire pour aller en Amérique. On vend ses biens pour acheter le
billet de bateau ou bien on emprunte la somme nécessaire à des parents déjà installés de
l’autre côté de l’océan. Mieux encore, les candidats à l’émigration sont sollicités par des
brochures de propagande que publient et diffusent les compagnies maritimes, les sociétés
ferroviaires, les spéculateurs fonciers, les chefs d’entreprise à la recherche d’une main-
d’œuvre qualifiée. Les terres vacantes et les besoins de l’industrie stimulent les imaginations.
À cela s’ajoute la situation en Europe, notamment dans les pays de départ. On constate que
l’émigration est importante tant que la révolution industrielle n’a pas donné tous ses effets.
L’émigration allemande décline après 1880 ; l’émigration italienne, après 1900 ; l’émigration
russe, après 1914. L’Angleterre qui a précédé les États-Unis sur la voie de l’industrialisation
n’a pas envoyé au XIXe siècle des masses d’immigrants dans ses anciennes colonies.
Enfin, la mobilité de la population provoque un déplacement du centre de gravité. Les
immigrants préfèrent les villes aux campagnes et contribuent à accentuer l’urbanisation. Des
villes, comme New York, Chicago, Cincinnati, Milwaukee, Detroit, San Francisco sont
habitées pour 50 % par des Américains de vieille souche, pour 50 % par des Américains nés à
l’étranger. Ces derniers ont tendance à vivre entre eux, dans leurs quartiers, avec leurs écoles,
leurs journaux, leurs églises. C’est à l’intérieur de leur communauté ethnique, nationale et
religieuse qu’ils tâchent de réaliser leur ascension sociale. Le nombre des villes augmente.
Cinq d’entre elles seulement rassemblaient au moins 8 000 habitants en 1780 ; elles sont onze
en 1810, quarante-quatre en 1840. Deux seulement en 1810 approchaient les
100 000 habitants (New York et Philadelphie) ; deux autres se situaient aux environs de
40 000 (Baltimore et Boston). Puis venaient Charleston (25 000), La Nouvelle-Orléans
(17 000), Washington (8 200). En 1860, New York dépasse le million et Philadelphie le demi-
million. Baltimore a atteint les 200 000 ; Boston, 177 000 ; La Nouvelle-Orléans, 168 000.
Elles sont suivies par une meute de cités en pleine expansion, comme Cincinnati, Chicago, qui
n’était qu’un minuscule village en 1830, Buffalo, Newark, Louis-ville, Albany, Washington,
San Francisco qui prend son essor après la découverte de l’or en Californie, Providence, Saint
Louis.
Croissance démographique et révolution industrielle marchent de concert. Les États-Unis
disposent d’atouts qui laissent présager une formidable réussite : un énorme domaine foncier
qui portera de gigantesques récoltes et recèle, dans son sous-sol, des richesses minières de
tout premier ordre, une population croissante qui fournit à la fois la main-d’œuvre nécessaire
et les consommateurs, des capitaux qui proviennent des activités commerciales et dont
l’insuffisance sera comblée par des investissements étrangers. En revanche, le retard
technologique constitue une faiblesse jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les grandes
inventions, qu’il s’agisse des chemins de fer, de la mécanisation des textiles, du travail du fer,
sont anglaises, allemandes ou françaises, pas américaines. Les Américains sont à la traîne. Ils
se contentent de copier, soit en achetant des machines lorsque le pays inventeur accepte d’en
vendre, soit en faisant venir chez eux à prix d’or des experts et des techniciens. Ils adaptent,
transforment, améliorent un peu comme les Japonais d’après 1945 ; ils ne créent pas. Mais ils
ne se résignent pas. Robert Fulton révolutionne la navigation fluviale avec son Clermont qui
remonte à la vapeur l’Hudson de New York à Albany, en trente-deux heures, le 17 août 1807.
Les presses à imprimer, les charrues, la machine à vapeur subissent en Amérique des
transformations décisives. Au début des années trente, Cyrus McCormick met au point la
moissonneuse qui bouleversera la culture du blé. Elias Howe fait marcher une machine à
coudre, qu’Isaac Singer perfectionnera. Sans parler de la machine à couper la fourrure, de la
machine à écrire dont le premier modèle remonte à 1843, du télégraphe de Samuel Morse,
etc. Il faut attendre 1851 et l’exposition au Crystal Palace de Londres pour que les Anglais
prennent conscience des progrès américains. Voilà qu’ils sont parvenus à faire fonctionner le
système des pièces interchangeables, ce qu’on appelle désormais le « système américain de
manufacture ». La standardisation s’est d’abord appliquée à la fabrication des armes et Samuel
Colt en a été le prophète. Puis, elle s’étend à la production mécanique, grâce à la mise au
point de machines-outils qui permettront bientôt de fabriquer massivement des montres et
des horloges, des écrous et des boulons, des serrures, des charrues, des bottes et des
chaussures, des machines à vapeur et des locomotives. Les Anglais sont si admiratifs qu’ils
s’empressent de dépêcher en Amérique des commissions d’enquête avant de faire venir chez
eux des experts américains qui mettent sur pied une industrie d’armement moderne. Invité
par le Parlement britannique, Colt s’est contenté d’une déclaration laconique et prophétique :
« Il n’y a rien qui ne puisse être produit par des machines. » C’est une preuve supplémentaire
que les Américains sont sur le point de rattraper leur retard.
Il y a des signes éblouissants de cette progression. Par exemple, la révolution des
transports. Jusqu’au début du XIXe siècle, rien n’est plus difficile que de circuler d’un point à
l’autre des États-Unis : les routes sont des chemins que le mauvais temps rend impraticables ;
les bateaux à fond plat qui descendent les cours d’eau servent, au terme du voyage, de bois de
chauffage. De 1800 à 1830, des routes macadamisées sont construites dans les États du Nord ;
elles sont à péage et sur des milliers de kilomètres constituent une amélioration notable. À
partir de 1825 commence l’ère des canaux qu’inaugure le canal de l’Érié d’Albany à Buffalo.
Vingt-cinq ans plus tard, les États-Unis comptent 6 000 kilomètres de canaux, presque tous
situés, eux aussi, dans les États du Nord. Dans le même temps, ce sont les beaux jours de la
navigation fluviale sur l’Ohio et le Mississippi que parcourent des bateaux à aubes. Tout
naturellement, la circulation s’oriente du Nord vers le Sud et vice versa, entre les Grands Lacs
et La Nouvelle-Orléans. En 1830, la première voie de chemin de fer est construite depuis
Baltimore en direction de l’Ohio. Et si elle permet le passage des trains, c’est grâce à des
locomotives anglaises. Les rails sont en bois que recouvre de la fonte pour faire des
économies. En 1839, près de 5 000 kilomètres sont construits ; dix ans plus tard,
12 000 kilomètres ; en 1860, presque 50 000 kilomètres, soit autant que dans le reste du
monde. Ce n’est pas vraiment un réseau, bien que la plupart des voies soient concentrées dans
le Nord-Est, entre la côte et les Grands Lacs, et pour le Sud le long de l’Atlantique. Les
compagnies privées font tout pour ne pas coopérer. Les écartements varient d’une ligne à
l’autre, à l’intérieur d’un même État. Les lignes ne se raccordent pas les unes aux autres, tout
en empruntant parfois le même parcours. New York et Boston sont des capitales ferroviaires,
suivies par Philadelphie, Baltimore et Charleston. Conséquence prévisible de cette expansion
du chemin de fer : les autres moyens de transport déclinent, y compris la navigation fluviale,
parce qu’ils sont plus lents, plus dépendants des conditions climatiques. Le prix du fret et les
temps de transport se réduisent de manière spectaculaire. De Cincinnati à New York, il fallait
en 1817 plus de cinquante jours pour acheminer des marchandises, trois semaines pour
acheminer des passagers. En 1852, il faut dans un cas six jours, dans l’autre deux jours. Pour
transporter une tonne de fret en 1820, il en coûtait de 1 à 2 cents par mile sur un cours d’eau,
5,5 cents sur un canal ; en 1860, 1,5 cent sur un canal, 3 cents par chemin de fer. Les prix des
marchandises ne se caractérisent plus par des écarts considérables suivant la localisation des
points de vente. Le transport par eau résiste encore à la concurrence de la voie ferrée pour les
marchandises pondéreuses.
Deuxième exemple : l’industrie textile. Les diverses formes d’embargo qui ont précédé la
deuxième guerre anglo-américaine et accompagné le conflit lui-même ont certainement
stimulé le démarrage. De 1815 à 1833, le taux de croissance annuel des cotonnades s’élève à
29 % ; puis, il se maintient à 5 %. En 1860, ce secteur industriel occupe une place primordiale
dans l’économie américaine. Plusieurs facteurs sont déterminants. La matière première est de
moins en moins chère. La livre de coton vaut 25 cents avant 1820, 15 cents vers 1820-1825,
10 cents une décennie plus tard. Les consommateurs sont de plus en plus nombreux. On a
calculé qu’avant 1833 la demande s’accroissait de 8 à 9 % par an, et l’offre de 6 à 7 %. Après
1833, l’offre rattrape la demande et l’industrie du coton ralentit son essor. L’établissement et
le renforcement d’un régime douanier protectionniste créent un autre facteur favorable. De
1816 à 1828, les barrières s’élèvent. Pour les cotonnades, elles passent de 25 à 33,5 %. Pour
les lainages, elles grimpent jusqu’à 45 %, avant d’être abaissées de 1842 à 1857. À l’abri de
ces barrières, l’industrie américaine prend son envol. Entre 1820 et 1830, les cotonniers
américains fournissent au marché national une part croissante : 30 % d’abord, 80 % ensuite.
À cette liste de conditions favorables, il convient d’ajouter le facteur socioculturel. C’est
en Nouvelle-Angleterre que l’industrie du coton s’implante et accomplit de remarquables
progrès. Elle passe du stade artisanal au stade industriel, en utilisant la main-d’œuvre locale
et en s’appuyant sur l’éthique du travail, si influente dans la culture puritaine. Voici par
exemple Pawtucket sur la Blackstone, à la limite du Rhode Island et du Massachusetts.
Samuel Slater, un artisan anglais qu’Alexander Hamilton a su attirer aux États-Unis, y a
installé, à la fin du XVIIIe siècle, des métiers Arkwright pour carder et filer. Vers 1820, le
village compte 3 000 habitants et huit entreprises textiles. Une décennie après, c’est une
agglomération de 14 000 broches et 350 métiers qu’animent 500 ouvriers. Le village avait
une tradition manufacturière et s’est transformé en un centre industriel. Avant le coton,
c’était le fer. Les capitaux viennent du monde artisanal. La main-d’œuvre en 1820 est formée
pour les deux tiers d’enfants dont certains sont employés à domicile. Tout comme les
tisserands dont l’activité est loin d’être mécanisée et qui n’ont pas encore abandonné le
travail des champs. Ils reçoivent la matière première d’un fabricant pour lequel ils façonnent
la marchandise. Tout ce petit monde partage les mêmes valeurs morales : le sens de la
décence, la foi religieuse, le désir de bien faire.
Un peu plus au nord, dans l’État du Massachusetts, c’est une autre voie qui a été suivie.
Un marchand de Boston, Francis Cabot Lowell, a formé une société, la Boston Manufacturing
Company (1813). Il installe une usine à Waltham, puis le long du Merrimack à Lowell (1822),
à Chicopee (1823), enfin dans le Maine et le New Hampshire. Les usines sont toujours situées
près des chutes d’eau qui fournissent la force motrice. Le plan de Waltham est partout
appliqué : production concentrée, mécanisation poussée, fabrication de tissus ordinaires et
solides. Les jeunes filles de la région forment le gros de la main-d’œuvre. Elles sont logées
dans des dortoirs que gèrent des veuves. Elles travaillent de l’aube au crépuscule, et même
au-delà en hiver. À 22 heures, extinction des feux. Le dimanche, elles sont conduites en rang
jusqu’au temple. Des rudiments d’instruction morale leur sont enseignés. La morale est
sauve ; le profit, assuré. Après avoir amassé un petit pécule, les ouvrières se marient et
quittent l’usine. Vers 1840-1850, le système s’affaiblit. La main-d’œuvre féminine est
remplacée par des immigrants irlandais et franco-canadiens. L’esprit puritain disparaît. Trop
tard pour empêcher le triomphe du textile américain.
Sans verser dans le déterminisme religieux, on ne peut manquer de relever le lien entre
l’esprit d’entreprise et la morale puritaine. De là un taux de réussite élevé parmi les
entrepreneurs de la Nouvelle-Angleterre. Alors qu’en 1825, 16 % des Américains habitent les
États de la Nouvelle-Angleterre, 42 % des inventeurs, 51 % des hommes d’affaires en sont
originaires. Alors que vers 1840, 17 % des Américains sont congrégationalistes, presbytériens,
unitariens et quakers, 54 % des hommes d’affaires appartiennent à l’un de ces quatre groupes
religieux. Un observateur argentin qui visite les États-Unis en 1847 note qu’ils apportent « au
reste de l’Union les qualités morales et intellectuelles, les aptitudes manuelles qui font de tout
Américain un atelier ambulant. Les grandes entreprises coloniales, ferroviaires, bancaires et
les grosses sociétés ont été fondées et développées par eux ».
Rien de surprenant, dans ces conditions, si la moitié des établissements industriels se
concentrent dans le Nord-Est, si 70 % du capital investi en proviennent, si les autres activités
industrielles y trouvent une situation privilégiée. Il est vrai qu’en 1859, le premier rang des
industries américaines est occupé par l’industrie de transformation des produits agricoles, le
deuxième par le textile, le troisième par la métallurgie, le quatrième par le bâtiment. Il n’en
reste pas moins qu’une société industrialiste a pris naissance, que son lieu d’implantation,
c’est la Nouvelle-Angleterre avec le New York, le New Jersey et la Pennsylvanie. L’Amérique
de demain, elle est déjà là.
Cela ne veut pas dire que le Sud soit l’Amérique d’hier. Tout au contraire. Si son
économie est essentiellement agricole, cette agriculture est moderne, orientée vers
l’exportation. D’ailleurs, de 1820 à 1860, de 81 à 84 % des exportations américaines sont
constitués par des productions du secteur primaire. Le coton domine les ventes à l’étranger :
la moitié des exportations. À la veille de la guerre de Sécession, 81 % de la production du
coton sont vendus en dehors des États-Unis. Encore une fois, il faut se garder des apparences.
L’élevage du porc et du bœuf, la céréaliculture, la production de lait sont, elles aussi, des
activités de tout premier plan. En valeur, l’élevage du porc occupe le premier rang des
productions agricoles, avant le coton. Et l’élevage, c’est le Middle West ; le blé et le maïs, ce
sont le New York, la Pennsylvanie et le Middle West. Bref, on commet une erreur en
réduisant l’agriculture de l’époque à la production du coton.
N’empêche qu’au sud de la ligne Mason-Dixon, qui sépare la Pennsylvanie du Maryland,
s’étend le royaume du coton. Il s’est créé en même temps que se produisait la révolution
industrielle en Angleterre. Le Lancashire ne cesse pas de réclamer de grosses quantités. C’est
à Liverpool que se fixent les cours mondiaux. Les Américains ont profité de l’aubaine,
d’autant plus qu’Eli Whitney a mis au point en 1793 (encore un inventeur de la Nouvelle-
Angleterre !) une machine à égrener le coton qui sépare la fibre et la tige, et que les États du
Sud peuvent maintenant tirer parti de leur climat subtropical qui convient parfaitement au
coton. Bien que la Caroline du Sud fasse pousser du riz, la Louisiane de la canne à sucre, la
Virginie du tabac tout comme le Kentucky et la Caroline du Nord, que partout dans le Sud le
maïs soit indispensable aux hommes et aux animaux, c’est le coton qui a créé un genre de vie
et c’est du coton que naissent les problèmes du Sud.
Le genre de vie repose sur un système qui s’inspire de la plantation du XVIIIe siècle et
suppose l’emploi d’une main-d’œuvre servile. Ici, les esclaves noirs sont un capital précieux et
rentable. Le recensement de 1860 en dénombre 3 953 760 qui vivent dans les quinze États
esclavagistes aux côtés de 8 millions de Blancs. La proportion des esclaves par rapport à la
population blanche varie d’un État à l’autre : en Caroline du Sud et au Mississippi, elle
correspond à la moitié ; en Louisiane, en Alabama, en Floride et en Georgie, elle dépasse les
deux cinquièmes ; ailleurs, elle est inférieure au tiers. Dans le Maryland, elle atteint 13 % ;
dans le Missouri, 10 % ; dans le Delaware, 1,5 %. D’après le recensement de 1850,
2 500 000 esclaves étaient employés dans l’agriculture. Parmi eux, 1 815 000 cultivaient le
coton ; 350 000, le tabac ; 150 000, la canne à sucre ; 125 000, le riz ; 60 000, le chanvre.
Mais cela ne signifie pas qu’ils travaillaient dans les champs. Dans une plantation, on estime
que la moitié des esclaves servaient, à plein temps ou à temps partiel, de domestiques,
d’artisans, de mécaniciens, de jardiniers, de forgerons, de couturières et d’hommes à tout
faire. Une petite partie était même placée à la ville pour y tenir des échoppes d’artisans dont
le travail rapportait, bien évidemment, au maître. Reste 260 000 Noirs, soit 6 % de la
population noire, qui bénéficient de la liberté. Ils sont les descendants des esclaves émancipés
au temps de la Révolution. Ils vivent dans des conditions difficiles, disposant de droits
limités, parfois enlevés par des marchands d’esclaves, une sorte d’aberration bien que certains
d’entre eux possèdent aussi des esclaves. Ces Noirs libres du Sud sont concentrés dans les
États les plus anciens (le Maryland en compte 84 000).
Le sort des esclaves et du même coup la rentabilité du système de la plantation ont
donné lieu à un débat entre les historiens. La querelle a rebondi récemment avec la
publication d’un ouvrage de Robert W. Fogel et Stanley L. Engerman, Time on the Cross, paru
en 1974. En effet, les nordistes et les sudistes ont défendu, pour des raisons opposées, la
même idée. L’esclavage, ont-ils soutenu, n’était pas rentable. Les nordistes justifiaient ainsi
leur désir de le remplacer par la main-d’œuvre libre ; les sudistes, l’humanité des relations
interraciales dans le Sud. S’il y avait encore des esclaves, disaient les premiers, c’est que les
planteurs n’avaient pas conscience de leurs propres intérêts. C’est qu’ils se préoccupaient,
d’après les seconds, du sort de leurs « protégés » et considéraient que sans l’esclavage, les
Noirs mourraient de faim et de maladie. En tenant compte de cette querelle, il faut avancer
prudemment. Les États-Unis, on le sait bien, n’ont pas inventé l’esclavage des Noirs. Il était
pratiqué ailleurs et survécut au Brésil jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il est vraisemblable que
l’esclavage s’est maintenu dans le Sud tout simplement parce qu’il était rentable. Là-dessus, la
controverse a cessé, encore que le taux de profit fasse l’objet d’estimations diverses. On en
trouve la preuve dans le prix des esclaves, qui a augmenté. En 1795, un homme dans la force
de l’âge se vendait 300 dollars en Virginie ou en Caroline du Sud. Avec la même capacité de
travail, un esclave coûte 1 250 dollars en 1860 et, en Louisiane, 1 800 dollars. Le calcul du
revenu par tête n’est pas moins révélateur. La moyenne nationale en 1860, y compris les
esclaves, est de 128 dollars. Dans le Nord, elle atteint 141 dollars ; dans le Nord-Est,
181 dollars ; dans le Sud, 103 dollars. Si l’on ne tient pas compte de la population servile, le
Sud parvient à 150 dollars, le Nord à 141, le Nord-Est à 183 et la moyenne nationale s’établit
à 144. Ce que dissimulent ces statistiques, c’est que le Sud n’est pas homogène. Le Vieux Sud,
qui fit fortune avec le tabac, est en perte de vitesse. Il se contente souvent de vendre des
esclaves aux régions en plein développement. Le Nouveau Sud, à l’ouest du Mississippi, forme
au contraire une zone de prospérité. Le véritable royaume du coton, c’est la Louisiane,
l’Arkansas, le Texas. De plus, si l’achat d’un esclave revient cher, son entretien coûte peu
grâce au maïs, au porc et aux cultures vivrières dont l’esclave lui-même prend soin. Un
ménage d’esclaves met au monde des esclaves qui, à leur tour, seront vendus ou serviront le
maître.
Si l’esclavage est rentable, à quoi est-ce dû ? Fogel et Engerman soutiennent que les
esclaves n’étaient pas paresseux, qu’ils travaillaient aussi efficacement que la main-d’œuvre
libre et blanche, que leurs maîtres les avaient imprégnés de l’éthique protestante, ne les
maltraitaient pas, ne leur imposaient pas d’interminables heures, savaient les récompenser et
qu’il y avait, au sein du monde servile, des possibilités de promotion qui contribuaient à
« socialiser » les esclaves. Somme toute, une société ni plus horrible ni moins rentable que la
société industrielle du Nord ; des Noirs pas plus exploités que les ouvriers blancs ; des
familles d’esclaves tout aussi peu éclatées que celles des immigrants européens. Fogel et
Engerman ont calculé que la productivité dans une plantation était supérieure de 35 % à celle
des fermes du Nord, qu’un esclave travaillant dans une plantation de taille moyenne ou dans
une grande plantation produisait en trente-cinq minutes ce que le fermier libre produisait en
une heure. Herbert Gutman et Richard Sutch ont brillamment combattu les thèses de Fogel et
d’Engerman 1. Seule, la coercition, affirment-ils, permettait d’obtenir une certaine
productivité. Les esclaves étaient assimilés au cheptel. Leur travail profitait au maître dans
une large proportion ; le système de la plantation reposait sur une exploitation intensive du
travail servile. Les calculs auxquels se sont livrés Fogel et Engerman seraient entachés
d’erreurs et, en conséquence, perdraient l’essentiel de leur signification.
En outre, le coton suscite de graves problèmes. L’usure des sols oblige à un déplacement
ininterrompu vers l’ouest. Le coton, en effet, épuise la terre et les planteurs ne prennent pas
toutes les précautions nécessaires. De la zone côtière, les plantations s’établissent au pied des
Appalaches, passent à l’ouest des montagnes, franchissent le Mississippi. Le déplacement
coûte cher. Par nécessité, le planteur est un spéculateur aux aguets, toujours prêt à acheter de
nouvelles terres et de nouveaux esclaves. Aussi l’absentéisme des propriétaires devient-il
inévitable. Voici l’exemple de Wade Hampton. Il possède dans le Mississippi une plantation
qui produit en 1850 aux environs de 110 tonnes de coton et 125 tonnes de maïs. Il a
également 5 plantations, soit une superficie de 4 000 hectares et une main-d’œuvre de 900
esclaves. Autre exemple, celui de Stephen Duncan, un banquier qui est aussi le plus grand
planteur de coton. Il habite dans une superbe demeure de style néo-classique près de Natchez
(Mississippi). Il possède 8 plantations, 1 018 esclaves qui travaillent aux champs et 23
domestiques. Il produit 1 000 tonnes de coton.
Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Sur les 8 millions de Blancs que comptent les États
esclavagistes, à peine 385 000 possèdent des esclaves – une proportion d’un sur vingt. En
Caroline du Nord 72 %, dans le Kentucky et le Tennessee 66 %, en Virginie 59 %, dans le
Mississippi 51 % des Blancs n’ont aucun esclave. Et parmi ceux qui détiennent du cheptel
humain, la moitié ont moins de 5 esclaves, tandis qu’au sommet de l’échelle sociale
10 000 planteurs ont plus de 50 esclaves et 3 000 d’entre eux, plus de 100. C’est dire que, sur
le plan numérique, les planteurs forment une petite minorité, mais ils dominent la société.
Leur genre de vie est un modèle. Leur influence politique est souvent décisive. Pourtant,
l’économie à laquelle ils se consacrent empêche la naissance d’une classe moyenne, limite
l’utilisation des machines et les livre, pieds et poings liés, à la finance du Nord. La vente d’un
produit brut à l’Angleterre comme à la Nouvelle-Angleterre, l’achat inévitable de produits
manufacturés font du Sud une sorte de monde colonisé, dépendant, méfiant, replié sur lui-
même.
Aux côtés du Nord et du Sud, l’Ouest ne cesse de s’étendre et attire les convoitises.
L’avenir des États-Unis sera différent, suivant que l’Ouest se rapprochera du Sud esclavagiste
ou du Nord partisan des libertés. De fait, la Frontière se déplace constamment. Vers 1860,
elle a atteint les Grandes Plaines, tandis que sur la côte pacifique le peuplement de la
Californie, accéléré depuis 1848 par la ruée vers l’or, forme une deuxième frontière. De 1810
à 1830, 2 millions d’Américains vont d’est en ouest. De 1830 à 1840, la population de
l’Indiana double ; celle de l’Illinois triple. En 1840, 6,5 millions d’Américains habitent à
l’ouest des Appalaches. Le centre de gravité se situe dans la partie orientale de l’Ohio, alors
qu’en 1790, il était à une quarantaine de kilomètres de Baltimore.
L’Ouest est devenu une réalité économique, sociale et politique. Après avoir acheté la
Louisiane à la France en 1803, les États-Unis ont acquis la Floride en 1819. Le Texas entre
dans l’Union en 1845, au terme d’une décennie d’indépendance. L’année suivante, les Anglais
cèdent l’Oregon Country au sud du 49e parallèle, à l’exception de l’île de Vancouver, ce qui
correspond aujourd’hui aux États du Washington et de l’Oregon, plus une partie des
Rocheuses. Le Mexique, battu en 1848 après une guerre de deux ans, abandonne à son
vainqueur tous les territoires qu’il possédait au nord du rio Grande, y compris la Californie.
Les États-Unis couvraient 2 300 000 kilomètres carrés au moment de l’indépendance ; ils
s’étendent à présent sur 7 700 000 kilomètres carrés. Ils ne vont pas tarder à acheter l’Alaska
aux Russes (en 1867) et à annexer Hawaii (1898). À la veille de la guerre de Sécession, vingt
États se sont joints aux treize États fondateurs, auxquels s’ajoutent des territoires en cours de
peuplement. Le processus de formation d’un nouvel État a été fixé par l’ordonnance du Nord-
Ouest de 1787. Après qu’un territoire a été arpenté, délimité, il est administré par le Congrès
qui nomme un gouverneur, un secrétaire et trois juges. Lorsque 5 000 adultes, mâles et libres,
y sont installés, une assemblée législative est élue, tandis que le Congrès continue à nommer
le gouverneur. Enfin, quand la population atteint 60 000 habitants, le territoire peut
demander son admission dans l’Union avec les mêmes prérogatives et les mêmes devoirs que
les autres États ; c’est le Congrès fédéral qui en décide. Le Vermont (1791), le Kentucky
(1792) et le Tennessee (1796) sont les premiers à suivre cette voie. Puis, viennent l’Ohio
(1803), la Louisiane (1812), l’Indiana (1816), le Mississippi (1817), l’Illinois (1818),
l’Alabama (1819), le Maine (1820), le Missouri (1821), l’Arkansas (1836), le Michigan
(1837), la Floride (1845), le Texas (1845), l’Iowa (1846), le Wisconsin (1848), la
Californie (1850), le Minnesota (1858), l’Oregon (1859).
Contrairement à ce que l’on a souvent écrit, les immigrants ne sont pas directement
responsables du peuplement de l’Ouest. Il faut de l’argent pour s’y installer. Les terres
publiques, celles qui appartiennent au domaine fédéral, sont pour la plupart mises en vente.
L’ordonnance de 1785 fixait le prix de 1 dollar par acre, mais l’achat minimal devait porter
sur 640 acres et se régler au comptant. En 1796, le prix monte à 2 dollars, avec la possibilité
de payer la moitié à crédit. Des aménagements sont apportés peu à peu. Les prix baissent ; la
taille du lot minimal, également. La loi de 1854 dispose qu’une terre qui n’a pas trouvé
acquéreur depuis dix ans sera vendue à 1 dollar l’acre ; si elle n’a pas trouvé preneur depuis
trente ans, elle vaudra 12,5 cents l’acre ; le minimum à acheter sera de 40 acres. Les squatters
obtiennent en 1841 le droit de préemption au prix minimal pour 160 acres. Quoi qu’il en soit,
tout pionnier doit débourser une somme qui n’est pas négligeable pour obtenir la propriété du
sol. Il faut aussi des connaissances agronomiques pour mettre en valeur ces terres vierges. Ce
sont donc les pionniers eux-mêmes qui se déplacent plus à l’ouest, sur des distances
relativement courtes. Ils suivent les isothermes. Les New-Yorkais s’établissent dans l’Ohio,
puis en Indiana ; les Caroliniens, en Alabama, dans le Mississippi avant d’atteindre la
Louisiane, puis le Texas. Dans un premier temps, le peuplement résulte de la migration ; dans
un deuxième temps, de l’accroissement naturel. La vie du pionnier, en dépit des images que
transmet parfois le cinéma, n’a rien d’exaltant. Les maladies guettent adultes et enfants, de la
malaria à la pneumonie en passant par la dysenterie, le choléra ou la variole. Avant de bâtir
l’école, l’église, les bâtiments officiels, il faut défricher, couper le bois pour dégager des
clairières et disposer des planches et des rondins qui feront la cabane. La nourriture n’est pas
variée : du maïs et du porc salé, jusqu’à ce que des récoltes introduisent d’autres aliments.
L’habillement est réduit à des habits grossiers, en peaux de bêtes ou filés le soir à la veillée.
La récompense de ces efforts, c’est qu’un jour la terre prendra de la valeur, qu’une petite ville
s’élèvera non loin, qu’on pourra vendre, gagner de l’argent et s’installer ailleurs. Ce qui
réconforte également les pionniers, c’est la certitude que ces immenses étendues, dont ils
connaissent encore mal les limites, leur appartiennent, que les Européens n’ont plus rien à y
faire, que les Mexicains et les Indiens sont trop faibles pour les menacer, qu’ils ont la
« destinée manifeste » d’être les propriétaires du nord du continent entre le rio Grande et le
49e parallèle, du Pacifique à l’Atlantique, peut-être du Canada et de Cuba.

La campagne pour l’abolition de l’esclavage

Le 1er janvier 1831, paraît à Boston un nouvel hebdomadaire qui s’intitule The Liberator.
Son directeur, William Lloyd Garrison, ne dissimule pas ses intentions. L’esclavage, voilà
l’ennemi. Ce n’est pas un combat qu’il promet d’engager contre l’« institution particulière »,
mais une croisade. Avec éclat, sans compromission, comme on repousse le démon : « Je serai
aussi tranchant que la vérité, écrit-il, aussi intransigeant que la justice. Sur ce sujet, je ne
souhaite ni penser ni parler ni écrire avec modération. […] Je suis déterminé. Je ne
louvoierai pas. Je ne chercherai pas des excuses. Je ne reculerai pas d’un seul pouce. Et JE

SERAI ENTENDU. » Cette déclaration de guerre suscite peu d’échos. Trente années plus tard, elle
finit par engendrer la guerre civile. Qu’elle ait été publiée à Boston retient l’attention de
l’historien.
De 1820 à 1860, Boston est la capitale intellectuelle et spirituelle du pays. New York et
Philadelphie se disputent la prééminence économique. Washington tient, tant bien que mal,
son rôle de centre politique. La Nouvelle-Orléans décline, à mesure que la navigation fluviale
cède la première place aux chemins de fer. Charleston conserve le charme discret du Vieux
Sud. Boston, elle, reste active dans le domaine de la pensée. Certes, le calvinisme des
puritains, austères et intolérants, du XVIIe siècle a reculé. Ils sont de moins en moins nombreux
ceux qui croient en un Dieu de colère, souverain inaccessible, dispensateur d’un salut pour
lequel les œuvres des hommes ne peuvent rien. William Ellery Channing exerce sur la ville
une forte influence. Né en 1780 dans le Rhode Island, il a fait ses études à Harvard et, depuis
1803, assume les fonctions de ministre du culte dans la congrégation de Federal Street.
Channing croit que l’homme est une créature raisonnable, qu’il dialogue avec Dieu par
l’intermédiaire de la Bible, que Dieu est à la fois parfait sur le plan moral et compréhensif
dans ses relations avec ses créatures, en un mot que la prédestination ne saurait être le
fondement d’une doctrine religieuse. Tout comme il estime que la pensée trinitaire ne
concorde pas avec les enseignements de la raison ni avec le contenu de la Bible. L’unitarisme
s’enracine. L’Amérique ne s’y convertit pas, mais il a l’avantage de justifier un optimisme que
ne cessent de renforcer la révolution industrielle et l’extension du royaume du coton. Autour
de l’unitarisme naît un mouvement de pensée, rehaussé de tonalités religieuses : le
transcendantalisme, qui a pour chantres Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau.
L’unitarisme leur semble un peu sec. Ils ont besoin d’émotions, de sentiments, comme les
romantiques d’Europe. Ils communient dans l’amour de la nature. Ils se proclament idéalistes
et se réfèrent à la conscience. Pour eux, l’homme est perfectible, surtout s’il n’écoute que la
voix de sa conscience. Thoreau, retiré à Walden Pond, tout près de Concord, repousse avec
horreur le matérialisme de ses concitoyens. Son but serait le retour à une véritable simplicité
du cœur. Il condamne l’esclavage et la guerre contre le Mexique. Ce qui le conduit à écrire un
essai sur la désobéissance, dans lequel il lance cette proclamation : « La seule obligation que
j’ai le droit d’assumer, c’est de faire toujours ce que j’estime juste. » Et pour préciser sa
pensée, Thoreau pose la question à ses yeux fondamentale : « Le seul gouvernement que je
reconnaisse est celui qui établit la justice dans ce pays. Que devons-nous penser d’un
gouvernement dont tous les hommes vraiment braves et honnêtes de la nation sont les
ennemis et s’interposent entre lui et ceux qu’il opprime ? D’un gouvernement qui prétend être
chrétien et chaque jour crucifie un million de Christs ? »
Dans le Nord-Est tout entier, un mouvement encore plus large transforme les mentalités.
C’est le Second Réveil qui atteint aussi l’Ouest et le Sud. Comme au début du XVIIIe siècle, les
États-Unis traversent une crise religieuse, une renaissance impressionnante de la foi. C’est le
temps des camp meetings, ces vastes réunions d’hommes et de femmes en pleine campagne, à
l’écoute d’un prédicateur, savant ou ignare, qui leur enjoint de se repentir, de prier et de se
convertir à la vraie foi. Le Réveil touche toutes les confessions, les congrégationalistes autant
que les baptistes, les méthodistes autant que les presbytériens. Il s’agit de hâter le règne de
Dieu. Ce millénarisme marque profondément son empreinte. Tocqueville observait à juste
titre : « L’Amérique est […] le lieu du monde où la religion chrétienne a conservé le plus de
véritables pouvoirs sur les âmes. » Le nord de l’État de New York, aux confins du
Massachusetts et du Vermont (le burnt-over district), est une source d’inspirations religieuses.
C’est là que se fonde la secte des millérites. William Miller avait calculé que la seconde
venue du Christ aurait lieu le 22 octobre 1843. Ses adeptes vendent leurs biens, revêtent des
robes blanches et, juchés sur des bottes de paille, sur les toits et les sommets des collines,
attendent l’événement. L’année suivante, ils recommencent, puis s’organisent en une secte,
celle des adventistes. L’épopée des shakers est comparable. Quant aux mormons, ce n’est pas
seulement une secte, mais une religion qu’ils ont créée. Dans les années 1820, Joseph Smith
affirme avoir découvert des tablettes qui racontent l’arrivée en Amérique d’une des dix tribus
d’Israël. Ces Néphites, peuple craignant Jésus-Christ, sont tués par les Lamanites, une race
vicieuse et dégénérée qui a donné naissance aux Peaux-Rouges. Le dernier roi des Néphites,
Mormon, a écrit l’histoire de son peuple que, grâce à l’ange Moroni, Smith a pu transcrire. Le
Livre de Mormon paraît en 1830. Une Église se fonde autour de Joseph Smith, et une
communauté théocratique qui s’installe dans l’Ohio, puis dans le Missouri, enfin à Nauvoo
dans l’Illinois. Là, en 1844, une foule en délire lynche Smith, dont le comportement et les
convictions inquiètent. Le nouveau chef des mormons, Brigham Young, décide de conduire la
communauté sur le territoire mexicain, en Utah. Le hasard veut que l’exode se termine au
moment où le Mexique cède ce territoire aux États-Unis.
Ces manifestations religieuses ont un point en commun. Elles visent, pour la plupart
d’entre elles, à préparer la venue du Christ. Il faut se réformer et réformer la société de toute
urgence, combattre le péché partout où il se niche. Dans cette grande purification, l’Amérique
tient un rôle particulier. Elle montre le chemin du repentir, de la vertu, du respect des règles
morales, du refus de l’égoïsme. Elle contribuera à fonder une société plus juste, dans laquelle
les hommes consacreront leurs efforts à améliorer le sort de leur prochain. De la réforme
religieuse découle la réforme sociale. Garrison s’exprime dans une atmosphère qui lui est
favorable.
Les causes à défendre sont nombreuses, comme si rien ne pouvait arrêter l’optimisme
triomphant. Malgré tout, les réformistes sont des minoritaires. Ils font du bruit, parce qu’ils
savent recourir aux techniques de relations publiques de leur temps et que les historiens qui
connaissent la suite des événements ont tendance à insister sur leur rôle. Mais la majorité de
leurs compatriotes préfère s’exalter en admirant le progrès technique. Dans les salons, les
gravures représentent des hommes de progrès, comme William Morton le chimiste, Samuel
Colt, Cyrus McCormick, Charles Goodyear qui sait travailler le caoutchouc, Samuel Morse,
Elias Howe. Un autre signe révélateur : en 1843, une comète traverse le ciel. C’est l’annonce
de la venue du Christ, hurlent les millénaristes. Bon nombre de Bostoniens réagissent
autrement. Ils recueillent 25 000 dollars pour acheter un télescope et faire de l’observatoire
de Cambridge un rival des observatoires européens.
Les réformistes font de leur mieux pour agir. Horace Mann, qui fut professeur de latin et
de grec, puis avocat et secrétaire du Bureau de l’éducation du Massachusetts, fait campagne
pour améliorer la qualité de l’enseignement. Thomas H. Gallaudet s’inspire des méthodes
françaises pour fonder une école destinée aux sourds-muets. Dorothea Lynde Dix lutte contre
les mauvais traitements que subissent les malades mentaux. D’autres manifestent une énergie
farouche pour obtenir la reconnaissance des associations de travailleurs. Ils ont un début de
satisfaction, lorsqu’en 1842 la Cour suprême du Massachusetts admet qu’une union
professionnelle n’est pas une « conspiration ». Certains ont défini des objectifs planétaires :
établir la paix dans le monde, grâce à un tribunal des nations qui appliquerait un nouveau
droit international ; réaliser tout de suite la société idéale à la manière de Robert Owen qui
fonde une colonie à New Harmony (Indiana), des fouriéristes de Brook Farm (Massachusetts)
et de Ripon (Wisconsin), des cabétistes du Texas et des libertaires de Spring Hill (Ohio).
Trois mouvements de réforme sont promis à un avenir plus brillant encore. Le
mouvement en faveur de la tempérance part d’une observation simple. L’alcoolisme est un
mal qui ronge la société américaine. La consommation annuelle par habitant a varié, de 1710
à 1840, entre 8 et 16 litres d’alcool pur. La boisson dominante a changé. Avant
l’indépendance, le rhum l’emportait. C’est que les colonies entretenaient des relations étroites
avec les Antilles qui fournissaient les mélasses. Puis vint le règne du bourbon (whiskey). Dans
certains cas, il servit de monnaie. Des Pennsylvaniens se révoltèrent, en 1794, pour ne pas
payer la taxe fédérale sur le bourbon. L’affaire réglée, les Américains continuèrent de boire
de plus belle, surtout du whiskey, du cidre et du rhum. Sans doute parce que l’eau n’était pas
toujours potable, que le lait supportait mal le voyage, que le thé restait trop cher et faisait
British, que la vigne ne s’était pas acclimatée et que les procédés de fabrication de la bière
étaient encore rudimentaires. Sans doute, aussi, parce que les producteurs de maïs trouvaient
plus commode de fabriquer sur place du bourbon que d’expédier, au loin et à grands frais,
une marchandise aussi pondéreuse que le maïs. Sans doute, enfin, parce que les régimes
alimentaires manquaient de variété et de légèreté, qu’on buvait bien quand on mangeait mal.
Mais les principales victimes de l’alcoolisme, ce sont les pauvres, les ouvriers et leur famille.
Boire, c’est un péché, une source de maladies, la rupture du tissu familial. C’est pourquoi se
crée à Boston en 1826 la Société pour la promotion de la tempérance. Le Connecticut suit
l’exemple. D’autres États se joignent au mouvement. Une vingtaine d’années plus tard, les
premiers résultats sont atteints. Le Maine, le Vermont, le Rhode Island, le Michigan, le
Connecticut et huit autres États se proclament « secs ». Pour quelques années seulement, mais
pour la première fois l’esprit prohibitionniste a triomphé.
Le mouvement féministe naît à la même époque. Il faut dire que les Américaines
n’hésitent pas à participer au combat réformiste et c’est là que beaucoup d’entre elles
prennent conscience de la nécessité d’une autre réforme, celle du statut de la femme. Dans le
Sud, la femme du planteur est une lady. Elle surveille les travaux domestiques sans y
participer. Les hommes lui rendent hommage, mais n’en sont pas moins les défenseurs des
valeurs viriles et n’hésitent pas à entretenir des relations sexuelles avec leurs esclaves noires.
Dans l’Ouest, les femmes sont rares. Ce sont ou des prostituées ou des épouses qui participent
très activement aux durs travaux de la mise en valeur des terres. Dans le Nord, enfin, entre
les ouvrières qui tissent et les dames de la bonne société, quel fossé ! Seules, les femmes
aisées ont la possibilité de jouer aux ladies ou de participer au mouvement féministe. Partout,
la plupart des professions leur sont fermées. Le mariage entraîne pour elles la « mort civile ».
Le divorce est rarement admis. Le droit de vote ne leur est pas reconnu. Bref, la femme
américaine reste une citoyenne de seconde zone, une esclave blanche. En un temps où le
débat sur l’esclavage prend de l’ampleur, la comparaison s’impose à l’esprit des réformistes,
d’autant que les féministes sont tous des abolitionnistes si tous les abolitionnistes ne sont pas
des féministes. Trois dates marquent des étapes décisives. Créé en 1837, Mount Holyoke est
le premier collège universitaire pour femmes, la même année où Oberlin dans l’Ohio devient
le premier établissement d’enseignement supérieur qui pratique la mixité. En 1845, Sarah
Margaret Fuller publie un ouvrage qui fait du bruit : Woman in the Nineteenth Century (la
Femme au XIXe siècle). Elle s’y insurge contre le sort de la femme et contre l’idée de son
infériorité. En 1848, enfin, Elizabeth Cady Stanton, Lucretia Mott et quelques autres se
réunissent à Seneca Falls et tiennent une convention. La présidence est confiée à James Mott,
lui-même féministe convaincu ; une résolution finale, adoptée. Bâtie sur le modèle de la
Déclaration d’indépendance, elle ajoute un élément capital : « Tous les hommes et les femmes
sont créés égaux. » Elle énumère les discriminations dont les femmes sont victimes et réclame
le droit de vote « et tous les droits qui leur appartiennent en tant que citoyennes des États-
Unis ». Ce n’est qu’un début.
Dans les rangs du mouvement féministe, on retrouve Garrison, Angelina Grimké qui
vient d’épouser le pasteur Theodore Weld, les frères Tappan, tous abolitionnistes, par
ailleurs. Ce sont, d’une certaine manière, des marginaux qui se dévouent, corps et âme, à leur
croisade. Or, l’abolitionnisme touche au fond les institutions sociales des États-Unis, beaucoup
plus que la tempérance et le féminisme. Il ne faut pas oublier que la Constitution reconnaît
l’existence de l’esclavage. Qu’importe ! répond Garrison. L’esclavage est fondamentalement
mauvais. Il s’oppose aux enseignements du christianisme et ridiculise les principes de la
Déclaration d’indépendance. La régénération des États-Unis passe par la suppression de la
servitude. Tant pis si la Constitution offre un bouclier à l’« institution particulière ». C’est que
le texte de 1787 est mauvais, qu’il est un pacte avec le diable. Garrison, qui n’aime pas les
demi-mesures, brûle en public un exemplaire de la Constitution et ajoute : « Si la République
doit être effacée sur la liste des nations parce qu’elle proclame l’émancipation des captifs, eh
bien ! que la République disparaisse sous les vagues de l’oubli. » Peu lui importe que les États
du Nord aient déjà supprimé les uns après les autres l’esclavage et que les nouvelles industries
n’aient pas besoin de main-d’œuvre servile. Un tel argument sent l’opportunisme, dont
Garrison a une sainte horreur. D’ailleurs, les industriels du Nord se gardent de condamner
l’esclavage, grâce auquel les plantations du Sud fournissent le coton indispensable aux
fabriques de la Nouvelle-Angleterre. Comme le précisent les statuts de la Société américaine
contre l’esclavage (1833) : « Il est du devoir des maîtres d’émanciper immédiatement leurs
esclaves. » Une émancipation immédiate et sans compensation. La Grande-Bretagne a pris
cette décision pour ses colonies en 1833. Raison de plus pour que les États-Unis se lancent
dans cette croisade.
Tous les abolitionnistes ne partagent pas le rigorisme de Garrison. Theodore Weld, par
exemple, est un revivalist, un de ces prédicateurs qui suscitent le Réveil. Il enseignait au
séminaire Lane de Cincinnati quand il eut l’idée, en 1844, de provoquer par des descriptions
apocalyptiques des conversions à l’abolitionnisme. Il dut quitter son poste et s’établit à
Oberlin. En fait, Weld est relativement modéré. Il a voyagé dans le Sud pour s’informer sur la
condition des Noirs. Il penche pour une émancipation graduelle qui tienne compte de la
Constitution. Enfin, on pourrait discerner une aile droite du mouvement. Elle se compose
d’Américains qui estiment que l’esclavage est une honte, mais que le Sud fait ce qu’il veut,
que c’est son « institution particulière », protégée par la Constitution. L’essentiel serait donc
que l’esclavage ne se propage pas dans les nouveaux territoires de l’Ouest. Qu’il meure de sa
belle mort ! Un jeune homme résume cette tendance en 1837 : « L’institution de l’esclavage,
dit-il, se fonde et sur l’injustice et sur une mauvaise politique. […] Mais promouvoir des
doctrines abolitionnistes, c’est plutôt accroître que diminuer le mal. » Ce jeune homme se
nomme Abraham Lincoln.
Compte tenu de la diversité des tendances, le mouvement abolitionniste n’est pas uni. La
Société américaine contre l’esclavage éclate en 1840 entre partisans et adversaires de
Garrison. Il y a beaucoup d’associations locales qui ne ressentent pas le besoin de se fédérer.
En tout, 150 000 membres peut-être en 1850, et parmi eux de 200 à 400 activistes. Encore
est-ce un progrès ! En 1835, des Bostoniens ont failli lyncher Garrison, auquel ils reprochaient
de vouloir détruire l’Union et de ne pas tenir compte des intérêts économiques de la
Nouvelle-Angleterre. Un journaliste abolitionniste d’Illinois est massacré en 1837 par la foule
qui a commencé par détruire ses presses à imprimer. La plupart des Églises ont d’abord
condamné l’abolitionnisme, puis ont éclaté entre partisans et adversaires du mouvement. Au
Congrès fédéral, la « règle de la muselière » interdit aux législateurs de débattre du problème
de 1836 à 1844. Dans ces conditions, comment agir ?
Livres et brochures jouent un rôle essentiel. En 1839, Weld publie Slavery As It Is
(L’esclavage tel qu’il est). Il a compilé les histoires les plus cruelles qu’il a lues dans les
journaux du Sud : les châtiments auxquels les esclaves sont soumis, les familles brisées par la
vente d’un des parents ou d’un enfant, les méthodes des négriers, etc. Frederick Douglass, qui
a fui son maître, fait paraître en 1845 Narrative of the Life of… (Récit de la vie de…). Et
surtout Harriet Beecher-Stowe remporte un considérable succès avec la Case de l’oncle Tom.
C’est d’abord un roman-feuilleton que les lecteurs du Washington Intelligencer attendent avec
impatience, puis en 1852 le livre est publié. Fille d’un célèbre prédicateur de Nouvelle-
Angleterre, elle a vécu à Oberlin et ne connaît pas le Sud. Elle décrit ce qu’on en sait dans le
Nord et le Middle West. Avec cet esprit missionnaire qui lui fait dire : « Dieu avait dicté le
roman. » Ce n’est certainement pas un chef-d’œuvre de la littérature. Les bons sentiments, les
à-peu-près, les inexactitudes, les effets de plume remplacent les qualités proprement
littéraires. Le succès n’en est pas moins étonnant : 300 000 exemplaires sont vendus en un an
et la célébrité de Harriet Beecher-Stowe a résisté aux années.
La presse est également une arme de combat. Dans ce domaine aussi, le Nord a pris une
avance sérieuse sur le Sud. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de journaux du Maryland à la
Louisiane. Charleston a son News and Courier, Richmond son Enquirer et son Whig, Houston
son Telegraph, La Nouvelle-Orléans son Times-Picayune. Mais la presse est l’expression d’une
civilisation urbaine. Les villes dynamiques se trouvent dans le Nord et l’Ouest, pas dans le
Sud. Dans l’Ouest, le journaliste annonce urbi et orbi la création d’une ville, son
enrichissement et tâche d’attirer de nouveaux pionniers. Dans le Nord, c’est le goût de la
nouvelle que satisfait partiellement, à partir de 1848, une agence de presse, l’Associated
Press. Des machines perfectionnées augmentent les tirages et abaissent les prix. Benjamin Day
fonde le New York Sun en 1831 et vend chaque numéro à 1 cent. Quatre ans plus tard, naît un
concurrent, le New York Herald de James G. Bennett. En 1841, Horace Greeley lance la New
York Tribune, suivi, dix ans près, par le New York Times. Le Herald a le plus gros tirage à la
veille de la guerre de Sécession ; il vend du sensationnel. Le Times préfère l’information
instructive et publie les reportages de Frederick L. Olmsted sur le Sud. La Tribune défend les
bonnes causes : le féminisme, le fouriérisme, l’abolitionnisme, le protectionnisme, la
tempérance. Boston a moins d’organes de presse, mais le Daily Times, le Herald parmi les
quotidiens, la North American Review et l’Atlantic Monthly parmi les périodiques ne manquent
pas d’influence. Sans être abolitionnistes, ils font écho aux débats d’idées et l’abolitionnisme
en tire profit.
Reste le « chemin de fer souterrain ». C’est l’évasion clandestine d’esclaves qui, de refuge
en refuge (baptisés : gares), gagnent les États libres du Nord ou, mieux encore, le Canada, où
l’esclavage est interdit depuis 1833. Entreprise audacieuse, souvent impossible pour des Noirs
que la population blanche du Sud surveille attentivement. La réussite est possible dans les
États esclavagistes qui touchent à des États libres, les Border States 2. Encore faut-il disposer
d’une aide. La loi de 1793 autorise les propriétaires d’esclaves à poursuivre les fuyards
partout dans l’Union et recommande aux États refuges d’aider les poursuivants. Mais les
responsables du « chemin de fer souterrain » s’organisent. Harriet Tubman, ancienne esclave
elle-même, fait de nombreux voyages dans le Sud et réussit à faire évader plusieurs centaines
d’esclaves. Weld, les Tappan, le mari de Harriet Beecher-Stowe, Thoreau, les quakers ont
participé au « chemin de fer souterrain ». La plupart des nordistes n’éprouvent aucune
sympathie pour les Noirs. Le racisme fait alors recette. Mais les chasseurs d’esclaves, auxquels
les propriétaires font appel et versent des primes, les annonces des journaux, les chiens
spécialisés, tout concourt à renforcer l’image de victimes des fuyards. Une réaction
d’indignation s’ensuit. La Cour suprême admet en 1842 qu’un État n’est pas obligé d’aider à
rattraper un esclave fugitif. Une victoire pour les abolitionnistes. Toutefois, si l’on devait
proposer un nombre, il faudrait estimer à 50 000 les fuyards qui tentent leur chance de 1830
à 1860. C’est bien peu compte tenu de la population noire dans le Sud. C’est beaucoup trop,
répondent les sudistes.
L’opinion du Sud change vers 1830-1835. Non point par la faute de Garrison, dont on ne
devine pas encore l’influence. Mais en août 1831, une révolte servile a éclaté en Virginie,
dans le comté de Southampton. Le leader, Nat Turner, ne s’en prend pas à son maître, qui
passe pour être un bon maître, mais à tous les maîtres. Cinquante-sept Blancs sont tués, avant
qu’une centaine de Noirs ne soient exécutés sommairement et une vingtaine d’autres, pendus
après jugement. Les Virginiens s’interrogeaient à ce moment-là sur une émancipation possible,
qui aurait poussé à son terme le mouvement abolitionniste de la fin du XVIIIe siècle. Le
traumatisme fait pencher la balance de l’autre côté. Puis, la diffusion de la propagande
abolitionniste et les besoins du royaume du coton accentuent encore la tendance, au point que
le Sud s’enferme dans une idéologie et une pratique profondément esclavagistes. Dans tous les
États, des codes noirs instituent une surveillance de tous les instants sur les esclaves : des
patrouilles empêchent les déplacements suspects, les manumissions sont très rares ; il est
interdit d’enseigner aux Noirs les rudiments de la lecture et de l’écriture, de faire circuler
parmi les Blancs les publications abolitionnistes. Le roman de Harriet Beecher-Stowe est
banni des librairies et des bibliothèques. Une sorte de terreur s’abat sur le Sud. Les mal-
pensants sont chassés. Un bon sudiste, c’est désormais celui qui soutient l’« institution
particulière » sans états d’âme. Et le Sud glisse dans le pessimisme. Il ne croit plus dans la
perfectibilité des hommes et des institutions. Il ne parvient plus à imaginer qu’à tout mal
correspond un remède, qu’il n’est pas condamné à défendre l’esclavage contre vents et
marées. Dès lors, le voici parti à la recherche d’arguments irréfutables.
Les sudistes commencent par les trouver dans la Bible. Elle mentionne l’esclavage et fait
de la lignée de Cham, dont descendraient les Noirs, une famille d’hommes inférieurs. Dans
une civilisation qui fait de la Bible une lecture quotidienne, l’argument impressionne, bien
qu’il puisse être annihilé par l’argument inverse puisé aux mêmes sources. La réflexion raciste
et historique n’est pas absente du débat. Le Noir, dit-on dans le Sud, est un sous-homme,
incapable de survivre par ses propres moyens. Il cultive la terre là où la chaleur subtropicale
empêche l’homme blanc de travailler. Rien de plus normal. Le Noir ne saurait s’adapter à la
civilisation blanche. Comme l’écrit Thomas Dew : « L’esclave en Italie et en France peut être
émancipé ou s’enfuir vers la ville. Bien vite, toutes traces de son état passé s’effaceront. Il se
fondra graduellement dans la masse des hommes libres qui l’entourent. Mais
malheureusement, le Noir émancipé porte une marque que rien ne peut effacer. Il porte
toujours la marque indélébile de sa condition inférieure. L’Éthiopien ne peut quitter sa peau
ni le léopard ses taches. » Dans ces conditions, les sudistes forment la « race des seigneurs » ;
les Blancs sont égaux entre eux et communient dans le sentiment de supériorité à l’égard des
Noirs. Rien à voir avec les Yankees du Nord. Les sudistes sont les descendants des
« cavaliers », les partisans de Charles Ier, et des conquérants de l’Angleterre, tandis que les
Yankees descendent des « têtes rondes », les cromwelliens qui ont pour ancêtres les
populations conquises de l’Angleterre. Mythologie délirante, fantasmes permanents qui
s’appuient sur la lecture des romans de Walter Scott, volonté de défendre des valeurs
aristocratiques (esprit chevaleresque, goût pour le duel et la guerre)… Les sudistes,
propriétaires d’esclaves ou non, sont prisonniers de leurs rêves.
Les arguments philosophiques et économiques sont sans doute plus originaux encore. On
peut les lire chez John Calhoun 3 et chez George Fitzhugh qui publia en 1857 un ouvrage
remarqué : Cannibals All ! or Slaves Without Masters (Tous des cannibales ! ou les esclaves sans
maîtres). L’un et l’autre démontrent que le système industriel du Nord repose sur
l’exploitation de l’homme par l’homme, qu’au fond les ouvriers libres de la Nouvelle-
Angleterre produisent tout et ne reçoivent pas grand-chose, que le recours aux femmes et aux
enfants dans les manufactures ne témoigne certainement pas d’inclinations humanitaires,
qu’en fin de compte le Nord se conduit encore plus mal que le Sud et qu’il a le défaut
supplémentaire de se complaire dans l’hypocrisie. La critique du capitalisme chez Fitzhugh va
loin et ne détonnerait pas sous la plume d’un auteur socialiste. Ses conclusions sont tout
autres. L’esclavage, soutient-il, est un système humanitaire, puisque femmes, enfants et
vieillards sont protégés contre les effets de la maladie et de l’âge. Le sort de l’esclave est
enviable. L’esclavage n’est pas un mal provisoire, mais un bien positif. Ce qui est détestable,
c’est la civilisation industrielle. Dans une phrase que Jefferson n’aurait pas désavouée, un
politicien de l’Alabama exalte la civilisation des campagnes : « Nous n’avons pas de villes et
nous n’en voulons pas. […] Nous n’avons pas d’usines. Nous ne souhaitons pas avoir des
commerçants, des artisans ou des manufacturiers. Tant que nous aurons notre riz, notre sucre,
notre tabac et notre coton, nous serons assez riches pour acheter tout ce dont nous avons
besoin. » Somme toute, il est impossible de renvoyer les Noirs en Afrique et l’échec de la
Société de colonisation africaine, créée en 1816, l’a bien montré 4. Il ne reste plus qu’à espérer
qu’un jour le Nord comprendra que pour améliorer la condition des ouvriers il suffit de les
réduire en esclavage. « Pour l’Union tout entière, conclut Calhoun, le Sud représente le
régime d’équilibre, la grande force conservatrice qui empêche d’autres parties de la nation,
moins favorisées, de se ruer dans la lutte. Dans le conflit naissant au Nord entre le travail et
le capital, le Sud a toujours été et se trouvera toujours du côté conservateur. Et il
condamnera toujours, quelle que soit son origine, toute oppression tendant à rompre
l’équilibre de notre régime politique. »
Ce débat sur l’esclavage, né dans les milieux marginaux de Boston au milieu de bien
d’autres causes réformistes, a pris de l’ampleur dans les années 1840-1850. Calhoun l’a bien
compris. C’est maintenant un débat national, qui menace l’existence de l’Union. Un problème
culturel, spirituel, intellectuel, oui, mais aussi un problème politique.

Les incertitudes du système politique

Dans ces États-Unis de la première industrialisation et du roi coton, au milieu d’un débat
sur l’esclavage, comment la vie politique s’organise-t-elle ? Un contraste retient l’attention.
En 1820, le président James Monroe est réélu. Il appartient à la dynastie virginienne qu’ont
illustrée Washington, Jefferson et Madison. Il a fait ses classes politiques au temps de ses
prédécesseurs et exercé les fonctions de secrétaire d’État de 1809 à 1817 – à l’époque, un
marchepied pour accéder à la présidence. Républicain-démocrate, il bénéficie de la disparition
du parti fédéraliste. Plus de factions, voici l’ère des bons sentiments. Le collège électoral
s’aprête à élire Monroe pour la deuxième fois à l’unanimité. Stupéfaction ! À l’unanimité,
comme pour Washington, le père fondateur ? Un grand électeur se dévoue et ne vote pas
pour Monroe. Quarante ans plus tard, rien ne va plus. Lincoln a remporté les élections
présidentielles. Les options politiques qu’il défend et celles qu’on l’accuse de défendre
paraissent insupportables à onze États du Sud. La sécession est déclarée ; l’Union, rompue. De
la quasi-unanimité, les États-Unis sont passés à la guerre civile. Pourquoi ?
Principale explication ; l’échec des partis politiques. Depuis que Jefferson et Hamilton les
ont inventés aux États-Unis, ils remplissent deux fonctions. D’une part, ils rassemblent des
Américains dont les intérêts sont contradictoires et, en conséquence, fondent l’unité
nationale. D’autre part, ils intègrent dans le processus politique des citoyens, pauvres et
riches, instruits et illettrés, immigrants récents et Américains de vieille souche, qui auraient
tendance à s’écarter du système de gouvernement, un peu trop aristocratique. Ces deux
fonctions se précisent dans le courant du XIXe siècle. C’est que les politiciens professionnels
disposent désormais de nouvelles possibilités de manœuvre. Les uns après les autres, les États
ont abandonné le principe du cens électoral. Les États fondateurs, comme le New York, le
New Jersey ou le Massachusetts, y renoncent entre 1807 et 1821. Les nouveaux États suivent
l’exemple, quand ils ne l’ont pas donné. Sans doute n’est-ce pas encore le suffrage universel :
les femmes ne votent pas ; les Noirs qui ont le statut d’hommes libres accèdent rarement et
toujours difficilement aux urnes. En revanche, les adultes blancs, y compris parfois les
immigrants non encore naturalisés, peuvent participer aux élections. La démocratisation
touche à un autre aspect de la vie politique. La Constitution confiait aux États le soin
d’organiser les élections et de désigner les grands électeurs du collège électoral. En 1860, il
n’y a plus que la Caroline du Sud pour laisser aux assemblées législatives la charge de choisir
les grands électeurs de l’État. Partout ailleurs, ils sont élus directement par les électeurs. En
revanche, pas de scrutin secret. De fait, si les Américains continuent à exprimer une certaine
méfiance à l’endroit des hommes politiques, ils n’ont plus peur des partis et ont oublié la mise
en garde de George Washington.
L’heure est, en conséquence, propice aux initiatives. Surtout en 1820-1825, alors que la
vie politique paraît terriblement morne, enlisée dans la routine, dominée par le parti
républicain-démocrate. C’est Martin Van Buren qui secoue la torpeur de ses concitoyens. Le
« vieux renard », comme on l’appelle familièremet pour rendre hommage à ses talents de
négociateur, ou le « petit magicien », quand on veut rappeler qu’il ne dépasse pas 1,60 mètre,
dispose à la fois d’une base politique de premier ordre, d’excellents amis et d’idées géniales.
La base politique, c’est New York avec son arrière-pays en plein développement, ses activités
bancaires et financières, ses liens avec l’Europe. New York prend la place qu’a tenue la
Virginie dans la vie politique d’hier. Les amis de Van Buren constituent l’Albany Regency, un
club politique qui siège dans la capitale politique de l’État et entretient des rapports cordiaux
avec Tammany Hall, le quartier général du parti pour la ville de New York, et la junte de
Richmond (Virginie). La troupe se compose d’Irlandais qui assurent la vie quotidienne du
parti, accueillent les immigrants à leur descente du bateau et les initient aux mécanismes de
la vie politique américaine. Enfin, l’une des idées géniales qu’applique Van Buren se résume
en deux mots : spoils system, le système des dépouilles. C’est qu’en effet l’administration aux
États-Unis ne repose encore sur aucune tradition. Mais il est admis, voire convenable, que des
gentilshommes du Sud et des bourgeois riches du Nord remplissent des tâches administratives
par dévouement. La fonction publique est réservée à une élite sociale. Pourquoi ne pas
l’ouvrir à tous, aux hommes ordinaires dont le bon sens, les qualités humaines, le patriotisme
valent bien le dévouement des riches et des puissants ? Et puis, si la victoire aux élections
permet de distribuer des places, les permanents du parti seront récompensés, donc stimulés.
Somme toute, l’administration appartiendra au parti vainqueur. La démocratisation passera
par le système des dépouilles.
Van Buren incarne une nouvelle génération de politiciens, comme Calhoun, Clay (du
Kentucky), Webster (du Massachusetts), Benton (du Missouri) et beaucoup d’autres. Ils ont en
commun d’être les héritiers des héros révolutionnaires et de n’avoir pas vécu eux-mêmes la
guerre d’Indépendance. Ce sont les épigones d’une épopée nationale. Toutefois, ils apportent
une contribution déterminante à l’histoire des États-Unis : la mise au point de méthodes
nouvelles pour gagner les élections, la transformation des clubs aristocratiques de Hamilton
et de Jefferson en partis populaires. À leur manière, ils assurent le triomphe du common man.
Il est vrai que l’homme ordinaire a pour symbole et porte-drapeau le général Andrew Jackson
qui, lui, n’a rien d’ordinaire. Vainqueur des Anglais à La Nouvelle-Orléans en 1815,
conquérant de la Floride trois ans plus tard, planteur dans le Tennessee, infatigable duelliste
et fort bel homme, Jackson a des idées politiques imprécises. Mais il est populaire. Héros
d’un parti rénové, homme de la nature sauvage et à la volonté de fer, nouvel instrument de la
Providence divine et de la mission des États-Unis, Jackson a de quoi séduire un large
électorat. Battu aux élections présidentielles de 1824, il l’emporte en 1828 et se fait réélire en
1832, grâce aux efforts de Van Buren. Les républicains-démocrates du Sud s’allient une fois de
plus aux républicains-démocrates du Nord et de l’Ouest. Coalition ancienne et nouveau
programme. Tous se réfèrent à la philosophie politique de Jefferson, le grand homme qui est
mort en 1826 : le pouvoir au peuple, un gouvernement fédéral qui prend garde à ne pas
empiéter sur les droits des États, la priorité au libéralisme économique. N’empêche que
l’Amérique de Jackson n’est plus celle de Jefferson. Il faut prendre position sur les problèmes
du temps. Le gouvernement fédéral financera-t-il des travaux publics ? Non, car la libre
entreprise doit être le modèle du développement économique. Faut-il augmenter les droits de
douane ? Non plus, car les planteurs du Sud sont favorables au libre-échange qui leur permet
de vendre et d’acheter à l’étranger. L’esclavage ? oui, car il serait impensable de sacrifier
l’Union à l’abolitionnisme. Les Indiens ? Il convient de les repousser à l’ouest du Mississippi
pour offrir des terres aux pionniers de l’Ouest, tandis qu’un gouvernement fédéral, solide et
activiste, empêchera les incursions indiennes et s’emploiera à faire baisser le prix de vente
des terres de l’Ouest. Quant à la Banque, celle qui avait provoqué le conflit entre Jefferson et
Hamilton et qu’une deuxième charte a prolongée jusqu’à 1836, Jackson et ses partisans n’en
veulent plus. C’est un « monstre », disent-ils, qui enferme dans un carcan les
« entrepreneurs », petits ou grands, c’est-à-dire tous ceux qui brûlent d’envie de se lancer dans
les affaires. La Banque corrompt la vie politique en soutenant de ses pots-de-vin les
adversaires de Jackson ; elle symbolise l’intervention des pouvoirs publics dans la vie
économique et, plus encore, le lien qui unit les affaires et le gouvernement. La démocratie
politique s’appuie sur la démocratie et la libre entreprise.
Le parti républicain-démocrate, qui à partir de 1840 se dénomme tout simplement le
parti démocrate, ne manque pas d’ennemis. Les antimaçonniques naissent en 1830 à la suite
d’une affaire passablement embrouillée 5 et disparaissent peu après. Le parti des travailleurs,
mis sur pied en 1828, réclame l’enseignement gratuit pour tous, la suppression de la prison
pour dettes et une monnaie solide. Ce parti a tenu la première convention nationale dans
l’histoire des États-Unis en 1831. Les principaux adversaires de Jackson s’appellent eux aussi
républicains, en précisant qu’ils sont républicains-nationaux. L’adjectif national signifie qu’ils
accordent une place prépondérante au gouvernement fédéral et rénovent, à leur manière, le
programme hamiltonien. L’un de leurs chefs, Henry Clay, définit le « système américain » :
financement fédéral des travaux publics, des routes, des ponts, des canaux dont le pays a le
plus grand besoin ; avec l’amélioration des communications, le fermier de l’Ouest vendra plus
aisément à l’Est et lui achètera davantage ; il faudra aussi élever les barrières douanières pour
protéger contre la concurrence britannique les industries naissantes ; un système bancaire
centralisé assurera la stabilité de la monnaie et fournira le crédit indispensable aux hommes
d’affaires. Cela ne suffit pas pour assurer aux républicains-nationaux, qui se font passer pour
des whigs dans l’espoir que leurs adversaires seront assimilés aux tories, la victoire sur
Jackson ni sur Van Buren qui est élu président des États-Unis en 1836. En revanche, leur
candidat, le général William Henry Harrison, l’emporte en 1840 6.
Le deuxième système des partis offre de nouveau un choix aux Américains. Cette
concurrence dégénère parfois en d’interminables joutes oratoires qui attirent les foules. À la
grande satisfaction des permanents qui multiplient les défilés, les barbecues, les banquets, les
plantations d’arbres, qui distribuent des badges, des chapeaux fantaisistes, des vêtements au
nom des candidats, qui financent des journaux et les poussent à publier des dessins, des
chansons, des histoires drôles pour soutenir le parti. Un signe amusant et révélateur : les
surnoms des présidents. Qui aurait songé à affubler d’un surnom George Washington ou
Thomas Jefferson ? En revanche, Jackson, c’est « Vieux Noyer » ; Harrison, « Tippecanoe »,
du nom d’une victoire qu’il a remportée en 1811 sur les Indiens ; Polk, président de 1845 à
1849, « Jeune Noyer » ; Taylor, son successeur, le « Vieux Dur à cuire ». La démocratisation
est en marche, avec les comités locaux, les comités d’État, les conventions quadriennales pour
désigner le candidat du parti aux présidentielles. La nationalisation de la vie politique se
renforce, car à travers les partis c’est la nation qui s’unit pour les consultations électorales en
dépit des distances, des intérêts contradictoires et des modes de vie différents.
Deux forces sous-tendent la vie politique : le nationalisme et le sectionalisme. Le
nationalisme, c’est d’abord une attitude vis-à-vis de l’étranger. Les États-Unis ne sont pas une
nation comme les autres. Ils repoussent le machiavélisme, l’âpreté au gain, l’esprit de
conquête des puissances européennes. Cette conception des relations internationales, ils
l’imposent au continent américain. Lorsque les colonies espagnoles se révoltent contre leur
métropole, les États-Unis se sentent directement concernés. L’Espagne songe-t-elle, au
lendemain de Waterloo, à rétablir l’ordre avec l’aide de la France de Louis XVIII et la
sympathie du tsar ? Le président Monroe n’hésite pas à faire savoir, dans son message du
2 décembre 1823, que ce sont d’injustes ambitions, que les États-Unis n’ont pas l’intention de
se mêler des affaires de l’Europe et que l’Europe ne doit plus se mêler des affaires du
continent américain, que les anciennes colonies espagnoles resteront indépendantes. De belles
paroles qui font reculer la France et l’Espagne, mais c’est l’Angleterre qui profite de
l’affaiblissement espagnol et sa flotte qui protège l’indépendance de l’Amérique latine. D’une
pierre deux coups : la déclaration de Monroe arrête la progression des Russes sur la côte
pacifique et, au lieu de repousser la frontière méridionale de l’Alaska jusqu’au 51e parallèle,
ils se contentent d’une ligne qui correspond à 54°50’. Les États-Unis ne renoncent pas à
s’étendre, bien au contraire. On sait que leur « destinée manifeste » les appelle à occuper la
plus grande partie du nord du continent, peut-être à mettre pied à Cuba, sans aucun doute à
nouer des liens commerciaux avec la Chine, à « ouvrir » le Japon à leurs navires (1853-1854).
Cette fierté nationale, on la retrouve dans l’état des mentalités. La fête de
l’indépendance, célébrée le 4 juillet, revêt l’aspect d’une fête nationale. L’espace d’une
journée d’été, les Américains communient dans le souvenir et l’exaltation de la Déclaration
d’indépendance, de la cloche de la liberté, des grands héros, des exploits inégalés des
ancêtres. L’histoire, métamorphosée en légende, constitue le ciment de l’unité nationale. La
biographie de Washington, qu’a écrite le pasteur Mason Weems, donne au premier président
des États-Unis un rôle tout à fait exceptionnel et un caractère hors du commun 7. Le drapeau,
avec ses treize bandes qui rappellent les treize États fondateurs et ses étoiles qui symbolisent
chaque État de l’Union, conforte le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Un
hymne, écrit en 1814 sur un air anglais par Francis Scott Key au moment où les batteries
britanniques bombardaient Baltimore, chante la gloire de la bannière étoilée et deviendra
l’hymne national en 1931. Quelle fierté d’être américain ! Noah Webster, le lexicographe,
publie l’American Spelling Book, puis l’American Dictionary of the English Language. James
Fenimore Cooper, Nathaniel Hawthorne, Edgar Allan Poe, Herman Melville, sans oublier
Washington Irving et le poète Walt Whitman, donnent à la littérature américaine ses
premières lettres de noblesse. Des peintres, comme Thomas Cole, F.E. Church, plus tard
Albert Bierstadt, se dégagent de l’influence européenne et chantent les merveilles de la nature
américaine, tandis que George Catlin peint les paysages de l’Ouest et les Indiens.
Dans le même temps, le particularisme des États n’a pas disparu. Il s’exprime dans le
cadre d’une région, la section. Le sectionalisme a pris des allures agressives dans la Nouvelle-
Angleterre de 1812-1814. L’esclavage rouvre les plaies. Cette fois-ci, le particularisme est
vigoureux dans le Sud qui, en outre, se préoccupe de l’avenir de l’Ouest. Suivant que les
nouveaux États seront ou non esclavagistes, le rapport des forces sera favorable ou
défavorable aux États sudistes. Un compromis est adopté en 1820. Le Missouri entre dans
l’Union en tant qu’État esclavagiste ; le Maine, en tant qu’État libre. Dans le territoire de
l’ancienne Louisiane française, l’esclavage sera légal au sud, illégal au nord de la latitude qui
correspond à 36°30’. Le compromis dit du Missouri préserve l’équilibre. En 1832, nouvelle
crise. Un renforcement des barrières douanières satisfait le Nord industriel et inquiète le Sud.
Sous l’autorité de Calhoun, la Caroline du Sud déclare nulle et non avenue la législation
douanière et menace de quitter l’Union. Le président Jackson admoneste les récalcitrants,
accepte la démission de Calhoun de la vice-présidence des États-Unis et promet un
abaissement graduel des droits de douane ; de quoi faire passer la pilule. Le Sud acquiert la
conviction que, s’il veut protéger ses intérêts, il doit empêcher toute modification du rapport
des forces politiques, que le jour où l’Union penchera du côté du Nord et de l’Ouest, c’en sera
fini du Sud. Le sectionalisme ressemble à une ligne de défense contre un nationalisme
triomphant.
De 1841 à 1860, la vie politique est tout entière dominée par le problème de l’esclavage.
Les positions se durcissent. Calhoun fait figure de doctrinaire de la sécession jusqu’à sa mort
en 1850. Pourtant, rien de définitif ne semble arrêté. Le compromis de 1850 règle tant bien
que mal le problème des territoires que les États-Unis ont acquis à la suite de leur victoire sur
le Mexique. La Californie entre dans l’Union en tant qu’État libre et fait ainsi équilibre au
Texas esclavagiste. Le commerce des esclaves est interdit dans la capitale fédérale. En
contrepartie, une loi plus sévère permettra de mettre la main sur les esclaves fugitifs. Tous
les territoires qui viennent de passer sous l’autorité des États-Unis choisiront s’ils établissent
ou non l’esclavage à l’intérieur de leurs limites, étant entendu que le territoire de l’Utah et
celui du Nouveau-Mexique sont ouverts à l’esclavage. L’esprit de conciliation ne survit pas à
la loi de 1850. La crise s’aggrave. Le parti whig est le premier atteint. Il cesse d’exister à
partir de 1852. Ses adhérents dans le Sud, les Cotton whigs, donnent la priorité à la défense
de l’esclavage et à l’extension de la servitude dans les territoires de l’Ouest. Dans le Nord, les
Conscience whigs pensent justement le contraire. Les premiers, déçus par les seconds,
inquiets de l’évolution politique de l’Union, se mettent à voter démocrate. Conséquence
prévisible : le parti démocrate est plus sensible qu’auparavant aux arguments des partisans de
l’esclavage et devient insensiblement le parti de la « slavocratie ». Ce qui accentue encore les
divisions entre les démocrates du Nord. Van Buren se détache peu à peu du parti pour
participer à la naissance d’un mouvement, puis pour se présenter aux élections présidentielles
de 1848 au nom d’une formation politique qui soutient le principe de la liberté du sol dans
l’Ouest, d’un sol inaccessible aux propriétaires d’esclaves et accessible aux fermiers du Nord-
Est. Un slogan résume leur programme : « Liberté du sol, liberté de parole, liberté des
hommes. » Dix ans plus tard, la vie politique est sens dessus dessous. Un leader démocrate de
l’Illinois, Stephen Douglas, croit avoir découvert la solution aux difficultés de l’Union. Il
estime que le compromis du Missouri de 1820 est devenu trop contraignant, impossible à
défendre pour un parti qui s’appuie à la fois sur le Sud, le Nord et l’Ouest, pour un éventuel
candidat à la présidence qui ambitionnerait de rassembler un large électorat, pour un partisan
déterminé du peuplement de l’Ouest. Pourquoi ne pas laisser à chaque territoire et aux États
qui en naîtront le soin de décider s’ils accepteront ou non l’esclavage ? Ce serait la victoire de
la souveraineté populaire. Douglas fait adopter par le Congrès en 1854 la loi du Kansas-
Nebraska. Ce territoire, situé dans l’ancienne Louisiane française, sera divisé en deux. Ses
habitants choisiront d’autoriser ou d’interdire l’esclavage, ce qui revient implicitement à
annuler le compromis du Missouri. Le Sud est plutôt satisfait. Dans l’Ouest, les spéculateurs et
les compagnies ferroviaires se réjouissent bruyamment, car Douglas a trouvé le moyen
d’attirer des colons, avec ou sans esclaves, sur des terres à mettre en valeur, donc en hausse
constante. Mais dans le Nord, de la côte atlantique aux abords des Grands Lacs, quel tollé !
Des partisans du sol libre, des démocrates indépendants, des Conscience whigs, des
abolitionnistes s’unissent spontanément pour fonder un nouveau parti, le parti républicain.
Leurs objectifs ? Combattre l’esclavage et défendre leurs intérêts économiques (construction
d’un chemin de fer transcontinental qui désenclaverait l’Ouest ; hausse des droits de douane
qui stimulerait l’essor industriel du Nord). Dans la tourmente, le parti démocrate lui-même
est menacé d’éclatement. D’ailleurs, les années 1850-1860 correspondent à de nouveaux
clivages politiques. On voit, par exemple, apparaître alors l’Ordre de la bannière étoilée, dont
les membres refusent de parler des structures du mouvement (« Je ne sais rien », répondent-
ils invariablement, d’où leur surnom de Know Nothing), avec pour programme
l’anticatholicisme et la xénophobie. De toute évidence, les modérés n’ont plus la situation en
main ; le bipartisme ne joue plus son rôle.
Tout concourt à enflammer les esprits. On se bat dans le Kansas entre partisans et
adversaires de l’esclavage. Un sénateur fédéral se fait rosser à Washington par un
représentant d’un État du Sud. En 1857, la Cour suprême met le feu aux poudres en rendant
un arrêt au sujet d’un esclave, Dred Scott ; elle déclare qu’un Noir ne saurait être citoyen des
États-Unis, que le compromis du Missouri viole le droit de propriété qu’a reconnu le
cinquième amendement à la Constitution. En 1859, un esprit exalté, John Brown, pénètre en
Virginie à la tête d’une bande de dix-huit hommes pour tenter de libérer les esclaves. Arrêté,
condamné à mort, exécuté, il devient un martyr pour les abolitionnistes et l’incarnation des
forces diaboliques pour les sudistes.
Bref, les élections présidentielles de 1860 se déroulent dans une atmosphère survoltée.
Le parti démocrate présente Stephen Douglas, mais un dissident, John Breckinridge, lui
dispute les voix du Sud, tandis que John Bell réunit derrière lui d’anciens whigs, partisans de
l’Union constitutionnelle. Le parti républicain se rallie à la candidature de Lincoln. Abraham
Lincoln est né en 1809 dans le Kentucky, puis s’est installé avec sa famille dans l’Indiana et
l’Illinois. Lincoln est un homme de l’Ouest, grand et robuste, peu soucieux d’élégance, simple.
Garçon de magasin, commerçant, arpenteur, étudiant en droit, avocat à Springfield (Illinois),
c’est un self-made man comme on les aime aux États-Unis. Dès 1834, la politique l’attire. Il se
fait élire à l’assemblée législative de l’Illinois où il siège jusqu’en 1842. Quatre ans plus tard,
il entre à la Chambre des représentants, mais n’est pas candidat en 1848. Homme
d’expérience, il admire le président Jackson et montre une sensibilité certaine aux thèmes
jacksoniens, mais il adhère au parti whig. Lors de la fondation du parti républicain, il n’hésite
pas. Il n’aime pas l’esclavage. « L’esclavage, déclare-t-il, se fonde sur l’égoïsme de la nature
humaine. S’opposer à son existence, c’est s’appuyer sur l’amour de la justice. » Il n’hésite pas
davantage à soutenir le premier candidat du parti républicain aux élections présidentielles, le
général Fremont, en 1856. Puis, en 1858, il s’oppose à Douglas dans la campagne pour le
siège de sénateur de l’Illinois. Ses idées, il les exprime avec la plus grande clarté et les débats
entre Douglas et Lincoln éclairent les incertitudes de la vie politique américaine à la fin des
années cinquante. Ce qui inquiète Lincoln dans l’esclavage, c’est que son extension fait courir
un risque mortel à l’Union : « Ou bien les adversaires de l’esclavage l’empêcheront de
s’étendre davantage et apaiseront l’esprit du peuple en le persuadant que cette institution est
vouée à une disparition prochaine. Ou bien les défenseurs de l’esclavage l’aideront à se
répandre jusqu’à ce qu’il devienne légal dans tous les États anciens et nouveaux du Nord et du
Sud. » Abolitionniste ? Oui, mais avec modération. Ami des Noirs ? Non. L’Illinois est
d’ailleurs un État libre qui refuse que les Noirs s’y établissent. Et Lincoln ne cache pas ses
sentiments : « Je dirai donc que je ne suis pas et que je n’ai jamais été en faveur de l’égalité
politique et sociale de la race noire et de la race blanche, que je ne veux pas et que je n’ai
jamais voulu que les Noirs deviennent jurés ou électeurs ou qu’ils soient autorisés à détenir
des charges politiques ou qu’il leur soit permis de se marier avec des Blanches. […] Dans la
mesure où les deux races ne peuvent vivre ainsi, il doit y avoir, tant qu’elles resteront
ensemble, une position inférieure et une position supérieure. Je désire, tout autant qu’un
autre, que la race blanche occupe la position supérieure. »
C’est dire combien la pensée et les opinions exprimées de Lincoln sont dépourvues
d’ambiguïté. De plus, si le parti républicain l’a choisi comme candidat en 1860, c’est qu’une
majorité ne voulait pas de William Seward, plus « radical », donc plus effrayant. Il faut le
climat d’intolérance, l’exaspération du Sud pour voir dans le candidat républicain un
dangereux extrémiste. Lincoln, c’est tout le contraire.
Le programme républicain n’a pas changé depuis 1856. Tout au plus les militants
s’acharnent-ils à répéter que l’éventuelle élection de Lincoln ne devrait pas entraîner la
sécession des États du Sud. Mais plus que tout, le principal atout des républicains est la
division de leurs adversaires. Les résultats du scrutin populaire le démontrent amplement.
De 1856 à 1860, les républicains ont gagné 500 000 voix. Remarquable progression. Elle
n’aurait pourtant pas été suffisante pour leur donner la majorité absolue. Mais, dans le
système électoral qui aboutit à la désignation du président, le collège électoral tend à
déformer les résultats du scrutin populaire. Dans les dix-huit États libres, Lincoln a obtenu
1 838 000 voix, soit 98,5 % des suffrages qui se sont portés sur son nom, et 53,63 % des
suffrages exprimés, ce qui lui donne 180 mandats de grands électeurs (28 mandats de plus
que la majorité absolue). Il est donc l’élu du Nord, du Middle West, de la Californie et de
l’Oregon, mais dans les États du Sud et même dans les Border States il a subi un échec
prévisible et grave. Breckinridge remporte 72 mandats, provenant tous des États
esclavagistes ; Bell, 39 mandats, issus des Border States. Quant à Douglas, avec 1 217 000 voix
dans les États libres, il recueille 3 mandats, auxquels s’ajoutent 9 mandats que lui ont confiés
des États esclavagistes. Le scrutin est donc dramatiquement sectionnel, le seul candidat
vraiment national ayant été Douglas. Ces résultats mettent en lumière la crise politique que
connaissent les États-Unis, la profonde division qui les déchire. À la fin de l’année 1860, ils
sont en danger de mort.

1. Reckoning with Slavery : a Critical Study in the Quantitative History of American Negro Slavery, New York, Oxford
University Press, 1976.
2. On désigne par ce terme des États qui ont un genre de vie sudiste tout en subissant l’influence des États du Nord
qu’ils touchent par leurs frontières. Par exemple, le Kentucky, le Missouri, le Maryland, le Delaware et, dans une
moindre mesure, la Virginie. Le Tennessee est classé dans la catégorie des Border States, bien qu’il ne touche aucun
État libre.
3. John Calhoun est né en 1782. Il a fait ses études à Yale, puis est revenu dans sa Caroline du Sud natale où il a exercé
le métier d’avocat. Sa carrière politique commence en 1808 ; il siège au Congrès fédéral de 1811 à 1817, remplit les
fonctions de secrétaire à la Guerre de 1817 à 1825. Vice-président de 1825 à 1829 (sous la présidence de John Quincy
Adams), il est réélu à cette fonction (sous la présidence d’Andrew Jackson) et démissionne en 1832 à la suite de la
crise de la « nullification » (cf. p. 168). Il devient alors sénateur de la Caroline du Sud de 1832 à 1844, secrétaire
d’État en 1844-1845, de nouveau sénateur de 1845 à sa mort en 1850. C’est dans son Discourse on the Constitution,
publié après sa mort, qu’il recommande la mise sur pied d’un double exécutif, l’un pour le Sud, l’autre pour le Nord.
4. L’American Colonization Society, la Société américaine de colonisation, est fondée en 1816. Son but est d’aider les
Noirs libres à s’établir en Afrique. Elle a, en conséquence, acheté des terres en Afrique occidentale et permis la
création du Liberia en 1847. Mais très peu de Noirs acceptèrent d’aller en Afrique, à peine 10 000 avant 1860.
5. En 1826, un certain William Morgan, qui préparait une enquête sur la franc-maçonnerie, disparut mystérieusement
dans le New York occidental. De là une réaction antimaçonnique qui fut principalement dirigée contre Jackson, lui-
même franc-maçon, et la création d’un parti qui survécut de 1830 à 1836.
6. Le général Harrison mourut subitement, un mois après son entrée en fonctions, le 4 avril 1841. Pour la première fois
dans l’histoire des États-Unis, un vice-président, John Tyler, succéda au président défunt et resta au pouvoir jusqu’à
la fin du mandat de quatre ans. Tyler ne se représenta pas.
7. Le jeune George n’aurait pas supporté de mentir et avoua spontanément à son père qu’il avait cassé la branche d’un
cerisier. Adolescent, il était doué d’une telle force qu’il pouvait jeter une pierre d’une rive à l’autre de la
Rappahannock. Au combat, il était invulnérable, au point qu’un guerrier indien tira sur lui dix-sept coups de fusil
sans parvenir à le blesser. Ajoutons à ces faits et gestes une piété inébranlable, un sens remarquable du devoir envers
Dieu et les hommes et une infaillible sagesse.
6

La guerre de Sécession

La guerre de Sécession, quatre ans d’histoire seulement, mérite un chapitre à elle seule.
Comme toutes les guerres, elle a engendré de profonds changements, mobilisé les énergies de
la nation, laissé une marque indélébile sur les esprits et les mentalités. C’est aussi et surtout
un conflit fratricide, dans lequel des Américains ont combattu et tué d’autres Américains. Les
géniales manœuvres de Lee, le triomphe stratégique de Grant, les victoires des Johnston ou
de Beauregard, la tactique de la terre brûlée de Sherman, autant d’opérations menées, non
pas contre les Mexicains ou les Anglais, mais contre les Yankees ou les sudistes. Les pertes
humaines sont proportionnelles aux dimensions du drame. Le Nord a eu 360 000 morts, dont
30 % ont péri dans les combats et 70 % succombé aux maladies ou aux accidents. Dans le Sud,
90 000 morts sur le terrain, deux fois plus dans les hôpitaux. En tout, 630 000 morts et
400 000 blessés sur une population de 31,5 millions d’habitants. Un Américain sur trente a
été victime des hostilités. Si l’on additionne les morts américains de toutes les autres guerres,
on parvient au total de 680 000. Dans cette comptabilité macabre, la guerre de Sécession
arrive largement en tête. Elle est la plus dure que les États-Unis aient menée, celle qui leur a
coûté le plus cher en hommes et en matériel, qui fut longtemps dans les états-majors
américains l’exemple, l’archétype de la guerre moderne, la première qui a été photographiée
de bout en bout grâce à Mathew Brady, qui a utilisé de manière systématique les chemins de
fer et le télégraphe, qui a mis aux prises des navires cuirassés, qui a recouru à l’emploi des
fusils à répétition, des mitrailleuses, des sous-marins, la première dans laquelle les soldats ont
creusé des tranchées et observé l’adversaire grâce à des ballons, la première enfin pour
laquelle les Américains des deux camps ont fait appel à la levée en masse. Et elle a opposé les
fédéraux habillés de bleu et les confédéraux habillés de gris. Bref, la guerre de Sécession n’est
pas seulement l’accident le plus grave dans l’histoire du pays ; elle a été et continue d’être un
traumatisme national.

Le déroulement de la guerre
Ses origines lointaines peuvent faire l’objet d’une analyse rationnelle. Ses origines
immédiates relèvent de l’irrationnel. Comme si, dans le Nord et dans le Sud, plus personne ne
faisait confiance à son intelligence et à celle de l’adversaire. De décembre 1860 à avril 1861,
les événements se succèdent dans l’incompréhension et l’absurdité. Le détonateur, c’est
l’élection de Lincoln.
Du coup, les partisans de la sécession l’emportent dans le Sud, encore qu’une minorité
importante, environ 40 %, ait souhaité qu’avant la rupture on tente la conciliation. Le
mouvement n’est donc pas général. La décision est prise dans chaque État esclavagiste,
compte tenu de la situation locale. Entre les hommes politiques, une correspondance a été
échangée avant les élections présidentielles. Dès octobre, le gouverneur de la Caroline du Sud
a écrit confidentiellement aux gouverneurs d’autres États du Sud pour proposer la sécession,
si par malheur le candidat républicain l’emportait. Le 5 novembre, les assemblées législatives
de l’État se réunissent pour désigner, conformément à l’usage que suit encore la Caroline du
Sud, les grands électeurs. Lorsqu’il est évident que Lincoln sera le prochain président des
États-Unis, le gouverneur convoque une convention pour débattre d’une éventuelle sécession.
Les conventionnels, élus par le peuple, s’assemblent le 17 décembre. Trois jours plus tard, la
Caroline du Sud décide, par 169 voix contre 0, de faire sécession. Deux déclarations
d’indépendance sont simultanément adoptées. La première énumère les « causes immédiates »
de la sécession. Avant tout, la menace qu’une victoire républicaine ferait peser sur les libertés
des États, en particulier sur la liberté de maintenir l’esclavage et d’en étendre la pratique dans
les nouveaux territoires de l’Ouest. La deuxième lance un appel aux autres États esclavagistes,
souligne le bien-fondé des positions sudistes et la traîtrise des Yankees. Peu après, la
convention propose que les États sécessionnistes envoient des délégués à Montgomery
(Alabama) pour une convention générale qui s’ouvrirait le 13 février 1861.
La Caroline du Sud a donné l’exemple. Tradition oblige depuis la crise de 1832. Calhoun
est mort en 1850, mais ses idées lui survivent. Un scénario semblable se déroule dans le
Mississippi, où la sécession est votée par une convention, 85 voix pour et 15 voix contre, le
9 janvier. Situation moins nette en Alabama. Les extrémistes disposent d’une faible majorité
et parviennent à faire voter la sécession, le 11 janvier, par 61 voix contre 39. La veille, la
Floride a franchi le pas (62 voix contre 7). La Georgie se décide à son tour le 19 janvier (208
voix contre 89) ; puis, la Louisiane, le 26 janvier, par 113 voix contre 17. Au Texas, rien ne se
fait comme ailleurs. Sam Houston, le gouverneur, ne veut pas entendre parler de rupture avec
l’Union. Une convention est élue malgré son opposition et vote le 1er février, par 166 voix
contre 8, la sécession ; le peuple confirme le choix dans la proportion de 75 %. En l’espace
d’un mois, sept États ont quitté l’Union. On peut soutenir, ce que n’a pas manqué de faire le
gouvernement fédéral, que la sécession n’est pas un droit que reconnaisse la Constitution de
1787. Mais elle a été décidée, on l’a vu, au terme d’un processus démocratique. Dans une
large mesure, les partisans de l’Union ont pu s’exprimer. Plusieurs États ont profité de
l’occasion pour préciser qu’ils ne souhaitaient pas la réouverture de la traite.
Consciemment ou non, les sécessionnistes refont l’histoire. Ils se sont inspirés de la
Révolution de 1776 et de ce qui l’a immédiatement précédée ou suivie. Le Charleston Mercury
écrit : « Le thé a été jeté par-dessus bord. » Imaginant que leurs intérêts et leur mode de vie
sont menacés, les sudistes se retirent de l’Union, tout comme les colons avaient quitté
l’Empire britannique. La Constitution, disent-ils, reconnaît l’esclavage et elle est sur le point
d’être violée par les Yankees. En conséquence, le contrat qui lie les États entre eux a été
rompu. Résister à l’oppression est un droit sacré. Tantôt, pourtant, la sécession est présentée
comme une réaction légale et constitutionnelle, tantôt comme une décision révolutionnaire.
La suite ressemble à un mécanisme que rien ne pourrait arrêter. Le 4 février, première
réunion de la convention de Montgomery. À l’ordre du jour, l’élaboration et la rédaction
d’une constitution, l’élection d’un président et d’un vice-président, la transformation de la
convention en un Congrès provisoire. Les délégués travaillent d’arrache-pied. Ils élisent à la
présidence Jefferson Davis, secrétaire à la Guerre de 1853 à 1857, sénateur du Mississippi ; à
la vice-présidence, Alexander H. Stephens, un Georgien. Quant à la constitution, elle est
rédigée en deux temps : un texte provisoire est adopté le 8 février ; un texte définitif est
terminé à la fin de février et adopté le 11 mars. En moins d’un trimestre, une nation vient
d’être fondée.
Pour l’instant, rien ne laisse prévoir le déclenchement des hostilités. Pourquoi les
sécessionnistes souhaiteraient-ils la guerre ? C’est tout le contraire. Ils ont intérêt à obtenir la
reconnaissance de leurs nouvelles institutions, mais ils ont l’espoir d’y parvenir
pacifiquement. Quant au gouvernement fédéral, il survit dans la confusion. Le président
Buchanan arrive en fin de mandat ; il détient le pouvoir et n’a plus d’autorité. Il ne veut
surtout pas créer l’irréparable et laisse faire, de peur qu’un geste maladroit ne mette le feu
aux poudres. Et que faire ? Lincoln est investi, depuis son élection, d’une autorité morale,
mais il n’a aucun pouvoir politique. La tradition (du moins jusqu’à 1936), c’est que l’élu de
novembre n’accède à la présidence que le 4 mars suivant. Lincoln reçoit, consulte et se fait
discret pour ne point inquiéter. Certes, il condamne la sécession. Dans le même temps, il
tâche de rassurer et de lancer des appels à l’union nationale. Il promet de défendre la
Constitution fédérale, comme le lui prescrit le serment qu’il prêtera lors de son entrée en
fonctions. Et de ne pas renoncer à ce qui appartient à l’Union. Cela pose le problème des
installations fédérales, notamment des forts fédéraux qui sont situés sur le territoire des États
sécessionnistes. Le Sud ne croit pas à sa modération. Les esprits sont trop excités pour que les
discours de Lincoln rassurent. Un républicain, c’est un abolitionniste, un « ami des Noirs ».
Lincoln, c’est l’héritier de John Brown. Ni plus ni moins. Dans cette période de transition,
pleine d’hésitations, d’appréciations erronées, deux incertitudes demeurent. Que vont faire les
autres États esclavagistes, les huit États qui n’ont pas encore choisi leur camp ? S’ils vont en
bloc d’un côté ou de l’autre, leur décision changera le cours des événements. Que se passera-t-
il là où les troupes de l’Union sont en contact avec les sécessionnistes ? Des coups de feu
entraîneraient des hostilités et à partir de là tout serait possible.
Or, il y a dans le port de Charleston une île surmontée d’un fort, Fort Sumter. La
construction de l’ouvrage fortifié n’est pas terminée en 1860. Soixante hommes de l’armée
fédérale y stationnent. Depuis le 20 décembre, ils appartiennent, d’après les autorités de la
Caroline du Sud, à une armée étrangère. En dépit des efforts des modérés des deux camps, la
tension monte. Fort Sumter devient un abcès de fixation. Le problème est d’autant plus
épineux que depuis l’élection de Jefferson Davis, il ne s’agit plus d’un éventuel conflit entre
l’Union et la Caroline du Sud, mais entre l’Union et la Confédération. Les troupes de Fort
Sumter sont, en fait, prises au piège. Les sécessionnistes refusent de laisser passer des renforts
et du ravitaillement. À la mi-avril, les provisions sont épuisées. Le président Lincoln a
maintenant décidé d’envoyer une flottille de secours. Pas question d’abandonner la défense de
l’Union. Pas question non plus d’engager le combat. Le président Davis répond avec la même
netteté : ou bien les troupes fédérales évacuent le fort ou bien le fort sera attaqué. Dans
l’après-midi du 7 avril, le général Beauregard transmet l’ultimatum au major Anderson qui
commande à Fort Sumter. Refus d’Anderson qui, toutefois, prépare son départ pour le 15.
Dans la nuit du 11 au 12, les négociations sont rompues. Les batteries du port ouvrent le feu
sur le fort et contraignent, trente-quatre heures plus tard, Anderson et ses hommes à la
reddition. Lincoln déclare alors les États du Sud en insurrection. C’est la guerre contre les
« rebelles ». À Washington, le gouvernement fédéral lance un appel à 75 000 volontaires qui
feront appliquer la loi.
Dans les États du Sud qui n’avaient pas encore fait connaître leur décision, les hésitations
se dissipent. La Virginie rejoint le 17 avril le camp de la sécession, malgré l’opposition des
comtés de l’Ouest qui en 1863 s’érigeront en un État de la Virginie-Occidentale, partisan de
l’Union. L’Arkansas entre dans la Confédération le 6 mai, suivi peu après par le Tennessee. La
Caroline du Nord, coincée entre des États sécessionnistes, se rallie à eux le 20 mai. L’attitude
du Maryland est décisive. S’il quitte l’Union, il isole la capitale fédérale et rend sa situation
intenable. En fait, il hésite, puis reste loyal à Washington, tout comme le Delaware et le
Kentucky, deux autres Border States. Le Missouri, enfin, divisé tout au long de la guerre, ne
prend pas parti pour la Confédération qui désormais regroupe onze États esclavagistes sur
quinze. Au contraire, les Indiens du Territoire indien, dont certains possèdent des esclaves,
n’hésitent pas à manifester leurs sympathies pour la cause sudiste.
Voilà donc deux camps prêts à s’affronter. À vrai dire, les clivages passent à l’intérieur
des familles et des groupes sociaux. Lee aurait très bien pu devenir le général en chef des
armées du Nord, mais il préféra accepter un commandement dans son État, la Virginie, tout
en exprimant ses doutes sur la nécessité de maintenir l’esclavage et son hostilité à la
sécession. Le sénateur Crittenden avait deux fils, l’un général dans l’armée fédérale, l’autre
général dans l’armée confédérée. L’épouse du président Lincoln perdit ses trois frères, tués au
combat dans les rangs de l’armée sudiste, tandis que des parents de l’épouse du président
Davis combattaient avec l’armée du Nord. Et puis, des deux côtés, on se berce d’illusions. On
croit dur comme fer que la guerre ne se prolongera pas, que l’autre finira par comprendre
l’absurdité de la situation, qu’il suffit d’un rien pour arrêter le carnage. Ici et là, on prend des
mesures provisoires pour un conflit qui devrait se terminer dans quelques semaines, au pire
dans une année. Et la guerre continue jusqu’en avril 1865.
En 1861, les chances du Sud sont, semble-t-il, beaucoup plus élevées que celles du Nord.
Tout l’effort des historiens consiste à expliquer, non pas pourquoi le Nord a gagné la guerre,
mais pourquoi le Sud l’a perdue. C’est qu’au départ le Sud n’a aucune raison d’envahir le
Nord. Il peut voir venir. Exister, c’est pour la Confédération la première et la principale des
victoires. Si le Nord se décide à attaquer, comment parviendra-t-il à conquérir un territoire
deux fois plus étendu que celui des treize colonies de 1776, sur lequel les sudistes résisteront
pied à pied, avec une excellente connaissance du terrain, animés par un moral d’acier ? Sans
oublier que le Sud dispose d’une meilleure armée. Les États-Unis ont alors une faible tradition
militaire. Et des effectifs dérisoires : 10 000 à 11 000 hommes de 1820 à 1850, à peine
15 000 en 1861. Bon nombre des officiers supérieurs sont nés dans le Sud et, comme Lee,
prennent le parti de défendre leur État natal. C’est le cas des deux Johnston, de Beauregard,
de Stuart, de « Stonewall » Jackson. Quelques-uns, des sudistes également, restent fidèles à
l’Union comme le général Winfield Scott, sur le point de prendre sa retraite, ou l’amiral
Farragut. Les hommes du Sud ont aussi une habitude des armes à feu que n’ont pas ceux du
Nord. Bref, la défense de la nation, la guerre et ses combats, c’est plutôt l’affaire du Sud.
Au début de mars 1861, la Confédération lève une armée de 100 000 hommes, des
volontaires qui devraient servir un an. Un mois plus tard, un tiers d’entre eux sont déjà sous
les drapeaux. Au cours de l’été, nouvel appel, cette fois-ci de 400 000 volontaires qui
serviraient trois ans. La conscription obligatoire est instaurée en 1862 pour les hommes de 18
à 35 ans, puis à 45 et 50 ans. Le gouvernement fédéral procède autrement. Le 15 avril 1861,
Lincoln demande aux États de fournir 75 000 hommes qui resteront mobilisés pendant trois
mois. En fait, 92 000 volontaires sont incorporés, souvent mal équipés, encore plus mal
commandés, mais décidés à remplir leur tâche. Pendant ce temps, Lincoln s’appuie sur
l’enthousiasme de ses compatriotes pour accroître les effectifs de l’armée régulière et de la
marine. En juillet, le Congrès décide la levée d’une armée d’un million de volontaires. En
1863, il faut aller plus loin. Le Nord vote à son tour la conscription. Les États sont chargés de
s’occuper du recrutement et doivent remplir des quotas qui tiennent compte du nombre de
volontaires que chacun d’eux a déjà fournis. Les appelés sont tirés au sort et peuvent acheter
un remplaçant ou verser 300 dollars pour se faire exempter. Le premier tirage au sort
provoque des émeutes à New York. En fait, le Nord a surtout fait appel à des volontaires qui,
bénéficiant de primes d’engagement, n’hésitaient pas à déserter pour s’engager et toucher la
prime une deuxième fois.
Quoi qu’il en soit, la guerre de Sécession est bien une guerre des masses. Les effectifs
engagés dans chaque bataille sont considérables pour l’époque. Les pertes, également :
7 000 morts et 45 000 blessés pour les trois jours de bataille de Gettysburg ; 30 000 morts et
blessés à la bataille de la Wilderness (5 et 6 mai 1864). Le système de mobilisation n’est pas
au point : des engagements trop courts, une conscription mal assurée, des responsabilités
administratives que se partagent trop d’entités politiques. Aussi le camp qui parvient le plus
rapidement à mettre sur pied une force militaire dispose-t-il d’un énorme avantage. C’est le
cas du Sud. Si le conflit se prolonge, les contraintes démographiques se font sentir. Le niveau
d’instruction des recrues tend à baisser. Le camp qui possède la population la plus nombreuse
prend le dessus. Or, d’après le recensement de 1860, les onze États sécessionnistes comptent
5 449 467 Blancs ; les dix-huit États libres, 18 936 579 habitants. Auxquels il conviendrait
d’ajouter les 2 589 533 Blancs qui vivent dans les quatre États esclavagistes restés fidèles à
l’Union. Et bien entendu, plus la guerre se prolonge, plus la force économique tient une place
prépondérante dans l’estimation des chances de chaque camp.
S’agissant de l’équipement, ni le Nord ni le Sud n’ont manqué de moyens. Le problème
n’a pas été celui des insuffisances, mais celui des gaspillages, voire des détournements
frauduleux. Et pourtant, que de besoins en uniformes, en baraquements, en tentes, en
chevaux, en fourrage, en armes et canons de tous calibres, en munitions, en vivres ! Il faut
compter un cheval ou un mulet pour deux soldats ; la ration journalière d’un soldat comprend
une livre de pain, trois quarts de livre de porc salé ou une livre de viande fraîche, sans
oublier le sucre, le café et le sel. Ce sont des troupeaux entiers de bovins qui suivent les
armées. On a même tenté certaines expériences comme un mélange desséché de légumes et
de pommes de terre. Pour transporter cette masse d’approvisionnements, le chemin de fer est
indispensable. Les navires le sont également, puisque les fédéraux ont acheté ou construit
183 vapeurs, 43 voiliers, 86 péniches et loué 753 vapeurs, 1 080 voiliers, 847 péniches, 600
bateaux fluviaux. Des deux côtés, les responsables de l’intendance ont été des héros à leur
manière. Le complexe militaro-industriel, pour reprendre une expression qu’inventera un
siècle plus tard le président Eisenhower, prend une importance croissante.
Crise des effectifs ? Crise des approvisionnements ? L’une et l’autre affaiblissent le Sud
tardivement. La plus grave des faiblesses du Sud, c’est sans doute sa stratégie. En dépit des
grands généraux ou bien à cause d’eux ! À commencer par Robert E. Lee. Il est né en 1807.
Son père, lui-même général, a combattu aux côtés de Washington et Robert épousa la petite-
fille du « père fondateur ». En 1824, il décide de préparer West Point et y entre l’année
suivante. Élève remarquable, il sort au deuxième rang de sa promotion et choisit le génie,
l’arme de l’élite américaine d’alors. La carrière d’un soldat réclame aux États-Unis une longue
patience. Mais de 1846 à 1848, dans la guerre contre le Mexique, Lee ne cesse pas de
s’illustrer et de capitaine passe au grade de colonel. Son talent principal réside dans son sens
de l’espace. Il voit le terrain, le passage qui permettra de contourner les lignes ennemies,
l’emplacement idéal pour l’artillerie. Ses chefs le considèrent comme un officier exceptionnel.
Winfield Scott, qui a commandé en chef l’armée américaine contre le Mexique, ne tarit pas
d’éloges. Lee, dit-il, est « le meilleur officier que j’aie jamais vu sur le champ de bataille ». Ce
n’est pas tout. Il est « non seulement le plus grand soldat d’Amérique, mais le plus grand
soldat actuellement vivant ». Un compliment encore plus étonnant : « Si jamais l’occasion lui
en est donnée, il se révélera le plus grand capitaine de l’histoire. »

La guerre de Sécession

En 1862, Lee commande en chef l’armée de la Virginie du Nord, la principale force


militaire de la Confédération, et ce n’est qu’en février 1865 qu’il est nommé général en chef
de toutes les armées confédérées. Lee domine de sa personnalité tous les autres généraux, si
brillants soient-ils. Certes, les chefs du Nord ne sont pas médiocres. McClellan, qui commande
de novembre 1861 à novembre 1862, est un excellent organisateur qui défait Lee à deux
reprises, mais il ne sait pas tirer parti de ses victoires et surtout hésite à engager une armée
qu’il a mise sur pied avec minutie et méthode. En fait, il faut attendre que Lincoln ait confié
les responsabilités suprêmes à Ulysses S. Grant, c’est-à-dire 1864, pour que Lee ait en face de
lui un adversaire à sa mesure.
Il n’empêche que, malgré cet atout dans son jeu, l’armée sudiste n’a remporté aucun
succès décisif. La guerre s’est déroulée sur trois fronts. À l’est, le front passe quelque part
entre Washington et Richmond, les deux capitales, distantes l’une de l’autre d’environ cent
cinquante kilomètres, séparées par des cours d’eau qui coulent d’ouest en est et constituent
autant d’obstacles naturels. Pour chaque camp, l’objectif est de s’emparer de la capitale
ennemie, un coup d’éclat politico-militaire qui pourrait mettre l’adversaire à genoux. Sur ce
théâtre d’opérations, les champs de bataille sont situés en Virginie, avec une excroissance de
la bataille dans le Maryland (Antietam en 1862) et en Pennsylvanie (Gettysburg en 1863). La
stratégie de Lee repose sur une double possibilité : atteindre Washington soit par un assaut
frontal, soit en contournant le gros de l’armée fédérale par la vallée de la Shenandoah ou en
tentant d’encercler la capitale par une manœuvre au nord. Du côté des nordistes, le choix est
à peu près le même, avec la possibilité supplémentaire qui est aussi une difficulté de recourir
à la voie maritime pour faire débarquer des troupes à l’est de Richmond.
À l’ouest, le front est plus flou, ne fût-ce qu’en raison des vastes espaces géographiques
dans lesquels il se déplace. L’Ohio aurait pu être pour le Sud une excellente ligne de défense
si la Virginie-Occidentale et le Kentucky n’avaient choisi le camp de l’Union. Le Cumberland
et le Tennessee, deux affluents de l’Ohio, tiennent lieu de lignes de résistance secondaires.
Peu de temps, il est vrai, puisqu’au début de 1862, les fédéraux s’emparent de deux forts
(Fort Henry et Fort Donelson) qui leur donnent accès aux cours d’eau et par là à la région qui
sépare les Appalaches du Mississippi. La bataille se porte alors sur le Mississippi, de Cairo (au
confluent avec l’Ohio) à La Nouvelle-Orléans, en passant par Memphis et Vicksburg. Les
fédéraux cherchent à couper la route de l’Ouest, donc à empêcher la circulation des hommes
et des marchandises avec le Sud, et préparent, en utilisant les voies ferrées et les cours d’eau,
une invasion du Sud par l’Ouest. La stratégie du Sud est ici strictement défensive.
Le troisième front relève de la marine. Il se situe sur les océans et les cours d’eau. Dès le
19 avril 1861, Lincoln a annoncé le blocus des côtes du Sud. Le but est évident : étrangler
l’ennemi en l’empêchant de s’approvisionner et de vendre ses productions. Le blocus manque
au début d’efficacité : surveiller 5 000 kilomètres de côtes, c’est pour une marine, faible et
mal préparée, une mission impossible. Les « forceurs de blocus » s’en donnent à cœur joie. Le
gouvernement fédéral se met alors à acheter et à construire des bateaux à aubes, des vapeurs,
des voiliers et des remorqueurs. En 1865, la marine du Nord compte 700 bâtiments et
50 000 matelots que commande David G. Farragut. Les ports sudistes sentent le poids du
blocus. Résultats comparables sur les cours d’eau, en particulier sur le Mississippi. En 1862, la
flottille confédérée qui gardait Memphis est détruite ; la même année, La Nouvelle-Orléans
est prise grâce aux efforts conjoints de Farragut et du général Butler. Point de doute, le Sud a
très vite perdu la bataille navale. Certes, le Virginia, ex-Merrimac, cuirassé tout exprès, a coulé
deux bâtiments fédéraux au large de Hampton Roads en mars 1862 et fait match nul avec un
navire cuirassé fédéral, le Monitor. Une péripétie, si l’on se rappelle la supériorité navale du
Nord. D’ailleurs, dès juillet 1863, Vicksburg tombe aux mains des fédéraux ; l’année suivante,
Farragut s’empare de Mobile, sur le golfe du Mexique. Chattanooga sur le Tennessee passe à
son tour, en novembre 1863, sous l’autorité des fédéraux. La guerre fluviale est bien perdue
par le Sud.
Ce n’est pas le cas sur le front de l’est. La bataille y fait rage. En juillet 1861 une
première fois, en août 1862 une deuxième fois, les adversaires s’affrontent près du Bull Run,
entre les deux capitales. Sans résultats, sinon que les deux armées perdent beaucoup
d’hommes. La stratégie frontale a échoué. McClellan tente d’atteindre Richmond en
débarquant une armée dans la péninsule qui sépare la James River de la York. Une bataille
acharnée de sept jours fait 16 000 victimes du côté des nordistes, 26 000 du côté des sudistes
(26 juin-2 juillet 1862). Lee essaye alors de déborder par sa gauche. Il pénètre dans le
Maryland et livre bataille à Sharpsburg, près de la rivière Antietam. Échec, l’armée du Sud se
retire. L’année suivante, nouvelle tentative qui mène les sudistes jusqu’en Pennsylvanie. À
Gettysburg, Lee rencontre en face de lui George C. Meade. La bataille commence le 1er juillet
et s’achève le 3. Les sudistes sont battus. Meade les poursuit mollement et les laisse
s’échapper. Que conclure de ces exemples ? Les stratèges américains n’ont pratiquement
jamais combattu en dehors des États-Unis. Leur inspiration, ils la prennent chez les Français
de la Révolution et de l’Empire qui ont pratiqué et théorisé la guerre des masses. Le modèle
britannique, ils n’en veulent plus depuis longtemps. Au contraire, c’est la stratégie
napoléonienne qui est devenue l’alpha et l’oméga : une guerre de mouvement avec un
enveloppement par les ailes, des batailles qu’on estime décisives pour provoquer la défaite de
l’adversaire, l’offensive à tout prix, l’enthousiasme patriotique qui soutient la levée en masse
et repose sur l’idée de la nation en armes. Le livre de référence a été écrit par Antoine Henri
Jomini, un Suisse qui a servi dans l’armée napoléonienne. Son Précis de l’art de la guerre,
publié en 1838, est traduit en anglais en 1854. Il sert de base à l’enseignement stratégique
que reçoivent les cadets de West Point. Chez les nordistes comme chez les sudistes, on
poursuit les mêmes objectifs : faire porter l’effort maximal sur le théâtre principal des
opérations, manœuvrer l’ennemi pour qu’il ne dispose pas là du gros de ses effectifs,
conserver une foi inébranlable dans les vertus de l’offensive en dépit des armes nouvelles.
À partir de 1864, le conflit entre dans une phase déterminante. L’homme de la décision
s’appelle Grant. Il a quarante-deux ans. Après une carrière militaire relativement médiocre, il
démissionne de l’armée en 1854. Pendant six ans, il fait des affaires, de mauvaises affaires à
Saint Louis et dans l’Illinois. Lorsque la guerre éclate, il prend le commandement d’un
régiment de volontaires. Et lui, l’inconnu, un peu ivrogne, mauvais élève, piètre
commandant, remporte des victoires dans l’Ouest, à Fort Henry et Fort Donelson, à Shiloh
(avril 1862), à Vicksburg (juin 1863), à Chattanooga (novembre 1863). Lincoln qui a
« essayé » beaucoup de généraux lui donne, en mars 1864, le commandement des forces de
l’Union avec le grade de lieutenant général. Le voici pour la première fois de sa vie à
Washington aux côtés du président des États-Unis. Il décide de mener une guerre d’usure
contre Lee. À la tête de 100 000 hommes, il marche sur Richmond, se heurte aux sudistes à la
bataille de la Wilderness. Les pertes sont lourdes. Maintenant, les combattants ont appris à
creuser des tranchées et à s’y terrer. Ils savent que pour la plupart ils n’en reviendront pas et
épinglent sur leur dos les papiers militaires qui permettront l’identification du corps. À coups
de boutoir, sans se soucier du carnage, Grant atteint les abords de Richmond, s’empare de
Petersburg au sud de la capitale sudiste. En l’espace de quelques semaines, Lee est réduit à la
défensive. La Confédération tout entière, également. Avec 100 000 hommes, en effet, le
général William T. Sherman a quitté Chattanooga en mai 1864. Il fonce sur le Sud, bouscule
tout sur son passage, brûle, vole, détruit et entre le 2 septembre dans Atlanta qu’il met à sac.
La guerre totale place les civils sur le même plan que les militaires. Sherman se remet en
marche le 14 novembre pour atteindre l’océan cinq semaines plus tard. Des usines, des
entrepôts, des ponts, des voies ferrées qu’il rencontre sur son passage, il ne reste plus rien.
Ses soldats ont reçu l’ordre de vivre sur le pays et ne s’en privent pas. Savannah tombe le
22 décembre. En janvier, il se dirige vers le nord, traverse la Caroline du Sud et pénètre en
Caroline du Nord. Aux environs de Richmond, Lee tente une dernière fois de desserrer l’étau
qui se referme. Impossible. Cette fois, l’affaire est entendue. Le 9 avril 1865, Lee se rend à
Grant dans le palais de justice d’Appomattox. Quelques confédérés continuent de se battre ici
ou là. Mais le 10 mai, le président Jefferson Davis est fait prisonnier en Georgie. Le 26 mai,
les dernières forces de la Confédération capitulent. La guerre est finie ; le Nord, vainqueur.
Le Sud n’a pas su ou n’a pas pu saisir la chance qui lui avait été offerte au début du conflit.
Une guerre longue ne pouvait que desservir la cause sudiste. Et pas seulement pour des
raisons militaires.

Expliquer la défaite du Sud

La guerre s’est aussi déroulée sur le plan politique. À deux niveaux. Les États
sécessionnistes ont fondé un État (au sens français du mot) avec sa Constitution, ses
institutions, ses règles de fonctionnement. La Constitution confédérée n’est pas d’une
originalité troublante. Elle s’inspire du modèle de 1787. Étant entendu que les confédérés
donnent du texte des pères fondateurs l’interprétation qui leur convient. Le préambule ne fait
pas référence à la souveraineté du peuple, mais à la souveraineté des États qui s’associent
dans l’indépendance. Confédération oblige. Et pourtant, il s’agit de créer un « gouvernement
permanent fédéral ». Aucune mention n’est faite du droit de sécession. La procédure
d’amendement peut être engagée si trois États en font la demande. L’esclavage ne saurait être
supprimé, mais il est clairement indiqué que la traite ne sera pas rétablie. La clause des trois
cinquièmes, qui avait fait, on s’en souvient, l’objet d’un compromis en 1787, survit. En
revanche, le texte de Philadelphie est amélioré sur plusieurs points. Le président, élu pour six
ans, n’est pas rééligible. Il dispose d’un droit de veto sur chaque article de la loi et n’est pas
obligé, si un article lui déplaît, de mettre son veto sur la loi tout entière. Les membres du
cabinet peuvent participer aux débats du Congrès. Les législateurs ne sont pas autorisés à
voter des crédits que l’exécutif n’a pas réclamés, à moins qu’ils ne réunissent une majorité des
deux tiers. Ce qui manque à la Confédération, c’est une cour suprême et même un véritable
système judiciaire qui devait être mis sur pied et ne l’a jamais été. Dans la pratique, le
président Davis a nommé un cabinet à l’américaine : un secrétaire d’État, un secrétaire au
Trésor, un secrétaire à la Guerre, un secrétaire à la Marine, un postmaster general (chargé des
Postes confédérales) et un attorney general (secrétaire à la Justice). Mais il s’est heurté à une
difficulté majeure : comment gouverner un ensemble d’États qui ont fait sécession pour ne
point obéir au gouvernement central ? De là, une instabilité certaine qui se marque par le
nombre d’attorneys general (cinq) et de secrétaires à la Guerre (six). Sans parler des
tiraillements entre le Congrès et les États eux-mêmes. Localisme et nationalisme n’ont pas
cessé d’agiter la vie politique de la Confédération. Quoi qu’il en soit, les institutions
fonctionnent à Richmond à peu près comme à Washington.
La Confédération poursuit un deuxième objectif politique. La légitimité, c’est aussi la
reconnaissance par les puissances étrangères, notamment par les deux plus importantes de
l’époque, la Grande-Bretagne et la France. Le raisonnement des confédérés repose, une fois de
plus, sur une assimilation historique. Ils ont quitté l’Union, soutiennent-ils, comme leurs
grands-pères avaient quitté l’Empire britannique. La proclamation de la sécession a été suivie
par la rédaction d’un texte constitutionnel et l’adoption d’institutions représentatives. Preuve
que le processus démocratique est respecté, que la Confédération n’a nullement l’intention de
faire machine arrière et de rentrer dans l’Union. La sécession est définitive. La Confédération
est désormais une puissance comme une autre qui a droit au respect international. Un autre
argument ne manque pas de poids. Les Anglais et les Français n’ont-ils pas besoin du coton du
Sud ? En 1858, un sénateur de la Caroline du Sud s’était demandé, dans un discours public, ce
qui se produirait si le coton du Sud ne parvenait pas en Europe pendant trois ans.
« L’Angleterre s’effondrerait de tout son long et entraînerait avec elle le monde civilisé, à
l’exception du Sud. Non, on n’ose pas faire la guerre au coton […]. Le coton est roi ! » En
1861, le gouverneur du Mississippi déclare à un journaliste britannique : « L’État souverain du
Mississippi peut s’en tirer beaucoup mieux sans l’Angleterre que l’Angleterre sans le
Mississippi. » Le Sud croit à cet argument. L’Angleterre et la France ne pourront pas négliger
le Sud qui fournit la matière première indispensable. En conséquence, si les considérations
politiques et juridiques ne suffisent pas à emporter la conviction des responsables anglais et
français, le roi coton, lui, écartera les dernières hésitations. De la Realpolitik, oui, en
apparence, mais en fin de compte beaucoup de naïveté. Certes, le coton américain faisait
tourner les manufactures du Lancashire, du nord et de l’est de la France. Mais l’accumulation
des stocks est telle, au début de la guerre, que les industriels européens ne sont pas
mécontents de ne plus rien recevoir pendant quelque temps. La « famine du coton » se fera
sentir plus tard, à partir de 1862, et poussera alors les Anglais à développer de nouveaux
centres de production, par exemple les Indes et l’Égypte qui fournissent un coton de moins
bonne qualité, mais en grosses quantités. Le coton américain cesse d’exercer une dictature et
ne remplit plus son rôle diplomatique. De plus, les sudistes n’ont pas compris que la Grande-
Bretagne dépendait autant, sinon davantage, du blé américain. Or, les producteurs de blé se
trouvent dans les États qui forment l’Union. Somme toute, si l’on s’en tient à des
considérations économiques, le soutien britannique paraît acquis, à plus ou moins brève
échéance, au gouvernement de l’Union.
Les réflexions idéologiques vont dans le même sens. Ce sont les abolitionnistes, et non
les propriétaires d’esclaves, qui bénéficient des sympathies du plus grand nombre. Le Sud
jouit d’une image de marque très défavorable auprès des libéraux, des réformistes et des
socialistes. Il incarne l’oppression sociale, l’odieux pour ceux qui ont lu la Case de l’oncle Tom.
Un trait révélateur ? Dans l’hiver de 1862, 300 000 ouvriers du textile sont au chômage dans
le Lancashire et le Yorkshire. Pas de coton, pas de travail, pas d’indemnités, la misère.
Protestent-ils contre le blocus du Nord qui gêne les expéditions de coton du Sud vers
l’Angleterre ? Pas du tout. Ils adressent une pétition au président Lincoln pour l’assurer que
« nos intérêts s’identifient aux vôtres ».
Reste les considérations diplomatiques. Napoléon III nourrit des ambitions sur le
Mexique. Il préfère donc que les États-Unis soient divisés, affaiblis, et éprouve des
sympathies pour le Sud. Ses adversaires en France soutiennent la cause du Nord. Mais, une
fois pour toutes, il a choisi d’agir sur le plan international en collaboration étroite avec la
Grande-Bretagne. Celle-ci proclame sa neutralité le 13 mai 1861 et admet le blocus, plus
théorique que réel, des côtes sudistes, tout en mentionnant « certains États qui se donnent
pour nom les États confédérés d’Amérique ». Le Sud n’a pas perdu l’espoir. En
novembre 1861, deux de ses émissaires qui se rendaient en Angleterre sur un bateau anglais
sont arrêtés, en haute mer, par des fédéraux. La crise éclate entre Washington et Londres. Des
deux côtés, les modérés apaisent les tensions. En 1862, Napoléon III insiste auprès de ses
alliés britanniques pour que la Confédération soit reconnue et que les deux puissances
européennes tentent une médiation qui arrêterait les hostilités. Gladstone, l’homme fort du
gouvernement britannique, semble céder en octobre. N’a-t-il pas déclaré, peu avant, dans un
discours à Newcastle, que « Jefferson Davis et les autres responsables du Sud ont créé une
armée ; il semble qu’ils créent une marine et qu’ils ont mis sur pied, mieux que l’une et
l’autre, une nation » ? Le Premier ministre, lord Palmerston, est plus prudent et se refuse à
aller trop vite : « L’affaire est pleine de difficultés, observe-t-il, et ne peut être éclaircie que
par des événements décisifs qui se produiront entre les armées en présence. […] Nous devons
nous contenter de rester des spectateurs, tant que la guerre n’a pas pris un tour décisif. » C’est
que le 22 septembre, Lincoln a lancé une proclamation d’émancipation des esclaves, qui
prendra effet le 1er janvier suivant. Un puissant argument en faveur du Nord ! Et puis, à
Antietam, le 17 septembre 1862, les armées du Sud n’ont pas remporté le succès convaincant
qui aurait conforté les partisans de la cause sudiste. Dans ces conditions, la Grande-Bretagne
préfère attendre et faire attendre la France. Rien d’anormal dans cette attitude, si l’on se
rappelle que Louis XVI a signé les traités de 1778 après avoir appris la victoire américaine de
Saratoga. Les champions de la Realpolitik soutiennent les causes victorieuses. Pour le Sud,
l’année 1862 fut sans aucun doute l’année des occasions perdues.
Il faut ajouter que le déséquilibre économique entre le Sud et le Nord contraint la
Confédération à gagner tout de suite ou à se résigner à la défaite. La domination des États du
Nord est écrasante. Un journaliste de Virginie avait prévenu ses compatriotes. En cas de
sécession, avait-il écrit, « nous ne pourrions plus nous vêtir, approvisionner nos fourneaux,
labourer nos champs, faucher nos prés ». Il est vrai que les colonies américaines étaient
encore plus faibles face à l’Empire britannique, mais elles avaient au moins l’avantage d’être
protégées par les distances. Rien de tel pour mettre le Sud à l’abri. Dans cette guerre où les
transports tiennent un rôle capital, le Nord possède le gros des forces navales et fluviales, les
moyens industriels d’en construire davantage, l’essentiel des voies ferrées et les possibilités
de stimuler l’essor des constructions mécaniques, des ressources charbonnières. La guerre
accentue encore l’avance du Nord sur le Sud. La mobilisation des uns est compensée par
l’immigration des autres et la croissance démographique se poursuit au profit des États du
Nord et du Middle West. Au cours des années de guerre, 800 000 immigrants entrent aux
États-Unis, c’est-à-dire sur le territoire de l’Union. L’emploi des machines se diffuse. Les
innovations techniques se multiplient, comme la lampe à kérosène qui remplace les
chandelles à l’huile de baleine, le lait condensé, la viande en conserve, la moissonneuse, la
mécanisation de la tonte des moutons, etc. Le déplacement vers l’ouest continue :
300 000 personnes quittent l’Est, en pleine guerre, pour aller s’installer un peu dans les
Grandes Plaines, beaucoup en Californie et dans les Rocheuses. Du coup, le Colorado où des
mines d’argent et d’or sont exploitées devient un territoire en 1861, le Kansas un État en
1861 et le Nevada en 1864.
Trois mesures économiques soulignent à gros traits l’expansion économique du Nord et
de l’Ouest. La première date du 20 mai 1862. Le Congrès adopte la loi du homestead. Sur le
domaine public qui a été arpenté, tout citoyen des États-Unis ou tout immigrant s’apprêtant à
adopter la citoyenneté américaine peut recevoir gratuitement un lopin de 160 acres (soit 64
hectares), à condition qu’il s’y installe pendant cinq ans et qu’il verse un droit variant de 24 à
36 dollars. Après un séjour de six mois, il pourra se rendre propriétaire de son lopin en
payant 1,25 dollar par acre, soit 200 dollars. La revendication de ceux qui souhaitaient des
terres vierges à bon marché est satisfaite. En même temps que l’appétit des spéculateurs.
La deuxième mesure est prise la même année, le 1er juillet. Un chemin de fer
transcontinental sera construit, qui partant de la vallée du Mississippi reliera au reste de
l’Union la côte de la Californie. Deux sociétés privées se chargeront des travaux et seront
propriétaires de chaque tronçon de la ligne. En contrepartie, elles recevront du gouvernement
fédéral des prêts en argent et des allocations de terres qu’elles exploiteront ou revendront.
Enfin, troisième mesure, un système bancaire national est créé en 1863 qui met un peu
d’ordre dans la circulation monétaire sans instituer, pourtant, une banque centrale. Bref,
l’Union a profité de la guerre pour poursuivre son décollage économique et prendre place
parmi les grands centres industriels du monde.
À côté du Nord, le Sud fait pâle figure. Il possède 14 500 kilomètres de voies ferrées,
alors que le Nord en a 35 200 kilomètres. Il fabrique une locomotive quand son adversaire en
fabrique vingt-cinq. Le règne du coton est menacé par le blocus et les nouvelles orientations
de la production européenne des textiles ; les ressources alimentaires se font rares, à mesure
que les combats se déroulent sur le territoire confédéré. Les finances ne cessent pas de
s’affaiblir, au point qu’en janvier 1864, le dollar confédéré ne vaut plus que 5 cents. Les prix
grimpent à une vitesse effrayante et le gouvernement de Richmond ne dispose pas des
moyens de les arrêter. La tactique de la terre brûlée, à laquelle a recouru le général Sherman,
porte de rudes coups à la production agricole et au capital du Sud. Non, décidément, le Sud ne
peut pas se permettre de mener une guerre longue. Dès 1862, il aurait dû en prendre
conscience.

Les effets immédiats de la guerre de Sécession

Au-delà des statistiques, qu’est-il resté de la guerre de Sécession ? Deux profonds


changements qui ont imprégné les États-Unis pendant un siècle. Le premier de ces
changements concerne la condition des Noirs. Il suffirait de noter que le 13e amendement à la
Constitution fédérale, proposé le 1er février 1865 et définitivement approuvé le 18 décembre,
a aboli l’esclavage et toutes formes de servitude volontaire. Mais que cet amendement n’ait
été adopté qu’en 1865 éclaire l’attitude des Américains d’alors sur le problème noir. Au
début, Lincoln ne fait pas la guerre pour libérer les esclaves, mais pour maintenir l’Union. Il
l’a dit et redit. Par exemple, en 1862 : « Mon objectif essentiel dans ce conflit est de sauver
l’Union. Ce n’est pas de sauver ou de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans
libérer aucun esclave, je le ferais. Si je le pouvais en libérant tous les esclaves, je le ferais. Et
si je le pouvais en en libérant quelques-uns sans toucher au sort des autres, je ferais cela
aussi. » Lincoln s’est refusé à lancer une proclamation aux esclaves pour les inciter à se
révolter. Il a témoigné de la plus grande prudence à l’égard des initiatives des chefs
militaires. En mai 1861, des esclaves virginiens, qui construisaient des fortifications pour les
confédérés, se réfugient auprès du général Butler. Celui-ci déclare qu’ils sont assimilables à la
« contrebande de guerre » et qu’en conséquence il ne les rendra pas à leurs maîtres. Lincoln
approuve. Mais lorsque le général Fremont prend la décision, en septembre, de libérer tous
les esclaves du Missouri, Lincoln proteste et annule l’ordre. Il agit de manière identique, en
mai 1862, quand le général Hunter émancipe les esclaves de sa zone de commandement, le
département du Sud, qui inclut en théorie la Caroline du Sud, la Georgie et la Floride. Les
abolitionnistes ne cachent pas leur colère. Le président est, à leurs yeux, « irrésolu »,
« faible », « vacillant », « stupide ». Et Garrison ajoute : « Il n’a évidemment pas une seule
goutte de sang anti-esclavagiste dans les veines. » De fait, Lincoln n’oublie pas que quatre
États esclavagistes font encore partie de l’Union et qu’une décision hâtive pourrait les
pousser, eux aussi, du côté de la sécession. Il sait aussi qu’aux élections présidentielles de
1860, 43 % des électeurs ne l’ont pas soutenu dans les États libres. Que bon nombre l’aient
rejoint ensuite, soit, mais il reste dans l’Union des démocrates hostiles à l’émancipation qu’on
a vite fait de baptiser des copperheads, des serpents venimeux. D’ailleurs, les sentiments
d’hostilité aux Noirs se manifestent ouvertement. À l’armée d’abord, et il suffit de lire les
lettres de soldats pour comprendre que la plupart ne se battaient pas pour l’émancipation des
esclaves. Dans la population civile ensuite, car les émeutes de New York en 1863 contre la
conscription se sont vite transformées en émeutes contre les Noirs. Il n’empêche que, dès
1862, l’opinion, le Congrès et le président évoluent sensiblement. Au printemps, le Congrès
abolit l’esclavage dans le district de Columbia et dans les territoires qu’il administre. Le
22 juillet, Lincoln annonce à son cabinet qu’il proclamera l’émancipation des esclaves qui
habitent les États « rebelles », mais il attend les lendemains d’Antietam pour faire connaître
publiquement sa décision. La proclamation prend effet le 1er janvier 1863. Elle n’est pas
dépourvue d’arrière-pensées diplomatiques. Quant à son efficacité réelle, il est permis d’en
douter. Neuf Noirs sur dix vivent dans les États sécessionnistes, dont aucun n’est tombé sous
l’autorité de l’Union. C’est ce qui fait dire à Seward : « Nous témoignons notre sympathie aux
esclaves en les émancipant là où nous ne pouvons les atteindre et en les gardant dans la
servitude là où nous pouvons les libérer. » Le geste a, malgré tout, valeur de symbole. Le Sud
et l’Angleterre le comprennent ainsi.
Quant aux Noirs du Nord, ils sont libres, mais le gouvernement fédéral refuse d’en faire
des soldats. Seule, la marine fédérale a incorporé, dès le début du conflit, d’anciens esclaves
et des Noirs libres. Les premières troupes noires de l’armée fédérale sont composées
d’esclaves en fuite, à La Nouvelle-Orléans au cours de l’été de 1862, puis en Caroline du Sud.
Les abolitionnistes protestent une fois de plus, car ils estiment qu’un Noir soldat deviendrait
un citoyen à part entière ou pour le moins un citoyen qui jouirait des droits les plus
élémentaires. Après la proclamation de l’émancipation, le gouvernement fédéral change
d’attitude. Il accepte que 180 000 Noirs s’engagent dans l’armée et 30 000 dans la marine.
Sous le commandement d’officiers blancs et dans des unités spéciales.
En conclusion, si Lincoln n’a pas voulu être un leader révolutionnaire, il n’en a pas moins
fini par tenir le rôle de président de l’émancipation. Signe des temps : en 1864, il pousse la
convention républicaine, qui vient de le désigner pour défendre les couleurs du parti dans les
prochaines élections présidentielles, à approuver le projet du 13e amendement.
Au sein de la Confédération, les comportements sont tout autres. Les esclaves continuent
de servir leurs maîtres. Si l’on ne commence pas par cette observation, on ne comprend pas
comment l’armée sudiste a pu se former, combattre, se ravitailler et ne rien craindre sur ses
arrières. Les esclaves ont continué à travailler dans les champs, ont été loués à des
industriels, sauf à servir de briseurs de grève comme à Richmond en 1864. Ils ont construit
des fortifications, fait la cuisine des soldats, conduit les chariots de l’intendance. Les hôpitaux
les ont employés comme infirmiers. À peine 200 000 ont rejoint le camp des nordistes. C’est
qu’il n’était pas facile de s’échapper et que pendant longtemps les Yankees se battent loin des
plantations. Mais les relations entre maîtres et esclaves évoluent, à mesure que le conflit se
prolonge. L’absence des premiers rend les seconds plus indispensables. La raréfaction des
produits alimentaires contraint les esclaves à chercher ailleurs la nourriture que les maîtres se
devaient de leur fournir. Le travail à la ville et dans les usines suscite de nouveaux
comportements. À l’extrême fin de 1864, le président Davis propose que des esclaves soient
incorporés dans l’armée sudiste. Une mesure d’urgence qui résoudrait la crise des effectifs,
mais annoncerait une libération prochaine. La proposition se perd dans les sables. À mesure
que la situation militaire se dégrade, l’idée fait son chemin, au milieu des protestations les
plus véhémentes. Donner des armes aux esclaves, c’est encore un tabou qui fait frémir
d’indignation et provoque la peur. Un général confédéré résume l’argument : « Si les esclaves
font de bons soldats, toute notre théorie de l’esclavage est fausse. […] Le jour où nous en
ferons des soldats sera le commencement de la fin de la révolution. » Un de ses camarades
ajoute : « La pire des calamités qui puissent tomber sur nous serait que nous gagnions notre
indépendance grâce à la valeur de nos esclaves. » Et pourtant, en mars 1865, le pas est
franchi. Lee persuade le monde politique de la Confédération que les esclaves se battront
bien, mais il ne réussit pas à le convaincre qu’en contrepartie ils devront être libérés. Peu
importe d’ailleurs. La mesure vient trop tard ; elle ne sera pas appliquée. Il faut dire que la
mobilisation des esclaves aurait fait perdre tout son sens à la sécession et que la guerre serait
apparue encore plus absurde. Cette évolution montre néanmoins que la condition des Noirs a
changé, mais que le problème de leur place dans la société américaine est loin d’être réglé en
1865. Dans l’Union comme dans la Confédération.
La guerre a provoqué un deuxième bouleversement des mentalités. L’Union symbolise et
garantit désormais une forme de démocratie. Depuis la Déclaration d’indépendance, le peuple
exprimait sa souveraineté par l’intermédiaire des États et du gouvernement central. Les
premiers passaient pour plus proches des citoyens. C’est ce qu’avait soutenu Jefferson, avant
qu’il ne devienne président des États-Unis ; c’est ce qu’avait rappelé John Calhoun. Le débat
sur l’esclavage, puis la guerre ont renversé les conceptions traditionnelles. Ce sont les
partisans de l’« institution particulière » qui, de 1836 à 1844, ont imposé au Congrès la « règle
de la muselière » ; eux encore qui ont restreint la liberté de parole et de pensée dans le Sud ;
eux enfin qui ont combattu le principe de la liberté individuelle. De plus, les planteurs sont
riches, puissants, et le système qu’ils incarnent entrave le travail des petits, des simples, des
hommes ordinaires. La slavocratie, c’est la tyrannie. Son point d’appui, ce sont les droits des
États. Au contraire, le gouvernement fédéral représente la souveraineté populaire, les
libertés, la démocratie. C’est ce que dit Lincoln avec force, lorsqu’il rend hommage, le
19 novembre 1863, aux morts de Gettysburg : il faut que les vivants poursuivent l’œuvre des
disparus, « que nous soyons résolument engagés à ce que ces morts ne soient pas morts en
vain, que cette nation, sous la direction de Dieu, naisse une nouvelle fois à la liberté et que le
gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ne disparaisse pas de notre terre ». Le
peuple découvre que ses seuls porte-parole siègent à Washington. Le patriotisme à l’égard de
l’Union, c’est sa nouvelle religion ; le président est son prophète.
Ce prestige rejaillit sur la personne de Lincoln. Lentement, certes, le « vieil Abe » jouit
d’une popularité grandissante. Sans doute parce qu’il est modeste et aisément accessible, qu’il
savait peu en entrant à la Maison-Blanche et qu’il a appris vite et beaucoup, qu’il a commis
des erreurs dans la conduite de la guerre mais qu’il a su découvrir Grant et lui conserver sa
confiance, qu’il a consolidé l’autorité du président sur son cabinet et sur le Congrès, qu’il a su
métamorphoser le parti républicain en un parti majoritaire. Tout cela ne revêt une
importance décisive qu’après le 14 avril 1865. Ce jour-là, cinq jours après Appomattox,
Lincoln se rend au théâtre Ford de Washington où l’on donne une comédie anglaise, Notre
cousin américain. Il est l’homme de la victoire, vient d’être réélu pour un deuxième mandat et
s’apprête à reconstruire l’Union. Un acteur raté de vingt-six ans qui veut venger le Sud, à
demi fou, John Wilkes Booth, pénètre dans la loge du président, tire sur Lincoln, saute sur la
scène en criant : Sic semper tyrannis ! et s’enfuit. Il sera abattu peu après ; quatre de ses
complices seront pendus, quatre autres condamnés à la prison 1. Le lendemain, à 7 h 30,
Abraham Lincoln est mort. En dehors de la Confédération, c’est la consternation. On pleure
dans les rues. Des millions de personnes s’alignent le long de la voie ferrée qu’emprunte le
train mortuaire de Washington à Springfield (Illinois). Pour beaucoup et surtout pour la
population noire, Lincoln est un martyr qui a été crucifié, un autre Christ qui s’est sacrifié
pour son pays. L’histoire se mue en une épopée tragique. Mais le discours que le président a
prononcé le 4 mars lors de son entrée en fonctions, est encore dans toutes les mémoires :
« Sans méchanceté à l’égard de personne, avec charité pour tous, avec fermeté pour défendre
la justice telle que Dieu nous a enseigné à la voir, efforçons-nous […] de panser les blessures
de la nation et [de construire] une paix juste et durable. » En dépit des cris de vengeance,
dans le Nord comme dans le Sud, et du drame qui vient de secouer les États-Unis, une grande
majorité des Américains aspire à la réconciliation nationale.

1. Beaucoup d’hypothèses ont été échafaudées sur l’assassinat de Lincoln. Ce qui est certain, c’est que Booth a réuni
autour de lui quelques mauvais garçons, des espions et des déserteurs de la Confédération. Ils avaient l’intention
d’assassiner le président, le vice-président Andrew Johnson et le secrétaire d’État William Seward. L’assassin désigné
de Johnson n’accomplit pas son geste. Seward fut blessé à coups de poignard. Quant à Booth, il échappa à ses
poursuivants jusqu’au 26 avril et fut alors abattu dans une ferme de Virginie. Le complot a-t-il revêtu une plus
grande ampleur ? On l’a dit en soulignant que Booth avait été tué pour éviter un jugement. C’est une hypothèse très
fragile.
7

Le triomphe de l’Amérique industrialiste

À la fin du XIXe siècle, la guerre de Sécession paraît à la fois proche et lointaine.


Beaucoup d’anciens combattants vivent encore et continuent d’égrener leurs souvenirs.
Impossible d’oublier le conflit fratricide, même si l’intégration des Noirs dans la société
américaine ne préoccupe plus les Américains. Pourtant, les États-Unis de 1900 sont bien
différents de ceux de 1865. L’industrie l’emporte sur l’agriculture ; la ville, sur la campagne.
Aucun garde-fou ne parvient à contenir le capitalisme, la nouvelle religion d’une société qui
croit dans l’évangile de la richesse. Seul, le populisme alimente la contestation dans la
dernière décennie.

La Reconstruction

Au sortir de la guerre civile, les États-Unis affrontent un problème capital, dont dépend
leur avenir. Pendant quatre ans, onze États ont fait sécession et porté des coups très durs à
l’esprit d’union. Maintenant qu’ils ont été vaincus par la force des armes, comment les
réintégrer dans la nation ? En un mot, comment surmonter une crise politique, morale et
spirituelle qui a menacé l’existence même des États-Unis ? La Reconstruction, c’est la réponse
à ces questions.
À vrai dire, Lincoln a défini une ligne de conduite : pardon immédiat aux membres de la
Confédération qui acceptent de prêter serment à l’Union, soutien aux citoyens des États
sécessionnistes qui souhaitent former des gouvernements loyaux, mise en place de
gouverneurs militaires aussitôt que la « libération » d’un État sera achevée. Dès le mois de
décembre 1863, il va plus loin encore. Si 10 % des citoyens d’un État « rebelle » (et les
citoyens sont ceux qui ont voté dans les élections présidentielles de 1860) prêtent serment à
l’Union, ils pourront constituer un gouvernement, à condition que l’esclavage ne figure plus
dans la Constitution et disparaisse de la réalité quotidienne. Ce gouvernement sera alors
reconnu comme le « véritable gouvernement de l’État ». Trois États ont emprunté cette voie
en 1864 : le Tennessee, l’Arkansas et la Louisiane. S’ils l’ont fait, c’est qu’ils ne sont plus entre
les mains des Confédérés et que l’armée du Nord y a suffisamment progressé pour qu’une
décision politique puisse être prise. L’attitude de Lincoln est modérée : pas de
bouleversement dans les relations entre les États, retour au statu quo le plus rapidement
possible. Au fond, le président démontre, une fois de plus, qu’il est un whig et non l’un de ces
affreux black Republicans que dénonce la propagande sudiste.
L’ennui, c’est que 10 % des électeurs de 1860 font un bien modeste « noyau », pour
reprendre le mot du président, mais ils seront « ce que l’œuf est à la poule. Nous aurons
bientôt la poule en couvant l’œuf plutôt qu’en l’écrasant ». Le Congrès ne partage pas cet avis.
Un sénateur de l’Ohio, Benjamin F. Wade, et un représentant du Maryland, Henry Winter
Davis, font adopter en juillet 1864 une législation plus rigoureuse. Un gouverneur militaire
surveillera la réintégration des États « rebelles ». Lorsque 50 % au moins des citoyens blancs
d’un État auront prêté un serment de loyauté, une convention sera élue qui abrogera la
sécession et abolira l’esclavage. Les hasards du calendrier donnent une arme à Lincoln. La
proposition de loi est adoptée moins de dix jours avant la fin de la session du Congrès. Il
suffit au président de ne pas la signer pour qu’elle n’entre pas en vigueur (procédure du
pocket veto). L’escarmouche révèle un double conflit : entre les « radicaux » et les modérés,
entre le Congrès et la présidence. C’est un conflit qui promet de s’envenimer, lorsqu’il faudra
décider du sort des principaux responsables de la Confédération, des biens confisqués et de
leur distribution éventuelle, de la condition des Noirs émancipés. Président de la victoire,
auréolé d’un prestige qui accroît son influence, Lincoln aurait pu l’emporter sur les
prétentions du Congrès.
Son successeur ne dispose pas des mêmes atouts. Andrew Johnson est né en Caroline du
Nord en 1808. Il s’est installé dans le Tennessee où il a exercé le métier de tailleur. Il ne
savait alors ni lire ni écrire. C’est sa femme qui lui a enseigné des rudiments d’instruction. Cet
autodidacte ne tarde pas à s’intéresser à la politique. Le voici qui occupe diverses fonctions
électives et qui siège de 1843 à 1853 à la Chambre des représentants avant d’accéder au poste
de gouverneur du Tennessee. De 1857 à 1862, il est sénateur. Ses idées politiques font de lui
un anticonformiste. Comme la plupart des sudistes, il défend les couleurs du parti démocrate,
mais déteste le principe du droit à la sécession. Lorsque le Tennessee entre dans la
Confédération, Johnson reste fidèle à l’Union et le président Lincoln fait de lui le gouverneur
militaire de l’État avec rang de général de brigade. Allié des républicains, il n’éprouve aucune
sympathie pour les Noirs. Défenseur des droits des États, il soutient le gouvernement fédéral
dont l’influence ne cesse de s’étendre. Partisan d’une stricte politique monétaire, il collabore
avec les milieux d’affaires et leurs porte-parole qui préfèrent l’inflation. Rejeté par ses
anciens amis, tenu à l’écart par ses alliés, Johnson est un homme seul. Si Lincoln le choisit en
1864 pour briguer la vice-présidence, c’est qu’il veut témoigner de sa volonté de réconcilier
tous les Américains honnêtes et loyaux. Président par accident, Johnson n’a pas la stature de
son prédécesseur. Dans le système politique qui prévaut aux États-Unis en 1865, son accession
à la magistrature suprême est une aberration. On le lui fait bien sentir. Le Congrès croit venu
le moment d’imposer ses volontés à la Maison-Blanche.
Pourtant, Johnson n’a pas l’intention d’innover. La politique qu’il mène, c’est celle que
Lincoln a définie. Il recourt à son droit de grâce pour pardonner aux anciens « rebelles » ; il
s’efforce de faire rentrer dans l’Union les États sécessionnistes en exigeant d’eux qu’ils
acceptent l’abolition de l’esclavage et annulent les ordonnances de sécession. Que les anciens
confédérés prêtent un serment de loyauté et ils recouvreront leurs biens ! À l’exception,
toutefois, des plus hauts dignitaires, civils et militaires, des juges et des législateurs. En
Caroline du Nord, il donne instruction au gouverneur militaire de réunir une convention qui
amendera la Constitution de l’État et procèdera à une normalisation. En Virginie, dans
l’Arkansas, en Louisiane et dans le Tennessee, Johnson reconnaît les gouvernements qui ont
été mis sur pied conformément aux recommandations de Lincoln. Au Congrès, seule une
poignée de démocrates unionistes soutient la Reconstruction présidentielle. Quant aux
républicains, ils sont divisés. Les conservateurs s’estimeraient satisfaits si l’ancienne classe
dirigeante du Sud était écartée du pouvoir. Les « radicaux » vont plus loin. Les États du Sud,
disent-ils, ont volontairement quitté l’Union ; ils se sont suicidés et ne constituent plus
aujourd’hui qu’une province conquise. Leur réintégration dépend du Congrès comme dépend
du Congrès l’accession des territoires au rang d’États. D’ailleurs, poursuivent les « radicaux »,
il est temps que la présidence cesse d’étendre son pouvoir. Quant aux « rebelles » qui ont joué
un rôle actif, il faut les châtier. Les Noirs doivent avoir le droit de voter et jouir de l’égalité
complète avec les Blancs. Ainsi, soutenu par une masse de nouveaux électeurs, le parti
républicain s’implantera enfin dans le Sud et imposera pour de longues années sa suprématie
au plan national. Dans l’opinion publique du Nord, le programme « radical » bénéficie de trois
avantages. Les États du Sud, dès qu’ils sont réadmis dans l’Union, s’empressent d’élire aux
fonctions publiques d’anciens sécessionnistes convaincus. Au lendemain de l’arrêt des
combats, ils adoptent des codes noirs qui maintiennent les anciens esclaves dans une
condition inférieure. Enfin, Johnson reste un politicien maladroit, une personnalité qui suscite
plus d’inimitiés que d’amitiés, un autoritaire qui n’a pas d’autorité. De quoi renforcer les
« radicaux ».
En 1866, le conflit éclate entre le législatif et l’exécutif. Le gouvernement fédéral, en
effet, a créé en mars 1865 le Bureau des réfugiés, des affranchis et des terres abandonnées,
plus connu sous le nom de Bureau des affranchis. Sa mission ? Aider les esclaves émancipés et
les Blancs les plus pauvres, en leur donnant des vivres et des semences. Un an plus tard, pour
répondre aux codes noirs, le Congrès décide d’élargir les compétences du Bureau qui pourrait,
grâce à des commissions militaires, faire passer en jugement toute personne accusée d’avoir
privé les Noirs de leurs droits civiques. Anticonstitutionnel, répond Johnson, qui fait observer
que le Congrès ne peut pas légiférer dans les États tant qu’ils n’ont pas réintégré l’Union. Le
Congrès brise le veto présidentiel. Nouveau veto à l’encontre d’une loi, celle du 9 avril 1866
qui accorde aux Noirs les mêmes droits civiques qu’aux Blancs. Le Congrès passe outre une
deuxième fois et prend la précaution d’adopter un 14e amendement à la Constitution qui
contient les mêmes dispositions, sera une condition sine qua non pour le retour dans l’Union
des États sécessionnistes et est approuvé le 28 juillet 1868.
À la fin de l’année 1866, la tension s’aggrave. C’est que les élections législatives de
novembre ont été un succès pour les républicains, en particulier pour les « radicaux ». Dès
lors, le président perd le contrôle de la Reconstruction. Le Sud est divisé en cinq districts
militaires, dans lesquels est appliquée la loi martiale (loi du 2 mars 1867). Les États
sécessionnistes sont appelés à convoquer de nouvelles conventions, élues au suffrage
universel masculin (seuls les anciens responsables de la Confédération sont exclus), qui
devront garantir aux Noirs le droit de vote et adopter le 14e amendement. Si les États
refusaient de se plier à ces recommandations, les généraux commandant les districts en
assureraient l’application (lois des 23 mars et 19 juillet 1867, loi du 11 mars 1868).
Pendant ce temps, le Sud souffre des conséquences de sa défaite militaire. Là où les
combats se sont déroulés, les ruines s’accumulent. Dans le nord de la Virginie, par exemple,
en Georgie le long de l’itinéraire qu’a suivi l’armée de Sherman. Partout, des récoltes
saccagées, des bâtiments incendiés, le bétail abattu témoignent de l’âpreté des combats. Les
quelques industries que possédait le Sud sont arrêtées. L’argent se fait rare et la valeur des
propriétés a dégringolé. C’est que 4 millions d’esclaves ont été émancipés. Pour les anciens
propriétaires, la perte en capital est considérable. Elle s’élève sans doute à plusieurs milliards
de dollars. Et que deviendront les Noirs ? Vont-ils continuer à travailler sur les plantations de
leurs anciens maîtres ? Se laisser aller à la joie de la délivrance et refuser tout effort ?
Obtenir des terres et les cultiver ? Autant de questions qui suscitent parmi les Blancs une
angoisse que le racisme accroît encore. Les mythes ont la vie dure, surtout celui de
l’infériorité de la race noire et de la nécessité des relations inégalitaires entre Blancs et Noirs.
Les Blancs du Sud ont d’autres sujets d’inquiétude. Ils imaginent volontiers que, pour aider les
Noirs et tirer parti de la situation, des profiteurs se sont abattus sur la Confédération.
Ces Yankees qui débarquent dans les États du Sud sont baptisés carpetbaggers. En
arrivant, ils ne possédaient pour tout bien qu’un méchant sac de toile (carpet bag). Ils forment
« des bandes d’aventuriers itinérants, des trafiquants, trop dépravés, dissolus, malhonnêtes et
dégénérés pour obtenir les places inférieures dans les États qu’ils ont quittés ». Débordant de
cupidité, dépourvus de scrupules, prêts à faire argent de tout, ils ne cherchent qu’à saisir le
pouvoir en se servant des Noirs. Ils bénéficient du soutien des scalawags (du nom du bétail de
l’île de Scalloway en Écosse), des traîtres à la cause sudiste, des hommes « vils, assoiffés de
revanche, sans principes, appartenant à cette espèce mesquine, paresseuse, dégoûtante dont
ne veulent ni les bouchers ni les chiens ». Le portrait que dressent les sudistes ne laisse pas
d’être excessif et terriblement injuste. Les carpetbaggers sont des Américains comme les autres
qui vont chercher fortune dans le Sud, à l’exemple de ceux qui sont partis et continuent de
partir pour l’Ouest. Ils s’efforcent d’acheter des terres, de construire des voies ferrées et des
usines, de faire du commerce. Ce sont aussi d’anciens combattants qui, une fois démobilisés,
ont choisi de rester dans le Sud, ou bien des enseignants, des ministres du culte, des employés
du Bureau des affranchis qui croient en leur mission. Ils ne sont ni plus ni moins honnêtes que
les autres catégories de la population. L’animosité qu’ils suscitent résulte de la guerre et de la
fermeture du Sud au monde extérieur. Quant aux scalawags, ce ne sont pas nécessairement les
rebuts de la société qui viennent ramasser les miettes du festin, mais souvent des unionistes
qui n’ont pas pu, au temps de la slavocratie, exprimer leurs points de vue. Les Noirs,
dépourvus d’expérience politique, aisément intimidés par une liberté qu’ils viennent
d’acquérir, ont souvent fait confiance aux uns et aux autres, bien qu’entre ces trois groupes
qui forment le parti républicain des États du Sud des conflits n’aient pas manqué de surgir.
Est-ce à dire que les gouvernements des États sont tombés aux mains de Noirs incapables,
corrompus, et de profiteurs qui ont pillé les richesses du Sud ? Un journaliste du Nord a
publié en 1873 une description de la Caroline du Sud, sous le titre The Prostrate State (« L’État
prostré »), dans laquelle il dresse un tableau effrayant de la vie politique, en particulier de la
Chambre des représentants : « Le président est noir, écrit-il, les portiers sont noirs, le greffier
est noir, les garçons de course sont noirs, le président de la commission des Finances est noir,
le chapelain est noir comme du charbon. Derrière certains pupitres siègent des types
d’hommes qu’on ne trouverait pas en dehors du Congo. […] C’est la lie de la population qui a
revêtu les habits de leurs prédécesseurs intelligents et leur impose le règne de l’ignorance et
de la corruption. […] La barbarie l’emporte sur la civilisation […]. [C’est] la plus ignorante
des démocraties que le monde ait connue. » Trois quarts de siècle plus tard, Margaret
Mitchell fait dire à l’un de ses personnages d’Autant en emporte le vent que tous ceux qui
comptaient dans le bon vieux temps ne sont plus rien maintenant.
Tout cela est exagéré. Émancipés, les Noirs jouissent de leur liberté de mouvement et
attendent avec impatience que le gouvernement fédéral leur accorde « quarante acres et une
mule » pour qu’ils mènent la vie d’agriculteurs indépendants. Vaine attente ! Beaucoup se
précipitent vers les écoles qu’a créées le Bureau des affranchis et apprennent à lire. Ils
obtiennent le droit de vote non sans mal. Encore faut-il préciser que pour faire disparaître les
dernières hésitations, le Congrès adopte le 26 février 1869 le 15e amendement (approuvé le
30 mars 1870) qui interdit à un État de priver l’un de ses citoyens du droit de vote à cause de
sa race, de sa couleur ou de sa condition servile antérieure. Certes, les Noirs se font élire dans
les assemblées législatives des États qui ont appartenu à la Confédération. Mais ils ne sont
majoritaires qu’en Caroline du Sud ; ce qui n’a rien de scandaleux, puisque la population noire
de l’État l’emporte du point de vue quantitatif sur la population blanche. Ailleurs, les élus
noirs détiennent au mieux de 15 à 20 % des fonctions électives. S’il y a eu des lieutenants-
gouverneurs, des membres du pouvoir exécutif de l’État qui ont été désignés parmi les Noirs,
aucun gouverneur n’est noir. De 1868 à 1877, 6 % seulement des représentants fédéraux des
États du Sud sont noirs. En tout, 14 Noirs ont siégé à la Chambre des représentants, 2 au
Sénat.
Point d’esprit de revanche parmi eux, mais le désir de collaborer avec les Blancs, une
corruption aussi largement répandue que parmi les politiciens blancs, une politique
conservatrice dans tous les domaines, sauf en matière de droits civiques. La révolution sociale
ne s’est pas produite. La gestion financière n’est ni géniale ni catastrophique. Les structures
économiques ne sont pas bouleversées. Mais ce qui choque les conservateurs du Sud, c’est que
les anciens esclaves tiennent maintenant une place dans le système politique. Ils crient au
loup, mais la bergerie n’est pas menacée. Les plus déterminés d’entre eux recourent à la
violence et rejoignent le Ku Klux Klan. Il a été fondé à Pulaski (Tennessee) en 1866. À sa
tête, le général Nathan Bedford Forrest, de l’armée confédérée. Forrest occupe le poste de
Grand Sorcier, entouré des Dragons, des Titans, des Géants et des Cyclopes, tous chargés
d’administrer l’association. Revêtus de cagoules et de robes blanches, travaillant main dans la
main avec les Fils du Sud, la Société de la rose blanche, les Chevaliers de la croix noire, la
Fraternité blanche et les Chevaliers du camélia blanc, ils sont jusqu’à 550 000 dans le
Tennessee, l’Alabama, la Caroline du Sud et la Caroline du Nord, la Louisiane. L’ennemi, c’est
le Noir, le scalawag, le carpetbagger, qu’on terrorise, qu’on bat, qu’on tue, qu’on empêche par
la violence de se rendre au bureau de vote. Les États réagissent dès 1868. Officiellement
dissous en 1869, le Klan disparaît en 1871 après le vote de lois répressives par le Congrès. Il
renaîtra une cinquantaine d’années plus tard.
Mais voilà que brusquement à Washington le conflit politique prend une autre tournure.
Les « radicaux » ne se contentent plus de neutraliser la présidence. Ils craignent qu’elle ne
retrouve un jour les moyens de nuire à leur Reconstruction et cherchent à limiter ses
pouvoirs. En 1866, ils ont enlevé au président le droit de désigner les nouveaux membres de
la Cour suprême. En 1867, ils décident que le président devra faire contresigner ses ordres à
l’armée par le commandant en chef. Le 2 mars, ils votent une loi sur la nomination des
fonctionnaires civils (Tenure of Office Act) qui entre en vigueur malgré le veto de Johnson.
Désormais, le Congrès interdit au président de retirer leurs fonctions aux membres de son
administration qui ont été nommés avec l’approbation du Sénat ; lorsque le Congrès ne siège
pas, une destitution temporaire est possible ; pour devenir définitive, elle doit être acceptée
par les sénateurs. Les législateurs veulent ainsi protéger les fonctionnaires qui partagent leur
hostilité à Johnson et empêcher le secrétaire à la Guerre, Stanton, l’ami des « radicaux », de
perdre son précieux poste d’observation.
Le Congrès accentue son offensive. Profitant de la décision du président, au cours de l’été
1867, de remplacer Stanton par Grant, la Chambre des représentants entame une procédure
d’impeachment à l’encontre de Johnson. L’assemblée donne son accord par 128 voix contre 47
le 22 février 1868. Le dossier est transmis au Sénat et comprend onze chefs d’accusation, tous
centrés sur la violation du Tenure of Office Act. Le procès du président commence le 30 mars
devant le Sénat, transformé en haute cour et présidé par le président de la Cour suprême.
Johnson, aidé par ses avocats, soutient que la loi viole la Constitution, car le pouvoir de
nommer entraîne celui de révoquer. Ses adversaires déclarent que le Congrès peut préciser les
termes de la Constitution, que le président a le tort de ne pas se plier à une loi parfaitement
constitutionnelle et qu’en agissant ainsi il s’expose à une juste condamnation. Le 16 mai,
réquisitoires et plaidoiries sont terminés ; le Sénat décide de voter sur le dernier des chefs
d’accusation qui résume les dix autres. Trente-cinq sénateurs jugent le président Johnson
coupable et demandent qu’il soit démis de ses fonctions ; dix-neuf sont d’un avis contraire. À
une voix près, la majorité des deux tiers n’a pas été atteinte : sept républicains ont préféré
s’unir à douze démocrates. Après un deuxième vote sur les articles 2 et 3 de l’accusation, qui
donne des résultats presque identiques, le Sénat se résout à ajourner ses débats sine die.
L’échec des « radicaux » paraît surprenant, car les contemporains s’accordent à attester
l’impopularité de Johnson et l’on sait, après avoir lu le compte rendu du procès, dans quelle
atmosphère passionnée il s’est déroulé. Mais, d’une part, la défense a su démontrer que le
Tenure of Office Act n’était pas irréprochable (la Cour suprême reconnut en 1926 que
l’argumentation de Johnson était correcte ; la loi avait été abrogée depuis longtemps).
D’autre part, des considérations politiques ont également été prises en compte. Chasser
Johnson de la Maison-Blanche, oui, mais qui le remplacera ? En l’absence d’un vice-président,
la charge devait revenir à Wade, qui présidait le Sénat. Wade avait préparé la liste de ses
secrétaires. « Radical » lui-même, il s’était entouré de « radicaux ». Quelques républicains
conservateurs hésitèrent tout à coup et se refusèrent à choisir entre la peste et le choléra. Ils
se rappelèrent que des élections présidentielles auraient lieu en novembre, qu’il valait mieux
compter sur un candidat plus proche de leurs conceptions, capable au surplus de réunir sur
son nom une majorité d’électeurs. Leur choix s’était porté sur le général Grant et la
convention nationale du parti républicain avait adopté leur point de vue, précisément dans la
deuxième quinzaine de mai. Dans ces conditions, n’était-il pas préférable que Johnson
termine son mandat ?
En fait, ce qui met un terme à la Reconstruction, ce n’est pas que Grant succède à
Johnson et soit réélu en 1872. La preuve en est que même au cours du premier mandat de
Grant, le Congrès prend des mesures concernant le Sud. Officiellement, la Reconstruction
s’achève en avril 1877, lorsque les dernières troupes fédérales quittent le Sud, en l’occurrence
la Caroline du Sud et la Louisiane. Trois explications rendent compte de l’évolution. En
premier lieu, les conservateurs ont retrouvé le pouvoir dans les États de l’ancienne
Confédération. C’est fait, entre 1869 et 1871, en Virginie, en Georgie, en Caroline du Nord et
dans le Tennessee. En 1875, le Texas, l’Alabama, l’Arkansas, le Mississippi suivent l’exemple.
À la fin de 1876, le candidat républicain, Rutherford B. Hayes, a frôlé la défaite. Son succès,
il le doit à une si faible marge que, pour éviter toute contestation, il ne peut éviter d’élaborer
un compromis (tout informel) avec les démocrates, y compris ceux du Sud. L’heure de la
conciliation a sonné. Sur la crise de la guerre civile, le rideau tombe. Somme toute, la victoire
des conservateurs dans les États du Sud découle de la lassitude du Nord, notamment des
milieux d’affaires, fatigués d’une agitation brouillonne de leurs alliés, les républicains
« radicaux ». Ils aspirent au retour au calme, qui sera aussi un retour aux affaires. Le grand
vainqueur de la Reconstruction, c’est sans doute le capitalisme industriel. De plus, la crise
financière de 1873 a annihilé l’esprit de croisade. Les républicains sont déconsidérés par des
scandales qui ont éclaboussé l’entourage du président Grant et d’autres affaires qui, dans les
États du Sud, aboutissent à faire du parti démocrate le parti de la réforme. L’opinion publique
nourrit des préoccupations plus matérielles que spirituelles. Le sort des Noirs ne l’intéresse
plus guère. De temps à autre, un politicien à court d’inspiration « agite la chemise sanglante »,
c’est-à-dire rappelle les souffrances de la Grande Armée de la République, l’armée du Nord, et
l’iniquité des soldats de la Confédération, la division tragique du pays, la glorieuse attitude
des républicains et la détestable politique des démocrates. Cette rhétorique rapporte peu.
L’unanimité du pays se reconstruit au détriment des Noirs. En 1876, la Cour surprême estime
que le 14e amendement n’a pas pour but de confier au gouvernement fédéral la protection des
droits civiques. Les États sont désormais libres de fixer à leur guise le cadre des relations
interraciales. Au moyen d’artifices juridiques, quand ce n’est pas par l’intimidation, les Noirs
du Sud perdent leur droit de vote. La ségrégation dans les écoles, les hôpitaux, les moyens de
transport devient peu à peu une habitude, jusqu’au moment où, en 1896, la Cour suprême en
reconnaît la légalité 1. Si les règlements et les décisions juridiques ne suffisent pas à maintenir
les Noirs à leur place, il arrive que la foule recourt au lynchage : 187 par an de 1889 à 1899
dont 80 % dans le Sud, d’après les statistiques officielles qui, de toute évidence, sous-estiment
la triste réalité. L’esclavage a disparu ; la discrimination lui succède.

Le capitalisme sauvage

À peine la guerre civile s’achève-t-elle, l’optimisme reprend vigueur. Rien ne semble


impossible : des millions de kilomètres carrés à mettre en valeur, des matières premières et
des métaux précieux à exploiter, un vaste marché commun que protègent des barrières
douanières un peu plus élevées depuis 1861 (malgré un léger abaissement postérieur à 1870),
des immigrants qui se pressent en grand nombre sur les quais de New York, de Boston et de
Philadelphie, des hommes politiques qui se dévouent, corps et âme, à l’essor économique du
pays, comment ne pas croire dans l’avenir radieux des États-Unis ? Certes, des esprits
chagrins se demandent si, tout compte fait, la guerre de Sécession n’a pas retardé le
développement économique et ruiné pour longtemps le Sud. Les énormes distances
alourdissent les coûts de transport. Les nouveaux venus manquent de qualification
professionnelle. Qu’à cela ne tienne ! Horatio Alger exprime à merveille le goût de la réussite,
l’admiration pour le self-made man, la conviction que la fortune se ramasse au coin de la rue.
Au moment où il meurt, en 1899, il a publié 119 livres qui portent des titres significatifs :
Fame and Fortune (la Gloire et la Fortune), Only an Irish Boy (Un simple petit Irlandais), The
Telegraph Boy (le Petit Télégraphiste). Tous racontent la même histoire. Il faut travailler dur,
vivre avec frugalité, ne pas fumer ni boire, se lever tôt et se coucher tard, croire en sa chance
et la fortune récompensera de si louables efforts. La route de la vertu conduit des haillons aux
richesses ; l’argent bien acquis fait le bonheur de celui qui le possède.
Il est vrai que le tableau de l’économie américaine est impressionnant. La population
passe de 31,5 millions en 1860 à 76 millions en 1900. Sans doute l’accroissement naturel
décline-t-il. Le taux de natalité qui s’élevait à 44,3 ‰ en 1860 n’est plus qu’à 31,6 ‰ en
1900 ; le taux de mortalité baissse proportionnellement moins : de 21,4 à 18,8 ‰. Ce qui
donne un taux d’accroissement dans le premier cas de 22,9 ‰ ; dans le deuxième cas,
12,8 ‰. La forte croissance démographique tient donc, pour une bonne part, à l’immigration.
C’est en 1854 que l’immigration d’avant la guerre de Sécession avait atteint un sommet :
427 833 immigrants, cela paraissait incroyable, à la limite du supportable, ajoutaient les
nativistes qui s’inquiétaient de l’arrivée massive des Irlandais catholiques. Le conflit n’a pas
stoppé le flux. Après 1865, il grossit. De 1861 à 1870, 2 315 000 personnes entrent aux États-
Unis. Dans la décennie suivante, 2 812 000. Entre 1881 et 1890, nouveau bond en avant :
5 247 000. La dernière décennie du siècle coïncide avec une crise économique et le
ralentissement de l’expansion : le total des immigrants ne dépasse pas 3 700 000 entrées. En
quarante ans, 14 millions de nouveaux venus. Les Européens restent très largement
majoritaires : 86,5 % des immigrants en 1860, 58,1 % en 1880, 73,4 % en 1890 (après
l’interdiction de l’immigration chinoise en 1882), 86,2 % en 1900. Parmi eux, la part des
Britanniques tombe de 19,3 % à 2,7 % ; celle des Irlandais, de 31,7 à 7,9 % ; celle des
Allemands, de 35,5 à 4,1 % (20,3 % en 1890). C’est que depuis 1890, les Polonais, les Russes,
les Italiens, les Juifs d’Europe centrale arrivent massivement. Cette immigration est plutôt
jeune et vient travailler dans les usines. De 1864 à 1884, l’immigration sous contrat est
autorisée. C’est dire combien elle est essentielle au développement économique, non
seulement parce qu’elle fournit une main-d’œuvre que réclame l’industrie, mais aussi parce
qu’elle gonfle la demande du marché intérieur.
Les indicateurs économiques confirment la réussite. L’indice de la production
industrielle, établi par Edwin Frickey, fixe la base 100 à 1899. Il donne 16 pour 1860, 31
pour 1872, 49 pour 1882, 79 pour 1892. En dollars constants (valeur 1929), le produit
national brut saute de 9,1 milliards par an pour les années 1869-1873 à 35,4 milliards pour
les années 1897-1901, soit un taux de croissance annuelle de 4 % et une augmentation de
300 % en trente ans. Sans doute le produit national brut réel par habitant croît-il dans des
proportions moindres : 2 % par an. N’empêche qu’en dollars constants (valeur 1860), il passe
de 147 par an pour les années 1869-1878 à 234 pour les années 1894-1903 2. Il ne faut
pourtant pas dissimuler que la progression est irrégulière. La panique boursière de 1873
débouche sur un ralentissement de trois ans. La crise de 1883 se termine en 1885. Celle de
1893 prend fin en 1897. Peu importe les origines du marasme et les raisons de la reprise.
L’essentiel, c’est la tendance générale et, malgré la phase B qui correspond à un abaissement
des prix et à un malaise de tout le monde occidental, l’expansion l’emporte. Au total, la
production industrielle fait des merveilles : en cinquante ans, elle s’est multipliée par douze.
En 1890, les États-Unis produisent autant dans le domaine industriel que la Grande-Bretagne,
l’Allemagne et la France réunies.
Dans cette période d’industrialisation intense, ce ne sont plus les mêmes industries qui se
maintiennent en tête du peloton. En 1860, les cotonnades, l’industrie du bois, la fabrication
des bottes et des chaussures, les farines menaient la danse pour la valeur ajoutée devant la
confection pour hommes, la métallurgie, l’industrie des machines, etc. Au début du XXe siècle,
le fer et l’acier précèdent les textiles, l’industrie du bois, la fabrication du papier, des produits
alimentaires. Comme le fait remarquer Yves-Henri Nouailhat : « L’industrie de la soie qui
n’occupe que le 25e rang avec une production d’une valeur de 254 millions de dollars dépasse
encore l’industrie qui était au premier rang en 1860. »
L’explosion ferroviaire illustre de manière spectaculaire la vague déferlante de
l’industrialisation. En mai 1869, le premier transcontinental est terminé. La compagnie du
Central Pacific a entrepris les travaux de construction depuis Sacramento en Californie ; des
milliers de coolies chinois sont venus travailler là pour des salaires misérables et beaucoup
sont morts en frayant à la voie un passage à travers les chaînes côtières et les montagnes
Rocheuses. L’Union Pacific, elle, est partie de Saint Joseph sur le Missouri pour traverser les
Grandes Plaines à la rencontre de la ligne venant de l’Ouest. La jonction des deux tronçons
s’est faite à Promontory Point (Utah), dans la joie que suscite un exploit technique. D’autres
transcontinentaux suivront : en 1883, le Northern Pacific relie le lac Supérieur à Portland
(Oregon) ; en 1893 le Great Northern part de Saint Paul pour atteindre Seattle ; entre-temps,
le Santa Fe unit Kansas City à Los Angeles, puis à San Francisco, tandis que le Texas & Pacific
assure la liaison entre La Nouvelle-Orléans et la Californie. C’est l’âge héroïque du « cheval
de fer » que les westerns ont immortalisé, le vieux rêve, enfin réalisé, du voyage ferroviaire
de l’Atlantique au Pacifique. La railroad mania (folie du chemin de fer) revêt un caractère
gigantesque. En 1860, les États-Unis comptent 48 000 kilomètres de voies ferrées ; en 1870,
près de 85 000 ; en 1882, 193 000, soit la moitié du réseau mondial. Huit ans plus tard, il y a
267 000 kilomètres de voies construites et près de 320 000 à la fin du siècle. Jamais les
chemins de fer ne connaîtront aux États-Unis un tel succès. Ils triomphent. Leur domination
s’étend à toute la vie économique, pénètre largement dans la vie politique, dans la culture et
les mentalités.

Les lignes de chemin de fer de l’Ouest en 1884

À y regarder de plus près, l’histoire des chemins de fer mérite moins de lyrisme. C’est
d’abord le domaine des grosses affaires. Les compagnies qui ont construit les
transcontinentaux ont bénéficié de l’aide fédérale. De chaque côté de la voie, l’Union Pacific
et le Central Pacific ont reçu des concessions foncières, tout comme les sociétés qui ont suivi
leur exemple, plus des prêts qui ont varié suivant les difficultés du terrain. En tout,
52,4 millions d’hectares sur les 70 millions que le gouvernement fédéral a distribués. Autant
de lots, nécessairement bien desservis, que les compagnies ont vendus à bon prix ou loués aux
candidats à la colonisation. La mise en valeur des Grandes Plaines est pour elles une
nécessité ; il faut des passagers et du fret pour rentabiliser les investissements. C’est que cette
énorme entreprise repose malgré tout, pour l’essentiel, sur des capitaux privés. Aux environs
de 1880, l’investissement s’élève à 4 800 millions de dollars ; en 1897, le total des actions et
des obligations équivaut à 10,5 milliards, alors que la dette nationale ne dépasse pas
1,3 milliard. Que d’affaires juteuses, de combines en tous genres, d’activités financières et
boursières se dissimulent derrière ces statistiques ! Les capitaux américains n’y suffisent pas.
Le tiers de l’investissement à la fin du XIXe siècle provient de l’étranger, surtout de Grande-
Bretagne. De quoi engendrer des milliers de transactions, de ventes d’actions et d’obligations,
de fusions, auxquelles se livrent les « rois des chemins de fer ». Les batailles qui agitent les
États-Unis de l’époque se déroulent entre ces personnages, Hill contre Harriman, Gould contre
Vanderbilt. En 1906, les deux tiers du réseau américain sont entre les mains de sept groupes.
Fini le temps de l’hétérogénéité. Plus question de conserver des écartements fantaisistes et
différents. Depuis 1883, les compagnies ferroviaires ont obtenu que le pays soit divisé en
quatre fuseaux horaires. Maintenant que le chemin de fer a assuré sa victoire, le temps, c’est
de l’argent.
Le prix des transports s’abaisse considérablement. En moyenne, il faut compter 1 cent
par tonne et par mile (1,609 kilomètre), tandis qu’il en coûte 17 cents pour transporter une
tonne sur un mile de voie routière, mais 0,13 cent sur un mile de voie navigable. Les
innovations technologiques rendent le transport ferroviaire plus rentable : rails d’acier, freins
Westinghouse à air comprimé, chaudières à vapeur, wagons réfrigérés, chargement
automatique des marchandises, confort croissant des voitures que les wagons Pullman
symbolisent. Mais l’enthousiasme des historiens pour la railroad mania est tempéré depuis
quelques années par les travaux des économètres, en particulier Robert Fogel et Albert
Fishlow. Par des calculs fort complexes, ils démontrent que sans les chemins de fer il y aurait
eu, malgré tout, une réelle mise en valeur du pays, que les Américains auraient accordé plus
d’importance aux canaux et aux cours d’eau, que pour un PNB de 12 milliards en 1890
l’apport des chemins de fer atteint 1 %, au maximum 5 % si l’on tient compte des activités
économiques qu’a provoquées l’essor du rail. Il faut préciser que les conclusions des
économètres ne suscitent pas l’unanimité. Elles ont au moins le mérite de nous ouvrir les
yeux sur les autres activités industrielles, sur la sidérurgie et la métallurgie qui font alors des
progrès considérables, sur la transformation de la laine et du coton, sur la confection, sur les
diverses industries alimentaires qui poursuivent, elles aussi, une étonnante expansion.
Enfin, trois facteurs de l’industrialisation méritent d’être soulignés. Le taux de formation
du capital s’accroît, ce qui revient à dire que les profits sont réinvestis et que peu à peu se
crée un marché américain des capitaux. De plus, la demande intérieure augmente, ne fût-ce
qu’en raison de la croissance démographique. En conséquence, même si les Américains sont
présents sur les marchés mondiaux et mènent la vie dure aux Britanniques, aux Allemands et
aux Français, le commerce avec l’étranger représente au début du XXe siècle à peine 5 % du
total de la valeur ajoutée de la production industrielle. Quant à la rationalisation du travail,
elle a accompli d’énormes progrès. Le système des pièces interchangeables s’étend à la
plupart des industries mécaniques. Les inventions témoignent de ce dynamisme, que mettent
bien en valeur le nombre de brevets et l’importance de l’enseignement technique. L’ampoule
électrique de Thomas Edison, le téléphone d’Alexander Graham Bell, le fil de fer barbelé de
Joseph Glidden, autant d’exemples qui montrent que les États-Unis ont cessé d’être à la
remorque de l’Europe.
Dans ce tourbillon des affaires, l’entrepreneur joue un rôle primordial. Il s’offre en
modèle à la société américaine. Avant la guerre de Sécession, deux types d’individus
donnaient le ton : le planteur, avec un genre de vie qu’on qualifiait un peu vite
d’aristocratique, le grand commerçant, mi-aventurier mi-businessman, toujours prêt à
s’embarquer sur les mers et à prêcher la bonne nouvelle aux mécréants. La disparition de
l’esclavage a entraîné celle de la plantation ; quant au grand commerce, il pâlit aux côtés de
l’industrie et de la banque. Deux hommes incarnent le capitalisme sauvage : Andrew Carnegie
et John D. Rockefeller. L’un et l’autre ont écrit leurs mémoires, sources précieuses pour
l’historien. Tous deux ont fait fortune dans une activité industrielle de type nouveau.
Carnegie, c’est le symbole du rêve américain. Né en Écosse en 1835, il s’installe aux États-
Unis avec sa famille à l’âge de treize ans. Il fait tous les métiers ou presque. D’abord bobineur
dans une usine de cotonnades, puis mécanicien télégraphiste, il entre en 1853 au
Pennsylvania Railroad et y travaille douze années. Pendant la guerre de Sécession, il organise
pour les fédéraux les transports ferroviaires et le télégraphe. Mais Carnegie manifeste un sens
aigu des affaires. Il hypothèque la maison de sa mère pour investir dans une compagnie de
chemins de fer, en particulier dans l’exploitation des wagons-lits. Il place également de
l’argent dans la construction de ponts métalliques, puis dans des usines métallurgiques, des
hauts fourneaux et des fabriques de locomotives. Des placements qui rapportent. Carnegie
comprend alors que la sidérurgie est une activité prometteuse. Trois ans après avoir quitté le
Pennsylvania Railroad, il jouit d’un revenu annuel de 50 000 dollars. Dès lors, rien ne peut
plus l’arrêter. Il prend des participations, achète et revend, étend son empire. Son but est
d’abaisser les coûts pour accroître les ventes. Il introduit aux États-Unis l’acier Bessemer.
Lorsqu’une crise ralentit l’essor industriel, il se fait prudent, diversifie ses activités autant que
possible. Tout au plus se livre-t-il à une concentration verticale qui le conduit à acheter des
mines de charbon et à rester présent dans le domaine des chemins de fer. À Pittsburgh, à
Homestead, dans les mines de fer du Mesabi (Minnesota), il est le roi. En 1899, la Carnegie
Steel reçoit une charte de l’État du New Jersey. Son capital s’élève à 320 millions ; son profit,
l’année suivante, à 40 millions dont 25 vont à Carnegie. En 1901, le vieil homme vend son
empire au banquier Morgan, mais conserve une part importante dans la nouvelle société,
l’United States Steel.
Rockefeller appartient à la même génération et, dans une large mesure, au même monde.
Il est né en 1839 dans l’arrière-pays de l’État de New York. Il suit ses parents à Cleveland
(Ohio) où il devient comptable. Sa première aventure dans les affaires a pour cadre une
société de courtage. En 1859, le premier puits de pétrole est foré aux États-Unis. Rockefeller
a immédiatement saisi l’importance du liquide noirâtre qui jaillit à Titusville en Pennsylvanie.
Il investit de l’argent, collecte des capitaux, installe des raffineries à Cleveland, fonde en
1870 la Standard Oil de l’Ohio avec un capital d’un million. Pendant dix ans, c’est la guerre
du pétrole. D’innombrables sociétés extraient, raffinent, distribuent. Rockefeller met de
l’ordre. À son profit, cela va de soi, puisque, aux environs de 1880, il détient près de 95 % de
la capacité de raffinage. À partir de ce moment-là, il se livre avec détermination à une
concentration financière qui se caractérise en 1882 par la création d’un trust, la Standard Oil
de l’Ohio. En 1899, le trust cède la place au holding et la Standard Oil s’installe dans le New
Jersey. Puis, en 1911, le holding doit laisser leur indépendance à bon nombre de filiales. Dans
le même temps, Rockefeller s’intéresse aux chemins de fer qui transportent le pétrole, aux
pipelines qui remplacent les wagons-citernes, à la sidérurgie, à la métallurgie, à l’industrie du
bois. Il meurt en 1937 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
On pourrait tracer également le portrait de Cooke, de Gould, de Vanderbilt ou de
Morgan. On découvrirait chez les uns et les autres des traits communs qui valent pour
l’entrepreneur américain de la seconde moitié du XIXe siècle. Les riches constituent un petit
groupe : en 1890, 125 000 Américains sur les 63 millions que compte le pays possèdent la
moitié de la richesse nationale. Un industriel qui est aussi un financier comme Frick possède
une fortune de 50 millions, 23 000 hectares de terrain houiller, 83 mines, 2 000 fours à coke
et fait travailler 11 000 mineurs. Leur genre de vie laisse rêveur. De superbes demeures à
New York, Philadelphie, Boston, des résidences secondaires de Newport (Rhode Island) au
cap Cod (Massachusetts) avec le confort le plus moderne de l’époque (chauffage central,
téléphone, électricité)… ils vivent dans l’Amérique des mille et une nuits. L’or coule à flots.
Les bijoux brillent de tous leurs feux. Le gaspillage, le bon et le mauvais goût, l’horrible et le
beau frappent les observateurs. À cent lieues d’un homme comme Thomas Woodrow Wilson,
professeur de sciences politiques à l’université de Princeton, dont le salaire annuel en 1897
est d’environ 3 000 dollars.
Ce qui nous étonne aujourd’hui, c’est que cette richesse extraordinaire suscite
l’admiration, rarement la critique. Certes, on pourrait citer des auteurs qui n’aiment pas le
système et le font savoir, à commencer par Lester Frank Ward, Henry George et Edward
Bellamy 3. Ils démontent les mécanismes de la société industrialiste, soulignent ses excès et
ses abus, ses injustices et sa perversité. Leur succès est limité. En revanche, l’évangile de la
richesse triomphe. Il découle d’une interprétation du darwinisme, celle de Herbert Spencer.
Ce philosophe anglais jouit d’une autorité sans égale aux États-Unis, sans doute parce qu’il a
su écrire ce que les Américains sentaient confusément. La lutte pour la survie, estime-t-il,
marque l’évolution des espèces et imprègne tout autant l’espèce humaine. En conséquence,
ceux qui l’emportent dans la bataille quotidienne, ce sont les plus forts, les plus doués, les
plus méritants. Se battre est une qualité que le succès récompense. C’est la loi de la nature.
Carnegie raconte que, lorsqu’il lut Spencer pour la première fois, il fut ébloui : « La lumière
m’inonda et tout fut clair. » De là, les réceptions fastueuses que l’Amérique réserve à Spencer.
En moins de quarante ans, ses ouvrages se vendirent à plus de 300 000 exemplaires, un très
grand succès de librairie pour l’époque. Ses idées furent inlassablement reprises et diffusées
par des journalistes, des enseignants, des conférenciers au point qu’elles ont modelé la pensée
américaine jusqu’à la Grande Crise de 1929. Imbu de ce darwinisme social, Carnegie donne
des conseils aux débutants : « Il est bon, écrit-il en 1902, que les jeunes gens commencent par
le commencement et occupent les positions les plus subordonnées. De nombreux hommes
d’affaires de Pittsburgh ont, au seuil de leur carrière, reçu une responsabilité sérieuse. On
leur a présenté le balai et ils ont passé les premières heures de leur vie d’affaires à balayer le
bureau. […] J’étais moi-même l’un de ces balayeurs. […] Je ne donnerais pas un sou du jeune
homme qui ne se voit pas déjà le partenaire ou le chef d’une firme importante […]. Dites-
vous : “Ma place est au sommet.” Soyez roi dans vos rêves. » Le rival pour les fils des
hommes d’affaires ? « Prenez garde au jeune qui doit plonger directement dans le travail à la
sortie de l’école primaire et qui commence par balayer le bureau. C’est lui l’outsider probable
qu’il vaut mieux que vous surveilliez. » Et si Rockefeller, plus missionnaire, moins extraverti,
profondément baptiste, s’exprime avec plus de parcimonie, le message qu’il fait passer est
comparable. N’a-t-il pas prononcé cette phrase qui résume sa conception de la vie : « Dieu m’a
donné mon argent » ?
Aussi les millionnaires, environ 4 000 en 1892, ont-ils des devoirs. D’après Carnegie, ils
doivent vivre sans ostentation, dépenser raisonnablement pour eux-mêmes et leur entourage,
donner à ceux qui n’ont pas. Il leur appartient de gagner beaucoup pour le distribuer en partie
à la société environnante. « L’homme riche, nous assure Carnegie, devient ainsi l’homme de
confiance, l’agent de ses frères les plus pauvres. Il recourt en leur faveur à sa plus grande
sagesse, expérience et capacité à administrer. Il fait pour eux mieux qu’ils ne feraient ou
pourraient faire pour eux-mêmes. » Ce ne sont d’ailleurs pas des paroles en l’air. Carnegie a
offert des bains publics à Dunfermline, sa ville natale. À l’égard de ses ouvriers, son attitude
est paternaliste : pas de syndicats, mais une pension assurée et fondée sur une caisse de
retraite. On n’en finirait pas de citer les institutions qui ont été aidées, voire créées par
Carnegie : l’Institut de Pittsburgh, des universités écossaises, l’Institution Carnegie à
Washington, le palais de la Paix à La Haye, la Fondation Carnegie pour la paix internationale,
l’Institut de recherche sur le radium de Marie Curie. Sans oublier les 7 500 orgues qu’il a fait
acheter pour des églises et les innombrables subventions qu’a distribuées la Fondation.
Attitude identique de la part de Rockefeller. Les églises, baptistes ou non, sont les principales
bénéficiaires ; puis, la ville de Cleveland, des universités. On estime à 600 millions de dollars
les dons qu’il a faits.
L’image de l’entrepreneur serait plutôt positive. Des riches qui savent utiliser leur argent
pour le bonheur de tous, des hommes d’affaires ouverts aux techniques les plus modernes, des
partisans du progrès technologique, des administrateurs qui font preuve d’imagination, on
serait tenté de conclure comme William Graham Sumner, de l’université Yale, qui justifiait la
« concentration de la richesse » en ces termes : « Les millionnaires sont le produit de la
sélection naturelle. Ils choisissent ceux qui peuvent remplir les tâches à exécuter et en ce sens
agissent sur l’humanité. […] Ils ont de gros revenus et vivent dans le luxe, mais c’est une
bonne affaire pour la société. »
Néanmoins, un caractère de ce capitalisme sauvage fait peur aux Américains de la fin du
XIX siècle. C’est la tendance irrésistible à la concentration. Des sociétés ont commencé à
e

s’entendre sur les prix, voire sur la division du marché, tout en conservant leur
indépendance ; elles ont formé des pools. Puis, le 2 janvier 1882, la Standard Oil s’est
constituée en trust. Les actionnaires de quarante sociétés ont échangé leurs titres de propriété
contre des bons de garantie de la SO. Ils font confiance (to trust = faire confiance) aux neuf
trustees qui géreront l’ensemble des affaires du groupe. L’exemple est suivi par les producteurs
de sucre, d’huile de coton et de lin, de whisky, etc. Le mot désigne non plus seulement une
nouvelle forme d’association, mais le mouvement de concentration lui-même. Pour un large
public, c’est le résultat d’un complot qui vise à assassiner la liberté d’entreprendre. Cette
liberté, chère au cœur des Américains, repose sur la certitude que chacun a le droit de se
lancer dans les affaires et que les petites unités économiques correspondent à l’idéal. Le trust
apparaît alors comme l’ennemi du bien public, le serviteur d’intérêts étroits qui menacent la
collectivité. L’opinion s’inquiète. Quelques États tentent de mettre sur pied une législation
antitrust. En fait, la taille des entreprises fait que le problème est du ressort du pouvoir
fédéral. Après un débat de deux ans, le Congrès vote la proposition de loi du sénateur John
Sherman, le 2 juillet 1890. La réglementation n’est guère efficace. Une armée d’avocats,
grassement rémunérés, tournent les textes en les interprétant à leur manière. Et pourtant, en
1892, la Standard Oil de l’Ohio est contrainte de se dissoudre. Elle se reconstitue suivant les
lois du New Jersey et forme un holding en 1899. C’est une société de portefeuilles qui ne joue
aucun rôle industriel, mais possède d’autres sociétés ou détient une part suffisante de leur
capital pour influer de manière décisive sur leur politique. Un système plus sophistiqué que
celui du trust, qui survivra au prix de quelques aménagements. La Cour suprême exprime son
indifférence à l’égard de la loi Sherman et laisse faire, au moins jusqu’à 1901-1902. Le
mouvement de concentration se poursuit. Des sociétés disparaissent par fusion ou rachat. Et
l’évolution atteint son zénith avec la formation de la US Steel en 1901.
On ne peut s’empêcher d’observer que les mentalités du temps ne sont pas dépourvues
d’ambiguïté. Carnegie, Rockefeller et les autres font du darwinisme social leur système de
références. Tout en s’employant à accélérer la concentration des affaires. Ils proclament leur
hostilité à l’intervention du pouvoir politique dans la vie économique, mais ils demandent et
obtiennent une législation douanière qui les protège et des aides gouvernementales comme
les concessions de terres qui vont aux compagnies ferroviaires. Dans cet évangile de la
richesse, l’économique est roi, avec la bénédiction, réelle ou supposée, de la nature, de Dieu
et de Spencer. Est-ce à dire que les businessmen soient condamnables ? Henry Demarest Lloyd
dans Wealth Against Common-wealth (la Fortune contre la communauté), les journalistes et les
écrivains muckrakers (cf. chapitre suivant), l’historien Matthew Josephson dans The Robber
Barons (les Barons voleurs), paru en 1934, l’ont soutenu. Ces hommes d’affaires ont accumulé
leur fortune en recourant aux pires méthodes. En donnant l’impression de défendre la libre
entreprise, ils l’ont fait disparaître. Leurs activités n’ont pas servi le développement industriel
autant qu’ils ont bien voulu le clamer. Ils n’ont même pas rempli leurs responsabilités sociales
comme ils auraient dû le faire. Jugement sévère, sans doute, qu’aujourd’hui on aurait
tendance à nuancer.
À civilisation industrielle, civilisation urbaine. Au grand regret des Américains qui ont
été nourris de la tradition ruraliste. Jefferson et ses disciples n’ont cessé de répéter que la
ville, c’est l’empire du mal ; que l’Amérique ne sera fidèle à sa mission qu’à la condition
d’échapper au « cancer » des cités ; que rien ne vaut le bonheur de naître, de vivre et de
mourir dans une ferme. Les réalités sont autres. Près d’un Américain sur deux vit maintenant
dans une ville. En 1890, 448 villes dépassent 8 000 habitants, parmi lesquelles 26 comptent
plus de 100 000 habitants. Il faut attendre 1860 pour que les États-Unis aient une ville de
1 million d’habitants ; quarante ans plus tard, elles sont trois : New York, Philadelphie,
Chicago. La première est largement en tête avec une population de 3 437 202 habitants ; il
est vrai qu’elle vient d’absorber Brooklyn et du coup s’est accrue soudainement. L’essor de
Chicago est encore plus extraordinaire. C’était au temps du président Jackson un minuscule
hameau ; mais en 1880, elle a atteint les 500 000 habitants. En 1893, l’exposition mondiale
qu’elle abrite lui donne une réputation universelle. Au recensement de 1900, la voici
cinquième ville du monde, avec 1 700 000 habitants. Le type même de la ville-champignon.
Philadelphie ne peut plus rivaliser avec New York ni avec Chicago, bien que, de 1860 à 1890,
elle soit passée de 566 000 à 1 300 000. Boston et Saint Louis ont en 1900 moins de 600 000
citoyens. L’une des raisons majeures de l’urbanisation se trouve dans l’immigration. À
l’exception de quelques groupes nationaux comme les Norvégiens, les immigrants s’établissent
dans les cités, et non dans les campagnes qui ne jouissent pas du prestige de l’industrie. Parmi
les Irlandais et les Russes, 5 immigrants sur 6 font ce choix ; parmi les Italiens et les
Hongrois, 3 sur 4 ; parmi les Anglais, les Écossais, les Autrichiens et les Grecs, 7 sur 10 ;
parmi les Allemands, 2 sur 3 ; parmi les Suédois, 3 sur 5. D’après le recensement de 1900,
10,3 millions d’Américains sont nés à l’étranger, soit 1 Américain sur 7. Mais dans les villes,
la proportion est beaucoup plus forte : le quart de la population de Philadelphie, le tiers de
celle de Chicago et de Boston, les quatre cinquièmes de celle de New York sont nés à
l’étranger ou nés de parents étrangers. Les Italiens de New York équivalent par leur nombre à
la moitié de la population de Naples. Les Irlandais sont deux fois et demie plus nombreux à
New York qu’à Dublin.
La conséquence, c’est que les paysages urbains changent. Le progrès technique est un
premier facteur d’explication. Les rues s’éclairent au gaz, au kérosène, puis à partir de 1879 à
l’électricité. San Francisco et Cleveland ont donné l’exemple. La sécurité urbaine en est
améliorée, encore que, éclairées ou non, les villes américaines n’aient jamais été des havres
de paix. Mais l’éclairage offre aux théâtres des possibilités nouvelles et aux patrons les
moyens de faire tourner les machines de jour et de nuit. L’électricité, c’est aussi le tramway
qui relie le centre aux banlieues ; en ce domaine Richmond fait la première le pas décisif en
1887. C’est encore l’ascenseur ; avec lui et l’usage du fer, de la fonte, enfin de l’acier, voilà
qu’apparaît l’une des originalités majeures du paysage urbain de l’Amérique : le gratte-ciel. Le
Tacoma Building de Chicago est terminé en 1888. Un bâtiment de treize étages à charpente
entièrement métallique. Peu auparavant, le Home Insurance Building, achevé en 1885,
unissait le fer et la fonte. Cette architecture a trouvé son maître en la personne de Louis
B. Sullivan. Ailleurs, l’imitation de l’Europe l’emporte. On fait du gothique, du style français
ou suisse, quand on ne se contente pas, tout simplement, de reproduire les châteaux de la
Loire ou les palais de la Renaissance.
La ville s’étend. Elle a besoin de rues pavées, de trottoirs pour les armées de piétons, de
kilomètres d’égouts, d’une alimentation considérable en eau, de tout ce qui constitue les lieux
indispensables à la vie urbaine. Une fièvre de construction, de spéculation, de corruption
provoque ce qu’un journaliste dénommera la « honte des villes ». Les fils télégraphiques et
téléphoniques sont encore aériens. Les premières lignes de métro fonctionnent comme
l’aérien (elevated) de New York. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! À y regarder de plus près, les
différences sautent aux yeux. La croissance urbaine touche les États de la côte atlantique, et
encore ceux du Nord, puis la Californie et le pourtour des Grands Lacs. Cinq États seulement
rassemblent 50 % de la population urbaine (New York, Pennsylvanie, Massachusetts, Illinois,
Ohio). Ailleurs c’est le règne des petites villes, des bourgades et des villages, des fermes
isolées et des espaces vides, que dominent des centres qui s’appellent Saint Paul et
Minneapolis, Denver ou San Francisco. Et puis, dans les métropoles qui s’enorgueillissent de
leurs gratte-ciel, la misère n’est jamais bien loin.
Sans aucun doute, à la fin du XIXe siècle, la plupart des ouvriers vivent mieux qu’en
Europe. Si l’on prend l’année 1860 pour base 100, les prix de détail montent à 141 en 1870,
descendent à 110 en 1880, puis à 98 en 1890 ; les salaires passent à 167 en 1870, s’affaissent
à 143 en 1880, remontent à 168 en 1890. Le niveau de vie s’est amélioré. Le temps de travail
tend à se réduire. Le repos hebdomadaire s’instaure peu à peu, sauf dans les aciéries où il
n’est pas rare qu’un ouvrier travaille sept jours par semaine. La journée de travail varie, en
moyenne, entre 10,9 et 10,1 heures, encore que dans les industries textiles du Sud, dans les
aciéries et les brasseries, elle soit plutôt de 14 heures et que dans la fonction publique (loi de
1868 amendée en 1892) elle tombe à 8 heures. Dans la population active les femmes
comptent pour un cinquième. De 1880 à 1910, le nombre des enfants de 10 à 15 ans qui
exercent un emploi augmente de 1 à 2 millions. Mais n’oublions pas qu’aux États-Unis la
diversité l’emporte toujours. D’une région à l’autre, les écarts de salaires sont importants :
dans l’Est, 15 à 30 % de plus que dans le Sud et 40 % de moins que dans l’Ouest. Suivant le
sexe, l’âge et la qualification, les variations sont sensibles. Rien ni personne ne protège
l’ouvrier contre la crise économique, la maladie, la vieillesse, les pressions de toutes sortes.
La sécurité de l’emploi est une notion inconnue.
Pourtant, en dépit des taudis et d’une misère qui s’étale au grand jour, la révolution
sociale ne menace pas et certains d’ajouter que la lutte des classes n’existe pas plus que le
sentiment d’appartenir à la classe ouvrière ou à la bourgeoisie. En tout cas, l’histoire du
mouvement syndical témoigne de l’absence d’unité du monde du travail.
C’est en 1842 que la Cour suprême de l’État du Massachusetts déclare qu’il n’est pas
« illégal que les travailleurs s’associent pacifiquement pour améliorer leur sort ». Mais
l’organisation ouvrière n’a pas d’autonomie ; elle se confond alors avec tel ou tel parti
politique ou revêt la forme, un peu exotique, de l’expérience utopique. En fait, la National
Labor Union donne le signal de départ. Elle se crée en 1866 à Baltimore, rassemble des
ouvriers qualifiés comme les typographes, les chapeliers, les tailleurs de pierre et les
cigariers, réclame la journée de huit heures, l’arbitrage dans les conflits du travail, la gestion
ouvrière d’usines coopératives. Pour mieux défendre son programme, elle se transforme en
un parti politique qui échoue aux élections de 1872 et disparaît. Les Chevaliers du travail
prennent le relais. L’ordre est fondé secrètement en 1869 et perd son caractère clandestin en
1878. Point d’exclusives : peuvent adhérer les hommes et les femmes, les Blancs et les Noirs,
les ouvriers et les fermiers, les manœuvres et les artisans. En revanche, les joueurs, les
avocats, les médecins, les banquiers et les marchands de boissons alcoolisées ne sont pas
admis. Le programme est audacieux : la journée de huit heures, le boycottage des mauvais
patrons, le recours à l’arbitrage, l’impôt progressif sur le revenu, l’établissement de
coopératives, l’emploi du papier-monnaie, la prohibition de l’alcool. Le Grand Maître de
l’ordre prononce des discours enflammés contre la grève, mais c’est grâce aux grèves que les
Chevaliers du travail attirent bientôt jusqu’à 700 000 adhérents. L’une d’elles est capitale
dans l’histoire du syndicalisme aux États-Unis et dans le monde. Elle a lieu le samedi 1er mai
1886 avec pour objectif la journée de huit heures. Le 4 mai, une réunion anarchiste se tient à
Chicago pour protester contre la brutalité de la police. Sur la place du Haymarket, une bombe
explose aux pieds des policiers qui ripostent : 7 policiers tués, 70 blessés. Les Chevaliers du
travail sont accusés d’avoir fomenté la violence. L’opinion publique ne fait pas la distinction
entre les anarchistes et les syndicalistes. Les effectifs du syndicat tombent en chute libre.
Mais, partout dans le monde à l’exception des États-Unis qui choisissent le premier lundi de
septembre, la journée du 1er mai devient la fête du travail, le symbole de la lutte du
mouvement ouvrier.
En 1881 se crée à Pittsburgh une Fédération des syndicats de métiers et des ouvriers
qualifiés. Elle réunit à peine 45 000 membres. En 1886, à Columbus (Ohio), elle s’élargit et
devient la Fédération américaine du travail (American Federation of Labor, AFL). Son
président se nomme Samuel Gompers et, à l’exception de l’année 1894-1895, occupe cette
charge jusqu’à sa mort en 1924. L’AFL s’implante lentement : 265 000 adhérents en 1897,
548 000 en 1900 sur un total de 868 000 syndiqués, alors que la population active correspond
à 29 millions. C’est tout compte fait une réussite qui mérite des explications. L’action
syndicale de l’AFL repose sur une philosophie très simple. « Nous n’avons pas de buts ultimes,
déclare en 1893 Adolph Strasser, président de l’Union des cigariers. Nous avançons jour après
jour. Nous luttons seulement pour des objectifs immédiats – des objectifs qui peuvent être
réalisés en quelques années. » Ce qui signifie : augmentation des effectifs, reconnaissance du
syndicat par le patronat, discussion et signature des conventions collectives, lutte pour des
salaires plus élevés et des journées moins longues, amélioration du sort des ouvriers. L’AFL
ne conteste pas le bien-fondé du capitalisme et du salariat. Elle n’a pas de visées idéologiques.
Elle défend les ouvriers qualifiés et blancs, car pour elle les étrangers, les immigrants récents
et sans qualification, les Noirs sont les instruments que les patrons emploient pour faire
baisser les salaires et éventuellement briser les grèves. Elle rejette toute intervention
politique et ne demande pas au gouvernement fédéral de protéger les ouvriers contre leurs
employeurs. Somme toute, elle tente d’acclimater le syndicalisme aux États-Unis et de faire
comprendre aux Américains que le militantisme syndical est aussi une idée américaine. En ce
sens, elle a su tenir une place que les Chevaliers du travail ont abandonnée. Libre aux
anarcho-syndicalistes de défendre un programme révolutionnaire qui fait peur au plus grand
nombre et séduit, grâce à l’International Workers of the World, fondé en 1905, des ouvriers
non qualifiés, des migrants, des étrangers.
Faute d’une syndicalisation profonde du monde ouvrier, les grèves sont souvent dures et
malaisément contrôlables. La répression n’en est que plus impitoyable. C’est le cas à Cœur
d’Alene (Idaho) et à Homestead (Pennsylvanie) en 1892, à Chicago en 1894 dans les usines
Pullman. L’atmosphère est si défavorable à l’action syndicale que la Cour suprême rend un
arrêt qui assimile les organisations ouvrières à des trusts, donc passibles de la loi Sherman. En
un mot, la violence des conflits sociaux, l’hétérogénéité du monde ouvrier que divisent des
clivages nationaux, ethniques, religieux et raciaux, l’échec de l’anarcho-syndicalisme,
l’attitude des pouvoirs publics, tout concourt à rendre plus attrayant le pragmatisme de l’AFL.
Les ouvriers américains croient au syndicalisme de la négociation. Et dans le même temps ils
imaginent que n’importe qui peut réussir l’ascension sociale de Carnegie et de Rockefeller,
que le self-made man est promis au plus bel avenir, que les Américains resteront toujours,
pour reprendre l’expression de l’historien David Potter, le « peuple de l’abondance ».

Le mouvement populiste

La crise surgit de l’Ouest, là où on ne l’attendait pas. C’est que, du Mississippi au


Pacifique, s’étend un immense réservoir de terres et de richesses qui devraient assurer la
fortune éternelle du pays. Le peuplement ne cesse pas d’y progresser. Le Centre Nord-Ouest
(Minnesota, Iowa, Missouri, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Nebraska, Kansas) comptait
3 856 000 habitants en 1870 ; il en compte 10 347 000 en 1900. Le Centre Sud-Ouest
(Arkansas, Texas, Oklahoma, Louisiane) passe de 2 029 000 à 6 532 000 habitants. La région
des Montagnes (Montana, Idaho, Wyoming, Colorado, Nouveau-Mexique, Arizona, Nevada,
Utah) rassemble en 1900 cinq fois plus d’habitants qu’en 1870. Enfin, la côte pacifique
(Californie, Oregon, Washington) multiplie sa population par quatre. L’Ouest tout entier
correspondait en 1870 à 17,23 % de la population des États-Unis ; en 1900, à 27,59 %. Le
centre de gravité s’est déplacé. Il se situe, au début du XXe siècle, dans l’Indiana sur le
86e méridien, alors qu’à la fin de la guerre de Sécession il se trouvait dans l’Ohio entre le 83e
et le 84e méridien.
Rien n’est facile pour les pionniers. Le voyage n’en finit pas. Pour ceux qui n’ont pas
choisi de s’embarquer, de contourner le cap Horn pour atteindre la Californie, c’est, avant
l’extension des chemins de fer, la marche à pied pendant plusieurs mois, dans l’inconfort et
l’insécurité, avec des chaleurs excessives en été et des froids très rigoureux dès octobre. Grâce
à la voie ferrée, les transports sont plus rapides et moins chers. À l’arrivée point de comité
d’accueil, une vie rude et primitive. Tout reste à faire, à construire, à semer. Ils ont quitté
l’Est, la « civilisation », persuadés qu’ils allaient entrer dans un nouveau jardin d’Éden, tel que
le décrivent les brochures et les guides ; ils découvrent la « sauvagerie », des pistes mal
tracées, des espaces illimités, la solitude. Les premiers sont partis vers l’Ouest, attirés par l’or
de la Californie, puis par l’argent des Rocheuses. Ils ont débarqué à San Francisco avant de
s’enfoncer dans les montagnes et revenir, parfois riches, très souvent bredouilles. D’autres
élèvent des bovins, par exemple dans le Texas, et vont les vendre aux abattoirs du Nord et
des Grands Lacs. Ils mènent leurs troupeaux jusqu’aux gares ferroviaires, comme Abilene,
Wichita, Ellsworth, Dodge City. De là, leurs animaux sont expédiés vers Chicago et New
York. Les agriculteurs, eux, découvrent, dans le dernier quart du siècle, que les Grandes
Plaines valent la peine d’être colonisées. D’après la rumeur, elles ne formaient qu’un grand
désert, sans eau ni forêt, donc inhospitalier. Les pionniers apprennent à extraire l’eau des
profondeurs, grâce aux éoliennes, et à construire leurs maisons avec d’autres matériaux que le
bois, par exemple la terre séchée. Des Dakotas au Texas, les richesses agricoles sont
inépuisables, le blé au nord, le maïs au centre, le coton au sud.
À condition, d’abord, d’imposer aux transhumants la loi des sédentaires. C’est que les
éleveurs détruisent les récoltes sur leur passage. Le conflit se règle à coups de fusil et, mieux
encore, par l’installation de clôtures après que Glidden a inventé et commercialisé le fil de fer
barbelé. L’élevage se déplace alors vers l’ouest. Dans les zones arides, le mouton ; ailleurs, les
bovins que continuent de garder des cow-boys, moins romanesques que nous les montre le
cinéma hollywoodien. Dès que l’irrigation est possible, l’agriculture reprend ses droits. Et les
surfaces cultivées s’étendent comme elles ne l’ont jamais fait auparavant. De 1860 à 1900, le
nombre des fermes est multiplié par trois.
Il faut repousser les Indiens, qui sont des gêneurs, capables de retarder, mais point
d’empêcher le peuplement de l’Ouest. Pas question d’en faire des Américains comme les
autres, même s’ils le voulaient. Ils sont parqués dans le territoire que le président Jackson a
délimité pour les tribus du Sud de l’autre côté du Mississippi ou bien survivent tant bien que
mal dans les Grandes Plaines et aux abords des Rocheuses. Les terres qu’ils occupent sont-
elles fertiles ou le sous-sol recèle-t-il des richesses minières ? Les pionniers violent les traités,
se livrent à des carnages qui engendrent d’autres carnages. L’armée fédérale, trop peu
nombreuse, ne parvient pas à maintenir l’ordre et d’ailleurs se considère avant tout comme le
défenseur des Blancs 4. Les guerres contre les Cheyennes et les Arapahos, contre les Sioux 5,
contre les Nez Percés, etc., aboutissent à un génocide que les massacres de bisons par les
pionniers et les voyageurs rendent encore plus aisé. La loi Dawes de 1887 autorise
l’éclatement des réserves, la propriété individuelle des Indiens. De bonnes intentions qui se
fondent sur la mauvaise conscience qu’« un siècle de déshonneur » suscite à l’est du
Mississippi, mais des dispositions qui n’arrangeront rien. Quoi qu’il en soit, le dernier
soubresaut des Sioux, à Wounded Knee en 1890, met fin aux guerres indiennes. Les Blancs
sont les maîtres du nord du continent.
L’appropriation des terres est réglée par des lois fédérales. Comme la loi du homestead,
qui n’a pas donné les résultats escomptés. C’est que les homesteaders ont reçu des terres moins
bien situées que les compagnies ferroviaires et cèdent trop souvent à la tentation de la
spéculation. Résultat : sur les 170 millions d’hectares qui sont mis en culture, à peine
32 millions ont fait l’objet d’un homestead. Il arrive aussi que dans des régions de l’Ouest les
lots de 160 acres (64 hectares) soient insuffisants. De là, des aménagements. Par exemple, la
loi du 3 mars 1873 dispose que pour 40 acres (plus tard, 10 acres suffiront) de bois bien
entretenus, un don de 160 acres de terres sera fait. La loi de 1877 accorde 640 acres de terres
arides à 25 cents l’acre, si leur irrigation est assurée dans les trois ans. La loi du homestead est
modifiée en 1909 : le lot s’étend à présent à 320 acres, dont 80 mises en culture, le reste
consacré à l’élevage. D’autres dispositions législatives complètent l’arsenal et nourrissent la
fraude et la spéculation. Mais l’essentiel est qu’il y a des terres vacantes pour qui possède le
minimum de capital requis et les indispensables connaissances agronomiques. Ces vastes
superficies réclament un outillage de plus en plus perfectionné qui pallie l’insuffisance de la
main-d’œuvre et augmente la productivité. L’Ouest devient le centre d’une industrie agricole,
le précurseur de l’agribusiness. Rien à voir avec le traditionnel travail de la terre. Point de
paysans, mais des farmers qui sont en même temps des hommes d’affaires, des techniciens et
des agronomes. Cette agriculture moderne ne ressemble pas à l’agriculture de la Nouvelle-
Angleterre, limitée à des exploitations relativement petites, ni à celle de l’ancien Sud qui ne
parvient pas à retrouver son niveau d’avant la guerre de Sécession. L’Ouest est bien devenu le
grenier de l’Amérique. De 1865 à 1900, la production de maïs et de blé est multipliée par
trois et demi ; celle de coton par cinq ; le nombre des têtes de bétail par deux. Le produit
agricole brut, calculé en dollars constants (valeur 1910-1914), passe de 2,2 milliards en 1860
à 6,4 milliards en 1900. Et pourtant, en dépit ou plutôt à cause de l’extension des surfaces
cultivées, de l’amélioration de l’outillage, de l’essor de la productivité, d’une spécialisation
régionale qui débouche sur la monoculture, les farmers se plaignent. Ils produisent trop et ne
parviennent pas à rembourser les dettes qu’ils ont contractées pour acheter la terre et les
machines indispensables. Les prix baissent : le boisseau de blé (l’équivalent de
27 kilogrammes) tombe, en moyenne, de 1,04 dollar en 1870 à 0,624 en 1892 ; le boisseau de
maïs (l’équivalent de 25 kilogrammes) perd 25 % de son prix ; la balle de coton (l’équivalent
de 250 kilogrammes) passe de 12,1 cents à 8,34. Effets de la surproduction ? Sans doute, mais
aussi conséquence de la phase B qui affecte les économies européenne et américaine,
concurrence des productions agricoles de Russie, d’Argentine et d’Australie, renaissance du
protectionnisme en Europe. Aussi, malgré l’hétérogénéité de leurs origines ethniques, de leurs
niveaux socioéconomiques, de leurs convictions religieuses, les fermiers américains s’unissent-
ils dans le mécontentement. Un vent de protestation se met à souffler des Grandes Plaines à
la côte pacifique.
Ils s’étaient organisés dès 1867 en granges, des associations mi-professionnelles mi-
politiques qui comptaient en 1875 près de 20 000 centres et 800 000 membres. Elles sont
parvenues à faire passer des lois favorables aux fermiers dans l’Illinois, le Minnesota, l’Iowa
et le Wisconsin. Puis, elles ont disparu. Au profit d’un parti, le parti des greenbacks 6, qui
réclamait le maintien et l’extension d’une monnaie dévaluée pour aider au remboursement
des dettes. Le candidat du parti aux élections présidentielles de 1880 a même obtenu
300 000 voix sur un total de 9 millions de suffrages exprimés. Des alliances se sont formées
dans l’Ouest et le Sud, afin que les fermiers puissent évoquer leurs difficultés et chercher des
remèdes. Dans la dernière décennie du XIXe siècle, ils décident d’aller plus loin.
Bon nombre d’entre eux se réunissent en 1890 pour fonder le parti populiste, le parti du
peuple. Deux ans plus tard, les populistes présentent un candidat aux élections présidentielles
qui recueille 8,5 % des suffrages populaires et 22 mandats de grands électeurs. Sans doute
n’a-t-il joué aucun rôle dans l’Est, mais il a terminé premier dans le Colorado, l’Idaho, le
Kansas, le Nevada. Dans quelques États de l’Ouest, le parti a fait élire des sénateurs, des
représentants, des gouverneurs. Ce qu’il réclame, c’est la réforme du système bancaire, la
frappe illimitée et libre de l’argent, donc le maintien du bimétallisme et une monnaie faible
qui avantage les débiteurs, la reprise des terres publiques concédées aux compagnies
ferroviaires, l’impôt réduit et égal pour tous, la propriété fédérale des moyens de transport et
de communication, l’élection des sénateurs au suffrage universel, le scrutin secret, un système
de prêts gagés sur les récoltes, etc. Les fermiers s’enivrent du parfum des idées
jeffersoniennes et y ajoutent une réflexion très moderne sur les méfaits du capitalisme. Ils
prennent conscience qu’ils doivent affronter deux ennemis : les compagnies de chemins de fer
qui possèdent une partie des terres, ont le monopole des transports et servent
d’intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs ; les banques qui, créancières,
préfèrent une monnaie solide à une monnaie dévaluée, donc le monométallisme. Ils évoquent
volontiers le combat des exploités contre les exploiteurs, mais ils ne croient pas que la lutte
des classes soit le moteur de l’histoire. Ils détestent la civilisation urbaine, mais restent
franchement partisans de la propriété privée. En tout cas, les partis traditionnels leur
inspirent une inébranlable méfiance.
C’est que, depuis la fin de la guerre civile, le bipartisme s’est reconstitué. Si, à
l’exception de Grover Cleveland (1885-1889 et 1893-1897), les présidents sont républicains,
les élections nationales et locales sont disputées, là où la fidélité au parti, quel qu’il soit, ne
prévaut pas sur toute autre considération. « L’Américain comme l’Anglais, observe James
Bryce qui fut le Tocqueville britannique des années 1880, vote habituellement pour son parti,
qu’il ait raison ou tort et la faiblesse des divergences de vues entre les deux partis rend plus
facile de rester avec ses bons vieux amis. » Et les Américains d’alors votent massivement : le
taux de participation varie de 70 à 80 %. Le bipartisme résiste dans la grisaille et la routine.
Les républicains ne se préoccupent plus du sort des Noirs, mais réclament la prohibition des
boissons alcoolisées et le respect du dimanche, se donnent l’image des champions du progrès
social et économique, de l’Amérique des pionniers et des Américains de vieille souche, de
l’idéalisme, de la libre entreprise et du business, de la monnaie solide et du protectionnisme
douanier, du darwinisme social. Les démocrates, eux, ont peu à peu relevé la tête et le Sud
est devenu l’un de leurs bastions les plus solides, avec ici une hostilité inexpiable pour les
républicains et la conviction fermement établie que tous les Blancs partagent le même intérêt
à préserver leur suprématie. Dans le Nord, les démocrates ne contestent pas la philosophie
politique et économique qui domine. Eux aussi aspirent à une monnaie fermement gagée sur
l’or, mais ils n’aiment pas la concentration industrielle ni les droits de douane trop élevés. Les
uns et les autres ont su mettre au point des machines, c’est-à-dire des appareils de parti qui
recrutent des militants et surtout des électeurs parmi les immigrants récemment arrivés, sous
l’autorité bienveillante et ferme du boss, le patron local du parti. Piètre débat politique !
Les fermiers ont l’habitude de voter pour les démocrates ou pour les républicains,
suivant les circonstances et les habitudes du groupe. Mais en période de crise, ces affiliations
sont décevantes. De là, le succès du parti populiste. Très vite, néanmoins, les deux grands
partis réagissent. Les républicains tâchent d’isoler les populistes, sourient aux ouvriers des
villes en soulignant les intérêts communs à tous ceux qui dépendent de la société industrielle,
riches et pauvres, patrons et salariés. Les démocrates hésitent. Les uns, très minoritaires,
auraient préféré une réaction comparable à celle des républicains. Les autres souhaitent
récupérer le mouvement populiste en prenant en compte la revendication bimétalliste et en
oubliant le reste. Ce sont ceux-là qui soutiennent William J. Bryan, un avocat du Nebraska,
pour les élections présidentielles de 1896 7. Les populistes modérés acceptent une fusion qui
ampute considérablement leur programme mais leur donne une chance de gagner les
élections. En fait, Bryan les perd, malgré son énergie et son éloquence. Sans doute parce que
le bimétallisme ne séduit pas les ouvriers qui redoutent l’inflation et que l’organisation des
républicains a été bien supérieure à celle des démocrates. Le mécontentement des fermiers
s’apaise peu après, avec la reprise économique des années 1897-1898, la découverte de l’or en
Australie et en Alaska qui permet l’augmentation de la masse monétaire sans inflation
excessive et la remontée des prix agricoles et l’aventure impériale qui suit la guerre de Cuba.
Ce n’est pas à dire que le populisme a échoué. La plupart de ses revendications seront
adoptées dans les années suivantes. L’esprit de réforme qu’il incarne ne mourra pas ; bien au
contraire.
En revanche, il met en lumière le poids déclinant de l’agriculture dans l’économie et la
société des États-Unis. La conquête de l’Ouest est terminée. Le recensement de 1890 a montré
que la Frontière, cette zone en voie de peuplement, n’existe plus. Et, le premier, l’historien
Frederick Jackson Turner, dans un article de 1893 qui fit du bruit, en tire les conséquences
pour l’interprétation du passé et pour l’avenir du pays. La croissance de l’industrie est
nettement supérieure à celle de l’agriculture ; la part de la seconde dans le revenu national
correspondait à 30,8 % en 1859 ; elle équivaut à 21,2 % en 1899. Le secteur primaire
occupait 63,1 % de la population active en 1840 et n’en occupe plus que 31,4 % en 1910. Il
s’agit bien d’un changement profond des structures économiques. Un siècle après sa mort,
Hamilton l’emporte définitivement sur Jefferson.

1. Par l’arrêt Plessy contre Ferguson (1896), la Cour suprême admet la constitutionnalité d’une loi de Louisiane qui
instaurait la ségrégation raciale dans les chemins de fer. La ségrégation, dit l’arrêt, n’est pas discriminatoire, si les
deux races bénéficient des mêmes avantages. Ce qui se résume par la formule : « Séparé, mais égal. »
2. Ces informations statistiques sont tirées de l’ouvrage de Yves-Henri Nouailhat, Évolution économique des États-Unis
du milieu du XIXe siècle à 1914, Paris, CEDES-CDU, 1982, p. 10-11.
3. Dans un ouvrage de 1 400 pages, Dynamic Sociology (1883), Lester Frank Ward critique le darwinisme social de
Spencer. Edward Bellamy a écrit Looking Backward (1888), un livre de sociologie-fiction dans lequel il analyse la
société de son temps vue de l’an 2000. Enfin, Henry George fait, dans Progress and Poverty (1879), le procès de la
société capitaliste.
4. L’armée des États-Unis ne dispose pas des moyens nécessaires pour remplir dans l’Ouest sa mission de maintien de
l’ordre. Ses effectifs ont fondu dès 1865 et jusqu’à la fin du siècle se situent aux environs de 25 000 officiers et
hommes de troupe. Ils se répartissent de l’autre côté du Mississippi en une centaine de forts, disséminés et
rassemblant au maximum 200 soldats. Quoi qu’il en soit, les chefs militaires n’ont jamais recommandé
l’extermination systématique des Indiens. On a attribué au général Philip Sheridan, commandant du district du
Missouri, la phrase célèbre : « Le seul bon Indien est un Indien mort. » Sheridan ne l’a jamais prononcée. En
revanche, il a dit : « Plus nous en tuons cette année et moins nous devrons en tuer l’année prochaine. Car plus je vois
des Indiens, et plus je me persuade qu’il faut les tuer tous ou ne les maintenir en vie que comme des spécimens de
pauvreté. » Sheridan avait la réputation d’être féroce, mais reste un cas exceptionnel.
5. La découverte de l’or dans les Black Hills du Dakota du Sud attire des milliers de prospecteurs blancs. Les Sioux
réagissent vivement contre l’invasion de leurs réserves, tout comme ils refusent la construction d’un
transcontinental qui traverse leurs terres. Ils prennent les armes sous le commandement de Sitting Bull et de Crazy
Horse. Ils remportent une victoire importante, à la fin de juin 1876, à Little Big Horn où Custer et ses hommes sont
massacrés, mais ils sont vaincus quatre mois plus tard.
6. Au lendemain de la guerre de Sécession, les États-Unis doivent résoudre un double problème monétaire. Ils sont
encore bimétallistes, alors que l’exploitation des mines d’argent de l’Ouest et l’adoption de l’étalon-or dans de
nombreux pays d’Europe rendent inévitable le passage au monométallisme. Les États-Unis ne s’y décideront qu’en
1900. D’autre part, l’émission de papier-monnaie pendant la guerre, les greenbacks ou dollars à dos vert, provoque
l’inflation des prix, donc la dévalorisation de la monnaie, encore accentuée par l’absence d’une banque centrale.
C’est pourquoi par des mesures successives et progressives, le gouvernement fédéral s’emploie à réduire la masse
monétaire et reprend en 1879 ses paiements en espèces métalliques pour mieux assurer le triomphe de la hard money,
de la monnaie solide. Dans une telle conjoncture, les créanciers récupèrent plus qu’ils n’ont prêté ; les débiteurs
doivent payer davantage pour rembourser. Pour ces derniers, qui sont souvent des fermiers, la situation est d’autant
plus intenable que le retour à la monnaie solide tend à abaisser les prix et que la concurrence étrangère affecte plus
particulièrement les agriculteurs. De là, ce sentiment que le combat se livre contre les industriels, les banquiers, les
villes, et que les fermiers sont les principales victimes.
7. C’est à la convention du parti démocrate, qui se tient à Chicago en juillet 1896, que Bryan prononce l’un des discours
les plus célèbres de l’histoire politique des États-Unis. Il lance un vibrant appel en faveur du bimétallisme et termine
par une magnifique envolée contre le monométallisme : « Vous n’imposerez pas cette couronne d’épines sur le front
du travail. Vous ne crucifierez pas l’humanité sur une croix d’or. »
8

Le mouvement progressiste

Le 11 avril 1898, le président William McKinley envoie un message au Congrès au sujet


des événements de Cuba : « L’intervention armée des États-Unis, déclare-t-il, en tant que
puissance neutre pour arrêter la guerre s’appuie sur des motifs raisonnables, en accord avec
les grands principes humanitaires et les nombreux précédents historiques dans lesquels des
États voisins sont intervenus pour arrêter des sacrifices inutiles au cours de conflits sanglants
qui se déroulaient sur leurs frontières. » Et McKinley de se prononcer « au nom de
l’humanité » pour la protection des citoyens américains installés à Cuba, contre la piraterie
qui s’en prend aux navires, pour assurer la liberté du peuple cubain que brime le colonialisme
espagnol. Le 20 avril, le Congrès exige le retrait de l’île des troupes espagnoles. Ainsi
commence la « splendide petite guerre », trois mois de combats sporadiques au cours desquels
les Américains l’emportent sans peine sur les Espagnols. Cuba « libéré » passe sous la
protection des États-Unis (amendement Platt, 1901), qui acquièrent Porto Rico par la même
occasion et mettent la main sur les Philippines. Le 7 juillet, ils ont annexé l’archipel des
Hawaii. En 1899, ils partagent avec l’Allemagne les îles Samoa. Puis, ils se prononcent contre
le dépècement de la Chine, pour le principe de la « porte ouverte », participent en 1900 à la
répression du mouvement des Boxers à Pékin. Enfin, ils ne cessent plus d’intervenir en
Amérique latine. L’impérialisme américain éclate au grand jour.
En même temps, les États-Unis jettent sur eux-mêmes un regard critique. Pourtant, tout
leur réussit. Ils entrent, riches et puissants, dans le XXe siècle. Ils croient dur comme fer que
l’histoire leur a réservé un rôle exceptionnel, qu’il suffit de se laisser porter par elle pour que
les idées américaines l’emportent. Ils sont de farouches partisans du progrès. Demain vaudra
mieux qu’aujourd’hui. La société sera plus juste. L’optimisme règne. Mais ils ont une certitude
inébranlable. C’est que l’Amérique n’a pas fini d’étonner le monde ni de le modeler à son
image. Un nouveau nationalisme qui débouche sur l’impérialisme, le réformisme qui vise à
rendre la société plus humaine, une volonté de moraliser, donc de démocratiser la vie
politique, voilà les trois thèmes qui s’enchevêtrent de 1898 à 1917 et constituent les
fondements du mouvement progressiste.
L’impérialisme américain

Les historiens font souvent de 1898 une date charnière. Les États-Unis entrent alors dans
le club des grandes puissances, renoncent à leur tradition d’isolationnisme et prennent à
l’égard du monde l’attitude qu’ils conserveront tout au long de notre siècle. C’est un jugement
simpliste. Il n’y a pas de commencements absolus en histoire. L’année 1898 correspond à une
prise de conscience, et non pas à un début. À Cuba, par exemple, la révolte contre l’Espagne
remonte à 1868 et a suscité une rébellion de dix ans. Les États-Unis ont déjà exprimé un
intérêt certain pour l’île, tout comme pour Porto Rico, les Antilles danoises, Hawaii, le
Groenland, l’Islande et, bien sûr, le Canada. Mais en 1867, ils se sont contentés d’acheter
l’Alaska à la Russie pour 7 millions de dollars. En 1895, nouvelle flambée de violence à Cuba.
Cette fois-ci, elle résulte des droits protecteurs que les États-Unis ont établis sur le sucre
cubain. Les Cubains n’en aspirent pas moins à la liberté. Ils éprouvent de la sympathie pour
les Américains, encore que les révoltés détruisent tout sur leur passage, y compris les biens
qui appartiennent à des Américains. La répression sauvage que dirige le général espagnol
Weyler indigne les États-Unis, qui renforcent leur soutien aux patriotes cubains. D’incident en
incident, et l’explosion du Maine, le 15 février 1898, dans le port de La Havane, est le plus
spectaculaire, la guerre se profile à l’horizon. Somme toute, les Américains n’ont pas
soudainement ressenti une attirance irrésistible pour « Cuba libre ». Leur volonté
expansionniste, de vigoureux sentiments nationalistes se manifestent dès le milieu du
XIX siècle. La même conclusion vaudrait pour Hawaii et les îles Samoa, sans parler de la
e

Corée et du Japon. Il est faux d’affirmer qu’avant 1898 les États-Unis ne se préoccupaient pas
des problèmes internationaux qui, néanmoins, passionnent davantage l’opinion publique à
partir de 1898. Pourquoi ?
La situation internationale favorise l’évolution. Les puissances européennes et le Japon,
en toute bonne conscience, versent dans l’impérialisme. De leur côté, les Américains seraient-
ils poussés par des nécessités économiques ? Oui, sans doute. Ils sont encore largement
débiteurs envers l’Europe. S’ils ont, cependant, placé des fonds à l’étranger, Cuba et les
Antilles ont à peine recueilli 7,2 % du total – le Mexique avec 30 %, le Canada avec 26 %,
l’Europe avec 22 % attirent davantage les capitaux américains. Il est vrai que la crise des
années 1893-1897, la disparition de la Frontière provoquent une crainte diffuse. Le marché
intérieur suffira-t-il ? Ne faudrait-il pas, dès maintenant, avant que les Européens
n’accaparent l’essentiel, s’assurer une sphère d’influence qui deviendrait, plus tard, une
dépendance du marché américain ? Tous les milieux d’affaires ne sont pas convaincus. Le
président Cleveland, qui incarne lui aussi une Amérique industrielle, n’a pas voulu annexer
Hawaii. Quant à McKinley, il a été poussé par l’opinion et par ses amis businessmen qui, en
avril 1898, ont changé d’avis. Dans les affaires, les divergences d’intérêts sont profondes et
les attitudes varient suivant les époques et les problèmes. Une interprétation rigoureusement
économique de l’impérialisme américain conduit à l’erreur. Un dernier exemple le confirme.
À la fin du XIXe siècle, naît l’idée que le marché chinois fera tourner, pendant des dizaines
d’années, les usines américaines. Vêtir, chausser, équiper 400 millions de Chinois… On en
rêve de Boston à Birmingham, de New York à San Francisco. Les industriels sont plus
réalistes. Le marché intérieur des États-Unis, constatent-ils, n’est pas saturé. La Chine est un
pays pauvre, inaccessible, dont la balance des paiements est gravement déficitaire, dont le
marché est pénétré, sinon envahi par les Européens. Où sont les débouchés miraculeux ?
D’ailleurs, les impérialistes n’ont pas que des sympathies pour le business. Il pourrait être
un allié, mais il constitue aussi un intérêt spécial, qui doit se plier aux nécessités de l’intérêt
national. Les impérialistes sont avant tout des nationalistes, non pas des affairistes. À leurs
yeux, il est impensable que les États-Unis subissent des affronts dans leurs relations avec
l’étranger. De là, la complexité des rapports avec la Grande-Bretagne, l’ancienne métropole,
le « vieux pays » pour beaucoup d’immigrants, l’envahisseur de 1814, l’investisseur, la
puissance impérialiste par excellence, un repoussoir pour les Américains. Un modèle
également, par sa culture et sa civilisation, par un certain style de vie qui explique des
centaines de mariages anglo-américains 1, par la communauté des intérêts politiques. Entre les
deux nations, un rapprochement intellectuel s’amorce. Le jingoïsme, cet ultranationalisme
fortement teinté de racisme, pénètre les esprits des deux côtés de l’Atlantique. On évoque
avec Rudyard Kipling le « fardeau de l’homme blanc », ses responsabilités à l’égard des
peuples de couleur, la conviction que la « race anglo-saxonne » dominera le monde et que
cette domination apportera la liberté, la démocratie, le progrès. Entre Londres et Washington,
une connivence s’établit.
L’expansionnisme ne saurait faire l’économie d’une réflexion morale. Les États-Unis
agiront suivant les canons de l’éthique. Les guerres qu’ils entreprennent sont des croisades ;
s’ils interviennent ici ou là, ce n’est pas pour satisfaire des intérêts égoïstes. En 1903, ils
fabriquent dans l’isthme de Panama une révolution qui détache la région de la Colombie et la
rapproche très étroitement des États-Unis. Washington voudrait-il s’approprier le futur canal
interocéanique ? Réponse du président Theodore Roosevelt : « Le canal bénéficera au monde
entier. Est-ce que l’avidité du gang de Bogota et son chantage doivent barrer la route à la
civilisation ? » C’est une autre forme de la destinée manifeste. Pour bien saisir cet état
d’esprit, il faut se référer aux textes. Josiah Strong est un missionnaire congrégationaliste qui
a publié en 1885 Our Country (Notre pays). Il y explique que les Anglo-Saxons ont pour
mission d’évangéliser le monde et d’apporter à l’humanité la liberté civile. Ce fut un grand
succès de librairie. En 1900, il encourage ses compatriotes, dans Expansion Under New World
Conditions (l’Expansion dans la nouvelle situation mondiale), à ne pas fuir leurs
responsabilités. Dieu leur a confié une tâche. Ils ne peuvent y renoncer. L’Amérique va
régénérer le monde. Et sa victoire témoignera du succès du plus fort, du plus apte. Alfred
Thayer Mahan exerce une influence beaucoup plus profonde. Il a pris sa retraite en 1896 avec
le grade de contre-amiral. Depuis dix ans, il enseignait à l’École de guerre navale à Newport
(Rhode Island). Il publie livres et articles jusqu’à sa mort en 1914. Mahan se préoccupe avant
tout du rôle de la flotte dans l’histoire. À ses yeux, l’Amérique sera une grande puissance, si
elle accepte de devenir impérialiste et se dote d’une flotte qui lui donne les moyens
indispensables. Samoa, les Antilles, Hawaii, voilà les bases qui serviront à l’expansion
américaine. « L’intérêt égoïste, ajoute-t-il, est un objet non seulement légitime, mais encore
fondamental pour la politique nationale. […] Il est vain de s’attendre que les gouvernements
agissent en permanence sur d’autres fondements que celui de l’intérêt national. Ils n’ont pas le
droit de faire autrement 2. » Les ouvrages de Mahan sont des best-sellers 3. Ce qui renforce le
poids de ses idées, c’est qu’un petit groupe d’admirateurs occupe des positions clefs. Henry
Cabot Lodge, sénateur du Massachusetts, défend avec ardeur une politique impérialiste.
Theodore Roosevelt réussit une carrière plus brillante encore. Né en 1858 dans un milieu aisé
de New York, il étudie le droit à Harvard. Ce qui, pourtant, ne cessera de le passionner, c’est
l’histoire et la politique. Il siège deux ans à la Chambre des représentants de l’État de New
York sur les bancs républicains, s’établit dans l’Ouest dont il rapporte des souvenirs
débordant de vie. Roosevelt exalte les qualités viriles, l’effort physique, la boxe, la chasse,
rêve d’action et voit dans la guerre l’occasion de manifester son énergie, d’être pleinement
soi-même. Roosevelt, nationaliste intransigeant, farouche impérialiste, éprouve une
admiration sans bornes pour Mahan. Lorsque McKinley accède à la présidence des États-Unis,
Roosevelt obtient le poste de secrétaire adjoint à la Marine. La guerre de Cuba éclate. Il
démissionne, lève un régiment de volontaires, les rough riders, et lui, le myope, de santé
fragile, se surpasse et conduit sa troupe à l’assaut de la colline de San Juan. À son retour, il
est élu gouverneur de l’État de New York. En 1900, il est le colistier de McKinley. L’année
suivante, le président est assassiné. Roosevelt, le vice-président, lui succède. Jamais Mahan
n’exercera une telle influence sur la politique étrangère des États-Unis.
Roosevelt s’efforce de donner à son pays la place qu’il mérite dans le monde. Ce n’est pas
facile. Dans leur très grande majorité, les Américains ne se passionnent pas pour la politique
internationale. Leur enthousiasme de 1898 a été stimulé, peut-être créé, par les journaux à
grand tirage, comme le New York Journal et le New York World. Dès 1899, l’anti-impérialisme
reprend vigueur. Pourquoi consentir de telles dépenses, en faveur de peuples inférieurs, de
territoires lointains, de groupes d’intérêts spéciaux ? Pourquoi l’Amérique, le « meilleur
espoir du monde », se mettrait-elle à imiter les puissances de l’Ancien Monde ? Pourquoi
distrairait-elle ailleurs une énergie dont elle a tant besoin pour réformer ses mœurs et ses
institutions ? L’impérialisme ne fait pas l’unanimité. C’est ce qui explique son évolution dans
les quinze premières années du XXe siècle.
La force militaire laisse à désirer. L’armée compte peu. Les Américains ne ressentent pas
le besoin de mettre sur pied de gros effectifs, puisque aucun danger extérieur ne les menace.
Les batailles de la guerre de 1898 ont été des succès faciles, malgré les insuffisances du
commandement, la faible instruction des volontaires, les erreurs de l’intendance. En tout et
pour tout, moins de 100 000 officiers et soldats, écartelés entre les divers postes du territoire
national. Pour réprimer l’insurrection des Philippins, McKinley dépêche 70 000 hommes qui
en deux ans contiennent une guérilla mal armée, mal équipée, ignorante des techniques de la
guerre moderne. La marine se porte mieux. Vers 1890, elle occupe le 6e rang mondial ; en
1900, le 4e et elle atteint le 3e rang en 1906, le 2e rang en 1907 avant d’être dépassée de peu
par la flotte allemande. Mahan triomphe partiellement, car l’objectif qu’il avait fixé était
celui d’une marine qui occuperait la deuxième place dans le monde, en attendant de faire
mieux. Quoi qu’il en soit, l’impérialisme américain ne sera que maritime, s’appuiera sur des
bases et portera un intérêt constant au canal de Panama, achevé en 1914.
L’arme financière est déterminante. De 1897 à 1914, les investissements américains en
Amérique latine sont multipliés par cinq. C’est dire combien la pénétration économique
s’accentue, bien qu’elle n’ait pas été la motivation originelle. La mer des Caraïbes s’apparente
à une Méditerranée américaine. Les plantations de canne à sucre à Cuba sont entre les mains
des Américains. L’United Fruit de Boston a acheté d’énormes superficies en Amérique
centrale, construit des routes, des ports, des chemins de fer qui servent au transport des
bananes et des autres produits tropicaux. Le pétrole du Mexique et du Venezuela, le cuivre du
Chili, l’étain de la Bolivie viennent compléter à bon prix les ressources du territoire des États-
Unis.
Mais les États-Unis n’ont pas terminé leur apprentissage de puissance mondiale. À l’égard
de l’Europe à laquelle ils doivent 7 milliards de dollars, leur rôle est quasiment nul. Tout au
plus note-t-on, pour s’en étonner, qu’ils ont participé à la conférence d’Algésiras en 1906. En
Extrême-Orient, deux problèmes retiennent leur attention. La Chine d’abord, avec le mirage
qu’elle suscite aux États-Unis et la conviction qu’elle deviendra un État de premier ordre. Le
Japon ensuite, dont on soupèse la menace. Les Japonais ont vaincu les Chinois en 1894-1895.
Leur armée a remporté d’extraordinaires succès sur les Russes en 1904-1905 et leur flotte a
coulé, au large des îles Tsushima, celle du tsar. Aussi Roosevelt est-il très heureux d’obtenir
des deux belligérants qu’ils se soumettent à sa médiation et signent le traité de Portsmouth
(New Hampshire) en 1905. Le péril japonais ne disparaît pas pour autant. Roosevelt ordonne
à la flotte américaine de faire le tour du monde. Il vaut mieux montrer sa force, lorsqu’il en
est encore temps.
Reste l’Amérique latine. C’est la priorité des priorités. La proximité géographique, la
sensibilité de l’opinion publique, les moyens limités de l’armée et de la marine l’expliquent.
Et puis, les occasions d’y intervenir sont nombreuses : des gouvernements instables, des
élections truquées, la corruption généralisée, une économie sous-développée, la misère et
l’exploitation sociale ; autant de facteurs qui mettent en danger les investissements étrangers.
Aussi les États-Unis suivent-ils deux politiques. La première est celle de Roosevelt : pas
d’annexions, pas d’interventions de pays autres que les États-Unis. C’est le corollaire de la
doctrine de Monroe. Les Américains manient le gros bâton (big stick) ; les Européens les
laissent faire la police. Le président William Taft (1909-1913) préfère la « diplomatie du
dollar » qui donne la priorité au financier et à l’économique. Woodrow Wilson, enfin, rejette
les pratiques de Taft, voudrait que son pays adopte une attitude plus démocratique et, en fin
de compte, est obligé d’intervenir militairement au Mexique, à Haïti, dans la République
dominicaine. En quelques années, les Américains viennent de faire une expérience
traumatisante. Libérer les peuples du joug colonial, leur apporter la démocratie et le
capitalisme, c’est bien. Mais s’ils se révoltent contre leurs dirigeants, s’ils repoussent
l’impérialisme américain, ne faudra-t-il pas se résigner à réprimer ? C’est cette triste
évolution que les Américains dénomment la « fin de l’innocence ».

Dénoncer les injustices

Lorsque le XX
e
siècle commence, les États-Unis ont d’excellentes raisons d’avoir foi en
leur avenir. La crise des dernières années, oubliée. Le défilé d’une armée des pauvres, sous le
commandement du « général » Coxey en 1894, enfoui dans les cauchemars du passé. Les
grèves de la sidérurgie et des usines Pullman, l’agitation populiste, la rébellion de l’Ouest
contre l’Est, disparues dans les brumes de l’histoire. Les Américains assistent désormais,
médusés, ravis, presque incrédules, à leur propre enrichissement. Et pourtant, la population
augmente par bonds prodigieux : 76 millions, en 1900, 92 millions en 1910, 106 millions en
1920. Le taux de croissance décennal s’est ralenti : 20,7 % de 1890 à 1900, contre 25,5 % de
1880 à 1890 ; puis il se maintient : 21 % en 1900-1910, avant de tomber à 14,9 % de 1910 à
1920. Le taux de natalité poursuit son déclin (32,3 ‰ en 1900, 30,1 ‰ en 1910, 29,5 ‰ en
1915), et le taux de mortalité passe de 17,2 ‰ en 1900 à 14,7 ‰ en 1910, et à 13,2 ‰ en
1915. Ce qui laisse un accroissement naturel non négligeable. L’apport de l’immigration est,
en revanche, considérable : de 1900 à 1914, près de 13 millions d’immigrants entrent aux
États-Unis – un peu plus que trois fois la population des treize États fondateurs. Le total des
entrées annuelles dépasse le million à six reprises. Tous les records sont battus. Les
immigrants européens comptent pour 91,52 %. Ce qui est plus étonnant, ce sont leurs origines
nationales. Les Britanniques représentent 6,46 % de l’immigration européenne ; les Irlandais,
3,77 % ; les Allemands, 3,98 %. Les Polonais 4, les Russes, les Italiens et tous ceux qui sont
originaires du reste du bassin Méditerranéen correspondent à 74,86 %. Les Juifs
n’apparaissent pas dans ces statistiques nationales, mais ils immigrent en grand nombre,
chassés par les pogromes de Russie, de Pologne et les persécutions dont ils sont victimes en
Europe centrale et orientale.
La nouvelle immigration fait peur 5. Sans doute les États-Unis essayent-ils de demeurer le
melting pot qu’évoque Israël Zangwill. Bon nombre d’Américains de vieille souche se
demandent, malgré tout, si ces nouveaux venus, qui ne sont pas protestants, qui ne parlent
pas l’anglais et ne comprennent rien aux institutions américaines, qui se considèrent comme
des « Américains à trait d’union » (des Polono-Américains, des Judéo-Américains, des
Germano-Américains, des Italo-Américains, etc.) ne nuisent pas à l’esprit national et ne
contribuent pas à dénaturer la culture américaine. Un regain de nativisme provoque une
campagne d’opinion en faveur de la limitation de l’immigration. Point de changements pour
le moment, mais un mouvement qui remportera sa victoire plus tard, au lendemain de la
Grande Guerre.
La croissance économique n’est pas moins impressionnante. Le revenu national s’élève à
36,5 milliards de dollars au début du siècle ; vingt ans plus tard, il atteint 60 milliards, soit un
taux de croissance annuel qui tourne autour de 4 %. Le revenu par tête a sauté de 480 à
567 dollars. Il est vrai que pour un taux de croissance de la population de l’ordre de 40 %, la
croissance du nombre des établissements industriels se limite à 32 %, mais le capital investi
s’est accru de 250 %, le nombre des salariés de près de 100 %, la valeur des produits de
222 % et les investissements américains à l’étranger se sont multipliés par cinq.
Toutefois, le ciel n’est pas sans nuages. Les Américains commencent à se demander s’ils
ne paient pas trop cher cet enrichissement, si conforme au « rêve américain », et quelles
responsabilités il confère à leur pays. Les penseurs protestants sont les premiers à s’interroger
sur la qualité des rapports humains dans la société industrielle. Les profits sont-ils tous
justifiés ? L’ouvrier ne vit-il pas dans des conditions inacceptables ? Des prédicateurs, comme
Washington Gladden et Walter Rauschenbusch, voudraient adapter la vie quotidienne à la
morale chrétienne. Ici et là, on se demande avec inquiétude comment Jésus-Christ réagirait,
s’il parcourait les rues de Chicago et de New York. La philosophie de l’Armée du Salut, fondée
à Londres en 1878, influence les États-Unis. En 1908, le Conseil fédéral des Églises du Christ
en Amérique se donne pour mission de prêcher l’évangile social. Les catholiques restent plus
réservés, depuis qu’en 1899 le pape Léon XIII a condamné l’« américanisme » et que le pape
Pie X a confirmé la condamnation en 1907. Les Juifs, de leur côté, applaudissent à la réforme
sociale avec d’autant plus d’enthousiasme que le judaïsme est imprégné d’un profond courant
de justice sociale.
Résister au capitalisme sauvage, offrir une solution raisonnable à ceux qui pourraient
être attirés par le socialisme ou l’anarchisme, changer la société pour éviter qu’elle ne soit
bouleversée par la révolution. À condition de savoir où sont les abus et qui sont les
coupables. Il faut rechercher la « faute ». Les dénonciateurs, Theodore Roosevelt les a
baptisés des muckrakers (fouille-merde). Ce sont des journalistes, des écrivains, des
enquêteurs qui travaillent pour des commissions législatives ou les pouvoirs publics, des
assistantes sociales, des ministres du culte. Le muckraking, comme l’a écrit l’historien Richard
Hofstadter, c’est d’abord une « révolution dans le journalisme ». Au temps de la guerre de
Cuba, Joseph Pulitzer et William Randolph Hearst se sont livré une bataille de géants, le
premier à la tête du New York World, le second à la tête du New York Journal. Pour attirer les
lecteurs, tous les moyens sont bons : des enquêtes sensationnelles, des faits divers de toutes
sortes, de grandes signatures, des bandes dessinées en jaune (d’où le surnom de yellow
journalism, de journalisme jaune). Pulitzer envoie ses reporters dans les sweatshops pour qu’ils
décrivent les conditions de travail des ouvriers de la confection ; puis, il charge l’un de ses
collaborateurs de partir sur les traces de Phileas Fogg. Hearst nourrit l’idée, qu’il ne réalise
pas, de faire évader du bagne de l’île du Diable le capitaine Dreyfus. Les opérations militaires
de la « splendide petite guerre » et les négociateurs diplomatiques qui l’ont précédée ont fait
l’objet d’articles souvent faux, toujours percutants, agrémentés de photographies suggestives.
Le succès récompense le dynamisme. Chaque quotidien tire à 700 000-800 000 exemplaires.
Énormes tirages à côté d’un New York Sun qui atteint les 150 000, du Herald avec ses
100 000, de la Tribune avec ses 75 000, de l’Evening Post et du Times avec leurs 25 000. Le
nouveau journalisme ? Moins d’opinions et plus de reportages ; moins de nuances et plus de
lecteurs ; moins de scrupules et plus de bluff.
Les périodiques s’y mettent à leur tour. Jusqu’en 1890, lire un magazine, c’était cher (35
cents au numéro), un peu ennuyeux, réservé à une élite. En 1892-1893, trois magazines
abaissent leur prix de vente à 15 ou 10 cents, publient plus de pages (2/3 pour les textes, 1/3
pour la publicité) et choisissent des thèmes d’actualité. McClure’s, Munsey’s et Cosmopolitan
forment la trinité des précurseurs, bientôt rejoints et imités par Scribner’s, Everybody’s,
Collier’s, The New Republic, etc. Que veut lire le public ? Non plus un Te Deum en l’honneur de
Carnegie et de Rockefeller, mais une analyse critique et documentée de leurs activités, des
révélations sur le « complot » des capitalistes. Une journaliste, Ida Tarbell, qui avait raconté
la vie de Napoléon, puis celle de Lincoln, se met à décrire les méthodes de la Standard Oil.
Lincoln Steffens traite de la corruption des municipalités. Ray Stannard Baker enquête sur la
condition des Noirs et sur le monde du travail. Les muckrakers n’épargnent pas les Églises,
notamment la science chrétienne 6 et les mormons, dont ils dénoncent l’âpreté au gain. Le
monde de la finance, le Sénat, les taudis, les souffrances des immigrants font l’objet d’articles
retentissants, qui façonnent un état d’esprit.
Si on la voit avec les lunettes des muckrakers, l’Amérique n’est pas belle. La fortune des
hommes d’affaires a été construite sur l’exploitation des autres, sur des combines
frauduleuses. En 1904, John Moody révèle la « vérité sur les trusts ». Depuis dix ans, écrit-il,
sept trusts géants se sont formés en violation des lois : la Standard Oil, l’US Steel, le trust du
sucre, celui du tabac, par exemple. À eux sept, ils réunissent un capital de 2,5 milliards de
dollars et sur les 6 milliards de valeurs qui ont été jetés sur le marché boursier, 3,5 milliards
ne reposent ni sur le travail ni sur l’équipement ; ce sont des « actions à l’eau », sans
répondant. Et Moody continue : 318 trusts dirigent 5 300 usines et gèrent un capital de
7 milliards. Une concentration stupéfiante ! La commission Pujo, formée peu après par le
Congrès, apporte sa confirmation : au sommet de la pyramide, deux groupes, celui de
Morgan, celui de Rockefeller, qui finissent par se partager le marché américain ; grâce aux
postes d’administrateurs que détiennent souvent les mêmes hommes, ils disposent au total de
341 sièges dans 112 sociétés, dont les ressources globales s’élèvent à plus de 22 milliards. Le
trust de l’argent fait la loi. Dans les chemins de fer, 95 % des voies, et ce sont les voies les
plus fréquentées, appartiennent à six groupes, tous rattachés à Morgan ou à Rockefeller. La
National City Bank, la Hanover National, la Farmers Loan and Trust, c’est Rockefeller, tout
comme la Standard Oil, l’Union Pacific, le Southern Pacific, la banque Kuhn and Loeb chargée
des investissements. L’US Steel, l’International Harvester, la General Electric, le Reading, le
Northern Pacific, le Great Northern, la National Bank of Commerce, la First National Bank de
New York, c’est Morgan. On peut imaginer l’effroi des Américains, élevés dans le culte de la
libre entreprise et découvrant tout à coup l’immense toile d’araignée dans laquelle ils se
débattent. Ce qui les choque particulièrement, c’est qu’ils forment de plus en plus une vaste
classe moyenne, et que les trusts la privent de tout pouvoir. Une démocratie sociale en
apparence, que régit un petit groupe d’entrepreneurs omnipotents ! Ce sentiment
d’étouffement, la lecture des œuvres d’une génération d’écrivains le renforce. Il faut dire que
le naturalisme à la Zola et l’inspiration socialiste sous-tendent cette littérature. À travers la
Pieuvre et le Puits, Frank Norris décrit la culture du blé dans les Grandes Plaines et la
domination des compagnies de chemins de fer. Theodore Dreiser raconte la carrière d’un
businessman de Chicago ; Stephen Crane, la misère des citadins. Upton Sinclair veut, par la
Jungle, attirer l’attention du public sur la vie lamentable des immigrants lithuaniens
qu’exploitent les abattoirs de Chicago et ne fait que soulever l’indignation contre l’absence
d’hygiène qui préside à la préparation de la viande. Jack London imagine, dans le Talon de fer,
jusqu’à quelles extrémités irait le système capitaliste, s’il était menacé par le socialisme. On
pourrait allonger la liste de ces écrivains révoltés et dénonciateurs : Winston Churchill (à ne
pas confondre avec son illustre homonyme britannique), John Spargo, Robert Hunter, etc.,
tous animés par le même désir de montrer la société américaine telle qu’elle est pour la
rendre telle qu’elle devrait être. Le même état d’esprit s’étend au domaine des historiens.
Charles Beard s’attaque à la légende, en étudiant les influences économiques qui expliquent
l’élaboration de la Constitution de 1787. Les peintres eux-mêmes, rassemblés dans l’« école de
la Poubelle », cherchent moins le beau que le vrai et contribuent à leur façon à dénoncer les
laideurs du monde.
La deuxième découverte à laquelle invitent les muckrakers n’est pas moins traumatisante.
La pauvreté existe, dramatique, touchant de 30 à 50 millions d’Américains, soit la moitié de
la population. Et ce n’est pas la pauvreté des paresseux, des stupides et des malchanceux. Elle
frappe les villes, dans lesquelles s’entassent les victimes de l’exode rural et de l’immigration.
Jacob Riis avait fait œuvre de pionnier dans How the Other Half Lives (Comment vit l’autre
moitié), paru en 1890. La première décennie du XXe siècle fait surgir une pléiade d’études,
comme l’enquête de Robert Hunter. Sans doute, ajoute-t-on à l’époque, convient-il de
distinguer entre les pauvres qui sont méritants et les autres. Les handicapés, les malades, les
vieux, les veuves doivent être aidés. Hunter va encore plus loin : les chômeurs, ceux qui
perçoivent les salaires les plus bas souffrent du désordre de l’économie et non de la faiblesse
de leurs qualités morales. Peu importe si ailleurs, par exemple en Europe occidentale, les
ressources sont encore plus faibles qu’aux États-Unis. Il n’est ni juste ni supportable de
découvrir en plein New York des conditions de logement indignes de l’Amérique. Comment
accepter la description de la cour centrale d’un immeuble que fait une gardienne ? « Les
familles, elles jettent leurs ordures, leurs papiers gras, les entrailles de poulets et d’autres
saletés innommables. La gardienne avant moi n’était pas aussi soigneuse et la première fois
que j’ai nettoyé la cour, j’ai vomi. »
Les femmes sont aussi à l’avant-garde du progressisme. On se rappelle le rôle que les plus
décidées d’entre elles avaient tenu entre 1830 et 1860 dans le mouvement des réformes. Au
lendemain de la guerre de Sécession, les voilà silencieuses, comme si, déçues par
l’antiféminisme ambiant, elles désespéraient de retourner la situation. Au début du XXe siècle,
les Américaines se battent de nouveau. Sur le front du travail, d’abord. À vrai dire, elles n’ont
jamais cessé de faire partie de la population active, dont en 1910 elles constituent un
cinquième. Domestiques, fermières, couturières, ouvrières du textile, enseignantes, très
rarement admises dans les professions libérales, elles sont pour la plupart célibataires. Après
le mariage, elles abandonnent leur activité professionnelle pour se consacrer entièrement à
leur foyer. Malgré tout, les ouvrières de New York, surtout juives et italiennes, qui peuplent
les ateliers de confection, travaillent dans des conditions très pénibles ; elles adhèrent à
l’International Ladies’ Garment Workers Union (ILGWU) pour rassembler leurs forces,
mènent des grèves énergiques comme celle de 1909 et font, de temps à autre, entendre leur
voix. On retrouve les femmes sur le front de l’action politique. André Tardieu, qui visite les
États-Unis en 1908, est tout surpris : « Le sentiment de l’égalité des sexes, écrit-il, est plus vif
aux États-Unis qu’ailleurs. » Voire ! Peu d’Américaines jouissent du droit de vote. En 1914,
neuf États seulement (Wyoming, Colorado, Utah, Idaho, Washington, Californie, Oregon,
Arizona, Kansas), des États de l’Ouest ou des Grandes Plaines, ont admis le suffrage féminin.
Une revendication aussi vieille que l’Union, réactivée dans les dernières années par des
militantes comme Elizabeth Cady Stanton, Susan B. Anthony, Frances Willard et par des
associations comme la National American Woman Suffrage Association. Les arguments ne
manquent pas de force. Les anciens esclaves, les immigrants après un court séjour peuvent
voter ; les femmes, non. Si elles votaient, elles éliraient des leaders politiques plus soucieux
de la justice et du bien public. Elles feraient donc avancer la cause du progressisme.
L’hostilité à l’endroit du suffrage féminin s’appuie sur des considérations pseudo-
philosophiques, qui dissimulent la défense d’intérêts matériels bien compris. Car les femmes
agissent sur un troisième front, celui de l’action sociale. Ce militantisme-là leur crée beaucoup
d’ennemis. Elles sont nombreuses à réclamer la prohibition des boissons alcoolisées. La
Women’s Christian Temperance Union, fondée en 1874 par Frances Willard, est alliée à l’Anti
Saloon League. L’alcool, c’est pour les prohibitionnistes la source du mal, la désunion des
foyers, l’origine des maladies et de la misère, la dégradation de l’individu. Il faut combattre
les fabricants d’alcool tout comme ceux qui profitent du commerce des boissons et protéger le
foyer domestique. Rendre sa dignité à la femme, c’est encore lutter contre la prostitution,
donner à toutes par le contrôle des naissances la libre disposition de leur corps comme le
souhaitent Margaret Sanger et Emma Goldman. C’est, enfin, interdire les jeux d’argent,
défendre l’intérêt des consommateurs, mieux protéger les enfants contre l’horreur du travail
dans les usines textiles du Sud, développer et améliorer la qualité de l’enseignement.
Décidément, les causes sont innombrables et les femmes qui s’y dévouent le font sans
épargner leur temps ni leur dynamisme. Elles fondent et animent des clubs. Le plus célèbre
s’appelle la Fédération générale des clubs de femmes qui réunit un demi-million de membres.
Ce sont des associations de volontaires qui parviennent à mettre sur pied des institutions
originales, comme la Hull House de Jane Addams à Chicago ou l’association que préside
Lillian Wald à New York qui ont l’une et l’autre pour but d’aider les femmes à surmonter les
difficultés qu’elles rencontrent dans la vie sociale.
Selon les progressistes, tous les maux qu’ils dénoncent disparaîtront si la vie politique est
assainie, si la démocratie américaine se libère de ses entraves. Les institutions ne sont jamais
que ce que les hommes en font. Pour les progressistes, point de doutes : celles des États-Unis
sont excellentes. Ils sont trop fiers de leur histoire pour penser un seul instant qu’il puisse
exister un système démocratique meilleur que celui des États-Unis. Ne cherchent-ils pas à
l’exporter en Amérique latine et en Chine ? Mais ils constatent, muckrakers en tête, que ces
institutions ont été corrompues à la fois par les machines des partis et par le business. Ce sont
donc les pratiques de la politique qu’il convient de mettre en accusation. Le réquisitoire va
droit au but. Les fonctions électives sont trop nombreuses, ce qui favorise les appareils de
parti chargés de trouver les candidats, d’organiser les campagnes et de rameuter les électeurs.
Depuis la présidence de Jackson, les Américains ont cru que plus on élisait, plus on accentuait
le caractère démocratique du régime. Erreur ! Exagérément appelé aux urnes, le peuple ne
choisit plus avec discernement et devient la proie des bosses. La multiplication des
consultations qui découle aussi de l’extension des villes aboutit au choix d’hommes de paille
et à la dilution des responsabilités. Au moment précisément où le business acquiert des
dimensions gigantesques.
Du coup, les relations entre le pouvoir politique et le pouvoir économique sont
terriblement inégalitaires. Les fonds, qui permettent aux partis d’agir, sont versés pour
l’essentiel par les sociétés industrielles et commerciales. Les businessmen sont, en
conséquence, en position d’obtenir ce qu’ils veulent, comme ils le veulent, au prix qu’ils
veulent. Le boss, c’est non pas le maire ou le gouverneur, mais l’intermédiaire entre le
business et le parti, une sorte de démarcheur qui s’est posté au carrefour de la politique et des
affaires. Au passage, il perçoit de substantielles commissions. Le boss, qu’on croit honnête, est
un escroc. Dans la plupart des cas, l’escroquerie porte sur des sommes très importantes. Bien
des hommes politiques n’agissent pas autrement. Un des sénateurs que le New Jersey envoie
au Sénat fédéral touche de l’argent des compagnies des eaux, du gaz et de l’électricité et de la
plus grande compagnie d’assurances de l’État. Dans le New Jersey encore, le Pennsylvania
Railroad tient sous sa coupe le président de la Cour suprême de l’État, le ministre de la
Justice, le trésorier, le commissaire chargé des banques et des assurances. On comprend
pourquoi la plupart des trusts demandent et obtiennent une charte d’incorporation dans le
New Jersey. Dans le Missouri, un membre obscur de l’assemblée législative a reçu
15 000 dollars en pots-de-vin que lui a versés une compagnie de chemins de fer ; en
contrepartie, il lui rend des services. Le business est un État dans l’État, quelquefois plus fort
que l’État lui-même. En 1888, une compagnie de chemins de fer dont le siège est à Boston
emploie 18 000 personnes, encaisse 40 millions de dollars de revenus annuels et verse à son
employé le mieux rémunéré un salaire de 35 000 dollars par an. L’État du Massachusetts ne
compte que 6 000 employés, dispose d’un revenu annuel de 7 millions et son fonctionnaire le
mieux payé reçoit 6 500 dollars. En 1911, Chicago a nommé une commission pour enquêter
sur le vice. La conclusion des enquêteurs, c’est que le vice rapporte chaque année 15 millions
de dollars, dont 20 % sont distribués sous forme de pots-de-vin à la police.
Cette corruption généralisée fait dire à un observateur français de 1905 que sur
quarante-cinq États, six seulement sont honnêtes. Il y a deux facteurs aggravants. En premier
lieu, le pouvoir des partis et de leurs chefs locaux semble solide. Trop d’Américains ne se
demandent pas si le boss est corrompu ; ils veulent simplement savoir si le boss agit en leur
faveur, s’il leur rend des services et vient à leur secours en cas de nécessité. La machine tient
lieu d’assistance sociale. D’elle, on attend beaucoup. Qu’importe si l’argent qu’elle distribue
provient de sources impures ! En échange, on la soutient et on vote pour son candidat. Tant
pis si, sur le plan de la morale et de l’efficacité politique, les élus sont inférieurs à l’ampleur
de leurs tâches. Plus encore que les Américains de vieille souche, les immigrants de fraîche
date adoptent ce comportement. Le boss, généralement irlandais, qui est venu les accueillir au
pied de la passerelle de débarquement, leur a trouvé un appartement et un travail, les aide
dans les moments difficiles et leur a facilité les démarches nécessaires à la naturalisation ;
celui-là ne peut être qu’un brave homme qui a le droit de disposer à sa guise de leurs
suffrages. Et lorsqu’il s’agit d’immigrants d’Europe centrale et orientale, d’Italie et de Grèce,
politiquement illettrés, la notion de démocratie perd de sa clarté. Les liens d’homme à
homme sont plus importants.
La conclusion des progressistes est logique. Si la démocratie américaine est en péril, la
faute en revient à cette nouvelle immigration, qui sert les intérêts de la machine. Et puis, le
gouvernement fédéral demeure exagérément faible. Le Congrès se mêle trop peu des activités
économiques. La Cour suprême témoigne d’une complaisance coupable à l’égard des trusts. Le
président des États-Unis exerce une autorité à éclipses. Résultat : tout se décide au niveau
local avec les effets que l’on sait. Ainsi l’assainissement de la vie politique ne se fera que si la
puissance des machines est restreinte, si les partis politiques sont affaiblis, si le pouvoir qui
incarne la souveraineté populaire est renforcé. Les progressistes n’ont nullement l’intention
de fonder un nouveau parti 7. Il leur suffit d’influer sur les républicains, sur les démocrates,
sur les socialistes. Il s’unissent sur un certain nombre d’idées ; ils constituent un mouvement
de pensée.

Une vague réformiste

Une fois les maux dénoncés, encore convient-il d’y remédier, en commençant par rendre
la parole au peuple. Pour court-circuiter les machines, les progressistes inventent les élections
primaires. Au lieu de laisser le boss désigner les candidats du parti, ce sont les membres du
parti qui s’en chargeront. Seule difficulté : dans un parti américain, on ne paie pas de
cotisation et on ne reçoit pas de carte d’adhérent. Entre qui veut, est membre celui qui
revendique cette qualité. Le Mississippi en 1902, le Wisconsin l’année suivante, treize États
en 1912 et peu après tous les États de l’Union, à l’exception du Rhode Island, du Connecticut
et du Nouveau-Mexique, adoptent des lois qui obligent les partis à tenir des élections
primaires. Le Wisconsin donne l’exemple, dès 1903, en instaurant des élections primaires
présidentielles qui ont pour but de désigner les délégués de l’État à la convention nationale de
chaque parti. D’autres États l’imitent, en ajoutant la possibilité de marquer une préférence
pour l’un ou l’autre des candidats éventuels à la présidence.
Les réformes ne s’arrêtent pas là. Adopté en 1913, entré en vigueur en 1914, le
17 amendement à la Constitution dispose que les sénateurs fédéraux ne seront plus désignés
e

par les assemblées législatives des États, mais élus au suffrage universel. Le contrôle des
dépenses électorales fait l’objet d’une attention nouvelle. Quelques États votent des lois
répressives. Le Congrès interdit, en 1907 et 1909, que les sociétés industrielles, compagnies
d’assurances, banques, compagnies de chemins de fer versent des contributions aux candidats
à des fonctions fédérales.
La méfiance envers le système représentatif suscite une flambée de démocratie directe.
Plus particulièrement dans l’Ouest. Premières mesures : l’initiative et le référendum. Grâce au
droit d’initiative, le peuple peut proposer une loi aux assemblées législatives de l’État ; si
elles refusent, de nouvelles élections ont lieu. Le droit de référendum permet au peuple de se
prononcer sur une loi déjà approuvée par les législateurs. Dans un cas comme dans l’autre, le
droit n’est appliqué que si un certain nombre de signatures ont été recueillies en faveur de
son utilisation. Le mouvement est né au Dakota du Sud en 1898. Dix-sept ans plus tard, vingt
États ont suivi l’exemple. Le rappel est une autre mesure originale. Là encore si un nombre
suffisant de citoyens, variable suivant les États, le demandent, un élu peut être « rappelé »,
c’est-à-dire soumis à réélection quel que soit le calendrier politique. Los Angeles a ouvert la
voie en 1903. D’autres villes l’ont imité. Avant 1915, l’Oregon et neuf autres États se sont
dotés de ce garde-fou. Toutefois, un problème se pose en matière de rappel. Faut-il inclure les
juges des États, élus pour la plupart, dans la procédure de rappel ? Sept États pensent que
oui ; les autres estiment que ce serait placer les tribunaux sous la surveillance de la foule et
qu’une justice exagérément populaire cesse d’être une véritable justice.
Les réformes touchent également la gestion des affaires municipales. Il faut d’abord que
les villes obtiennent le bénéfice du home rule (le droit de s’administrer elles-mêmes sans
intervention des autorités de l’État). Il faut encore que les élections soient non partisanes,
c’est-à-dire qu’elles se déroulent sans que les affiliations aux partis puissent être prises en
compte. Au fond, soutiennent les progressistes, il n’y a pas une manière démocrate et une
manière républicaine d’administrer une ville, mais une bonne et une mauvaise manière. Il
faut enfin que des experts, des techniciens, et non des politiciens, prennent en charge les
problèmes de santé, les questions sociales, la gestion des égouts, le pavage des rues, le
contrôle des moyens de communication, etc. Il arrive – rarement – que les progressistes
réclament la municipalisation des compagnies des eaux, de l’électricité et du gaz, comme à
San Francisco en 1898.
Deux types de réformes institutionnelles sont appliqués. Le premier est né à Galveston
(Texas). La municipalité se compose d’une commission qui comprend en général cinq
personnes élues et chargées de gérer les affaires. Les responsabilités sont localisées et rien
n’empêche qu’un maire soit alors revêtu d’une autorité symbolique. L’autre type apparaît à
Staunton (Virginie). Le conseil municipal élu désigne un manager qui fait office de syndic et
tient le rôle du pouvoir exécutif, même si le maire continue d’exister, là aussi à titre
symbolique. Le manager et les membres de la commission ont en commun de n’être pas des
politiques, mais des administrateurs qui ont été choisis pour leurs qualités de gestionnaires.
Toutes les grandes villes s’adonnent aux réformes et ont un héros qui les a menées à bien. À
Toledo (Ohio), par exemple, Samuel Jones, dit « Règle d’or », est un riche industriel qui, une
fois élu, retire leurs matraques aux agents de police, fixe un salaire minimal relativement
élevé pour les employés municipaux, construit des terrains de jeux, des parcs, des asiles de
nuit. Au niveau des États, une génération de gouverneurs réformateurs accède au pouvoir,
parmi lesquels La Follette pour le Wisconsin, Hiram Johnson pour la Californie, Theodore
Roosevelt et Charles Evans Hughes pour le New York, Wilson pour le New Jersey. Il n’est pas
surprenant que ces grandes figures aient brigué, avec un succès inégal, la présidence des
États-Unis.
Le remède le plus efficace à tous les fléaux de la société, c’est encore l’accroissement des
pouvoirs fédéraux. Contrairement aux populistes, les progressistes ne croient pas que la
solution se situe au niveau des États. Le développement des affaires, l’extension du
capitalisme réclament des institutions qui fassent le poids et puissent prendre des mesures
applicables à l’ensemble de l’Union. Le fédéral est assimilé à l’intérêt général. Le président
occupe dès lors un rôle primordial, d’autant que le système, personnalisé, accorde une prime
au chef, au leader, qu’il soit le manager, le maire, le gouverneur ou le président. « La Maison-
Blanche, déclare Roosevelt, qui est propriété de la nation traite de la même manière tous les
citoyens honorables de la nation. […] En même temps, j’ai souhaité faire comprendre aux
ouvriers que je résisterai comme du silex à la violence et au désordre qu’ils pourraient créer,
tout autant qu’à l’arrogante avidité des riches et que j’agirai aussi vite contre les uns que
contre les autres. »
Les élections présidentielles de 1912 illustrent à merveille cette évolution. Le président
sortant, William Taft, ne manque ni de qualités ni de générosité, mais il n’a pas su se détacher
de la vieille garde du parti républicain. Le candidat socialiste, Eugene V. Debs, n’est pas un
révolutionnaire, mais il aspire à des réformes progressistes et profondes ; ses discours ont des
accents socialisants et il a derrière lui sa carrière de leader syndicaliste. Reste les deux
protagonistes. Roosevelt a quitté la Maison-Blanche en 1909. S’il se présente de nouveau trois
ans plus tard, c’est qu’il a le sentiment d’avoir été trahi par son successeur. Prêt à livrer la
bataille d’Armageddon au nom du Seigneur, il se place à la tête d’un nouveau parti, créé tout
exprès pour la circonstance, le parti progressiste. Son slogan, le « Nouveau Nationalisme »,
résume son programme : oui au big business, à condition qu’un big government assure
l’équilibre. Il est impossible d’en revenir au temps des petites entreprises et des petits
entrepreneurs ; il faut accepter le gigantesque dans les affaires. Mais le gouvernement fédéral
se donnera la mission de réguler la vie économique et sociale. Quant aux démocrates
qu’influence le mouvement progressiste, ils souhaitent, eux, une présidence forte, un Congrès
interventionniste qui détruiront le big business pour assurer le retour de la libre entreprise. Ce
sera, disent-ils, la « Nouvelle Liberté ». Leur candidat se nomme Thomas Woodrow Wilson,
une extraordinaire personnalité, si typiquement américaine qu’elle paraît insaisissable aux
Européens. Il a cinquante-six ans en 1912. Sa vie est d’abord celle d’un universitaire, qui a
étudié le droit, puis la science politique. Il enseigne à Bryn Mawr, à la Wesleyan University,
enfin depuis 1890 à Princeton. Il devient président de son université en 1902 et entreprend
des réformes qui finissent par susciter de farouches résistances. Wilson n’est pas l’homme des
compromis. Son éducation presbytérienne lui donne la conviction que l’homme est un agent
de Dieu, qu’il ne doit pas s’écarter de la mission divine qui lui a été confiée. L’adversaire ne
peut qu’avoir tort. S’il entre en politique en 1910 pour briguer et obtenir le poste de
gouverneur du New Jersey, c’est pour faire œuvre de justicier. « La politique, écrit-il, est une
guerre où s’affrontent les causes ; c’est une joute de principes. » Élu avec l’appui de la
machine démocrate, il entend demeurer « sans engagements d’aucune sorte », combat
l’influence des bosses, mène à bien des réformes importantes dans un État qui ne brille pas par
l’honnêteté de ses politiciens. L’étoile de Wilson monte au firmament de la politique. Les
démocrates se rallient sans états d’âme à sa candidature qui pourrait leur permettre de
revenir à la Maison-Blanche.

Les élections de 1912

La division des républicains favorise ce dessein. Taft recueille 3 486 720 voix et 8
mandats de grands électeurs ; Roosevelt, 4 118 571 voix et 88 mandats ; Wilson, 6 296 547
voix et 435 mandats. Les Américains ont largement voté pour les idées progressistes, d’autant
qu’aux voix de Roosevelt et de Wilson, il faut ajouter celles de Debs, 900 672, soit un
pourcentage (5,98 %) qu’aucun autre candidat socialiste n’atteindra jamais. Précisément, ce
qui étonne dans cette période agitée, c’est qu’un mouvement socialiste ne se soit pas implanté
aux États-Unis. Pourtant, il y eut deux partis se réclamant du socialisme. Le premier, d’un
marxisme doctrinaire, est toujours resté un groupuscule. Le second, celui de Debs, a présenté
un candidat aux élections présidentielles de 1904 à 1920, puis est reparu pendant la Grande
Dépression. Mais son succès est tout compte fait fort limité. Le socialisme ne s’appuie pas sur
des forces syndicales, puisque l’AFL refuse de lier son sort à celui d’un parti et que le syndicat
anarchiste, l’IWW, les wobblies de Bill Haywood, a des opinions plus extrémistes que la
formation de Debs. La conscience de classe n’imprègne guère les ouvriers américains. Le
socialisme passe pour un-American, c’est-à-dire contraire aux traditions et aux valeurs
américaines. Qu’on soit socialiste en Russie, en Allemagne ou en Angleterre, pourquoi pas ?
L’Europe est le continent de la misère ; la société européenne est définitivement bloquée. Les
immigrants emportent le socialisme dans leurs bagages, mais en devenant des Américains ils
le jettent par-dessus bord. Ici, aux États-Unis, la société est « ouverte » ; rien n’interdit la
promotion de tous. Cette conception n’empêche pas qu’il y ait des électeurs socialistes, à tel
point qu’en octobre 1917, aux élections municipales de New York, un quart des suffrages va
aux candidats socialistes. Toutefois, dans une Amérique où les immigrants affluent, la
conscience ethnique remplace la conscience de classe. On est irlandais ou italien avant de se
sentir ouvrier. La réforme, en conséquence, l’emporte toujours sur la révolution.
Maintenant qu’un mouvement de réformes est enclenché, les relations sociales
s’améliorent-elles ? De meilleures institutions ont-elles fait de meilleures lois ? La loi sur le
commerce entre les États (1887) et la loi Sherman contre les trusts (1890) donnaient des
armes à ceux qui voulaient limiter la toute-puissance des ententes. En vain, puisque la
concentration industrielle et financière s’accentue au début du XXe siècle. En 1902, Roosevelt
empêche la formation d’une nouvelle entente, la Northern Securities Company, qui aurait
donné au groupe Morgan la mainmise sur les chemins de fer du Nord-Ouest. Grande victoire
pour les progressistes, qui la même année se réjouissent d’une action en justice intentée
contre le trust du bœuf, un peu plus tard contre le trust du tabac, la Du Pont de Nemours, la
compagnie de chemins de fer de New Haven et la Standard Oil. Roosevelt impose en 1902,
sans doute pour rétablir l’équilibre, l’arbitrage fédéral dans la grève des mineurs. En 1904, il
demande au Congrès de voter une loi qui accorderait à la Commission du commerce entre les
États le droit de participer réellement à la fixation des tarifs ferroviaires. La majorité
conservatrice ne le suit pas. Il revient à la charge plus habilement et fait adopter en 1906 la
loi Hepburn qui autorise la Commission à recommander un tarif, si une plainte a été déposée
et à examiner les livres de comptes des compagnies. Il échoue, en revanche, lorsqu’il tente de
donner au gouvernement fédéral un droit de regard sur les émissions de valeurs boursières
des chemins de fer.
Sous la présidence de Taft, la loi Mann-Elkins autorise la Commission du commerce entre
les États à établir des tarifs. Une fois entré à la Maison-Blanche, Wilson renonce à détruire les
trusts et s’aperçoit soudainement que le programme du « Nouveau Nationalisme » est plus
réaliste que celui de la « Nouvelle Liberté ». Il fait voter la loi Clayton (1914) qui renforce les
mesures antitrusts de la loi de 1890. En outre, le gouvernement fédéral dispose désormais de
revenus supplémentaires, depuis que le 16e amendement à la Constitution, approuvé en 1913,
instaure l’impôt sur le revenu. Un système fédéral de réserve assure un contrôle étroit sur la
politique monétaire et met fin à la période de soixante-quinze ans (depuis la disparition de la
deuxième Banque des États-Unis) au cours de laquelle le pays n’avait pas de banque centrale.
Les abus du monde du travail n’ont pas été tous supprimés. Les lois sur le travail des
enfants que les législateurs fédéraux ont votées et que l’on retrouve dans certains États ne
sont pas toujours jugées conformes à la Constitution par la Cour suprême. Mais des lois
protègent maintenant les femmes. La journée de huit heures est obligatoire pour les
entreprises qui bénéficient de contrats du gouvernement fédéral. Les employés fédéraux
jouissent d’un système de retraites. Les progressistes sont allés encore plus loin. Depuis la
présidence de Roosevelt, la protection de la nature fait partie des préoccupations de
Washington. On voit même, ici et là, l’apparition de mesures qui visent à moraliser la
société : des États se proclament « secs », une loi fédérale combat la traite des Blanches, une
autre l’usage des drogues dures.
Voilà qui impose une conclusion nuancée sur le mouvement progressiste. Il n’a
certainement pas résolu tous les problèmes de la société américaine. Composé et animé par
les classes moyennes, il améliore, sans la transformer, la condition ouvrière. Inspiré par la
référence aux valeurs américaines, il provoque et entretient la méfiance à l’égard des
immigrants, ces nouveaux venus qui apportent avec eux la misère, l’ignorance de l’Europe
latine et slave. La critique la plus forte et la plus justifiée qu’on puisse adresser aux
progressistes, c’est d’avoir trop peu fait en faveur des Noirs. Sans doute notera-t-on que, grâce
à l’action de sociétés philanthropiques et des Églises du Nord, le taux d’analphabétisme a
décliné : 95 % en 1865, 44,5 % en 1900, 30,4 % en 1910. Mais la situation dans les États du
Sud où vivent neuf Noirs sur dix est particulièrement insupportable : peu d’écoles, une
ségrégation qui ne souffre aucune exception, l’impossibilité de participer à la vie politique, la
menace permanente et la réalité du lynchage, un statut de métayers réduits à la dépendance
et à la pauvreté. Les leaders de la communauté noire sont divisés. Booker T. Washington
recommande, dans son discours d’Atlanta en 1895, que les Noirs s’instruisent, qu’ils acceptent
pour le moment la ségrégation raciale pour mieux se préparer à l’intégration sociale, qu’ils se
cantonnent dans l’économie agraire. De quoi rassurer les Blancs les plus racistes, mais lorsque
le président Roosevelt reçoit Washington à la Maison-Blanche en 1901, c’est pour beaucoup
scandaleux. William E. Du Bois, plus jeune que Washington, exprime l’impatience de la
nouvelle génération noire. Il crée avec des libéraux blancs le mouvement de Niagara en 1905
et, quatre ans plus tard, l’Association nationale pour le développement des gens de couleur
(National Association for the Advancement of Colored People, NAACP) qui se donne pour
objectif de combattre légalement la discrimination raciale. Est-ce assez pour changer
l’atmosphère, lorsqu’un romancier comme Thomas Dixon se livre au racisme le plus violent
dans The Leopard’s Spots (les Taches du léopard) et dans The Clansman (l’Homme du Klan) qui
servira de scénario à David Griffith pour son film The Birth of a Nation (Naissance d’une
nation, 1915) ? Les progressistes, convenons-en, ne sauraient échapper à leurs responsabilités.
Pourtant, le progressisme est à sa manière l’héritier du populisme et le précurseur du
New Deal. C’est dire son importance dans l’histoire des États-Unis. S’il se perd dans les sables
vers 1916, c’est que les bruits de la guerre européenne se rapprochent de l’Amérique. À
l’ordre du jour, ce n’est plus la réforme de la société, mais la préparation à la défense
nationale, peut-être la participation au conflit. L’année 1917 introduit une nouvelle césure.

1. À la veille de la Grande Guerre, 454 Américaines ont épousé des lords. Parmi elles, 42 princesses, 17 duchesses, 19
vicomtesses, 33 marquises et 110 baronnes.
2. Une excellente analyse des œuvres et de l’influence de Mahan dans Jean-Baptiste Duroselle, De Wilson à Roosevelt. La
politique extérieure des États-Unis, 1913-1945, Paris, Librairie Armand Colin, 1960, p. 13-20.
3. The Influence of Sea Power Upon History (1890), The Influence of Sea Power Upon the French Revolution and Empire,
1793-1812 (1892), The Life of Nelson (1897).
4. Jusqu’à la restauration de l’indépendance de la Pologne en 1919, les Polonais sont comptés officiellement comme des
Russes, des Austro-Hongrois et des Prussiens.
5. L’agitation nativiste est particulièrement forte contre les immigrants japonais. Dans la dernière décennie du
XIX e siècle, 26 000 Japonais environ sont entrés aux États-Unis. Dans la décennie suivante, les entrées s’élèvent à
130 000. De là la crainte du « péril jaune » qui s’exprime notamment en Californie en 1906. Plusieurs gentlemen’s
agreements sont signés entre le Japon et les États-Unis, afin que le nombre des immigrants soit limité par accord
entre les deux parties.
6. Mary Baker Eddy (1821-1910) a exposé les principes de la science chrétienne dans Science and Health With Key to the
Scriptures (1875). L’Église du Christ scientiste est fondée en 1876-1879. Le Journal of Christian Science paraît à partir
de 1883 et à la fin de sa vie, Mary Baker Eddy crée le Christian Science Monitor.
7. Le seul parti qui ait avant la Grande Guerre porté la désignation de progressiste est celui que Theodore Roosevelt a
fondé en 1912 (cf. p. 257). De fait, le progressisme s’intègre dans le mouvement d’antipartisme, si puissant dans les
États-Unis du XXe siècle.
9

De la Grande Guerre à la Grande Crise

Les États-Unis et la guerre en Europe

Dans les premiers jours d’août 1914, la guerre éclate en Europe. Les Américains sont
atterrés. Est-il possible, au XXe siècle, que des nations se massacrent pour la défense de leurs
intérêts égoïstes ? La paix qui régnait tant bien que mal depuis la chute de Napoléon Ier
n’était-elle pas définitive ? La surprise passée, aucun Américain, fût-il le président des États-
Unis, n’envisage que son pays participe au conflit. Que les uns et les autres aient des
sympathies ou des antipathies, bien sûr. Mais l’Amérique a, dans cette affaire, vocation à la
neutralité. Tout au plus pourrait-elle songer, en souvenir de la guerre russo-japonaise, à une
médiation qui séparerait les belligérants.
Plusieurs raisons expliquent cette attitude. Le sentiment pacifiste est profond dans les
milieux religieux comme au sein du mouvement progressiste. L’armée n’existe pas ou presque
pas. La flotte sert à protéger le pays et sait qu’elle bénéficie indirectement de l’appui
britannique. Et puis, les problèmes européens sont à la fois lointains et embrouillés.
L’Allemagne a envahi la Belgique, mais elle reste le berceau d’une brillante civilisation et
l’ancienne mère patrie de millions d’Américains. La Grande-Bretagne suscite des amitiés et
depuis une vingtaine d’années un rapprochement s’est amorcé entre Londres et Washington,
mais sa politique coloniale, son entêtement à refuser la liberté aux Irlandais, son dynamisme
commercial et financier provoquent une profonde hostilité parmi les Irlando-Américains et
dans le reste de la population. La France a donné au monde le marquis de La Fayette qui
incarne les beaux jours de l’amitié franco-américaine et dissimule les différends qui ont
opposé les deux États. Mais elle est aujourd’hui l’alliée de la Russie tsariste qui organise des
pogromes contre les Juifs, opprime les Polonais et se complaît dans l’autoritarisme et
l’obscurantisme. L’Italie, l’Autriche-Hongrie ont, elles aussi, leurs partisans et leurs
détracteurs. Bref, le peuple américain qui vient de s’accroître considérablement à la suite
d’une immigration surprenante compte, sur 100 millions, 13,5 millions de citoyens et de
résidents nés à l’étranger, presque toujours dans les États belligérants, et 13 autres millions
nés de parents étrangers. L’unité nationale est mal assurée. Les tendances centrifuges sont
d’autant plus inquiétantes que l’on distingue mal l’oppresseur de l’opprimé, le cynique de
l’honnête, le défenseur de l’adversaire de la morale. Non, il ne faut pas intervenir ni même
pencher d’un côté ou de l’autre. C’est ce que fait comprendre le président Wilson dès le
4 août quand il signe la proclamation de neutralité, le 18 août enfin quand il invite ses
concitoyens à rester neutres « en actes comme en pensées ».
Trois ans ne se sont pas écoulés : Wilson recommande au Congrès de voter l’entrée en
guerre. La résolution est adoptée le 6 avril 1917. Pourquoi les bonnes raisons de 1914 ne
valent-elles plus rien ? Avant que les historiens ne le traitent, le problème a été débattu par
les hommes politiques et l’opinion publique. Dans une atmosphère passionnée. En 1934-1935,
une commission sénatoriale d’enquête, que présidait Gerald Nye, a entendu d’innombrables
témoignages et conclu que les responsables de l’entrée en guerre, ce sont les marchands de
canons, les financiers, les « intérêts spéciaux ». Au Congrès désormais de prendre les
précautions nécessaires pour empêcher qu’une fois de plus le pays ne glisse, sans s’en rendre
compte, dans une guerre qui enrichit les gros et tue les petits. L’argument est simpliste,
démagogique et contraire à la réalité historique.
Une première constatation s’impose. Ce qui a entraîné les États-Unis dans le conflit, c’est
que l’Allemagne a décidé qu’à partir du 1er février 1917 elle mènerait une guerre sous-marine
à outrance. Ses sous-marins ont reçu l’ordre de couler sans avertissement tous les navires,
qu’ils battent le pavillon d’un État neutre ou d’un ennemi, dans une vaste zone qui entoure la
Grande-Bretagne, longe les côtes françaises et italiennes et s’étend à la Méditerranée
orientale. Une fois par semaine, pourtant, un navire américain sera autorisé à relier les États-
Unis à l’Angleterre. Décision inacceptable, réplique Wilson qui le 3 février rompt les relations
diplomatiques avec Berlin. Mais il ne désespère pas de trouver une solution pacifique. En
vain. Les Allemands montrent leurs intentions belliqueuses en préparant une alliance avec le
Mexique et peut-être le Japon ; c’est le contenu du télégramme Zimmermann que déchiffrent
les Anglais et qu’ils transmettent aux Américains. Des navires, battant le pavillon des États-
Unis, sont coulés. Rien n’arrête plus la marche de la guerre. En faisant entrer son pays dans ce
qui n’était jusqu’alors que la « guerre européenne », le président Wilson défend le droit des
neutres, la liberté des mers, les principes essentiels du droit des gens.
L’explication est, malgré tout, un peu courte. Si les Allemands ont pris le risque d’une
rupture avec les États-Unis, c’est qu’ils estimaient que ce risque-là valait la peine, que leurs
sous-marins couleraient 600 000 tonnes de navires marchands par mois, qu’à ce rythme les
puissances de l’Entente manqueraient du nécessaire, seraient asphyxiées et accepteraient une
paix favorable à l’Allemagne. De fait, la guerre revêt des caractères nouveaux. Les combats, il
est vrai, se déroulent pour l’essentiel sur terre, notamment dans le nord-est de la France. Mais
l’approvisionnement des civils et des militaires réclame l’accès à l’espace maritime. L’océan
est un champ de bataille capital, sur lequel s’affrontent, non point des dreadnoughts et des
croiseurs, mais des cargos. Or, sur ce champ de bataille élargi, les États-Unis tiennent une
place primordiale. Dès 1915, lorsque les belligérants ont compris que le conflit ne serait pas
aussi court qu’ils l’espéraient, les États-Unis constituent un réservoir de matières premières,
de produits alimentaires, de munitions. Les industriels, les agriculteurs, les commerçants
américains se réjouissent de vendre des vivres, c’est-à-dire du blé, de la viande, du sucre, des
produits industriels, comme le fer, l’acier, des moteurs, sans oublier le coton et des
médicaments. Grâce à leur neutralité qui ne leur interdit pas de commercer avec les
combattants. De quoi sortir du marasme qui a frappé le business en 1913-1914. Les
conséquences de ce commerce sont dangereuses. L’Angleterre domine les mers ; avec ses
alliés, elle a accès au marché américain. Pas les Allemands. De 1914 à la fin de 1916, le
commerce avec l’Entente augmente en valeur de 300 %, puisqu’il passe de 824 millions à
3 214 millions de dollars. Dans le même temps, le commerce avec les Empires centraux
s’effondre : de 169 millions, il chute à 1,159 million, tandis que le commerce avec les neutres
(Danemark, Suède, Pays-Bas, Norvège, Suisse, Espagne) progresse de 50 %. En fait, plus les
mois passent, moins les Allemands parviennent à puiser dans le réservoir américain. La route
des États-Unis leur est coupée. Ils ne risquent pas grand-chose à rompre avec le gouvernement
de Washington.
D’ailleurs, les Américains sont à ce point conscients du lien qui les unit à l’Entente qu’à
partir de janvier 1915 des banques privées, en tête desquelles le groupe Morgan, prêtent de
l’argent aux Français et aux Britanniques : en tout, 2 300 millions jusqu’à avril 1917. Ce n’est
pas suffisant. L’Entente vend les trois quarts des titres américains qu’elle possédait, et les
États-Unis cessent d’être débiteurs de l’Europe pour devenir ses créanciers. Les prêts aux
Allemands se limitent à 27 millions. De là à déduire que les milieux d’affaires ont influencé le
président Wilson… Mais ils n’avaient pas besoin de la participation des États-Unis à la guerre
pour engranger de fabuleux profits. Et l’on n’imaginait pas aux États-Unis, y compris dans
l’entourage du président, que l’Entente puisse s’effondrer. Ce n’est donc pas pour protéger
leur argent ni leurs débouchés que les Américains entrent en guerre. Sans doute la connivence
avec la France et la Grande-Bretagne s’est-elle renforcée par la communauté d’intérêts.
L’économie n’explique cependant pas tout.
À peine les hostilités ont-elles commencé en Europe, Wilson s’est trouvé dans l’embarras.
Les Anglais décrètent le blocus de l’Allemagne et arraisonnent en pleine mer les navires
neutres pour y rechercher une contrebande de guerre mal définie. Le gouvernement
américain proteste au nom de la liberté des mers. Il y a plus grave. Le 4 février 1915, les
Allemands font savoir qu’ils considèrent comme zone de guerre les alentours des îles
Britanniques et que leurs sous-marins y couleront sans avertissement les bateaux ennemis.
Quand on sait que les sous-marins de l’époque sont des engins rudimentaires, mal protégés,
on comprend qu’ils ne prennent pas d’excessives précautions pour s’assurer que le bateau
qu’ils vont torpiller est bien ennemi, et non pas neutre. Les États-Unis crient à la violation du
droit des gens. Des incidents se produisent et surtout, le 7 mai 1915, un paquebot britannique
en provenance des États-Unis, le Lusitania, est torpillé au large des côtes d’Irlande. Bilan
tragique : 1 198 civils tués, dont 128 citoyens américains. Aux États-Unis, l’opinion est
bouleversée. Les partisans de l’intervention armée mettent de l’huile sur le feu et Theodore
Roosevelt déclare : « Le meurtre d’un millier d’hommes, de femmes et d’enfants sur le
Lusitania est dû uniquement à l’abjecte couardise et à la faiblesse de Wilson. » N’empêche que
Wilson obtient de l’Allemagne qu’elle ne recommencera pas.
Quand ce n’est pas avec l’Allemagne, c’est avec Londres que surgissent les difficultés. En
1916, le blocus franco-anglais se renforce. Des « listes noires », c’est-à-dire des listes
d’entreprises ennemies ou neutres mais favorables à l’ennemi, sont établies. Les commerçants
alliés ne doivent pas vendre ou acheter aux partisans et aux partenaires de l’Allemagne. Les
neutres sont tenus de suivre. Néanmoins l’opinion américaine reste favorable, dans sa
majorité, à la neutralité, même si de plus en plus elle exprime sa sympathie pour l’Entente.
La preuve ? En novembre 1916, Wilson est réélu en défendant un programme de paix. « Il
nous a maintenus en dehors de la guerre », répète inlassablement la plate-forme du parti
démocrate. Que faire ? Wilson ne souhaite pas la victoire de l’Allemagne. Une victoire
complète de la France et de la Grande-Bretagne aboutirait à l’humiliation de l’Allemagne, à la
répartition des marchés mondiaux entre les vainqueurs, donc à une situation qui provoquerait
dans les années à venir une nouvelle guerre. L’équilibre en Europe entre les puissances, une
véritable liberté de commercer sur les mers, la volonté de réorganiser les rapports entre les
nations en s’inspirant des principes démocratiques, voilà l’idéal. De mai à juillet 1914, de
février à juin 1915, de janvier à mars 1916, le colonel House, principal conseiller de Wilson,
a tenté une médiation entre les belligérants. Échec. En décembre 1916, à peine réélu, Wilson
prépare une autre intervention diplomatique. Le 22 janvier 1917, il propose aux belligérants
une « paix sans victoire ». Il ignore alors que depuis treize jours le Kaiser a décidé d’engager
la guerre sous-marine à outrance.
Somme toute, ce sont des motivations économiques, politiques et morales qui poussent
Wilson. Il est persuadé que la communauté internationale doit être reconstruite sur de
nouvelles bases, qu’il appartient à l’Amérique de montrer le chemin, qu’il faut bâtir un monde
pacifique grâce au règne de la démocratie. Une médiation aurait pu suffire à faire triompher
cette conception. Elle a échoué. Les États-Unis sont contraints d’entrer en guerre pour
préparer le monde de demain ; leur propre sécurité en dépend. L’idée qu’il remplit une
mission sous-tend la politique du président Wilson.
Quel rôle les États-Unis ont-ils tenu dans les dix-neuf derniers mois de la guerre ? À lire
les manuels d’histoire américains, les États-Unis ont remporté victoire sur victoire ; ils sont
les véritables et seuls vainqueurs de la guerre. Les manuels français tiennent un autre
langage, comme si la participation américaine n’avait eu que des effets secondaires. En fait, il
ne faut pas séparer le militaire du politique et de l’économie. Pour dresser un bilan, le point
de vue global est indispensable.
En 1917, les États-Unis comptent 1 soldat pour 516 habitants, alors que, dans la France
de 1913, la proportion s’élevait à 1 pour 53. Le service militaire obligatoire n’existe pas. La
carrière militaire jouit d’une fort mauvaise réputation ; ceux qui l’entreprennent malgré tout
sont voués aux frustrations et aux déceptions. En 1915-1916, des jeunes gens, désireux de
parfaire leur instruction militaire et de participer au conflit européen, se sont réunis dans des
camps. « Préparation » très insuffisante. L’expédition au Mexique de 1916-1917, sous le
commandement du général Pershing, s’est déroulée avec de faibles moyens et des résultats
limités. Elle a pour origine l’intervention constante des États-Unis dans les affaires
d’Amérique centrale. Wilson a refusé en 1913 de reconnaître le gouvernement de Huerta qui
venait de renverser celui de Madero ; puis, il soutient les constitutionnalistes de Carranza. La
guerre civile fait rage et l’un des chefs de bande, Pancho Villa, tue des Américains, franchit le
rio Grande le 9 mars 1916 et incendie la ville de Columbus dans le Nouveau-Mexique. De là,
l’expédition punitive des Américains. Rien à voir, on le devine, avec les conditions de la
guerre en Europe.
Au lendemain de la déclaration de guerre contre l’Allemagne, peu, très peu
d’engagements volontaires. On comptait sur 700 000. Il y en eut 4 355. L’état-major fait
adopter le principe de la conscription et parle de la mise sur pied d’une armée d’un million
d’hommes. Dans quelle improvisation ! Qu’il s’agisse des commissions de recrutement, de la
construction des camps, de l’équipement et du ravitaillement des hommes, rien n’est prêt. Il
faut du temps, l’acquisition d’un savoir-faire et surtout la bonne volonté de tous. Or, de très
nombreux Américains ne veulent toujours pas faire la guerre ou bien, s’ils en acceptent l’idée,
considèrent que la seule résolution du Congrès fera peur aux Allemands et qu’ainsi les
Américains ne devront pas combattre. Aussi faut-il commencer par mobiliser les esprits, les
convaincre qu’il s’agit d’une croisade, les soumettre, par l’intermédiaire d’un comité
d’information, à une intense propagande. Des orateurs parcourent le pays. Les journaux s’en
donnent à cœur joie. Les hommes politiques ne laissent passer aucune occasion pour
prononcer des discours enflammés.
Les résultats sont ambigus. D’un côté, tout ce qui est allemand subit des attaques en
règle. La musique et la littérature allemandes, bannies. Le bretzel et la choucroute changent
de noms. Le langage, pour peu qu’il ait été influencé par l’allemand, est expurgé. L’espionnite
fait rage. De juin 1917 à mai 1918, le Congrès adopte un arsenal législatif pour protéger la
sécurité nationale. Dans ce climat d’intolérance, les leaders de la nation ne font pas dans la
nuance. De l’autre côté, les États-Unis réussissent un miracle. Ils parviennent à incorporer
4 millions d’hommes et, avec l’aide des flottes alliées, à transporter en France un corps
expéditionnaire de 2 millions (effectifs atteints en octobre 1918), dont le chef est le général
Pershing. Si la guerre avait duré un an de plus, le corps expéditionnaire aurait sans doute
doublé. Certes l’armement moderne fait défaut. Qu’à cela ne tienne ! Les Alliés fournissent
aux soldats américains, qu’on baptise les sammies, les teddies ou les doughboys, le nécessaire.
La France à elle seule livre au corps expéditionnaire 100 % de ses canons de 75, de ses canons
de 155 et de ses chars, 81 % de ses avions, 57 % de ses canons à longue portée, la
quasi-totalité des munitions indispensables, des dizaines de milliers de mitrailleuses et de
fusils-mitrailleurs, plus de 20 millions de cartouches. La présence, espérée d’abord, constatée
ensuite, des Américains consolide le moral des troupes françaises et britanniques. Leurs
succès, au printemps et à la fin de l’été 1918, à Château-Thierry, au Bois-Belleau, à Saint-
Mihiel, leur progression en Argonne dans le courant d’octobre, sont loin d’être négligeables,
même s’ils ne déterminent pas l’issue de la bataille. Et puis, les Alliés disposent à présent,
grâce aux Américains, d’une supériorité numérique qui leur assure la victoire, dans le
meilleur des cas en 1918, dans le pire des cas en 1919. Bien que les pertes du corps
expéditionnaire soient relativement faibles (49 000 morts au combat), son rôle ne doit pas
être sous-estimé.
La mobilisation économique impressionne plus encore. Le gouvernement fédéral prend
en main les chemins de fer et les constructions navales. Par l’intermédiaire du War Industries
Board, il contrôle le financement des achats de guerre, les allocations de matières premières,
le rythme et le niveau de la production industrielle, les relations entre le patronat et les
ouvriers. La Food Administration, que dirige Herbert Hoover, se préoccupe de la régulation
de la production agricole et de la consommation des produits alimentaires. L’utilisation du
charbon est surveillée par une administration fédérale, spécialement mise sur pied. Les
résultats de cet effort ne tardent pas à se faire sentir. Du travail pour tous, même pour les
Noirs du Sud qui découvrent le chemin des usines du Nord-Est. Les revenus réels des
travailleurs augmentent de 25 %. Pour les fermiers, c’est l’âge d’or malgré la taxation du prix
du blé. Reste l’inflation, mal jugulée, qui absorbe une partie, et non la totalité des profits. Il y
a de quoi payer les impôts, souscrire aux emprunts de guerre et faire de substantielles
économies. Quant au commerce avec les Alliés, il prend une extension nouvelle. Le blé,
l’acier, l’essence, les navires, le sucre, des machines, du matériel ferroviaire, du fer, du
cuivre, etc., la liste est longue des marchandises américaines qui partent pour la France ou la
Grande-Bretagne et contribuent à sauver l’Entente. Tout en enrichissant les États-Unis, car ces
marchandises sont vendues. Aussi les réserves financières des Américains semblent-elles
inépuisables. Les dix-neuf mois de guerre leur coûtent 22 milliards de dollars, presque autant
que les quatre années de guerre pour la France. Dans le même temps, ils prêtent aux Alliés
10 milliards. Voilà qui conforte les puissances de l’Entente et prépare la prépondérance des
États-Unis après la guerre. N’est-ce pas Wilson qui faisait observer en juillet 1917 qu’à la fin
de la guerre « les Alliés seraient financièrement entre nos mains » ?
La mobilisation des hommes et des ressources n’a pas fait perdre de vue la nécessaire
reconstruction des relations internationales. Les signes révélateurs méritent d’être relevés. À
aucun moment, par exemple, les États-Unis ne se déclarent alliés à l’Entente. Ils sont
« associés », sans plus, ce qui leur laisse les mains libres. Les traités secrets qui lient entre eux
les belligérants et préparent le partage des dépouilles, Wilson se refuse à les reconnaître. Les
projets d’une entente économique qui livrerait le monde aux vainqueurs, il les repousse avec
énergie. Un proche collaborateur du président exprime une opinion largement répandue à
Washington : « Nous sommes la seule nation, écrit-il, qui ait adopté une position
complètement dépourvue d’égoïsme dans cette guerre. Tous les belligérants comptaient très
franchement sur la répartition du butin, jusqu’à ce que le président Wilson hisse la bannière
morale de l’Amérique. L’intention de notre pays a été d’aider le reste du monde et de lui
rendre service. » C’est un peu excessif, car la politique étrangère des États-Unis mêle avec
habileté une bouffée d’idéalisme et une pincée de réalisme. Quoi qu’il en soit, l’objectif de
Wilson ressemble à la voie du juste milieu. Fini, le nationalisme qu’il attribue à Clemenceau.
Faire reposer la paix sur l’humiliation des vaincus, sur la force des armes et sur la création
des sphères d’influence, sur l’annexion injuste de territoires, quelle erreur ! C’est planter la
semence d’un autre conflit et revenir au monde d’avant 1914 qui a tragiquement échoué. Le
militarisme à la prussienne, l’impérialisme à la française, les subtiles intrigues à l’anglaise,
non, ce n’est pas pour cela que les Américains combattent et meurent. Quant à la révolution
bolchevique, Wilson croit en saisir les raisons et en repousse avec horreur les prolongements.
Avec ses compatriotes, il a applaudi au renversement du tsar en mars 1917 et vu là une raison
supplémentaire pour l’Amérique de consolider le camp des démocraties. Il a nourri des
illusions sur la révolution d’Octobre, vite dissipées. Les bolcheviks n’incarnent pas la
démocratie, dont Wilson veut faire le fondement du monde nouveau.
Son programme, il le présente urbi et orbi dans son message au Congrès du 8 janvier
1918. Il énumère quatorze points, dont huit concernent des revendications territoriales (de la
France sur l’Alsace-Lorraine, de la Belgique, de la Pologne, etc.). Le point 1 rejette la
diplomatie secrète au profit d’une diplomatie « ouverte ». Le point 2 porte sur la liberté de
navigation maritime ; le point 3, sur l’abaissement des barrières douanières ; le point 4, sur la
réduction des armements ; le point 5, sur le règlement équitable des questions coloniales. Le
point 14 est le plus important. Il prévoit la création d’une Société des nations qui garantira
l’indépendance politique et l’intégrité territoriale des États membres. Une révolution dans les
relations internationales ? Sans aucun doute, autant qu’une révolution dans la politique
étrangère des États-Unis.
La popularité de Wilson atteint un sommet en 1918, surtout du côté de la gauche
européenne. Ce n’est pas un hasard, si l’Allemagne s’adresse à lui, et d’abord à lui seul, pour
négocier un armistice qui sera celui du 11 novembre 1918. Sur le plan politique, Wilson a
redonné vigueur à la cause de l’Entente, relevé le moral des nations « associées », défini un
programme que les autres belligérants acceptent du bout des lèvres, sans protester, car les
États-Unis, ce sont Wilson, des dollars, l’acier, le blé et un corps expéditionnaire qui ne cesse
pas de grossir. Voilà pourquoi ils sont bien, d’un point de vue global, les grands vainqueurs de
la guerre.
Le président Wilson vient en personne négocier les traités de paix. Il débarque en Europe
en décembre 1918, repart en février pour les États-Unis, séjourne ensuite à Paris de mars à
juin 1919. Il commence par être ovationné de capitale en capitale. Puis, les négociations
opposent entre eux les Alliés et « associés » d’hier. En fin de compte, Wilson obtient
satisfaction sur l’essentiel. Une Société des nations est instaurée, qui défendra le principe de
la sécurité collective. Pas de ligue des vainqueurs, plus de relations bilatérales, la présence
des États-Unis dans le concert des nations. Mais le traité de Versailles et les traités
complémentaires sont bâtis sur des compromis. La diplomatie « ouverte » a cédé le pas à des
négociations secrètes et des traités publics. Aux vaincus, c’est un diktat qui est imposé. Pour
apaiser les Français qui réclamaient la rive gauche du Rhin, Wilson promet un traité de
défense anglo-américano-français. L’article 231 du traité de Versailles impute la responsabilité
de la guerre à la seule Allemagne et l’astreint à payer des réparations. Les Anglais ont obtenu
que la liberté des mers souffre des exceptions et que les colonies allemandes soient placées
sous la tutelle provisoire des vainqueurs. Les Japonais ont exigé le Shantung et Wilson s’est
incliné. Les Italiens réclament en vain Fiume, Trieste et le Trentin. Le problème russe reste
sans solution. La Pologne renaît de ses cendres et la Tchécoslovaquie sort des ruines de
l’Empire austro-hongrois. Du bon travail ? Oui, dans l’ensemble, car les concessions,
indispensables au demeurant à la réussite de toute négociation, ne sauraient dissimuler les
motifs de satisfaction.
Mais l’atmosphère politique aux États-Unis a changé. Depuis les élections législatives de
novembre 1918, les républicains sont majoritaires au Sénat et à la Chambre des
représentants. Ils mènent la vie dure au président. Ils reprochent à la diplomatie wilsonienne
d’entraîner à brève échéance les États-Unis dans d’interminables interventions qui
découleront des décisions de la SDN, craignent que la SDN ne se mêle des affaires d’Amérique
latine, la « chasse gardée » des Américains, critiquent violemment les concessions de Wilson
en matière territoriale et soulignent à gros traits ce qui ne va pas dans les traités. Les
pacifistes, des groupes ethniques et nationaux comme les Irlando-Américains expriment à leur
tour leurs craintes et leur mécontentement. Décidément, les Américains n’ont aucune envie de
continuer à aider ces Européens, querelleurs, avides de puiser dans les richesses du Nouveau
Monde, irrémédiablement ingrats. À aucun prix ils n’aspirent à se muer en policiers du
monde. Leur tâche est terminée. Il est temps pour eux de revenir à leurs propres affaires.
Wilson se lance alors dans une campagne d’explication qui le conduit à travers le pays.
Au début d’octobre, il est frappé d’hémiplégie et reste plusieurs jours à l’article de la mort.
Terriblement affaibli au cours des quinze derniers mois de sa présidence, il se refuse
désormais à tout arrangement avec ses adversaires. Plutôt que d’accepter le moindre
amendement aux traités qu’il soumet à l’approbation du Sénat, il préfère qu’ils soient rejetés.
Les prochaines élections présidentielles trancheront, dit-il ; elles seront un « grand et solennel
référendum ». Le 19 mars 1920, la majorité des deux tiers n’est pas atteinte. Les États-Unis ne
seront pas membres de la Société des nations, n’approuveront pas le traité de Versailles ni le
traité de défense anglo-américano-français. À moins qu’aux élections de novembre…
De fait, la croisade s’est terminée le 11 novembre 1918. Le malaise économique et les
difficultés sociales préoccupent les esprits plus que le règlement du contentieux international.
C’est que le gouvernement fédéral a supprimé, sans la moindre période de transition, les
contrôles qu’il avait institués. Comme les Américains ne demandent qu’à acheter les produits
dont le conflit les a privés, les prix augmentent d’autant plus rapidement qu’ils sont libres.
Les indices parlent d’eux-mêmes. Pour une base 100 en 1913, les prix de gros des produits
industriels sont à 195,7 en 1918, à 203,4 en 1919, à 227,9 en 1920. Les prix de gros des
produits agricoles suivent : 206,3 en 1918, 221,9 en 1919. Au détail, même évolution : le litre
de lait coûte 9 cents en 1914, 15 cents en 1919 ; la viande, le beurre, les œufs ont augmenté
de 80 %, les chaussures de 400 %. Rien d’étonnant si les grèves se multiplient. Pour la seule
année 1919, 2 665 grèves touchent 4 millions de salariés. Les policiers de Boston, les ouvriers
de l’US Steel, les mineurs, les téléphonistes, les télégraphistes, les ouvriers de la confection de
New York, tous revendiquent la revalorisation de leurs salaires, de meilleures conditions de
travail ou simplement la reconnaissance de leurs droits syndicaux. Y aurait-il un chef
d’orchestre qui dirigerait cette vague de protestations et d’arrêts de travail ?
Depuis que les bolcheviks s’efforcent de diffuser leur évangile révolutionnaire, nombreux
sont ceux qui voient des « rouges » partout. Socialistes, communistes, anarchistes, tous
« rouges », voilà les agents de la subversion – presque toujours des étrangers, ajoute-t-on, des
étrangers qui ne comprennent rien au fonctionnement de la démocratie américaine, des Juifs,
des catholiques, des Noirs. Les politiciens ne sont pas les derniers à agiter la menace de la
subversion et à stimuler la « peur des rouges ». Le département de la Justice s’en mêle à son
tour. L’attorney general, A. Mitchell Palmer, décide de combattre la contagion révolutionnaire
et tire parti de la panique qu’ont créée au printemps de 1919 des explosions de bombes. L’un
des derniers attentats a lieu en septembre 1920 contre les bureaux de la banque Morgan :
38 morts, 200 blessés, 2 millions de dollars de dégâts. Eugene Debs, représentant socialiste
incarcéré pendant la guerre pour pacifisme, est maintenu en prison. Son camarade Victor
Berger, condamné à vingt ans d’emprisonnement, est libéré, mais ne peut pas occuper son
siège de représentant. Des États adoptent une législation spéciale qui interdit d’arborer le
drapeau rouge, d’adhérer à des organisations favorables au renversement des institutions par
la violence, de prononcer des paroles séditieuses.
Palmer fait mieux. Dans la nuit du 2 janvier 1920, il ordonne un raid policier qui aboutit,
dans trente-trois grandes villes, à l’arrestation de 4 000 étrangers et Américains. 556 d’entre
eux, dont Emma Goldman, sont expulsés. Après les attentats que l’extrême gauche a sans
doute organisés, voici la violence de l’extrême droite, notamment à Centralia (Washington)
contre les anarcho-syndicalistes de l’IWW. C’est dans cette atmosphère que sont arrêtés Sacco
et Vanzetti, accusés d’avoir commis le 15 avril 1920 à South Braintree (près de Boston)
l’assassinat de deux hommes pour s’emparer des fonds qu’ils transportaient. Des Italiens, des
anarchistes, des pacifistes ? Ils doivent être coupables, surtout si les anarchistes, puis les
communistes les défendent avec vigueur. Condamnés à mort en 1921, ils sont, en dépit des
protestations de l’opinion américaine et étrangère, électrocutés le 23 août 1927.
Au milieu de cette fureur, les élections présidentielles de novembre 1920 ne seront
certainement pas un « solennel référendum » sur la SDN. En dépit de sa maladie, Wilson a
songé à se présenter une troisième fois ; il y a sagement renoncé. Le candidat démocrate,
gouverneur de l’Ohio, se nomme James Cox et son colistier, Franklin D. Roosevelt, a été le
secrétaire adjoint à la Marine de Wilson. Du côté républicain, deux candidats médiocres :
Warren Harding, sénateur de l’Ohio, brigue la présidence ; Calvin Coolidge, gouverneur du
Massachusetts, la vice-présidence. Les républicains font campagne pour un « américanisme à
100 % », pour le « retour à la normale », contre la Société des nations. Ils sont élus à une très
large majorité. Une majorité qui vient de désavouer Wilson souhaite mettre fin une fois pour
toutes à la croisade et s’engager sans états d’âme dans la recherche de la prospérité.

L’évolution du peuplement (1920-1940


Babbitt au pouvoir

Harding, Coolidge, Hoover, trois républicains, président à l’extraordinaire enrichissement


des États-Unis. De 1921 à 1929, le pays entre, avant tous les autres, dans la société de
production et de consommation de masse. Rien ne semble impossible à l’Amérique, que la
Grande Guerre a placée sur l’orbite de la prospérité. Jusqu’au moment où, en octobre 1929,
un krach boursier d’une ampleur inconnue plonge les États-Unis d’abord, le monde occidental
ensuite, dans la Grande Dépression.
Et pourtant, la décennie s’annonçait radieuse. En 1920, les États-Unis comptent
106 466 000 habitants, parmi lesquels 94 millions sont blancs et 11,5 millions sont noirs. Dix
ans plus tard, la population s’élève à 122 775 000, dont 108 864 000 Blancs et 13 900 000
Noirs. L’accroissement démographique a repris, malgré un ralentissement sensible : de 1910 à
1920, 15 % de plus en dépit des années de guerre ; de 1920 à 1930, 16,1 %, car
l’urbanisation, ici comme ailleurs, abaisse les taux de natalité, l’émancipation des femmes
tend à réduire la taille des ménages et, à partir de 1925, l’immigration massive a pris fin. Le
mouvement vers l’Ouest se poursuit : de 1920 à 1940, la Californie double le nombre de ses
habitants ; la côte pacifique dans son ensemble, les États du Sud-Ouest comme le Texas
connaissent des accroissements qui varient de 25 à 50 %. En Floride, un boom immobilier
bouleverse les paysages.
Quant à l’enrichissement national, il est incontestable. Le produit national brut s’élevait
en 1914 à 40 milliards de dollars et à 78,9 milliards en 1919 ; il atteint 104,4 milliards en
1929. Ce qui, calculé en dollars constants (valeur 1929), donne un revenu par tête de 632,
puis de 710, enfin de 857 dollars. À vrai dire, de profondes inégalités subsistent. De 1923 à
1929, les profits des sociétés industrielles ont crû de 62 % ; les salaires ouvriers de 26 %
seulement. Le chômage n’a pas disparu. Si l’on se réfère à des statistiques encore
approximatives, il frappe 5 millions d’Américains en 1921, tombe à 2,5 millions en 1924 et à
1,5 million en 1926. Certaines régions sont exclues de l’essor économique : les mines
d’anthracite des Appalaches, les zones textiles de la Nouvelle-Angleterre, bien des districts du
Sud forment des poches de pauvreté. Pour les revenus familiaux, la disparité est de règle. On
estime que 71 % des familles disposent d’un revenu annuel inférieur à 2 500 dollars, 42 %
d’un revenu annuel inférieur à 1 500 dollars et 21 % d’un revenu annuel inférieur à
1 000 dollars. Certes, l’Amérique des millionnaires n’a pas disparu. Les riches s’enrichissent :
4 500 millionnaires en 1914, 11 000 en 1926. L’éventail des salaires annuels, enfin, s’ouvre
suivant les régions et les secteurs d’activités. En 1926, dans les filatures de coton, la moyenne
est de 792 dollars ; dans l’industrie automobile, elle est de 1 590 dollars et dans l’imprimerie,
de 1 730 dollars. En 1929 dans le Massachusetts, le salaire moyen s’élève à 926 dollars par
an, ce qui correspond à une semaine de travail de 48 heures ; en Georgie, 60 heures de travail
hebdomadaire rapportent 633 dollars par an ; en Alabama, 609 dollars par an correspondent à
une semaine de travail sans limites légales. Mais, au-delà des statistiques, ce qui compte, c’est
que les Américains sont persuadés que l’accès à l’aisance matérielle est à la portée de tous,
qu’ils forment une masse qui a franchi le niveau de la simple survie et dispose désormais d’un
surplus utilisable.
Ce prodigieux essor s’explique d’abord par la naissance et le développement d’industries
de pointe, tandis que d’autres, moins nouvelles, poursuivent leur progression. C’est le cas de
la production des postes de radio, de l’industrie cinématographique, de l’aéronautique.
L’énergie électrique sert de base à la deuxième révolution industrielle, à tel point que les
États-Unis consomment alors la moitié de l’énergie utilisée dans le monde. La productivité est
à l’ordre du jour. Frederick W. Taylor a mis au point des méthodes qui décomposent la
fabrication et modernisent la gestion des entreprises. Une comparaison mérite de retenir
l’attention. Lorsqu’un Chinois produit 1 unité de travail, un Russe en produit 2,5, un Japonais
3,5, un Français 8,25, un Allemand 12, un Anglais 18 et un Américain 30. La meilleure
illustration du progrès industriel, on la trouve dans l’automobile, en particulier dans les
usines Ford. Grâce à l’abaissement de son prix de vente, l’auto devient un élément
fondamental du genre de vie américain. Les États-Unis avaient une production de 4 000
véhicules en 1900 et 1,5 million en 1921 ; en 1929, la production dépasse 4,7 millions. À la
fin des années vingt, 1 Américain sur 6 est motorisé (1 Français sur 44, 1 Allemand sur 196,
1 Chinois sur 29 000). Elle sert à tout, à relier le domicile au lieu de travail, à découvrir
l’Amérique, à déménager, à réunir pour quelques heures les membres de la famille, à abriter
les petites amours d’un soir. Cette démocratisation provient de la généralisation des chaînes
de montage, fixes d’abord, mobiles ensuite, que Ford a expérimentées dès 1908, puis
perfectionnées. La standardisation progresse à pas de géant. La gestion se rationalise. Les
experts économiques font une entrée remarquée dans les entreprises. André Siegfried évoque
avec émerveillement « le météorologiste économique, qui observe la température financière,
consulte journellement le thermomètre, le baromètre, le tempétomètre des affaires ».
N’oublions pas que dans ce vaste marché national, soigneusement protégé par les
barrières douanières, la commercialisation joue un rôle déterminant. Il faut savoir vendre,
offrir le crédit nécessaire, pousser les consommateurs vers de nouveaux produits. L’homme
d’affaires est le héros de l’époque. Sinclair Lewis dépeint, dans Babbitt, l’agent immobilier qui
pressent le futur développement d’une ville, « un ingénieur prophétique qui prépare la voie
aux changements inévitables », celui qui possède la « vision ». Mieux encore. Un romancier
qui fit ses premières armes dans la publicité, Bruce Barton, raconte à sa manière la vie de
Jésus. Ce fut, nous explique-t-il, un extraordinaire homme d’affaires qui a su s’entourer de
douze associés dynamiques. Les paraboles sont des messages publicitaires d’une redoutable
efficacité et tout homme d’affaires ferait bien de s’en inspirer.
En un mot, les transformations économiques qui ont commencé au XIXe siècle trouvent
leur apogée dans les années vingt. Les États-Unis connaissent alors ce que l’Europe
occidentale découvrira dans les années soixante seulement. Du coup, les genres de vie sont
bouleversés. Les Américains sont maintenant dans leur majorité des citadins. Avec, dans le
détail, une progression plus marquée des villes moyennes, tandis que les grandes villes
perdent une partie de leurs habitants au profit des banlieues. Mais de l’une à l’autre, les villes
américaines se ressemblent. C’est la standardisation qu’observe Sinclair Lewis dans Main
Street : « Les neuf dixièmes des villes américaines sont si semblables que c’est ennui mortel
d’aller de l’une à l’autre. À l’ouest de Pittsburgh, et parfois à l’est, c’est toujours le même
chantier de bois, la même station de chemin de fer, le même garage Ford, la même crémerie,
les mêmes maisons en forme de boîtes, les mêmes boutiques à deux étages. Plus
prétentieuses, les nouvelles demeures témoignent de la même similitude dans leur recherche
de diversité : mêmes bungalows, mêmes bâtisses carrées de stuc, mêmes briques à aspect de
tapisserie. Les boutiques étalent les mêmes produits nationaux standardisés, recommandés
par une réclame standardisée. » Seuls les quartiers relativement anciens des métropoles,
comme Boston, New York ou Philadelphie, seule l’originalité architecturale de Chicago
surprennent le visiteur. Des banques, des compagnies d’assurances, des commerces, encore
des commerces, le paysage urbain est quasiment immuable. Avec, toutefois, des nouveautés :
la station-service et le garage qui rappellent le triomphe de l’automobile, la salle de cinéma
qui témoigne du succès grandissant de cet art industriel, le stade un peu en dehors des limites
urbaines et, bien sûr, permanence des permanences, les innombrables lieux de culte.
C’est dans la maison que le modernisme est le plus frappant. Le téléphone a tissé un
réseau serré. L’électricité est installée partout dans les villes, moins fréquemment dans les
campagnes. Elle alimente ces appareils qui révolutionnent la vie quotidienne : les
réfrigérateurs, les radiateurs, les aspirateurs, les machines à laver le linge, les cuisinières
électriques, les fers à repasser. Présidant à cette débauche technologique, la femme des
années vingt. Cheveux courts, jupe ou robe ne dépassant pas le genou, les formes du corps
dissimulées, bas de soie ou de rayonne, elle ne ressemble pas à sa mère. Elle s’adonne aux
soins corporels (épilation des sourcils, usage de cosmétiques en tous genres), fume la
cigarette, boit des cocktails. Les plus excentriques sont les flappers, qui dansent le charleston
et jouissent de la vie à pleines bolées. Les autres, la très grande majorité, suivent l’exemple
de loin. Libération des mœurs, oui, mais le mariage n’a rien perdu de son attrait, bien que le
nombre des divorces augmente et que le contrôle des naissances soit plus systématique
qu’auparavant. Beaucoup exercent une activité professionnelle, même si elles sont mariées,
même si elles appartiennent aux classes moyennes. Si les salaires féminins sont inférieurs de
40 % aux salaires masculins, les femmes accèdent aux fonctions d’avocat, de médecin, de
cadre. Ce qu’on doit retenir, c’est qu’elles ont enfin obtenu le droit de vote par le
19e amendement de la Constitution (approuvé en 1920). Sans aucune restriction, à la
différence des Britanniques, et vingt-six ans avant les Françaises. C’est une grande victoire
pour les féministes et les progressistes. Pour le moment, elles l’utilisent encore trop peu, mais
les plus entreprenantes d’entre elles réclament déjà un autre amendement qui instaurerait
l’égalité complète entre les sexes.
Le foyer, c’est aussi le lieu où on lit le journal, un hebdomadaire, des romans, comme
ceux de Sinclair Lewis, de John Dos Passos, de Sherwood Anderson, d’Edith Wharton,
d’Ernest Hemingway, de Gertrude Stein, de Carl Sandburg et de F. Scott Fitzgerald, sans
oublier les poèmes d’Ezra Pound et de T.S. Eliot. C’est encore le lieu où l’on écoute la radio.
À la fin des années vingt, 12 millions de familles possèdent un poste. Les stations sont privées
et diffusent de la musique classique, des variétés, ou du jazz qui fait une entrée fracassante
dans la culture populaire, des programmes éducatifs et religieux, des informations, des
retransmissions de pièces de théâtre, des reportages sportifs, « le tout aux frais de ceux qui
veulent vendre du dentifrice, des pastilles contre la toux, du café, des tapis, du ginger ale, des
matelas, des assurances sur la vie, des machines à écrire, de l’essence ». George Gershwin,
Louis Armstrong et les Ziegfeld’s Follies remportent d’énormes succès comme les feuilletons
radiophoniques que l’on vient d’inventer.

Le renouveau du conservatisme

Cette Amérique-là ressemble à l’ébauche de notre société trépidante, à l’affût de la


nouveauté, envahie par le goût du profit. Pourtant, elle côtoie l’Amérique d’hier, repliée sur
elle-même, hostile au changement, terrifiée par une civilisation qu’elle ne comprend pas. Les
exemples ne manquent pas. En 1925, à Dayton, une petite ville du Tennessee, un étrange
procès se déroule. Contrairement à la loi de l’État – une loi jusqu’alors inappliquée – un
professeur de sciences naturelles a enseigné à ses élèves que l’homme descend du singe, donc
que l’évolution des espèces est une donnée scientifique et la création du monde, une fadaise
bonne pour les ignorants. Une foule, dense et hétéroclite, se presse pour entendre les
arguments. Clarence Darrow, l’avocat du professeur, est un défenseur des causes
progressistes. Contre lui, William J. Bryan, l’orateur populiste, trois fois candidat du parti
démocrate à la présidence, ancien secrétaire d’État du président Wilson. Les deux hommes se
lancent des citations bibliques à la tête. Bryan protège « la parole de Dieu contre le plus grand
athée […] des États-Unis » et quelques jours plus tard meurt brutalement – en martyr,
ajoutent ses partisans. L’inculpé est condamné à 100 dollars d’amende qu’en appel il sera
dispensé de payer. Le « procès du singe » illustre le succès du fondamentalisme qui sévit dans
les milieux protestants du Sud, dans la Bible Belt, la « ceinture biblique », mais aussi dans le
Nord, en Californie et dans le Middle West. Le fondamentalisme « fait de la Bible l’autorité
suprême et finale de la foi et de la vie. Ses enseignements répondent à toute question […] ;
ses recommandations ne sont écartées que par les incroyants, les matérialistes, les immoraux.
Les fondamentalistes soutiennent que le monde est éclairé, l’Église instruite et la science elle-
même confirmée ou condamnée suivant les enseignements du Livre ». Un nouveau
protestantisme, dit-on ; en tout cas, un protestantisme qui cherche à écarter les influences
néfastes de la société moderne : l’alcool, le cinéma, l’automobile, les mœurs dissolues, le
communisme, l’athéisme et tout ce qui n’est pas typiquement américain. L’anti-
évolutionnisme n’est qu’un combat parmi d’autres.
Il y a plus inquiétant. En 1915, William Joseph Simmons, qui vient d’assister à la
projection du film de Griffith, Naissance d’une nation, décide de recréer le Ku Klux Klan.
L’Invisible Empire s’implante d’abord dans le Sud. Puis, Simmons se fait aider par deux
remarquables organisateurs, Edward Young Clarke et Elizabeth Tyler, qui font du deuxième
Klan une organisation nationale de masse. L’Empire est divisé en royaumes, les royaumes en
domaines. Un vocabulaire ésotérique désigne les fonctions et les rites. Du simple Klansman
aux Esprits malins, en passant par les Faucons de nuit, les Grands Dragons, les Cyclopes
exaltés et les Grands Titans, le Grand Sorcier impérial règne sur 2 à 3 millions d’Américains
en 1926. Ils sont nombreux dans les campagnes et les villes de 50 à 100 000 habitants.
D’Atlanta à Los Angeles, de Dallas à Chicago, de New York à Philadelphie, les Klansmen sont
présents pour dire avec violence leur haine des catholiques, des Juifs, des Noirs, des
étrangers, des communistes et brûler devant les maisons des indésirables des croix de bois.
Leur propagande se diffuse par la presse et le bouche à oreille. Les rassemblements des
membres du Klan, encapuchonnés et revêtus de robes blanches, débouchent souvent sur des
manifestations dans les rues, des émeutes racistes et des lynchages. Les pouvoirs publics
réagissent en fonction des circonstances et de l’atmosphère locale. Au fond, la ségrégation
raciale est inscrite dans les lois du Sud et dans la pratique du Nord. Le Klan ne fait que
pousser jusqu’à leur extrémité les tendances profondes d’une société. Il n’empêche que des
journaux, comme le New York World, un État, comme l’Oklahoma, dénoncent et combattent
les excès. Les Noirs eux-mêmes s’organisent. À New York, Marcus Garvey leur recommande
de se préparer à retourner en Afrique et les encourage à s’enorgueillir de leurs coutumes, de
leur civilisation, de leur passé africain. Pourtant, ce qui a le plus nui au Klan, ce sont les
scandales financiers qui l’ont éclaboussé. La comptabilité du mouvement a fait l’objet de
détournements. Les bons apôtres se sont empli les poches. Le Klan décline, non pas parce que
sa défense de l’américanisme semble creuse et dangereuse, mais parce qu’il s’apparente à un
business exagérément prospère et malhonnêtement géré.
Sur un point notamment, il a rencontré et exprimé le sentiment de la majorité.
L’Amérique des années vingt ne veut plus recevoir une immigration massive. Elle ne croit
plus à sa vocation de melting pot. Suivant une tradition solidement établie, l’immigrant quel
qu’il fût ne tardait pas à s’américaniser. Il subissait, pensait-on, l’inexorable influence du
milieu et l’Amérique en faisait un autre homme. Erreur, commençaient à répondre les
restrictionnistes d’avant 1914. Ils avaient plusieurs fois essayé d’imposer un examen de
connaissances (literacy test) qui aurait été la condition préalable à l’entrée aux États-Unis.
Wilson apposa encore en 1917 son veto qui fut brisé par le Congrès. Mais c’est une autre
conception qui l’emporte après la guerre. Elle s’exprime dans l’ouvrage de Madison Grant,
The Passing of the Great Race, publié en 1916 (l’ouvrage fut traduit en français sous le titre le
Déclin de la grande race et parut chez Payot en 1926). Le melting pot n’existe pas. Il y a des
races inférieures et une race supérieure. « L’homme blanc par excellence », c’est le Nordique
qui s’incarne dans l’Anglais des classes supérieures, dans le Scandinave, l’Allemand, voire le
noble russe. Les autres sont des métis, des dégénérés qui provoquent à leur tour la
dégénérescence, un effroyable danger pour l’Amérique du Nord. Voilà un argument de plus
pour les restrictionnistes qui ne manquent pas de rappeler que les agents de la subversion, en
effet, sont des Russes, des Italiens, des Juifs. Cette fois-ci, l’opinion est prête à leur donner
raison, non point qu’elle redoute que les étrangers prennent des emplois aux vrais Américains
(la tendance générale, de toute évidence, est à la prospérité), mais parce qu’elle a été
sensibilisée aux théories raciales.
En 1921, une première loi est votée. Pour un an, puis pour deux ans, le recensement de
1910 servira de base. Chaque nationalité bénéficiera d’un quota de 3 %. Ce qui revient à dire
que le nombre des immigrants admis dépendra du nombre des nationaux déjà installés aux
États-Unis. L’immigration n’est plus illimitée ; elle est liée aux origines nationales. Précisons
que les Latino-Américains ne sont pas concernés. En conséquence, les entrées tombent de
800 000 par an à 310 000. Un beau résultat, qu’il est encore possible d’améliorer. En 1924,
une nouvelle loi interdit l’immigration de tout Asiatique, dispose que la référence ne sera plus
le recensement de 1910, mais celui de 1890 (au moment où la nouvelle vague d’immigration
ne s’était pas encore manifestée), et que le quota sera limité à 2 %. À partir de 1929, le
recensement de 1920 servira de référence et le nombre annuel des immigrants ne dépassera
plus 150 000. Crainte du péril jaune, du péril juif, du péril italien, du péril slave…
L’Amérique, frileuse, cédant à la tentation raciste, veut recevoir de préférence des Anglo-
Saxons et des Scandinaves, qui, à cette époque, n’émigrent plus guère, et repousse les autres
qui ne demandent qu’à atteindre la Terre promise. Au nom de l’hérédité, mais au bénéfice de
l’unité nationale qui sort renforcée de cette politique de la porte fermée.
Reste le dernier trait, le plus connu et le plus caricatural, de ce renouveau du
conservatisme. La prohibition est adoptée pour l’ensemble de l’Union. Au terme d’une
agitation qui remonte à la veille de la guerre de Sécession, après que trente-deux États eurent
voté entre 1903 et 1918 des mesures prohibitionnistes qui s’appliquaient à leur seul territoire.
Les nécessités de la guerre ont emporté les dernières hésitations. Un soldat qui boit, n’est-ce
pas un mauvais combattant ? La croisade en Europe n’est-elle pas livrée au nom du droit, de
la démocratie et de la morale ? Le Sénat en août 1917, la Chambre des représentants en
décembre ont donné leur accord. En janvier 1919, le 18e amendement à la Constitution est
approuvé : « À partir d’une année après la ratification de cet article, la fabrication, la vente,
le transport des boissons enivrantes à l’intérieur des États-Unis et de tout territoire soumis à
la juridiction de ces derniers, leur importation et leur exportation à fins de boisson sont
interdits. » Les progressistes peuvent crier victoire. La société se purifie en exorcisant ses
vieux démons. Mais, très curieusement, ce qui a été une revendication de la gauche se
transforme en un instrument de la droite, c’est-à-dire les fondamentalistes, le Klan, les
conservateurs de tous poils. Car dans les années vingt on ne manque pas de lier la
consommation de l’alcool aux immigrants de fraîche date, catholiques surtout, comme les
Irlandais, les Italiens, les Polonais. La prohibition, c’est un peu le complément de la loi sur les
quotas. Mais au lieu d’unir la nation dans le culte de la vertu, elle la déchire en la partageant
entre « secs » et « mouillés » – une division qui ne prendra fin qu’en 1933 avec l’approbation
du 21e amendement qui annule le 18e.
De plus, l’amendement de 1919 n’est pas clair. Il n’interdit pas de boire de l’alcool, mais
de le fabriquer et de le vendre. Il laisse au Congrès le soin d’adopter une législation précise,
définissant par exemple la teneur en alcool d’une boisson dite « enivrante » et aux États le
soin d’appliquer ces mesures. Prohiber le commerce de l’alcool, voilà une bonne intention qui
débouche sur une campagne pour interdire le tabac, mais faire appliquer la prohibition, c’est
une autre histoire. Sans aller jusqu’à imiter Groucho Marx qui déclare : « J’étais abstinent
jusqu’à la prohibition », les Américains ne manifestent guère la volonté de perdre le goût de
l’alcool. La contrebande met sur le marché tout ce que les buveurs réclament et des produits
de remplacement, souvent frelatés, répondent à la demande. Les forces de police ne sont pas
assez puissantes pour réprimer la fraude. Certains États traînent les pieds et n’appliquent pas
la législation fédérale. Boire et fumer sont à la mode. Des saloons s’ouvrent discrètement,
qu’on baptise speakeasies : dans des tasses à thé on verse du whisky. Sur les bouteilles, des
étiquettes fantaisistes rassurent les hypocrites et les naïfs. À Chicago, par exemple, on
dénombre 20 000 speakeasies. On boit dans les drugstores, près des lycées, dans les salons de
thé, dans son automobile, dans les stades, chez soi. Les plus riches partent en croisière. Les
conditions sont idéales pour que naisse un marché noir particulièrement fructueux. Le
Canada, les Antilles, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Bahamas, le Mexique se transforment en
centres de distribution. Pour transporter la précieuse marchandise sur le territoire américain,
des bootleggers franchissent à leurs risques et périls la frontière. Le bootlegging est un véritable
commerce d’importation avec son organisation rationnelle, ses hommes de confiance, ses
revendeurs, son réseau de distribution. Comme il est illégal, il tombe sous la coupe du
« syndicat du crime ». Des gangs se forment avec à leur tête des managers avisés et prêts à
tout. Al Capone est le plus célèbre. Ils sont plutôt italiens à l’époque, car pour les nouveaux
immigrants que sont les Italiens, le banditisme est un raccourci qui mène au succès matériel
(quand ce n’est pas au pénitencier), mais la pègre a été et sera irlandaise, juive, noire,
allemande. Les gangsters s’acoquinent avec la police locale, malgré les « incorruptibles » du
FBI. Ils se livrent entre eux à une guerre sans merci qu’illustre, dans le Chicago de 1929, le
massacre de la Saint-Valentin. La « noble expérience », pour reprendre l’expression de
Hoover, stimule la criminalité. À l’ombre des speakeasies règne la mitraillette. Enfin, au début
des années trente, les « mouillés » l’emportent. La prohibition a violé les libertés
constitutionnelles, n’a pas supprimé la consommation de l’alcool ni atteint aucun des objectifs
que s’étaient fixés les réformateurs. À partir de 1934, chaque État est libre d’instaurer ou non
la prohibition et, à travers l’option locale, peut déléguer ce pouvoir aux subdivisions
administratives.
Coincée entre l’Amérique d’hier et celle de demain, la vie politique fait triste mine. Le
président Harding est un personnage médiocre que son parti a choisi pour éviter les supermen
de la politique. Son cabinet se compose d’hommes à son image, sauf trois d’entre eux qui sont
intelligents et compétents : Andrew Mellon, secrétaire au Trésor, Charles Evans Hughes,
secrétaire d’État et Herbert Hoover, secrétaire au Commerce. Il n’est pas rare que les
incapables soient en même temps corrompus. Harding laisse faire et meurt d’une crise
cardiaque le 2 août 1923, au moment où allait éclater un scandale qui mettrait en cause
l’honnêteté de ses collaborateurs. Coolidge lui succède. Depuis qu’il a réprimé, en tant que
gouverneur du Massachusetts, la grève de 1919 des policiers de Boston, Coolidge incarne la
loi et l’ordre. Mais, à vrai dire, son grand souci, une fois à la Maison-Blanche, est de ne rien
faire et de parler le moins possible : « Les affaires de l’Amérique, observe-t-il, c’est de faire
des affaires. » Le parti républicain domine la vie politique. Il symbolise la prospérité, la
prohibition, les Américains de vieille souche, les valeurs américaines. Les démocrates, eux,
sont divisés : le Sud est plutôt fondamentaliste et « sec » ; les villes du Nord sont « mouillées »
et expriment les revendications des immigrants. Babbitt est satisfait : « Ce qu’il faut au pays
dans les circonstances actuelles, confie-t-il à ses amis, ce n’est ni un président homme de
culture ni toutes ces simagrées au sujet des Affaires étrangères, mais une bonne, une saine
administration commerciale et économique, qui nous donnera les moyens de faire d’heureuses
transformations. »
Les rapports avec le reste du monde intéressent peu les Américains du temps. La
politique étrangère est alors entre les mains de quelques hommes d’affaires, des diplomates et
des spécialistes. L’isolationnisme n’est pas l’attitude fondamentale, mais plutôt le
nationalisme ou l’unilatéralisme, ce qui signifie que les États-Unis ont renoncé à tenir un rôle
primordial dans les affaires internationales et se contentent d’agir suivant leurs intérêts
immédiats. Ils ne sont pas entrés à la SDN et n’ont nullement l’intention de le faire. Ils signent
en 1921 une paix séparée avec l’Allemagne et investissent dans la reconstruction de ce pays.
Ils tâchent d’obtenir le paiement des dettes de guerre que les Alliés ont souscrites à leur égard
et pour cette raison se mêlent du problème des réparations allemandes. Ils proposent deux
plans de règlement, le plan Dawes de 1924 et le plan Young de 1929. Dans leur esprit, dettes
et réparations ne sont pas liées, mais si les Allemands paient aux vainqueurs, les vainqueurs
n’auront plus d’excuses pour ne pas payer aux États-Unis. En 1921-1922, Washington organise
une conférence qui aboutit à la signature de plusieurs traités sur le désarmement naval. En
1928, les États-Unis pensent qu’ils renforceront l’esprit de paix en signant avec la France le
pacte Briand-Kellogg qui met la « guerre hors la loi » et auquel se rallient toutes les grandes
puissances, plus beaucoup d’autres, sauf l’Union soviétique. Ils suivent encore avec attention
les affaires chinoises, investissent massivement en Amérique latine et y interviennent pour
maintenir l’ordre.
Bref, face au big business, point de big government comme l’avait souhaité Theodore
Roosevelt et comme avait tenté de le réaliser Wilson. Une politique à la petite semaine, un
débat sans intérêt. Le calme s’étend au front social. La principale centrale syndicale collabore
avec le patronat et s’endort dans le douillet confort des salaires en augmentation. Le « plan
américain » ne laisse aucune place au big labor. Ce n’est pas le laisser-faire total car il y a des
tarifs douaniers que réclament industriels et agriculteurs, des lois antitrusts distraitement
appliquées. Mais le gouvernement lui-même a décidé de se faire discret. D’une élection à
l’autre, d’une intrigue politique à la convention, la vie politique se traîne. Le progressisme est
mort, malgré un sursaut qui anime la campagne électorale de 1924. Tout pousse les
Américains à croire que sur cet océan de prospérité ils n’ont plus qu’à se laisser porter
jusqu’au paradis terrestre. Encore un effort, et ils seront les premiers à y accoster.

La Grande Crise

Le krach boursier se produit à New York en octobre 1929. Le mardi 22, de très fortes
ventes sont enregistrées à Wall Street et les cours baissent de 10 %. Le 24, 19 millions de
titres sont offerts, les deux tiers seulement trouvent preneurs et les prix chutent si vite que
les téléscripteurs ne parviennent pas à transmettre les cours. Le 29, c’est le « mardi noir » :
sur 30 millions de titres qui ont été jetés sur le marché, 16,5 millions sont vendus. Pendant
quinze jours, l’affolement ne s’apaise pas, coupé seulement par des déclarations alarmistes ou
rassurantes et la fermeture hebdomadaire, parfois prolongée, de la Bourse. La tornade frappe
également les banques, puis les entreprises et n’épargne rien ni personne sur son passage. La
Grande Dépression commence au lendemain du krach, prend son extension maximale en 1932
et ne se termine pour de bon qu’avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1941. Si l’on s’en
tient aux années 1929-1933, il faut rappeler un certain nombre d’indicateurs (tableau 15).
Ce tableau appelle plusieurs commentaires. À l’exception de quelques pessimistes qui
avaient au moins le mérite d’être lucides, le krach a surpris les Américains. Ils nourrissaient
une confiance inébranlable dans l’avenir et dans les hommes d’affaires. À commencer par
John J. Raskob, président du parti démocrate, directeur de General Motors et associé de Du
Pont, qui, dans l’été de 1929, enseignait aux lecteurs du Ladies’ Home Journal comment
devenir riche en économisant quinze dollars par semaine. Sans oublier Hoover qui, en
accédant à la présidence le 4 mars, s’écriait : « Je n’ai aucune crainte sur l’avenir de notre
pays. Il resplendit d’espoir », après avoir assuré ses compatriotes quelques mois auparavant
qu’« en Amérique aujourd’hui, nous sommes plus près du triomphe final sur la pauvreté
qu’aucun autre pays dans l’histoire ne l’a jamais été ».
Le krach ne détruit pas tout de suite l’optimisme général. Il est d’abord considéré comme
un accident de parcours. Ce n’est pas la première fois qu’une crise se produit aux États-Unis.
Celle de 1920-1921 est encore présente dans toutes les mémoires et l’on sait bien que la
récession est le revers de la médaille du système capitaliste. La crise dure habituellement
quelques semaines, au maximum quelques mois ; puis, les pertes épongées, les entreprises les
plus faibles éliminées, chacun retrouve l’espoir d’amasser des économies ou de monter des
opérations pour se lancer dans de nouvelles aventures. De là, l’incapacité de tous, y compris
les experts, à imaginer le pire. En mai 1930, Hoover déclare : « Nous avons franchi
maintenant le plus grave et nous allons rapidement nous en sortir. » L’année suivante, les
spécialistes estiment que la crise vit son dernier quart d’heure. Mais en 1932, ils ont compris
et l’optimisme cède la place à la morosité, quand ce n’est pas au découragement.
Quelles explications proposer ? Le krach résulte, à n’en pas douter, d’une « orgie de
spéculation boursière ». Contrairement à la légende, tous les Américains n’ont pas les moyens
de jouer en Bourse. Toutefois, le million et demi qui se livre à des spéculations ne recule
devant aucune audace. Les quatre cinquièmes des transactions se font à crédit ou sur dépôt
d’autres titres qui servent de garantie. Le remboursement est facile, dans la mesure où les
cours grimpent et donnent rapidement une plus-value. Point de limite pour le montant du
crédit. Les particuliers empruntent aux courtiers (brokers) qui, à leur tour, empruntent à des
établissements bancaires. Si les cours baissent, le courtier appelle son client et lui demande
une couverture supplémentaire. À défaut de payer, le client doit vendre à n’importe quel prix.
Or, du 3 mars 1928 au 3 septembre 1929, les cours font des bonds prodigieux. American
Can est coté à 77 dollars, puis à 181 7/8 ; ATT, à 179 1/2, puis à 335 5/8 ; General Motors à
139 3/4, puis à 181 7/8 ; Westinghouse à 91 5/8, puis à 313, etc. Évidemment, le rendement
du titre est faible, mais la plus-value, répétons-le, reste la considération déterminante. Il
suffit, en conséquence, que le marché prenne peur, pour que des millions de titres soient
offerts à la vente, d’où la chute des cours. Les courtiers réclament leur dû, les banques
cherchent à se faire rembourser, la ruine des spéculateurs entraîne la ruine de leurs
créanciers. En 1929, 659 banques ferment leurs portes et sont dans l’incapacité de rembourser
200 millions qu’elles avaient reçus en dépôt. En 1930, faillite de 1 352 banques ; en 1931, de
2 294 banques, soit un total de 2 milliards de dollars qui sont engloutis dans la débâcle.
Le gouvernement fédéral est mis en accusation par les historiens et les économistes. Les
uns estiment qu’il est trop intervenu et qu’il aurait mieux valu laisser jouer les mécanismes du
marché. Les autres critiquent le Federal Reserve System qui serait resté inactif. C’est l’opinion
de Milton Friedman et des monétaristes qui s’inspirent de ses réflexions. À mesure que la
dépression exerçait ses ravages et que des milliers de banques disparaissaient, la circulation
monétaire s’est réduite. La Grande Crise a été aussi le temps de la grande contraction. Donc,
les prix ont baissé, puis se sont effondrés. La reprise économique a été rendue plus malaisée.
Le Federal Reserve System aurait dû augmenter le stock monétaire pour éviter la
prolongation et les dangers d’une déflation. À l’exception d’une brève intervention en 1932, il
n’a rien fait. Les prix ont continué à chuter : 31 % pour les prix de gros, 25 % pour les prix de
détail. En dépit des appels pressants du président Hoover, les salaires ont suivi le même
chemin. Ni la production ni la consommation n’ont été stimulées. Depuis que Benjamin Strong
a quitté le poste de gouverneur de la Banque fédérale de New York, les autorités monétaires
ont mené, d’après Milton Friedman, une politique « inepte ».
Cette hypothèse est combattue. Expliquer la gravité de la dépression par l’effondrement
du stock monétaire, c’est prendre les effets pour la cause. La déflation serait provoquée par
l’effondrement du revenu national. L’insuffisance des dépenses consenties par les
consommateurs, soutiennent les tenants d’une explication keynésienne, a entraîné un
ralentissement de l’essor économique à la fin des années vingt. Premier exemple : celui des
constructions immobilières. Après le boom qui a duré cinq ans, la construction ralentit ses
activités à partir de 1927. Deux raisons expliquent le marasme : la rapidité de l’essor et les
lois limitant l’entrée des immigrants. Un autre exemple : la crise qui sévit dans le monde
agricole. En 1910, le revenu moyen d’un agriculteur correspondait à 40 % de celui d’un
ouvrier des villes ; en 1930, le même revenu moyen vaut à peine 30 %. Il est d’ailleurs
frappant de constater que bon nombre des faillites bancaires se sont produites dans les
régions agricoles. La sécheresse, l’accentuation de l’affaiblissement des prix provoquent alors
la ruine des fermiers, qui ne peuvent plus soutenir de leurs activités et de leurs économies les
établissements bancaires de leur région. Cette situation est dissimulée par la spéculation
d’avant octobre 1929 ; elle apparaît nettement dès que le krach s’est produit. L’argent
disponible est allé dans les affaires boursières au lieu de s’investir dans les véritables forces
de production. L’économie américaine ressemblait à un homme dont le visage bouffi fait
croire à la bonne santé et dissimule une maladie grave.
Reste la situation internationale. Pour Hoover, c’est là la véritable et la seule origine de
la crise. La Grande Guerre, le problème des dettes et des réparations, les variations du franc
et de la livre sterling, autant de bouleversements qui ont affecté l’économie mondiale et
notamment l’économie américaine. Les investissements américains en Allemagne n’ont pas
été récupérés à temps. Et Hoover de conclure : « Le grand centre de la tempête fut l’Europe.
[…] Cette tempête se mit en marche lentement jusqu’au printemps de 1931, date à laquelle
elle éclata sous la forme d’un typhon financier. » Explication hâtive d’un politicien en
difficulté ! Pourtant, la situation internationale a très certainement amplifié les difficultés
américaines. La crise touche l’Autriche en 1931, puis frappe l’Allemagne et l’Angleterre. Ce
dernier pays abandonne l’étalon-or, ce qui déclenche un assaut contre le dollar, une réaction
défensive des banques américaines et une accentuation de la crise 1. Mais, en ce domaine des
relations économiques internationales, les États-Unis portent une lourde responsabilité, celle
de n’avoir pas voulu jouer leur rôle de grande puissance et d’avoir préféré défendre leurs
seuls intérêts nationaux, par exemple en refusant de collaborer avec les autres pays et en
élevant des barrières douanières, déjà trop hautes.
En dernière analyse, quel jugement porter sur le président Hoover et sur la politique
qu’il a suivie ? Est-il responsable de la prolongation, voire de l’aggravation de la crise ? Son
mandat équivaut-il à quatre années d’occasions perdues ? À vrai dire, Hoover était une sorte
de technocrate, très compétent, attaché à la défense du bien public. Les missions qu’il a
remplies de 1914 à 1920 en donnent l’irréfutable témoignage. De 1921 à 1929, il a exercé
avec talent les fonctions de secrétaire au Commerce. Il eut l’occasion, après 1945, de
manifester ses qualités intellectuelles et administratives en s’acquittant fort bien des tâches
que lui confia la Maison-Blanche. Mettre en parallèle Hoover et Coolidge, c’est comparer le
jour et la nuit. La malchance de Hoover fut, toutefois, d’accéder à la présidence en
mars 1929. Il aurait été un excellent président d’une Amérique heureuse ; il fut le chef,
détestable et vite détesté, d’une nation profondément éprouvée. Trop doctrinaire, empêtré
dans sa doctrine de l’individualisme, il n’a pas compris que le krach d’octobre 1929 venait
d’ouvrir une nouvelle et tragique période dans l’histoire des États-Unis. Incapable de redonner
confiance à ses concitoyens, maladroit, hésitant, il n’a pas su, tout comme les experts de
l’époque, innover, rompre avec la philosophie de la prospérité, proposer des remèdes
efficaces.
En 1929-1930, il est persuadé que « la prospérité est au coin de la rue », qu’il suffit
d’attendre pour que l’ordre économique se rétablisse. Tout au plus relève-t-il les droits de
douane, ce qui perturbe un peu plus le commerce international, et lance-t-il des appels
pressants aux hommes d’affaires pour qu’ils ne licencient personne et ne diminuent pas les
salaires. À partir de 1931, Hoover se convainc qu’il faut faire quelque chose et rétablir les
conditions propices à la reprise. Il pense alors à satisfaire les banquiers et les hommes
d’affaires qui, une fois tirés du mauvais pas dans lequel ils se trouvent, déclencheront l’élan
salutaire. Sans succès. Mais il refuse de toucher à la monnaie ou de lancer le gouvernement
fédéral dans des mesures de contrôle qu’il juge intempestives. Pour faire remonter les prix
agricoles, il se contente de protéger davantage encore le marché intérieur. Sa politique
industrielle est tout autant insuffisante, car Hoover répugne à gonfler la circulation monétaire
qui stimulerait peut-être les milieux d’affaires et réduirait le chômage. Il refuse même de
payer en avance aux anciens combattants le montant de leur pension et quand ils viennent
manifester à Washington, le président fait donner la troupe contre eux, les glorieux doughboys
de 1918. Pas question non plus d’un emprunt qui servirait à financer les travaux publics.
Hoover prend des mesures insuffisantes. Il continue de croire que le gouvernement fédéral
doit rester autant que possible à l’écart de la vie économique. Il raisonne en républicain des
années vingt. Vaincu par la crise, Hoover subit une défaite cinglante aux élections
présidentielles de 1932.
1. La Grande-Bretagne abandonne l’étalon-or en 1931, tandis que les États-Unis le conservent. La conséquence, c’est
que les prix américains sont élevés par rapport aux prix britanniques et européens. Les étrangers achètent moins aux
États-Unis. De plus, par crainte que les États-Unis n’abandonnent à leur tour l’étalon-or, des déposants étrangers
retirent leur or des banques américaines, des citoyens américains se mettent à thésauriser. Dans un cas comme dans
l’autre, cela contribue à affaiblir la position du dollar.
10

La présidence de Franklin D. Roosevelt

De 1933 à 1945, les États-Unis traversent une période exceptionnelle de leur histoire. Et
elle n’a pas fini de nourrir les mentalités collectives, de servir de référence ou de repoussoir.
C’est que l’Amérique de Roosevelt s’apparente à une naissance. La crise de 1929 débouche sur
la Grande Dépression qui prend fin au début des années quarante et marque pour toujours
plusieurs générations d’Américains. Or, la fin de la dépression, c’est aussi pour les États-Unis
le commencement de la Seconde Guerre mondiale qui s’achève par deux explosions
nucléaires, celle d’Hiroshima le 6 août, celle de Nagasaki le 9 août 1945. Les États-Unis ont
désormais accédé au rang de superpuissance. Au-dessus de ces douze années plane la
personnalité de Roosevelt, le seul président qui ait exercé plus de deux mandats, conduit son
pays à travers les pires écueils et, en fin de compte, fait passer les États-Unis de la période de
l’adolescence à celle de la maturité.

Les États-Unis en 1933

Le recensement de 1930 a dénombré 123 millions d’Américains, parmi lesquels,


contrairement aux idées reçues, 1,5 million d’hommes de plus que de femmes. La pyramide
des âges est à peu près régulière, à deux ou trois exceptions près. La tranche d’âge des 30-
35 ans a subi, du côté masculin, les effets de la Grande Guerre, encore que les pertes
américaines en 1917-1918 aient été relativement faibles. Signe caractéristique de
l’allongement de la vie : les plus de 65 ans accentuent leur présence. Les maladies
traditionnelles ont reculé, comme la tuberculose, la diphtérie ou la typhoïde. En revanche, le
diabète, les affections cardio-vasculaires, la cirrhose du foie progressent. Quant au suicide, il
a connu une légère hausse en 1929 et 1930. L’image des banquiers qui sautent de la fenêtre
de leur hôtel pour échapper à la faillite ne correspond heureusement pas à la réalité
quotidienne. Dans l’ensemble, les progrès de la chirurgie, le recours à de nouveaux
médicaments, une plus grande consommation de vitamines, de légumes frais et de lait
expliquent l’évolution démographique.
Une dernière irrégularité mérite d’être soulignée. Les enfants de moins de 5 ans sont un
peu moins nombreux qu’auparavant. Le taux de natalité, en effet, baisse d’abord avec
régularité : 30,1 ‰ en 1910, 27,7 ‰ en 1920, 25,1 ‰ en 1925, 21,2 ‰ en 1929, 18,4 ‰ en
1933, puis une légère remontée le porte à 18,8 ‰ en 1939 et 19,4 ‰, en 1940, avant qu’il ne
se fixe aux environs de 21-22 ‰ pendant la guerre. Le taux de mortalité, lui, s’établit entre
11,6 ‰ en 1936 et 10,6 ‰ en 1938-1939. Toutefois, si l’on se rappelle les changements
démographiques avant 1914, on ne peut que noter le fort ralentissement de la progression au
cours des thirties. L’immigration est désormais freinée par les quotas et par la crise
économique. Du coup, le pourcentage des Américains nés aux États-Unis ne cesse pas de
croître : 74 % en 1900, 77,2 % en 1930, 80,01 % en 1940. De 1911 à 1915, 4 459 000
immigrants sont entrés sur le territoire américain. De 1930 à 1940, ils sont à peine 770 000.
Encore convient-il d’observer que parmi les nouveaux arrivants, les Portoricains, les
Canadiens, les Mexicains ne sont pas soumis aux quotas. C’est dire que chaque année des
quotas nationaux ne sont pas remplis et que les États-Unis n’accueillent pas les
150 000 personnes que la loi de 1924 (appliquée à partir de 1929) a prévues. Certes, il y a
toujours eu des immigrants qui, venus pour un temps limité ou déçus par leur sort, ont quitté
les États-Unis pour une autre contrée ou pour rentrer au pays. Mais, en 1931, 100 000
Américains demandent un visa pour aller travailler en Union soviétique… avec le succès que
l’on devine. En avril 1932, le paquebot Île-de-France ramène en Europe 4 000 travailleurs ;
deux mois plus tard, 500 étrangers quittent le Rhode Island pour regagner les pays
méditerranéens. Des phénomènes secondaires, sans doute, et pourtant significatifs d’un
changement d’atmosphère. Les États-Unis ne sont plus un pays d’accueil, sauf pour ceux qui
fuient le nazisme et le fascisme et parviennent non sans mal à obtenir le précieux visa. Terre
de liberté, oui ; Terre promise où coulent le lait et le miel, non.
La proportion des Noirs, des Asiastiques et des Indiens ne change guère : 10,28 % en
1920, 10,17 % en 1930, 10,16 % en 1934, 10,21 % en 1940. Le taux de natalité de ces
groupes ethniques se situe entre 25 et 27 ‰ mais leur taux de mortalité reste élevé : 16,3 ‰
en 1930, 14,8 ‰ en 1934, 13,8 ‰ en 1940. Toutefois, la migration des Noirs vers les villes
du Nord et des Grands Lacs se poursuit, sans qu’elle revête comme plus tard les allures d’un
exode massif.
Pour l’ensemble des Américains, le mouvement vers l’Ouest a pris fin. Ce n’est pas que
les États de l’Ouest n’attirent plus. Le soleil, les industries nouvelles, l’extraction du pétrole,
une agriculture hautement spécialisée, les effets du tourisme, autant d’aimants qui font du
Washington, de l’Oregon, de la Californie, du Texas et de l’Arizona des lieux de rêve. Mais
pour s’y intégrer, il faut, plus encore qu’au temps des pionniers, des connaissances, des
aptitudes, des capitaux. En revanche, les campagnes se dépeuplent. En 1920, 54 158 000
Américains vivaient dans les villes de plus de 2 500 habitants et 51 553 000 dans les zones
dites rurales, soit 51,23 % dans un cas, 48,77 % dans l’autre. En 1930, les villes représentent
56,16 % ; en 1940, 56,52 % en dépit de la misère qui a poussé des citadins à retrouver leurs
racines campagnardes. L’exode rural a surtout favorisé les grandes agglomérations. En 1940,
140 districts métropolitains rassemblent 48 % de la population, soit une augmentation de
9,3 % par rapport à 1930. Quant aux villes géantes, elles continuent d’attirer et de s’étendre
par leurs banlieues. New York reste en tête : de 3 437 202 habitants en 1900, elle est passée à
5 620 048 en 1920 et à 7 454 995 en 1940. Chicago a doublé en quarante ans et compte près
de 3 400 000 habitants à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En comparaison,
Philadelphie donne l’impression de stagner avec ses 1 931 334 habitants, soit 700 000 de plus
qu’en 1900. Detroit, grâce à l’industrie automobile, a multiplié sa population par cinq ; Los
Angeles, qui la talonne, par quinze.
Sur ce pays qui n’arrête pas de changer, la misère passe comme une tornade. Spectacle
désolant des rues et des campagnes américaines ! Le secteur agricole est touché depuis 1920.
L’agriculture, plus que l’industrie, dépend du commerce international. Or, dès la fin du
premier conflit mondial, les États-Unis fournissent 70 % de la production mondiale de maïs,
60 % du coton, 50 % du tabac, 25 % de l’avoine et du foin, 20 % du blé, 13 % de l’orge, 7 %
des pommes de terre, 2 % du riz. Les fermiers doivent vendre pour rembourser les emprunts
qui ont servi à la fois à acheter de coûteuses machines et à acquérir la terre qui fait l’objet
d’une intense spéculation. Il faut exporter pour écouler les surplus d’une production qui ne
cesse pas de croître, malgré l’exode rural et l’abandon des terres les moins fertiles. Sur la base
100 pour l’année 1900, l’indice de la production agricole a grimpé à 126 en 1920-1921, puis à
144 en 1929. Mais les prix se sont effrités tout au long des années vingt. L’agriculture et
l’élevage, qui donnaient 16 % du revenu national en 1919, n’en procurent plus que 8,8 % de
1923 à 1928. Les origines du marasme tiennent aux conditions du marché international et à
celles du marché national. À partir de 1920, la France, la Russie retrouvent grosso modo leur
niveau de production d’avant-guerre. Des barrières douanières, dont les Américains ont donné
l’exemple, s’élèvent en Europe. Aux États-Unis, les régimes alimentaires ont changé ; l’élevage
chevalin a reculé ; la fin d’une immigration massive met un terme à l’expansion du marché.
En conséquence les fermiers s’engluent dans un endettement croissant. La valeur des terres
baisse. Par rapport aux prix industriels, le déséquilibre se renforce. Les vicissitudes du climat,
comme les vents de sable qui déferlent sur le sud des Grandes Plaines et en font un dust bowl
(une cuvette de poussière), aggravent encore la situation.
Les organisations de défense des milieux agricoles ont essayé d’obtenir du gouvernement
fédéral un système d’aides financières. En vain. Le président Coolidge refuse d’intervenir, au
nom de la liberté d’entreprendre. La crise de 1929 ne fait qu’accentuer le malaise. D’autant
que les récoltes de 1930-1931 sont superbes. Les prix agricoles s’effondrent. Le boisseau de
blé (soit 27,22 kilogrammes) qui valait 1,04 dollar en 1929 ne vaut plus que 39 cents en
1932 ; le boisseau de maïs (soit 25,40 kilogrammes) chute de 80 à 32 cents ; la livre de coton,
de 17 à 7 cents ; la livre de tabac, de 18 à 11 cents. Si encore on pouvait vendre à
l’étranger… Mais de 1928 à 1930, les exportations agricoles baissent de 19 %. Comme s’ils
étaient menacés par une invasion de produits étrangers, voilà que les États-Unis renforcent,
par le tarif Hawley-Smoot de 1930, leur propre protection douanière, ce qui revient à annuler
toute tentative pour instaurer une plus grande liberté des échanges.
Bien sûr, le monde agricole des États-Unis est si divers que la généralisation déforme une
réalité infiniment complexe. Tous les fermiers ne ressemblent pas aux Okies, ces paysans
d’Oklahoma, qui, chassés par l’érosion et la sécheresse, embarquent sur de vieilles
camionnettes leurs hardes et leur famille et mettent le cap, cahin-caha, sur une merveilleuse,
une mythique Californie. Bien des citadins, au contraire, ont choisi le retour à la terre, avec
la ferme conviction qu’en temps de crise on survit mieux à la campagne que dans les villes.
Mais un peu partout, les mêmes réactions se produisent. Les fermiers se refusent à vendre
leur production tant que les prix n’auront pas atteint le niveau des coûts. Ils ne parviennent
pas à rembourser leurs emprunts. Les organismes prêteurs saisissent les biens des débiteurs
défaillants. Des incidents éclatent. Des comités de surveillance se forment. L’agitation
accompagne l’appauvrissement.
La misère des ouvriers est encore plus dramatique. Le chômage frappe inégalement.
L’industrie automobile, le textile, l’extraction du charbon sont durement touchés. Voici deux
exemples. À Detroit, Ford employait 128 142 personnes en 1929 ; les effectifs sont tombés à
37 000 en août 1931, dont une partie ne travaille qu’à mi-temps. Un puits de charbon valait
750 000 dollars en 1927 et ne vaut plus que 4 000 dollars en 1932. Les premières victimes
sont les ouvriers non qualifiés et les Noirs. Les villes hautement spécialisées supportent le
choc le plus violent ; puis, vient le tour des villes à activités diversifiées, comme
Philadelphie, Buffalo, Cincinnati. Longtemps, on ne relève aucune trace de chômage dans les
petites cités. Partout, les heureux qui ont conservé leur emploi ne peuvent pas éviter la baisse
des salaires qui accompagne la baisse des prix et la réduction des activités de production.
Dans les deux premières années de la dépression, le coût de la vie a baissé de 15,7 %, mais
dans l’extraction des charbons bitumineux, les salaires ont perdu 19,1 % ; dans l’extraction
des minerais, 18,3 % ; dans l’industrie, 11,3 % et dans les chemins de fer à peine 3,5 %, sans
doute parce que les syndicats sont puissants.
D’après le Bureau of Labor, les salaires horaires pour le secteur secondaire passent de
51,5 cents en 1931 à 44,2 cents en 1933, soit une baisse de 14,2 %. Les femmes souffrent plus
que les hommes. Dans un grand magasin de Chicago, 294 employées gagnent moins de 25
cents par heure, 180 moins de 15 cents, 90 moins de 10 cents et 24 moins de 5 cents. Briggs,
à Detroit, n’a pas bonne réputation : « Si le poison ne marche pas, dit-on en riant jaune,
essayez Briggs ! » Les hommes y sont payés 10 cents l’heure, les femmes 4 cents.
Que faire ? La misère s’aggrave de jour en jour. Les familles ont commencé par puiser
dans leurs économies, si elles en avaient. La maison qu’on possède, on s’apprête à la vendre à
n’importe quel prix. On négocie l’assurance-vie qu’on a souscrite en des temps moins
difficiles. On vide le compte bancaire. Puis, les chômeurs demandent un moratoire des loyers,
vivent des dons en argent ou en nature qu’ils reçoivent des organisations charitables.
Quelques propriétaires font crédit à ceux qui disposent d’un revenu. Un jour, malgré tout, il
faut aller ailleurs, ne serait-ce que pour continuer à croire qu’on finira bien par retrouver du
travail. Les moins démunis chargent la vieille guimbarde. Les autres attrapent en marche des
trains de marchandises, se cachent au fond des wagons. L’Amérique se déplace à nouveau.
D’un camp à l’autre, d’une hooverville à l’autre, les chômeurs sont appelés des vagabonds
jusqu’à 1935. Partout, la faim guette. Le New York Evening Graphic a mené une enquête en
1932. Les reporters ont découvert dans les hôpitaux de New York quatre-vingt-quinze cas de
sous-nutrition qui avaient provoqué une hospitalisation. Ailleurs, ce n’est pas mieux. Dans une
ville minière, une petite fille répond aux journalistes : « Oh ! je vais bien. J’ai faim. C’est
tout. Aujourd’hui, c’est à ma sœur de manger. » En Virginie-Occidentale, les quakers
nourrissent en priorité les enfants qui ont perdu 10 % de leur poids normal. La tuberculose et
la dysenterie qu’on croyait définitivement vaincues reparaissent. N’y aurait-il donc pas de
secours organisés ? Les associations charitables, religieuses et laïques, font ce qu’elles
peuvent, distribuent des repas gratuits (85 000 par jour à New York pendant l’hiver 1930-31),
de quoi se chauffer et s’abriter ; mais elles manquent de fonds. Les contributions volontaires,
y compris les 3,77 dollars qu’envoie un Camerounais anonyme, ne suffisent pas. Les pouvoirs
publics ? Seules les autorités locales sont habilitées à mettre sur pied des secours. L’État de
New York autorise la ville de New York en 1931 à emprunter pour aider les chômeurs. Des
emplois à temps partiel sont créés. L’effort financier débouche sur l’inefficacité et le
favoritisme politique. À Chicago, c’est le désordre le plus total. Les impôts fonciers ne
rentrent pas. Les employés municipaux ne sont pas payés ou bien sont renvoyés. Au
15 octobre 1931, 624 000 chômeurs sans aide sont recensés. Philadelphie, sous l’impulsion
d’hommes énergiques, s’en tire un peu mieux. Un comité distribue de l’argent et des travaux
de toutes sortes, mais l’accroissement du nombre des chômeurs rend le problème insoluble.
Le chômage ne se limite pas aux habitants des régions « déprimées », aux ouvriers sans
qualification et aux Noirs. Il frappe aussi les classes moyennes, celles qui avaient tiré profit
de la prospérité et participé activement aux spéculations boursières. La vérité, c’est qu’en ce
domaine les statistiques sont presque toujours inexactes. En 1930, pour la première fois, le
recensement mentionne le nombre des chômeurs. Tous les chômeurs ne se déclarent pas.
Quoi qu’il en soit, on admet qu’en 1933 un quart de la population active est sans travail. Les
faillites se sont multipliées. Des commerçants, de petits patrons, des pharmaciens, des
médecins, des enseignants, des employés de bureau, des vendeurs viennent rejoindre l’armée
des chômeurs. Avec les conséquences qu’il est facile d’imaginer. Les dépenses des ménages se
réduisent : moins de lait, de viande, de gaz, d’électricité. Pour beaucoup, la honte d’en être
réduit là, l’angoisse du lendemain, une attitude différente à l’égard du travail, du business et
de la société. Une fois de plus, les femmes subissent les effets du chômage plus que les
hommes. Parce qu’elles occupaient des emplois saisonniers, marginaux, à mi-temps, qu’on
leur fait comprendre qu’à l’heure de la pénurie d’emplois les hommes ont sur elles un
imprescriptible droit de priorité. De 1932 à 1937, une loi fédérale interdit à toute famille
d’avoir deux de ses membres dans la fonction publique – une mesure qui vise avant tout les
épouses. Elles sont renvoyées aux tâches ménagères, surtout maintenant qu’il est difficile de
s’offrir les services d’une femme de ménage ou d’acheter les produits et les appareils
indispensables. Elles se remettent à fabriquer du savon, des confitures, du pain, comme leurs
mères et leurs grands-mères. Elles nettoient, cousent, teignent, prennent du travail à la
maison. Souvent elles assurent seules les revenus du ménage ce qui contribue à abaisser le
rôle de l’époux et du père, provoque des tensions et explique l’augmentation du nombre des
divorces.
Quant aux jeunes de moins de 25 ans, qui forment 58,4 % de la population, ils souffrent
de l’affaiblissement du système scolaire. Les dépenses consenties pour l’instruction publique
baissent de 18 % entre 1930 et 1934 – dans certains États, comme le Michigan et le
Minnesota, de 41 à 52 %. On construit beaucoup moins d’écoles. Faute de fonds, des comtés
ruraux réduisent l’année scolaire d’un cinquième à la moitié. Partout, sauf dans le Rhode
Island, le traitement des enseignants diminue : en moyenne de 30 %, dans le Sud et l’Ouest de
43 %, dans l’enseignement secondaire et primaire comme dans l’enseignement supérieur.
Quant à l’intégration dans la société, elle pose de délicats problèmes aux jeunes. Comment
trouver du travail ? Maintenir avec la famille, notamment avec les parents, des relations
harmonieuses ? Conserver envers l’épargne, le libéralisme économique le puritanisme moral
des attitudes que la crise, économique et sociale, rend caduques ? Une révolution culturelle se
prépare.
Rien ne la laisse deviner, si l’on se contente de suivre la campagne pour les élections
présidentielles de 1932. Il faudrait de bons yeux pour discerner que deux conceptions de la
société s’affrontent. Mais il est clair que deux personnalités opposées se livrent un combat
sans merci. Du côté des républicains, le président Herbert Hoover. La convention du parti,
réunie à Chicago, l’a désigné le 14 juin. Sans enthousiasme. Les républicains sont pessimistes.
Ils ont beau répéter que la dépression vient de l’étranger, qu’ils ont fait le nécessaire pour y
remédier aux États-Unis, que la politique de Hoover reste la meilleure, ils savent qu’une
majorité d’électeurs ne les suivra pas. Le parti au pouvoir est toujours la victime désignée
d’une crise. Hoover tâche néanmoins de rassurer. Il promet d’agir avec efficacité : une aide
aux chômeurs, des crédits fédéraux pour les fermiers, un protectionnisme accru, le maintien
de l’étalon-or. Bref, la prospérité reviendra, si les républicains conservent le pouvoir. En
revanche, si le candidat démocrate l’emporte, l’herbe poussera « dans les rues de centaines de
villes et de milliers de villages ».
L’adversaire démocrate se nomme Franklin D. Roosevelt. Il est né le 30 janvier 1882 à
Hyde Park, dans l’État de New York. Sa famille est plus qu’aisée. Le jeune Franklin va dans
les meilleures écoles, puis entre à l’université Harvard. En 1905, il épouse une cousine
éloignée, Eleanor, qui est la nièce du président Theodore Roosevelt. Dès 1910, il s’adonne à
la politique, se fait élire, sous l’étiquette démocrate, au Sénat de l’État de New York. Deux
ans plus tard, il soutient Woodrow Wilson, le candidat du parti à la présidence, et au
lendemain de la victoire reçoit sa récompense : il est nommé secrétaire adjoint à la Marine
– un poste qu’il occupera jusqu’à 1920. Il y fait son apprentissage du pouvoir exécutif,
participe activement à l’effort de guerre et au débat qui suit la conférence de la Paix et la
création d’une Société des nations. Aux élections présidentielles de 1920, son parti l’a désigné
comme candidat à la vice-présidence. À vrai dire, la personnalité de Roosevelt manque encore
de netteté ; ses convictions restent floues ; son élégance, en revanche, son charme, son goût
pour la conversation sont incontestables.
En 1921 se produit le drame de sa vie. À trente-neuf ans, Franklin Roosevelt est frappé
par la poliomyélite. Sa femme l’aide à lutter, à reprendre courage et à ne pas renoncer à toute
activité politique. Certes, il sort diminué à jamais de cette épreuve : paralysé des deux
jambes, il se déplace difficilement grâce à des attelles orthopédiques. Mais son caractère s’est
affermi. Roosevelt a approfondi ses lectures, renoué avec le goût de l’effort et la vie politique
constitue un formidable dérivatif à son infirmité. Il manifeste dès lors une indomptable
énergie, un dynamisme qui surprend son entourage et bientôt le pays, une gaieté et une santé
morale à toute épreuve. Roosevelt, l’optimisme fait homme. Le voici, dès 1924, dans les
assemblées politiques. En 1928, il se fait élire gouverneur de l’État de New York et réélire en
1930. Surpris comme tous ses concitoyens par l’ampleur de la crise, il met au point avec ses
collaborateurs, comme Frances Perkins et Harry Hopkins, les premières mesures de secours,
en particulier la Temporary Emergency Relief Administration qui dispose d’un budget de
60 millions et aide 1 million de chômeurs. Rien d’étonnant si en 1932 Roosevelt songe à se
présenter aux élections présidentielles.
La convention démocrate se réunit, elle aussi, à Chicago. Les débats sont vifs, d’autant
plus que la règle alors en vigueur réclame une majorité des deux tiers pour désigner le
candidat du parti. Au quatrième tour de scrutin, après d’habiles manœuvres, Roosevelt reçoit
l’investiture du parti démocrate et choisit pour colistier, donc pour candidat à la vice-
présidence, John Nance Garner, le speaker de la Chambre. Il rompt avec les usages en se
précipitant par avion jusqu’à Chicago et y prononce son discours d’acceptation : « Je vous
promets, dit-il, je me promets une nouvelle donne (a new deal) pour le peuple américain. […]
C’est plus qu’une campagne politique. C’est un appel aux armes. »
Le new deal… Le mot a fait mouche. Il entre dans le vocabulaire politique pour n’en plus
sortir. Il symbolise la campagne électorale, puis la présidence de Roosevelt. Mais que signifie-
t-il ? Roosevelt promet du travail, une plus équitable répartition de la richesse nationale.
Quant au programme du parti, il n’a rien qui puisse susciter l’enthousiasme : abrogation du
18e amendement qui a instauré la prohibition, réduction des dépenses fédérales pour
équilibrer le budget, abandon des interventions du gouvernement fédéral dans le domaine
économique, monnaie solide, encouragements aux États pour qu’ils se préoccupent du
chômage et de l’assurance, abaissement des droits de douane, liquidation (mais comment ?)
des surplus agricoles. Impossible de reconnaître là les prémices du New Deal. Les discours du
candidat Roosevelt ne sont pas plus précis. La crise a des racines proprement américaines,
déclare-t-il, mais Hoover a trop dépensé. « Ayons le courage de cesser d’emprunter pour faire
face à un déficit persistant. » Première contradiction, suivie d’une autre : pas « d’économies
aux dépens de ceux qui ont faim », mais alors pourquoi recommander une limitation des
dépenses fédérales ? Pour faire remonter les prix agricoles, il ne faut pas limiter la
production, mais prévoir « l’utilisation planifiée de la terre ». L’idéal serait de vendre
davantage à l’étranger sans trop alléger le poids des droits de douane.
On pourrait allonger la liste des incohérences. C’est pourquoi Walter Lippmann, un
journaliste progressiste, voit dans Roosevelt « le maître de l’antithèse équilibrée, […] un
homme agréable qui, dépourvu de qualifications fondamentales pour occuper la fonction,
voudrait beaucoup devenir président ». Toutefois, ce serait une injustice de limiter le
programme de Roosevelt à ses contradictions et ses lacunes. Un certain nombre de promesses
sont énoncées, qui se traduiront par des mesures législatives : la promesse d’employer les
jeunes à reboiser, l’intervention fédérale dans la production d’électricité, le contrôle des
opérations boursières et financières, la nécessité de se livrer à un minimum de planification,
l’indispensable collaboration entre le monde des affaires et le gouvernement fédéral pour
changer les conditions de la vie économique, le déséquilibre budgétaire s’il n’y a que ce
moyen pour éviter la famine aux chômeurs. D’autre part, il a promis d’agir. « Le pays a
besoin d’expériences hardies et durables et, si je ne me trompe pas sur son état d’esprit, il les
réclame. Le bon sens, c’est de choisir une méthode et de l’expérimenter. Si elle échoue,
reconnaissons-le franchement et essayons-en une autre. Mais par-dessus tout, essayons
quelque chose. » Roosevelt est le candidat de l’activisme. Il sait admirablement communiquer
sa confiance dans l’avenir et parviendrait à faire passer le programme le plus terne. Son
sourire, ses bonnes histoires, son goût du contact humain complètent l’arsenal. À l’opposé de
Hoover, « entre les mains duquel une rose se fanerait » et qui inspire la méfiance la plus
totale à l’égard de toute promesse, fût-elle sincère et réalisable.
En novembre 1932, c’est un raz de marée démocrate. En 1928, Hoover avait obtenu
21 400 000 voix et Al Smith, son concurrent démocrate, 15 000 000. Quatre ans plus tard,
Roosevelt recueille près de 23 000 000 de suffrages et Hoover 15 800 000. Le candidat
républicain a remporté la majorité des voix dans six États seulement (Vermont, New
Hampshire, Maine, Delaware, Connecticut, Pennsylvanie), ce qui explique que sa défaite au
sein du collège électoral soit encore plus écrasante – une défaite que les républicains
n’avaient jamais connue, sauf en 1912 au temps de la dissidence de Theodore Roosevelt. Le
candidat démocrate, lui, remporte un énorme succès. Mis à part quatre États de la Nouvelle-
Angleterre, la Pennsylvanie et le Delaware, le reste des États-Unis lui est acquis. Il triomphe
dans 282 comtés qui jusqu’alors n’avaient jamais donné la majorité aux démocrates. Il sert, en
outre, de locomotive au parti tout entier. Les démocrates avaient obtenu la majorité des
sièges à la Chambre des représentants dès 1930 et n’avaient au Sénat qu’un siège de moins
que les républicains. Aux élections de 1932, ils acquièrent 313 sièges sur 435 à la Chambre,
60 sur 96 au Sénat. Les voici devenus le parti majoritaire.
Quant aux autres formations politiques, elles comptent peu. Norman Thomas, le candidat
socialiste, a recueilli 881 951 voix ; William Z. Foster, le candidat communiste, 102 705
voix ; trois autres candidats se partagent 170 000 voix. En un mot, les résultats sont clairs.
Roosevelt a reçu de ses concitoyens un incontestable mandat et dispose des moyens pour
l’exercer.

Le New Deal : méthodes et bilan

Si les élections ont eu lieu le 8 novembre 1932, l’entrée en fonctions du nouveau


président est fixée au 4 mars 1933. Quatre mois de transition, que les Américains ont baptisés
la « période des canards boiteux » et que le 20e amendement à la Constitution (approuvé le
6 février 1933) réduira, à partir de 1936, à deux mois et demi. Or, Roosevelt n’a nullement
l’intention de collaborer avec Hoover. Il laisse la situation se détériorer. Des banques ferment
leurs guichets, faute de pouvoir rembourser leurs clients. La courbe du chômage atteint un
sommet. La pauvreté s’aggrave. Les États-Unis attendent le magicien et les miracles qu’il a
promis.
Dans son discours du 4 mars, Roosevelt s’élève à la hauteur de sa tâche : « En premier
lieu, s’écrie-t-il, permettez-moi d’affirmer ma conviction profonde que nous n’avons qu’une
chose à craindre, c’est la crainte elle-même, la peur sans nom, irraisonnée, sans justifications.
[…] Nous ne sommes pas frappés par une invasion de sauterelles. […] L’abondance est à
notre porte. Mais l’usage généreux que nous pouvons en faire laisse à désirer dès que nous
apercevons ce que nous avons. Les maîtres du commerce entre les hommes ont échoué du fait
de leur entêtement et de leur incompétence. Ils ont reconnu leurs erreurs et abdiqué. […] Les
changeurs ont fui le temps de la civilisation. À nous maintenant de restaurer les anciennes
vérités du temple. […] Je ne renoncerai pas au devoir qui est le mien. Je demanderai au
Congrès le seul moyen de faire face à la crise, de vastes pouvoirs exécutifs pour mener la
guerre contre une situation exceptionnelle, des pouvoirs aussi étendus que ceux qui me
seraient confiés si nous étions envahis par un ennemi étranger. »
Des termes vagues, des références bibliques, mais l’inébranlable volonté d’agir que
réclamaient les Américains. Dès le lendemain, le Congrès est convoqué en session
extraordinaire. Trois mois durant, au cours des cent premiers jours, les législateurs sont
invités avec fermeté à adopter une avalanche de mesures d’urgence pour permettre la
réouverture des banques, la reprise industrielle, la réduction des stocks agricoles, la
distribution des secours aux chômeurs. Si le rythme de leurs travaux se ralentit après l’été de
1933, il n’en reste pas moins impressionnant jusqu’en 1938, comme s’il fallait prouver au
pays que tout est fait pour le sortir de la crise. La présidence devient le centre moteur de la
société, grâce à une interprétation nouvelle de la Constitution de 1787. C’est que, pour
Roosevelt, « notre Constitution est si simple et si pratique qu’il est toujours possible de faire
face à des nécessités exceptionnelles par de simples changements d’accent et d’organisation
sans rien perdre des formes essentielles ». La Maison-Blanche se place au-dessus des intérêts
particuliers pour ne considérer que le bien public. Elle propose des objectifs nationaux, fixe la
politique générale du gouvernement. C’est la conception qu’avaient exprimée, une vingtaine
d’années auparavant, les tenants du progressisme. Pour remplir sa mission, le président
s’appuie sur l’opinion publique. Il la conduit sans jamais perdre le contact avec elle, l’informe
régulièrement par les « causeries au coin du feu » qu’il prononce à la radio, noue et maintient
d’excellents rapports avec la presse, même s’il n’hésite pas à utiliser les journalistes pour
convaincre l’opinion. Il s’entoure d’intellectuels brillants, d’universitaires, d’experts, qui lui
sont tout dévoués, le conseillent et constituent le brain trust, des hommes comme Raymond
Moley, Rexford Tugwell, Adolf Berle, Thomas Corcoran, Marriner Eccles, Samuel Rosenman,
Robert Sherwood, Felix Frankfurter. Son épouse garde le contact avec les « radicaux », les
groupes marginaux, les défenseurs des bonnes causes. Éblouie par le pouvoir charismatique
du président, l’Amérique vit à l’heure de la Maison-Blanche, qui s’étoffe avec la création en
1939 de l’Executive Office of the President et l’apparition d’une meute d’assistants, coûte plus
cher et cède volontiers à la tendance de se mêler de tout. L’inventeur de la présidence
moderne, le deuxième Washington, c’est bien Franklin Roosevelt, le boss comme l’appellent
ses collaborateurs, FDR pour la presse.
Roosevelt a formé autour de lui une coalition qui a survécu une quarantaine d’années et
donné au parti démocrate une durable hégémonie. Il est vrai que la coalition se compose
d’éléments les plus divers, voire opposés. Il y a, en premier lieu, les fidèles. Le Sud vote
« solidement » démocrate. Pourquoi changerait-il ? La prohibition a cessé d’être un problème
politique et la lutte contre la ségrégation raciale commence à peine. Les sudistes n’ont aucune
raison de ne pas accorder leurs voix à Roosevelt, tout en désignant pour les représenter au
Congrès les démocrates les plus conservateurs. Dans les grandes villes du Nord, les minorités
ethniques et religieuses, comme les Irlandais, les Italiens, les catholiques, sont toujours
acquises aux démocrates et à leurs machines. En second lieu, voici les nouvelles recrues. Ce
sont les pauvres, les laissés-pour-compte qui attendent tout de l’aide publique et bénéficient
de plus en plus de l’assistance du gouvernement fédéral. Quand ils peuvent voter, c’est-à-dire
dans le Nord-Est et le Midwest, les Noirs préfèrent pour 70 à 80 % les candidats démocrates.
Jusqu’alors, ils faisaient confiance aux républicains, les héritiers de Lincoln, les adversaires de
la slavocratie. Bien qu’il ait peu agi en leur faveur, Roosevelt les a convertis. Résultats
identiques dans la communauté juive. Roosevelt a séduit les Juifs américains, d’abord parce
qu’il a proposé un programme réformiste et libéral et qu’ils ont toujours milité pour la
réduction des inégalités sociales, ensuite parce que le président a su incarner le combat contre
le nazisme 1. Les ouvriers, syndiqués ou non, adhèrent à la coalition, au point que de 1932 à
1968, 63 % des « cols bleus » ont voté pour le parti de Roosevelt aux présidentielles comme
aux législatives. Les intellectuels, enfin, longtemps écartés du monde politique qui se laissait
aller à un anti-intellectualisme rudimentaire, accourent à Washington et célèbrent le culte du
grand homme.
Curieux parti démocrate ! Il réunit désormais des sudistes conservateurs et des libéraux
du Nord, des Noirs et des partisans de la ségrégation raciale, des illettrés et des défavorisés de
toutes origines aux côtés des esprits les plus brillants, des immigrants de fraîche date et les
descendants de vieilles familles américaines. Le plus étonnant, sans doute, c’est que ce parti
des pauvres, des travailleurs manuels, des catholiques, des Juifs, des Américains qui
baragouinent l’anglais s’est donné pour chefs des patriciens, presque tous protestants. Et lui
qui s’est voulu le porte-parole du peuple n’a pas renoncé à se servir des machines. Défenseur
intransigeant des droits des États au temps de Jefferson et de Lincoln, le voici qui combat
maintenant pour une intervention croissante du gouvernement fédéral. Décidément, la magie
rooseveltienne a fait merveille.
Ses adversaires politiques sont à la fois désarçonnés et désunis. Les républicains
continuent à jouir du soutien des employés de bureau et de commerce, des protestants blancs
du Nord, des plus riches, des hommes d’affaires, des fermiers des Grandes Plaines, des
habitants des banlieues. Mais le grand old party entre dans une période de frustrations dont il
ne sortira que vingt ans plus tard. Il n’a plus de leader qui parvienne à susciter l’enthousiasme
populaire. Il a perdu son image de champion du progrès et de la justice sociale pour acquérir
celle, moins enviable sur le plan électoral, de défenseur du statu quo, des privilèges, du
laisser-faire. L’insuccès de Hoover le marque pour longtemps. Si le président sortant n’avait
remporté que six États en 1932, Alfred Landon, le candidat républicain à la Maison-Blanche
en 1936, obtient la majorité des voix dans deux États ; Wendell Willkie fait un peu mieux en
1940, mais Thomas Dewey livre un combat sans espoir en 1944. Roosevelt serait-il
invincible ? Dans les années trente, certainement non. Et dans les États la situation n’est pas
celle des élections présidentielles. Les gouverneurs des États du Nord et les assemblées
législatives des États de l’Ouest sont souvent républicains. Mais ceux-ci se heurtent partout à
une difficulté majeure : comment définir un programme qui tranche sur celui des démocrates
et soit convaincant ? Les Américains ne veulent surtout pas renoncer aux acquis du New Deal.
Les républicains peuvent répéter, d’une campagne électorale à l’autre, que les dépenses
fédérales sont trop élevées, que le socialisme totalitaire menace de s’abattre sur les États-
Unis, que la bureaucratie de Washington exerce une autorité exagérée, qu’il vaudrait mieux
faire confiance au business dont la prospérité profiterait à tous, peu importe. Alors, le parti
républicain se rallie tant bien que mal à l’interventionnisme fédéral qui explique le succès des
démocrates et, du coup, est accusé de me-tooism (de « moi-aussisme »). Bref, tant que
Roosevelt domine la scène politique, c’est la quadrature du cercle.
Et pourtant, en dépit de la domination d’un parti et surtout d’une personnalité, la
démocratie se porte mieux à la fin des années trente. Les hasards du calendrier sont
troublants. Roosevelt devient président des États-Unis six semaines après que Hitler a été
nommé chancelier du Reich. Il meurt une quinzaine de jours avant que le Führer ne se
suicide. On imagine mal aux États-Unis une « expérience » politique comparable au nazisme.
Mais il ne faut pas dissimuler que les conditions d’un fascisme américain sont réunies : la
xénophobie et l’intolérance dont la « peur des rouges » des années 1919-1920 a montré le
danger, le bouleversement social que la crise a provoqué, une admiration pour Mussolini qui
s’exprime dans certains milieux et l’exaspération de conservateurs endurcis qui ne cessent de
proclamer que Roosevelt fait le lit du communisme. Des hommes politiques ne seraient pas
fâchés de pêcher en eaux troubles. Huey Long est affilié au parti démocrate ; il a été
gouverneur de la Louisiane et occupe maintenant l’un des deux sièges de sénateur. C’est un
excellent orateur pour gens simples qui propose de faire disparaître la misère en partageant
les fortunes. Il a instauré dans son État une véritable dictature en plaçant ses hommes aux
divers niveaux de la hiérarchie administrative. Il hait les sociétés capitalistes et reproche à
Roosevelt d’être l’homme de paille de Wall Street. Un démagogue ? Un apprenti-Duce ? Il
sait, en tout cas, flatter les classes moyennes tout en se réclamant de la Bible. S’il n’avait été
assassiné en septembre 1935, jusqu’où serait-il allé ? Le père Coughlin, lui, est le « prêtre de
la radio ». Il se vante d’être écouté par 9 millions d’auditeurs. Anticommuniste,
anticapitaliste, antisémite, il soutient Roosevelt, puis rompt avec lui en 1934, donne son
appui aux candidats de l’extrême droite avant de fonder en 1939 le Christian Front, un
mouvement pro-nazi. Il échoue sur le plan électoral, mais les idées simplistes qu’il distille au
micro, la sympathie qu’il suscite dans les milieux catholiques et parmi les petits-bourgeois ont
de quoi inquiéter. Beaucoup plus, par exemple, que les « chemises argentées » de Pelley et
l’Amerikadeutscher Volksbund de Kuhn, deux groupuscules négligeables.
De fait, si le fascisme ne fait pas recette, ce n’est pas simplement le résultat de
l’enracinement des traditions démocratiques ; c’est aussi que la menace communiste ne paraît
pas crédible. En 1936 et 1940, Earl Browder, que le parti communiste présente aux élections
présidentielles, recueille d’abord 80 000, puis 40 000 voix. En comparaison, les 100 000 voix
de Foster s’apparentent à un triomphe. Toutefois, pour juger de l’influence des communistes,
il ne faut pas s’en tenir à ce critère, d’autant moins qu’ils préfèrent – c’est la tactique du front
populaire – se déclarer en faveur de Roosevelt plutôt que se compter au lendemain des
consultations électorales. Le noyautage rapporte plus. Les communistes sont présents dans les
syndicats, dans l’administration fédérale où de jeunes fonctionnaires, brillants, idéalistes, se
laissent abuser, dans les milieux intellectuels avec des romanciers comme Sherwood
Anderson, Erskine Caldwell ou Richard Wright. Les clubs John Reed se transforment en 1935
en une Ligue des écrivains américains, dans laquelle militent des communistes convaincus et
des sympathisants qui s’appellent Ernest Hemingway, Upton Sinclair, Clifford Odets,
Archibald MacLeish. Tout compte fait, les effectifs du parti sont minuscules : 8 000 adhérents
en 1929, 12 000 en 1932, 24 000 en 1934 après une intense campagne d’opinion. Quelques
organisations de masse, comme la Ligue américaine pour la paix et la démocratie (7 millions
de membres), l’Union des étudiants américains, le Congrès de la jeunesse américaine
(5 millions de membres) se laissent influencer par les thèmes de propagande du parti. Mais
celui-ci suit de trop près les instructions que lui souffle l’Internationale pour qu’il puisse
atteindre un plus vaste auditoire. Il ne mord pas sur l’électorat de Roosevelt et ce n’est pas la
signature du pacte germano-soviétique qui lui permettra d’éviter le déclin.
Somme toute, Roosevelt a su, au milieu des écueils, emprunter la voie moyenne,
préserver les formes de la démocratie en un temps où se faisaient sentir des influences
contraires. Ce pouvoir présidentiel, qu’il a consolidé, il l’a mis au service de la souveraineté
populaire. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

Lorsqu’il accède au pouvoir, l’objectif prioritaire de Roosevelt, ce n’est pas de changer


les structures de la société, mais de stimuler la reprise économique. Pour classer les mesures
qu’il a fait voter, on a pris l’habitude de distinguer un premier New Deal, qui correspondrait à
l’année 1933, d’un deuxième New Deal qui débuterait en 1934 pour se terminer en 1936,
voire d’un troisième New Deal qui se situerait en 1937-1938. C’est une division commode et,
suivant les secteurs d’activités, fort contestable. Tout comme il est impossible de classer
méthodiquement les orientations économiques auxquelles se rattachent les principales lois.
Les planificateurs, les champions de la « Nouvelle Liberté », les tenants du progressisme, les
partisans de Keynes cohabitent au sein du gouvernement de Roosevelt. Le président ne se
réfère à aucune doctrine qu’il jugerait sacro-sainte. Il tâche de répondre aux exigences de
l’heure. Il s’adonne à l’expérimentation. Si Keynes suggère une proposition acceptable, va
pour Keynes, mais point d’attachement inconditionnel au keynésianisme. Roosevelt n’est pas
un intellectuel, ne prétend pas l’être et n’éprouve qu’un intérêt fort limité pour les idées. Il
écoute les experts et décide, en fonction de critères politiques, si leurs suggestions sont
applicables ou non. Son esprit est profondément pragmatique. De là cette impression de
vague, de flottement, ce comportement contradictoire, ce désir d’obtenir un consensus.
L’interventionnisme du gouvernement fédéral, que les États-Unis baptisent du nom de
libéralisme, n’a rien d’homogène.
Qu’on en juge ! L’Agricultural Adjustment Act (qui crée l’Agricultural Adjustment
Administration, AAA) est adopté le 12 mai 1933. La loi vise à faire remonter les prix
agricoles 2 et à les porter au niveau de la parité, c’est-à-dire au niveau de 1909-1914, compte
tenu de l’évolution générale des prix. Le mécanisme est simple. Les agriculteurs réduiront
leur production, donc les surfaces cultivées, et recevront en compensation une indemnité. Les
fonds proviendront d’une taxe prélevée sur la transformation des produits agricoles. L’idée
avait été longuement débattue dans les années vingt ; la loi fait la synthèse de multiples
propositions qui n’avaient pas abouti au temps de la prospérité.
Six jours plus tard, le 18 mai, le Congrès crée la Tennessee Valley Authority (TVA). À sa
tête, un bureau de trois membres, qui sous la surveillance du président et des deux chambres
dispose de larges pouvoirs. Il s’agit de mettre un terme aux irrégularités du Tennessee et de
ses affluents, d’arrêter l’érosion des sols, d’empêcher les crues, d’améliorer la navigation. De
1933 à 1952, vingt barrages sont construits ; cinq sont consolidés. Les vallées du Tennessee,
de l’Ohio et du Mississippi sont régularisées. Une voie fluviale de 1 000 kilomètres relie le
Sud aux Grands Lacs. Les grains du Minnesota, les automobiles de Detroit, l’acier de Chicago
y circuleront à bon marché. Malgré l’opposition des compagnies privées, la force hydraulique
fournit l’électricité aux campagnes du Sud et fait tourner l’usine de Muscle Shoals qui produit
des engrais. Un programme de recyclage agricole et un programme de reforestation sont
menés à bien. Des lacs de divertissement sont creusés ; des essais d’architecture, entrepris. La
lutte contre la malaria est conduite avec énergie. Tout cela ressemble fort à un aménagement
régional planifié. Pour les observateurs étrangers, c’est la grande réussite du New Deal, une
sorte de vitrine du rooseveltisme. Pourtant, là encore, il faut remonter au progressisme : la
nationalisation de la production d’électricité est recommandée depuis longtemps ;
l’installation d’une usine d’engrais a été proposée en 1916 et les conservationnistes des années
vingt ont attiré l’attention sur la destruction des sols.
Enfin, le National Industrial Recovery Act (NIRA) date du 16 juin 1933. Son but ? Faire
redémarrer l’industrie et stimuler l’embauche. Les industriels, réunis en associations
professionnelles, établiront des codes de concurrence loyale qu’approuvera ou non le
président des États-Unis. Plus de guerre des prix, l’emblème de l’aigle bleu pour signaler au
public qu’il s’agit d’un prix contrôlé dans le cadre de la loi. Pas question, bien entendu, de
promettre que les prix ne s’élèveront pas, mais les industriels s’engagent à ne pas les abaisser.
Un horaire maximal et un salaire minimal sont fixés. La même loi prévoit qu’une autre
administration, la Public Works Administration (PWA), dotée d’un budget de 3,3 milliards,
s’emploiera à promouvoir les travaux publics. Enfin, la section 7a autorise la présence d’un
syndicat dans toute entreprise qui se plie aux codes. La philosophie du NIRA n’a rien à voir
avec celle de l’AAA ou celle de la TVA. Pas de dirigisme, pas de subventions pour réduire la
production, une collaboration entre les industriels et le gouvernement, à la manière du
« Nouveau Nationalisme » que prêchait Theodore Roosevelt. Quant à la PWA, elle reprend en
l’amplifiant une politique qu’avait suivie le président Hoover.
Ces lois donnent des résultats limités. L’AAA provoque, par exemple, l’abattage de
6 millions de porcs, à un moment où des millions d’Américains ne mangent pas à leur faim ;
le labourage de 4 millions d’hectares plantés en coton ne fait pas remonter les prix ; la taxe
qui sert de fondement aux indemnités compensatrices est payée, en fait, par les
consommateurs. De plus, la réduction des surfaces cultivées débouche sur un accroissement
de la productivité, donc bénéficie aux fermes les plus modernes, aux fermiers les plus riches
et porte préjudice aux petits, aux métayers, notamment aux agriculteurs noirs du Sud,
incapables de suivre le mouvement. La TVA ne conduit nullement à la généralisation des
nationalisations ni à une prise en main par les autorités locales du destin régional. En
revanche, elle se spécialise dans la production d’électricité à bon marché. Ce qui est loin
d’être négligeable, si l’on se souvient que 1 ferme sur 100 dans le Mississippi, 1 sur 36 en
Georgie, 1 sur 25 dans le Tennessee et l’Alabama disposaient d’installations électriques. Il
s’agit bien d’une révolution dans les campagnes du Sud, mais les objectifs de la loi ne sont pas
atteints complètement. Quant au NIRA, il n’offre pas aux fonctionnaires l’occasion d’imposer
ou de suggérer des recommandations, moins encore un plan aux sociétés industrielles. Les
patrons s’assurent le contrôle du processus. Certains d’entre eux omettent d’appliquer la
section 7a. Et tous sont d’accord pour écarter les consommateurs, les représentants des
syndicats et, si possible, les délégués des pouvoirs publics. En fin de compte, le NIRA renforce
les monopoles, en mettant fin à la concurrence, fait monter les prix et crée peu d’emplois
nouveaux. En outre, la Cour suprême déclare en 1935 que le NIRA est contraire à la
Constitution et en 1936 que la taxe, instituée par l’AAA, ne vaut pas mieux. Roosevelt
dramatise l’affaire à la veille des élections présidentielles, assure qu’il va transformer le
processus de recrutement des juges, que les « 9 vieillards » ne continueront pas à faire la pluie
et le beau temps. Mais les juristes s’accordent pour reconnaître que les premières lois du New
Deal étaient mal rédigées. Le Congrès se remet au travail et vote un deuxième AAA en 1938.
La Cour elle-même se montre plus compréhensive et les retraites comme les décès permettent
à Roosevelt d’y nommer avant 1941 le chief justice et sept de ses huit associés.
Mais pour sortir de la crise industrielle, Roosevelt ne croit plus dans l’efficacité d’une
entente entre le big government et le big business et moins encore aux vertus de la
planification. Il avait essayé le remède de la dévaluation. Dès le 19 avril 1933, le dollar n’est
plus convertible en or. La devise américaine flotte à la baisse. La loi du 30 janvier 1934 fixe
un nouveau cours : 35 dollars pour une once d’or, soit une dévaluation de 40 %. Ce fut un
échec. Les prix n’ont pas remonté, sans doute parce que la circulation monétaire n’a pas
augmenté et que les Européens, fort mécontents de la politique monétaire américaine qui
refuse toute coopération internationale, se sont adaptés au nouveau cours. Reste une dernière
solution, que bien des économistes recommandent avec vigueur. Elle s’inspire de la pensée de
Keynes, qui publie sa Théorie générale en 1936. Il appartiendrait au gouvernement fédéral de
dépenser, d’injecter des fonds dans le système économique pour déclencher la reprise, de
pratiquer le déficit budgétaire afin de « réamorcer la pompe ». Roosevelt ne se laisse pas
convaincre aisément. N’a-t-il pas centré sa campagne électorale de 1932 sur l’équilibre
budgétaire ? S’il y a eu par la suite un déficit, c’est involontairement. En 1936, le déficit
atteint 4,4 milliards, alors que l’année précédente il s’était élevé à 2,8 et en 1934 à 3,6. Le
pas est-il franchi ? Non, car Roosevelt ne veut pas s’engager franchement sur cette voie. Il fait
machine arrière, puisqu’en 1937 le déficit est réduit à 2,8 et en 1938 à 1,2. De nouveau la
récession frappe les États-Unis. Roosevelt change encore de politique et les besoins d’une
Europe qui sent la guerre venir vont aider l’économie américaine à se relever.
Le tableau des indicateurs économiques (tableau 16) montre que le bilan économique du
New Deal est médiocre. Moins de chômeurs, oui, mais le mal reste endémique. Il faudra la
production de masse que réclame l’effort de guerre, la mobilisation générale des hommes en
état de porter les armes pour que disparaisse la catégorie des sans-emploi. De fait, la reprise a
varié suivant les secteurs d’activités : elle a été vive dans les industries de consommation
(aliments, boissons, tabac, textiles), plus lente dans l’industrie automobile puisque ce n’est
qu’en 1936 que les ventes de véhicules de tourisme sont égales à la moyenne des années
1926-1929. Pour la production industrielle, on notera que l’indice de 1929 est légèrement
dépassé en 1937, retombe et n’est rattrapé qu’en 1939. Pourtant, si le niveau de production
de 1939 est égal à celui de 1929, c’est avec 9,5 millions de chômeurs. La productivité s’est
donc améliorée pendant la dépression et la main-d’œuvre potentielle est passée de
49,2 millions à 55,3 millions. La reprise s’est produite, mais pas assez fortement pour
absorber une main-d’œuvre supplémentaire. L’économie n’a pas créé assez d’emplois.
L’explication qu’on en donne, c’est que l’investissement a été insuffisant. Le total des
investissements atteignait 16,2 milliards en 1929 ; il s’élève à 11,8 milliards en 1937, la
meilleure des années trente. Manque de confiance des investisseurs privés ? Roosevelt, de
toute évidence, ne songeait pas à détruire le capitalisme ; les industriels et les financiers
auraient dû collaborer avec lui sans aucune réserve. Insuffisance des investissements publics ?
Le président, on l’a dit, ne s’est jamais entièrement converti au keynésianisme ; il n’a pas
suffisamment réamorcé la pompe ni obtenu une loi fiscale qui assure une véritable ponction
sur les revenus les plus hauts.
En dernière analyse, Roosevelt a habitué les Américains à l’intervention du
gouvernement fédéral et du Congrès dans les affaires économiques. Le business y a gagné
d’être un peu mieux protégé. Les pratiques boursières et financières ont été assainies. À
longue échéance, le système économique en sort renforcé.
Si la reprise avait eu lieu, il n’aurait pas été nécessaire d’élaborer des mesures pour aider
les chômeurs. La naissance de l’État-providence, du Welfare State, souligne à gros traits que
la politique économique de Roosevelt n’a pas été une réussite. Le 12 mai 1933, le même jour
que l’AAA est adopté, le Congrès approuve la loi qui crée la Federal Emergency Relief
Administration (FERA), une imitation de l’agence que le gouverneur Roosevelt avait fondée
peu avant pour sortir de la misère les chômeurs du New York. Le principe de la FERA, c’est
de donner du travail à ceux qui n’en ont pas, en somme de ne pas se contenter de les
entretenir au moyen d’une indemnité. À sa tête, Harry Hopkins, qui collabore avec Roosevelt
depuis plusieurs années. Les moyens ne sont pas suffisants, d’autant que l’hiver 1933-1934 est
très rude (le thermomètre descend à – 40° en Nouvelle-Angleterre et à – 16° dans la capitale
fédérale). Hopkins persuade Roosevelt qu’il faut faire davantage. C’est ainsi que naît en
février 1934 la Civil Works Administration (CWA) qui devient, un an plus tard, la Works
Progress Administration (WPA). 4 millions de chômeurs sont employés. Les uns construisent
des routes ou réparent 80 000 kilomètres de routes secondaires ; d’autres bâtissent des écoles,
des aéroports, des parcs, des aqueducs, des égouts. La CWA demande aux artistes peintres de
décorer les bâtiments publics, aux historiens de recueillir les témoignages des anciens esclaves
ou les traditions folkloriques, aux musiciens et aux acteurs de donner des spectacles. Il arrive
même qu’à court d’imagination, les responsables de la CWA se contentent de faire ramasser
par des chômeurs les feuilles mortes. Lorsque l’agence disparaît à l’été de 1934, elle a secouru
18 millions d’Américains, dont 7 millions d’enfants de moins de 16 ans. Beau résultat qui
montre à tous que le droit au travail est enfin reconnu aux États-Unis, qu’il est possible de
rendre le capitalisme plus humain : « Je ne croyais pas, dit Hopkins, que dans notre système
capitaliste les gens doivent être pauvres. […] Je crois qu’ils sont pauvres, parce que nous
n’avons pas assez de cervelle pour diviser chaque année notre revenu national et les
empêcher d’être pauvres. »
La WPA poursuit l’effort, dépense des milliards, se mue en une bureaucratie au sein de
laquelle s’exercent inévitablement des influences politiques. Mais, au même titre que la
National Youth Administration qui se préoccupe de donner du travail aux jeunes, elle
participe à l’essor de l’État-providence. On pourrait en dire autant de la Resettlement
Administration (RA) qui s’efforce de soulager les pauvres de la campagne, ceux que John
Steinbeck dans les Raisins de la colère et Erskine Caldwell dans la Route au tabac ont fait
découvrir. La législation sur l’amélioration de l’habitat s’intègre dans la même perspective.
Mais l’un des piliers du Welfare State est érigé en 1935. C’est la loi qui met sur pied une
sécurité sociale, c’est-à-dire une assurance contre la vieillesse et le chômage, et non contre la
maladie. Sur le plan politique, la mesure est urgente. Huey Long fait campagne sur la
nécessité de distribuer équitablement les fortunes. Le docteur Francis Townsend répand l’idée
qu’on pourrait verser 200 dollars par mois à toute personne âgée qui serait sans ressources.
Roosevelt est sensible, à un an des élections présidentielles, au dénuement des chômeurs et
des vieux. Les dispositions de la loi sont particulièrement complexes. Elles reviennent,
toutefois, à faire payer aux employeurs une taxe qui servira à financer le fonds de l’assurance-
chômage, tandis que celui de l’assurance-vieillesse sera alimenté à la fois par les employés et
les employeurs. Le gouvernement fédéral assumera des responsabilités aux côtés des
gouvernements des États. Et suivant le même processus, les enfants sans ressources, les
handicapés bénéficieront du remboursement des frais médicaux et chirurgicaux. La loi semble
nettement insuffisante si l’on s’en tient à ceux qu’elle protège et aux dangers contre lesquels
elle les protège. Mais les Américains viennent de découvrir que la pauvreté est un mal social,
pas simplement un mal individuel. Pendant longtemps, ils ont cru que le pauvre était un
paresseux, un dégénéré, l’antithèse du pionnier de la Frontière et de l’Américain traditionnel.
Au début du XXe siècle, la pauvreté est celle des citadins, des immigrants récents qui ne sont
pas encore intégrés à la société américaine, une pauvreté marginale et temporaire. Avec le
New Deal, l’extension du chômage à toutes les catégories sociales donne aux pauvres le droit
d’être secourus par les pouvoirs publics. Le gouvernement fédéral consacre 27 % de ses
dépenses en 1939 à l’aide sociale, soit 7 % du revenu national. La voie est tracée.
Les lois qui composent le New Deal ressemblent à la pointe émergée de l’iceberg. Elles
dissimulent une vague de fond qui recouvre la société tout entière. C’est une nouvelle
conception des relations humaines qui s’établit alors. Voici l’exemple du monde du travail. La
section 7a, on l’a dit, est annulée par un arrêt de la Cour suprême. La loi Wagner de 1935
crée un nouveau National Labor Relations Board dont les pouvoirs sont étendus, garantit au
syndicat qu’ont choisi les salariés le droit de négocier des conventions collectives, autorise les
grèves et les boycottages, interdit aux patrons de recourir à la pratique des syndicats maison,
à l’établissement de listes noires et à l’emploi de briseurs de grèves. En fait, elle accélère le
mouvement de syndicalisation. Ce sont les syndicats des industries de masse qui progressent.
L’ILGWU, le syndicat de la confection féminine, quadruple en un an. L’UMW, le syndicat des
mineurs, compte 500 000 membres en 1935 contre 60 000 en 1933. Le syndicat des ouvriers
du textile, l’UTW, triple. Les ouvriers qui extraient le pétrole peuvent, enfin, fonder un
syndicat. Dans les industries de l’automobile, du caoutchouc, de l’aluminium, du bois, on
« s’organise ». Aux dépens de la vieille AFL, dont la conception des syndicats de métiers est
dépassée. Au profit du Committee (puis Congress) for Industrial Organization, le CIO, l’enfant
chéri des new dealers. Les résistances du patronat sont vives. Les grèves prennent des formes
violentes, d’autant que des militants communistes mettent de l’huile sur le feu. Les
propriétaires d’usines recourent parfois à la manière forte, au point que la Youngstown Steel
possède un véritable arsenal (8 mitrailleuses, 369 fusils, 454 revolvers, 10 000 cartouches,
109 armes à gaz). Il n’empêche qu’en 1940, l’AFL compte 4,5 millions d’adhérents ; le CIO,
5 millions ; les syndicats indépendants, 1 million. Le big government et le big business ont
maintenant un nouveau partenaire, le big labor.
Autre exemple, tout autant significatif : la culture témoigne alors d’une extraordinaire
vitalité. Dans le domaine du roman, les chefs-d’œuvre abondent. John Dos Passos publie de
1930 à 1936 sa trilogie, USA. Faulkner donne le Bruit et la Fureur en 1929, Sanctuaire en 1931,
Lumière d’août et Absalon ! Absalon ! en 1932, le Hameau en 1940. John Steinbeck immortalise
les fermiers de l’Oklahoma dans les Raisins de la colère en 1939. Hemingway fait paraître Pour
qui sonne le glas en 1940. Sans oublier les grands auteurs des années vingt comme Sinclair
Lewis, F. Scott Fitzgerald, Richard Wright, Pearl Buck, Katharine Anne Porter, Robert Penn
Warren, Margaret Mitchell dont Autant en emporte le vent date de 1936. Du côté du cinéma,
Hollywood fait des merveilles avec les comédies musicales, les films à thèmes sociaux, les
westerns et les chefs-d’œuvre de Charlie Chaplin. La musique est illustrée par Aaron Copland,
Cole Porter et surtout George Gershwin qui termine Porgy and Bess en 1935. Peintres et
sculpteurs retrouvent, grâce aux organismes de secours aux chômeurs, une dignité et une
audience que la crise risquait de leur faire perdre définitivement.
Or, c’est moins l’individu que les créateurs exaltent que la collectivité, la solidarité, la
générosité. Une anecdote saisit l’air du temps. En 1927, Charles Lindbergh a traversé
l’Atlantique sur un avion monoplace. À son retour aux États-Unis, il fut fêté comme un héros.
En 1937, Amelia Earhart tente avec son mécanicien de faire le tour du monde. L’exploit se
termine en tragédie. Mais l’échec suscite des questions et notamment celle-ci : est-il encore
temps de se lancer dans un exploit individuel ? L’heure est au travail collectif. Le modèle
n’est plus le businessman, l’entrepreneur volontaire, dynamique, âpre au gain, adepte d’une
infaillible culture puritaine, mais le peuple qui a construit les barrages de la vallée du
Tennessee et vient au secours des déshérités. Bref, le peuple s’incarne dans le gouvernement
fédéral que préside Roosevelt.
Toutefois, plus que le président lui-même, c’est une nouvelle génération qui illustre le
mieux l’esprit du New Deal. On la découvre au fin fond des départements ministériels de
Washington, dans les bureaux locaux des grandes agences d’exécution, auprès des législateurs.
Elle sort des universités, des syndicats, du journalisme. Ce sont des non-conformistes qui
s’efforcent, par l’intermédiaire d’Eleanor Roosevelt, de faire passer leurs idées jusqu’au
président. Ils veulent aider les mineurs, se scandalisent du sort des Noirs, se préoccupent des
métayers et des fermiers qui ont perdu leurs terres, se moquent des clivages politiques et des
bonnes manières. Leur ambition suprême est de réformer la société qui les entoure ; certains
n’hésiteraient pas à parler de révolution, fût-elle communiste. Rien de commun, certes, avec
la prudence, le sens politique, le goût du pragmatisme de Roosevelt. Mais sans lui, ils restent
impuissants. Une autre preuve des talents de rassembleur du président des États-Unis, au
moment où le pays s’apprête à affronter une terrible tempête, celle de la Seconde Guerre
mondiale.

Les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale

Les Américains du New Deal se préoccupent avant tout de la crise, de la reprise


économique, des progrès de l’État-providence. Ils sont profondément isolationnistes. Pour
eux, toute guerre résulte de sombres intrigues qu’échafaudent les hommes d’affaires, les
banquiers et les marchands de canons. Les États-Unis ont eu tort de participer à la Grande
Guerre et feraient bien d’éviter une deuxième erreur aussi grave. La Société des nations ne
sert à rien. Certes, l’Allemagne nazie et le Japon incarnent l’empire du Mal. Mais les
démocraties occidentales n’ont pas payé leurs dettes de guerre et se laissent aller, dans leurs
empires coloniaux, à des pratiques peu recommandables. Au pire, elles se chargeront de
mettre un terme au danger du totalitarisme : les Français n’ont-ils pas l’armée la plus forte du
monde et les Britanniques, la flotte qui domine les océans ? Bref, George Washington avait
bien raison, qui conseillait à ses compatriotes de prendre leurs distances à l’égard des autres
nations. En ces années trente qui correspondent en Europe comme en Asie à la montée des
périls, les États-Unis doivent éviter la contagion de la guerre. Pour les new dealers,
l’isolationnisme permettra de poursuivre la transformation sociale du pays ; pour les
conservateurs, le maintien de la paix évitera la révolution qui se produit souvent au terme
d’un conflit.
D’ailleurs, même s’ils avaient la tentation de jouer un rôle, les États-Unis ne disposent
pas des moyens nécessaires. L’armée est inexistante. La flotte protégera tout au plus le
territoire national. Il vaudrait mieux que le pays renforce sa défense. C’est ce que soutient le
général Hagood dans son livre, We Can Defend America, paru en 1937. Et le leader socialiste,
Norman Thomas, déclare en 1939 : « Je suis convaincu qu’une nouvelle participation
américaine dans la guerre en Europe ou en Asie ne peut pas mieux résoudre le problème de la
désorganisation de l’Europe et les problèmes de l’Asie que nous ne l’avons fait en participant
à la Première Guerre mondiale. »
On comprend, dans ces conditions, la prudence du président Roosevelt, au demeurant
absorbé par le relèvement économique. Sans doute a-t-il décidé, le 16 novembre 1933, de
nouer des relations diplomatiques avec l’Union soviétique et s’engage-t-il avec l’Amérique
latine dans une « politique de bon voisinage » qui se caractérise par moins de morgue et de
brutalité ou plus de compréhension. Il suit attentivement ce qui se passe à l’étranger. Mais,
dans l’ensemble, il ne prend aucune décision spectaculaire. Comment agirait-il autrement ? Le
Congrès a adopté une législation qui lui lie les mains. Depuis 1934, interdiction de prêter de
l’argent aux pays qui n’ont pas remboursé leurs dettes antérieures. De 1935 à 1937, des lois
de neutralité sont votées. En cas de conflit, le président proclamera l’embargo sur les armes
et les munitions destinées aux belligérants. S’il s’agit d’une guerre civile comme en Espagne (à
partir de 1936) ou d’une guerre qui ne dit pas son nom comme en Chine (après 1937), le
président décidera s’il y a lieu ou non de recourir à l’embargo. Les États-Unis seront à l’abri
de toute tentation, même si l’embargo favorise, en fin de compte, le plus fort, donc
l’agresseur et presque toujours les régimes totalitaires.
En octobre 1937, Roosevelt suggère à la communauté internationale de mettre tout
agresseur en quarantaine. Il pense surtout aux Japonais qui viennent de se jeter sur la Chine.
Quel émoi aux États-Unis ! Un représentant de l’Indiana, Ludlow, va jusqu’à proposer,
vainement, que toute déclaration de guerre soit soumise à référendum. Bref, Roosevelt
n’insiste pas. Pendant la crise des Sudètes qui aboutit aux accords de Munich, il se fait très
discret et du coup affaiblit la position des Français et des Britanniques. Quand les périls se
concrétisent en 1939, il obtient des crédits supplémentaires pour les forces armées. Le
3 septembre, il encourage ses compatriotes à conserver une attitude de neutralité « dans leurs
actes », sinon dans leurs pensées. Il remporte, toutefois, un succès notable, lorsque, le
4 novembre, le Congrès remplace l’embargo total par la clause cash and carry : les Américains
pourront vendre des armes aux belligérants, à condition que ceux-ci paient comptant (cash) et
se chargent du transport (carry). La « drôle de guerre » rassure en un certain sens, car elle
montre que rien d’irrémédiable n’a été accompli d’un côté et de l’autre. Et puis, survient la
guerre-éclair. En cinq semaines, l’armée française est écrasée, la France mise hors de combat ;
l’Angleterre résiste seule aux nazis. Pour les Américains, c’est un véritable traumatisme. Le
conflit s’est soudainement rapproché d’eux.
De là, un grand débat dans l’opinion, qui animera la campagne électorale de 1940 et
donnera à Roosevelt les raisons de rompre avec tous les précédents et de solliciter un
troisième mandat. William Allen White, un journaliste du Kansas, a fondé un comité pour
« défendre l’Amérique par l’aide aux Alliés ». À partir du 22 juin 1940, l’aide suggérée se
limite à la Grande-Bretagne. Ce sera pour les États-Unis le seul moyen de faire reculer la
menace nazie sans intervenir directement dans le conflit. Que les États-Unis cèdent aux
Anglais les cinquante destroyers usagés qu’ils demandent ! Qu’ils acceptent de vendre à
crédit, de sauver des enfants britanniques, d’expédier de l’autre côté de l’Atlantique les vivres
nécessaires. Ces mesures, poursuit le comité White, servent l’intérêt des États-Unis. Il faut
« arrêter Hitler maintenant ». Plus tard sera trop tard. Pendant l’été, un deuxième comité se
forme qui prend le nom d’America First. Il reçoit le soutien des milieux d’affaires, des
admirateurs des régimes forts, des partisans de l’appeasement, des pacifistes, des nationalistes,
des ennemis du communisme. Il ne manque pas d’argent et se livre à une publicité tapageuse,
très efficace, en faveur d’un inébranlable isolationnisme.
Roosevelt, président sortant, candidat démocrate, est embarrassé. Au fond de lui-même,
il penche vers la position du comité White. Le dire haut et fort serait heurter une majorité
d’Américains, perdre les élections et se priver de toute possibilité d’action future. Il biaise.
D’accord pour céder les cinquante destroyers contre l’usage par les Américains des bases
britanniques de Terre-Neuve, des Bahamas et des Bermudes. D’accord pour rétablir le service
militaire obligatoire, tempéré par le tirage au sort. Pas d’accord pour aller plus loin. Le
30 octobre à Boston, il promet aux mères américaines qu’il n’enverra pas les boys combattre
« dans une guerre étrangère », entendons : une guerre qui se déroulerait sur une terre
étrangère. À peine est-il réélu, il dissimule un peu moins ses sympathies pour l’Angleterre. Le
29 décembre, il propose que son pays se mue en un « grand arsenal de la démocratie ». Les
Anglais pourront puiser dans le réservoir américain, payer après la guerre ou rendre aux
États-Unis le matériel qu’ils auront emprunté. C’est la loi du prêt-bail qui entre en vigueur à
la mi-mars 1941, en dépit d’une violente campagne d’America First. Un pas de plus vers la
participation des États-Unis à la guerre.
Les événements se précipitent en cette année 1941. L’URSS, attaquée par l’Allemagne,
bénéficiera, elle aussi, du prêt-bail. La marine américaine protège les convois qui traversent
l’océan Atlantique. En août, Roosevelt et Churchill se rencontrent au large de Terre-Neuve et
élaborent en commun la charte de l’Atlantique qui définit les buts de guerre des démocraties.
Les États-Unis ne sont déjà plus une puissance neutre ; à l’égard de la Grande-Bretagne leur
attitude est particulièrement bienveillante. Roosevelt a pris la responsabilité de cette
orientation. L’opinion publique le suit peu à peu et les sondages le démontrent.
L’isolationnisme recule. Les Américains ne croient plus qu’ils resteront à l’écart du conflit.
Et pourtant, l’entrée en guerre des États-Unis résulte de l’agression japonaise. Ce sont
donc les affaires d’Extrême-Orient et non celles d’Europe qui ont servi de détonateur. Le
Japon pratique, en effet, depuis une dizaine d’années une politique expansionniste : invasion
de la Mandchourie en 1931, de la Chine en 1937. À Tokyo, on parle d’une « sphère de
coprospérité » qui assurerait au Japon un vaste empire autour du Pacifique. De quoi inquiéter
les Américains qui, tout en menaçant de recourir à des sanctions économiques, n’en
continuent pas moins à livrer les matières premières indispensables (fer, acier, pétrole) aux
industries japonaises. Au lendemain de la défaite de la France, le Japon se rapproche de
l’Allemagne et de l’Italie. Le 27 septembre 1940, le pacte tripartite est signé à Berlin. Depuis
deux mois déjà, les Japonais ont pris pied en Indochine. Les Américains réagissent en
accordant de nouveaux crédits à la Chine et en mettant l’embargo sur le kérosène, les
lubrifiants, l’acier, et les ferrailles à destination du Japon. Puis, d’interminables négociations
s’ouvrent entre Washington et Tokyo, tandis que les militaires japonais tiennent, dans la
détermination de la politique étrangère de leur pays, une place grandissante. Le 24 juillet
1941, les Japonais occupent toute l’Indochine. Roosevelt décide alors de geler les fonds
japonais aux États-Unis, donc de limiter autant que possible l’approvisionnement du Japon en
matières premières. Entre les deux capitales, le ton ne cesse pas de monter. Washington ne
renonce pas au dialogue, mais à Tokyo, les partisans de l’expansion brutale l’emportent et
préparent, discrètement et efficacement, la guerre contre les États-Unis.
Roosevelt et ses conseillers ne croient pas à la menace. Ils sont plus volontiers persuadés
que les Japonais attaqueront les Philippines, l’Inde, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou les
archipels du Pacifique. L’attaque japonaise se produit là où les Américains ne l’attendaient
pas, à Pearl Harbor dans les îles Hawaii, le dimanche 7 décembre 1941, entre 8 heures et
10 heures du matin (heure locale). Des porte-avions japonais ont traversé le Pacifique Nord
sans se faire repérer. Ils lâchent deux vagues d’avions qui rasent la base navale, tuent
2 500 hommes, détruisent bon nombre d’appareils cloués au sol et coulent ou endommagent 8
cuirassés, 3 croiseurs, 3 destroyers. Dans le même temps, le Japon se lance à l’assaut des
Philippines, des îles de Wake et de Midway, du Siam, de la Malaisie et de Hong Kong. Pearl
Harbor, c’est pour les Américains une catastrophe, un choc psychologique, un « jour
d’infamie », comme le dit Roosevelt, que les historiens révisionnistes ont accusé à tort d’avoir
laissé faire pour réveiller l’opinion américaine. Le 8 décembre, le Congrès reconnaît l’état de
guerre avec le Japon. Trois jours plus tard, l’Allemagne et l’Italie annoncent leur déclaration
de guerre aux États-Unis. Une fois de plus, en dépit des précautions des isolationnistes, le
pays est entraîné dans un conflit mondial.
À peine mieux préparé qu’en 1917. L’armée de 1 million et demi d’hommes n’est pas
prête pour les combats de l’Europe et du Pacifique. La marine vient de subir un désastre et les
bâtiments qu’elle a commandés ne sont pas terminés. La machine de guerre ne tourne pas
encore. Que d’obstacles, s’il n’y avait pas chez les Américains la ferme volonté de venger
l’affront subi à Pearl Harbor, le rejet total de l’Allemagne hitlérienne, en fait un moral d’acier
et un profond consensus national. L’isolationnisme est mort le 7 décembre. Il faut maintenant
mener deux guerres en donnant la priorité au théâtre d’opérations européen, défendre deux
côtes, assumer des responsabilités planétaires.
La mobilisation des forces économiques devient la tâche prioritaire. Les atouts des États-
Unis sont de premier ordre : des millions d’hommes attendent un emploi tout comme une
grande partie de la main-d’œuvre féminine que la crise a écartée du marché du travail, les
ressources sont illimitées ou presque, l’appareil industriel a été remis en état au terme du
New Deal, la nation vient de faire une longue expérience du dirigisme. De là, des programmes
gigantesques qui devraient assurer aux États-Unis et à leurs alliés une écrasante supériorité
matérielle. Dès 1940, Rooosevelt avait proposé que son pays construise 50 000 avions par an.
À la fin de 1941, le Victory Program est encore plus ambitieux : 60 000 appareils pour 1942,
125 000 pour 1943. Ces prévisions sont exagérées. Pourtant, de janvier 1942 à juin 1944,
171 257 avions sortent des usines américaines, soit une moyenne annuelle de 68 500.
Scénario comparable pour les autres armements : en 4 ans, 90 000 chars, 65 000 bateaux de
débarquement, 1 200 navires de guerre, 320 000 pièces d’artillerie, 15 millions d’armes
portatives, plus de 4 millions de tonnes de munitions sont fabriqués, sans oublier les
53 millions de tonnes de la marine marchande. Tout en équipant leurs forces, les Américains
ont armé ou réarmé leurs alliés, de sorte qu’ils ont fourni 35 % des armements qui ont permis
d’abattre l’Allemagne et 86 % de ceux qui ont assuré la défaite du Japon. Ajoutons à ce bilan
les camions, les tracteurs, les centaines de milliers de Jeep, les radios, les radars, les produits
pharmaceutiques et textiles, etc. La production d’énergie électrique s’accroît de 50 à
62 millions de kilowatts ; la production sidérurgique, de 47 à 80 millions de tonnes ; la
production d’aluminium, de 180 000 à 1 million de tonnes.
À l’image des expériences du New Deal, le gouvernement fédéral ne suit pas des
méthodes rigoureuses. Roosevelt préside au désordre créateur. La machine de guerre ne
fonctionne à plein rendement qu’à partir de 1943 et peut alors répondre à tous les besoins. De
Washington, les industriels sont invités à retrousser leurs manches, à se lancer hardiment
dans la production de masse, donc à se livrer à des innovations technologiques et à mener à
bien la conversion de leurs usines. En contrepartie, ils bénéficient des dépenses considérables
que fait le gouvernement fédéral. Les bureaux assurent une coordination plus ou moins
réussie. Au War Resources Board succède en janvier 1941 l’Office of Production Management,
avant que n’apparaisse, un an plus tard, le War Production Board. À leurs côtés, un service
assure le contrôle des prix et des approvisionnements ; un autre se charge de la stabilisation
économique. Pour les diriger, le président choisit des hommes d’affaires, qui se contentent
d’un salaire annuel de 1 dollar, des syndicalistes, des fonctionnaires, tous décidés à obtenir au
plus vite les résultats escomptés, tous contribuant à renforcer le rôle du pouvoir fédéral.
En dépit des bouleversements que provoque la guerre, la société américaine tient bon. Le
chômage a disparu, depuis que 12 à 13 millions d’hommes (et des milliers de femmes) se sont
engagés ou ont été appelés sous les drapeaux. La main-d’œuvre féminine est devenue
indispensable. La preuve ? En 1940, 11,3 millions de femmes occupaient un emploi ; elles
sont 17 millions en 1944, travaillant dans les usines, dans les transports et les services, dans
l’agriculture. Personne, d’ailleurs, n’éprouve la moindre difficulté à se faire embaucher, ni les
personnes âgées ni les Noirs ni les jeunes ni même les handicapés. La journée de travail
s’allonge. Et pour profiter des offres qui surgissent ici ou là, on n’hésite pas à entreprendre de
longs voyages, à s’installer comme on peut, à survivre dans l’inconfort, l’essentiel étant de
gagner enfin de l’argent après en avoir manqué si longtemps. Du Sud, la route du travail
mène au golfe du Mexique ou bien sur la côte atlantique, quand ce n’est pas jusqu’aux Grands
Lacs. Des Grandes Plaines on se précipite vers les usines aéronautiques de l’Ouest. De 1940 à
1944, le comté de Mobile (Alabama) augmente sa population de 64,7 % ; Hampton Roads,
Norfolk, de 44,7 % ; le comté de San Diego (Californie), de 43,7 % ; la région de Portland-
Vancouver (Oregon, Washington, Colombie britannique), de 32 % ; celle de Los Angeles, de
15,1 %. Les Okies reprennent leurs camionnettes pour rentrer chez eux, car en Oklahoma le
pétrole coule à flots et les commandes de la défense nationale suscitent un véritable boom.
De ces migrations, les campagnes tirent profit. Il faut du blé, du maïs, du coton, de la viande.
Les bras ne sont pas assez nombreux pour nourrir les populations urbaines, les forces armées
et les Alliés. Les prix agricoles remontent enfin ; la prospérité est de retour. Les revenus nets,
tirés de l’agriculture, passent de 2,3 milliards en 1940 à 9,5 milliards en 1945. Qu’il paraît
loin le temps de l’AAA !
Ce miracle de la production porte en lui des dangers économiques et sociaux. Les
déplacements de la population, par exemple, la précarité des installations, l’insuffisance des
établissements scolaires, la séparation des couples, autant de sources de tensions entre les
êtres. De plus, si l’argent abonde, l’inflation menace. La disproportion entre l’offre et la
demande, les énormes profits de guerre avaient provoqué en 1918-1920 de fortes tendances
inflationnistes et aggravé les injustices sociales. Cette fois-ci, instruit par l’expérience, le
gouvernement fédéral veille au grain. Roosevelt refuse d’abord de recourir au blocage des
prix et des salaires, mais l’appel à la bonne volonté ne suffit pas. À partir de 1942, la
ponction fiscale s’alourdit. Puis, les prix et les loyers sont plafonnés, les salaires et les prix
agricoles stabilisés ; le rationnement des denrées essentielles est imposé. Le président donne à
son administration la consigne de procéder à des contrôles stricts. Tout compte fait, l’inflation
est relativement contenue : l’indice du coût de la vie (base 100 pour les années 1935-1939)
atteint 110,5 en décembre 1941, 124,2 en avril 1943, 124,6 en avril 1944, 129,3 en
août 1945. Près de la moitié des dépenses de guerre sont payées par l’impôt et la part du
revenu disponible des 5 % les plus riches tombe de 25,7 % à 15,9 %. Désormais, 50 millions
d’Américains sont assujettis à l’impôt sur le revenu avec prélèvement à la source (contre
13 millions avant l’entrée en guerre). À Washington on a compris que la justice fiscale est
indispensable au bon moral de la nation.
Il n’empêche que le big business tient une place capitale dans l’effort de guerre. Son image
de marque embellit. Il a su tirer parti de l’aide fédérale, s’élever à la hauteur de sa tâche,
aboutir à de substantielles économies, standardiser la production. L’un de ses héros se nomme
Henry Kaiser. Il possède des chantiers navals et a acheté en Grande-Bretagne les plans d’un
navire à construire en série. Les experts escomptent la sortie d’un bâtiment tous les six mois.
En 1943, Kaiser construit un Liberty Ship en douze jours et, pour la seule année 1943, ses
chantiers mettent à flot 1 238 Liberty Ships. Ce qui n’empêche pas que les relations du
patronat avec le monde ouvrier connaissent des hauts et des bas. Le gouvernement fédéral les
suit de près, par l’intermédiaire du War Labor Board. Il surveille attentivement l’évolution
des salaires qui pourrait provoquer un dérapage des prix. Du coup, les syndicats les plus
combatifs, chez les mineurs, chez les ouvriers des usines de guerre, canalisent le
mécontentement. Du 8 décembre 1941 au 14 août 1945, 14 731 arrêts de travail ont affecté
6 744 000 salariés et fait perdre 36 301 000 journées de travail. En pleine guerre !
Tout concourt, néanmoins, à atténuer les divisions du peuple américain, comme s’il était
inévitable de resserrer les rangs face au danger commun. Les États-Unis ont été
traîtreusement attaqués. Ils sont les champions de la justice, du droit, de la démocratie. La
guerre est juste et revêt sans contestation possible les aspects d’une croisade. Les pouvoirs
publics n’en redoutent pas moins la lassitude des esprits. Des rationnements sont nécessaires
et, même s’ils ne prennent pas les dimensions qu’ils ont atteintes en Europe, ils désorientent
une population qui n’en a pas l’habitude et aspire à jouir tout de suite des fruits de son
travail. En juin 1942, l’Office of War Information (OWI) est fondé, non pas pour diffuser une
propagande grossière, qui ne serait pas efficace, mais pour indiquer aux milieux de
l’information et de la communication les grandes lignes à suivre. Hollywood est investi de
lourdes responsabilités, car les Américains, civils et militaires, sont maintenant des
spectateurs assidus. Producteurs et réalisateurs ne se font pas prier. Le colonel Frank Capra,
le major Anatole Litvak, le lieutenant-colonel William Wyler, le commandant John Ford et le
major John Huston, chacun à sa manière, mènent le combat contre l’Allemagne et le Japon.
L’ennemi, c’est le fascisme, la discrimination raciale, l’intolérance religieuse, les privilèges.
Les Anglais, plus rarement les Russes ou les Français, sont avec les Américains les champions
d’une juste cause ; Allemands et Japonais sont malfaisants, des espions sans foi ni loi. Les
stars tiennent un rôle moral et constituent un modèle de référence. Inlassablement,
Hollywood explique « pourquoi nous combattons » et célèbre l’héroïsme américain et la
défense de la démocratie.
Mais le consensus social se fissure, lorsque le paradis subit les contrecoups du racisme.
En février 1942, le président Roosevelt autorise l’internement de ceux qui menacent la
sécurité nationale. Ce sont les Nippo-Américains installés sur la côte pacifique qui sont visés.
Ils sont environ 120 000, beaucoup d’entre eux citoyens des États-Unis. On les accuse de
former une cinquième colonne, d’avoir amassé trop vite et trop aisément de petites fortunes.
Le FBI lui-même ne croit pas à la subversion, mais le choc de Pearl Harbor a provoqué une
hystérie collective, à laquelle les hommes politiques croient prudent de céder. Les Nippo-
Américains sont enfermés dans des camps en Arizona, dans le Wyoming, dans le Nevada et
subiront, pendant plus d’un an, un sort, douloureux et humiliant, que ne connaîtront ni les
Germano-Américains ni les Italo-Américains. Quant aux Noirs, ils n’ont guère amélioré leur
condition socioéconomique à l’époque du New Deal. Roosevelt passait pour leur ami et
protecteur, mais il a soutenu, au moins par son silence, les pratiques ségrégationnistes du Sud.
Les agences d’exécution ont fait peu d’efforts. Pourtant, l’espoir a resurgi. Et puis, les emplois
que crée la guerre leur permettent de faire mieux, surtout s’ils s’établissent autour des Grands
Lacs et dans les grandes villes du Nord-Est. Hélas ! là où ils se fixent, la ségrégation les suit. À
eux, les logements les plus sordides et les travaux les moins bien rémunérés. En dépit d’un
executive order, signé par Roosevelt, le 25 juin 1941, qui admet les Noirs à suivre les
programmes de formation professionnelle, interdit la discrimination dans les usines qui
travaillent pour la défense nationale et instaure un comité de surveillance, le Fair
Employment Practices Committee. Il suffit de peu pour que des émeutes éclatent, comme à
Detroit en juin 1943, où une bataille de rues fait 25 morts parmi les Noirs et 9 parmi les
Blancs.
Quoi qu’il en soit, la mobilisation de l’économie et des esprits sous-tend l’effort militaire
des États-Unis. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas ! Il faut du temps pour que le poids de la
participation américaine se fasse sentir. L’année 1942 l’illustre bien. Dans le Pacifique et dans
l’océan Indien, les Japonais remportent des succès importants grâce à la maîtrise des mers
qu’ils ont conquise. Guam, Wake, Hong Kong, Singapour, l’essentiel de la Malaisie et de la
Birmanie, les Philippines, l’Insulinde (aujourd’hui l’Indonésie), les îles Salomon, presque toute
la Nouvelle-Guinée tombent entre leurs mains. Ils menacent l’Inde et l’Australie. Certes, les
Américains ont arrêté leur avance au large des Midway (3-6 juin 1942), bombardé Tokyo
pour la première fois (le 18 avril au cours d’un raid que mène le futur général Doolittle) et
réussi, sous le commandement du général MacArthur, à regrouper leurs forces en Australie.
Dans l’océan Atlantique, la situation n’est pas plus brillante. Les sous-marins allemands
exercent des ravages : 8 millions de tonnes de navires marchands alliés sont coulés. Les
troupes de Rommel foncent vers le canal de Suez. Les Soviétiques réclament du matériel
(qu’il faut acheminer difficilement vers Mourmansk et Arkhangelsk) et l’ouverture par les
Anglo-Américains d’un second front en Europe occidentale. Bref, les États-Unis, malgré la
belle résistance solitaire des Anglais et le courage de l’Union soviétique, pourraient bien
perdre la guerre avant de l’avoir commencée.
À l’extrême fin de décembre 1941, Roosevelt a renouvelé à Churchill la promesse que
pour lui la priorité stratégique revient à la guerre contre l’Allemagne. Les deux hommes
d’État ont profité de leur rencontre à Washington pour rappeler leurs buts de guerre dans une
déclaration des Nations unies, que 24 autres nations signent, y compris l’URSS. Encore faut-il
décider quelle stratégie sera appliquée en Europe. Les Américains, le général Marshall en tête
qui exerce les fonctions de chef d’état-major, souhaitent mettre en œuvre une stratégie
frontale : attaquer l’ennemi le plus fort, c’est-à-dire l’Allemagne, là où il est le plus fort, c’est-
à-dire sur les côtes de l’Europe occidentale, avec le gros des troupes alliées. Les Britanniques
préfèrent la stratégie périphérique qui permettrait de remporter des succès, limités mais
immédiats, et soulagerait leurs armées qui résistent à la poussée de Rommel. En juillet 1942,
ils obtiennent satisfaction. Une force essentiellement américaine, commandée par le général
Eisenhower, débarque, dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, sur les côtes de l’Algérie et du
Maroc. Première intervention de l’armée de terre des États-Unis dans les prolongements
africains de l’Europe ; première victoire qui s’achève, en mai 1943, par la prise de Tunis. Les
Britanniques obtiennent une deuxième concession. Puisque le débarquement en France n’est
pas possible pour le moment, les Alliés se lanceront à la reconquête de la Sicile et de l’Italie
continentale. Une telle opération, qui nécessite des équipements et des approvisionnements
considérables, est rendue possible par les victoires que les marines alliées ont remportées
dans l’Atlantique. Mais l’affaiblissement des Allemands résulte surtout de la victoire
soviétique à Stalingrad. Le 10 juillet 1943, 160 000 hommes, 600 tanks, 1 800 canons
débarquent en Sicile. Peu après, Mussolini perd le pouvoir ; en septembre, le maréchal
Badoglio signe un armistice ; les Alliés avancent dans la péninsule, lentement, au prix de
lourdes pertes dont la bataille de Monte Cassino donne un tragique exemple.
En fait, l’essentiel de l’effort se concentre sur la préparation d’Overlord, le nom de code
du débarquement en Normandie. Les bombardements des aviations britannique et américaine
se sont intensifiés sur l’Allemagne, sur les lignes de communication de la Wehrmacht.
Finalement, le débarquement a lieu le 6 juin 1944 sur les plages du Cotentin. Eisenhower
commande les troupes alliées qui, en deux semaines, atteignent le million d’hommes et sont
dotées du matériel le plus perfectionné. L’avance alliée se poursuit à bon rythme : Paris est
libéré le 25 août par la 2e DB du général Leclerc, Strasbourg le 23 novembre. Débarqués sur
les côtes de Provence le 15 août, les Américains et la 1re armée française du général de Lattre
de Tassigny chassent l’ennemi, en moins de trois mois, de Toulon, de Marseille, de la vallée
du Rhône, de Savoie, de Franche-Comté et du sud de l’Alsace. Les Allemands lancent leur
dernière contre-offensive en décembre dans les Ardennes et sont repoussés. Au nord,
Montgomery a déjà atteint la Hollande. Le 7 mars 1945, les Alliés franchissent le Rhin à
Remagen. Les Soviétiques foncent vers Berlin. Les Américains, fidèles à un engagement
antérieur, décident de ne pas dépasser l’Elbe. La guerre en Europe est terminée.
La guerre du Pacifique

Ce n’est pas le cas en Extrême-Orient. La reconquête du terrain perdu est à la fois longue
et coûteuse. Les distances sont énormes et créent des problèmes de logistique, c’est-à-dire
d’approvisionnement, que les militaires n’avaient encore jamais traités. Là encore le matériel
tient une place primordiale, qu’il s’agisse des porte-avions ou des superforteresses volantes B
29. Encore faudrait-il savoir, une fois de plus, quelle stratégie adopter. Celle de MacArthur,
dite du saut de mouton, qui suppose qu’on attaquera les points faibles de l’ennemi et que,
d’île en île, on parviendra aux abords du Japon pour lancer l’assaut final ? Celle de l’amiral
Nimitz, commandant la flotte du Pacifique, qui préfère l’utilisation massive de la marine et de
l’aviation et souhaiterait l’attaque des points forts ? De fait, les deux stratégies ont été
appliquées, jusqu’en juillet 1944 lorsque Roosevelt tranche en faveur de MacArthur. À cause
de la priorité qui est accordée à l’Europe, les débarquements américains dans les Philippines
ne commencent qu’en octobre 1944 et l’archipel n’est complètement libéré qu’à la fin de
juin 1945. De dures batailles se sont livrées dans le Pacifique Sud 3. Mais les Japonais reculent
et dès 1943 ont perdu la maîtrise du ciel, ce qui explique les bombardements intensifs qu’ils
subissent. Toutefois, lorsque l’Allemagne signe la reddition sans condition de Reims
(cérémonie renouvelée à Berlin à la demande des Soviétiques), le Japon n’est pas encore
battu. Ses troupes ont livré une farouche résistance à Iwo Jima et n’ont pas fini de se battre à
Okinawa.
Le bilan ? Les Américains ont eu 406 000 morts. Jamais, en dehors de la guerre de
Sécession, ils n’avaient versé un si lourd tribut. C’est peu par rapport aux 20 millions de
Soviétiques, aux 4,5 millions d’Allemands et aux 2 millions de Japonais ; ou aux 6 millions de
Juifs qui ont été exterminés par les nazis. Il est vrai que les Américains sont entrés les
derniers dans le conflit mondial, qu’ils n’ont eu à supporter aucun combat sur leur territoire
national, qu’ils ont toujours sacrifié en priorité les armements et non les hommes, que
l’armée américaine est une armée de riche et de puissant, extraordinairement moderne en son
temps. Mais dans ce conflit planétaire où les distances s’estiment par milliers de kilomètres,
où les opérations maritimes et aériennes nécessitent des millions de tonnes de matériel, où la
coopération avec les Alliés, particulièrement les Britanniques, est une condition sine qua non
de la victoire, les États-Unis ont appris à devenir une grande puissance militaire. En 1945, un
retour en arrière ne paraît plus possible.
Malgré la victoire qu’il voit se dessiner sur les deux théâtres d’opérations, Roosevelt se
souvient de l’échec de Wilson en 1919-1920. Cette fois-ci, il ne veut pas se contenter de
gagner la guerre ; il souhaite également construire une paix durable. Il s’en charge lui-même,
bien qu’il confie des responsabilités à son secrétaire d’État (jusqu’à 1944, Cordell Hull), voire
à son secrétaire au Trésor, Henry Morgenthau, ou à son secrétaire à la Guerre, Henry
Stimson, quand ce n’est pas à son conseiller le plus proche, Harry Hopkins. Pour Roosevelt, il
y a des hommes qui incarnent des nations d’importance mondiale, comme Staline, Churchill
ou Tchang Kaï-chek. Il faut assurer entre eux une entente assez solide pour qu’elle puisse
garantir le maintien de la paix. Les trois Grands plus la Chine seront les policiers du monde,
mais tous les États se retrouveront dans une Organisation des nations unies, qui sera une SDN
améliorée. Les principes de la sécurité collective régleront les rapports internationaux, dans
un monde enfin débarrassé du militarisme japonais et du nazisme. Pour mettre sur pied
l’ONU, Roosevelt paie le prix fort. Il n’épargne aucun effort pour rassurer Staline : il a promis
l’ouverture d’un second front et, dès que cela est possible, tient parole ; il s’engage à
n’accepter de l’Allemagne qu’une reddition sans condition, preuve que les États-Unis ne
chercheront pas à s’entendre avec les Allemands sur le dos des Soviétiques ; il laisse faire
Staline qui annexe les États baltes, feint de croire à sa bonne volonté en Europe de l’Est,
notamment en Pologne, tout en constatant que les troupes soviétiques, et non les troupes
américaines, l’ont libérée de la présence allemande. À la conférence de Yalta (février 1945),
il acccepte qu’au sein de l’ONU, l’Union soviétique dispose de trois voix. Bref, de Téhéran
(novembre 1943) à Yalta, dans ces conférences au sommet qu’il affectionne parce qu’il croit
pouvoir y jouer de son charme personnel, Roosevelt tâche de gagner la paix, comme il est en
train de gagner la guerre.
Sans doute des tensions surgissent-elles à l’intérieur du camp occidental. La question
française paraît à Washington insoluble. En novembre 1942, les relations diplomatiques avec
Vichy ont été rompues, mais Roosevelt ne croit pas à la représentativité du général de Gaulle
et ne reconnaît de facto le gouvernement provisoire de la République française qu’en
octobre 1944. À Yalta, toutefois, il donne son accord à la suggestion britannique de laisser à
la France une zone d’occupation en Allemagne découpée sur les zones britannique et
américaine. Le sort de l’Inde est avec la Grande-Bretagne une pomme de discorde et le
cynisme de Churchill, qui a partagé l’Europe centrale et orientale en zones d’influence entre
les Alliés occidentaux et l’URSS à la conférence de Moscou d’octobre 1944, lui est
insupportable. Tout compte fait, ce sont bien les relations avec l’Union soviétique qui
l’inquiètent le plus. À Yalta, il a reconnu la nouvelle frontière occidentale de l’URSS et
accepté que la Pologne reçoive des compensations à l’ouest ; il espère encore que Staline fera
entrer dans le comité de Lublin, composé de membres du parti communiste polonais, des
représentants du gouvernement polonais en exil à Londres et que des élections libres se
tiendront en Pologne ; il demande avec insistance que les Soviétiques déclarent la guerre au
Japon et c’est pour obtenir cette promesse qu’il est prêt à des concessions.
Quelques semaines plus tard, il a perdu ses illusions. Peut-être compte-t-il sur l’arme
absolue, la bombe atomique qui se prépare dans le plus grand secret, pour mettre un terme
rapidement à la guerre contre le Japon. Mais le 12 avril 1945, au début de son quatrième
mandat, il meurt subitement à Warm Springs (Georgie). Comment décrire la peine profonde
des Américains et de leurs amis ? Au moment où les armées alliées abattent le nazisme, l’un
des chefs historiques de la coalition, le rénovateur de la démocratie, le garant de la paix
future, Roosevelt, qui présidait aux destinées des États-Unis depuis douze ans, disparaît à la
veille de son triomphe. C’est qu’il avait fini par incarner l’Amérique tout entière, celle du
New Deal comme celle de la victoire sur l’Allemagne, une Amérique généreuse, libérale,
ouverte sur le monde. Une identification trop belle pour être justifiée ? Peut-être, mais il
faudra quelques années pour que le portrait du grand homme subisse des retouches.
1. Dans The Abandonment of the Jews (New York, Pantheon Books, 1984), David Wyman montre bien comment les Juifs
américains ont soutenu, les yeux fermés, le président Roosevelt, même lorsque, entre 1938 et 1944, les États-Unis
entreprirent si peu pour sauver de l’extermination les Juifs européens. Voir également Henry Feingold, The Politics of
Rescue (New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1970).
2. Sont visés par la loi le maïs, le blé, le coton, le riz, les porcs et les produits laitiers qui devraient se vendre au niveau
de la parité de 1909-1914. Le tabac est également mentionné, mais le niveau de la parité est celui des années 1919-
1929.
3. À Guadalcanal dans les îles Salomon (d’août 1942 à février 1943), en Nouvelle-Guinée et Nouvelle-Georgie (en 1943).
Puis, le théâtre d’opérations se déplace dans le Pacifique central (les Marshall, les Mariannes, et à partir de juin 1944
les combats se déroulent dans les Philippines que les Japonais abandonnent en février 1945).
Chronologie
La naissance des États-Unis (1607-1815)

Fondation d’une colonie anglaise sur l’île de Roanoke, dans un


1585
territoire baptisé la « Virginie ».
1607 Fondation de la colonie de Jamestown.
22 juillet-9 novembre : Les Pèlerins traversent l’Atlantique.
21 novembre : Signature du Pacte du Mayflower.
1620
25 décembre : Plymouth est choisi comme emplacement de la
colonie des Pèlerins.
1630-1640 Émigration des puritains vers la Nouvelle-Angleterre.
1631-1660 Fondation de la colonie du Connecticut.
Charles Ier accorde à lord Baltimore une charte de colonisation pour
1632
le Maryland.
Roger Williams, chassé de la colonie du Massachusetts, fonde en
1635
1636 la colonie du Rhode Island.
1636 Création du college Harvard, près de Boston.
1636-1637 Guerre contre les Indiens péquots.
1638-1643 Fondation de la colonie du New Hampshire.
1640-1651 Fondation de la colonie du Maine.
1661 Conquête par les Anglais de la Nouvelle-Hollande ; Nieuw
1664 Amsterdam devient New York.
Nouvelle charte du roi d’Angleterre aux colonies du Connecticut et
1662-1663
du Rhode Island.
1663-1665 Fondation des colonies des Carolines.
1664-1665 Fondation de la colonie du New Jersey.
1665-1669 Annexion du Maine par le Massachusetts.
1675-1676 Guerre contre les Indiens du roi Philippe.
1680-1682 Fondation de la colonie de Pennsylvanie.
1692 Chasse aux sorcières à Salem (Massachusetts).
1726-1756 Le Grand Réveil.
1732 Fondation de la colonie de Georgie.
1754-1763 Guerre contre les Français et les Indiens.
1764 Loi sur le sucre.
1765 Loi sur le droit de timbre.
Abrogation de la loi sur le droit de timbre.
1766
Acte déclaratoire au nom du Parlement britannique.
1767 Droits Townshend.
Abrogation des droits Townshend.
1770
Massacre de Boston.
1772 Création des premiers comités de correspondance.
Loi sur le thé.
1773
La Boston tea party.
Lois dites « intolérables » adoptées à Londres pour punir la ville de
Boston.
1774
Réunion du premier Congrès continental.
Loi sur le Québec.
Incidents de Lexington et de Concord.
Réunion du deuxième Congrès continental.
1775
Nomination de George Washington comme commandant en chef des
troupes continentales.
9 janvier : Publication du Sens commun de Thomas Paine.Février :
Déclenchement des hostilités dans les colonies du Sud.
17 mars : Les Anglais évacuent Boston.
Premières manifestations d’une aide secrète de la France aux
Insurgents.
2 juillet : Le Congrès adopte une motion en faveur de
l’indépendance des colonies.
4 juillet : Adoption de la Déclaration d’indépendance, qui est signée
par le président du Congrès, John Hancock.
8 juillet : Proclamation de l’indépendance.
1776 2 août : La Déclaration est signée par la plupart des 55 délégués au
Congrès.
15 septembre : Les troupes britanniques occupent la ville de New
York.
26 septembre : Le Congrès nomme une commission chargée de
négocier des traités d’amitié avec les puissances étrangères.
18 novembre-20 décembre : Retraite de Washington et de ses soldats
à travers le New Jersey.
26 décembre : Washington franchit la Delaware et surprend à
Trenton les troupes britanniques.
3 janvier : Nouvelle victoire de Washington à Princeton.
14 juin : Adoption d’un drapeau national (13 bandes rouges et
blanches en alternance, 13 étoiles blanches sur fond bleu).
Juillet : La Fayette et de Kalb se mettent au service de Washington.
23 juillet-26 septembre : Campagne du général britannique Howe
1777 contre Philadelphie, qui tombe aux mains de Howe.
4 octobre : Bataille de Germantown.
15 novembre : La rédaction des Articles de confédération est
terminée.
17 octobre : Le général Burgoyne signe la convention de Saratoga
par laquelle 5 700 soldats britanniques déposent les armes.
6 février : Signature des deux traités franco-américains.
1778 29 juillet-29 août : Attaque maritime contre Newport menée par
l’amiral d’Estaing.
21 juin : L’Espagne entre en guerre contre l’Angleterre.
1779 3 septembre-28 octobre : Nouvel échec de l’amiral d’Estaing, cette
fois-ci devant Savannah.
1780 Le corps expéditionnaire français débarque à Newport.
1er mars : Les Articles de confédération entrent en vigueur.
10 mai-1er août : Les Anglais progressent dans le Sud,
1781 particulièrement en Virginie, et s’installent à Yorktown.
30 août-19 octobre : Campagne franco-américaine qui s’achève par la
victoire de Yorktown.
Chute du ministère de lord North à Londres.
12 avril : Les pourparlers de paix commencent à Paris.
1782 27 septembre : Début des négociations officielles.
30 novembre : Signature entre négociateurs anglais et américains des
préliminaires de paix.
20 janvier : Signature entre négociateurs anglais et français, puis
entre négociateurs anglais et espagnols, des préliminaires de paix.
1783
3 septembre : Signature des traités de paix (entre l’Angleterre et les
États-Unis à Paris, entre l’Angleterre et la France à Versailles).
Thomas Jefferson est nommé ministre des États-Unis en France, où
il succède à Benjamin Franklin. John Adams devient ministre des
États-Unis à Londres.
1785 28 mars : Conférence de Mount Vernon.
20 mai : Première loi sur la division des territoires, leur découpage
et le prix des terres.
Noah Webster, American Spelling Book.

11-14 septembre : Convention d’Annapolis.


1786 Août-décembre : Rébellion dans le Massachusetts, conduite par
Daniel Shays, en faveur du maintien d’une monnaie faible.
25 mai-17 septembre : Convention constitutionnelle de Philadelphie.
13 juillet : Adoption par le Congrès de l’ordonnance du Nord-Ouest.
27 octobre : Début de la parution des articles « fédéralistes ».
1787
7 décembre : Le Delaware est le premier État à approuver le texte
de la nouvelle Constitution. Il est suivi, peu après, par la
Pennsylvanie et le New Jersey.
21 juin : Neuf États ont donné leur approbation à la Constitution. La
majorité requise est atteinte.
1788
25 juin : Approbation de la Virginie.
26 juillet : Approbation du New York.
7 janvier : Premières élections présidentielles.
4 mars : Réunion du premier Congrès élu conformément à la
Constitution de 1787.
1789
30 avril : George Washington prête serment.
9 septembre-22 décembre : Adoption des amendements qui formeront
le Bill of Rights (définitivement approuvé en 1791).
1790 Premiers rapports d’Alexander Hamilton.
Création de la Banque des États-Unis avec une charte de vingt ans.
1791 Apparition des « factions » (jeffersoniens ou républicains-
démocrates et hamiltoniens ou fédéralistes).
Proclamation de neutralité.
1793
Invention de la machine à égrener le coton (Eli Whitney).
1794 Rébellion contre les droits qui frappent le whiskey.
1795 Traité Jay avec la Grande-Bretagne.
Traité Pinckney avec l’Espagne.
1796
Message d’adieu de Washington.
Lois sur la sédition et les étrangers.
1798 Résolutions des assemblées de Virginie et du Kentucky.

Arrêt « Marbury contre Madison » rendu par la Cour suprême.


Achat de la Louisiane à la France.
1803
Départ de l’expédition de Lewis et de Clark vers l’Ouest.

1807 Loi sur l’embargo.


La loi sur l’arrêt des échanges commerciaux (Non Intercourse)
1809
remplace la loi sur l’embargo.
1811 La Banque des États-Unis n’est pas maintenue.
1812-1814 Deuxième guerre d’Indépendance.
L’accession à la puissance (1815-1945)

1816 Charte de la deuxième Banque des États-Unis.


1817-1818 Le général Andrew Jackson envahit la Floride.
1817-1825 Construction du canal de l’Érié.
1819 Annexion de la Floride.
1820 Compromis du Missouri.
1824 Augmentation des droits de douane.
Début de l’agitation antimaçonnique.
1826
James F. Cooper, Le Dernier des Mohicans.
Nouvelle augmentation des droits de douane : le « tarif des
1828
abominations » pour les États du Sud.
1830 Joseph Smith, Le Livre de Mormon.
Mise au point de la moissonneuse McCormick.
1831
Premier numéro du Liberator, journal abolitionniste de Garrison.
Légère diminution des droits de douane. Crise dite de la
1832 nullification ; démission du vice-président des États-Unis, John
Calhoun.
Le président Jackson s’engage à ne pas renouveler la charte de la
1833
deuxième Banque des États-Unis.
1835 Invention du revolver (Samuel Colt).
1836 Fondation de la république indépendante du Texas.
1837 Crise financière et économique.
1839 Vulcanisation du caoutchouc (Goodyear).
Le vice-président John Tyler devient président des États-Unis, à la
1841
mort du président William Harrison.
1842 Accord anglo-américain sur la frontière du Maine avec le Canada.
1843 Invention de la machine à écrire.
1844 Invention du télégraphe Morse.
1845 Le Texas entre dans l’Union.
Cession par la Grande-Bretagne aux États-Unis de la plus grande
1846 partie du territoire de l’Oregon.
Début de la guerre contre le Mexique (qui s’achève en 1848).
1849 Ruée vers l’or en Californie.
1850 Nouveau compromis sur l’esclavage.
1852 Harriet Beecher-Stowe, La Case de l’oncle Tom.
Loi sur le Kansas-Nebraska.
1854
Fondation du parti républicain.
1855 Walt Whitman, Feuilles d’herbe.
1857 Arrêt Dred Scott.
1858 Débats Lincoln-Douglas.
1859 Raid de John Brown en Virginie.
Découverte d’or et d’argent dans l’Ouest (Nevada, Colorado, Idaho,
1859-1867
Montana, Arizona).
1860 24 décembre : La Caroline du Sud se retire de l’Union.
9 février : Jefferson Davis, président de la Confédération.
4 mars : Lincoln entre en fonctions.
1er-15 avril : Incidents de Fort Sumter.
1861
17 avril-20 mai : La Virginie, l’Arkansas, le Tennessee et la Caroline
du Nord se joignent aux sept autres États du Sud qui ont déjà décidé
de quitter l’Union.
Loi sur le homestead.
1862 Loi sur la construction d’un transcontinental.
Abolition de l’esclavage dans le district de Columbia.
Proclamation d’émancipation.
Loi de réorganisation bancaire.
1863
Bataille de Gettysburg.
Plan de Lincoln pour la réintégration des États « rebelles ».
1864-1867 Guerres indiennes (contre les Arapahos, les Cheyennes et les Sioux).
9 avril : Reddition de Lee à Appomattox.
1865 14 avril : Assassinat de Lincoln.
18 décembre : Le Congrès adopte le 13e amendement.
Renforcement des pouvoirs du Bureau des affranchis.
1866
Élaboration du 14e amendement.
1867-1868 Reconstruction du Sud par le Congrès.
24 février-26 mai : Procédure d’impeachment à l’encontre du
1868
président Andrew Johnson.
1869 Achèvement du premier transcontinental.
1870 Approbation du 15e amendement.
1873 Démonétisation de l’argent.
1874 Invention du fil de fer barbelé.
1875 Reprise des paiements en espèces métalliques.
1875-1876 Guerre contre les Sioux du Dakota.
Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer.
1876
Invention du téléphone (Graham Bell).
1877 Fin de la Reconstruction.
Invention de la lampe à incandescence et du phonographe (Thomas
Edison).
1878 Création officielle des Chevaliers du travail.
Rétablissement des achats de métal-argent par le gouvernement
fédéral.
1882 Interdiction de l’immigration chinoise.
1885 Capture de Géronimo et fin de la guerre contre les Apaches.
4 mai : Massacre du Haymarket à Chicago.
1886
Fondation de la Fédération américaine du travail (AFL).
Loi Dawes sur la propriété indienne.
1887
Loi sur le commerce entre les États.
1889-1890 Dernière guerre indienne. Bataille de Wounded Knee.
Loi Sherman antitrust.
1890
Loi McKinley sur les droits de douane.
1892 Fondation du parti du peuple (ou parti populiste).
1893 Crise économique et sociale.
1893-1896 Agitation populiste en faveur notamment du bimétallisme.
1894 Grève aux usines Pullman.
Arrêt de la Cour suprême légalisant la ségrégation raciale (Plessy v.
1896
Ferguson).
20 avril : Déclenchement de la guerre de Cuba.
1898 7 juillet : Annexion de Hawaii.
10 décembre : Traité hispano-américain de Paris.
1899 Doctrine de la « porte ouverte » à l’égard de la Chine.
1900 Adoption du monométallisme or.
Assassinat du président McKinley.
1901 Adoption de l’amendement Platt, qui instaure le protectorat des
États-Unis sur Cuba.
Création, au sein du cabinet, d’un département du Commerce et du
1903
Travail.
Fondation du syndicat à tendances libertaires des Industrial
1905
Workers of the World (IWW).
Lois sur les tarifs ferroviaires et sur le contrôle des industries
1906
alimentaires.
Gentlemen’s agreement entre les États-Unis et le Japon sur
1907
l’émigration japonaise vers les États-Unis.
Rapport de la commission Pujo sur les trusts.
Création du Federal Reserve System.
1913
Première grande exposition de peinture américaine à l’Armory
Show de New York.
Loi Clayton antitrust.
Incidents avec le Mexique.
1914
Règlement de la question du canal de Panama.
Premiers prêts aux belligérants européens.
Griffith termine son film, Birth of a Nation.
1915
Le Lusitania est coulé par les Allemands.
1916 Lois sur les prêts aux fermiers et sur le travail des enfants.
6 avril : Entrée en guerre des États-Unis.
14 juin : Arrivée à Paris du général Pershing.
1917
21 octobre : Les premières troupes américaines sur le front
occidental.
8 janvier : Programme de paix en 14 points du président Wilson.
6 juin-1er juillet : Les troupes américaines tiennent un rôle important
en Champagne.
26 septembre : Victoire américaine à Saint-Mihiel.
1918
Octobre : Progression lente du corps expéditionnaire américain en
Argonne.
Novembre : Aux élections législatives, les républicains remportent la
victoire sur les démocrates.
Janvier-octobre : Grèves dans divers secteurs.
1919 Adoption du 18e amendement sur la prohibition des boissons
alcoolisées.
1919-1920 Peur des « rouges ».
Adoption du 19e amendement sur le vote des femmes.
Rejet par le Sénat du traité de Versailles.
1920
Arrestation de Sacco et Vanzetti.
Sinclair Lewis, Main Street.
Première loi des quotas.
1921 12 novembre : Début de la conférence de Washington sur le
désarmement naval (fin des travaux : 6 février 1922).
1923 2 août : Mort du président Harding.
Deuxième loi des quotas.
1924
Interdiction de l’immigration japonaise.
1925 Procès du « singe » dans le Tennessee.
Traversée de l’Atlantique en solitaire par Lindbergh.
1927
Exécution de Sacco et Vanzetti.
1929 Octobre : Début de la Grande Crise.
Débat sur le versement d’une indemnité (bonus) aux anciens
1931
combattants.
Loi instituant la Reconstruction Finance Corporation, chargée de
gérer des prêts aux entreprises privées.
1932
Incidents à Washington : la troupe disperse la manifestation des
anciens combattants.
4 mars : Le président Franklin D. Roosevelt entre en fonctions.
9 mars : Loi d’urgence sur l’aide aux banques.
12 mai : Loi créant un organisme visant à résorber le chômage.
Loi sur l’agriculture (AAA).
1933 18 mai : Loi créant la Haute Autorité de la vallée Tennessee (TVA).
16 juin : Loi créant l’administration chargée du relèvement
industriel (NIRA).
22 octobre : Dévaluation du dollar.
8 novembre : Création de la Civil Works Administration.
Loi sur la valeur nouvelle du dollar (1 once d’or = 35 dollars).
Loi sur la production cotonnière.
Loi sur les faillites des exploitations agricoles.
Loi sur le fonctionnement des opérations boursières.
1934
Loi sur la construction de logements.
Loi sur les secours aux chômeurs.
Loi sur les prêts aux pays étrangers qui n’ont pas remboursé leurs
dettes de guerre.
Loi Wagner sur les relations au sein du monde du travail.
Création de la Works Progress Administration.
Nouvelle loi d’organisation bancaire.
1935 Mise sur pied de la sécurité sociale.
Loi concernant l’impôt sur le revenu.
Première loi de neutralité.
La Cour suprême annule la loi sur le relèvement industriel (NIRA).
Débat sur la Cour suprême.
1937 Nouvelle loi sur la construction de logements.
Loi de neutralité.
Deuxième loi sur l’agriculture.
Réarmement naval.
Création de la commission des Activités anti-américaines, au sein de
1938 la Chambre des représentants.
Loi sur les horaires de travail et les salaires : salaire minimal fixé à
40 cents par heure, semaine de quarante heures, interdiction de
faire travailler les enfants de moins de 16 ans.
4 novembre : La loi de neutralité est amendée par la clause cash and
carry.
1939
John Steinbeck, Les Raisins de la colère. Sortie du film Autant en
emporte le vent.
3 septembre : Accord anglo-américain sur l’échange de destroyers
1940 contre des bases.
16 septembre : Établissement du service militaire sélectif.
11 mars : Loi dite du prêt-bail.
Avril-mai : Convois américains dans l’Atlantique.
26 juillet : Les États-Unis gèlent les fonds japonais.
14 août : Adoption de la charte de l’Atlantique.
1941 17 novembre : Abrogation des lois de neutralité.
7 décembre : Attaque japonaise sur Pearl Harbor.
8 décembre : Déclaration de guerre des États-Unis au Japon.
11 décembre : Déclaration de guerre de l’Allemagne et de l’Italie aux
États-Unis.
2 janvier-6 mai : Les troupes américaines et leurs alliés évacuent les
Philippines.
18 avril : Premier raid aérien de l’aviation américaine sur Tokyo
(par le major Doolittle).
7-8 mai : Bataille de la mer de Corail.
1942 3-6 juin : Bataille des îles Midway.
7 août : Début de la contre-offensive américaine dans les îles
Salomon (bataille de Guadalcanal) ; elle prendra fin le 9 février
1943.
7-8 novembre : Débarquement anglo-américain en Algérie et au
Maroc.
2 décembre : Première réaction nucléaire dans le laboratoire de
Chicago.
14-24 janvier : Conférence de Casablanca.
7 mai : Fin de la campagne en Afrique du Nord, prise de Tunis.
1943 10 juillet : Débarquement allié en Sicile.
9 septembre : Débarquement allié en Italie du Sud.
11-24 août : Conférence de Québec entre Churchill et Roosevelt.
5 novembre : Le Sénat vote une résolution en faveur d’une
organisation internationale qui serait instituée après la guerre.
28 novembre-1er décembre : Conférence de Téhéran (Churchill,
1943
Roosevelt et Staline).
Novembre : Les troupes américaines engagent l’offensive dans le
Pacifique central.
Janvier : Les îles Marshall sont envahies par les Américains.
Juin : Les îles Mariannes sont à leur tour envahies.
6 juin : Débarquement en Normandie.
1944 1er-22 juillet : Conférence monétaire de Bretton Woods.
21 août-7 octobre : Conférence de Dumbarton Oaks.
Octobre : Bataille de la mer des Philippines.
24 novembre : Début des bombardements intensifs sur Tokyo.
4-11 février : Conférence de Yalta (Churchill, Roosevelt et Staline).
Février : Manille est reprise.
Février-mars : Bataille d’Iwo Jima.
Avril-juin : Bataille d’Okinawa.
1945
12 avril : Mort de Roosevelt.
23 avril-26 juin : Conférence inaugurale sur l’Organisation des
Nations unies à San Francisco.
25 avril : Américains et Soviétiques font leur jonction sur l’Elbe.
Bibliographie

Il n’est pas possible de présenter en quelques pages une bibliographie exhaustive ni même de
faire entrevoir la richesse de la production historique aux États-Unis. Tout au plus peut-
on indiquer des titres indispensables, en insistant plus particulièrement sur les ouvrages
en français et sur les ouvrages américains qui sont disponibles en France.

OUVRAGES GÉNÉRAUX

1. I

– Claude Fohlen, Jean Heffer et François Weil, Canada et États-Unis depuis 1770, Paris, PUF,
Nouvelle Clio, 1997.
– Peter J. Parish (ed.), Reader’s Guide to American History, Londres et Chicago, Fitzroy
Dearborn, 1997.
– Doug Henwood, Atlas des États-Unis d’Amérique, Paris, Autrement, 1995.
– Eric Homberger, Atlas historique de l’Amérique du Nord. États-Unis, Mexique, Canada une lutte
pour l’espace, Paris, Autrement, 1996. Avec une préface de Hélène Trocmé.
– Philippe Lemarchand (sous la direction de), Atlas des États-Unis. Les paradoxes de la
puissance, Neuilly et Bruxelles, Atlande et Complexe, 1997. Clair, solidement documenté,
d’excellents commentaires.
– Richard B. Morris (ed.), Encyclopedia of American History, New York, Harper & Row, 6e éd.,
1982. Donne toutes les dates importantes de l’histoire des États-Unis.
– Gordon Carruth (ed.), The Encyclopedia of American Facts and Dates, New York,
HarperCollins, 9e éd., 1993. Pour la biographie des grands hommes, voir Dictionary of
American Biography (New York, rééd. ACLS. 1981, 17 vol.) qu’il faudrait mettre à jour
avec les grandes encyclopédies (Larousse, Universalis, Britannica, Americana).
– Charles O. Paullin, Atlas of the Historical Geography of the United States, Washington (DC) et
New York, 1932. À défaut, consulter l’atlas de l’Encyclopedia Universalis ou bien Edgar
B. Wesley, Our United States. Its History in Maps, Chicago, Denoyer-Geppert, 1956.
– US Department of Commerce, Bureau of the Census, Historical Statistics of the United States.
Colonial Times to 1970, Washington (DC), Government Printing Office, 1975, 2 vol. À
compléter avec Statistical Abstract of the United States, 1999.
– Jean Heffer et François Weil (sous la direction de), Chantiers d’histoire américaine, Paris,
Belin, 1994.

2. R

– Henry Steele Commager (ed.), Documents of American History, New York, Appleton-Century-
Crofts, 9e éd., 1974. Le plus classique.
– Frank Freidel (ed.), The American Epochs Series. New York, Braziller, 1962-1965, 6 vol.

3. H

En français :
– Robert Lacour-Gayet, Histoire des États-Unis, t. 1, Des origines à la fin de la guerre civile, t. 2,
De la fin de la guerre civile à Pearl Harbor, t. 3, De Pearl Harbor à Kennedy, et t. 4.
L’Amérique contemporaine, Paris, Fayard, 1976-1982.
– Jean-Michel Lacroix, Histoire des États-Unis, Paris, PUF, 1996.
– Désiré Pasquet, Histoire politique et sociale du peuple américain, Paris, Auguste Picard, 1924-
1931, 3 vol. En dépit de sa date de parution, cette histoire est encore intéressante et
mérite d’être consultée.
– Claude Fohlen, Les États-Unis au XXe siècle, Paris, Aubier, 1988.
– Hélène Trocmé et Jeanine Rovet, Naissance de l’Amérique moderne, XVI -XIX
e e
siècle, Paris,
Hachette/Supérieur, 1997.

En anglais :
La liste serait interminable. Il faudrait commencer par David Saville Muzzey, A History of Our
Country, Boston et New York, Ginn, nouv. éd., 1946, qui a formé des générations
d’étudiants américains.
– John M. Blum, William S. McFeely, Edmund S. Morgan, Arthur M. Schlesinger, Jr., Kenneth
M. Stampp et C. Vann Woodward, The National Experience. A History of the United States,
New York, Harcourt Brace Jovanovich, 6e éd., 1985. Le manuel le plus complet.
– Frances Fitzgerald, « Onward and Upward With the Arts. History Text-books », The New
Yorker, 26 février, 5 et 12 mars 1979. Essentiel pour comprendre l’état d’esprit et les
ambitions des auteurs de manuels.

4. H

Partir d’Yves-Henri Nouailhat, Histoire des doctrines politiques aux États-Unis (Paris, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1969), et de Jean Béranger et Robert Rougé, Histoire des idées aux USA
du XVIIe siècle à nos jours (Paris, PUF, coll. « Monde anglophone », 1981).

Sur la Constitution et les institutions :


– Alfred H. Kelly et Winfred A. Harbison, The American Constitution. Its Origins and
Development, New York, W.W. Norton, 6e éd., 1983.
– Jean-Pierre Lassale, Les Institutions des États-Unis, Paris, La Documentation française, coll.
« Documents d’études », 2001.
– Jean-Pierre Lassale, La démocratie américaine. Anatomie d’un marché politique, Paris, Armand
Colin, 1991. Comment analyser les institutions et leur fonctionnement en tenant compte
des contraintes économiques et financières.
– Marie-France Toinet, Le Système politique des États-Unis, Paris, Thémis, PUF, 1987.
– André Tune, Les États-Unis, Paris, LGDJ, 3e éd., 1973.
– André et Suzanne Tunc, Le Système constitutionnel des États-Unis, Paris, Domat-
Montchrestien, 1954, 2 vol.

Sur la politique étrangère :


– Thomas A. Bailey, A Diplomatic History of the American People, New York, Appleton-Century-
Crofts, 8e éd., 1969.
– Robert Dallek, The American Style of Foreign Policy, Cultural Politics and Foreign Affairs, New
York, Alfred A. Knopf, 1983.

Pour une analyse révisionniste, lire :


– William A. Williams, America Confronts a Revolutionary World, 1776-1976, New York,
William Morrow, 1976.

5. H

– Ray A. Billington, Westward Expansion. A History of the American Frontier, New York,
Macmillan Publishing Co., 4e éd., 1974. Fondamental sur l’histoire de la Frontière.
– Robert W. Fogel et Stanley L. Engerman, The Reinterpretation of American Economic History,
New York, Harper & Row, 1971. Pour juger de l’apport des cliométriciens.
– Milton Friedman et Anna J. Schwartz, A Monetary History of the United States, 1867-1960,
Princeton, Princeton University Press, 1963.
– Barry W. Poulson, Economic History of the United States, New York, Macmillan, 1981.

Sur l’immigration :
– James Paul Allen et Eugene James Turner (eds), We the People. An Atlas of America’s Ethnic
Diversity, New York, Macmillan, 1988.
– Jeanine Brun, America ! America !, Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1980.
– Dominique Daniel, Immigration aux États-Unis, 1965-1995, Paris, L’Harmattan, 1996.
– Roger Daniels, Coming to America. A History of Immigration and Ethnicity in American Life,
New York, Harper Perennial, 1991. L’un des meilleurs manuels sur la question.
– Maldwyn Allen Jones, American Immigration, Chicago, The University of Chicago Press,
1960.
– Stephan Thernstrom (ed.), Harvard Encyclopedia of American Ethnic Groups, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1980.

Sur les Indiens :


– Nelcya Delanoë, L’Entaille rouge. Terres indiennes et démocratie américaine, 1776-1980, Paris,
Maspero, 1982.
– Claude Fohlen, Les Indiens d’Amérique du Nord, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1985.
– Philippe Jacquin, Histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Payot, 1976.
– Élise Marienstras, La Résistance indienne aux États-Unis du XVIe au XXe siècle, Paris, Gallimard-
Julliard, coll. « Archives », 1980.
– Joëlle Rostkowski, La conversion inachevée. Les Indiens et le christianisme, Paris, Albin Michel,
1998.
– Joëlle Rostkowski, Le Renouveau indien. Un siècle de reconquêtes, Paris, Albin Michel, 2e éd.,
2001.

Sur les Noirs :


– Nicole Bacharan, Histoire des noirs américains au XX
e
siècle, Bruxelles, Éditions Complexe,
1994.
– John Hope Franklin, De l’esclavage à la liberté, Paris, Éditions caribéennes, 1984.
6. H

Sur les religions :


– Sydney E. Ahlstrom, A Religious History of the American People, New Haven, Yale University
Press, 1972.

Sur la vie artistique :


– Claude-Jean Bertrand, Les Églises aux États-Unis, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1975.
– Isabelle Richet, La Religion aux États-Unis, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2001.
– Gilbert Chase, Musique de l’Amérique, Paris, Buchet-Chastel, Correa, 1957.
– Marcus Cunliffe, La Littérature des États-Unis, Paris, PUF, 1964.
– Olivier W. Larkin, L’Art et la Vie en Amérique, Paris, Plon, 1952.
– Gary W. McDonogh, Robert Gregg et Cindy H. Wong (eds), Encyclopedia of Contemporary
American Culture, Londres et New York, Routledge, 2001.
– Glenn B. Optiz (ed.), Dictionary of American Painters, Sculptors, and Engravers, Poughkeepsie
(N.Y.), Apollo Book, 3e éd., 1988.
– Jules David Prown et Barbara Rose, La Peinture américaine, Genève, Skira, 1969.
– Daniel Royot, Jean-Loup Bourget, Jean-Pierre Martin, Histoire de la culture américaine, Paris,
PUF, 1993.
– Marc Saporta, Histoire du roman américain, Paris, Seghers, 1970 ; Gallimard, coll. « Idées »,
1976.
– Roland Tissot, Peinture et Sculpture aux États-Unis, Paris, Armand Colin, coll. « U Prisme »,
1974.
– Hélène Trocmé, Les Américains et leur architecture, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « USA »,
1981.
– Olivier Cohen-Steiner, L’Enseignement aux États-Unis, Nancy, Presses universitaires de
Nancy, 1992.
– Malie Montagutelli, Histoire de l’enseignement aux États-Unis, Paris, Belin, 2000.

Sur les courants d’idées et les mentalités, lire attentivement :


– Daniel J. Boorstin, Histoire des Américains, Paris, Armand Colin, 1981, 3 vol.

Sur les médias :


– Claude-Jean Bertrand, Les Médias aux États-Unis, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1974.
– Robert Burbage, La Presse aux États-Unis, Paris, La Documentation française, 1981.
– Robert Burbage, Jean Cazemajou et André Kaspi, Presse, Radio et Télévision aux Etats-Unis,
Paris, Armand Colin, coll. « U 2 », 1972.
– Divina Frau-Meigs, Médiamorphoses américaines dans un espace privé unique au monde, Paris,
Economica, 2001.
– David Halberstam, Le pouvoir est là, Paris, Fayard, 1980.
– Frank Luther Mott, A History of American Magazines, Cambridge (Mass.), Harvard University
Press, 1968.
– François Mariet, La Télévision américaine. Médias, marketing, publicité, Paris, Economica,
1992.
– Dominique Pasquier, La Télévision américaine, Milan-Média, 1990.
– Daniel Royot et Susan Ruel (sous la direction de), Les Médias et l’Information aux États-Unis
de 1945 à nos jours. Presse, radio, télévision et multimédia, Paris, Didier-Érudition, 1997.
– John Tebbel et Mary Ellen Zuckerman, The Magazine in America, 1741-1990, New York,
Oxford University Press, 1991.

LA NAISSANCE DES ÉTATS-UNIS (1607-1815)

1. L

Pour acquérir une vue d’ensemble, se reporter à Charles M. Andrews, The Colonial Period of
American History, New Haven, Yale University Press, 1934-1938, 4 vol. L’ouvrage
demeure fondamental.
Pour une étude systématique, on commencera par s’interroger sur la Grande-Bretagne au
XVII siècle :
e

– Carl Bridenhaugh, Vexed and Troubled Englishmen, 1590-1642, New York, Oxford University
Press, 1968.
– Claude Fohlen, Les Pères de la révolution américaine, Paris, Albin Michel, 1989.
– Roland Marx, Religion et Société en Angleterre, de la Réforme à nos jours, Paris, PUF, coll.
« L’historien », 1978.
– Wallace Notestein, The English People on the Eve of Colonization, 1603-1630, New York,
Harper Torchbooks, 1962.
– Jean Séguy, « Les non-conformismes religieux d’Occident », in Histoire des religions, Paris,
Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1972. À compléter avec Pierre Brodin,
Les Quakers en Amérique du Nord au XVIIe siècle, Paris, Dervy-Livres, nouv. éd., 1985.

Sur les voyages de découverte et les premiers établissements :


– David N. Durant, Raleigh’s Lost Colony, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1981.
– John E. Pomfret, Founding the American Colonies, 1583-1660, New York, Harper
Torchbooks, 1971.

Sur l’histoire des colonies :


– Bernard Bailyn, The New England Merchants in the Seventeenth Century, New York, Harper
Torchbooks, 1964.
– Wesley Frank Craven, The Southern Colonies in the Seventeenth Century 1607-1689, Baton
Rouge, Louisiana State University Press, nouv. éd., 1970.
– John Demos, A Little Commonwealth. Family Life in Plymouth Colony, New York, Oxford
University Press, 1970.
– Alden T. Vaughan, New England Frontier. Puritans and Indians, 1620-1675, Boston, Little,
Brown & Co., 1965.

Sur de grandes familles de la société coloniale :


– James B. Hedges, The Browns of Providence Plantations, Providence, Brown University, 1968.
– Aubrey C. Land, The Dulanys of Maryland, Baltimore, The Johns Hopkins University Press,
2e éd., 1968.

Sur la mise en valeur :


– David Galenson, White Servitude in Colonial America. An Economic Analysis, Cambridge,
Cambridge University Press, 1981.
– Edwin J. Perkins, The Economy of Colonial America, New York, Columbia University Press,
1980.
– James A. Rawley, The Transatlantic Trade. A History, New York, W.W. Norton, 1981.

Sur la vie culturelle :


– Louis B. Wright, The Cultural Life of the American Colonies, New York, Harper & Row, 1957.

2. L

Son histoire est, depuis une centaine d’années, un champ de bataille sur lequel s’affrontent les
historiens, les juristes, les politologues. George Bancroft fut le premier à ouvrir le débat.
Dans son History of the United States of America from the Discovery of the Continent (New
York, D. Appleton, nouv. éd., 1924) en 10 volumes qu’il publia de 1834 à 1874, les
Américains apparaissent comme les défenseurs de la démocratie, tandis que les Anglais
sont les champions de la tyrannie.
Deux réactions se sont produites. L’école impériale se refuse à donner tort aux Anglais : elle
insiste par contre sur le provincialisme, l’étroitesse d’esprit, la déloyauté des colons
pendant la guerre de Sept Ans et sur leur particularisme grandissant. Voir, par exemple,
Lawrence H. Gipson, The Coming of the Revolution, 1763-1775, New York, Harper
Torchbooks, 1962. L’école progressiste, elle, naît avec la parution en 1913 de l’ouvrage
de Charles Beard, An Economic Interpretation of the Constitution, New York, Macmillan.
Beard était un historien muckraker qui s’efforçait de révéler les complots des « intérêts
spéciaux ». Pour lui, la Constitution de 1787 résulte d’une conspiration réactionnaire,
inspirée par les détenteurs de la fortune mobilière. Pendant quarante ans, la thèse de
Beard eut un énorme succès.
C’est ainsi qu’une nouvelle interprétation s’est dégagée. Pour les progressistes, la Révolution
est née d’un double mouvement : d’une part, les marchands américains, victimes du
mercantilisme, veulent se rendre indépendants ; d’autre part, ils s’allient à des forces
radicales qui s’efforcent, après 1776, de l’emporter. Les radicaux imposent leur volonté
jusqu’en 1785-1787, puis cèdent le pouvoir aux nationalistes, qui font adopter la
Constitution fédérale.
Après 1950, l’école progressiste subit les assauts des historiens révisionnistes. En particulier :
– Daniel Boorstin, The Genius of American Politics, Chicago, The University of Chicago Press,
1953.
– Robert E. Brown, Middle-Class Democracy and the Revolution in Massachusetts, 1691-1780,
Ithaca, Cornell University Press, 1955.
Pour Brown, la société coloniale était démocratique avant même que la Révolution n’éclate ;
les colons formaient un consensus. Pour Boorstin, il n’y avait pas de clivages
économiques et sociaux dans les colonies ; la Révolution ne fut qu’un mouvement pour
protéger les acquis.
Deux historiens se sont livrés à des comparaisons fort instructives entre la révolution
américaine et les révolutions européennes de la fin du XVIIIe siècle :
– Jacques Godechot, Les Révolutions, 1770-1799, Paris, PUF, 2e éd., 1965.
– Robert R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution. A Political History of Europe and
America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 1959-1964, 2 vol.
Malgré leur démarche prudente, les historiens révisionnistes ont été à leur tour révisés,
notamment par les historiens de la new left qui ont cherché méthodiquement les traces
d’une lutte des classes dans la période pré-révolutionnaire. Au premier abord, le lecteur
est confondu par tant de réflexions contradictoires et ballotté d’une interprétation à
l’autre. Le plus simple est d’acquérir une vue d’ensemble de la période :
– John R. Alden, La Guerre d’Indépendance, 1776-1783, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest »,
1965.
– Carl Becker, La Déclaration d’indépendance, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest », 1965.
– A. Goodwin (ed), The New Cambridge Modern History, t. 8, The American and French
Revolutions, 1763-1793, Cambridge, Cambridge University Press, 1971.
– Edmund S. Morgan, The Birth of the Republic, 1763-1789, Chicago, The University of Chicago
Press, 1956.
– Curtis P. Nettels, The Emergence of a National Economy, 1775-1815, New York, Holt,
Rinehart & Winston, 1962.

Il convient également de lire les textes de l’époque :


– André Kaspi, L’Indépendance américaine, 1763-1789, Paris, Gallimard-Julliard, coll.
« Archives », 1976.
– Thomas Paine, Le Sens commun, Paris, Aubier, 1983. Introduction et traduction de Bernard
Vincent.

Puis, l’on pourra se plonger dans les diverses interprétations :


– Jack P. Greene, The Reinterpretation of the American Revolution, 1763-1789, New York,
Harper & Row, 1968.

Enfin, le lecteur poussera plus avant l’analyse avec :


– Elise Marienstras, Nous, le peuple. Les origines du nationalisme américain, Paris, Gallimard,
1988.
– Russel Blaine Nye, The Cultural Life of the New Nation, 1776-1830, New York, Harper
Torchbooks, 1960.
– Bernard Vincent, Thomas Paine ou la religion de la liberté, Paris, Aubier, 1987.

L’ACCESSION À LA PUISSANCE (1815-1945)

1. L

Partir de l’ouvrage d’Yves-Henri Nouailhat, Évolution économique des États-Unis du milieu du


XIX siècle à 1914, Paris, SEDES, 1982, qui se termine par une longue bibliographie.
e

On pourra ajouter :
– Harold U. Faulkner, The Decline of Laissez-Faire, 1897-1917, New York, Harper Torchbooks,
nouv. éd., 1968.
– Paul W. Gates, The Farmer’s Age : Agriculture, 1815-1860, New York, Harper Torchbooks,
1960.
– Edward Chase Kirkland, Industry Comes of Age, Business, Labor and Public Policy, 1860-1897,
Chicago, Quadrangle Paperbacks, nouv. éd., 1967.
– Pierre Melandri, Histoire des États-Unis, 1865-1996, Paris, Nathan/ Université, 6e éd., 1996.
– Douglas C. North, Growth and Welfare in the American Past : a New Economic History,
Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1966.
– Fred A. Shannon, The Farmer’s Last Frontier : Agriculture 1860-1897, New York, Harper &
Row, nouv. éd., 1968.
– John F. Stover, American Railroads, Chicago, The University of Chicago Press, 1961.
– George Rogers Taylor, The Transportation Revolution, 1815-1860, New York, Harper
Torchbooks, 1951.
Lié au problème de la croissance économique, celui de la naissance et de l’essor d’une classe
d’entrepreneurs. Ces grands capitalistes ont-ils été des « barons voleurs » ou bien les
agents de la mutation ? On lira sur ce thème :
– Thomas C. Cochran et William Miller, The Age of Enterprise. A Social History of Industrial
America, New York, Harper & Row, nouv. éd., 1961. Un classique.
– Peter Collier et David Horowitz, Une dynastie américaine : les Rockefeller, Paris, Le Seuil,
1976.
– Harold C. Livesay, Andrew Carnegie and the Rise of Big Business, Boston, Little, Brown & Co.,
1975.
– Glenn Porter, The Rise of Big Business, 1860-1910, New York, Crowell, 1973.

Sur l’histoire des villes :


– Hélène Harter, Les Ingénieurs des travaux publics et la transformation des métropoles
américaines, 1870-1910, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001.
– François Weil, Naissance de l’Amérique urbaine, 1820-1920, Paris, SEDES, 1992. Une longue
bibliographie enrichit l’ouvrage.
– Olivier Zunz, Naissance de l’Amérique industrielle. Detroit, 1880-1920, Paris, Aubier, 1983.
– Olivier Zunz, L’Amérique en col blanc. L’invention du tertiaire, 1870-1920, Paris, Belin, 1991.
– Olivier Zunz, Le Siècle américain. Essai sur l’essor d’une grande puissance, Paris, Fayard, 2000.

2. L

Les historiens continuent de s’interroger sur la personnalité et le programme politique


d’Andrew Jackson. A-t-il été l’incarnation de la souveraineté populaire et a-t-il fait
accéder son pays à la vraie démocratie ? Ou bien n’a-t-il été que le représentant d’une
classe sociale, avide de stimuler l’essor économique et d’en tirer parti ?
Outre les analyses d’Alexis de Tocqueville qui restent essentielles pour comprendre cette
période, on lira :
– George Dangerfield, The Awakening of American Nationalism, 1815-1828, New York, Harper
Torchbooks, 1965.
– John Allen Krout et Dixon Ryan Fox, The Completion of Independence, 1790-1830, Chicago,
Quadrangle Books, nouv. éd., 1971.
– Frederick Merk, Manifest Destiny and Mission in American History, New York, Random House,
1966.
– Dexter Perkins, A History of the Monroe Doctrine, Boston, Little, Brown & Co., nouv. éd.,
1963.
– Edward Pessen, Riches, Class and Power Before the Civil War, New York, Heath, 1973.
– Robert V. Remini, Andrew Jackson, New York, Harper & Row, 1966. Le meilleur biographe
de Jackson.
– Robert V. Remini, Andrew Jackson and the Bank War, New York, W.W. Norton, 1967.
– Robert V. Remini, The Age of Jackson, New York, Harper & Row, 1972.
– Robert V. Remini, The Revolutionary Age of Andrew Jackson, New York, Harper & Row,
1976.
– René Rémond, Les États-Unis et l’Opinion française, 1815-1852, Paris, Armand Colin, 1962, 2
vol. Pour discerner l’image des États-Unis à l’étranger.
– Peter Temin, The Jacksonian Economy, New York, Heath, 1969.

3. L

a) Les origines du conflit font l’objet d’un débat historiographique. Quelle place tiennent les
facteurs économiques, politiques et idéologiques dans la rupture entre le Nord et le Sud ?
La guerre était-elle inévitable ? Quelle signification donner à l’élection de Lincoln ? Lire
notamment :
– Jean Heffer, Les Origines de la guerre de Sécession, Paris, PUF, coll. « Dossiers Clio », 1971.
Une bonne mise au point.
– Allan Nevins, The Ordeal of the Union (2 vol.), The Emergence of Lincoln (2 vol.). The War for
the Union (2 vol.), New York, Charles Scribner’s Sons, 1947-1959. Une excellente
synthèse.

Sur l’état d’esprit qui prévaut dans les États-Unis du milieu du siècle, d’innombrables
ouvrages. Se reporter pour une vue d’ensemble à Irving H. Bartlett, The American Mind in
the Mid-Nineteenth Century, New York, Crowell, 1967.
Sur la vie quotidienne, lire :
– Robert Lacour-Gayet, La Vie quotidienne aux États-Unis à la veille de la guerre de Sécession,
Paris, Hachette, 1958.
– Van Wyck Brooks, L’Âge d’or de la Nouvelle-Angleterre, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest »,
1968, 2 vol.

Un aspect jusqu’alors mal connu :


– W.J. Rorahaugh, The Alcoholic Republic. An American Tradition, New York, Oxford
University Press, 1979.

Sur le Sud et l’esclavage, il n’y a que l’embarras du choix. Les textes que donne Michel Fabre
d a n s Esclaves et Planteurs (Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1970) sont
intéressants. D’autres ouvrages permettront une analyse approfondie du problème :
– Dickson D. Bruce, Violence and Culture in the Antebellum South, Austin, University of Texas
Press, 1979.
– Clement Eaton, The Growth of Southern Civilization, 1790-1860, New York, Harper
Torchbooks, 1961.
– Stanley M. Elkins, Slavery : A Problem in American Institutional and Intellectual Life, Chicago,
The University of Chicago Press, 3e éd., 1976.
– Robert W. Fogel et Stanley Engerman, Time on the Cross, Boston, Little, Brown & Co., 1974,
2 vol. L’ouvrage, qui a fait beaucoup de bruit, doit être lu, et sa lecture suivie par celle
des critiques de Fogel et Engerman.
– Claude Fohlen, Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Paris, Perrin, 1998.
– Eugene Genovese, L’Économie politique de l’esclavage, Paris, Maspero, 1968.
– Herbert Gutman, The Black Family in Slavery and Freedom, 1750-1925, New York, Pantheon
Books, 1976.
– James McPherson, La guerre de Sécession (1861-1865), Paris, Robert Laffont/bouquins,
1991.
– Theda Perdue, Slavery and the Evolution of Cherokee Society, 1540-1866, Knoxville, The
University of Tennessee Press, 1979. Fait découvrir l’esclavage dans le monde des
Indiens Cherokees.
– Dickson J. Preston, Young Frederick Douglass, Baltimore, The Johns Hopkins University
Press, 1980. La jeunesse d’un esclave noir, devenu l’un des leaders du mouvement
abolitionniste.
– Elbert B. Smith, The Death of Slavery. The United States, 1837-1865, Chicago, The University
of Chicago Press, 1967.
b) Le déroulement de la guerre suscite moins de controverses. Commencer par :
– André Kaspi, La guerre de Sécession. Les États désunis, Paris, Gallimard/Découvertes, 1992.
Sur le rival de Grant :
– Pierre Illiez, L’Autorité discrète de Robert Lee. Ou les victoires manquées de la guerre de
Sécession, Paris, Librairie académique Perrin, 1981.

Sur l’histoire des États sécessionnistes :


– Emory M. Thomas, The Confederate Nation, 1861-1865, New York, Harper Colophon Books,
1979.
– Lynn M. Case et Warren F. Spencer, The United States and France : Civil War Diplopmacy.
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, nouv. éd., 1974.

Sur Lincoln :
– Stephen Oates, Lincoln, Paris, Fayard, 1984. Très bonne biographie.

c) Les lendemains de la guerre constituent la Reconstruction. Est-ce une période d’excès


commis par les vainqueurs ? Ou bien y a-t-il eu une tentative de réalignement politique,
dont le Sud aurait fait les frais ? Quelle a été la conséquence de l’émancipation sur la
condition des Noirs ? Lire notamment :
– Eric Foner, Nothing but Freedom. Emancipation and Its Legacy, Baton Rouge, Louisiana State
University Press, 1983.
– John Hope Franklin, Reconstruction. After the Civil War, Chicago, The University of Chicago
Press, 1961.
– James McPherson, Ordeal by Fire. The Civil War and Reconstruction, New York, Alfred
A. Knopf, 1982. La meilleure synthèse.
– Kenneth M. Stampp, The Era of Reconstruction, 1865-1877, New York, Vintage Books, 1965.
– C. Vann Woodward, The Strange Career of Jim Crow, New York, Oxford University Press,
1966. Comment la ségrégation raciale a été instaurée et consolidée.

4. LA FRONTIÈRE

Si l’ouvrage de Ray Billington demeure la référence fondamentale, d’autres livres éclairent


des aspects plus précis de l’histoire de la Frontière. Par exemple :
– Liliane Crété, La Vie quotidienne en Louisiane, 1815-1830, Paris, Hachette, 1978.
– Liliane Crété, La Vie quotidienne en Californie au temps de la ruée vers l’or, 1848-1856, Paris,
Hachette, 1982.
– Claude Fohlen, La Vie quotidienne au Far West 1860-1890, Paris, Hachette, 1974.
– Philippe Jacquin et Daniel Royot, Go West ! Histoire de l’Ouest américain d’hier à aujourd’hui,
Paris, Flammarion, 2002.
– Jean-Louis Rieupeyrout, Histoire du Far West, Paris, Tchou, 1967. Touffu, mais plein
d’informations.

Sur les activités économiques de la Frontière :


– Erhing A. Erickson, Banking in Frontier lowa, 1836-1865, Ames, The lowa State University
Press, 1971.
– Terry G. Jordan, Trails to Texas, Southern Roots of Western Cattle Ranching, Lincoln,
University of Nebraska Press, 1981.

Sur la société de la Frontière :


– Don Harrison Doyle, The Social Order of a Frontier Community. Jacksonville, Illinois, 1825-
1870, Urbana, University of Illinois Press, 1978.
– Nicholas P. Hardeman, Shucks, Shocks and Hominy Blocks. Corn As a Way of Life in Pionneer
America, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1981.
– Sandra L. Myres, Westering Women and the Frontier Experience, 1800-1915, Albuquerque,
University of New Mexico Press, 1982.
– Farid Ameur, La Victoire ou la mort, Paris, Larousse, 2007.

Il va de soi que les articles de Frederick J. Turner, réunis dans La Frontière dans l’histoire des
États-Unis (Paris, PUF, 1963 ; la version américaine a paru en 1920), font comprendre
l’importance de la Frontière dans l’histoire des mentalités américaines.
Enfin, sur l’ensemble des questions touchant à l’histoire de la Frontière : – Clyde A. Milner,
Carol O’Connor et Martha A. Sanders (eds), The Oxford History of the American West, New
York, Oxford University Press, 1994.

5. L’

Pourquoi les États-Unis sont-ils devenus en 1898 une puissance impérialiste ? Les milieux
d’affaires sont-ils responsables de l’évolution ? Résulte-t-elle d’un expansionnisme que la
fermeture de la Frontière ne satisferait plus ? N’est-ce que le fait du hasard ? Comment
se sont exprimés les adversaires américains de l’impérialisme ? Dans quelle mesure la
politique extérieure des États-Unis change-t-elle à la veille de la Première Guerre
mondiale ? Voilà les questions traitées par les historiens. Pour faire le point :
– Denise Artaud, Les États-Unis et leur arrière-cour, Paris, Hachette, 1995.
– Yves-Henri Nouailhat, Les États-Unis de 1898 à 1933. L’avènement d’une puissance mondiale,
Paris, Richelieu-Bordas, 1973.
– Yves-Henri Nouailhat, Les États-Unis et le monde au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2000.

Pour entrer dans le débat :


– Howard K. Beale, Theodore Roosevelt and the Rise of America to World Power, New York,
Collier Books, nouv. éd., 1968.
– Foster Rhea Dulles, America’s Rise to World Power, 1898-1914, New York, Harper & Row,
nouv. éd., 1963.
– Jean Heffer, Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, Paris, Albin Michel,
L’évolution de l’humanité, 1995.
– Walter La Feber, The New Empire : an Interpretation of American Expansion, 1860-1898,
Ithaca, Cornell University Press, 1963.
– H. Wayne Morgan, America’s Road to Empire, New York, Random House, 1965.
– Julius Pratt, The Expansionists of 1898, New York, Peter Smith, 1936.
– E.B. Tompkins, Anti-imperialism in the United States, Philadelphia, The University of
Pennsylvania Press, 1972.

Sur des aspects plus particuliers :


– Richard D. Chaltener, Admirals, Generals and American Foreign Policy, 1898-1914, Princeton,
Princeton University Press, 1973.
– Jane Hunter, The Gospel of Gentility. American Women Missionaries in Turn-of-Century China,
New Haven, Yale University Press, 1984.
– C. Roland Marchand, The American Peace Movement and Social Reform, 1898-1918,
Princeton, Princeton University Press, 1972.

6. L

Il a pris des formes différentes : populisme, progressisme, plus tard le New Deal. Quels sont
les liens entre ces mouvements ? Il faut, pour comprendre le problème, pénétrer de
plain-pied dans l’histoire sociale et lire :
– Richard Hofstadter, The Age of Reform, New York, Vintage Books, 1955.
– Richard Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, New York, Vintage Books, 1963.
– Richard Hofstadter, The Progressive Movement, 1900-1915, Englewood Cliffs (NJ), Prentice
Hall, 1963.
– Richard Hofstadter, Bâtisseurs d’une tradition, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest », 1966.
Les textes des contemporains sont toujours significatifs. Se reporter à :
– Richard M. Abrams (ed.), Issues of the Populist and Progressive Eras, 1892-1912, New York,
Harper & Row, 1969.

Sur le populisme :
– Margaret Canovan, Populism, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1981.
– Norman Pollack, The Populist Response to Industrial America. Midwestern Populist Thought,
New York, W.W. Norton, 1962.

Sur les comportements politiques contre lesquels réagissent les populistes :


– John M. Dobson, Politics in the Gilded Age. A New Perspective on Reform, New York, Pracger,
1972.

Sur le progressisme :
– Arthur S. Link, Woodrow Wilson and the Progressive Era, 1910-1917, New York, Harper
Torchbooks, nouv. éd., 1963.

Pour élargir les horizons :


– Henry Commager, L’Esprit américain, Paris, PUF, 1965.
– Ronald Creagh, Histoire de l’anarchisme aux États-Unis d’Amérique, 1826-1886, Grenoble, La
Pensée sauvage, 1981.
– Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Paris,
Payot, 1983.
– Harold U. Faulkner. The Quest for Social Justice, 1898-1914, Chicago, Quadrangle Books,
nouv. éd., 1971.
– James T. Patterson, America’s Struggle Against Poverty, 1900-1980, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 1981.
– Henry Pelling, Le Mouvement ouvrier aux États-Unis, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest »,
1965.

7. L

Sur l’entrée en guerre des États-Unis et leur participation au conflit :


– Edward M. Coffman, The War to End All Wars. The American Military Experience in World
War I. New York, Oxford University Press, 1968.
– Jean-Baptiste Duroselle, De Wilson à Roosevelt. La politique extérieure des États-Unis. 1913-
1945, Paris, Armand Colin, 1960.
– Frank Freidel, Over There. The Story of America’s First Great Overseas Crusade, Boston, Little,
Brown & Co., 1964.
– André Kaspi, Le Temps des Américains. Le concours américain à la France, 1917-1918, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1976.
– Yves-Henri Nouailhat, Les Américains à Nantes et à Saint-Nazaire, 1917-1919, Paris, Les
Belles Lettres, 1972.
– Yves-Henri Nouailhat, France et États-Unis, août 1914-avril 1917, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1979.
– Carl P. Parrini, Heir to Empire : United States Economic Diplomacy, 1916-1923, Pittsburgh,
University of Pittsburgh Press, 1969.
– Frederic Paxson, American Democracy and the World War, Boston, Houghton Mifflin, 1939.
– Peter W. Slosson, The Great Crusade and After, 1914-1928, Chicago, Quadrangle Books,
nouv. éd., 1970. Une histoire de la vie quotidienne.

Les années vingt sont marquées en premier lieu par une forte expansion économique. Sur ce
thème :
– Louis R. Franck, Histoire économique et sociale des États-Unis de 1919 à 1949, Paris, Aubier,
1950. Ouvrage un peu vieilli.
– Jim Potter, The American Economy Between the World Wars, New York, John Wiley & Sons,
1974. Excellent.
– George Soule, Prosperity Decade : From War to Depression, 1917-1929, New York, Harper
Torchbooks, nouv. éd., 1968.

Sur l’atmosphère de l’époque :


– William H. Chafe, The American Woman. Her Changing Social, Economic, and Political Roles,
1920-1970, New York, Oxford University Press, 1972.
– André Kaspi, La Vie quotidienne aux États-Unis au temps de la prospérité, 1919-1929, Paris,
Hachette, 1993.
– George E. Mowry et Blaine A. Brownell, The Urban Nation, 1920-1980, New York, Hill &
Wang, nouv. éd., 1981.
André Siegfried, Les États-Unis d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, nouv. éd., 1948. De bonnes
observations, même s’il faut lire le livre avec esprit critique.

Sur l’histoire politique :


– Selig Adler, The Uncertain Giant, 1921-1941. American Foreign Policy Between the Wars, New
York, Collier Books, 1969.
– John D. Hicks, Republican Ascendancy, 1921-1933, New York, Harper Torchbooks, 1963.

Sur la vie culturelle :


– Annie Cohen-Solal, « Un jour, ils auront des peintres ». L’avènement des peintres américains,
Paris 1867-New York 1948, Paris, Gallimard, 2000.
– Eric Lipmann, L’Amérique de George Gershwin, Paris, Messine, 1983.
– Michel Terrier, Le Roman américain, 1914-1945, Paris, PUF, coll. « Monde anglophone »,
1979.

8. F

a) Sur Roosevelt, la meilleure biographie est celle de Frank Freidel, Franklin D. Roosevelt (4
volumes parus ; le dernier traite des débuts du New Deal), Boston, Little, Brown & Co.,
1952-1973. On complétera avec :
– James McGregor Burns, Roosevelt, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1956-1970, 2 vol.
– André Kaspi, Franklin Roosevelt, Paris, Fayard, 1988.

Ne pas oublier le rôle tenu par Eleanor Roosevelt :


– Joseph P. Lash, Eleanor and Franklin, New York, A Signet Book, 1973.
– J. William T. Young, Eleanor Roosevelt. A Personal and Public Life, Boston, Little, Brown &
Co., 1985.

b) Pour saisir l’importance du New Deal, il faut s’interroger sur l’ampleur et les origines de la
crise et de la dépression :
– Jean Heffer, La Grande Dépression. Les États-Unis en crise, 1929-1933, Paris, Gallimard-
Julliard, coll. « Archives », 1976.
Pour suivre de près la politique ou les politiques de Roosevelt :
– Denise Artaud, Le New Deal, Paris, Armand Colin, coll. « U 2 », 1969.
– Paul K. Cookin, The New Deal, New York, Thomas Y. Crowell, 1967.
– Claude Fohlen, L’Amérique de Roosevelt, Paris, Imprimerie nationale, 1982.
– William E. Leuchtenburg, Franklin D. Roosevelt and the New Deal, New York, Harper
Torchbooks, 1963.
– Dexter Perkins, The New Age of Franklin Roosevelt, 1932-1945, Chicago, The University of
Chicago Press, 1956.

Les États-Unis de la dépression sont décrits dans :


– Irving Bernstein, The Lean Years. A History of the American Worker, 1920-1933, Boston,
Houghton Mifflin, 1960.
– Broadus Mitchell, Depression Decade. From New Era Through New Deal, 1929-1941, New
York, Harper Torchbooks, 1947.
– Roland Tissot, L’Amérique et ses peintres, 1908-1978. Essai de typologie artistique, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1980.
– Dixon Wecter, The Age of the Great Depression, 1929-1941, New York, New Viewpoints,
nouv. éd., 1975.

c) Sur la Seconde Guerre mondiale, l’étude la plus claire est celle de :


– Robert Dallek, Franklin D. Roosevelt and American Foreign Policy, 1932-1945, New York,
Oxford University Press, 1979.

Pour entrer dans l’analyse serrée des faits et des interprétations :


– Robert A. Divine, The Reluctant Belligerent. American Entry Into World War II, New York,
John Wiley & Sons, 1965.
– William L. Langer et S. Everett Gleason, The Challenge to Isolation, 1937-1940, New York,
Harper & Brothers, 1952-1953, 2 vol. Utile mais un peu vieilli.
– Arnold A. Offner (ed.), America and the Origins of World War II, Boston, Houghton Mifflin,
1971.

Les liens entre la situation internationale et la politique intérieure sont étudiés dans :
– Robert A. Divine, Foreign Policy and U.S. Presidential Elections, 1940-1948, New York,
Viewpoints, 1974.

Enfin, pour la période 1941-1945, lire :


– John Morton Blum, V Was for Victory. Politics and American Culture During World War II,
New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1976.
– Hélène Harter, L’Amérique en guerre. Les villes pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris,
Galaade Éditions, 2006.
– Lee Kennett, For the Duration. The United States Goes to War. Pearl Harbor, 1942, New York,
Charles Scribner’s Sons, 1985.
– Richard R. Lingeman, Don’t You Know There Is a War On ? The American Home Front, 1941-
1945, New York, Paperback Library, 1970.
– Gaddis Smith, American Diplomacy During the Second World War, 1941-1945, New York,
John Wiley & Sons, 1965.
– David S. Wyman, The Abandonment of the Jews. America and the Holocaust, 1941-1945, New
York, Pantheon Books, 1984. Fondamental sur un sujet très controversé.
Index

Abilene, 1
Abnakis, 1
Açores, 1
Adams, John, 1, 2, 3, 4-5, 6
Adams, John Quincy, 1
Adams, Samuel, 1-2, 3
Alabama (État d’), 1, 2, 3, 4, 5
Alaska (État d’), 1
Albany, 1, 2, 3
Alger, Horatio, 1
Algérie, 1
Allemagne, Allemands, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19, 20, 21-22, 23-24, 25
Amman, Jacob, 1
Amsterdam, 1, 2
Anderson (major), 1
Anderson, Sherwood, 1, 2
Anthony, Susan B., 1
Antietam, 1, 2, 3
Antilles, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Antilles danoises, 1
Apaches, 1, 2
Appalaches, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Appomattox, 1, 2
Arapahos, 1, 2, 3
Argonne, 1, 2
Arizona (État d’), 1, 2, 3, 4, 5
Arkansas (État d’), 1, 2
Arkhangelsk, 1
Armenzsoon, Jacob Arminius, 1
Armstrong, Louis, 1
Atlanta, 1
Australie, 1, 2
Autriche, Autrichiens, Autriche-Hongrie, Austro-Hongrois, 1, 2, 3, 4, 5

Badoglio (maréchal), 1
Bahamas, 1, 2
Baker, Ray Stannard, 1
Baltimore, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Barbades, 1
Barrow, Henry, 1
Barton, Bruce, 1
Beard, Charles, 1
Beaumarchais, Pierre Caron de, 1
Beauregard, Pierre, 1, 2, 3
Beecher-Stowe, Harriet, 1-2, 3
Belfast, 1
Belgique, 1, 2
Bell, Alexander Graham, 1, 2
Bell, John, 1, 2
Bellamy, Edward, 1
Bennett, James G., 1
Benton, Thomas H., 1
Berger, Victor, 1
Berle, Adolf, 1
Berlin, 1, 2, 3, 4
Bermudes, 1
Bethlehem, 1
Biafra, 1
Bierstadt, Albert, 1
Birmanie, 1
Birmingham, 1
Blackfoot, 1, 2
Blackstone (cours d’eau), 1
Bogota, 1
Bois Belleau, 1
Bolivie, 1
Bonaparte, Napoléon, 1
Boone, Daniel, 1
Boorstin, Daniel, 1
Booth, John W., 1-2
Boston, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36
Braddock, Edward, 1
Bradford, William, 1, 2
Brady, Mathew, 1
Brandywine Creek, 1
Breckinridge, John, 1, 2
Brésil, 1, 2, 3, 4
Bretton Woods, 1
Briand-Kellogg (pacte), 1
Bristol (Grande-Bretagne), 1-2, 3
Brook Farm, 1
Brooklyn, 1, 2
Browder, Earl, 1
Brown (famille de planteurs), 1
Brown, John, 1, 2, 3
Brown (université), 1
Bryan, William J., 1, 2
Bryce, James, 1
Bryn Mawr (université), 1
Buchanan, James, 1
Buck, Pearl, 1
Buffalo, 1, 2, 3
Buffon (comte de), 1
Burgoyne, John, 1, 2
Burr, Aaron, 1, 2
Butler, William O., 1, 2
Byrd, William, 1, 2-3

Cabot, John, 1
Cairo, 1
Caldwell, Erskine, 1, 2
Calhoun, John, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Californie, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Calvert, George (lord Baltimore), 1
Cambridge (Massachusetts), 1
Canada, Canadiens, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17,
18, 19, 20
Canaries, 1
Cantorbéry, 1
Cap Breton, 1, 2
Cap Cod, 1, 2
Cap Hatteras, 1
Capone, Al, 1
Capra, Frank, 1
Caraïbes, 1
Carnegie, Andrew, 1, 2-3, 4, 5
Carolines (États de la Caroline du Nord et de la Caroline du Sud), 1, 2, 3-4, 5, 6-7,
8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20, 21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28,
29, 30-31, 32-33, 34-35, 36, 37
Carranza, Venustiano, 1
Carter (famille de planteurs), 1
Cartier, Jacques, 1
Catlin, Georges, 1
Cayugas, 1
Centralia, 1
Chaplin, Charles, 1
Charles Ier, 1, 2-3, 4, 5
Charles II, 1-2, 3, 4
Charleston, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11
Charlestown, 1, 2
Château-Thierry, 1
Cherokees 1
Chesapeake (baie de), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cheyennes, 1, 2, 3
Chicago, 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20,
21, 22, 23
Chicopee, 1
Chili, 1
Chine, Chinois, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Chinooks, 1
Church, F.E., 1
Churchill, Winston (écrivain américain), 1
Churchill, Winston (homme d’État britannique), 1, 2, 3-4, 5-6
Cincinnati, 1-2, 3, 4, 5
Clark, William, 1, 2
Clarke, Edward Young, 1
Clay, Henry, 1, 2
Clayton (loi), 1, 2
Clemenceau, Georges, 1
Clermont, 1
Cleveland, Grover, 1, 2, 3
Cleveland (Ohio), 1, 2, 3
Clovis, 1
Cole, Thomas, 1
Colomb, Christophe, 1
Colombie, 1
Colombie britannique, 1
Colorado (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Colt, Samuel, 1, 2, 3
Columbia (district de), 1, 2
Columbia (université, ex-King’s), 1
Columbus, 1, 2
Comanches, 1
Concord, 1, 2, 3
Congo, 1, 2
Connecticut (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16
Cooke, Jay, 1
Coolidge, Calvin, 1, 2, 3, 4, 5
Cooper, James F., 1, 2
Copland, Aaron, 1
Copley, John Singleton, 1
Corcoran, Thomas, 1
Corée, 1
Cornwallis (lord), 1
Coughlin, P. Charles E., 1
Cox, James, 1
Coxey, « général » Jacob S., 1
Crane, Stephen, 1
Crazy Horse, 1
Creeks, 1
Crefeld 1
Crèvecœur, Michel-Guillaume Jean de, 1, 2, 3
Crittenden, John J., 1
Cromwell, Olivier, 1, 2, 3
Cuba, Cubains, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9
Culpeper, 1
Cumberland, 1
Curie, Marie, 1
Custer, George, 1

Dakotas (États du Dakota du Nord et du Dakota du Sud), 1


Dallas, 1
Danemark, 1
Dare, Virginia, 1
Darrow, Clarence, 1
Dartmouth (college), 1
Dauphine, 1
Davis, Henry W., 1
Davis, Jefferson, 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8
Dawes (plan), 1
Day, Benjamin, 1
Dayton, 1
Debs, Eugene, 1, 2, 3
Deerfield, 1, 2
Delaware (cours d’eau) 1, 2, 3, 4
Delaware (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Delawares, 1, 2-3
Demos, John, 1
Denver, 1
Detroit, 1, 2, 3, 4, 5
Dew, Thomas, 1
Dewey, Thomas, 1
Dickinson, John, 1, 2
Dieppe, 1
Discovery, 1
Dix, Dorothea L., 1
Dixon, Thomas, 1
Dodge City, 1
Doolittle, James, 1, 2
Dorchester, 1
Dos Passos, John, 1, 2
Douglas, Stephen, 1-2, 3
Douglass, Frederick, 1
Drake, Francis (sir), 1
Dreiser, Theodore, 1
Dreyfus, Alfred (capitaine), 1
Dublin, 1
Du Bois, William E.B., 1
Dumbarton Oaks, 1
Duncan, Stephen, 1
Dunfermline, 1
Dunmore (lord), 1
Duquesne (fort), voir Pittsburgh
Duroselle, Jean-Baptiste, 1, 2

Earhart, Amelia, 1
Eccles, Marriner, 1
Écosse, Écossais, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
Eddy, Mary Baker, 1
Edison, Thomas, 1, 2
Edwards, John, 1, 2
Eisenhower, Dwight, 1, 2-3
Eliot, John, 1
Eliot, T.S., 1
Ellsworth, 1
Emerson, Ralph W., 1
Engerman, Stanley, 1, 2
Ericson, Leif, 1
Érié (lac), 1, 2
Espagne, Espagnols, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9 10, 11
Eugène de Savoie, 1

Fairfax, Thomas, 1
Faneuil (marchands de Boston), 1
Farragut, David, 1, 2-3
Faulkner, William, 1
Feingold, Henry, 1
Fishlow, Albert, 1
Fitzgerald, F. Scott, 1, 2
Fitzhugh (famille de planteurs), 1
Fitzhugh, George, 1
Fiume, 1
Floride (État de), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15
Fogel, Robert, 1, 2, 3
Ford, Henry, 1, 2
Ford, John, 1
Forest (de), 1
Forrest, Nathan B., 1
Fort Christina, 1
Fort Donelson, 1, 2
Fort Henry, 1, 2
Fort Sumter, 1-2, 3
Fort Trent, 1
Foster, William Z., 1, 2
Fox, George, 1
France, Français, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17-18, 19-20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31-32, 33-34, 35, 36,
37-38, 39-40, 41, 42, 43, 44, 45-46, 47, 48
Franche-Comté, 1
François Ier, 1
Frankfurter, Felix, 1
Franklin, Benjamin, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Frederick, 1
Fremont, John, 1, 2
Frick, Henry, 1
Frickey, Edwin, 1
Friedman, Milton, 1
Frobisher, Martin, 1
Fuller, Margaret, 1
Fulton, Robert, 1

Gallaudet, Thomas, 1
Gallois, 1
Galveston, 1
Gambie, 1
Gand (traité de), 1
Garibaldi, Giuseppe, 1
Garner, John Nance, 1
Garrison, William L., 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
Garvey, Marcus, 1
Gaulle, Charles de, 1
George II, 1, 2, 3
George III, 1, 2, 3, 4, 5, 6
George, Henry, 1
Georgie (État de), 1-2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Germantown, 1, 2, 3, 4
Gershwin, George, 1, 2
Gettysburg, 1, 2, 3, 4, 5
Ghana, 1
Gilbert, Humphrey (sir), 1-2, 3, 4
Gladden, Washington, 1
Gladstone, William, 1
Glidden, Joseph, 1, 2
Gloucester, 1
Godspeed, 1
Goldman, Emma, 1, 2
Gompers, Samuel, 1
Goodyear, Charles, 1, 2
Gookin, Daniel, 1
Gould, Iay, 1, 2
Grande (rio), 1, 2, 3, 4, 5
Grande-Bretagne, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18,
19, 20, 21-22, 23, 24, 25, 26
Grant, Madison, 1
Grant, Ulysses S., 1, 2, 3-4, 5, 6-7
Grasse (amiral de), 1
Grèce, 1
Greeley, Horace, 1
Greven, Philip, 1
Griffith, David, 1, 2, 3
Grimké, Angelina, 1
Groenland, 1
Guadalcanal, 1, 2
Guadeloupe, 1
Guam, 1
Guinée (golfe de), 1
Gutman, Herbert, 1

Hagood, Johnson, 1
Haïti, 1
Hakluyt, Richard, 1
Hamilton, Alexander, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11
Hampton, Wade, 1, 2, 3
Hampton Roads, 1, 2
Hancock, John, 1, 2, 3
Harding, Warren, 1, 2, 3, 4
Harrison, William H., 1-2
Hartford, 1
Harvard (université), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Hawaii (État d’), 1, 2-3, 4, 5, 6
Hawley-Smoot (tarif douanier), 1
Hawthorne, Nathaniel, 1
Hayes, Rutherford B., 1
Haywood, Bill, 1
Hearst, William R., 1
Hemingway, Ernest, 1, 2, 3
Henriette-Marie, 1
Henry VIII, 1
Henry, Patrick, 1, 2, 3, 4
Hepburn (loi), 1
Hesse, Hessois, 1-2
Hesselius, 1
Hill, James, 1
Hiroshima, 1
Hitler, Adolf, 1, 2, 3
Hofstadter, Richard, 1
Hollande, Hollandais, Provinces-Unies, Pays-Bas, 1 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
11-12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Hollywood, 1, 2
Homestead, 1, 2, 3, 4, 5
Hong Kong, 1, 2
Hoover, J. Edgar, 1
Hoover, Herbert, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12
Hopis, 1
Hopkins, Harry, 1, 2-3, 4
Houdon, Jean-Antoine, 1
Houston, Sam, 1
Houston, 1
Howe, Elias, 1, 2
Hudson, Henry, 1-2
Hudson (cours d’eau), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9
Huerta, Victoriano, 1
Hughes, Charles E., 1, 2
Hull, Cordell, 1
Hunter, David, 1
Hunter, Robert, 1-2
Hurons, 1-2, 3, 4
Huston, John, 1
Hutchinson, Thomas, 1
Hyde Park, 1
Idaho (État d’), 1, 2, 3, 4, 5
Illinois, 1
Illinois (État d’), 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12
Indiana (État d’), 1-2, 3, 4, 5, 6
Indes (Inde), 1, 2, 3, 4, 5
Indes occidentales, 1-2, 3, 4
Indes orientales, 1, 2, 3
Indiens, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29-30
Indochine, 1-2
Indonésie, 1
Insulinde, voir Indonésie
Iowa (État d’), 1, 2, 3, 4
Irlande, Irlandais, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18
Iroquois, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8
Irving, Washington, 1
Islande, 1
Israël, Palestine, 1, 2, 3
Italie, Italiens, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15, 16
Iwo Jima, 1, 2

Jackson, Andrew, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11


Jackson, Stonewall, 1
Jacques Ier, 1
Jacques II, 1, 2, 3
Jacquin, Philippe, 1
Jamaïque, 1, 2
James (cours d’eau), 1
Jamestown, 1-2, 3-4, 5, 6, 7
Japon, Japonais, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14-15, 16-17, 18,
19, 20
Jay, John, 1, 2, 3
Jefferson, Thomas, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13-14, 15, 16
Jérusalem, 1
Johnson, Andrew, 1, 2-3, 4-5, 6
Johnson, Claudia Taylor, dite Lady Bird (épouse)
Johnson, Hiram, 1
Johnston, Albert S. et Joseph E., 1, 2
Jomini, Antoine Henri, 1
Jones, Samuel, 1
Josephson, Matthew, 1

Kaiser, Henry, 1
Kalb, Johann de, 1, 2
Kansas (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Kansas City, 1
Kansas-Nebraska (loi), 1
Kentucky (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Key, Francis S., 1
Keynes, John M., 1, 2
King’s (université), voir Columbia
Kiowas, 1
Kipling, Rudyard, 1
Knox, John, 1
Kosciusko, Thaddeus, 1
Kossuth, Louis, 1
Kuhn, Adam, 1
Ku Klux Klan, 1, 2

La Fayette, Marie-Joseph de, 1, 2, 3


La Follette, Robert, 1
La Havane, 1
La Haye, 1
Lancashire, 1, 2-3
Lancaster, 1, 2
Lancey (de), 1
Landon, Alfred, 1
La Nouvelle-Orléans, 1, 2- 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
La Noye (de), 1
Lattre de Tassigny, Jean de, 1
Laud, William, 1, 2
Leclerc, Philippe de Haute-Cloque, 1
Lee, Robert, 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8
Le Havre, 1
Léon XIII, 1
Lewis, Merriwether, 1, 2
Lewis, Sinclair, 1-2, 3, 4
Lexington, 1, 2
Liberia, 1
Lincoln, Abraham, 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10, 11, 12-13, 14- 15, 16, 17-18,
19-20
Lindbergh, Charles, 1, 2
Lippmann, Walter, 1
Little Big Horn, 1
Litvak, Anatole, 1
Liverpool, 1
Livingston, Robert, 1
Lloyd, Henry D., 1
Locke, John, 1, 2, 3
Lodge, Henry Cabot, 1
London, Jack, 1
Londonderry, 1
Londres, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
Long, Huey, 1, 2
Los Angeles, 1, 2, 3, 4, 5
Louis XIII, 1
Louis XIV, 1
Louis XVI, 1, 2
Louis XVIII, 1
Louisbourg, 1
Louisiane (État de), 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16, 17,
18, 19
Lowell, 1
Lowell, Francis C., 1
Lublin, 1
Ludlow, Louis, 1
Lusitania, 1, 2

MacArthur, Douglas, 1, 2-3


McClellan, George, 1, 2
McCormick, Cyrus, 1, 2
McCormick (société de matériel agricole), 1
McKinley, William, 1, 2, 3-4, 5
Machiavel, Nicolas, 1
Madère, 1
Madero, Francisco, 1
Madison, James, 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8
Magellan (détroit de), 1
Mahan, Alfred T., 1-2
Maine (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Maine, 1
Malaisie, 1, 2
Mandchourie, 1
Manhattan, 1, 2
Manigault (famille de planteurs), 1, 2
Mann, Horace, 1
Mann-Elkins (loi), 1
Marblehead, 1
Marbury v. Madison, 1, 2
Mariannes (îles), 1, 2
Marienstras, Élise,
Maroc, 1, 2
Marseille, 1
Marshall, George C., 1
Marshall, John, 1
Marshall, îles, 1, 2
Martinique, 1
Marx, Groucho, 1
Marx, Karl, 1
Maryland (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18-19, 20-21, 22, 23, 24, 25, 26
Mason, George, 1, 2
Massachusetts, 1, 2
Massachusetts (État du), 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13-14, 15, 16-17,
18, 19, 20, 21, 22, 23-24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37,
38, 39, 40-41, 42
Massassoyt, 1
Mather, Cotton, 1
Mayas, 1
Mayflower, 1-2, 3
Meade, George, 1
Meadowcroft, 1
Medford, 1
Mellon, Andrew, 1
Melville, Herman, 1
Memphis, 1
Merrimac, 1
Merrimack, 1
Merry Mount, 1
Mesa Verde, 1
Mexico,
Mexique, Mexicains, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
Michigan (État du), 1, 2, 3
Middle West, 1, 2, 3, 4, 5
Midlands, 1, 2
Midway (îles), 1, 2, 3
Miller, William, 1
Milton, John, 1
Milwaukee, 1
Minneapolis, 1
Minnesota (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Minuit, Peter, 1-2
Mississippi (cours d’eau), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14
Mississippi (État du), 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Missouri (cours d’eau), 1
Missouri (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15
Mitchell, Margaret, 1, 2, 3
Mobile, 1, 2
Mohawks, 1
Mohawk (cours d’eau), 1
Mohicans, 1, 2
Moley, Raymond, 1
Monitor, 1
Monroe, James, 1, 2-3, 4
Montana (État du), 1, 2, 3
Monte Cassino, 1
Montgomery, 1-2
Montgomery, Bernard, 1
Montréal, 1, 2
Moody, John, 1
More, Thomas, 1
Morgan, John Pierpont, 1-2, 3
Morgan William, 1
Morgenthau, Henry, 1
Morris (famille de marchands), 1, 2
Morse, Samuel, 1, 2, 3
Morton, William, 1
Moscou, 1
Mott, John et Lucretia, 1
Mount Holyoke, 1
Mount Vernon, 1-2, 3
Mourmansk, 1
Mozambique, 1
Munich (accords de), 1
Muscle Shoals, 1
Mussolini (Benito) 1
Muzzey, David, 1

Nagasaki, 1
Nantucket, 1
Naples, 1
Narragansett (baie de), 1
Narragansetts, 1, 2, 3, 4, 5
Natchez, 1
Nauvoo, 1
Navahos, 1
Nazareth, 1
Nebraska (État du), 1, 2, 3, 4, 5
Nevada (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Newark, 1
New Bordeaux, 1
Newcastle, 1
New Hampshire (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
New Harmony, 1
New Haven, 1, 2, 3
New Jersey (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19
Newport, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Newport, John, 1
New Rochelle, 1
New York (ville ; auparavant Nouvelle-Angoulême, puis Nieuw Amsterdam), 1, 2-3,
4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38, 39, 40, 41-42,
43-44, 45
New York (baie de), 1, 2
New York (État de), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24-25, 26, 27
Niagara (mouvement de), 1
Nimitz, Chester, 1
Norfolk, 1, 2
Normandie, 1, 2
Norris, Frank, 1
Northampton, 1
Norvège, 1, 2
Norwich (Grande-Bretagne), 1
Nottinghamshire, 1
Nouailhat, Yves-Henri, 1-2
Nouvelle-Angleterre, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16-17,
18, 19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43
Nouvelle-Angoulême, 1
Nouvelle-Écosse, 1, 2
Nouvelle-Georgie, 1
Nouvelle-Guinée, 1, 2
Nouvelle-Suède, 1, 2
Nouvelle-Zélande, 1
Nye, Gerald, 1
Oberlin (college), 1, 2-3
Odets, Clifford, 1
Oglethorpe, James E., 1
Ohio (cours d’eau), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ohio (État d’), 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Okinawa, 1, 2
Oklahoma (État d’), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Olmsted, Frederick L., 1
Oneidas, 1
Onondagas, 1
Opechankanough, 1
Oregon (État d’), 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Oslo, 1
Otis, James, 1
Owen, Robert, 1, 2
Oxford, 1, 2

Paine, Thomas, 1, 2, 3, 4
Palestine, voir Israël
Palmer, A. Mitchell, 1-2
Palmerston, Henry, 1
Panama, 1, 2, 3
Paris, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8
Pasquet, Désiré, 1
Pawtucket, 1
Peale, Charles Wilson, 1
Pearl Harbor, 1-2, 3, 4
Pékin, 1
Pelley, William, 1
Penn, William, 1-2, 3, 4, 5
Pennsylvanie (État de), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14-15, 16-17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39
Penobscot, 1
Péquots, 1
Perkins, Frances, 1
Pérou, 1
Pershing, John J., 1-2, 3
Petersburg, 1
Philadelphie, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30
Philippe (roi), 1, 2
Philippines, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Pie X, 1
Pitt, William, 1
Pittsburgh (ex-fort Duquesne), 1, 2, 3-4, 5, 6
Platt (amendement), 1, 2
Plessy v. Ferguson, 1, 2
Plymouth (Grande-Bretagne), 1, 2
Plymouth (États-Unis), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13
Pocahontas, 1, 2-3, 4, 5
Poe, Edgar A., 1
Polk, James, 1
Pologne, Polonais, 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10
Ponce de Leon, Juan, 1
Pontiac, 1
Porter, Cole, 1
Porter, Katherine Ann, 1
Port Huron
Portugal, Portugais, 1-2, 3
Portland, 1, 2
Porto Rico, Portoricains, 1-2, 3
Portsmouth, 1
Potomac, 1, 2
Potter, David, 1
Pound, Ezra, 1
Poutine, Vladimir
Powhatan (roi), 1, 2, 3, 4
Powhatans, 1-2, 3
Presqu’île (fort), 1
Princeton (université), 1, 2, 3
Promontory Point, 1
Providence, 1, 2, 3, 4, 5
Pueblos, 1-2
Pujo (commission), 1, 2
Pulaski, 1
Pulaski, Casimir, 1
Pulitzer, Joseph, 1
Pullman, George, 1, 2, 3

Québec, 1, 2, 3, 4, 5
Queen’s (plus tard Rutgers ; université), 1

Raleigh, Walter, 1
Raskob, John J., 1
Rauschenbusch, Walter, 1
Raynal (abbé), 1
Reed, John, 1
Reims, 1
Remagen, 1
Revere, Paul, 1, 2
Rhin, 1, 2, 3, 4, 5
Rhode Island (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23-24
Rhône, 1
Richmond, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Riis, Jacob, 1
Ripon, 1
Roanoke, 1-2, 3
Rochambeau (comte J.B.), 1
Rockefeller, John D., 1-2, 3-4, 5, 6-7
Rolfe, John, 1-2, 3
Rome, 1
Rommel, Erwin, 1
Roosevelt, Eleanor (épouse), 1, 2
Roosevelt, Franklin D., 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16-17
Roosevelt, Theodore, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10
Rosenman, Samuel, 1
Roxbury, 1
Russie, Russes, Union soviétique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22-23
Rutgers (université), voir Queen’s

Sacco, Nicola, 1, 2-3


Sacramento, 1
Sagadahoc, 1
Saint Augustine, 1
Sainte-Croix, 1
Saint Joseph, 1
Saint-Laurent, 1-2, 3, 4, 5
Saint Louis, 1, 2, 3
Saint-Mihiel, 1, 2
Saint Paul, 1, 2
Saint-Pierre-et-Miquelon, 1, 2
Salem, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Salomon (îles), 1, 2, 3
Samaset, 1
Samoa (îles), 1, 2, 3
Sandburg, Carl, 1
San Diego, 1
San Francisco, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9
Sanger, Margaret, 1
San Juan, 1
Santa Fe, 1
Saratoga, 1, 2, 3, 4, 5
Savannah (cours d’eau), 1, 2
Savannah (ville), 1, 2, 3
Savoie, 1
Scalloway, 1
Scandinavie, 1
Scott, Dred, 1, 2
Scott, Walter, 1
Scott, Winfield, 1, 2
Scrooby, 1
Seattle, 1
Séminoles, 1
Seneca Falls, 1
Senecas, 1
Sénégal, 1
Seward, William, 1, 2, 3
Shantung, 1
Sharpsburg, 1
Shenandoah, 1, 2, 3, 4, 5
Sheridan, Philip, 1-2
Sherman, John, 1
Sherman, Roger, 1
Sherman, William, 1, 2-3, 4, 5
Sherwood, Robert, 1, 2, 3
Shiloh, 1
Sicile, 1, 2
Siegfried, André, 1
Sinclair, Upton, 1, 2
Singapour, 1
Singer, Isaac, 1
Sioux, 1, 2, 3-4
Sitting Bull, 1
Slater, Samuel, 1
Smibert, John, 1
Smith, John, 1-2, 3, 4-5, 6
Smith, Joseph, 1, 2
Soto, Hernando de, 1
Southampton (Grande-Bretagne), 1, 2, 3
Southampton (États-Unis), 1
South Braintree, 1
Spargo, John, 1
Spencer, Herbert, 1-2, 3
Springfield (Connecticut), 1
Springfield (Illinois), 1, 2
Spring Hill 1
Squanto, 1-2
Staline, Joseph, 1-2, 3
Stalingrad, 1
Stanton, Élizabeth Cady, 1, 2
Stanton, William, 1
Staunton, 1
Steffens, Lincoln, 1
Stein, Gertrude, 1
Steinbeck, John, 1, 2, 3
Stephens, Alexander H., 1
Steuben, Friedrich Wilhem von, 1
Stimson, Henry, 1
Strasbourg, 1
Strasser, Adolph, 1
Strong, Benjamin, 1
Strong, Josiah, 1
Stuart, Gilbert, 1, 2, 3
Stuyvesant, Peter, 1
Suède, Suédois, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Suez, 1
Suisse, Suisses, 1, 2, 3
Sullivan, Louis B., 1
Sumner, William G., 1
Susan Constant, 1
Sussex, 1
Sutch, Richard, 1

Taft, William, 1, 2, 3-4


Talleyrand, Charles Maurice de, 1
Tappan, Arthur et Lewis, 1, 2
Tarbell, Ida, 1
Tardieu, André, 1
Taylor, Frederick W., 1
Taylor, Zachary, 1
Tchang Kaï-chek, 1
Tchécoslovaquie, 1
Téhéran, 1, 2
Tennent, William, 1
Tennessee (cours d’eau), 1, 2
Tennessee (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19
Terre-Neuve, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8
Texas (État du), 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15
Thaïlande (Siam), 1
Thomas, Norman, 1, 2
Thoreau, David, 1-2, 3
Titusville, 1
Toledo, 1
Tocqueville, Alexis de, 1, 2
Tokyo, 1-2, 3, 4-5
Tordesillas (traité de), 1
Toulon, 1
Townsend, Francis, 1
Townshend, Charles, 1-2, 3
Trenchard, John, 1
Trentin, 1
Trenton, 1, 2
Trieste, 1
Trumbull, Jonathan, 1
Tsushima (îles), 1
Tubman, Harriet, 1
Tugwell, Rexford, 1
Tunis, 1, 2
Turner, Frederick J., 1
Turner, Nat, 1
Tuscaroras, 1
Tyler, Elizabeth, 1
Tyler, John, 1, 2

Ulster, 1-2
Union soviétique, voir Russie
Utah (État de l’), 1, 2, 3, 4
Utes, 1

Valley Forge, 1
Van Buren, Martin, 1-2, 3, 4
Vancouver, 1, 2
Vanderbilt, Cornelius, 1, 2
Vanzetti, Bartolomeo, 1, 2-3
Vasquez de Coronado, Francisco, 1
Vassar (college), 1
Venezuela, 1
Vergennes (comte de), 1
Vermont (État du), 1, 2, 3, 4, 5
Verrazano, Giovanni da, 1, 2
Versailles, 1, 2, 3-4, 5, 6
Vespucci, Amerigo, 1
Vichy, 1
Vicksburg, 1-2
Villa, Pancho, 1
Virginia, 1
Virginie (État de), 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17,
18-19, 20, 21-22, 23, 24-25, 26-27, 28-29, 30, 31, 32-33, 34, 35, 36, 37-38,
39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48-49, 50, 51, 52-53, 54-55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63-64, 65
Virginie-Occidentale, 1, 2, 3
Virginie du Nord, 1

Wade, Benjamin, 1, 2
Wagner (loi), 1, 2
Wahunsonacock, voir Powhatan
Wake, 1, 2
Wald, Lillian, 1
Walden Pond, 1
Waltham, 1
Wampanoags, 1, 2, 3
Ward, Lester Frank, 1
Warm Springs, 1
Warren, Robert Penn, 1
Washington, Booker T., 1, 2
Washington, George, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16-17,
18-19, 20, 21-22, 23, 24-25, 26
Washington (capitale fédérale), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14,
15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Washington (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Waterloo, 1
Watertown, 1
Webster, Daniel, 1
Weems, Mason, 1
Weld, Theodore, 1-2
Wesleyan (université), 1
West, Benjamin, 1
Westinghouse, 1, 2
West Point, 1, 2
Weyler, Valeriano, 1
Wharton, Edith, 1
White, John, 1-2
White, William Allen, 1
Whitefield, George, 1-2, 3
Whitman, Walt, 1, 2
Whitney, Eli, 1, 2
Wichita, 1
Wilderness, 1, 2
Willard, Frances, 1
William and Mary (université), 1
Williams (Roger, 1, 2, 3
Williamsburg, 1, 2
Willkie, Wendell, 1
Wilmington, 1
Wilson, T. Woodrow, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20
Winthrop, John, 1, 2, 3, 4
Wisconsin (État du), 1, 2, 3, 4, 5
Wounded Knee, 1, 2
Wren, Christopher, 1
Wright, Richard, 1, 2
Wyler, William, 1
Wyman, David, 1
Wyoming (État du), 1, 2, 3, 4

Yale (université), 1, 2, 3
Yalta, 1-2, 3
York (cours d’eau), 1
Yorkshire, 1
Yorktown, 1, 2, 3,
Young, Brigham, 1
Young (plan), 1

Zangwill, Israel, 1
Zenger, John Peter, 1-2
Zimmermann, Arthur, 1
Zinzendorf, Nikolaus, 1
Zola, Émile, 1
Illustrations

Les États et leur date d’entrée dans l’Union 8


La colonisation anglaise 29
Population totale des colonies américaines de 1610 à 1700 37
Répartition des tribus indiennes aux États-Unis avant la colonisation 43
Population totale des colonies américaines de 1700 à 1780 66
Population noire des colonies américaines de 1630 à 1780 72-73
Importations d’esclaves africains en Amérique et dans l’Ancien Monde 74
Importations anglaises de tabac américain de 1616 à 1770 79
Balance commerciale des colonies au XVIIIe siècle 92
Destination des exportations des colonies américaines entre 1768 et 1772 92
Origine des importations des colonies américaines entre 1768 et 1772 93
Recensement religieux. Estimation de 1775 95
La pénétration française en Amérique du Nord 106
Principaux champs de bataille de la guerre d’Indépendance 124
Évolution de la population des États-Unis de 1790 à 1860 150
Indicateurs démographiques 151
L’évolution du peuplement (1790-1840) 152-153
Comparaison entre les économies des États libres et des États esclavagistes 162
Élections de 1860 197
La guerre de Sécession 209
Les lignes de chemin de fer de l’Ouest en 1884 243
Évolution démographique à l’ouest du Mississippi de 1870 à 1900 260
Les élections de 1912 294
L’évolution du peuplement, 1920-1940 314
Indicateurs économiques de 1929 à 1933 329
Indicateurs économiques de 1933 à 1939 363
La guerre du Pacifique 381

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