Le Watergate (1972-1974)
La Démocratie américaine à l’épreuve
Bruxelles, Complexe, 1983
Les Américains
2. Les États-Unis de 1945 à nos jours
« Points Histoire » no 90, 1986
nouv. éd., 2008, 2014
États-Unis 1968
L’Année des contestations
Bruxelles, Complexe, 1988
rééd., Bruxelles, André Versaille, 2008
Franklin Roosevelt
Fayard, 1988
rééd., Perrin, « Tempus », 2012
La Guerre de Sécession
Les États désunis
Gallimard, 1992
La Libération de la France
Juin 1944-janvier 1946
(en collaboration)
Perrin, 1995
rééd., « Tempus », 2004
rééd., Succès du livre, 2008
La Civilisation américaine
(en collaboration)
PUF, nouvelle édition, 2006
John F. Kennedy
Une famille, un président, un mythe
Bruxelles, Complexe, 2007
Chronologie commentée
de la Seconde Guerre mondiale
(en collaboration)
Perrin, « Tempus », 2010
Saint-Maur-des-Fossés
Quand la banlieue peut avoir une âme
(en collaboration avec Joëlle Conan)
Gallimard, « Découvertes », 2010
Barack Obama, la grande désillusion
Plon, 2012
Le catalogue complet de nos collections est sur Le Cercle Points, ainsi que des interviews d’auteurs, des jeux-
concours, des conseils de lecture, des extraits en avant-première…
www.lecerclepoints.com
ISBN 978-2-7578-4342-0
Couverture
Du même auteur
Éditions Points
Copyright
En guise d’introduction
La Nouvelle-Angleterre
Le monde indien
3 - La société coloniale
4 - Le temps de l’indépendance
L’indépendance (1776-1789)
5 - L’unité chancelante
Le décollage économique
6 - La guerre de Sécession
Le déroulement de la guerre
La Reconstruction
Le capitalisme sauvage
Le mouvement populiste
8 - Le mouvement progressiste
L’impérialisme américain
Babbitt au pouvoir
Le renouveau du conservatisme
La Grande Crise
Chronologie
La naissance des États-Unis (1607-1815)
Bibliographie
OUVRAGES GÉNÉRAUX
Index
Illustrations
En guise d’introduction
L’histoire des États-Unis suscite en France un intérêt intermittent. Au mieux, elle reste
une curiosité qu’alimentent des ouvrages d’inégale valeur, un domaine marginal de la
recherche historique, l’un des parents pauvres de l’Université. Mais je ne suis pas pessimiste.
Les mentalités changent, même s’il convient d’être patient. Une nouvelle génération
manifeste ses dons et ses talents. Mon livre poursuit des objectifs limités : répondre à des
questions qu’il est légitime de se poser, initier à une histoire à la fois méconnue et capitale,
susciter des vocations.
Si mon ambition est satisfaite, ne fût-ce que partiellement, je n’aurai pas déçu celles et
ceux qui m’ont prodigué leurs encouragements et n’ont pas cessé de me faire confiance, mes
proches, mes amis et mes étudiants que je tiens à remercier très chaleureusement.
Les États et leur date d’entrée dans l’Union
1
L’histoire des États-Unis commence dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Ce n’est pas que les
Anglais aient découvert l’Amérique. Tout au contraire. Ils se sont laissé devancer par d’autres
nations européennes, comme s’ils n’avaient ni les moyens ni le désir de participer à la grande
aventure transatlantique. Et puis, dans les quarante premières années du XVIIe siècle, ils se
décident à franchir le pas. Mieux encore, ils fondent des colonies, y installent environ
40 000 personnes, soit 1 % de la population anglaise, et mettent sur pied un empire
américain. Au total, treize colonies sur le territoire qui sera celui des États-Unis, chacune
fondée dans des circonstances particulières, avec ses caractères propres, mais toutes unies bon
gré mal gré par un lien commun avec la métropole britannique.
La Nouvelle-Angleterre
En 1620, une autre colonie anglaise est fondée sur le continent américain. Les
motivations ne sont pas économiques mais religieuses. Là encore, il faut chercher l’explication
en Angleterre. Depuis 1534, l’Église d’Angleterre ne reconnaît plus la suprématie de Rome.
Elle a pour chef le roi. Sous les successeurs de Henry VIII, l’influence des idées calvinistes
s’accentue et les anglicans évoluent de plus en plus vers le protestantisme. Seulement, en ces
temps de bouleversements religieux, il est difficile, sinon impossible, d’arrêter l’évolution des
idées. En Écosse, par exemple, qui est alors un royaume souverain, John Knox fait adopter,
dès 1560, une réforme radicalement calviniste : plus d’évêques, des pasteurs élus par les
fidèles, une Église bâtie sur une pyramide de conseils. C’est le presbytérianisme. En
Angleterre même, Robert Browne rompt en 1580 avec l’anglicanisme et fonde à Norwich la
première Église congrégationaliste. Les pasteurs sont élus, mais toute hiérarchie disparaît.
Chaque congrégation s’unit à Dieu par une alliance, un covenant. Henry Barrow pousse plus
loin le congrégationalisme : l’Église et l’État doivent être séparés, les Églises locales sont
toutes sur un pied d’égalité, les pasteurs sont des laïcs. Les congrégationalistes savent aussi
s’arrêter. Contrairement aux anabaptistes d’Europe continentale, ils ne refusent pas de prêter
serment ni de porter les armes. Contrairement aux presbytériens, ils demeurent à l’intérieur
de l’Église anglicane, comme des dissidents, des non-conformistes qui ne renoncent pas à faire
triompher leurs points de vue. À l’image de la plupart des sectes protestantes, ils ont tendance
à se diviser. C’est ainsi qu’en 1612 le baptisme fait son apparition en Angleterre, sans oublier
peu après d’autres tendances comme les levellers, les diggers, les hommes de la Cinquième
Monarchie, les quakers, etc.
Malgré des divergences qui se transforment souvent en farouches oppositions, les
dissidents ont des points communs. L’Église anglicane n’éprouve aucune bienveillance à leur
égard. Ni Elizabeth ni ses successeurs ne comprennent le sens du mot tolérance. Les dissidents
ne se contentent pas d’avoir des convictions religieuses, ils s’efforcent de les exprimer dans la
vie sociale. Pour eux, le royaume de Dieu se construit d’abord sur la terre. Tout
gouvernement doit obéir aux règles que Dieu a fixées. Toute société doit se plier à la morale
qui découle des commandements de Dieu. Ils sont hostiles aux séquelles du papisme que
l’Église anglicane charrie dans son organisation et dans ses rites, au relâchement des mœurs,
qui ouvre la voie à l’ivresse, au vol, à l’adultère et à la violation du repos sabbatique. Ils
aspirent à un christianisme plus pur. De là leur surnom de puritains.
Les Pèlerins (Pilgrims) sont des puritains. Ils appartiennent à la branche
congrégationaliste. À une différence près : ils sont séparatistes, c’est-à-dire qu’ils ont rompu la
communion avec les anglicans. En 1608-1609, la congrégation de Scrooby dans le
Nottinghamshire, formée d’humbles sujets du royaume, se réfugie en Hollande, parce que ses
membres redoutent l’hostilité de l’Église officielle. Les Provinces-Unies sont alors une
exception en Europe : la tolérance y règne. Un peu trop, estiment les Pèlerins qui s’inquiètent
de l’assimilation excessive de leurs enfants au milieu hollandais. La menace d’une invasion
des Provinces-Unies par les troupes espagnoles leur donne un sujet de préoccupation
autrement plus grave. Comme ils ont entendu parler de la Virginie, ils prennent langue avec
la compagnie de Londres et parviennent à un accord. Ils vendent leurs biens, font étape en
Angleterre, et à Southampton montent à bord du Mayflower. Avec eux d’autres séparatistes
qui viennent de Londres et quatre-vingts artisans et ouvriers environ que la compagnie envoie
en Virginie. Au total, cent trente et un passagers, dont trente et un enfants, quittent Plymouth
le 16 septembre 1620. La traversée dure soixante-cinq jours. La terre qui se découpe alors à
l’horizon n’est pas la Virginie, mais la Nouvelle-Angleterre que John Smith a longée quelques
années auparavant et qui relève du Conseil de Nouvelle-Angleterre. Erreur de navigation ?
Menace d’une tempête si le Mayflower poursuit vers le sud ? Arrière-pensées des Pèlerins et
du commandant, soucieux d’échapper à la lourde tutelle de la compagnie de Londres ? On ne
sait pas. Toujours est-il que les Pèlerins décident de débarquer au cap Cod (cap de la morue).
Avant cela, comme ils n’ont aucun titre pour s’établir en ces lieux, ils rédigent et adoptent un
accord politique, le Mayflower Compact, qui servira de base au système de gouvernement.
Cela se passe le 21 novembre. Un mois plus tard, ils s’établissent à Plymouth, un site qui leur
a paru commode.
La colonie grossit lentement : 24 habitants en 1624, 390 en 1630, 579 en 1637, 2 000 en
1660. En 1691, elle est absorbée par la colonie du Massachusetts. Pourtant, le symbole vaut
plus que la réalité. Rien n’a préparé les Pèlerins à l’aventure américaine. Ils souhaitent vivre
de la pêche, mais ils ne sont pas pêcheurs. Ils ont emporté des fusils pour se défendre contre
les Indiens, mais ils ne savent guère s’en servir. Ils ont voulu gagner la Virginie, mais ils ont
débarqué en Nouvelle-Angleterre, sur une terre ingrate, sous un climat rude, dans une région
éloignée de tout et de tous. La moitié des passagers sont morts pendant le premier hiver. Or,
aucun survivant n’a voulu rentrer en Angleterre. C’est que, écrit William Bradford, l’un
d’entre eux, « ils savaient qu’ils étaient des pèlerins et les choses d’ici-bas ne les intéressaient
pas. Ils levaient les yeux vers le ciel, leur pays le plus cher ». Et il conclut : « Ainsi à partir de
débuts insignifiants, de grandes choses furent accomplies par Sa main qui fit tout de rien et
donne naissance à tout ce qui est. Une petite chandelle peut en allumer des milliers. Et la
lumière qui s’est allumée ici s’est diffusée en quelque sorte sur toute notre nation. » On
comprend, dans ces conditions, pourquoi en 1621 les Pèlerins célébrèrent une journée
d’actions de grâces (Thanksgiving Day) et pourquoi le pacte du Mayflower, premier pas vers
une démocratie égalitariste, est devenu pour les Américains le symbole des origines
nationales et des libertés politiques.
Grâce à la colonie de Plymouth, la Nouvelle-Angleterre attire d’autres puritains. Ceux-là
ne sont pas des séparatistes. S’ils quittent l’Angleterre, c’est qu’ils redoutent l’hostilité du
nouveau roi, Charles Ier, monté sur le trône en 1625, qui manifeste des sympathies croissantes
pour l’arminianisme 2 et a épousé la catholique Henriette-Marie, la sœur de Louis XIII. Les
puritains imaginent le pire pour eux et pour l’Angleterre, d’autant plus qu’en 1633 William
Laud, leur ennemi, a accédé à l’archevêché de Cantorbéry, la dignité la plus élevée de l’Église
anglicane. Le roi subit son influence. L’Angleterre semble être sur le point de connaître une
remise en ordre, politique et religieuse. Laud décide de mettre au pas les dissidents. Gare aux
hérétiques ! Les sermons doivent se calquer sur les instructions officielles. En vertu de l’Acte
de suprématie (1559), l’assistance à la messe dominicale est obligatoire pour les anglicans
comme pour les autres. Pour les puritains, c’est le temps de l’émigration, de l’« hégire » vers
l’Amérique, où ils construiront la nouvelle Sion, une Angleterre débarrassée de ses péchés et
de ses anglicans arminiens.
En 1628, un groupe de puritains achète des actions du Conseil de la Nouvelle-Angleterre
et obtient une charte de colonisation. Le lieu d’établissement sera la baie du Massachusetts,
au nord de Plymouth. En 1629, la société par actions se réorganise et devient la Compagnie
de la baie du Massachusetts dont les puritains sont les actionnaires majoritaires. Quelques
navires ont déjà traversé l’Atlantique et des colons se sont fixés à Salem (contraction de
Jérusalem). Le 29 mars 1630, quatre bateaux quittent Southampton. À leur bord, John
Winthrop, le gouverneur de la Compagnie. Un mois plus tard, sept autres bâtiments, et des
navires venant de Bristol et de Plymouth, prennent la direction de la Nouvelle-Angleterre.
C’est l’Arbella qui, le premier, entre dans le port de Salem. Les uns s’installent dans la ville
elle-même, d’autres à Mishawum (bientôt rebaptisée Charlestown), Shawmut (Boston),
Mystic (Medford), Watertown, Roxbury, Dorchester. Dans les années trente, la migration se
poursuit, malgré l’opposition du gouvernement royal. Au point qu’en 1660 la colonie du
Massachusetts compte 20 000 habitants.
Comment expliquer le succès de cette colonisation ? Les puritains quittent l’Angleterre
sans idée de retour. Ils ont vendu leurs biens et partent en famille. Plus rien ne les retient
dans la métropole. Bien plus, ce sont des congrégations, pasteurs en tête, qui vont s’établir en
Amérique et y reconstituent le village qu’elles ont quitté. L’installation n’a rien de facile.
Point de tabac. Il faut se contenter de pêcher des poissons, de faire pousser du maïs et du blé,
d’élever du bétail, de couper du bois, de tirer des dindes sauvages et de construire des
navires. Comme ce n’est pas suffisant, les colons de la Nouvelle-Angleterre se lancent dans le
commerce maritime. En dépit des difficultés, les puritains ne doutent pas de leur succès. C’est
que, pensent-ils, la Virginie repose sur une colonisation essentiellement « charnelle », c’est-à-
dire sur la recherche du profit, tandis que la Nouvelle-Angleterre se construit sur des
motivations « religieuses ».
Il faut ajouter que les arrivées massives infusent du sang nouveau. Pour attirer des
immigrants, des lettres particulièrement encourageantes sont expédiées en Angleterre : « Une
terre merveilleuse […], mes enfants n’ont jamais été aussi bien que pendant la traversée. […]
Quels arbres ! Quel air ! Je découvre trois bénédictions, la paix, l’abondance, la santé. » Ces
lettres sont lues avec avidité et crédulité. « Une lettre de Nouvelle-Angleterre, rappelle un
immigrant, était vénérée comme de saintes écritures, comme les écrits d’un prophète. On la
faisait circuler […] et une foule d’âmes pieuses étaient encouragées à se joindre à l’Œuvre. »
Et puis, les congrégationalistes ont la chance d’avoir adopté une charte politique qui les
met à l’abri d’une intervention royale. La colonie est pratiquement indépendante de la
Couronne. « Les hommes libres », c’est-à-dire les actionnaires, élisent chaque année le
gouverneur, son adjoint et ses assistants. Ils forment l’assemblée générale, la General Court.
Comme il est de plus en plus difficile de réunir l’assemblée, un système représentatif est mis
en place à partir de 1644. Or, ces « hommes libres » sont membres des congrégations, ce qui
permet aux puritains de conserver le pouvoir. L’homogénéité culturelle est ainsi assurée, qu’il
s’agisse de l’égalité spirituelle entre tous, de la morale ou des comportements. L’appropriation
des terres répond aux mêmes critères. La congrégation ne se sépare pas. Elle se fixe sur un
domaine que lui a assigné la General Court. Au centre du village est construite l’église, la
meeting house, avec sur le devant un green ou common, une pelouse qui sert de lieu de
réunion. Tout autour, la maison du pasteur et des principaux colons. Chaque villageois reçoit
un espace pour y bâtir sa maison, un champ pour y cultiver le maïs, un pré le long du cours
d’eau. Le bétail est nourri sur les pâturages communaux. Les affaires du village sont réglées
par les « hommes libres » réunis en town meetings.
Voilà pour l’idéal. Dans la transcription de l’utopie au jour le jour, les difficultés ne
manquent pas. Le synode de 1679 s’indigne du nombre croissant de bâtards, de la tentative
d’ouvrir à Boston une maison de passe, des femmes qui dénudent leurs bras, leur cou « ou, ce
qui est plus abominable, leurs seins ». Que dire également des fils qui veulent des terres, des
pauvres qui ne se résignent pas à accepter leur condition ? De nouvelles colonies se fondent
alors, par exemple New Haven dans la vallée du Connecticut (1643), dans le New Hampshire,
dans le Maine, avec des liens plus ou moins étroits qui les unissent au Massachusetts. Enfin,
les disputes religieuses surgissent. La plus célèbre porte au premier plan Roger Williams, un
séparatiste qui arrive en Amérique en 1631. Il déteste l’Église anglicane, clame que les
Anglais n’ont aucun droit sur une région ni sur des terres qui appartiennent aux Indiens,
qu’aucun gouvernement, fût-il puritain, ne saurait se mêler des affaires religieuses. En 1636,
les autorités de Salem l’expulsent. Williams se fixe dans le Rhode Island où il ne tarde pas à
fonder la première communauté baptiste en Amérique.
Somme toute, ici comme à Plymouth, ce qui compte avant tout, c’est la foi. Pèlerins et
puritains offrent au monde un modèle de société. Ils remplissent une mission, suivent
scrupuleusement les instructions de Dieu et prouvent, par leurs succès matériels, qu’ils sont
les « élus » du Seigneur.
La colonisation anglaise
Ce fut à la fois un succès et un échec. Le Maryland bénéficie de l’aide des colonies
voisines. Grâce à son climat et à son sol, il devient un remarquable producteur de tabac. Les
Calvert ont donc fait une bonne affaire. Propriétaires des terres publiques, seigneurs de
domaines qu’ils ont concédés à des amis et à des clients, ils recueillent les loyers que leur
versent les colons. Mais, sur le plan religieux, l’entreprise échoue. Le Maryland n’a pas attiré
les catholiques par milliers. Très rapidement, c’est l’inverse. Il y a plus de protestants,
anglicans et surtout dissidents. Lord Baltimore doit jouer serré, d’autant que dans les années
quarante les puritains détiennent le pouvoir dans la métropole. Sans doute est-ce la
répartition des forces religieuses qui explique qu’en 1641 les Jésuites ne soient pas autorisés à
posséder des terres dans le Maryland. En 1649, l’Acte de tolérance assure la liberté de
pratiquer leur culte à tous les chrétiens, pourvu qu’ils acceptent le dogme de la Trinité. Avec
des hauts et des bas, ce fut la règle d’or du Maryland.
Trois autres exemples éclairent mieux encore les caractères de ce modèle de colonisation.
Le New York entre dans l’Empire à la suite d’une conquête par les armes. C’est un cas unique
dans l’histoire des treize colonies britanniques d’Amérique du Nord. En effet, les Hollandais
se sont intéressés au continent américain dès le début du XVIIe siècle. Comme les autres
Européens, ils recherchent une route plus courte vers les Indes afin d’éviter de passer par le
cap de Bonne-Espérance. Dans cette vision planétaire du commerce, ils s’opposent aux
Portugais, et la Compagnie hollandaise des Indes orientales, fondée en 1602, a pour but
d’accaparer le commerce avec l’Orient. Un navigateur anglais à leur service, Henry Hudson,
conduit une expédition en 1609 avec pour mission de repérer le passage du nord-ouest. Il
atteint Terre-Neuve, entre dans la baie de la Delaware, puis, plus au nord, dans une autre
baie que Verrazano avait déjà reconnue en 1524, remonte un vaste cours d’eau auquel il
donne son nom et parvient jusqu’à l’emplacement actuel de la ville d’Albany. De toute
évidence, ce n’est pas la route de la Chine. En revanche, les Indiens qu’il rencontre – ils
appartiennent à la confédération des Iroquois – lui laissent entrevoir les immenses richesses
en fourrures de la contrée. À la suite de Hudson, des commerçants hollandais prennent
l’habitude de fréquenter la région. En 1621, la Compagnie des Indes occidentales est mise sur
pied. Elle poursuit un double objectif : établir des colonies dans le Nouveau Monde et en
Afrique. C’est à Amsterdam que siège la « chambre » qui a reçu toute autorité sur les
« Nouveaux-Pays-Bas » (New Netherland). En 1624, un comptoir commercial est établi sur
l’Hudson à Fort Orange (qui deviendra Albany). À l’extrémité de l’île de Manhattan, Fort
Amsterdam date de 1626 et ne tarde pas à prendre le nom de Nieuw Amsterdam. Les
Hollandais sont aussi présents dans le territoire actuel du New Jersey et dans la vallée du
Connecticut, près de Hartford.
C’est surtout Nieuw Amsterdam qui prospère. Il faut dire que le gouverneur Peter Minuit
est habile. Pour 60 florins, rapporte la légende, il a acheté toute l’île à des Indiens qui
auraient accepté de vendre avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils n’étaient pas les
véritables propriétaires. Il protège la colonie en construisant un mur, dont il ne reste
aujourd’hui qu’une trace toponymique (Wall Street, la rue du Mur). Depuis 1638, le port est
ouvert à tous les nationaux hollandais, ce qui lui assure une intense activité dans les échanges
commerciaux et pour la pêche. Une église réformée y a été construite. Les tavernes sont
animées par les résidents, les matelots de passage et les contrebandiers. Pour approvisionner
la colonie, la Compagnie des Indes occidentales encourage l’installation, dans la vallée de
l’Hudson, de patrons, c’est-à-dire de propriétaires fonciers qui disposent de droits féodaux sur
de vastes étendues. Pour devenir patron, il suffit de faire venir à ses frais en Amérique
cinquante familles de fermiers. Du coup, le régime foncier de la vallée devait être marqué par
la politique hollandaise.
Le New Netherland tend à s’agrandir vers le sud. À l’embouchure de la Delaware, une
Nouvelle-Suède s’est créée avec des capitaux pour partie suédois, pour partie hollandais. Fort
Christina est construit en 1638 sous la direction de Peter Minuit qui, depuis peu, s’est mis au
service de la reine de Suède. Les Hollandais s’inquiètent de ce dynamisme. Le nouveau
gouverneur hollandais, Peter Stuyvesant, l’homme à la jambe de bois, s’empare de Fort
Christina en 1655. La Nouvelle-Suède a cessé d’exister. Mais la colonie hollandaise n’est pas
dépourvue de faiblesses. Elle est aux mains d’administrateurs rapaces et tyranniques qui
mènent les colons à la baguette. Faute d’institutions représentatives, les colons n’ont pas le
sentiment d’être chez eux. Ils sont, en fait, exploités par la Compagnie, comme l’étaient les
premiers colons de la Virginie. De plus, la Compagnie des Indes occidentales attache peu
d’importance à Nieuw Amsterdam. Elle s’intéresse davantage aux îles à sucre des Antilles.
Enfin, la proximité des Anglais est plus que préoccupante. Ils sont au nord et au sud, de plus
en plus nombreux, de plus en plus entreprenants. Pris en tenailles, les Hollandais n’ignorent
pas qu’ils se maintiendront à la seule condition que l’Angleterre se résigne à leur présence. Et
elle ne s’y résigne pas. En 1664, une flottille anglaise se présente à l’embouchure de l’Hudson.
Peter Stuyvesant se rend. Le frère du roi d’Angleterre, le duc d’York, futur Jacques II, a reçu
la concession d’immenses territoires et en prend possession. Nieuw Amsterdam devient New
York. La souveraineté de l’Angleterre succède à celle des Provinces-Unies.
La Pennsylvanie constitue un autre exemple d’une colonie implantée en Amérique du
Nord par un « propriétaire ». Mais William Penn est un homme qui sort de l’ordinaire. Par ses
origines familiales, d’abord. Son père a été amiral, sans appartenir à la noblesse. Il a joué un
rôle de premier plan à l’époque de Cromwell, mais, faute de remporter des succès aux
Antilles, il a été disgracié. Belle occasion pour bénéficier des faveurs du roi Charles II et
retrouver le chemin du pouvoir ! Le jeune William a fait ses études à Oxford, étudié le droit
et voyagé à l’étranger. Rien de plus normal. Toutefois, William Penn est aussi et surtout un
membre de la Société des Amis. En un mot, il est quaker. Tous les hommes sont égaux,
affirment les disciples de George Fox, puisqu’ils possèdent tous une parcelle de l’étincelle
divine. Les visions et les transes (to quake signifie trembler) sont envoyées par Dieu. La
lumière intérieure guide les quakers qui refusent de prêter serment et de porter les armes. Au
diable les institutions et les groupes organisés ! L’homme est seul pour rechercher la vérité.
Pas de pasteurs, pas de baptême, pas de Cène, l’Écriture, rien que l’Écriture et l’inspiration
personnelle qui en découle. Les quakers appartiennent au puritanisme le plus radical. Inutile
de préciser qu’ils sont peu appréciés par les autres dissidents et, moins encore, par les
anglicans. Persécutés en Angleterre, 3 000 d’entre eux ont été emprisonnés dans les deux
premières années du règne de Charles II. Ils continuent, malgré tout, à prêcher et à faire des
conversions. Les voici en Amérique du Nord où, partout sauf dans le Rhode Island, ils sont
mis hors la loi. Ce qui ne refroidit pas leur zèle, car les quakers du XVIIe siècle éprouvent une
forte inclination pour le martyre.
Penn est l’un des leurs, tout en demeurant l’ami du duc d’York, un catholique, et en
conservant d’excellentes relations avec les milieux anglicans. Ce qu’il veut de toutes ses
forces, ce n’est pas seulement un refuge pour les quakers, mais un lieu dans lequel une
société, inspirée par le quakerisme, puisse naître et se développer. Penn souhaite appliquer
ses idées et conduire, comme il le dit, « une sainte expérience ». L’occasion lui en est donnée
en 1681. Le duc d’York doit 16 000 livres sterling à l’amiral. Pour s’acquitter de sa dette, il
octroie à William Penn une part de son domaine américain, grosso modo du 40e au
43e parallèle. À quelques réserves près, la Pennsylvanie (la forêt de Penn) appartient à Penn.
Il en est le lord propriétaire. Immédiatement, il publie en anglais, en français, en allemand et
en néerlandais une brochure qui s’intitule Récits sur la province de Pennsylvanie. Il fait appel à
tous ceux qui ont un métier et ont envie de travailler, promet à tous la liberté religieuse,
s’engage à donner ou à louer des terres. Il fait de la capitale, Philadelphie, la « cité de l’amour
fraternel », suivant un plan en échiquier qui est le premier en Amérique. Philadelphie
s’accroît : 357 maisons deux ans après sa fondation, tandis que la Pennsylvanie compte
9 000 habitants en 1685. Des quakers traversent l’Atlantique, mais aussi des piétistes de la
vallée du Rhin qui apportent une coloration germanique à la colonie. Des Anglais, des
Irlandais, des Gallois se joignent aux Hollandais et aux Suédois, présents avant l’arrivée de
Penn.
La Pennsylvanie doit une grande partie de sa réussite à la tolérance religieuse. De ce
point de vue, rien n’est semblable ici à ce qui se passe ailleurs, par exemple dans le
Massachusetts ou en Virginie. Les innombrables sectes qui se fixent autour de Philadelphie en
portent témoignage. Le succès économique n’est pas moins évident. Dès l’origine, la
Pennsylvanie se situe à un carrefour entre l’Atlantique et l’Ouest, entre le Nord et le Sud. Il
faut souligner, au risque de devancer les événements, qu’elle fut prospère par son agriculture,
son artisanat et son commerce et que, jusqu’aux premières années du XIXe siècle, Philadelphie
l’emporta sur toutes les autres villes des États-Unis. La vie politique, en revanche, est
troublée. Au lendemain de la chute de Jacques II, l’amitié de Penn et du roi catholique
devient un handicap. Les colons ne tardent pas à reprocher au lord propriétaire de tenir trop
court les rênes du gouvernement. Enfin, les quakers sont bien embarrassés, lorsqu’ils doivent
appliquer stricto sensu leurs principes. Comment exercer le pouvoir sans prêter serment ?
Comment se défendre sans porter les armes ? La « sainte expérience » a nécessité des
compromis et n’a pas empêché des tensions inhérentes à la vie politique.
Pour en finir avec le XVIIe siècle, il conviendrait d’évoquer le New Jersey et les Carolines
qui sont fondés, suivant le schéma des concessions à des propriétaires, entre 1660 et 1680.
Mais il est plus significatif d’en venir à l’exemple de la Georgie, dont la création remonte à
1732 et met fin aux entreprises de colonisation britannique en Amérique du Nord. On
retrouve ici des ingrédients déjà mentionnés. L’Angleterre s’inquiétait alors des ambitions
espagnoles. La Floride, toute proche, pouvait menacer les Carolines et peut-être la Virginie.
Une autre motivation, plus forte encore, pousse à l’établissement d’une nouvelle colonie. Le
général James Oglethorpe, après avoir combattu les Turcs sous le commandement du prince
Eugène de Savoie, entre dans la carrière politique. Élu à la Chambre des communes, il siège à
la commission d’enquête sur les prisons. Ce qu’il y apprend le bouleverse. Le sort des
prisonniers pour dettes le touche tout particulièrement. De là son idée : faire partir pour
l’Amérique les malheureux débiteurs et leur offrir l’occasion de commencer une deuxième
existence. Une idée généreuse, à l’image du grand dessein des puritains et de l’expérience de
William Penn.
Oglethorpe recourt à ses amis et à ses collègues du Parlement pour obtenir de l’argent,
des terres et l’indispensable charte de colonisation. La charte lui est accordée en 1732 pour
une région située entre la Savannah et l’Altamaha. Cette localisation n’a pas de quoi
surprendre, puisque depuis une bonne vingtaine d’années les rumeurs circulaient sur la
nécessité de bâtir là-bas une nouvelle colonie. La propagande des candidats promoteurs
promet monts et merveilles : un climat remarquablement tempéré, une terre d’une fertilité
sans égale, des forêts qui disparaîtront d’elles-mêmes pour laisser la place à des champs
produisant tous les légumes et tous les fruits, du gibier, des poissons, bref le pays de cocagne
ou, comme le soutient une brochure, un paradis « au moins équivalent au jardin d’Éden ».
Oglethorpe n’hésite pas et, en l’honneur du roi George II, baptise Georgie cette nouvelle terre
promise d’Amérique.
Oglethorpe n’est pas un lord propriétaire, car il s’agit d’une colonie administrée suivant
une charte qui a une durée de vingt et un ans. Il est le gouverneur dès 1733. Il fonde
Savannah et accueille 1 810 pauvres (la moitié sont des Anglais, l’autre moitié des Allemands,
des Écossais, des Suisses), puis 1 021 immigrants parmi lesquels 92 Juifs. La répartition de la
terre obéit aux règles habituelles. Ce qui est plus original, c’est que les autorités coloniales
interdisent l’importation d’esclaves noirs et de rhum. Moralité oblige. Mais le voisinage de la
Caroline du Sud change les conceptions. Voilà une colonie qui prospère grâce à des
exploitations agricoles beaucoup plus étendues et à une main-d’œuvre servile. Les Georgiens
se décident à imiter leurs voisins. D’ailleurs, il n’ont pas plus envie d’obéir aux instructions
des membres fondateurs qui se déclarent persuadés que la Georgie sera le royaume du ver à
soie ou ne sera pas. En 1752, un an avant que la charte ne vienne à expiration, la
philanthropie est passée de mode. L’esclavage et le rhum sont autorisés. La Georgie est
devenue une colonie royale. Elle ne se distingue plus guère des autres établissements anglais
d’Amérique du Nord.
Treize colonies, disséminées le long de la côte atlantique, voilà que l’Angleterre a bâti,
en moins d’un siècle et demi, un empire américain. Résultat du hasard, désir de s’enrichir,
volonté de glorifier Dieu et de tenter des expériences sociales et religieuses, affirmation
croissante d’une présence politique… les explications sont diverses et ne s’excluent pas. À la
réflexion, il y a là de quoi étonner. L’Angleterre ne compte en 1700 qu’une population
d’environ 6 millions. Ses souverains se considèrent propriétaires d’une partie du continent
qu’ils ne connaissent pas, dont personne jusqu’alors n’a découvert l’extension. Des milliers de
colons prennent la mer, affrontent les rigueurs d’une traversée de plusieurs mois, les
souffrances d’une brutale transplantation, les incertitudes d’un climat pénible pour construire
une vie nouvelle. Le rôle des hommes est ici fondamental. Vue du XVIIe siècle, l’Amérique,
c’est d’abord un fantasme que rien ne peut faire disparaître ; c’est aussi l’expression d’un
volontarisme à toute épreuve.
1. Une acre équivaut à 2/5 d’hectare, soit 40 ares.
2. Jakob Armenzsoon (Jacobus Arminius) est un théologien hollandais, mort en 1609. Sa doctrine accorde une moindre
importance à la prédestination que le calvinisme traditionnel. Elle insiste sur le rôle de chaque individu dans son
propre salut et sur la nécessité des rites.
2
Lorsque les Anglais y établissent leurs premières colonies, l’Amérique du Nord n’est pas
un réservoir de « terres vierges ». Depuis des millénaires, les Indiens vivent sur ce continent.
Sans doute n’ont-ils pas érigé, au nord du rio Grande, ces empires que les Espagnols ont
découverts et abattus au Mexique et en Amérique du Sud. Mais du golfe du Mexique à la baie
d’Hudson, de la Floride à l’Alaska, ils chassent, pêchent, cueillent et parfois cultivent. Rien
n’est plus difficile, pourtant, que de raconter leur histoire ou, plus simplement, l’histoire de
leurs relations avec les colons anglais. C’est que l’historien doit naviguer entre les écueils. Il
ne suffit pas, par exemple, d’évoquer les Indiens comme l’on évoque la forêt, la faune et le
climat. L’indifférence déforme une réalité complexe et mouvante. Or, pendant trop
longtemps, les historiens américains ont tracé des Indiens un portrait terrifiant et méprisant.
David Muzzey, qui rédigea l’un des manuels d’histoire les plus utilisés aux États-Unis, écrit :
« Les Indiens n’avaient nulle part franchi l’étape de la barbarie. […] Ils avaient quelques
qualités nobles comme la dignité, le courage, l’endurance. Mais, dans le fond, ils étaient
fourbes, cruels et infligeaient de terribles tortures à leurs ennemis prisonniers. »
Toutefois, il faut éviter de tomber dans l’excès inverse et d’attribuer aux Visages-Pâles
tous les défauts et tous les crimes, comme si les Peaux-Rouges avaient été des victimes
perpétuellement innocentes. Faute de sources indiennes, l’historien risque de céder à son
imagination. Par réaction contre « un siècle de déshonneur », il pourrait se laisser tenter par
le mélodrame. Du « sauvage » au « bon sauvage », c’est toujours le mythe qui l’emporte, alors
qu’il s’agit de comprendre comment deux mondes sont entrés en contact et pourquoi les
Européens sont parvenus à dominer, sinon à exterminer les sociétés indiennes.
Le monde indien
Pour les Blancs, l’Indien, c’est d’abord une curiosité qui conforte les élucubrations du
XVI
e
siècle et la géofantaisie des terres lointaines. Les navires anglais qui ont abordé les côtes
américaines n’ont pas manqué d’embarquer à leur bord et de ramener en Angleterre des
« sauvages » qui étonnent par la couleur de leur peau et par leur langage incompréhensible.
Les marins ont échangé des cadeaux à Terre-Neuve, parfois plus au sud. Rencontres
épisodiques qui n’ont guère de conséquences, sinon qu’elles contribuent à fixer les
stéréotypes.
Les bâtisseurs de Jamestown, de Plymouth, de Salem et de Boston rencontrent à tout
moment des Indiens. Le nom, on le sait, est trompeur, puisqu’il a été donné par erreur à des
populations très diverses que les Espagnols ont confondues avec les habitants des Indes. Face
à ce monde éclaté et insaisissable, les Anglais ont immédiatement une attitude différente de
celle des autres colonisateurs. Contrairement aux Espagnols, ils ne débarquent pas avec les
intentions et le matériel d’une puissance militaire et s’ils souhaitent, eux aussi, convertir au
christianisme, il s’agit des diverses formes du protestantisme, certainement pas du
catholicisme. Contrairement aux Français, ils répugnent à des contacts étroits et préfèrent
prendre leurs distances, bien qu’ils soient, eux aussi, fort intéressés par les richesses
naturelles du continent, notamment les fourrures. À la différence des uns et des autres, les
Anglais sont des colons que pousse la faim de terres et qui sont animés par la volonté
mystique de construire une société nouvelle. Ce qu’ils découvrent ne les surprend pas moins.
Autour de Plymouth, les Pèlerins côtoient de nombreuses tribus, comme les Abnakis, les
Massachusetts, les Narragansetts, les Wampanoags. Autour de Jamestown, c’est une
confédération sur laquelle règne Powhatan (en fait, ce sont des tribus powhatans et le nom
véritable de leur roi est Wahunsonacock). Un peu plus à l’intérieur du continent, le long du
lac Érié et des Appalaches, se trouvent les Iroquois qui réunissent en une ligue cinq, puis six
nations (les Mohawks, les Onondagas, les Oneidas, les Cayugas, les Senecas et, à partir de
1722, les Tuscaroras). Partout, les tribus conservent jalousement leur autonomie, quand elles
ne sont pas hostiles les unes aux autres. Nulle part n’existe un pouvoir centralisateur. Chaque
groupement rassemble des centaines d’individus. En Nouvelle-Angleterre, les Narragansetts
sont les plus puissants ; ils sont 4 000. Les Powhatans de Virginie sont environ deux fois plus
nombreux.
Toutes ces tribus sont sédentaires, encore que, à l’intérieur d’un même territoire, elles se
déplacent d’un point à l’autre, suivant les saisons et les nécessités du ravitaillement. Pendant
l’hiver, elles se nourrissent de gibier, de poisson, de maïs et de courgettes (squash). Sur la
côte, elles chassent le daim, l’élan, le castor, l’ours, le dindon, le canard, l’oie, le pigeon. En
été, elles pêchent la morue, le bar, le maquereau, le saumon. Le long du rivage, elles
ramassent des homards, des crabes, des clams. Le maïs constitue l’élément de base. Cultivé
par les femmes, il est, dès la récolte terminée, soigneusement engrangé.
Ce qui frappe les colons, ce sont les retards des sociétés indiennes. L’écriture leur est
inconnue. Elles ne pratiquent pas la métallurgie du fer. Les Indiens ignorent la roue. Ils n’ont
jamais vu de chevaux et ne commenceront à s’en servir qu’à l’extrême fin du XVIIe siècle. Le
seul animal domestique aux abords de l’Atlantique, c’est le chien, d’une espèce intermédiaire
entre le loup et le coyote. Les colons, qui ne savent rien de l’histoire, de la diversité, de la
richesse des civilisations indiennes, ne cherchent nullement à s’informer. Ils sont persuadés de
leur supériorité technologique et spirituelle. Les Indiens ne sont que des païens dont les
mœurs paraissent étranges et primitives. Ils vivent dans des villages fortifiés comme en
Virginie ou dans des huttes rudimentaires qu’ils appellent des wigwams comme en Nouvelle-
Angleterre. Ces « sauvages », concluent les Anglais, doivent être les descendants des tribus
perdues d’Israël.
Faut-il s’étonner, peut-être s’indigner que les colons commettent tant d’erreurs sur les
Indiens ? À vrai dire, notre ignorance est aujourd’hui moins profonde, mais reste
impressionnante. En revanche, notre curiosité est beaucoup plus aiguisée que celle du
XVII siècle. Il est maintenant établi que les Indiens sont eux aussi des immigrants. Ils sont
e
venus d’Asie. Ils ont franchi le détroit de Béring par bandes, sans doute à partir de 50 000
av. J.-C. et jusqu’au XIe ou Xe millénaire. L’océan Arctique était alors gelé. Puis, profitant d’un
réchauffement des climats, ils ont progressé vers le sud, en direction des Rocheuses, de
l’Amérique centrale et méridionale. Les traces de ces déplacements ont été conservées. Dans
l’État du Nouveau-Mexique, à Clovis, on a retrouvé les éléments d’une industrie lithique qui
remonte à 12 000 avant notre ère. Près de Los Angeles et en Pennsylvanie, dans la grotte de
Meadowcroft, on parvient, non sans controverses, à des datations antérieures. Dans l’Illinois,
une civilisation de constructeurs de tumulus a pu être reconstituée ; ses débuts remonteraient
à 8 000 av. J.-C. Partout, la chasse au gibier fournissait l’essentiel de l’alimentation.
Mammouths, éléphants, chameaux, paresseux géants, bisons plus gros que ceux qui ont
survécu jusqu’à nous, étaient poursuivis et poussés dans des précipices. Il suffisait alors de les
dépecer avec des outils en pierre et en os. Cette ethnologie archéologique s’appuie sur
l’utilisation du carbone 14, sur la dendrochronologie et sur l’étude des objets de ces époques
lointaines.
Répartition des tribus indiennes aux États-Unis avant la colonisation
Il est vraisemblable que c’est dans le sud-ouest des États-Unis actuels que des progrès ont
été accomplis. Vers 3 000 av. J.-C., le maïs est cultivé en Amérique centrale et au Nouveau-
Mexique. Ce début d’agriculture s’accompagne de la domestication du chien, de l’abeille et du
dindon. Un nouveau type de civilisation naît alors, dont les traces s’observent encore de nos
jours sur le plateau de Mesa Verde, dans le Colorado. Les Indiens pueblos (ainsi baptisés par
les Espagnols parce qu’ils vivaient en villages) regroupent les tribus hohokam, mogollon et
anasazi. Ce sont des agriculteurs qui pratiquent également un artisanat, en l’occurrence la
fabrication des paniers, d’où leur surnom de basketmakers. Ils ont, au début de notre ère, bâti
dans les falaises des maisons troglodytes, dans lesquelles on accède par des échelles. Tout en
cultivant le maïs et la courgette, ils n’en continuent pas moins de chasser et fabriquent avec
les peaux de bêtes des sacs, des sandales, des couvertures en fourrure. Vers 500 ap. J.-C., ils
abandonnent leurs grottes pour élever des villages au sommet des falaises, diversifient leur
agriculture avec la production de haricots et l’élevage des dindons, utilisent l’arc et la flèche,
se mettent à la poterie et continuent de tisser le lin, le coton et le yucca. Cette civilisation
atteint son apogée entre 1100 et 1300. Elle décline ensuite, bien avant l’arrivée des
Européens, sans que l’on sache expliquer cette évolution.
Mais que l’on ne croie pas que l’histoire des Indiens se limite à celle des Pueblos, même
si celle-ci est la plus fascinante. La diversité des sociétés indiennes laisse rêveur. Si l’on tente
de proposer un classement, on peut retenir le critère de la langue, associé à celui de la
culture. Et encore ! N’y a-t-il pas de 1 000 à 2 000 langues, ce qui fait que les tribus indiennes
se comprennent mal ou ne se comprennent pas du tout ? Neuf aires culturelles
correspondraient à l’Amérique du Nord : l’aire esquimaude, l’aire Mackenzie avec notamment
les Hurons, l’aire forestière de l’Est qui touche directement les colonies anglaises, l’aire du
Sud-Est, l’aire du Sud-Ouest, l’aire des plaines, l’aire des plateaux, l’aire californienne, l’aire
du littoral du Pacifique Nord. En insistant sur le critère de la langue, on mettrait en relief un
groupe algonquin-wakashan auquel appartiennent les Mohicans, les Massachusetts, les
Delawares, les Illinois, les Blackfoot, les Arapahos, les Cheyennes ; un groupe hokam-sioux
avec les Iroquois, les Cherokees, les Hurons, les Creeks, les Séminoles et les Sioux ; un groupe
penutia-na-dené comprenant les Nez Percés, les Chinooks, les Apaches, les Navahos ; un
groupe aztèque-towan qui réunit les Comanches, les Hopis, les Utes, les Pueblos, les Kiowas
et les Mayas ; enfin un groupe esquimau-aleoute. Mais ces classements, s’ils paraissent
satisfaisants à des esprits cartésiens, sont contestés par les spécialistes, d’autant plus que les
populations indiennes ont été, pour leur malheur, très mobiles depuis le XVIIe siècle.
L’enchevêtrement est de règle. Quant à la recherche historique, elle progresse, sans doute,
tout en laissant des zones d’ombre. Un exemple de ces incertitudes : combien y avait-il
d’Indiens en Amérique du Nord (Mexique exclu) à l’arrivée des Européens ? Jusqu’à une date
récente, l’estimation se situait aux environs de 1 million, dont la moitié pour la partie
orientale et septentrionale (les Grandes Plaines, le bouclier canadien, la côte atlantique).
Erreur, répondent de nos jours les ethnologues. Sur le territoire actuel des États-Unis, les
Indiens formaient une population de 10 à 12 millions 1. À supposer que les colons anglais du
XVII siècle n’aient côtoyé qu’une infime partie du monde indien, ils ont dû, sur une bande de
e
200 kilomètres de large le long de l’Atlantique, nouer des contacts, pacifiques ou non, avec un
demi-million de « sauvages ». Et ignorer la multitude des tribus de l’intérieur.
En un mot, les Indiens de la côte Est ont à peine dépassé le stade du néolithique. Entre
eux et les colons qui arrivent d’Europe, ce ne sont pas seulement les différences culturelles
qu’il convient de relever, mais il faut parler d’un gouffre. De là, une incompréhension
profonde, d’autant plus profonde que les Anglais estiment qu’ils n’ont aucun devoir à l’égard
des indigènes.
Les premiers contacts
Dans les premières années de la colonisation, les Anglais sont démunis de tout. Ils
manquent de nourriture, ignorent les techniques qu’il convient d’appliquer ici pour mettre le
sol en valeur et meurent en grand nombre. Si les Wampanoags avaient voulu massacrer les
séparatistes de Plymouth, si les Powhatans avaient cherché à rejeter à la mer les compagnons
de John Smith, ils n’auraient eu aucun mal. C’est l’inverse qui se produit. Non sans méfiance,
non sans incidents, dont l’origine se trouve dans les différences et les ignorances, les Indiens
ont commencé par sauver de la mort les nouveaux venus. Là-dessus, les témoignages
concordent.
Voici celui de William Bradford, le gouverneur de la colonie de Plymouth. Il s’attendait
au pire de la part des « sauvages » qui sont « cruels, barbares et perfides ». Quelle surprise !
En 1621, « vers le 21 mars, un certain Indien vint sans crainte parmi eux [les colons] et leur
parla en mauvais anglais […] Il leur devint utile en les mettant au courant de beaucoup de
choses concernant l’état de la contrée où il vivait […] et en leur décrivant les populations,
leur nombre et leur force et qui était leur chef. Son nom était Samaset ; il leur parla d’un
autre Indien dont le nom était Squanto, qui était natif de cet endroit, était allé en Angleterre
et savait l’anglais mieux que lui-même. […] Il négocia la visite de leur grand sachem, nommé
Massassoyt, qui vint quatre ou cinq jours plus tard avec un chef de ses amis et Squanto. Après
l’avoir diverti et lui avoir fait quelques présents, ils conclurent une paix avec lui (qui dure
maintenant depuis vingt-quatre ans). Ces choses faites, [le grand sachem] retourna chez lui
[…] ; mais Squanto resta avec eux et fut leur interprète et l’instrument envoyé par Dieu pour
leur bien, au-delà de toute attente. Il leur apprit comment semer le grain, où prendre le
poisson et se procurer d’autres commodités et fut leur guide dans de nombreux lieux d’où ils
tirèrent profit. Il ne les abandonna jamais jusqu’à sa mort 2 ». Dans cet épisode bien réel et
transformé en légende, le « bon sauvage » sert d’intermédiaire avec un monde inconnu et
hostile, assure par ses informations la survie de la colonie et incarne la volonté divine. En
1607, John Smith a fait en Virginie une expérience comparable, au moment le plus critique de
la toute jeune colonie : « Il plut à Dieu dans notre malheur, écrit-il dans ses souvenirs,
d’inciter les Indiens à nous apporter du grain, qui était alors à moitié mûr, et de nous
restaurer alors que nous nous attendions à ce qu’ils nous détruisent. […] Nos provisions
s’étant épuisées en vingt jours, les Indiens nous apportèrent une grande quantité de grain et
de pain tout préparé, ainsi qu’une grande abondance de gibier des rivières qui restaurèrent
nos constitutions affaiblies. Plus tard, ils commercèrent amicalement avec moi et mes
hommes, nous fournissant du poisson, des huîtres, du pain et du daim, tout en n’ayant aucun
doute sur mes pensées, non plus que moi sur les leurs 3. »
En Virginie, le héros indien est une héroïne. La princesse Pocahontas, la fille du roi
Powhatan, aida les colons à plusieurs reprises. En 1607, John Smith, on s’en souvient, est fait
prisonnier par les Indiens. On le traîne devant le roi qui a pris place, revêtu de sa robe en
peau de racoon, devant un feu. Les guerriers et leur chef décident de mettre à mort l’Anglais.
Alors, Pocahontas intercède en sa faveur. Powhatan se laisse convaincre et gracie John Smith.
Pocahontas devient l’héroïne de Jamestown. Intelligente, généreuse, décidée, noble et
symbole humain de la nature américaine, elle épouse un colon, John Rolfe, à qui elle a fait
connaître la culture du tabac. Rolfe a, ensuite, l’idée de croiser les plants virginiens avec des
plants importés des Indes occidentales. Une belle histoire d’amour qui provoque la prospérité
de la colonie ! Et ce n’est pas fini. Pocahontas se convertit au christianisme et se rend en
Angleterre. On l’admire, on la fête. Elle devient lady Rebecca. Hélas ! elle ne tarde pas à
mourir.
Les Indiens ont également aidé les colons à tirer profit des forêts américaines.
Extraordinaire couverture forestière, du Saint-Laurent à la Floride, des Carolines à
l’Oklahoma. Des conifères, comme le pin blanc, le sapin et le mélèze ; des arbres à feuilles
caduques, comme le bouleau, le chêne, l’érable. Plus au sud, le cyprès, le noyer, le peuplier,
le frêne. Une brochure, destinée à convaincre des candidats à l’émigration, exalte les beautés
de la forêt virginienne : « C’est un bouquet de chênes, de pins, de cèdres, de cyprès, de
mûriers, de châtaigniers, de lauriers, de sassafras, de cerisiers, de pommiers et de vignes, d’un
aspect si délectable que l’œil le plus mélancolique du monde ne peut les regarder sans
plaisir 4. » De quoi ravir les Anglais qui manquent de bois dans leurs îles. D’ailleurs, pour les
Narragansetts, il est évident que les Anglais ont traversé l’océan parce qu’ils n’avaient pas
assez de bois chez eux. À vrai dire, cette forêt a déjà été mise à mal par les tribus indiennes.
Elles ont l’habitude de pratiquer l’écobuage pour se procurer du bois de chauffage et stimuler
les rendements du sol. Ce défrichement favorise la pénétration des Européens. C’est que pour
accéder à l’intérieur du pays, ils remontaient les cours d’eau et découvraient ainsi de leurs
canots des paysages et des implantations possibles. En ouvrant des clairières, les Indiens leur
donnent accès à des territoires qui, par ailleurs, auraient paru inaccessibles.
Le feu est aussi pour les Indiens une arme précieuse pour pratiquer la chasse. Les torches
font peur aux daims ; les abeilles sont enfumées. Bref, il faut savoir se servir des ressources
de la forêt pour mieux s’en approprier les richesses. Les Indiens sont des experts ; les colons
s’efforcent de les imiter, tout comme ils copient la technique indienne pour défricher : à la
base du tronc, les haches font sauter l’écorce ; privés de leurs branches et de leurs feuilles, les
arbres sèchent et périssent. « À la longue, écrit Désiré Pasquet, les arbres finissent par
pourrir ; un bon coup de vent les jetait par terre. On en utilisait une partie comme bois de
chauffage ; quant aux autres, comme il fallait faire place nette pour les cultures, on les brûlait
sur les lieux mêmes en les couvrant de brindilles. »
Les Indiens sont encore d’excellents connaisseurs des cours d’eau et de la circulation
hivernale. Ils enseignent aux colons comment construire des canots en écorce de bouleau,
comment marcher sur la neige grâce à des raquettes, comment atteler des chiens à des
traîneaux. Ils font mieux, car ils se chargent d’approvisionner l’Europe occidentale en
fourrures. Le castor est, en effet, l’une des grandes richesses de la forêt américaine et le Vieux
Monde offre un marché presque illimité aux fourrures du Nouveau Monde. Les Anglais de la
Nouvelle-Angleterre l’ont compris aussi vite que les Français du Canada et les Hollandais de
la vallée de l’Hudson. Sur ce point, une anecdote mérite d’être rapportée. Les Pèlerins de
Plymouth se libèrent en 1633 de leur dette à l’égard des marchands aventuriers de la
métropole. Comment ? Grâce aux bénéfices qu’ils ont tirés du commerce des fourrures. C’est
encore la fourrure qui attire dans la colonie du Massachusetts un grand nombre de nouveaux
venus. Dans cette activité, les Indiens règnent en maîtres. Ils connaissent les cours d’eau et la
forêt sur le bout des doigts. Ils apportent la précieuse marchandise dans des comptoirs
d’échange, comme Springfield dans la vallée du Connecticut, ou Deerfield. Ce qui stimule les
Indiens, ce sont les produits européens qu’ils peuvent acquérir contre des peaux : des
couteaux, des peignes, des ciseaux, des haches, des aiguilles, des alènes, des miroirs, des
houes, c’est-à-dire des produits de cette métallurgie du fer qu’ils ignorent et de la quincaillerie
qui les éblouit. Ils recherchent aussi avec avidité des couvertures, des tissus, ou bien
reçoivent du wam-pum, une monnaie indienne faite de colliers que les colons utilisent
également. Du coup, leurs besoins s’accroissent. Il faut tuer un nombre grandissant de castors.
Cet animal n’est pas prolifique. La chasse intense tend à raréfier les prises et, à plus longue
échéance, à provoquer la disparition de l’espèce. Qu’à cela ne tienne ! Les Indiens s’enfoncent
plus loin encore dans les forêts, sauf à négliger d’autres activités et à se heurter à d’autres
tribus. Pour que la chasse soit rentable, il vaut mieux recourir à la technologie européenne.
Les pièges en métal, par exemple, font mieux l’affaire. Mais surtout les armes à feu, qui ont
tant effrayé les Indiens la première fois qu’ils ont entendu une décharge, deviennent un des
éléments capitaux du commerce. Pour acquérir un peu plus de fusils et de poudre, il faut
livrer un peu plus de peaux. Et pour livrer plus de peaux, plus de fusils sont nécessaires. Les
tribus se laissent enfermer dans un cercle vicieux.
L’arme à feu sert aussi à écarter ou à éliminer le concurrent, c’est-à-dire une autre tribu
qui pourrait, à son tour, jouer le rôle d’intermédiaire avec les colons et les marchands. C’est
de cette manière que les Iroquois imposent leur suprématie sur une vaste région. Plus tard et
plus loin, dans les Grandes Plaines du XIXe siècle, l’adoption du fusil ajoutée à l’utilisation du
cheval transforme complètement les genres de vie, les rapports de force et les stéréotypes.
On a souvent affirmé que l’Indien entre dans une dépendance totale à l’égard des artisans
européens qui fabriquent et réparent les armes à feu et à l’égard des commerçants qui
vendent les fusils et les munitions. La réalité est plus complexe. Très tôt, le gouverneur de la
colonie de Plymouth a interdit la vente des armes aux Indiens. Une colonie voisine, Merry
Mount, sans liens avec les séparatistes, se livrait sans vergogne à un trafic lucratif. Les
Pèlerins ont dépêché contre elle une expédition militaire pour arrêter ce commerce
diabolique. Des règlements sont adoptés et publiés pour renforcer l’interdiction de la vente
des armes. En 1622, le Conseil de la Nouvelle-Angleterre a cédé aux instances des colons et
lancé une « Proclamation interdisant le commerce illégal et frauduleux en Amérique ». En
vain. Ce n’est pas que les colons de Plymouth et du Massachusetts violent les règlements.
Leur intérêt est de les respecter. Mais des contrebandiers en tout genre, des marins, des
marchands sans attaches précises s’enrichissent aisément en vendant des fusils, et presque
toujours les fusils les plus perfectionnés. Les amendes pleuvent sur les contrevenants qui se
font prendre. Rien n’y fait. Les commerçants anglais ne manquent d’ailleurs pas d’observer
que s’ils respectent la prohibition, leurs concurrents français et hollandais s’empressent
d’occuper la place. Et puis, lorsqu’une colonie se sent menacée par des adversaires européens
ou par des Indiens ennemis, elle n’hésite pas à armer ses alliés. Enfin, contrairement à une
idée souvent répandue, les Indiens n’ont pas tardé à apprendre les techniques de réparation
des armes et de fabrication des munitions. Comment feraient-ils autrement, quand la colonie
du Massachusetts interdit à ses forgerons en 1640 de réparer les armes que possèdent les
Indiens ? Les Narragansetts possèdent alors leur forge et leur forgeron. Et ils ne sont pas les
seuls.
On voit ainsi se créer peu à peu une situation nouvelle. Les contacts sociaux et
commerciaux entre les deux mondes dégénèrent. Il est vrai que les Anglais ont su tirer parti
de l’accueil plutôt amical qui leur a été réservé et qu’ils se sont adaptés aux comportements et
aux habitudes des « sauvages » : ils fument aussi le calumet de la paix, échangent aussi des
cadeaux avant d’entamer la moindre négociation commerciale. D’un autre côté, les Indiens
acquièrent une notion dont ils n’avaient pas l’idée auparavant : la valeur d’une marchandise,
calculée en fonction de l’offre et de la demande. Le commerce des fourrures plus que toute
autre transaction les plonge dans un autre monde qui possède des siècles d’avance sur le leur.
Ils se laissent attirer et tombent, les uns après les autres, dans la dépendance.
L’incompréhension entre les deux mondes est encore plus frappante, lorsqu’il s’agit du
problème de la terre. Les Anglais s’enferment dans la contradiction. D’une part, ils prétendent
que la terre est vacante, qu’ils l’occupent au nom du roi et qu’ils en ont pris légitimement
possession. D’autre part, ils acceptent de négocier avec les Indiens et admettent, en
conséquence, que ceux-ci détiennent des droits sur le sol. La position des Indiens n’est pas
plus simple. On a souvent affirmé qu’ils n’avaient aucun sens de la propriété individuelle, que
la terre était pour eux la Mère nourricière, qu’ils s’en partageaient les fruits sans que
personne puisse s’en approprier la moindre parcelle. Vision réductrice qui ne tient pas compte
de la diversité du monde indien ! De fait, toutes les formes de propriété foncière existent
dans les tribus indiennes, même si l’utilisateur du sol bénéficie toujours d’une sorte de
priorité. Ainsi, chez les Hurons, un homme peut défricher et posséder autant qu’il veut. La
propriété du sol reste dans sa famille, à condition que celle-ci continue à en assurer
l’exploitation. Si la famille cesse de cultiver le sol, une autre famille a le droit de s’en
emparer. En Nouvelle-Angleterre, il n’y a pas de cas où la terre ait été utilisée en commun par
plusieurs tribus ni même considérée au sein d’une tribu comme propriété collective.
D’ailleurs, les Indiens manifestent peu de réticences à vendre des parcelles, d’autant qu’ils ne
manquent pas de terres et qu’ils cherchent à en tirer des avantages matériels. Mais la
tradition veut que le vendeur conserve son droit de chasse, de pêche, voire de culture. Une
tradition qui, au moins pour les deux premiers droits, n’est pas totalement inconnue en
Europe.
En revanche, pour les colons, un achat est définitif. Il ne confère aux anciens occupants
aucun privilège, surtout s’ils ne sont pas chrétiens. En outre, les colons recourent à l’argument
de l’utilisation : une terre qui n’est pas mise en valeur par celui qui s’en déclare le
propriétaire n’appartient en fait à personne. C’est la théorie du vacuum domicilium qui
s’appuie sur les Écritures saintes (Genèse, 1,28 ; Sagesse, 9,2 ; Psaumes, 115,16). Comme
l’écrivait John Winthrop avant de partir pour l’Amérique : « Les indigènes de la Nouvelle-
Angleterre ne clôturent aucune terre. Ils n’y construisent aucune habitation. Ils n’y élèvent
pas de bétail qui puisse améliorer le sol. En conséquence, ils n’ont aucun droit naturel sur ces
contrées. Si nous leur laissons ce qui est suffisant pour leur usage, nous pouvons légalement
prendre le reste. Il y en a assez pour eux et pour nous. »
Au fond, la théorie du vacuum domicilium est appliquée par toutes les puissances
coloniales de l’époque et même par les tribus indiennes. Là où l’incompréhension se
manifeste, c’est lorsqu’il faut définir la vacance des terres. Pour les colons, elle se définit par
l’absence de cultures, de maisons, bref d’installations visibles. Pour les Indiens, la terre est
aussi un terrain de chasse. D’après un calcul que rapporte Philippe Jacquin, « seize kilomètres
carrés dans l’Illinois pouvaient fournir en un an des centaines de kilos de glands et de noix,
cent daims, dix mille écureuils, deux cents dindons et même cinq ours 5 ». On comprend, dans
ces conditions, que la notion de propriété du sol n’ait pas revêtu la même signification chez
les Indiens et chez les colons.
Il faut aller plus loin dans l’explication. Si les colons ne comprennent pas les Indiens,
c’est aussi qu’ils les méprisent, qu’ils ne respectent ni leurs comportements ni leurs croyances,
qu’ils jugent inexistantes leurs structures politiques et sociales. Les Indiens n’ont ni foi ni loi.
Ils vivent dans une société anarchique, tandis que les Anglais ont mis sur pied la société
ordonnée qui s’offre en modèle. Il va de soi que les Indiens ne partagent pas ce point de vue
et le font savoir. Encore au XIXe siècle, un chef indien s’adresse à un interlocuteur blanc en ces
termes : « Nous étions un peuple sans loi, mais nous étions en très bons termes avec le Grand
Esprit, Créateur et Maître de toutes choses. Vous présumiez que nous étions des sauvages.
Vous ne compreniez pas nos prières. Vous n’essayiez pas de les comprendre. Lorsque nous
chantions nos louanges au soleil, à la lune ou au vent, vous nous traitiez d’idolâtres. Sans
comprendre, vous nous avez condamnés comme des âmes perdues, simplement parce que
notre religion était différente de la vôtre. »
Toutefois, le mépris que témoignent les Anglais ne sous-tend pas une politique
systématique vis-à-vis des Indiens. Pour la bonne raison que dans les colonies naissantes le
pouvoir de décision est disséminé, qu’il n’y a pas de règle universelle et que tout dépend du
rapport des forces. Or, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Anglais et Indiens sont placés sur un pied
d’égalité. Ce n’est qu’au lendemain de la guerre d’Indépendance que le plateau de la balance
penche en faveur des Blancs. Pendant cent cinquante ans, la pénétration des idées et des
technologies européennes est irrésistible. C’est le bouleversement des sociétés indiennes qui
s’annonce, et sa conséquence : la prise de possession du continent américain par les colons.
Que devaient faire les Anglais ? Que pouvaient faire les Indiens ? Autant de questions que ne
se posaient pas les hommes du XVIIe siècle. Trois siècles plus tard, avons-nous seulement une
réponse à proposer ?
Les sociétés indiennes sont très rapidement affaiblies par les maladies qui les assaillent,
le déclin de leurs valeurs spirituelles et les effets des guerres que les tribus se livrent entre
elles ou qu’elles livrent aux colons blancs.
La maladie est un fléau sur lequel il convient d’insister. Elle a beaucoup réduit la
résistance des Indiens. C’est que, dès qu’ils entrent en contact avec les Européens, ils sont
atteints par la variole, la rougeole, la varicelle, le choléra ou la fièvre écarlate. Toutes
affections qui ont, dans leurs formes les plus graves, disparu de nos sociétés industrielles,
mais qui, il y a trois cents ans, étaient mortelles. Les Indiens furent, plus encore que les
Européens, les victimes désignées des épidémies. Toujours dans les mêmes conditions : plus
ils vivent à proximité des colons, plus ils sont frappés. Le recul démographique, pour autant
qu’on puisse en juger, prend des proportions dramatiques. Les Hurons étaient près de 30 000
au début du siècle. Les épidémies de rougeole réduisent leur population au quart. Les Iroquois
sont touchés à leur tour. La fragilité des tribus indiennes ne s’atténue pas au XVIIIe siècle. Bien
au contraire. Elle s’accentue à mesure que les Européens poussent vers l’ouest. Encore en
1850, le choléra tue beaucoup plus chez les Blackfoot des Grandes Plaines que parmi les
Blancs.
Si l’on s’en tient aux premières années du XVIIe siècle, il faut rappeler que déjà en 1616-
1617, avant l’arrivée du Mayflower, les Indiens de la Nouvelle-Angleterre sont décimés par la
peste – un fléau sans doute introduit par des marins anglais. Cinq ans plus tard, un voyageur
décrit l’horrible spectacle « des os et des crânes ». Le tiers de la population indigène autour de
la baie de Narragansett et le long de la Penobscot a disparu. En 1633-1634, la variole tue
environ 700 Indiens de la tribu des Narragansetts et des milliers d’autres appartenant à des
tribus voisines. Au grand soulagement des puritains qui sont alors en pleine dispute avec les
indigènes. Un chroniqueur exprime le sentiment qui prévaut chez les Blancs : « Dieu mit fin à
la controverse en envoyant la variole parmi les Indiens. » Ce qui ne signifie pas que les
puritains n’ont pas aidé les malades, assisté les moribonds et enterré les cadavres. Ils ont
même, dans certains cas, adopté les orphelins. Mais si les Indiens succombent, c’est que Dieu
protège les puritains et leur a réservé le droit de s’installer en Amérique. « Si Dieu n’était pas
satisfait de nous voir occuper ces contrées, écrit John Winthrop, pourquoi chasserait-il les
indigènes ? Et pourquoi fait-il de la place pour nous, en réduisant leur nombre au moment où
le nôtre croît ? » Le greffier de Charlestown se contente d’observer : « Sans ce coup, terrible
et extraordinaire, que Dieu vient de porter aux indigènes, nous aurions eu beaucoup plus de
difficultés à trouver de la place et nous aurions dû acheter la terre beaucoup plus cher. »
Quoi qu’il en soit, il reste à comprendre pourquoi les Indiens sont plus atteints que les
Blancs. Tous les explorateurs s’accordent pour donner la même description des populations
locales : des corps solides, une taille élancée qui fait des Européens des hommes petits, des
muscles saillants, une résistance inébranlable au froid, à la course, aux efforts physiques.
Mais deux faiblesses apparaissent vite. Les Indiens ne résistent pas aux travaux des champs,
en particulier dans les plantations de tabac et de sucre. Au grand désespoir des colons de la
Virginie et des Carolines qui auraient bien aimé les réduire en esclavage. Sans doute ne sont-
ils pas protégés contre les rayons ultraviolets, encore que l’explication ne convainque qu’à
moitié (les Indiens ne sont-ils pas présents sur le continent américain sous toutes les
latitudes ?). Autre faiblesse : l’impossibilité de résister aux maladies venues d’Europe, car
l’Amérique est restée jusqu’alors isolée. Les Indiens se sont dotés d’un système
d’immunisation qui convient à leur environnement. Ils ont même su combattre, par le recours
aux plantes, le terrible scorbut, ce qui fait l’émerveillement des marins européens. Ils
n’étaient nullement préparés à un choc biologique.
L’alcoolisme est encore plus destructeur. Les marchands européens ont tendance à
encourager le vice, non seulement parce que l’alcool est un produit qui rapporte, mais aussi
parce qu’un interlocuteur ivre accepte n’importe quoi. Mais il faut ajouter que les Indiens
sont responsables de leur propre alcoolisme. Les témoins sont parfois éberlués par le
comportement des indigènes : le rhum coule à flots dans les campements et dans les
comptoirs commerciaux ; des hommes s’écroulent, ivres morts ; d’autres réclament à cor et à
cri les « eaux fortes » dont on peut imaginer la médiocre qualité. Pour des raisons morales,
qui laissent les Virginiens indifférents, les puritains sont outrés. Ils s’empressent, une fois de
plus, d’adopter des règlements qui interdisent la vente d’alcool aux Indiens. Avec la même
efficacité que la prohibition de la vente des armes. Beaucoup de tribus apprennent en peu de
temps à distiller et fabriquent, par exemple, du brandy.
Pourquoi cette ruée sur l’alcool ? Les Indiens utilisaient des drogues, mais ne
connaissaient pas l’alcool avant l’arrivée des Européens. Ils n’ont donc aucune résistance
acquise. Peut-être boivent-ils par désespoir, pour retrouver les fantasmes et les rêves qui
traversent la conscience indienne, pour atteindre une nouvelle forme de convivialité. Des
explications qui, semble-t-il, n’expliquent rien. En revanche, les observateurs rapportent que
les Indiens s’enivrent très rapidement. On a dit que cela résulte de leur alimentation. Le maïs
et les haricots apportent au sang des quantités considérables de glucose et suscitent
l’endurance légendaire des Indiens, en même temps qu’un rythme cardiaque plutôt lent. Le
sucre raffiné, l’alcool distillé sont des sources d’énergie à forte concentration. Le métabolisme
des Indiens ne parvient pas à les assimiler. De là, l’ivresse soudaine et de très graves
séquelles. Il n’est pas douteux que l’alcoolisme a fait plus de victimes indiennes que la variole
et les armes à feu. Il a contribué à l’augmentation sensible du taux de mortalité.
Le déclin des valeurs spirituelles suit tout naturellement l’affaiblissement du corps. La
dégénérescence, la maladie et la mort conduisent les tribus à s’interroger sur les fondements
spirituels de la civilisation indienne. Tous ces maux proviennent-ils de l’abandon des valeurs
traditionnelles ? Faut-il fuir sans compromission les « cadeaux » de l’Europe ? Pourquoi les
sorciers, les medicine men, ne réussissent-ils plus à guérir ? Comment expliquer que les
Européens soignent avec plus d’efficacité ? Est-ce à dire que leur dieu est plus puissant que le
Grand Esprit, que leurs prières sont mieux entendues ? Difficile de répondre à ces questions,
surtout lorsque des missionnaires chrétiens parcourent le pays indien à la recherche de
nouveaux catéchumènes, ridiculisent grâce à leurs connaissances des convictions et des
pratiques héritées des ancêtres. Le prosélytisme surprend les Indiens, car il est contraire à
leurs mentalités. Les subtilités dogmatiques, ce qui distingue les catholiques des protestants et
les diverses sectes protestantes entre elles, sont incompréhensibles. Beaucoup d’Indiens se
convertissent pour faire plaisir à un missionnaire, pour acquérir les pouvoirs dont il paraît
investi, parfois pour jouir d’avantages matériels. À vrai dire, tous les colons cherchent à
convertir. Peut-être un Espagnol ou un Français aurait-il réagi comme ce chef spirituel des
Pèlerins apprenant que des Indiens ont été tués : « Comme il aurait été heureux, écrit-il avec
sincérité, si vous en aviez converti quelques-uns avant de les tuer. »
Des efforts ont été accomplis en Nouvelle-Angleterre. La Société pour la diffusion de
l’Évangile en Nouvelle-Angleterre est créée en 1649 par le parlement de Londres et reçoit une
charte royale en 1662. Un collège indien est ouvert à Harvard au même moment pour initier
les indigènes au christianisme. Des missionnaires, dévoués et actifs, s’adonnent à la
conversion des âmes, comme John Eliot et Daniel Gookin. En Virginie, les résultats sont
encore plus limités. Le plus important fut la conversion de Pocahontas. Rien qui ressemblât
aux villages d’Indiens convertis, les praying Indians, qui se construisent autour des cités
puritaines. Ce qui rend les résultats précaires et décevants, c’est d’abord la résistance des
Indiens à la pénétration du christianisme. Comme s’il s’agissait d’un corps étranger qu’ils
rejetteraient de toutes leurs forces. Et surtout, ce sont les guerres avec les colons qui
réduisent à néant les efforts des missionnaires. En période d’hostilité, les praying Indians sont
suspects dans les deux camps et les colons éprouvent alors plus d’enthousiasme à massacrer
les « sauvages » qu’à les convertir.
Pour bien comprendre les guerres indiennes d’avant la Révolution, il faut les replacer
dans le cadre des relations politiques entre colons et indigènes. L’idée fondamentale des
Anglais, c’est que la souveraineté politique appartient au roi d’Angleterre. Un incident, qui se
produit dans la Virginie de 1608, est de ce point de vue très révélateur. Le roi Powhatan
refuse de se rendre jusqu’à Jamestown pour y recevoir les cadeaux que lui a envoyés le roi
d’Angleterre. Tout comme il refuse de se laisser couronner en signe de soumission et préfère
se couronner lui-même. Quant aux puritains du Massachusetts, ils combattent énergiquement
ceux d’entre eux qui doutent du pouvoir éminent de l’Angleterre. Là encore, pourtant, tout
dépend du rapport des forces. Les Iroquois disposent d’une force suffisante pour faire
respecter leur indépendance. Et ils le proclament : « Nous sommes nés libres. Nous ne
dépendons ni de Yonnondio [la Nouvelle-France] ni de Corlaer [New York]. Nous pouvons
aller où nous voulons et emmener avec nous qui nous plaît. » Toutefois, il n’est pas rare que
surgissent des querelles, voire des hostilités entre des tribus. Certaines ont l’imprudence de
demander l’aide des colons et même de les supplier de construire sur leur territoire des forts
militaires. Ces postes servent à la protection des indigènes. Mais la protection devient vite un
protectorat.
Dans la vie quotidienne, les relations sont illustrées par des échanges de cadeaux, des
discours amicaux et des services mutuels. Rien ne va plus lorsque les colons manifestent leur
avidité pour des terres indiennes, s’en emparent par la violence ou par des accords
malhonnêtes. Si l’on se réfère au vocabulaire des Blancs, les Indiens se livrent alors à des
« massacres » et les colons sont contraints de faire la guerre aux « sauvages qui vivent dans
leur voisinage ». Nous avons de nombreux exemples de ce scénario. La tension entre les
Virginiens et les Powhatans ne cesse de monter. En 1622, le frère de Powhatan,
Opechankanough, se révolte et tue 347 Anglais. Il recommence en 1647 et fait cette fois-ci
500 victimes, mais il meurt au combat. Inutile d’ajouter que pour les Virginiens, les Indiens
sont des hommes à abattre sans autre forme de procès. Tous les moyens sont bons, y compris
« nos molosses qui confondent ces sauvages, nus, tannés et difformes, avec les bêtes sauvages
et qui sont si féroces lorsqu’ils s’attaquent à eux qu’ils les craignent plus que leur vieux
diable ».
En Nouvelle-Angleterre, schéma identique. La guerre contre les Péquots en 1637, dans la
vallée du Connecticut, est menée sans pitié par les puritains qui se font aider par les
Narragansetts. Elle se termine par l’extermination des Péquots. Les chroniqueurs puritains ne
nous font grâce d’aucun détail, comme s’il s’agissait pour eux d’un autre combat entre les
Hébreux et les Amalécites. Au terme du carnage, les vainqueurs « offrirent leurs prières à
Dieu qui avait œuvré si merveilleusement pour eux ». En 1675, la guerre éclate entre la
colonie de Plymouth et les Wampanoags dont le chef, le roi Philippe, sème la terreur de
Providence à Deerfield. La répression est impitoyable. Le roi Philippe finit par être tué et sa
tête, exposée sur la place de Plymouth.
Circonstance aggravante : les guerres entre la France et l’Angleterre. Bien des tribus
indiennes choisissent leur camp, en fonction de leurs intérêts politiques et commerciaux. Elles
deviennent, en conséquence, des mercenaires qu’on paie suivant le nombre de scalps
rapportés de la bataille. En fin de compte, elles font la guerre pour les grandes puissances,
quand ce n’est pas à leur place. Elles s’autodétruisent, à moins que l’une des grandes
puissances vaincue, les Indiens qui ont choisi le mauvais côté ne soient abandonnés au bon
plaisir des vainqueurs. L’histoire se répète fréquemment, jusqu’à la disparition de l’Empire
français d’Amérique du Nord en 1763. Après, les Indiens seront impliqués, avec les mêmes
effets désastreux, dans les conflits qui opposent les Américains et l’ancienne métropole.
La cruauté de ces guerres nous choque. Faut-il rappeler que la guerre de Trente Ans qui
ravage l’Europe au XVIIe siècle est, elle aussi, une tragédie ? D’ailleurs, gardons-nous
d’imaginer que les colons sont tout-puissants et assassinent des ennemis sans défense. Les
Indiens sont souvent bien équipés. Les colons, en revanche, se battent le dos à la mer et
cherchent à assurer définitivement leur sécurité. Mais ils ont la certitude d’avoir « Dieu à
leurs côtés ». Le sentiment de l’élection divine les rend peu sympathiques. Ils donnent
l’impression de monopoliser les bonnes raisons et de combattre, à tous coups, les « vilains »
de l’histoire. À leur décharge, on retiendra que ce sont leurs écrits, et leurs écrits seuls, qui
constituent nos sources. Nous ne savons pas comment les Indiens voyaient leurs ennemis.
Ce qui s’est produit en Nouvelle-Angleterre et en Virginie, les autres colonies le répètent,
qu’il s’agisse des Carolines, du Maryland ou du New York. À deux exceptions près. Dans la
colonie du Rhode Island, la forte personnalité de Roger Williams change la nature des
relations entre Indiens et colons. S’il a rompu avec les puritains du Massachusetts, c’est qu’il
croyait et déclarait que l’Amérique appartient aux tribus indiennes. En 1643, il écrit A Key
into the language […] of the Nations in that Part of America, called New England (la Clef des
langues des nations dans cette partie de l’Amérique qu’on appelle la Nouvelle-Angleterre).
Son but, c’est convertir les païens. Mais Williams a d’autres soucis, notamment le souci de
préserver l’existence du Rhode Island. Il se désintéresse très vite des Indiens.
Les quakers de Pennsylvanie forment la deuxième exception. Leur localisation est
essentielle. Impossible d’imaginer la croissance de la colonie sans faire référence à la présence
indienne qui s’incarne, en l’occurrence, dans la puissante confédération des Iroquois et dans la
tribu algonquine des Delawares. Dès 1682, William Penn adresse une lettre à l’« Empereur du
Canada », entendons : le chef des Iroquois. Il lui annonce la fondation de la Pennsylvanie. De
fait, Penn s’efforce d’acheter des terres indiennes en respectant les règles et de se conformer
aux traités. Rien ne devrait donc menacer le pacifisme des quakers. Hélas ! Malgré des débuts
prometteurs, la suite des événements ne manque pas de susciter des déceptions. La pression
des colons s’accentue et aboutit à l’expulsion des Delawares. Comment faire avec les
Iroquois ? Entre le gouverneur de la colonie, qui n’est pas un quaker, et l’assemblée
législative qui, elle, se compose de quakers, les divergences de vues s’approfondissent. En
1748, l’assemblée refuse de voter des crédits pour la défense de Philadelphie, mais elle alloue
500 livres pour aider les Indiens à survivre et pour conserver d’amicales relations avec eux.
Peu après 1756, des incidents ensanglantent l’ouest de la colonie. Bien que des colons aient
été massacrés, l’assemblée décide de réglementer un peu plus justement les relations
commerciales avec les Indiens. Les massacres continuent. Les colons de l’Ouest, excédés,
viennent protester à Philadelphie. Le gouverneur finit par déclarer la guerre aux Shawnees et
aux Delawares. Les quakers se retirent de l’assemblée. Quant aux Iroquois, leur sort dépendra
de l’issue de la guerre franco-anglaise, dite guerre de Sept Ans, et finalement de la guerre
d’Indépendance. Ajoutons, pour donner de la Pennsylvanie une image plus complète, qu’elle
s’est transformée au XVIIIe siècle en champ privilégié d’expérimentations religieuses et que
l’une des communautés utopiques qui s’y fixent, les Frères moraves, a beaucoup fait pour
christianiser les Indiens et améliorer leur sort.
À la fin du XVIIIe siècle, le danger indien s’est éloigné. Les tribus de la côte atlantique ont
été soumises, rejetées plus à l’ouest ou massacrées. La menace se localise maintenant sur les
franges les plus occidentales des colonies. Elle concerne les plus aventureux des colons, et non
les plus anciens ou les plus riches. Désormais, c’en est fini des relations égalitaires entre
Blancs et Peaux-Rouges. Signe des temps, en Europe comme en Amérique, les savants et les
philosophes s’interrogent gravement sur les caractéristiques de l’Indien. Buffon souligne ses
faiblesses et ses infirmités. Jefferson soutient l’opinion contraire. Le temps des guerres
indiennes s’est achevé, à l’est des Appalaches. Le combat a cessé faute de combattants.
1. Cf. Élise Marienstras, La Résistance indienne aux États-Unis du XVIe au XXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, coll.
« Archives », 1980, p. 25.
2. Cité par Élise Marienstras, op. cit., p. 61.
3. Ibid., p. 53.
4. Désiré Pasquet, Histoire politique et sociale du peuple américain, Paris, Auguste Picard, 1924-1931, vol. 1, p. 5.
5. Philippe Jacquin, Histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Payot, 1976, p. 38.
3
La société coloniale
Une fois qu’a été souligné le phénomène déterminant de la croissance naturelle, il faut en
revenir à l’immigration. À condition de ne pas céder au lyrisme de Crèvecœur : « De ce fonds
bigarré, poursuivait le fermier poète, cette race qu’on appelle les Américains est née. […]
Dans ce grand asile américain, les pauvres de l’Europe, par quelque moyen que ce soit, se
sont rencontrés. […] Hélas ! les deux tiers d’entre eux n’avaient pas de pays. Un misérable
qui erre sans but, qui travaille et meurt de faim, dont la vie est une scène continuelle
d’afflictions et de pénuries, un tel homme peut-il dire que l’Angleterre ou tout autre royaume
est son pays ? » Ce qui est contestable dans cette description, ce n’est pas l’analyse des
motivations. Car les immigrants, tout en ayant des motivations fort diverses, sont surtout
attirés par les ressources et l’abondance de la Terre promise. Mais les seuls pauvres ne
constituent pas les bataillons de l’immigration. Bien au contraire. Il faut payer pour traverser
l’océan. Aussi pourrait-on diviser les immigrants en trois groupes : les immigrants volontaires,
les immigrants recrutés de bon ou de mauvais gré, les immigrants malgré eux. Pour les uns
comme pour les autres, les conditions de la traversée sont extrêmement pénibles. Cinq à huit
semaines de navigation, dans la promiscuité, sur un frêle navire qui fait courir autant de
dangers que les maladies épidémiques, une alimentation cruellement insuffisante… bref, la
première victoire d’un immigrant, c’est d’arriver en Amérique. Il n’est pas rare que 10 % des
passagers meurent au cours de la traversée. Et ceux qui ont survécu conservent d’inoubliables
impressions, comme cet immigrant allemand : « Le navire est rempli de signes pitoyables de
détresse : des odeurs, des relents, des horreurs, des vomissures, toutes les sortes de mal de
mer, la fièvre, la dysenterie, les maux de tête, la chaleur, la constipation, les infections, le
scorbut, les tumeurs, les affections buccales et d’autres maladies semblables qui résultent de
l’état avarié et de la forte teneur en sel de la nourriture, particulièrement de la viande, ainsi
que l’eau très mauvaise et sale, ce qui provoque la destruction et la mort misérable de
beaucoup. Ajoutez à cela le manque de nourriture, la faim, la soif, le froid, la chaleur,
l’humidité, la peur, les vexations, les lamentations et d’autres ennuis. »
Passe encore de supporter tant d’épreuves, si l’on a décidé librement de vendre ses biens,
d’emmener femme et enfants ou de les faire venir plus tard, et de partir pour l’Amérique.
Jusqu’à la dernière décennie du XVIIe siècle, neuf immigrants sur dix sont des Anglais. Puis,
une nouvelle période s’ouvre et l’immigration diversifie ses origines. Voici qu’arrivent les
huguenots français, avant et surtout après la révocation de l’édit de Nantes. Bon nombre
d’entre eux ont d’abord fait un séjour en Angleterre, en Hollande, dans les cantons suisses,
dans les États allemands. Ils sont artisans ou bien pratiquent la viticulture et la sériciculture
– deux spécialités que les colonies américaines recherchent avec ardeur. Ils s’installent dans
les treize colonies, tout en préférant la Caroline du Sud, la Virginie, la Pennsylvanie, le New
York. La Nouvelle-Angleterre ne les accueille pas volontiers, sans doute parce qu’ils ne sont
pas congrégationalistes et qu’en temps de guerre avec la Nouvelle-France, on les prend pour
des Français (ce qu’ils ne sont plus) et qu’on oublie leurs convictions calvinistes. Quoi qu’il en
soit, ils forment en 1699 à Charleston une communauté de 483 personnes. En 1764, toujours
en Caroline du Sud, ils créent la ville de New Bordeaux. D’autres huguenots ont fondé, en
1695, au nord de New York, la ville de New Rochelle. Et pourtant, la communauté huguenote
ne tarde pas à se fondre dans la société américaine, au point d’y disparaître. Ce n’est pas
qu’elle n’ait pas réussi sur le plan matériel. Elle prospère. Le plus riche des planteurs de
Caroline du Sud se nomme Manigault. Les de Lancey, de Forest, Vassar et de La Noye
(anglicisé en Delano, des ancêtres de Franklin Roosevelt) sont de grands propriétaires de la
vallée de l’Hudson. Même à Boston, des marchands comme les Faneuil, les Bowdoin, un
artisan comme Paul Revere témoignent de la vitalité et du dynamisme des huguenots.
Toutefois, si l’on compte 55 000 Américains qui ont des origines françaises en 1790, ils sont
trop disséminés pour former une communauté soudée et influente. Il n’est pas question qu’ils
joignent leurs forces à celles des catholiques français et acadiens qui se fixent dans le Sud. La
deuxième génération perd l’usage du français. Puis, par opportunisme ou par inclination, les
huguenots s’intègrent à l’Église anglicane et abandonnent leur originalité religieuse.
Ce n’est pas le cas des Écossais. Presbytériens, ils sont ; presbytériens, ils restent. Dans le
même temps, ils se font agriculteurs, parfois commerçants, la Bible dans une main, le fusil
dans l’autre, individualistes, querelleurs, toujours remuants, un peu à l’écart des autres colons
qui se méfient d’eux. À vrai dire, la plupart d’entre eux ont émigré d’Irlande. Ce sont des
Scotch-Irish qui sont passés d’Écosse en Ulster au XVIIe siècle. Dans les années 1715-1740, des
communautés entières, avec leurs pasteurs, traversent l’Atlantique. C’est que le régime de la
propriété foncière les défavorise : les propriétaires anglais n’habitent pas l’Ulster, mais
exigent des loyers élevés et, comme si cela ne suffisait pas, accordent des baux relativement
courts. Les premiers départs en 1717-1718 ouvrent la voie. Les armateurs découvrent là une
source de profits et se mettent à faire de la publicité pour l’Amérique. Les propriétaires
fonciers s’inquiètent. Rien n’y fait. Les Scotch-Irish continuent de partir, au point qu’au
lendemain de l’indépendance, ils sont 250 000 aux États-Unis. Ils commencent par s’installer
en Nouvelle-Angleterre. Une fois de plus, l’accueil des puritains n’est pas chaleureux. Comme
les relations maritimes entre Belfast ou Londonderry et Philadelphie abaissent le prix du
voyage, ils débarquent en masse en Pennsylvanie. Et les Scotch-Irish s’enfoncent à l’intérieur
du continent. Pas de terres disponibles ou pas de terres à un prix accessible ? Ils ne
s’embarrassent pas de scrupules inutiles. Ils font du squatting et s’établissent sans titre de
propriété au pied des Appalaches, puis de l’autre côté de la chaîne. Dans l’arrière-pays, de la
Pennsylvanie à la Georgie en passant par la Virginie et les Carolines, la Frontière est le
domaine des Écossais d’Irlande, bientôt rejoints par des Écossais des Lowlands et des
Highlanders qui émigrent, eux aussi, par clans entiers dans la vallée de l’Hudson et dans celle
de la Mohawk.
Reste l’immigration allemande. Sa diversité est extraordinaire : des piétistes de tout poil,
des luthériens, des réformés – originaires de tous les États allemands, surtout de ceux de la
vallée du Rhin, et des cantons suisses. Tantôt ils ont payé leurs frais de voyage, tantôt ils
n’ont versé qu’une partie du prix et, une fois parvenus en Amérique, s’engagent à rembourser
sous forme de travail (ce sont des redemptioners). Le havre pour les Allemands, c’est d’abord
et avant tout la Pennsylvanie. C’est ce qu’a voulu William Penn pour assurer la réussite de
l’« expérience sacrée ». Une fois créé, le courant s’est maintenu. Germantown, à deux pas de
Philadelphie, le comté de Lancaster, plus à l’ouest, sont les lieux privilégiés du rassemblement
allemand, au point qu’en 1766 Franklin fait remarquer qu’avec 110 000 à 150 000 Allemands,
la Pennsylvanie est pour un tiers germanique. De plus, les Allemands sont aussi installés dans
la vallée de la Shenandoah en Virginie, dans les Carolines et en Georgie, dans le comté
Frederick en Maryland, sans oublier la vallée de l’Hudson.
Des huguenots, des Écossais, des Allemands, mais aussi des Irlandais du Sud, des
Hollandais de l’ancienne Nouvelle-Hollande, des Suédois de l’ex-Nouvelle-Suède, des Juifs
sépharades dont le premier groupe se fixe en 1654 à La Nouvelle-Amsterdam, dont un autre
groupe préfère un peu plus tard Newport (Rhode Island), etc., bref, une Amérique diverse,
pluri-ethnique, une mosaïque de peuples. En apparence seulement, car un immigrant blanc
sur deux, peut-être même deux sur trois, est un serviteur sous contrat, un indentured servant,
qui vient d’Angleterre.
Malgré son rôle prépondérant dans le peuplement des colonies, cette catégorie sociale a
longtemps été méconnue. Les serviteurs sous contrat ne sont pas des esclaves. Ils conservent
leurs droits de sujets britanniques et peuvent, par exemple, assigner leur maître devant un
tribunal ou déposer à la barre. Pourtant, ils ne sont pas libres. Pendant un nombre d’années
variable, en général de quatre à sept ans, ils donnent leur force de travail à un maître. Le
contrat rempli, ils s’installent où ils veulent, bénéficient d’une indemnité sous forme d’argent
ou de terre et vivent comme n’importe quel autre colon. On ne saurait les ranger dans la
catégorie des immigrants volontaires, car leur transport en Amérique a fait l’objet d’une
négociation commerciale et suscite un commerce rentable. Ils sont recrutés, de bon gré,
rarement par la force, pour aller travailler dans les colonies. Ne disposant pas de l’argent
nécessaire au paiement des frais de voyage, ils se sont vendus à un capitaine de navire. Celui-
ci, dès son arrivée en Amérique, les revend avec bénéfice à un propriétaire foncier qui a
besoin de main-d’œuvre. Contre son travail, le serviteur reçoit la nourriture, le logement, les
vêtements, une généreuse ration d’alcool. Il va de soi que le maître est tenu de ne pas
maltraiter son serviteur et que le serviteur doit respecter les termes et la durée du contrat. La
plupart des serviteurs sont des hommes âgés de quinze à vingt-cinq ans, paysans ou artisans,
quelquefois ouvriers sans qualifications, exceptionnellement des hors-la-loi, des criminels. Il
semble que 70 % d’entre eux sachent lire et écrire. Le système atteint son apogée dans les
deux dernières décennies du XVIIe siècle. Il s’est toutefois maintenu au XVIIIe siècle, bien qu’il
ait perdu de son importance économique et démographique. On le retrouve même, bien après
l’indépendance, à titre de survivance.
Son succès est inversement proportionnel au succès d’une autre forme d’immigration,
celle-là contrainte : l’immigration des esclaves africains. Là encore, méfions-nous des mythes
et des idées toutes faites. La première cargaison d’esclaves noirs (ils étaient 20) fut débarquée
à Jamestown en 1619 d’un navire hollandais. La population noire des colonies se limite à
60 personnes en 1630, à moins de 7 000 en 1680. Dans les trois premières décennies du
XVIII siècle, l’importation annuelle s’élève à 1 000. Puis, une accélération se produit : 40 500
e
de 1731 à 1740, 58 500 de 1741 à 1750, 41 900 de 1751 à 1760, 85 800 de 1761 à 1780,
91 600 de 1781 à 1810. En 1780, les États-Unis comptent 575 420 Noirs, soit un cinquième de
leur population totale, et sur ce total 90 % vivent au sud de la Pennsylvanie. La plupart
d’entre eux viennent des rivages du golfe de Guinée, notamment le Biafra, le Ghana, le
Sénégal et la Gambie. D’autres sont originaires des bouches du Congo, de l’Angola et du
Mozambique. Très peu ont été importés des Antilles, car les colons américains considèrent ces
esclaves, déjà anglophones, comme de mauvais travailleurs et de fortes têtes. De toute
évidence, dans ce cas comme dans celui de la population blanche, c’est l’accroissement
naturel plus que l’immigration qui explique l’augmentation considérable de la population
noire.
Enfin, il convient de placer dans une juste perspective l’importation d’esclaves africains
en Amérique du Nord. Du début du XVIIe au début du XIXe siècle, on estime à 523 000 le
nombre des esclaves qui sont arrivés dans les colonies nord-américaines, puis aux États-Unis.
C’est deux fois moins pour la même période qu’en Jamaïque, à peu près autant que dans les
Barbades. Si l’on évalue à 11 345 000 les Africains qui ont été expédiés en Amérique et en
Europe, cela fait 4,61 % pour l’Amérique du Nord, 14,87 % pour l’Amérique espagnole,
21,53 % pour les Antilles anglaises, 14,59 % pour les Antilles françaises, 36,93 % pour le
Brésil (tableau 4).
Quant aux décès survenus sur les bateaux négriers, il est vraisemblable qu’ils ont été du
même ordre que les décès sur les bateaux transportant des passagers blancs. Ces précisions
n’ont pas, bien évidemment, pour but de justifier la traite et l’esclavage, mais visent à
apporter les résultats des recherches les plus récentes et à dissiper des ambiguïtés.
D’ailleurs, pour être complet, il existe une dernière catégorie d’immigrants contraints. Ce
sont les condamnés de droit commun, les convicts, dont l’Angleterre se débarrasse. Au grand
scandale des colons, comme Benjamin Franklin, qui s’indignent de cette pratique. Pour la
période coloniale, ils ont été aux environs de 50 000 et ont contribué, à leur manière, à la
mise en valeur de l’Amérique du Nord.
Ce peuplement, rapide et considérable, entraîne deux conséquences. En premier lieu, la
formation d’une société diversifiée et complexe, avec des affinités culturelles et ethniques,
l’habitude de se regrouper pour survivre. Encore qu’il ne faille pas sous-estimer les tensions
sociales. Les puritains ne sont pas les seuls à détester les nouveaux venus, surtout s’ils ne sont
pas des puritains de stricte observance. Presque partout, les catholiques sont mal vus et les
capitaines des navires qui transportent ces indésirables sont frappés d’une taxe spéciale, qui
s’apparente à une taxe punitive. Les Juifs n’ont pas reçu en tous lieux un accueil
enthousiaste : la Georgie, si soucieuse de soulager les misères des faillis, si ouverte à la
philanthropie, manifeste des réticences à leur égard. Quant aux pauvres, ils sont ici et là
rejetés, à moins que les capitaines des navires s’engagent à subvenir à leurs besoins, donc à
les caser auprès des propriétaires fonciers. En un mot, une société plus ouverte que n’importe
laquelle des sociétés européennes de l’époque, mais une société qui définit avec précision les
limites de son ouverture.
Le deuxième conséquence concerne la géographie du peuplement. Tout au long de la
période coloniale, la Virginie conserve le premier rang pour le nombre des habitants. Au
moment de l’indépendance, elle réunit 21 % des Américains ; le Massachusetts 11 %, tout
comme la Pennsylvanie. Au même moment, neuf Américains sur dix vivent à la campagne.
C’est dire que les villes sont de taille réduite. Philadelphie groupe 35 000 habitants ; New
York, 25 000 ; Boston, 16 000 ; Charleston, 12 000. Grosso modo, les colons ont atteint les
Appalaches. Ils dépassent cette ligne au-delà de la vallée de la Shenandoah et dans l’arrière-
pays du Maryland ou de la Pennsylvanie. Mais à l’est, sur la côte comme à l’intérieur, bien
des régions sont encore recouvertes de forêts épaisses. C’est le cas du Maine, de la plus
grande partie du New Hampshire et du New York, de l’arrière-pays de la Georgie, du rivage
atlantique de Wilmington au cap Hatteras. La pénétration vers l’intérieur se poursuit,
irrésistiblement. Les colons continuent à remonter les cours d’eau, construisent des forts, puis
ces log cabins, des cabanes en rondins qu’ils ont appris à assembler grâce à des immigrants
d’origine scandinave. Ils défrichent, repoussent les Indiens, s’installent. La marche vers
l’Ouest a commencé. Ces observations laissent apercevoir le lien étroit et indissoluble entre
l’essor démographique et l’expansion économique. Impossible d’affirmer que l’un précède
l’autre. Ils progressent ensemble.
De la société coloniale on pourrait dire qu’elle se caractérise par les plantations du Sud,
les activités commerciales du Nord et la progression de la Frontière à l’ouest. La division
géographique est commode. Elle n’en dissimule pas moins une grande variété dans l’économie
de chaque région. Elle simplifie beaucoup trop pour ne pas déformer. Il vaut mieux analyser
les deux dimensions essentielles de la société : le monde de la terre et le monde du
commerce.
La terre est abondante. Rien de comparable, notent les voyageurs, avec ce que l’on
observe en Europe. Toutefois, l’accession à la propriété varie suivant les époques et les
colonies. En Virginie, par exemple, le roi accorde des concessions à ses favoris et à de grands
seigneurs. Ceux-ci divisent une partie de leur propriété en lots et y établissent des fermiers
qui paient un loyer, de plus en plus symbolique à mesure que les prix fonciers augmentent.
De fermiers, ils deviennent insensiblement propriétaires. Ou bien, pour avoir fait venir à
leurs frais des immigrants, ils reçoivent gratuitement des headrights, soit 50 acres (20
hectares) par immigrant. S’agrandir n’est pas compliqué. Il suffit d’acheter et pour réaliser de
bonnes affaires d’acheter avant que la terre ne soit mise en valeur. Suivant les circonstances,
on s’approprie le plus possible. On attend alors que les prix montent, puis on revend ou on
fait exploiter. Du coup, la superficie moyenne d’une ferme correspond à 40 hectares, mais
cette moyenne cache les énormes possessions des grands propriétaires de Virginie. Et
pourtant, le taux de faire-valoir indirect est relativement bas. De ce point de vue, le New
York constitue une exception qui s’explique par le système des patrons, hérité des Hollandais.
Ici, les Anglais n’ont pas changé les structures économiques et sociales, mais les fermiers
bénéficient de baux satisfaisants, souvent établis à perpétuité et comportant un loyer fixé à
10 % de la production. Il est également vraisemblable que le taux d’occupation des sols par
des locataires s’est accru au XVIIIe siècle dans le Maryland et en Pennsylvanie. Ailleurs, la
condition des locataires est transitoire. On passe par cette étape pour atteindre un certain
niveau économique et se rendre propriétaire d’une exploitation.
Dans le Nord, notamment dans le Massachusetts, les pratiques sont différentes. Point de
headrights et peu de concessions individuelles. Lorsqu’un groupe d’hommes et de femmes
formant une congrégation désire se fixer, il s’adresse à l’assemblée de la colonie. Celle-ci
examine les qualifications religieuses des postulants et leurs aptitudes au travail de la terre.
Puis, elle leur attribue, en contiguïté avec une ville ou un village, un lot de 6 miles carrés 2.
Aux nouveaux propriétaires de répartir les terres entre eux, de choisir l’emplacement de
l’église, de l’école, de la place centrale (le common ou le green), d’offrir un lopin au forgeron,
au meunier, à la sage-femme. Les parcelles sont réparties de manière que chacun ait un peu
de tout. Le système fonctionne bien, tant que la population ne s’accroît pas trop vite. Au
XVIII siècle, les disputes sont nombreuses entre les nouveaux venus, qui souhaiteraient une
e
L’impression qui se dégage est celle d’une société fragmentée, dans laquelle chaque ville
s’apparente à un monde particulier, le Nord s’oppose au Sud, le Centre se distingue de la
Frontière, les colonies forment des entités distinctes qui cultivent soigneusement leur
particularisme. Impression trompeuse. La société coloniale est à la fois diverse et unie dans
ses comportements et ses modes de pensée. La culture, prise dans son sens large, regroupe les
colons autour de l’Angleterre, ou plutôt d’une certaine Angleterre.
La vie religieuse conforte l’observation. Quelle diversité au milieu du XVIIIe siècle ! Sans
doute pourrait-on dire que 99 Américains sur 100 sont protestants. Les 2 000 Juifs et les
25 000 catholiques confirment par leur petit nombre que les colonies sont un domaine
privilégié du protestantisme. Pourtant, le mot protestant reste vague. Les confessions, les
Églises, les sectes s’opposent les unes aux autres. Les schismes et les dissidences se
multiplient. Une jalouse indépendance, la volonté de garder une originalité imprègnent les
esprits. Les congrégationalistes ou puritains groupent 600 000 fidèles. Leur fief, c’est le
Massachusetts, secondairement le Connecticut. Les anglicans, qui, au lendemain de
l’indépendance, rejettent leur allégeance au roi d’Angleterre et choisissent alors de s’appeler
épiscopaliens, sont un demi-million. On les trouve surtout dans les colonies du Sud et du
Centre, bien que, depuis peu, ils s’efforcent de pénétrer parmi les dissidents, c’est-à-dire en
Nouvelle-Angleterre. Du Massachusetts à la Georgie, la Frontière est presbytérienne, à la suite
de l’immigration massive des Écossais. Les méthodistes viennent de faire leur apparition. Les
quakers continuent à dominer la vie religieuse en Pennsylvanie. Les baptistes ont pris racine
dans le Rhode Island et se sont disséminés dans les autres colonies, y compris celles du Sud.
Les luthériens, les réformés hollandais et allemands, les innombrables sectes piétistes
complètent le panorama des convictions religieuses. La Pennsylvanie illustre à merveille la
mosaïque. C’est que les quakers ont l’esprit large. Ils accueillent à bras ouverts tous les
sectateurs. Et, conséquence inévitable, la colonie se transforme en une sorte de conservatoire
des innombrables dissidences de l’Europe protestante. Les piétistes y affluent. Ils ont quitté la
vallée du Rhin, les cantons suisses et les États allemands à la recherche d’un refuge. Les
premiers mennonites viennent de Crefeld et s’installent à Germantown en 1683. Ce sont des
anabaptistes, farouches adeptes du pacifisme, excellents agriculteurs. D’autres se joignent à
eux et s’établissent plus à l’ouest dans le comté de Lancaster. Parmi les nouveaux venus, des
amish, mennonites rigoristes, fidèles à un prédicateur bernois, Jacob Amman, qui conservent
l’habillement, les mœurs, le goût du XVIIe siècle, se mettent au travail avec ardeur,
s’enrichissent dans l’agriculture et continuent, en plein XXe siècle, à vivre comme au temps
d’Amman. Puis, on découvre les dunkers qui se rassemblent en une Église des Frères. Ils ont
fait sécession de l’Église réformée du Palatinat, se sont réfugiés en Westphalie avant
d’émigrer, à partir de 1719, vers l’Amérique. Les Frères moraves, eux, sont issus de l’Église
renouvelée des Frères unis, les descendants des hussites qui ont suivi le comte Zinzendorf. Ils
prennent pied en Georgie en 1735 et préfèrent la Pennsylvanie où ils fondent Nazareth en
1738 et Bethlehem en 1741. Les Frères moraves ne sont que 3 000 en 1775. Les
schwenckfelders sont des mystiques, amis de Zinzendorf, qui ne croient pas, à la différence
des anabaptistes, qu’on puisse reconstituer ici-bas l’Église primitive. Cette énumération
épuise-t-elle la richesse religieuse de la Pennsylvanie ? Pas du tout. Il faudrait encore citer les
luthériens suédois, allemands ou hollandais, les calvinistes de stricte observance, des
anglicans qui se croient en pays de mission, etc.
On aimerait en conclure que la tolérance la plus parfaite règne dans les colonies. En
apparence, elle est indispensable au développement de l’Amérique. Si l’on veut des bras pour
travailler la terre et faire monter les prix, si l’on a besoin d’hommes pour repousser les
Indiens, si l’on souhaite la présence d’artisans et de commerçants, peu importe les convictions
religieuses. Tant pis si le voisin est catholique, quaker ou juif. L’essentiel est d’avoir un
voisin. D’ailleurs, la plupart des colons ne sont-ils pas des persécutés ou des descendants de
persécutés qui ont choisi de traverser l’Atlantique pour vivre en liberté ? Victimes eux-mêmes
de l’intolérance, ils ne devraient pas la pratiquer. Erreur. En premier lieu, les anglicans n’ont
pas connu la persécution en Angleterre. Ils appartiennent à l’Église régnante et se sentent très
proches de la mère patrie. S’ils s’opposent à la présence d’un évêque américain, c’est pour ne
pas devoir l’entretenir. Comme dans la métropole, les anglicans tâchent d’obtenir que leur
Église soit « établie », reçoive des subventions des pouvoirs publics et soit l’Église officielle.
Ils ne veulent pas de séparation de l’Église et de l’État. Et les anglicans d’Amérique obtiennent
« l’établissement » dans toutes les colonies du Sud et du Centre (sauf en Pennsylvanie et dans
le Delaware).
En Nouvelle-Angleterre, les congrégationalistes n’aiment que les congrégationalistes. Au
XVII siècle, les quakers et les baptistes y ont été pourchassés, parfois condamnés à mort. Un
e
peu plus tard, les presbytériens sont tolérés, sans plus 3. Les Églises congrégationalistes sont
subventionnées dans le Massachusetts et dans le Connecticut. Et dans le Massachusetts,
jusqu’en 1684, ne peuvent participer aux affaires politiques que les membres de l’Église
congrégationaliste. Dans cet ensemble où la liberté de pratiquer des uns n’est pas forcément
reconnue par les autres, la Pennsylvanie et le Rhode Island donnent le bon exemple.
Reconnaissons, toutefois, que l’intolérance des colonies américaines est moins absolue que
celle de la France de Louis XIV ou de l’Angleterre de Cromwell et de Charles II.
Les tensions religieuses s’apaisent au XVIIIe siècle. Tout simplement parce que la foi
décline. Le sentiment religieux s’affadit au profit de la raison. Fini le temps où les quakers ne
pensaient qu’à construire la cité de l’amour fraternel. Ils se passionnent maintenant pour leurs
affaires. Les puritains ne montrent plus cette intransigeance qui caractérisait les fondateurs de
la colonie. En 1692, à Salem, la chasse aux sorcières s’est terminée par l’exécution de vingt
personnes. Un symbole, non pas de l’esprit américain car dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
les sorcières ont été pourchassées beaucoup plus souvent qu’en Amérique, mais de l’esprit
puritain. Ce temps est si éloigné qu’en 1734, Jonathan Edwards, pasteur à Northampton
(Massachusetts), prononce des sermons qui sont publiés à Boston, à Londres, en Écosse, dans
les États allemands, aux Provinces-Unies. Il demande à ses coreligionnaires de fuir le péché,
de revenir à la vraie foi, de confesser Dieu. Le mouvement est né, une quinzaine d’années
auparavant, dans l’Église réformée hollandaise. Il s’étend aux presbytériens avec William
Tennent. Mais c’est avec George Whitefield qu’il prend de l’ampleur. Whitefield est un
pasteur anglican d’Angleterre qui franchit plusieurs fois l’Atlantique. En 1739-1740, il
entreprend une « tournée » américaine. En soixante-treize jours, il parcourt 1 200 kilomètres,
prêche 1 300 sermons. Il a une voix si forte qu’il se fait entendre de 20 000 personnes en
même temps. Et quel talent ! Il fait peur à son auditoire, tient le rôle des pécheurs et de Dieu,
dépeint l’enfer, prononce des paroles qui glacent, provoque les larmes et exhorte ses
auditeurs à se repentir. Il est difficile de lui résister. Un rationaliste comme Franklin ne reste
pas insensible. Bien des Américains qui n’éprouvaient guère d’inquiétudes religieuses sont
bouleversés.
La tornade passée, qu’en reste-t-il ? Des idées d’abord, comme la supériorité de la loi
divine sur les lois humaines, la conviction que les droits naturels ont été donnés par Dieu et
qu’ils sont par conséquent inaliénables et fondamentaux. Des sentiments, ensuite, car le
Grand Réveil, le premier des réveils qui aient secoué l’Amérique du Nord, sape l’autorité du
clergé, de tous les clergés. Ou bien les pasteurs acceptent les nouvelles lumières et perdent
une grande partie de leur influence, au profit de l’émotion, de l’irrationalité et de la
recherche individuelle du salut. Ou bien ils s’en tiennent aux anciennes lumières, accentuent
le dessèchement de la foi, ce qui aboutit à la naissance d’un vague déisme, qu’on nommera
plus tard l’unitarisme. Une certitude, enfin : Whitefield a influencé toutes les communautés.
Lui, l’Anglais, il a prêché comme un Américain, sans se soucier des frontières entre les
colonies ou des conflits entre les doctrines religieuses. Après son passage, la foi renaît dans
une homogénéité qui touche l’ensemble des colonies. À travers le Grand Réveil, c’est la
marche vers l’unité qui commence.
Les colons américains ne manquent pas de liberté politique. Ils ne subissent pas une
oppression telle, un contrôle de la métropole si rigoureux, qu’ils ne songent qu’à s’en
débarrasser en proclamant leur indépendance. En un mot, si l’on se place dans le long terme,
les causes politiques de la Révolution n’apparaissent pas. Qu’on en juge ! Le roi d’Angleterre,
George III, est monté sur le trône en 1760. Comme ses prédécesseurs, il exerce son autorité
sur les colonies d’Amérique par l’intermédiaire du Board of Trade, du secrétaire d’État pour le
Département du Sud de l’Europe et du Parlement – une autorité imprécise, distraite et, par
nécessité, distante. Certes, huit colonies sont dites royales ; seuls, le Rhode Island et le
Connecticut se gouvernent d’après leur charte de fondation, tandis que le Maryland, la
Pennsylvanie et le Delaware ont conservé leur statut de colonies relevant de lords
propriétaires. Mais à vrai dire les Américains ont appris à se gouverner tout seuls ; ils
appliquent le principe du self government.
Chaque gouverneur est nommé par le roi (dans les colonies royales), par les assemblées
législatives (Rhode Island et Connecticut) ou par les lords propriétaires. Il représente la
Couronne ou le pouvoir suprême, convoque les assemblées, contrôle les dépenses, nomme les
fonctionnaires, commande à la milice et à la flotte, est le chef de l’Église « établie ».
Incarnation de l’exécutif, il se heurte souvent à la méfiance des colons qui croient volontiers
que les détenteurs d’un pouvoir s’empressent d’en abuser et, dans la mesure où le gouverneur
est rémunéré par des crédits que votent les assemblées, aiment à lui faire sentir sa
dépendance.
À l’exception de la Pennsylvanie, les colonies ont deux assemblées législatives. La haute
assemblée, le Conseil, est nommée par le roi ou le propriétaire ; elle se compose de 12 à 18
membres, qui appartiennent à l’aristocratie, conseillent le gouverneur et jugent en appel dans
certaines affaires. La chambre basse, elle, est élue. La Chambre des bourgeois de Virginie
réunit 75 membres ; la Chambre des délégués du Maryland, 50 ; la General Court du
Massachusetts, 100 ; etc. Le suffrage est censitaire. C’est alors la tradition britannique. Les
femmes, les mineurs, les étrangers, les catholiques, les Juifs, les hommes non blancs n’ont pas
vocation à voter. Les esclaves, quelle que soit la couleur de leur peau, les serviteurs sous
contrat, les locataires, les pauvres, les fils de plus de 21 ans qui vivent avec leurs parents ne
sont pas davantage admis à exprimer une opinion politique. Pourquoi ? Parce que, par
principe, ceux qui votent sont ceux qui ont une propriété, c’est-à-dire ceux qui ont quelque
chose à défendre et sont directement concernés par la gestion des affaires publiques. Dans la
pratique, le cens varie d’une colonie à l’autre ; dans certains cas, il suffit même de louer à
bail, pour une longue période, une exploitation agricole. Il est vraisemblable que le droit de
vote est plus libéralement accordé en Nouvelle-Angleterre qu’en Virginie, simplement parce
que le cens est fixé plus bas. La chambre basse adopte les lois qui s’appliquent à la colonie,
gère le budget et les dépenses, sert de parlement local, bien que le Board of Trade exerce son
contrôle sur la législation coloniale. Bref, rien de très astreignant pour les Américains qui
considèrent leurs assemblées comme des répliques de la Chambre des communes, alors qu’à
Londres le Parlement continue de croire qu’il a conservé son pouvoir législatif dans les
colonies. Un débat théorique qui, jusqu’à 1763, ne passionne pas. L’ambiguïté n’a pourtant
pas totalement disparu, puisque chaque colonie envoie un agent à Westminster pour la
représenter et parler en son nom, preuve que les Américains admettent sans difficulté que
leur sort dépend aussi des décisions de la métropole.
L’Amérique coloniale ne souffre pas plus d’on ne sait quelle domination culturelle que lui
imposerait l’Angleterre. Bien au contraire. Elle aspire à imiter la mère patrie. Des esprits
perfides diront plutôt qu’elle forme un désert culturel. Point de littérature, d’art,
d’enseignement, de recherches scientifiques qui soient propres aux Américains. Crèvecœur
imagine un brillant avenir : « Les Américains, écrit-il, sont les pèlerins de l’Ouest, qui
emportent avec eux la masse imposante des arts, des sciences, la vigueur et l’industrie qui, il
y a longtemps, sont nées à l’Est ; ils boucleront le grand cercle. » C’est l’idée, fort répandue
a u XVIIIe siècle, d’un déplacement continu vers l’ouest des activités intellectuelles et
artistiques. À la veille de la Révolution, le déplacement reste à faire.
Parler le bon anglais, lire les auteurs britanniques, acheter des marchandises, ordinaires
et de luxe, à Londres, poursuivre ses études en Grande-Bretagne, voilà l’idéal du colon.
Lorsqu’il évoque l’Angleterre, il dit tout simplement at home, « chez nous ». S’intégrer à la
société coloniale, c’est accepter ce modèle culturel et oublier la langue de ses parents, si elle
n’est pas l’anglais. Ainsi l’Américain ne deviendra pas un « sauvage » et repoussera l’influence
de l’Espagne ou de la France. Il conservera son identité, qui ne saurait être qu’une identité
anglaise. S’il fait entrer dans son vocabulaire des mots indiens (toboggan, mocassin, squaw),
français (prairie, bureau), hollandais (boss, yankee), s’il se vante d’avoir modernisé l’anglais, il
déclare néanmoins qu’un américanisme (le mot n’apparaît qu’en 1781) est une expression qu’il
vaudrait mieux ne pas employer.
Rien d’étonnant si la littérature britannique reste la principale des nourritures
spirituelles. Les auteurs étrangers jouissent de peu d’influence, à moins qu’ils n’appartiennent
à l’antiquité gréco-latine. Toutefois, le livre est cher. Il faut le faire venir d’Angleterre. Seul,
un colon riche peut s’offrir le luxe de commander à Londres les derniers ouvrages à succès ou
des œuvres latines et grecques. William Byrd, un planteur de Virginie, possède une
bibliothèque de 4 000 volumes. Thomas Hutchinson, qui exerce les fonctions de gouverneur
du Massachusetts, a réuni un fonds plus considérable encore. L’un et l’autre sont des
exceptions. Exceptionnelles aussi, les bibliothèques publiques de Philadelphie, de Newport, de
Charleston et de New York. La plupart des colons se contentent de lire et de relire la Bible,
de parcourir des almanachs, comme l’Almanach du bonhomme Richard que publie Benjamin
Franklin, des périodiques et des journaux auxquels une décision de justice (qui fait suite au
procès Zenger de 1735 4) accorde une relative indépendance à l’endroit du pouvoir politique.
La littérature est réservée aux happy few. Cette minorité privilégiée s’intéresse tout
particulièrement aux livres utiles. La médecine, la physique, le droit, l’art militaire, les
méthodes agricoles, voilà des sujets qu’il est bon de connaître. Le récit de voyage satisfait
aussi les besoins immédiats. William Byrd, par exemple, a rapporté ses aventures et ses
observations lors de son expédition sur la frontière qui sépare la Virginie et la Caroline du
Nord. Le salut de l’âme préoccupe beaucoup : les sermons de Cotton Mather, un pasteur
bostonien, ou de Jonathan Edwards, les récits hagiographiques, les poèmes eschatologiques
attirent les lecteurs. Dans les années qui précèdent la Révolution, les réflexions
philosophiques, les écrits politiques et les histoires des colonies se multiplient. Les colonies
acquièrent lentement une personnalité intellectuelle à l’ombre de l’Angleterre.
Une conclusion identique s’impose pour l’enseignement. « Après que Dieu nous eut
transportés sains et saufs jusqu’en Nouvelle-Angleterre, raconte l’un des historiens de la
migration puritaine, et que nous eûmes construit nos maisons, trouvé le nécessaire pour
vivre, élevé des bâtiments convenables pour le culte divin, établi le gouvernement civil, ce
que nous voulions ensuite et recherchions était de faire progresser la connaissance et de la
préserver pour la postérité, par crainte de laisser un ministère illettré quand nos ministres
actuels seraient étendus sous la poussière. […] Il plut à Dieu de remuer le cœur d’un M.
Harvard […] pour qu’il donnât la moitié de sa fortune (dont le total s’élevait à 1 700 livres)
afin d’ériger un collège et toute sa bibliothèque. » C’est ainsi que le collège (puis université)
Harvard est créé en 1636. Des puritains plus rigoristes fondent Yale à New Haven
(Connecticut) en 1701. Juste avant, en 1693, des anglicans avaient ouvert une université à
Williamsburg, dénommée William and Mary. Au XVIIIe siècle les créations se succèdent :
l’académie de Philadelphie (par la suite l’université de Pennsylvanie) date de 1740 ;
Princeton la presbytérienne, de 1746 ; King’s College (qui deviendra Columbia), de 1754 ;
Brown, l’université baptiste, de 1764 ; Queen’s (la future Rutgers, dans le New Jersey), de
1766 ; Dartmouth, que des disciples d’Edwards et de Whitefield ont ouverte pour l’instruction
des Indiens, de 1769. Cet enseignement supérieur se donne pour mission de faire connaître
les Écritures saintes, donc de former des ministres du culte, mais aussi d’enseigner la gestion
des affaires.
La recherche fondamentale n’existe pas : les philosophes, les grammairiens, les
historiens, les critiques littéraires, les savants ne sont pas américains. L’Amérique d’alors se
soucie plus de diffuser que d’approfondir les connaissances humaines. Et de construire,
notamment en Nouvelle-Angleterre, un réseau d’écoles primaires et secondaires. Le plus
célèbre de ses savants s’appelle Benjamin Franklin. Il n’est pas universitaire et n’a reçu
aucune formation théorique. Ce qui le passionne et passionne ses compatriotes, c’est, d’après
l’historien Daniel Boorstin, la « science populaire ». Franklin est l’homme des expériences
personnelles et des gadgets. En 1774, l’abbé Raynal faisait observer, non sans raisons, que
l’Amérique n’avait encore produit « aucun bon poète, aucun mathématicien de valeur, aucun
homme de génie dans un seul des arts ou une seule des sciences ». Les explications ? Un pays
neuf, encore peu peuplé, des hommes et des femmes soucieux de mettre en valeur un vaste
territoire et de le protéger contre les Indiens et les Français. Dans ces conditions,
l’enseignement est indispensable, s’il est utile à la vie, matérielle et spirituelle, de tous les
jours. Pour le reste, on peut pour le moment s’accrocher encore à l’Ancien Monde, surtout à
l’Angleterre.
C’est la même attitude qui prévaut dans le domaine des arts plastiques. Des peintres
européens visitent les colonies, s’y installent parfois. Ce sont des artistes mineurs, comme le
Suédois Hesselius ou l’Écossais Smibert. Ils font du portrait comme d’autres font du blé. C’est
ce que leur demandent les marchands et les planteurs, d’autant plus que l’évangile du travail
assimile le temps de l’homme à celui de Dieu et qu’il convient de ne pas se laisser aller à des
activités futiles comme les arts, le théâtre ou la musique. La peinture américaine naît avec
John Singleton Copley qui ne s’épanouit qu’en s’installant en Angleterre. C’est là également
qu’ont étudié Charles Willson Peale, Benjamin West, John Trumbull et Gilbert Stuart. Cette
dépendance à l’égard de la métropole, on la retrouve en architecture. Christopher Wren règne
en maître des deux côtés de l’Atlantique au début du XVIIIe siècle. Certes, les matériaux sont
différents et les besoins, également. Mais les grandes plantations du Sud, elles-mêmes,
s’inspirent du style palladien et leurs architectes sont tantôt de nouveaux venus en Amérique
qui ont quitté l’Angleterre pour faire fortune, tantôt des Américains qui ont été initiés dans
les écoles de la métropole.
L’Amérique du Nord, une autre Angleterre ? Oui, d’autant plus que les Américains se
considèrent comme des Anglais. Mais il ne faut pas oublier que ces Anglais d’outre-mer sont
séparés de leur métropole par cinq mille kilomètres d’océan, qu’ils ont pris l’habitude de se
gouverner seuls, de cultiver d’immenses étendues, de parcourir une partie d’un vaste
continent, de naviguer sur les mers, de prier Dieu comme ils l’entendent. Bref,
insensiblement, la société coloniale ressemble de moins en moins à la société anglaise.
1. Une « plantation », c’est d’abord une colonie. Le mot désigne par la suite et exclusivement un vaste domaine
agricole, qui caractérise le Sud des colonies (et des États-Unis).
2. Un mile carré correspond à un carré de 1 609 m de côté. Il se divise en demi-sections (de 320 acres chacune), elles-
mêmes divisées en quarts de section (160 acres). Le mile carré ou 640 acres équivaut à 2,59 km2 . Donc, 6 miles carrés
équivalent à 15,5 km2 .
3. En 1802, presbytériens et congrégationalistes fusionnent.
4. John Peter Zenger était le directeur du New York Weekly Journal. Il publia une série d’articles hostiles au gouverneur
de la colonie. Celui-ci lui fit un procès. Le tribunal refusa de juger l’affaire sur le fond. Mais il acquitta Zenger. Le
verdict fut considéré comme une étape décisive dans l’histoire de la liberté de la presse.
4
Le temps de l’indépendance
Des colonies prospères qui ont pris l’habitude de se gouverner elles-mêmes et se croient
plus anglaises que l’Angleterre, une métropole à la fois lointaine et peu soucieuse d’affirmer
son autorité… Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si la guerre ne venait
brouiller les cartes.
En Amérique du Nord, le conflit entre la France et l’Angleterre a éclaté trois ans plus tôt
qu’en Europe. La guerre de Sept Ans s’appelle ici la guerre contre les Français et les Indiens.
Pour un colon américain, rien de plus ordinaire, en effet, que de se battre contre les Français
du Canada et leurs alliés indiens. Le Français, c’est l’ennemi héréditaire. Au moins depuis qu’à
la fin du XVIIe siècle le projet d’un Empire français d’Amérique a pris forme : des bouches du
Saint-Laurent avec les avant-postes de Cap-Breton et de Terre-Neuve jusqu’au fin fond de la
Louisiane, en passant par les Grands Lacs, l’Ohio et le Mississippi. Le commerce des
fourrures, la christianisation des indigènes sont les motivations déterminantes des Français
qui, malgré tout, ne parviennent pas à surmonter une faiblesse rédhibitoire : leur petit
nombre dans une si vaste zone d’influence. Les Anglais établissent peu à peu des colonies de
peuplement, mais les Français doivent se contenter de fonder des colonies d’exploitation
qu’ils parcourent plus qu’ils n’administrent, qu’ils conquièrent plus qu’ils ne s’y installent,
qu’ils perdent au gré des hostilités. Bien entendu, toute guerre en Europe entre la France et
l’Angleterre s’exporte de l’autre côté de l’Atlantique. En fait, du Canada à la Virginie, des
escarmouches, terrestres et maritimes, résument la bataille. Parfois, un événement laisse des
souvenirs ineffaçables, comme le « grand chambardement » qui, dans la première moitié du
XVIII siècle, aboutit à la déportation par les Anglais des Français d’Acadie.
e
La pénétration française en Amérique du Nord
Vers 1750, la situation se tend de nouveau. Cette fois-ci, les Français tentent de
s’emparer de la vallée de l’Ohio et de consolider l’encerclement des colonies anglaises. En
1753, ils ont établi sur les bords du lac Érié le fort Presqu’île et menacent Fort Trent que des
marchands virginiens ont bâti aux fourches de l’Ohio. La colonie de Virginie s’inquiète. Elle
dépêche sur place un jeune major de la milice, George Washington. L’année suivante, les
Français bâtissent le fort Duquesne là où, plus tard, s’élèvera Pittsburgh. Des incidents
éclatent avec les Virginiens. La Virginie, se sentant trop faible, appelle la métropole au
secours. L’Angleterre envoie en 1755 le général Braddock avec 1 500 hommes. Nouvelle
défaite anglo-virginienne. D’escarmouches en batailles rangées, la guerre de l’Ouest se
poursuit. L’Angleterre reprend son souffle grâce à Pitt qui accède au pouvoir en 1757. Elle
prend Louisbourg sur l’île du Cap-Breton en 1758, Québec en 1759, Montréal en 1760, six
semaines avant que George III ne succède à son grand-père George II. La paix est rétablie en
1763. Un nouveau partage de l’Amérique du Nord se dessine. La France perd le Canada,
conserve la Louisiane qu’elle cède à l’Espagne, son alliée, et se contente désormais de la
Martinique, de la Guadeloupe et de Saint-Pierre-et-Miquelon. L’Angleterre triomphe. Elle
vient de réduire à néant les ambitions de l’ennemi ; leurs voisins espagnols ne sont pas assez
puissants pour mettre en danger les colonies des bords de l’Atlantique. Plus personne ne
menace l’Empire britannique. De quoi réjouir les colons, libérés de la peur, prêts à mettre en
valeur les terres nouvelles que l’Angleterre vient d’acquérir.
Est-ce ce sentiment de toute-puissance qui explique la politique coloniale de Londres de
1763 à 1765 ? Le 7 octobre 1763, le roi signe une proclamation qui crée, à l’ouest des
Appalaches, le Territoire indien. Puisque « des fraudes et des abus graves ont été commis
dans l’achat des terres aux Indiens aux dépens de nos intérêts et au grand mécontentement
desdits Indiens, [il faut] éviter de telles irrégularités [et] convaincre les Indiens de notre
justice et de notre détermination à supprimer les motifs de leur mécontentement ». En
conséquence, les achats de terres aux Indiens dans ce Territoire sont interdits ; le commerce
sera très sévèrement contrôlé par les gouverneurs et les chefs militaires. Enfin, les Blancs qui,
en dépit des interdictions, se sont installés à l’ouest de la ligne de démarcation devront
détruire leurs maisons et revenir à l’est. Déception et protestations des colonies. La
métropole, dit-on en Amérique, a tiré prétexte de la révolte de Pontiac, un chef ottawa, pour
empêcher l’expansion vers l’ouest. C’est une mesure de sécurité, répond-on à Londres, que le
seul intérêt général inspire. Toujours est-il que l’ambiguïté demeure : les marchands de
fourrures anglais n’ont-ils pas cherché et obtenu la mise à l’écart des agriculteurs coloniaux ?
L’année suivante, une nouvelle mesure douanière est adoptée. À l’entrée des ports
américains, les mélasses étrangères acquitteront désormais un droit de trois pence par gallon,
au lieu des six pence fixés en 1733. Mais le contrôle sera plus rigoureux ; la répression, plus
dure. Sans doute les colons ont-ils tourné, avec une belle constance et une incontestable
réussite, la précédente réglementation, en pratiquant la contrebande, y compris en temps de
guerre. Le Sugar Act néanmoins les inquiète. Il y a pire encore. En mars 1765, le Parlement
de Londres étend aux colonies la loi sur le timbre, le Stamp Act. Tout acte officiel et tout écrit
public (requête, donation, diplôme universitaire, facture, contrat, jeu de cartes, almanach,
livre, etc.) sont frappés d’un droit qui varie de deux pence à dix shillings. Les motivations du
législateur sont simples en apparence. La guerre a vidé les coffres royaux. La victoire assure
pour longtemps la sécurité des colonies. Donc, les colons ne peuvent pas refuser de verser
leur contribution, d’autant qu’ils n’ont pas toujours témoigné du loyalisme le plus
intransigeant à l’égard de la métropole. Les droits provenant des Actes de navigation
rapportent entre 2 000 et 3 000 livres par an. Le Sugar Act procurera un revenu de 50 000 à
80 000 livres ; le Stamp Act, un revenu de 60 000 livres. Appréciable, et pourtant insuffisant
si l’on garde en mémoire que l’entretien des troupes dans les colonies américaines coûte aux
environs de 300 000 livres. De plus, le Parlement continue de penser qu’il dispose du droit de
réglementer le commerce impérial, que la métropole acquitte un droit de timbre depuis 1670,
qu’il est de la plus élémentaire justice de le faire payer aussi aux colonies qui ont tiré profit
de la victoire sur les Français.
Pas du tout, répondent les Américains. Entre la prospérité des colonies et celle de la
métropole, il existe des liens indéniables. Les mesures que vient d’adopter la Chambre des
communes ruineront l’une et l’autre. Même la contrebande, assurent-ils, sert les intérêts de
l’Angleterre, car pour acheter des produits de la métropole, les colons ont besoin d’or et
d’argent. Peu importe que ce soit par des moyens légaux ou frauduleux qu’ils se procurent
l’indispensable. Le Stamp Act, concluent-ils, pèsera lourd. Il drainera les faibles ressources
monétaires des colonies dans les coffres royaux, au lieu d’alimenter le commerce. En outre, le
Currency Act de 1764 renforce encore l’interdiction faite aux colonies d’émettre du papier-
monnaie. Bref, les colons sont atteints dans leurs possessions matérielles. À leurs yeux, la
propriété est menacée et son corollaire, la liberté. Le Parlement ne respecte pas la
« Constitution ». Il peut prendre à l’égard de l’Empire des mesures législatives, voire
réglementer le commerce impérial en adoptant des droits de douane (duties) ; il ne saurait
voter l’imposition (taxes) des colonies sans leur consentement. Les colons possèdent les
mêmes droits que les Anglais d’Angleterre.
Reste un dernier argument. Tant de mesures en si peu de temps viennent de frapper les
colonies. C’est bien la preuve que la liberté est en péril, que les colonies subissent l’arbitraire
de la métropole, que le pouvoir corrompt, que l’homme est doté d’une nature mauvaise dont
il convient de se méfier. Des esprits maléfiques ont, à Londres, ourdi un complot contre
l’Amérique. Il faut agir.
Écrire, diffuser des arguments, c’est l’une des modalités d’action. Les considérations
succèdent aux réflexions ; les réponses, aux lettres. Les assemblées coloniales adoptent des
motions, par lesquelles elles expriment de vigoureuses protestations. À l’exception de la
Virginie, de la Caroline du Nord, de la Georgie et du New Hampshire, elles envoient des
délégués à un congrès qui se tient à New York du 7 au 25 octobre 1765. Une adresse est
rédigée et expédiée au roi ; une pétition, au Parlement. Aux discours enflammés, comme celui
de Patrick Henry le 29 mai devant la Chambre des bourgeois de Virginie, certains préfèrent le
recours à la violence. Les Fils de la Liberté, par exemple, sont des associations de défense, qui
s’en prennent aux distributeurs de papier timbré et aux contrôleurs royaux. La plus efficace
des armes, c’est le boycottage. Les marchands de New York, de Boston et de Philadelphie
s’engagent à ne rien acheter en Angleterre jusqu’au moment où le Stamp Act sera abrogé.
Leurs correspondants londoniens ne tardent pas à en sentir les effets ; les exportations vers
l’Amérique baissent sensiblement. Ils rédigent alors une pétition qu’ils déposent, en
janvier 1766, sur le bureau du speaker de la Chambre des communes. Ils réclament
l’abrogation du Stamp Act « pour préserver la force de notre nation tout entière, son
commerce florissant, ses revenus en accroissement, notre flotte – le rempart du royaume – en
expansion et nos colonies ». Les députés sont sensibles au malaise de leurs électeurs, mais
souhaitent rabattre le caquet de « cette racaille d’Écossais, d’Irlandais, de vagabonds
étrangers, de descendants de forçats et de rebelles ». Benjamin Franklin est à Londres pour
faire comprendre l’attitude des colons ; sa modération impressionne. En fin de compte, le
Parlement abroge la loi sur le timbre et adopte immédiatement un acte déclaratoire qui lui
reconnaît solennellement « toute autorité et tout pouvoir » de légiférer pour les colonies
d’Amérique. Deux décisions contradictoires. Mais pour le moment la crise se termine.
De cette crise il ne faut pas sous-estimer la gravité. Elle oppose deux conceptions de
l’Empire. L’Angleterre ne s’emploie pas à tyranniser ses colonies. Elle souhaite les faire
participer aux dépenses de l’Empire et se réserver les avantages de leur prospérité. Pour elle,
les colons sont des sujets britanniques qui ont pour devoir de se plier aux décisions de
Londres. Ajoutons que les hommes politiques qui se succèdent au pouvoir accordent à
l’Amérique une attention intermittente. Ils sont surtout préoccupés par leurs intrigues et
profondément ignorants des réalités américaines. Ils ne poursuivent pas un grand dessein qui
aboutirait à serrer la vis aux colons. Ils suivent une politique à la petite semaine, faite
d’expédients, d’avancées et de reculs. Quant aux colonies, elles ne commencent à s’unir que
dans la résistance à des mesures qu’elles estiment injustes. Au-delà des arguties et des
interminables péroraisons, les colons aspirent à s’enrichir derrière les remparts de l’Empire,
sans payer le prix de la sécurité. Ils se sentent anglais surtout quand l’Angleterre les laisse
tranquilles.
Toutefois, les dirigeants anglais n’ont pas saisi la signification de la crise de 1765. La
preuve, c’est qu’ils récidivent. En 1767, le chancelier de l’Échiquier, Charles Townshend, fixe
de nouveaux droits d’importation qui frappent, dans les ports américains, le verre, le plomb,
les peintures, le thé, le papier. Cette fois-ci, des duties et non des taxes. Les colons n’en
reprennent pas moins leurs protestations, se remettent à boycotter les marchandises anglaises
et se livrent à de nouvelles violences. Un incident entre les troupes anglaises et des
manifestants fait cinq morts à Boston le 5 mars 1770 : le « massacre », comme on dit alors,
enflamme les esprits. Et pourtant, la Chambre des communes avait déjà décidé d’abroger les
droits Townshend, en se contentant de maintenir un droit sur le thé. Le 10 mai 1773, le
Parlement cède à une autre pression, celle de la Compagnie des Indes orientales qui a épuisé
ses ressources aux Indes. Pour lui permettre de refaire surface, le Parlement l’autorise à ne
pas acquitter de droits sur le thé qu’elle importe en Angleterre. Elle pourra écouler une partie
de ses stocks de thé sur le marché américain en négociant elle-même, par l’intermédiaire des
consignataires, ses ventes en Amérique. Le thé qu’elle vendra atteindra un prix plus bas que le
thé hollandais introduit en fraude. Les importateurs américains protestent. Lorsque trois
bateaux, chargés de thé appartenant à la compagnie, pénètrent dans le port de Boston, une
étrange manifestation se déroule. Le 16 décembre, des manifestants déguisés en Indiens
montent à bord et vident dans les eaux du port le contenu des caisses. C’est la Boston tea
party. Au-delà de la péripétie, l’événement mérite réflexion.
Passons sur l’ineptie du gouvernement britannique. Ce qu’il faut souligner, c’est que les
colonies sont de plus en plus conscientes de la solidarité qui les unit. En 1765, il s’agissait
d’une union très imparfaite et temporaire. La crise de 1767-1770 a resserré les liens. Boston a
tenu un rôle primordial, sans doute parce que la tradition des town meetings favorise
l’agitation politique. Sans doute aussi parce que Samuel Adams, l’un des plus illustres
agitateurs bostoniens, a pris l’initiative en 1768 de rédiger une lettre-circulaire qu’il a
adressée aux autres colonies. Ainsi naissent des comités de correspondance qui s’ajoutent aux
Fils de la Liberté pour entretenir la contestation et mobiliser sur-le-champ les esprits
échauffés. Chaque nouvelle crise suscite une nouvelle éclosion de comités. L’assemblée du
Massachusetts décide même, le 28 mars 1773, de mettre sur pied un comité permanent de
quinze membres, « attendu que l’assemblée est pleinement consciente de la nécessité et de
l’importance de l’union des diverses colonies d’Amérique, au moment où il apparaît
clairement que les droits et les libertés de tous sont systématiquement menacés ». La Virginie
vient d’adopter la même décision.
Gardons-nous néanmoins d’imaginer que les colons ont une seule et même conception de
la lutte contre les abus de la métropole. Les uns se contentent de recourir au boycottage,
d’envoyer des pétitions, de publier de savantes considérations et s’empressent de calmer les
esprits pour en revenir, le plus vite possible, au train-train de l’Empire. Leur souci essentiel,
c’est la prospérité des colonies. Les autres sont des « radicaux », des « patriotes », des
« violents ». Activistes, ils poursuivent des objectifs qui évoluent avec les circonstances. En
1765, ils étaient loyalistes. En 1770, ils repoussent l’autorité du Parlement et se déclarent
fidèles au roi. Dès 1775-1776, ils cessent de faire confiance à George III. Ils poussent les
colonies à s’unir et à marcher résolument vers l’indépendance. George Washington, Thomas
Jefferson, John Adams (cousin de Samuel et futur président des États-Unis), Benjamin
Franklin sont des modérés. Les « radicaux » se nomment Patrick Henry, George Mason, John
Dickinson qui vient de publier les Letters from a Farmer in Pennsylvania (1768), Samuel Adams,
James Otis. Tous sont issus de milieux aisés, parfois des catégories les plus riches de la
population. Les petits chefs, dont l’histoire a peu retenu les noms, se recrutent parmi les
marchands, les avocats, les ouvriers qualifiés, les artisans, les cabaretiers. Ils encadrent des
troupes urbaines et rurales qui militent aux côtés des plus riches, soit parce que la société
coloniale repose sur la notion de déférence, soit parce que leurs intérêts immédiats sont
communs. Ce sont les « radicaux » qui pratiquent la violence. Une violence contrôlée et
encadrée, qui provoque des émeutes dont l’Amérique du Nord et l’Angleterre sont prodigues
bien avant la crise révolutionnaire, dans le respect de la vie humaine, des usages (jamais le
dimanche), de la méthode (un seul objectif à la fois). Quant à la culture politique des
« radicaux » et des « modérés », elle est essentiellement britannique. Leurs références vont
aux penseurs dissidents du XVIIe siècle, comme Trenchard, Milton et surtout Locke. L’épisode
de l’histoire anglaise qu’ils ne cessent de mythifier, c’est la glorieuse révolution de 1688 qui a
chassé le roi Jacques II pour le remplacer par sa fille, Mary, et son gendre, William, et abouti
à la Déclaration des droits (Bill of Rights) de 1689. Pour eux, le peuple et son gouvernement
ont souscrit un contrat. Si le gouvernement ne respecte pas le contrat, le peuple a le droit de
résister, de s’insurger même. Plus que le roi, c’est la loi qui règne. Somme toute, « radicaux »
et « modérés » évoluent dans un cadre de pensée profondément anglais. En ce sens, ils ne sont
pas des révolutionnaires qui voudraient faire triompher des principes nouveaux et
bouleverser la société, mais des conservateurs qui souhaitent sauvegarder la « Constitution »
britannique telle qu’ils l’imaginent.
Il n’empêche que la Boston tea party renforce à Londres le parti de la répression. Il faut
punir Boston. Cinq lois sont adoptées au printemps de 1774. La première ferme le port, avec
toutes les conséquences commerciales que la mesure peut entraîner. La deuxième renforce
l’autorité du roi sur le gouvernement de la colonie du Massachusetts, réduisant d’autant le
fonctionnement des institutions représentatives. La troisième bouleverse l’administration de
la Justice, dans la mesure où tout procès pouvant entraîner la peine capitale sera
éventuellement transféré en Angleterre. La quatrième contraint toutes les colonies à accueillir
des troupes dans les bâtiments habités ou inhabités. La cinquième étend la province du
Canada jusqu’à la vallée de l’Ohio et y établit un gouvernement très centralisé.
Des lois « intolérables », s’écrient les colons. La répression crée une situation
révolutionnaire. Les comités de correspondance se raniment. La solidarité se manifeste une
fois de plus. La cause de Boston est assimilée à celle de l’Amérique. Pour l’avoir déclaré sans
ambages, la Chambre des bourgeois est dissoute par le gouverneur de Virginie. Tout n’est
pourtant pas perdu pour l’Angleterre. Il est vrai que le boycottage des marchandises
britanniques reprend et que douze colonies (la Georgie fait exception) délèguent des
représentants à un premier Congrès continental qui se réunit à Philadelphie le 5 septembre
1774. Comme précédemment, les « modérés » s’y opposent aux « radicaux ». Patrick Henry
prononce des mots programmes : « Nous sommes dans l’état de nature, dit-il. […] Virginiens,
Pennsylvaniens, New-Yorkais, habitants de la Nouvelle-Angleterre, la distinction n’existe plus.
Je ne suis pas un Virginien, mais un Américain. » Un pas décisif vers l’indépendance ? Peut-
être. Les « modérés » sont battus de peu. Les Américains n’inclinent plus à la conciliation. Ils
s’apprêtent, au contraire, à prendre les armes. Le Congrès se disperse le 26 octobre et promet
de se réunir de nouveau le 10 mai 1775. Bref, pour l’instant, point d’unanimité en faveur de
l’indépendance. Il suffirait d’un incident pour que l’opposition économique, politique et
idéologique à la métropole revête la forme d’une lutte armée. En 1774, Anglais et Américains
sont au bord de la rupture. Toute interprétation des événements doit s’appuyer sur les
motivations les plus diverses qui animent les colons. Aucune d’elles ne saurait être
privilégiée. Il s’est produit, depuis 1763, un mûrissement des esprits, une exacerbation des
tensions, une succession de maladresses qui expliquent, à n’en pas douter, le glissement,
progressif et inéluctable, vers la séparation des colonies et de leur monopole.
Le recours aux armes date de 1775, un an avant que la rupture ne soit consommée. Le
19 avril, à Lexington d’abord, puis à Concord, à moins de trente kilomètres de Boston, des
incidents entre troupes anglaises et miliciens américains font des morts des deux côtés. C’est,
d’après la tradition historique, le début de la guerre d’Indépendance. Les Anglais, maintenant
assiégés dans Boston, déclarent en juin la ville en état d’insurrection et tentent de prendre la
redoute de Bunker Hill que les Américains ont érigée en toute hâte. Le deuxième Congrès
continental, qui s’est assemblé comme prévu, décide alors de créer une armée dont il confie
le commandement en chef, le 15 juin, à George Washington. Ce n’est pas que Washington soit
l’Alexandre des colonies américaines, mais il remplit trois conditions décisives pour occuper
ces fonctions. Il est connu des membres du Congrès, qui apprécient la solidité de son
patriotisme, son honnêteté et son dévouement à la cause de l’Amérique. Riche, Washington
pourra exercer son commandement avec dignité, à l’abri de la corruption. Enfin, puisque la
révolte a commencé dans le Massachusetts, le Congrès veut porter secours aux Bostoniens en
désignant un Virginien, qui symbolisera l’union des colonies. Mais la tâche n’est pas facile :
organiser une armée, affronter les « tuniques rouges » de l’armée royale, avec des moyens
tragiquement insuffisants, alors que le sentiment national reste faible. À Londres, l’état
d’esprit qui prévaut ne se prête à aucun accommodement. Il convient de châtier des « sujets
rebelles ». En Amérique, les partisans de l’indépendance gagnent du terrain. Leur influence
s’accroît encore avec l’arrivée d’un « radical » anglais, Thomas Paine, qui publie en
janvier 1776 le Sens commun. Paine ne mâche pas ses mots. George III, c’est la « brute royale
de Grande-Bretagne ». La cause de l’Amérique, « ce n’est pas la préoccupation d’un jour, d’une
année ou d’une époque ; la postérité est virtuellement en jeu dans la lutte ». La conclusion de
Paine n’est pas moins nette : « C’est le moment de se séparer. » Une majorité de colons
s’enthousiasment, d’autant plus qu’au printemps de 1776 les troupes anglaises renoncent à se
maintenir à Boston. Au sein du deuxième Congrès, les délégués de la Caroline du Nord, de la
Virginie et du Massachusetts reçoivent pour instructions de proposer l’indépendance des
colonies. Le 7 juin, une motion est déposée en ce sens. La discussion commence. Une
commission est formée pour rédiger une déclaration d’indépendance. Elle comprend cinq
membres : John Adams, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, Robert Livingston, Roger
Sherman. Le 2 juillet, la motion du 7 juin est adoptée par douze colonies, le New York
n’ayant pas pris part au vote. Le 4 juillet 1776, la déclaration est à son tour votée et signée
par le seul John Hancock qui préside le Congrès. Quelques jours plus tard, le New York
donne son accord, ce qui confère à la déclaration son caractère d’unanimité. Le pas est
franchi. Les colonies ont décidé de couper les ponts.
L’indépendance (1776-1789)
À la réflexion, les États-Unis ont obtenu mieux. L’Angleterre a compris que ces « damnés
Yankees » méritent le respect, qu’il faut compter avec eux sur le continent américain et qu’au
fond pourrait s’instaurer avec les Américains une entente cordiale qui, en dépit d’un vieux
fond de méfiance, voire d’hostilité, inaugurerait entre les deux nations un « grand
rapprochement ». Quant aux Américains, ils ont appris, depuis une trentaine d’années, à ne
plus se sentir anglais. Au sein de leur immense pays dont la superficie a doublé par
l’acquisition de la Louisiane, ils prennent conscience maintenant de leur force,
démographique, économique, commerciale. En ce sens, l’année 1815 est peut-être plus
importante que l’année 1783. Elle symbolise la fin du commencement et inaugure une autre
période de l’histoire des États-Unis.
1. C’est une punition qu’on retrouve souvent dans les colonies, puis dans les États du XVIIIe siècle. Des patriotes se
présentent chez un loyaliste et exigent de lui qu’il se déclare pour l’indépendance. Si le loyaliste refuse, les patriotes
ouvrent un matelas et répandent les plumes sur le sol. Ils trempent alors le tory dans un tonneau de goudron et le
précipitent sur le lit de plumes. « Goudronné et emplumé » (tarred and feathered), l’ami des Anglais a reçu une bonne
leçon et devrait désormais se tenir tranquille.
2. Thomas Jefferson et John Adams, en mission à l’étranger, ne participent pas aux débats.
3. Des articles paraissent dans l’Independent Journal de New York, écrits par Hamilton, Madison et Jay, pour pousser les
New-Yorkais à ratifier la nouvelle constitution. Ils seront ensuite rassemblés pour former les Federalist Papers, un
résumé des positions fédéralistes.
4. L’anomalie disparaît avec le 12e amendement à la Constitution, adopté le 25 septembre 1804. Désormais, les grands
électeurs désignent, en deux scrutins distincts, le président et le vice-président des États-Unis.
5. L’arrêt Marbury contre Madison, en 1803, est important. Sous la conduite du Chief Justice, John Marshall, la Cour
suprême invalide une loi qui a été adoptée en 1789. C’est la première fois dans l’histoire des États-Unis.
2
L’unité chancelante
Les États-Unis de la première moitié du XIXe siècle traversent une crise de croissance. La
fragile nation, dont les destinées avaient été confiées à George Washington, se transforme peu
à peu en un géant de l’économie. Son agriculture, son industrie, son commerce la portent aux
premiers rangs. De la côte atlantique à la côte pacifique, de la frontière du Canada à celle du
Mexique, les États-Unis démontrent leur étonnante vitalité. En moins de trois quarts de siècle,
ils ont atteint une dimension continentale. Et pourtant, tout au long de cette période de leur
histoire, l’unité chancelle, la guerre de Sécession se profile à l’horizon. S’agissant de
l’évolution économique, des changements sociaux et du fonctionnement du système politique,
la bipolarisation saute aux yeux. Deux modes de vie s’opposent et menacent de créer deux
nations.
Le décollage économique
L’économie du pays change en profondeur. C’est que le marché américain, vaste marché
commun, offre des possibilités extraordinaires. Bien avant que n’éclate la guerre de Sécession,
le décollage économique s’est produit. De ce bouleversement, l’un des signes se découvre
dans l’évolution démographique.
La population n’est pas loin de doubler tous les vingt ans. Mais au-delà de la fascination
pour des statistiques impressionnantes, trois observations sont nécessaires. On constate que
l’accroissement naturel se ralentit. Le taux de natalité décline plus vite que le taux de
mortalité. Du coup, la pyramide des âges témoigne d’un vieillissement relatif de la
population. L’âge médian, toutes races confondues, était de 16,7 en 1820 ; il passe à 19,4 en
1860. Faute d’études suffisamment précises, il n’est pas facile d’expliquer ces tendances. Sans
doute les Américains se marient-ils plus tard et le taux de fécondité décroît-il. Non pas que les
techniques anticonceptionnelles se soient améliorées, mais parce que les Américains ont
décidé d’avoir moins d’enfants, ce qui les oblige à des précautions naturelles et d’une relative
efficacité. S’ils veulent moins d’enfants, c’est que la mortalité infantile a reculé – un recul,
d’ailleurs, qui sera encore plus sensible à la fin du XIXe siècle. En revanche, on sait avec
certitude que le taux de fécondité s’est beaucoup plus abaissé dans les campagnes que dans les
villes. Contrairement à l’Europe occidentale. Pour expliquer ce phénomène, il faut tenir
compte de la situation des campagnes américaines. Le prix des terres s’élève et rend plus
difficile l’installation des enfants à leur propre compte. L’aspiration à l’instruction est
largement partagée. Enfin, les milieux protestants ont tendance à limiter le nombre des
enfants et influent, par leur comportement, sur les milieux catholiques. Somme toute, le
fermier américain de l’époque vit dans l’aisance ; il raisonne comme un entrepreneur et
comme n’importe quel autre détenteur de richesses. Lorsqu’il fixe la taille de sa famille, il
songe à la transmission de sa fortune et aux dépenses qu’entraîneront les enfants pour
lesquels il imagine une progression sociale.
Le 1er janvier 1831, paraît à Boston un nouvel hebdomadaire qui s’intitule The Liberator.
Son directeur, William Lloyd Garrison, ne dissimule pas ses intentions. L’esclavage, voilà
l’ennemi. Ce n’est pas un combat qu’il promet d’engager contre l’« institution particulière »,
mais une croisade. Avec éclat, sans compromission, comme on repousse le démon : « Je serai
aussi tranchant que la vérité, écrit-il, aussi intransigeant que la justice. Sur ce sujet, je ne
souhaite ni penser ni parler ni écrire avec modération. […] Je suis déterminé. Je ne
louvoierai pas. Je ne chercherai pas des excuses. Je ne reculerai pas d’un seul pouce. Et JE
SERAI ENTENDU. » Cette déclaration de guerre suscite peu d’échos. Trente années plus tard, elle
finit par engendrer la guerre civile. Qu’elle ait été publiée à Boston retient l’attention de
l’historien.
De 1820 à 1860, Boston est la capitale intellectuelle et spirituelle du pays. New York et
Philadelphie se disputent la prééminence économique. Washington tient, tant bien que mal,
son rôle de centre politique. La Nouvelle-Orléans décline, à mesure que la navigation fluviale
cède la première place aux chemins de fer. Charleston conserve le charme discret du Vieux
Sud. Boston, elle, reste active dans le domaine de la pensée. Certes, le calvinisme des
puritains, austères et intolérants, du XVIIe siècle a reculé. Ils sont de moins en moins nombreux
ceux qui croient en un Dieu de colère, souverain inaccessible, dispensateur d’un salut pour
lequel les œuvres des hommes ne peuvent rien. William Ellery Channing exerce sur la ville
une forte influence. Né en 1780 dans le Rhode Island, il a fait ses études à Harvard et, depuis
1803, assume les fonctions de ministre du culte dans la congrégation de Federal Street.
Channing croit que l’homme est une créature raisonnable, qu’il dialogue avec Dieu par
l’intermédiaire de la Bible, que Dieu est à la fois parfait sur le plan moral et compréhensif
dans ses relations avec ses créatures, en un mot que la prédestination ne saurait être le
fondement d’une doctrine religieuse. Tout comme il estime que la pensée trinitaire ne
concorde pas avec les enseignements de la raison ni avec le contenu de la Bible. L’unitarisme
s’enracine. L’Amérique ne s’y convertit pas, mais il a l’avantage de justifier un optimisme que
ne cessent de renforcer la révolution industrielle et l’extension du royaume du coton. Autour
de l’unitarisme naît un mouvement de pensée, rehaussé de tonalités religieuses : le
transcendantalisme, qui a pour chantres Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau.
L’unitarisme leur semble un peu sec. Ils ont besoin d’émotions, de sentiments, comme les
romantiques d’Europe. Ils communient dans l’amour de la nature. Ils se proclament idéalistes
et se réfèrent à la conscience. Pour eux, l’homme est perfectible, surtout s’il n’écoute que la
voix de sa conscience. Thoreau, retiré à Walden Pond, tout près de Concord, repousse avec
horreur le matérialisme de ses concitoyens. Son but serait le retour à une véritable simplicité
du cœur. Il condamne l’esclavage et la guerre contre le Mexique. Ce qui le conduit à écrire un
essai sur la désobéissance, dans lequel il lance cette proclamation : « La seule obligation que
j’ai le droit d’assumer, c’est de faire toujours ce que j’estime juste. » Et pour préciser sa
pensée, Thoreau pose la question à ses yeux fondamentale : « Le seul gouvernement que je
reconnaisse est celui qui établit la justice dans ce pays. Que devons-nous penser d’un
gouvernement dont tous les hommes vraiment braves et honnêtes de la nation sont les
ennemis et s’interposent entre lui et ceux qu’il opprime ? D’un gouvernement qui prétend être
chrétien et chaque jour crucifie un million de Christs ? »
Dans le Nord-Est tout entier, un mouvement encore plus large transforme les mentalités.
C’est le Second Réveil qui atteint aussi l’Ouest et le Sud. Comme au début du XVIIIe siècle, les
États-Unis traversent une crise religieuse, une renaissance impressionnante de la foi. C’est le
temps des camp meetings, ces vastes réunions d’hommes et de femmes en pleine campagne, à
l’écoute d’un prédicateur, savant ou ignare, qui leur enjoint de se repentir, de prier et de se
convertir à la vraie foi. Le Réveil touche toutes les confessions, les congrégationalistes autant
que les baptistes, les méthodistes autant que les presbytériens. Il s’agit de hâter le règne de
Dieu. Ce millénarisme marque profondément son empreinte. Tocqueville observait à juste
titre : « L’Amérique est […] le lieu du monde où la religion chrétienne a conservé le plus de
véritables pouvoirs sur les âmes. » Le nord de l’État de New York, aux confins du
Massachusetts et du Vermont (le burnt-over district), est une source d’inspirations religieuses.
C’est là que se fonde la secte des millérites. William Miller avait calculé que la seconde
venue du Christ aurait lieu le 22 octobre 1843. Ses adeptes vendent leurs biens, revêtent des
robes blanches et, juchés sur des bottes de paille, sur les toits et les sommets des collines,
attendent l’événement. L’année suivante, ils recommencent, puis s’organisent en une secte,
celle des adventistes. L’épopée des shakers est comparable. Quant aux mormons, ce n’est pas
seulement une secte, mais une religion qu’ils ont créée. Dans les années 1820, Joseph Smith
affirme avoir découvert des tablettes qui racontent l’arrivée en Amérique d’une des dix tribus
d’Israël. Ces Néphites, peuple craignant Jésus-Christ, sont tués par les Lamanites, une race
vicieuse et dégénérée qui a donné naissance aux Peaux-Rouges. Le dernier roi des Néphites,
Mormon, a écrit l’histoire de son peuple que, grâce à l’ange Moroni, Smith a pu transcrire. Le
Livre de Mormon paraît en 1830. Une Église se fonde autour de Joseph Smith, et une
communauté théocratique qui s’installe dans l’Ohio, puis dans le Missouri, enfin à Nauvoo
dans l’Illinois. Là, en 1844, une foule en délire lynche Smith, dont le comportement et les
convictions inquiètent. Le nouveau chef des mormons, Brigham Young, décide de conduire la
communauté sur le territoire mexicain, en Utah. Le hasard veut que l’exode se termine au
moment où le Mexique cède ce territoire aux États-Unis.
Ces manifestations religieuses ont un point en commun. Elles visent, pour la plupart
d’entre elles, à préparer la venue du Christ. Il faut se réformer et réformer la société de toute
urgence, combattre le péché partout où il se niche. Dans cette grande purification, l’Amérique
tient un rôle particulier. Elle montre le chemin du repentir, de la vertu, du respect des règles
morales, du refus de l’égoïsme. Elle contribuera à fonder une société plus juste, dans laquelle
les hommes consacreront leurs efforts à améliorer le sort de leur prochain. De la réforme
religieuse découle la réforme sociale. Garrison s’exprime dans une atmosphère qui lui est
favorable.
Les causes à défendre sont nombreuses, comme si rien ne pouvait arrêter l’optimisme
triomphant. Malgré tout, les réformistes sont des minoritaires. Ils font du bruit, parce qu’ils
savent recourir aux techniques de relations publiques de leur temps et que les historiens qui
connaissent la suite des événements ont tendance à insister sur leur rôle. Mais la majorité de
leurs compatriotes préfère s’exalter en admirant le progrès technique. Dans les salons, les
gravures représentent des hommes de progrès, comme William Morton le chimiste, Samuel
Colt, Cyrus McCormick, Charles Goodyear qui sait travailler le caoutchouc, Samuel Morse,
Elias Howe. Un autre signe révélateur : en 1843, une comète traverse le ciel. C’est l’annonce
de la venue du Christ, hurlent les millénaristes. Bon nombre de Bostoniens réagissent
autrement. Ils recueillent 25 000 dollars pour acheter un télescope et faire de l’observatoire
de Cambridge un rival des observatoires européens.
Les réformistes font de leur mieux pour agir. Horace Mann, qui fut professeur de latin et
de grec, puis avocat et secrétaire du Bureau de l’éducation du Massachusetts, fait campagne
pour améliorer la qualité de l’enseignement. Thomas H. Gallaudet s’inspire des méthodes
françaises pour fonder une école destinée aux sourds-muets. Dorothea Lynde Dix lutte contre
les mauvais traitements que subissent les malades mentaux. D’autres manifestent une énergie
farouche pour obtenir la reconnaissance des associations de travailleurs. Ils ont un début de
satisfaction, lorsqu’en 1842 la Cour suprême du Massachusetts admet qu’une union
professionnelle n’est pas une « conspiration ». Certains ont défini des objectifs planétaires :
établir la paix dans le monde, grâce à un tribunal des nations qui appliquerait un nouveau
droit international ; réaliser tout de suite la société idéale à la manière de Robert Owen qui
fonde une colonie à New Harmony (Indiana), des fouriéristes de Brook Farm (Massachusetts)
et de Ripon (Wisconsin), des cabétistes du Texas et des libertaires de Spring Hill (Ohio).
Trois mouvements de réforme sont promis à un avenir plus brillant encore. Le
mouvement en faveur de la tempérance part d’une observation simple. L’alcoolisme est un
mal qui ronge la société américaine. La consommation annuelle par habitant a varié, de 1710
à 1840, entre 8 et 16 litres d’alcool pur. La boisson dominante a changé. Avant
l’indépendance, le rhum l’emportait. C’est que les colonies entretenaient des relations étroites
avec les Antilles qui fournissaient les mélasses. Puis vint le règne du bourbon (whiskey). Dans
certains cas, il servit de monnaie. Des Pennsylvaniens se révoltèrent, en 1794, pour ne pas
payer la taxe fédérale sur le bourbon. L’affaire réglée, les Américains continuèrent de boire
de plus belle, surtout du whiskey, du cidre et du rhum. Sans doute parce que l’eau n’était pas
toujours potable, que le lait supportait mal le voyage, que le thé restait trop cher et faisait
British, que la vigne ne s’était pas acclimatée et que les procédés de fabrication de la bière
étaient encore rudimentaires. Sans doute, aussi, parce que les producteurs de maïs trouvaient
plus commode de fabriquer sur place du bourbon que d’expédier, au loin et à grands frais,
une marchandise aussi pondéreuse que le maïs. Sans doute, enfin, parce que les régimes
alimentaires manquaient de variété et de légèreté, qu’on buvait bien quand on mangeait mal.
Mais les principales victimes de l’alcoolisme, ce sont les pauvres, les ouvriers et leur famille.
Boire, c’est un péché, une source de maladies, la rupture du tissu familial. C’est pourquoi se
crée à Boston en 1826 la Société pour la promotion de la tempérance. Le Connecticut suit
l’exemple. D’autres États se joignent au mouvement. Une vingtaine d’années plus tard, les
premiers résultats sont atteints. Le Maine, le Vermont, le Rhode Island, le Michigan, le
Connecticut et huit autres États se proclament « secs ». Pour quelques années seulement, mais
pour la première fois l’esprit prohibitionniste a triomphé.
Le mouvement féministe naît à la même époque. Il faut dire que les Américaines
n’hésitent pas à participer au combat réformiste et c’est là que beaucoup d’entre elles
prennent conscience de la nécessité d’une autre réforme, celle du statut de la femme. Dans le
Sud, la femme du planteur est une lady. Elle surveille les travaux domestiques sans y
participer. Les hommes lui rendent hommage, mais n’en sont pas moins les défenseurs des
valeurs viriles et n’hésitent pas à entretenir des relations sexuelles avec leurs esclaves noires.
Dans l’Ouest, les femmes sont rares. Ce sont ou des prostituées ou des épouses qui participent
très activement aux durs travaux de la mise en valeur des terres. Dans le Nord, enfin, entre
les ouvrières qui tissent et les dames de la bonne société, quel fossé ! Seules, les femmes
aisées ont la possibilité de jouer aux ladies ou de participer au mouvement féministe. Partout,
la plupart des professions leur sont fermées. Le mariage entraîne pour elles la « mort civile ».
Le divorce est rarement admis. Le droit de vote ne leur est pas reconnu. Bref, la femme
américaine reste une citoyenne de seconde zone, une esclave blanche. En un temps où le
débat sur l’esclavage prend de l’ampleur, la comparaison s’impose à l’esprit des réformistes,
d’autant que les féministes sont tous des abolitionnistes si tous les abolitionnistes ne sont pas
des féministes. Trois dates marquent des étapes décisives. Créé en 1837, Mount Holyoke est
le premier collège universitaire pour femmes, la même année où Oberlin dans l’Ohio devient
le premier établissement d’enseignement supérieur qui pratique la mixité. En 1845, Sarah
Margaret Fuller publie un ouvrage qui fait du bruit : Woman in the Nineteenth Century (la
Femme au XIXe siècle). Elle s’y insurge contre le sort de la femme et contre l’idée de son
infériorité. En 1848, enfin, Elizabeth Cady Stanton, Lucretia Mott et quelques autres se
réunissent à Seneca Falls et tiennent une convention. La présidence est confiée à James Mott,
lui-même féministe convaincu ; une résolution finale, adoptée. Bâtie sur le modèle de la
Déclaration d’indépendance, elle ajoute un élément capital : « Tous les hommes et les femmes
sont créés égaux. » Elle énumère les discriminations dont les femmes sont victimes et réclame
le droit de vote « et tous les droits qui leur appartiennent en tant que citoyennes des États-
Unis ». Ce n’est qu’un début.
Dans les rangs du mouvement féministe, on retrouve Garrison, Angelina Grimké qui
vient d’épouser le pasteur Theodore Weld, les frères Tappan, tous abolitionnistes, par
ailleurs. Ce sont, d’une certaine manière, des marginaux qui se dévouent, corps et âme, à leur
croisade. Or, l’abolitionnisme touche au fond les institutions sociales des États-Unis, beaucoup
plus que la tempérance et le féminisme. Il ne faut pas oublier que la Constitution reconnaît
l’existence de l’esclavage. Qu’importe ! répond Garrison. L’esclavage est fondamentalement
mauvais. Il s’oppose aux enseignements du christianisme et ridiculise les principes de la
Déclaration d’indépendance. La régénération des États-Unis passe par la suppression de la
servitude. Tant pis si la Constitution offre un bouclier à l’« institution particulière ». C’est que
le texte de 1787 est mauvais, qu’il est un pacte avec le diable. Garrison, qui n’aime pas les
demi-mesures, brûle en public un exemplaire de la Constitution et ajoute : « Si la République
doit être effacée sur la liste des nations parce qu’elle proclame l’émancipation des captifs, eh
bien ! que la République disparaisse sous les vagues de l’oubli. » Peu lui importe que les États
du Nord aient déjà supprimé les uns après les autres l’esclavage et que les nouvelles industries
n’aient pas besoin de main-d’œuvre servile. Un tel argument sent l’opportunisme, dont
Garrison a une sainte horreur. D’ailleurs, les industriels du Nord se gardent de condamner
l’esclavage, grâce auquel les plantations du Sud fournissent le coton indispensable aux
fabriques de la Nouvelle-Angleterre. Comme le précisent les statuts de la Société américaine
contre l’esclavage (1833) : « Il est du devoir des maîtres d’émanciper immédiatement leurs
esclaves. » Une émancipation immédiate et sans compensation. La Grande-Bretagne a pris
cette décision pour ses colonies en 1833. Raison de plus pour que les États-Unis se lancent
dans cette croisade.
Tous les abolitionnistes ne partagent pas le rigorisme de Garrison. Theodore Weld, par
exemple, est un revivalist, un de ces prédicateurs qui suscitent le Réveil. Il enseignait au
séminaire Lane de Cincinnati quand il eut l’idée, en 1844, de provoquer par des descriptions
apocalyptiques des conversions à l’abolitionnisme. Il dut quitter son poste et s’établit à
Oberlin. En fait, Weld est relativement modéré. Il a voyagé dans le Sud pour s’informer sur la
condition des Noirs. Il penche pour une émancipation graduelle qui tienne compte de la
Constitution. Enfin, on pourrait discerner une aile droite du mouvement. Elle se compose
d’Américains qui estiment que l’esclavage est une honte, mais que le Sud fait ce qu’il veut,
que c’est son « institution particulière », protégée par la Constitution. L’essentiel serait donc
que l’esclavage ne se propage pas dans les nouveaux territoires de l’Ouest. Qu’il meure de sa
belle mort ! Un jeune homme résume cette tendance en 1837 : « L’institution de l’esclavage,
dit-il, se fonde et sur l’injustice et sur une mauvaise politique. […] Mais promouvoir des
doctrines abolitionnistes, c’est plutôt accroître que diminuer le mal. » Ce jeune homme se
nomme Abraham Lincoln.
Compte tenu de la diversité des tendances, le mouvement abolitionniste n’est pas uni. La
Société américaine contre l’esclavage éclate en 1840 entre partisans et adversaires de
Garrison. Il y a beaucoup d’associations locales qui ne ressentent pas le besoin de se fédérer.
En tout, 150 000 membres peut-être en 1850, et parmi eux de 200 à 400 activistes. Encore
est-ce un progrès ! En 1835, des Bostoniens ont failli lyncher Garrison, auquel ils reprochaient
de vouloir détruire l’Union et de ne pas tenir compte des intérêts économiques de la
Nouvelle-Angleterre. Un journaliste abolitionniste d’Illinois est massacré en 1837 par la foule
qui a commencé par détruire ses presses à imprimer. La plupart des Églises ont d’abord
condamné l’abolitionnisme, puis ont éclaté entre partisans et adversaires du mouvement. Au
Congrès fédéral, la « règle de la muselière » interdit aux législateurs de débattre du problème
de 1836 à 1844. Dans ces conditions, comment agir ?
Livres et brochures jouent un rôle essentiel. En 1839, Weld publie Slavery As It Is
(L’esclavage tel qu’il est). Il a compilé les histoires les plus cruelles qu’il a lues dans les
journaux du Sud : les châtiments auxquels les esclaves sont soumis, les familles brisées par la
vente d’un des parents ou d’un enfant, les méthodes des négriers, etc. Frederick Douglass, qui
a fui son maître, fait paraître en 1845 Narrative of the Life of… (Récit de la vie de…). Et
surtout Harriet Beecher-Stowe remporte un considérable succès avec la Case de l’oncle Tom.
C’est d’abord un roman-feuilleton que les lecteurs du Washington Intelligencer attendent avec
impatience, puis en 1852 le livre est publié. Fille d’un célèbre prédicateur de Nouvelle-
Angleterre, elle a vécu à Oberlin et ne connaît pas le Sud. Elle décrit ce qu’on en sait dans le
Nord et le Middle West. Avec cet esprit missionnaire qui lui fait dire : « Dieu avait dicté le
roman. » Ce n’est certainement pas un chef-d’œuvre de la littérature. Les bons sentiments, les
à-peu-près, les inexactitudes, les effets de plume remplacent les qualités proprement
littéraires. Le succès n’en est pas moins étonnant : 300 000 exemplaires sont vendus en un an
et la célébrité de Harriet Beecher-Stowe a résisté aux années.
La presse est également une arme de combat. Dans ce domaine aussi, le Nord a pris une
avance sérieuse sur le Sud. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de journaux du Maryland à la
Louisiane. Charleston a son News and Courier, Richmond son Enquirer et son Whig, Houston
son Telegraph, La Nouvelle-Orléans son Times-Picayune. Mais la presse est l’expression d’une
civilisation urbaine. Les villes dynamiques se trouvent dans le Nord et l’Ouest, pas dans le
Sud. Dans l’Ouest, le journaliste annonce urbi et orbi la création d’une ville, son
enrichissement et tâche d’attirer de nouveaux pionniers. Dans le Nord, c’est le goût de la
nouvelle que satisfait partiellement, à partir de 1848, une agence de presse, l’Associated
Press. Des machines perfectionnées augmentent les tirages et abaissent les prix. Benjamin Day
fonde le New York Sun en 1831 et vend chaque numéro à 1 cent. Quatre ans plus tard, naît un
concurrent, le New York Herald de James G. Bennett. En 1841, Horace Greeley lance la New
York Tribune, suivi, dix ans près, par le New York Times. Le Herald a le plus gros tirage à la
veille de la guerre de Sécession ; il vend du sensationnel. Le Times préfère l’information
instructive et publie les reportages de Frederick L. Olmsted sur le Sud. La Tribune défend les
bonnes causes : le féminisme, le fouriérisme, l’abolitionnisme, le protectionnisme, la
tempérance. Boston a moins d’organes de presse, mais le Daily Times, le Herald parmi les
quotidiens, la North American Review et l’Atlantic Monthly parmi les périodiques ne manquent
pas d’influence. Sans être abolitionnistes, ils font écho aux débats d’idées et l’abolitionnisme
en tire profit.
Reste le « chemin de fer souterrain ». C’est l’évasion clandestine d’esclaves qui, de refuge
en refuge (baptisés : gares), gagnent les États libres du Nord ou, mieux encore, le Canada, où
l’esclavage est interdit depuis 1833. Entreprise audacieuse, souvent impossible pour des Noirs
que la population blanche du Sud surveille attentivement. La réussite est possible dans les
États esclavagistes qui touchent à des États libres, les Border States 2. Encore faut-il disposer
d’une aide. La loi de 1793 autorise les propriétaires d’esclaves à poursuivre les fuyards
partout dans l’Union et recommande aux États refuges d’aider les poursuivants. Mais les
responsables du « chemin de fer souterrain » s’organisent. Harriet Tubman, ancienne esclave
elle-même, fait de nombreux voyages dans le Sud et réussit à faire évader plusieurs centaines
d’esclaves. Weld, les Tappan, le mari de Harriet Beecher-Stowe, Thoreau, les quakers ont
participé au « chemin de fer souterrain ». La plupart des nordistes n’éprouvent aucune
sympathie pour les Noirs. Le racisme fait alors recette. Mais les chasseurs d’esclaves, auxquels
les propriétaires font appel et versent des primes, les annonces des journaux, les chiens
spécialisés, tout concourt à renforcer l’image de victimes des fuyards. Une réaction
d’indignation s’ensuit. La Cour suprême admet en 1842 qu’un État n’est pas obligé d’aider à
rattraper un esclave fugitif. Une victoire pour les abolitionnistes. Toutefois, si l’on devait
proposer un nombre, il faudrait estimer à 50 000 les fuyards qui tentent leur chance de 1830
à 1860. C’est bien peu compte tenu de la population noire dans le Sud. C’est beaucoup trop,
répondent les sudistes.
L’opinion du Sud change vers 1830-1835. Non point par la faute de Garrison, dont on ne
devine pas encore l’influence. Mais en août 1831, une révolte servile a éclaté en Virginie,
dans le comté de Southampton. Le leader, Nat Turner, ne s’en prend pas à son maître, qui
passe pour être un bon maître, mais à tous les maîtres. Cinquante-sept Blancs sont tués, avant
qu’une centaine de Noirs ne soient exécutés sommairement et une vingtaine d’autres, pendus
après jugement. Les Virginiens s’interrogeaient à ce moment-là sur une émancipation possible,
qui aurait poussé à son terme le mouvement abolitionniste de la fin du XVIIIe siècle. Le
traumatisme fait pencher la balance de l’autre côté. Puis, la diffusion de la propagande
abolitionniste et les besoins du royaume du coton accentuent encore la tendance, au point que
le Sud s’enferme dans une idéologie et une pratique profondément esclavagistes. Dans tous les
États, des codes noirs instituent une surveillance de tous les instants sur les esclaves : des
patrouilles empêchent les déplacements suspects, les manumissions sont très rares ; il est
interdit d’enseigner aux Noirs les rudiments de la lecture et de l’écriture, de faire circuler
parmi les Blancs les publications abolitionnistes. Le roman de Harriet Beecher-Stowe est
banni des librairies et des bibliothèques. Une sorte de terreur s’abat sur le Sud. Les mal-
pensants sont chassés. Un bon sudiste, c’est désormais celui qui soutient l’« institution
particulière » sans états d’âme. Et le Sud glisse dans le pessimisme. Il ne croit plus dans la
perfectibilité des hommes et des institutions. Il ne parvient plus à imaginer qu’à tout mal
correspond un remède, qu’il n’est pas condamné à défendre l’esclavage contre vents et
marées. Dès lors, le voici parti à la recherche d’arguments irréfutables.
Les sudistes commencent par les trouver dans la Bible. Elle mentionne l’esclavage et fait
de la lignée de Cham, dont descendraient les Noirs, une famille d’hommes inférieurs. Dans
une civilisation qui fait de la Bible une lecture quotidienne, l’argument impressionne, bien
qu’il puisse être annihilé par l’argument inverse puisé aux mêmes sources. La réflexion raciste
et historique n’est pas absente du débat. Le Noir, dit-on dans le Sud, est un sous-homme,
incapable de survivre par ses propres moyens. Il cultive la terre là où la chaleur subtropicale
empêche l’homme blanc de travailler. Rien de plus normal. Le Noir ne saurait s’adapter à la
civilisation blanche. Comme l’écrit Thomas Dew : « L’esclave en Italie et en France peut être
émancipé ou s’enfuir vers la ville. Bien vite, toutes traces de son état passé s’effaceront. Il se
fondra graduellement dans la masse des hommes libres qui l’entourent. Mais
malheureusement, le Noir émancipé porte une marque que rien ne peut effacer. Il porte
toujours la marque indélébile de sa condition inférieure. L’Éthiopien ne peut quitter sa peau
ni le léopard ses taches. » Dans ces conditions, les sudistes forment la « race des seigneurs » ;
les Blancs sont égaux entre eux et communient dans le sentiment de supériorité à l’égard des
Noirs. Rien à voir avec les Yankees du Nord. Les sudistes sont les descendants des
« cavaliers », les partisans de Charles Ier, et des conquérants de l’Angleterre, tandis que les
Yankees descendent des « têtes rondes », les cromwelliens qui ont pour ancêtres les
populations conquises de l’Angleterre. Mythologie délirante, fantasmes permanents qui
s’appuient sur la lecture des romans de Walter Scott, volonté de défendre des valeurs
aristocratiques (esprit chevaleresque, goût pour le duel et la guerre)… Les sudistes,
propriétaires d’esclaves ou non, sont prisonniers de leurs rêves.
Les arguments philosophiques et économiques sont sans doute plus originaux encore. On
peut les lire chez John Calhoun 3 et chez George Fitzhugh qui publia en 1857 un ouvrage
remarqué : Cannibals All ! or Slaves Without Masters (Tous des cannibales ! ou les esclaves sans
maîtres). L’un et l’autre démontrent que le système industriel du Nord repose sur
l’exploitation de l’homme par l’homme, qu’au fond les ouvriers libres de la Nouvelle-
Angleterre produisent tout et ne reçoivent pas grand-chose, que le recours aux femmes et aux
enfants dans les manufactures ne témoigne certainement pas d’inclinations humanitaires,
qu’en fin de compte le Nord se conduit encore plus mal que le Sud et qu’il a le défaut
supplémentaire de se complaire dans l’hypocrisie. La critique du capitalisme chez Fitzhugh va
loin et ne détonnerait pas sous la plume d’un auteur socialiste. Ses conclusions sont tout
autres. L’esclavage, soutient-il, est un système humanitaire, puisque femmes, enfants et
vieillards sont protégés contre les effets de la maladie et de l’âge. Le sort de l’esclave est
enviable. L’esclavage n’est pas un mal provisoire, mais un bien positif. Ce qui est détestable,
c’est la civilisation industrielle. Dans une phrase que Jefferson n’aurait pas désavouée, un
politicien de l’Alabama exalte la civilisation des campagnes : « Nous n’avons pas de villes et
nous n’en voulons pas. […] Nous n’avons pas d’usines. Nous ne souhaitons pas avoir des
commerçants, des artisans ou des manufacturiers. Tant que nous aurons notre riz, notre sucre,
notre tabac et notre coton, nous serons assez riches pour acheter tout ce dont nous avons
besoin. » Somme toute, il est impossible de renvoyer les Noirs en Afrique et l’échec de la
Société de colonisation africaine, créée en 1816, l’a bien montré 4. Il ne reste plus qu’à espérer
qu’un jour le Nord comprendra que pour améliorer la condition des ouvriers il suffit de les
réduire en esclavage. « Pour l’Union tout entière, conclut Calhoun, le Sud représente le
régime d’équilibre, la grande force conservatrice qui empêche d’autres parties de la nation,
moins favorisées, de se ruer dans la lutte. Dans le conflit naissant au Nord entre le travail et
le capital, le Sud a toujours été et se trouvera toujours du côté conservateur. Et il
condamnera toujours, quelle que soit son origine, toute oppression tendant à rompre
l’équilibre de notre régime politique. »
Ce débat sur l’esclavage, né dans les milieux marginaux de Boston au milieu de bien
d’autres causes réformistes, a pris de l’ampleur dans les années 1840-1850. Calhoun l’a bien
compris. C’est maintenant un débat national, qui menace l’existence de l’Union. Un problème
culturel, spirituel, intellectuel, oui, mais aussi un problème politique.
Dans ces États-Unis de la première industrialisation et du roi coton, au milieu d’un débat
sur l’esclavage, comment la vie politique s’organise-t-elle ? Un contraste retient l’attention.
En 1820, le président James Monroe est réélu. Il appartient à la dynastie virginienne qu’ont
illustrée Washington, Jefferson et Madison. Il a fait ses classes politiques au temps de ses
prédécesseurs et exercé les fonctions de secrétaire d’État de 1809 à 1817 – à l’époque, un
marchepied pour accéder à la présidence. Républicain-démocrate, il bénéficie de la disparition
du parti fédéraliste. Plus de factions, voici l’ère des bons sentiments. Le collège électoral
s’aprête à élire Monroe pour la deuxième fois à l’unanimité. Stupéfaction ! À l’unanimité,
comme pour Washington, le père fondateur ? Un grand électeur se dévoue et ne vote pas
pour Monroe. Quarante ans plus tard, rien ne va plus. Lincoln a remporté les élections
présidentielles. Les options politiques qu’il défend et celles qu’on l’accuse de défendre
paraissent insupportables à onze États du Sud. La sécession est déclarée ; l’Union, rompue. De
la quasi-unanimité, les États-Unis sont passés à la guerre civile. Pourquoi ?
Principale explication ; l’échec des partis politiques. Depuis que Jefferson et Hamilton les
ont inventés aux États-Unis, ils remplissent deux fonctions. D’une part, ils rassemblent des
Américains dont les intérêts sont contradictoires et, en conséquence, fondent l’unité
nationale. D’autre part, ils intègrent dans le processus politique des citoyens, pauvres et
riches, instruits et illettrés, immigrants récents et Américains de vieille souche, qui auraient
tendance à s’écarter du système de gouvernement, un peu trop aristocratique. Ces deux
fonctions se précisent dans le courant du XIXe siècle. C’est que les politiciens professionnels
disposent désormais de nouvelles possibilités de manœuvre. Les uns après les autres, les États
ont abandonné le principe du cens électoral. Les États fondateurs, comme le New York, le
New Jersey ou le Massachusetts, y renoncent entre 1807 et 1821. Les nouveaux États suivent
l’exemple, quand ils ne l’ont pas donné. Sans doute n’est-ce pas encore le suffrage universel :
les femmes ne votent pas ; les Noirs qui ont le statut d’hommes libres accèdent rarement et
toujours difficilement aux urnes. En revanche, les adultes blancs, y compris parfois les
immigrants non encore naturalisés, peuvent participer aux élections. La démocratisation
touche à un autre aspect de la vie politique. La Constitution confiait aux États le soin
d’organiser les élections et de désigner les grands électeurs du collège électoral. En 1860, il
n’y a plus que la Caroline du Sud pour laisser aux assemblées législatives la charge de choisir
les grands électeurs de l’État. Partout ailleurs, ils sont élus directement par les électeurs. En
revanche, pas de scrutin secret. De fait, si les Américains continuent à exprimer une certaine
méfiance à l’endroit des hommes politiques, ils n’ont plus peur des partis et ont oublié la mise
en garde de George Washington.
L’heure est, en conséquence, propice aux initiatives. Surtout en 1820-1825, alors que la
vie politique paraît terriblement morne, enlisée dans la routine, dominée par le parti
républicain-démocrate. C’est Martin Van Buren qui secoue la torpeur de ses concitoyens. Le
« vieux renard », comme on l’appelle familièremet pour rendre hommage à ses talents de
négociateur, ou le « petit magicien », quand on veut rappeler qu’il ne dépasse pas 1,60 mètre,
dispose à la fois d’une base politique de premier ordre, d’excellents amis et d’idées géniales.
La base politique, c’est New York avec son arrière-pays en plein développement, ses activités
bancaires et financières, ses liens avec l’Europe. New York prend la place qu’a tenue la
Virginie dans la vie politique d’hier. Les amis de Van Buren constituent l’Albany Regency, un
club politique qui siège dans la capitale politique de l’État et entretient des rapports cordiaux
avec Tammany Hall, le quartier général du parti pour la ville de New York, et la junte de
Richmond (Virginie). La troupe se compose d’Irlandais qui assurent la vie quotidienne du
parti, accueillent les immigrants à leur descente du bateau et les initient aux mécanismes de
la vie politique américaine. Enfin, l’une des idées géniales qu’applique Van Buren se résume
en deux mots : spoils system, le système des dépouilles. C’est qu’en effet l’administration aux
États-Unis ne repose encore sur aucune tradition. Mais il est admis, voire convenable, que des
gentilshommes du Sud et des bourgeois riches du Nord remplissent des tâches administratives
par dévouement. La fonction publique est réservée à une élite sociale. Pourquoi ne pas
l’ouvrir à tous, aux hommes ordinaires dont le bon sens, les qualités humaines, le patriotisme
valent bien le dévouement des riches et des puissants ? Et puis, si la victoire aux élections
permet de distribuer des places, les permanents du parti seront récompensés, donc stimulés.
Somme toute, l’administration appartiendra au parti vainqueur. La démocratisation passera
par le système des dépouilles.
Van Buren incarne une nouvelle génération de politiciens, comme Calhoun, Clay (du
Kentucky), Webster (du Massachusetts), Benton (du Missouri) et beaucoup d’autres. Ils ont en
commun d’être les héritiers des héros révolutionnaires et de n’avoir pas vécu eux-mêmes la
guerre d’Indépendance. Ce sont les épigones d’une épopée nationale. Toutefois, ils apportent
une contribution déterminante à l’histoire des États-Unis : la mise au point de méthodes
nouvelles pour gagner les élections, la transformation des clubs aristocratiques de Hamilton
et de Jefferson en partis populaires. À leur manière, ils assurent le triomphe du common man.
Il est vrai que l’homme ordinaire a pour symbole et porte-drapeau le général Andrew Jackson
qui, lui, n’a rien d’ordinaire. Vainqueur des Anglais à La Nouvelle-Orléans en 1815,
conquérant de la Floride trois ans plus tard, planteur dans le Tennessee, infatigable duelliste
et fort bel homme, Jackson a des idées politiques imprécises. Mais il est populaire. Héros
d’un parti rénové, homme de la nature sauvage et à la volonté de fer, nouvel instrument de la
Providence divine et de la mission des États-Unis, Jackson a de quoi séduire un large
électorat. Battu aux élections présidentielles de 1824, il l’emporte en 1828 et se fait réélire en
1832, grâce aux efforts de Van Buren. Les républicains-démocrates du Sud s’allient une fois de
plus aux républicains-démocrates du Nord et de l’Ouest. Coalition ancienne et nouveau
programme. Tous se réfèrent à la philosophie politique de Jefferson, le grand homme qui est
mort en 1826 : le pouvoir au peuple, un gouvernement fédéral qui prend garde à ne pas
empiéter sur les droits des États, la priorité au libéralisme économique. N’empêche que
l’Amérique de Jackson n’est plus celle de Jefferson. Il faut prendre position sur les problèmes
du temps. Le gouvernement fédéral financera-t-il des travaux publics ? Non, car la libre
entreprise doit être le modèle du développement économique. Faut-il augmenter les droits de
douane ? Non plus, car les planteurs du Sud sont favorables au libre-échange qui leur permet
de vendre et d’acheter à l’étranger. L’esclavage ? oui, car il serait impensable de sacrifier
l’Union à l’abolitionnisme. Les Indiens ? Il convient de les repousser à l’ouest du Mississippi
pour offrir des terres aux pionniers de l’Ouest, tandis qu’un gouvernement fédéral, solide et
activiste, empêchera les incursions indiennes et s’emploiera à faire baisser le prix de vente
des terres de l’Ouest. Quant à la Banque, celle qui avait provoqué le conflit entre Jefferson et
Hamilton et qu’une deuxième charte a prolongée jusqu’à 1836, Jackson et ses partisans n’en
veulent plus. C’est un « monstre », disent-ils, qui enferme dans un carcan les
« entrepreneurs », petits ou grands, c’est-à-dire tous ceux qui brûlent d’envie de se lancer dans
les affaires. La Banque corrompt la vie politique en soutenant de ses pots-de-vin les
adversaires de Jackson ; elle symbolise l’intervention des pouvoirs publics dans la vie
économique et, plus encore, le lien qui unit les affaires et le gouvernement. La démocratie
politique s’appuie sur la démocratie et la libre entreprise.
Le parti républicain-démocrate, qui à partir de 1840 se dénomme tout simplement le
parti démocrate, ne manque pas d’ennemis. Les antimaçonniques naissent en 1830 à la suite
d’une affaire passablement embrouillée 5 et disparaissent peu après. Le parti des travailleurs,
mis sur pied en 1828, réclame l’enseignement gratuit pour tous, la suppression de la prison
pour dettes et une monnaie solide. Ce parti a tenu la première convention nationale dans
l’histoire des États-Unis en 1831. Les principaux adversaires de Jackson s’appellent eux aussi
républicains, en précisant qu’ils sont républicains-nationaux. L’adjectif national signifie qu’ils
accordent une place prépondérante au gouvernement fédéral et rénovent, à leur manière, le
programme hamiltonien. L’un de leurs chefs, Henry Clay, définit le « système américain » :
financement fédéral des travaux publics, des routes, des ponts, des canaux dont le pays a le
plus grand besoin ; avec l’amélioration des communications, le fermier de l’Ouest vendra plus
aisément à l’Est et lui achètera davantage ; il faudra aussi élever les barrières douanières pour
protéger contre la concurrence britannique les industries naissantes ; un système bancaire
centralisé assurera la stabilité de la monnaie et fournira le crédit indispensable aux hommes
d’affaires. Cela ne suffit pas pour assurer aux républicains-nationaux, qui se font passer pour
des whigs dans l’espoir que leurs adversaires seront assimilés aux tories, la victoire sur
Jackson ni sur Van Buren qui est élu président des États-Unis en 1836. En revanche, leur
candidat, le général William Henry Harrison, l’emporte en 1840 6.
Le deuxième système des partis offre de nouveau un choix aux Américains. Cette
concurrence dégénère parfois en d’interminables joutes oratoires qui attirent les foules. À la
grande satisfaction des permanents qui multiplient les défilés, les barbecues, les banquets, les
plantations d’arbres, qui distribuent des badges, des chapeaux fantaisistes, des vêtements au
nom des candidats, qui financent des journaux et les poussent à publier des dessins, des
chansons, des histoires drôles pour soutenir le parti. Un signe amusant et révélateur : les
surnoms des présidents. Qui aurait songé à affubler d’un surnom George Washington ou
Thomas Jefferson ? En revanche, Jackson, c’est « Vieux Noyer » ; Harrison, « Tippecanoe »,
du nom d’une victoire qu’il a remportée en 1811 sur les Indiens ; Polk, président de 1845 à
1849, « Jeune Noyer » ; Taylor, son successeur, le « Vieux Dur à cuire ». La démocratisation
est en marche, avec les comités locaux, les comités d’État, les conventions quadriennales pour
désigner le candidat du parti aux présidentielles. La nationalisation de la vie politique se
renforce, car à travers les partis c’est la nation qui s’unit pour les consultations électorales en
dépit des distances, des intérêts contradictoires et des modes de vie différents.
Deux forces sous-tendent la vie politique : le nationalisme et le sectionalisme. Le
nationalisme, c’est d’abord une attitude vis-à-vis de l’étranger. Les États-Unis ne sont pas une
nation comme les autres. Ils repoussent le machiavélisme, l’âpreté au gain, l’esprit de
conquête des puissances européennes. Cette conception des relations internationales, ils
l’imposent au continent américain. Lorsque les colonies espagnoles se révoltent contre leur
métropole, les États-Unis se sentent directement concernés. L’Espagne songe-t-elle, au
lendemain de Waterloo, à rétablir l’ordre avec l’aide de la France de Louis XVIII et la
sympathie du tsar ? Le président Monroe n’hésite pas à faire savoir, dans son message du
2 décembre 1823, que ce sont d’injustes ambitions, que les États-Unis n’ont pas l’intention de
se mêler des affaires de l’Europe et que l’Europe ne doit plus se mêler des affaires du
continent américain, que les anciennes colonies espagnoles resteront indépendantes. De belles
paroles qui font reculer la France et l’Espagne, mais c’est l’Angleterre qui profite de
l’affaiblissement espagnol et sa flotte qui protège l’indépendance de l’Amérique latine. D’une
pierre deux coups : la déclaration de Monroe arrête la progression des Russes sur la côte
pacifique et, au lieu de repousser la frontière méridionale de l’Alaska jusqu’au 51e parallèle,
ils se contentent d’une ligne qui correspond à 54°50’. Les États-Unis ne renoncent pas à
s’étendre, bien au contraire. On sait que leur « destinée manifeste » les appelle à occuper la
plus grande partie du nord du continent, peut-être à mettre pied à Cuba, sans aucun doute à
nouer des liens commerciaux avec la Chine, à « ouvrir » le Japon à leurs navires (1853-1854).
Cette fierté nationale, on la retrouve dans l’état des mentalités. La fête de
l’indépendance, célébrée le 4 juillet, revêt l’aspect d’une fête nationale. L’espace d’une
journée d’été, les Américains communient dans le souvenir et l’exaltation de la Déclaration
d’indépendance, de la cloche de la liberté, des grands héros, des exploits inégalés des
ancêtres. L’histoire, métamorphosée en légende, constitue le ciment de l’unité nationale. La
biographie de Washington, qu’a écrite le pasteur Mason Weems, donne au premier président
des États-Unis un rôle tout à fait exceptionnel et un caractère hors du commun 7. Le drapeau,
avec ses treize bandes qui rappellent les treize États fondateurs et ses étoiles qui symbolisent
chaque État de l’Union, conforte le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Un
hymne, écrit en 1814 sur un air anglais par Francis Scott Key au moment où les batteries
britanniques bombardaient Baltimore, chante la gloire de la bannière étoilée et deviendra
l’hymne national en 1931. Quelle fierté d’être américain ! Noah Webster, le lexicographe,
publie l’American Spelling Book, puis l’American Dictionary of the English Language. James
Fenimore Cooper, Nathaniel Hawthorne, Edgar Allan Poe, Herman Melville, sans oublier
Washington Irving et le poète Walt Whitman, donnent à la littérature américaine ses
premières lettres de noblesse. Des peintres, comme Thomas Cole, F.E. Church, plus tard
Albert Bierstadt, se dégagent de l’influence européenne et chantent les merveilles de la nature
américaine, tandis que George Catlin peint les paysages de l’Ouest et les Indiens.
Dans le même temps, le particularisme des États n’a pas disparu. Il s’exprime dans le
cadre d’une région, la section. Le sectionalisme a pris des allures agressives dans la Nouvelle-
Angleterre de 1812-1814. L’esclavage rouvre les plaies. Cette fois-ci, le particularisme est
vigoureux dans le Sud qui, en outre, se préoccupe de l’avenir de l’Ouest. Suivant que les
nouveaux États seront ou non esclavagistes, le rapport des forces sera favorable ou
défavorable aux États sudistes. Un compromis est adopté en 1820. Le Missouri entre dans
l’Union en tant qu’État esclavagiste ; le Maine, en tant qu’État libre. Dans le territoire de
l’ancienne Louisiane française, l’esclavage sera légal au sud, illégal au nord de la latitude qui
correspond à 36°30’. Le compromis dit du Missouri préserve l’équilibre. En 1832, nouvelle
crise. Un renforcement des barrières douanières satisfait le Nord industriel et inquiète le Sud.
Sous l’autorité de Calhoun, la Caroline du Sud déclare nulle et non avenue la législation
douanière et menace de quitter l’Union. Le président Jackson admoneste les récalcitrants,
accepte la démission de Calhoun de la vice-présidence des États-Unis et promet un
abaissement graduel des droits de douane ; de quoi faire passer la pilule. Le Sud acquiert la
conviction que, s’il veut protéger ses intérêts, il doit empêcher toute modification du rapport
des forces politiques, que le jour où l’Union penchera du côté du Nord et de l’Ouest, c’en sera
fini du Sud. Le sectionalisme ressemble à une ligne de défense contre un nationalisme
triomphant.
De 1841 à 1860, la vie politique est tout entière dominée par le problème de l’esclavage.
Les positions se durcissent. Calhoun fait figure de doctrinaire de la sécession jusqu’à sa mort
en 1850. Pourtant, rien de définitif ne semble arrêté. Le compromis de 1850 règle tant bien
que mal le problème des territoires que les États-Unis ont acquis à la suite de leur victoire sur
le Mexique. La Californie entre dans l’Union en tant qu’État libre et fait ainsi équilibre au
Texas esclavagiste. Le commerce des esclaves est interdit dans la capitale fédérale. En
contrepartie, une loi plus sévère permettra de mettre la main sur les esclaves fugitifs. Tous
les territoires qui viennent de passer sous l’autorité des États-Unis choisiront s’ils établissent
ou non l’esclavage à l’intérieur de leurs limites, étant entendu que le territoire de l’Utah et
celui du Nouveau-Mexique sont ouverts à l’esclavage. L’esprit de conciliation ne survit pas à
la loi de 1850. La crise s’aggrave. Le parti whig est le premier atteint. Il cesse d’exister à
partir de 1852. Ses adhérents dans le Sud, les Cotton whigs, donnent la priorité à la défense
de l’esclavage et à l’extension de la servitude dans les territoires de l’Ouest. Dans le Nord, les
Conscience whigs pensent justement le contraire. Les premiers, déçus par les seconds,
inquiets de l’évolution politique de l’Union, se mettent à voter démocrate. Conséquence
prévisible : le parti démocrate est plus sensible qu’auparavant aux arguments des partisans de
l’esclavage et devient insensiblement le parti de la « slavocratie ». Ce qui accentue encore les
divisions entre les démocrates du Nord. Van Buren se détache peu à peu du parti pour
participer à la naissance d’un mouvement, puis pour se présenter aux élections présidentielles
de 1848 au nom d’une formation politique qui soutient le principe de la liberté du sol dans
l’Ouest, d’un sol inaccessible aux propriétaires d’esclaves et accessible aux fermiers du Nord-
Est. Un slogan résume leur programme : « Liberté du sol, liberté de parole, liberté des
hommes. » Dix ans plus tard, la vie politique est sens dessus dessous. Un leader démocrate de
l’Illinois, Stephen Douglas, croit avoir découvert la solution aux difficultés de l’Union. Il
estime que le compromis du Missouri de 1820 est devenu trop contraignant, impossible à
défendre pour un parti qui s’appuie à la fois sur le Sud, le Nord et l’Ouest, pour un éventuel
candidat à la présidence qui ambitionnerait de rassembler un large électorat, pour un partisan
déterminé du peuplement de l’Ouest. Pourquoi ne pas laisser à chaque territoire et aux États
qui en naîtront le soin de décider s’ils accepteront ou non l’esclavage ? Ce serait la victoire de
la souveraineté populaire. Douglas fait adopter par le Congrès en 1854 la loi du Kansas-
Nebraska. Ce territoire, situé dans l’ancienne Louisiane française, sera divisé en deux. Ses
habitants choisiront d’autoriser ou d’interdire l’esclavage, ce qui revient implicitement à
annuler le compromis du Missouri. Le Sud est plutôt satisfait. Dans l’Ouest, les spéculateurs et
les compagnies ferroviaires se réjouissent bruyamment, car Douglas a trouvé le moyen
d’attirer des colons, avec ou sans esclaves, sur des terres à mettre en valeur, donc en hausse
constante. Mais dans le Nord, de la côte atlantique aux abords des Grands Lacs, quel tollé !
Des partisans du sol libre, des démocrates indépendants, des Conscience whigs, des
abolitionnistes s’unissent spontanément pour fonder un nouveau parti, le parti républicain.
Leurs objectifs ? Combattre l’esclavage et défendre leurs intérêts économiques (construction
d’un chemin de fer transcontinental qui désenclaverait l’Ouest ; hausse des droits de douane
qui stimulerait l’essor industriel du Nord). Dans la tourmente, le parti démocrate lui-même
est menacé d’éclatement. D’ailleurs, les années 1850-1860 correspondent à de nouveaux
clivages politiques. On voit, par exemple, apparaître alors l’Ordre de la bannière étoilée, dont
les membres refusent de parler des structures du mouvement (« Je ne sais rien », répondent-
ils invariablement, d’où leur surnom de Know Nothing), avec pour programme
l’anticatholicisme et la xénophobie. De toute évidence, les modérés n’ont plus la situation en
main ; le bipartisme ne joue plus son rôle.
Tout concourt à enflammer les esprits. On se bat dans le Kansas entre partisans et
adversaires de l’esclavage. Un sénateur fédéral se fait rosser à Washington par un
représentant d’un État du Sud. En 1857, la Cour suprême met le feu aux poudres en rendant
un arrêt au sujet d’un esclave, Dred Scott ; elle déclare qu’un Noir ne saurait être citoyen des
États-Unis, que le compromis du Missouri viole le droit de propriété qu’a reconnu le
cinquième amendement à la Constitution. En 1859, un esprit exalté, John Brown, pénètre en
Virginie à la tête d’une bande de dix-huit hommes pour tenter de libérer les esclaves. Arrêté,
condamné à mort, exécuté, il devient un martyr pour les abolitionnistes et l’incarnation des
forces diaboliques pour les sudistes.
Bref, les élections présidentielles de 1860 se déroulent dans une atmosphère survoltée.
Le parti démocrate présente Stephen Douglas, mais un dissident, John Breckinridge, lui
dispute les voix du Sud, tandis que John Bell réunit derrière lui d’anciens whigs, partisans de
l’Union constitutionnelle. Le parti républicain se rallie à la candidature de Lincoln. Abraham
Lincoln est né en 1809 dans le Kentucky, puis s’est installé avec sa famille dans l’Indiana et
l’Illinois. Lincoln est un homme de l’Ouest, grand et robuste, peu soucieux d’élégance, simple.
Garçon de magasin, commerçant, arpenteur, étudiant en droit, avocat à Springfield (Illinois),
c’est un self-made man comme on les aime aux États-Unis. Dès 1834, la politique l’attire. Il se
fait élire à l’assemblée législative de l’Illinois où il siège jusqu’en 1842. Quatre ans plus tard,
il entre à la Chambre des représentants, mais n’est pas candidat en 1848. Homme
d’expérience, il admire le président Jackson et montre une sensibilité certaine aux thèmes
jacksoniens, mais il adhère au parti whig. Lors de la fondation du parti républicain, il n’hésite
pas. Il n’aime pas l’esclavage. « L’esclavage, déclare-t-il, se fonde sur l’égoïsme de la nature
humaine. S’opposer à son existence, c’est s’appuyer sur l’amour de la justice. » Il n’hésite pas
davantage à soutenir le premier candidat du parti républicain aux élections présidentielles, le
général Fremont, en 1856. Puis, en 1858, il s’oppose à Douglas dans la campagne pour le
siège de sénateur de l’Illinois. Ses idées, il les exprime avec la plus grande clarté et les débats
entre Douglas et Lincoln éclairent les incertitudes de la vie politique américaine à la fin des
années cinquante. Ce qui inquiète Lincoln dans l’esclavage, c’est que son extension fait courir
un risque mortel à l’Union : « Ou bien les adversaires de l’esclavage l’empêcheront de
s’étendre davantage et apaiseront l’esprit du peuple en le persuadant que cette institution est
vouée à une disparition prochaine. Ou bien les défenseurs de l’esclavage l’aideront à se
répandre jusqu’à ce qu’il devienne légal dans tous les États anciens et nouveaux du Nord et du
Sud. » Abolitionniste ? Oui, mais avec modération. Ami des Noirs ? Non. L’Illinois est
d’ailleurs un État libre qui refuse que les Noirs s’y établissent. Et Lincoln ne cache pas ses
sentiments : « Je dirai donc que je ne suis pas et que je n’ai jamais été en faveur de l’égalité
politique et sociale de la race noire et de la race blanche, que je ne veux pas et que je n’ai
jamais voulu que les Noirs deviennent jurés ou électeurs ou qu’ils soient autorisés à détenir
des charges politiques ou qu’il leur soit permis de se marier avec des Blanches. […] Dans la
mesure où les deux races ne peuvent vivre ainsi, il doit y avoir, tant qu’elles resteront
ensemble, une position inférieure et une position supérieure. Je désire, tout autant qu’un
autre, que la race blanche occupe la position supérieure. »
C’est dire combien la pensée et les opinions exprimées de Lincoln sont dépourvues
d’ambiguïté. De plus, si le parti républicain l’a choisi comme candidat en 1860, c’est qu’une
majorité ne voulait pas de William Seward, plus « radical », donc plus effrayant. Il faut le
climat d’intolérance, l’exaspération du Sud pour voir dans le candidat républicain un
dangereux extrémiste. Lincoln, c’est tout le contraire.
Le programme républicain n’a pas changé depuis 1856. Tout au plus les militants
s’acharnent-ils à répéter que l’éventuelle élection de Lincoln ne devrait pas entraîner la
sécession des États du Sud. Mais plus que tout, le principal atout des républicains est la
division de leurs adversaires. Les résultats du scrutin populaire le démontrent amplement.
De 1856 à 1860, les républicains ont gagné 500 000 voix. Remarquable progression. Elle
n’aurait pourtant pas été suffisante pour leur donner la majorité absolue. Mais, dans le
système électoral qui aboutit à la désignation du président, le collège électoral tend à
déformer les résultats du scrutin populaire. Dans les dix-huit États libres, Lincoln a obtenu
1 838 000 voix, soit 98,5 % des suffrages qui se sont portés sur son nom, et 53,63 % des
suffrages exprimés, ce qui lui donne 180 mandats de grands électeurs (28 mandats de plus
que la majorité absolue). Il est donc l’élu du Nord, du Middle West, de la Californie et de
l’Oregon, mais dans les États du Sud et même dans les Border States il a subi un échec
prévisible et grave. Breckinridge remporte 72 mandats, provenant tous des États
esclavagistes ; Bell, 39 mandats, issus des Border States. Quant à Douglas, avec 1 217 000 voix
dans les États libres, il recueille 3 mandats, auxquels s’ajoutent 9 mandats que lui ont confiés
des États esclavagistes. Le scrutin est donc dramatiquement sectionnel, le seul candidat
vraiment national ayant été Douglas. Ces résultats mettent en lumière la crise politique que
connaissent les États-Unis, la profonde division qui les déchire. À la fin de l’année 1860, ils
sont en danger de mort.
1. Reckoning with Slavery : a Critical Study in the Quantitative History of American Negro Slavery, New York, Oxford
University Press, 1976.
2. On désigne par ce terme des États qui ont un genre de vie sudiste tout en subissant l’influence des États du Nord
qu’ils touchent par leurs frontières. Par exemple, le Kentucky, le Missouri, le Maryland, le Delaware et, dans une
moindre mesure, la Virginie. Le Tennessee est classé dans la catégorie des Border States, bien qu’il ne touche aucun
État libre.
3. John Calhoun est né en 1782. Il a fait ses études à Yale, puis est revenu dans sa Caroline du Sud natale où il a exercé
le métier d’avocat. Sa carrière politique commence en 1808 ; il siège au Congrès fédéral de 1811 à 1817, remplit les
fonctions de secrétaire à la Guerre de 1817 à 1825. Vice-président de 1825 à 1829 (sous la présidence de John Quincy
Adams), il est réélu à cette fonction (sous la présidence d’Andrew Jackson) et démissionne en 1832 à la suite de la
crise de la « nullification » (cf. p. 168). Il devient alors sénateur de la Caroline du Sud de 1832 à 1844, secrétaire
d’État en 1844-1845, de nouveau sénateur de 1845 à sa mort en 1850. C’est dans son Discourse on the Constitution,
publié après sa mort, qu’il recommande la mise sur pied d’un double exécutif, l’un pour le Sud, l’autre pour le Nord.
4. L’American Colonization Society, la Société américaine de colonisation, est fondée en 1816. Son but est d’aider les
Noirs libres à s’établir en Afrique. Elle a, en conséquence, acheté des terres en Afrique occidentale et permis la
création du Liberia en 1847. Mais très peu de Noirs acceptèrent d’aller en Afrique, à peine 10 000 avant 1860.
5. En 1826, un certain William Morgan, qui préparait une enquête sur la franc-maçonnerie, disparut mystérieusement
dans le New York occidental. De là une réaction antimaçonnique qui fut principalement dirigée contre Jackson, lui-
même franc-maçon, et la création d’un parti qui survécut de 1830 à 1836.
6. Le général Harrison mourut subitement, un mois après son entrée en fonctions, le 4 avril 1841. Pour la première fois
dans l’histoire des États-Unis, un vice-président, John Tyler, succéda au président défunt et resta au pouvoir jusqu’à
la fin du mandat de quatre ans. Tyler ne se représenta pas.
7. Le jeune George n’aurait pas supporté de mentir et avoua spontanément à son père qu’il avait cassé la branche d’un
cerisier. Adolescent, il était doué d’une telle force qu’il pouvait jeter une pierre d’une rive à l’autre de la
Rappahannock. Au combat, il était invulnérable, au point qu’un guerrier indien tira sur lui dix-sept coups de fusil
sans parvenir à le blesser. Ajoutons à ces faits et gestes une piété inébranlable, un sens remarquable du devoir envers
Dieu et les hommes et une infaillible sagesse.
6
La guerre de Sécession
La guerre de Sécession, quatre ans d’histoire seulement, mérite un chapitre à elle seule.
Comme toutes les guerres, elle a engendré de profonds changements, mobilisé les énergies de
la nation, laissé une marque indélébile sur les esprits et les mentalités. C’est aussi et surtout
un conflit fratricide, dans lequel des Américains ont combattu et tué d’autres Américains. Les
géniales manœuvres de Lee, le triomphe stratégique de Grant, les victoires des Johnston ou
de Beauregard, la tactique de la terre brûlée de Sherman, autant d’opérations menées, non
pas contre les Mexicains ou les Anglais, mais contre les Yankees ou les sudistes. Les pertes
humaines sont proportionnelles aux dimensions du drame. Le Nord a eu 360 000 morts, dont
30 % ont péri dans les combats et 70 % succombé aux maladies ou aux accidents. Dans le Sud,
90 000 morts sur le terrain, deux fois plus dans les hôpitaux. En tout, 630 000 morts et
400 000 blessés sur une population de 31,5 millions d’habitants. Un Américain sur trente a
été victime des hostilités. Si l’on additionne les morts américains de toutes les autres guerres,
on parvient au total de 680 000. Dans cette comptabilité macabre, la guerre de Sécession
arrive largement en tête. Elle est la plus dure que les États-Unis aient menée, celle qui leur a
coûté le plus cher en hommes et en matériel, qui fut longtemps dans les états-majors
américains l’exemple, l’archétype de la guerre moderne, la première qui a été photographiée
de bout en bout grâce à Mathew Brady, qui a utilisé de manière systématique les chemins de
fer et le télégraphe, qui a mis aux prises des navires cuirassés, qui a recouru à l’emploi des
fusils à répétition, des mitrailleuses, des sous-marins, la première dans laquelle les soldats ont
creusé des tranchées et observé l’adversaire grâce à des ballons, la première enfin pour
laquelle les Américains des deux camps ont fait appel à la levée en masse. Et elle a opposé les
fédéraux habillés de bleu et les confédéraux habillés de gris. Bref, la guerre de Sécession n’est
pas seulement l’accident le plus grave dans l’histoire du pays ; elle a été et continue d’être un
traumatisme national.
Le déroulement de la guerre
Ses origines lointaines peuvent faire l’objet d’une analyse rationnelle. Ses origines
immédiates relèvent de l’irrationnel. Comme si, dans le Nord et dans le Sud, plus personne ne
faisait confiance à son intelligence et à celle de l’adversaire. De décembre 1860 à avril 1861,
les événements se succèdent dans l’incompréhension et l’absurdité. Le détonateur, c’est
l’élection de Lincoln.
Du coup, les partisans de la sécession l’emportent dans le Sud, encore qu’une minorité
importante, environ 40 %, ait souhaité qu’avant la rupture on tente la conciliation. Le
mouvement n’est donc pas général. La décision est prise dans chaque État esclavagiste,
compte tenu de la situation locale. Entre les hommes politiques, une correspondance a été
échangée avant les élections présidentielles. Dès octobre, le gouverneur de la Caroline du Sud
a écrit confidentiellement aux gouverneurs d’autres États du Sud pour proposer la sécession,
si par malheur le candidat républicain l’emportait. Le 5 novembre, les assemblées législatives
de l’État se réunissent pour désigner, conformément à l’usage que suit encore la Caroline du
Sud, les grands électeurs. Lorsqu’il est évident que Lincoln sera le prochain président des
États-Unis, le gouverneur convoque une convention pour débattre d’une éventuelle sécession.
Les conventionnels, élus par le peuple, s’assemblent le 17 décembre. Trois jours plus tard, la
Caroline du Sud décide, par 169 voix contre 0, de faire sécession. Deux déclarations
d’indépendance sont simultanément adoptées. La première énumère les « causes immédiates »
de la sécession. Avant tout, la menace qu’une victoire républicaine ferait peser sur les libertés
des États, en particulier sur la liberté de maintenir l’esclavage et d’en étendre la pratique dans
les nouveaux territoires de l’Ouest. La deuxième lance un appel aux autres États esclavagistes,
souligne le bien-fondé des positions sudistes et la traîtrise des Yankees. Peu après, la
convention propose que les États sécessionnistes envoient des délégués à Montgomery
(Alabama) pour une convention générale qui s’ouvrirait le 13 février 1861.
La Caroline du Sud a donné l’exemple. Tradition oblige depuis la crise de 1832. Calhoun
est mort en 1850, mais ses idées lui survivent. Un scénario semblable se déroule dans le
Mississippi, où la sécession est votée par une convention, 85 voix pour et 15 voix contre, le
9 janvier. Situation moins nette en Alabama. Les extrémistes disposent d’une faible majorité
et parviennent à faire voter la sécession, le 11 janvier, par 61 voix contre 39. La veille, la
Floride a franchi le pas (62 voix contre 7). La Georgie se décide à son tour le 19 janvier (208
voix contre 89) ; puis, la Louisiane, le 26 janvier, par 113 voix contre 17. Au Texas, rien ne se
fait comme ailleurs. Sam Houston, le gouverneur, ne veut pas entendre parler de rupture avec
l’Union. Une convention est élue malgré son opposition et vote le 1er février, par 166 voix
contre 8, la sécession ; le peuple confirme le choix dans la proportion de 75 %. En l’espace
d’un mois, sept États ont quitté l’Union. On peut soutenir, ce que n’a pas manqué de faire le
gouvernement fédéral, que la sécession n’est pas un droit que reconnaisse la Constitution de
1787. Mais elle a été décidée, on l’a vu, au terme d’un processus démocratique. Dans une
large mesure, les partisans de l’Union ont pu s’exprimer. Plusieurs États ont profité de
l’occasion pour préciser qu’ils ne souhaitaient pas la réouverture de la traite.
Consciemment ou non, les sécessionnistes refont l’histoire. Ils se sont inspirés de la
Révolution de 1776 et de ce qui l’a immédiatement précédée ou suivie. Le Charleston Mercury
écrit : « Le thé a été jeté par-dessus bord. » Imaginant que leurs intérêts et leur mode de vie
sont menacés, les sudistes se retirent de l’Union, tout comme les colons avaient quitté
l’Empire britannique. La Constitution, disent-ils, reconnaît l’esclavage et elle est sur le point
d’être violée par les Yankees. En conséquence, le contrat qui lie les États entre eux a été
rompu. Résister à l’oppression est un droit sacré. Tantôt, pourtant, la sécession est présentée
comme une réaction légale et constitutionnelle, tantôt comme une décision révolutionnaire.
La suite ressemble à un mécanisme que rien ne pourrait arrêter. Le 4 février, première
réunion de la convention de Montgomery. À l’ordre du jour, l’élaboration et la rédaction
d’une constitution, l’élection d’un président et d’un vice-président, la transformation de la
convention en un Congrès provisoire. Les délégués travaillent d’arrache-pied. Ils élisent à la
présidence Jefferson Davis, secrétaire à la Guerre de 1853 à 1857, sénateur du Mississippi ; à
la vice-présidence, Alexander H. Stephens, un Georgien. Quant à la constitution, elle est
rédigée en deux temps : un texte provisoire est adopté le 8 février ; un texte définitif est
terminé à la fin de février et adopté le 11 mars. En moins d’un trimestre, une nation vient
d’être fondée.
Pour l’instant, rien ne laisse prévoir le déclenchement des hostilités. Pourquoi les
sécessionnistes souhaiteraient-ils la guerre ? C’est tout le contraire. Ils ont intérêt à obtenir la
reconnaissance de leurs nouvelles institutions, mais ils ont l’espoir d’y parvenir
pacifiquement. Quant au gouvernement fédéral, il survit dans la confusion. Le président
Buchanan arrive en fin de mandat ; il détient le pouvoir et n’a plus d’autorité. Il ne veut
surtout pas créer l’irréparable et laisse faire, de peur qu’un geste maladroit ne mette le feu
aux poudres. Et que faire ? Lincoln est investi, depuis son élection, d’une autorité morale,
mais il n’a aucun pouvoir politique. La tradition (du moins jusqu’à 1936), c’est que l’élu de
novembre n’accède à la présidence que le 4 mars suivant. Lincoln reçoit, consulte et se fait
discret pour ne point inquiéter. Certes, il condamne la sécession. Dans le même temps, il
tâche de rassurer et de lancer des appels à l’union nationale. Il promet de défendre la
Constitution fédérale, comme le lui prescrit le serment qu’il prêtera lors de son entrée en
fonctions. Et de ne pas renoncer à ce qui appartient à l’Union. Cela pose le problème des
installations fédérales, notamment des forts fédéraux qui sont situés sur le territoire des États
sécessionnistes. Le Sud ne croit pas à sa modération. Les esprits sont trop excités pour que les
discours de Lincoln rassurent. Un républicain, c’est un abolitionniste, un « ami des Noirs ».
Lincoln, c’est l’héritier de John Brown. Ni plus ni moins. Dans cette période de transition,
pleine d’hésitations, d’appréciations erronées, deux incertitudes demeurent. Que vont faire les
autres États esclavagistes, les huit États qui n’ont pas encore choisi leur camp ? S’ils vont en
bloc d’un côté ou de l’autre, leur décision changera le cours des événements. Que se passera-t-
il là où les troupes de l’Union sont en contact avec les sécessionnistes ? Des coups de feu
entraîneraient des hostilités et à partir de là tout serait possible.
Or, il y a dans le port de Charleston une île surmontée d’un fort, Fort Sumter. La
construction de l’ouvrage fortifié n’est pas terminée en 1860. Soixante hommes de l’armée
fédérale y stationnent. Depuis le 20 décembre, ils appartiennent, d’après les autorités de la
Caroline du Sud, à une armée étrangère. En dépit des efforts des modérés des deux camps, la
tension monte. Fort Sumter devient un abcès de fixation. Le problème est d’autant plus
épineux que depuis l’élection de Jefferson Davis, il ne s’agit plus d’un éventuel conflit entre
l’Union et la Caroline du Sud, mais entre l’Union et la Confédération. Les troupes de Fort
Sumter sont, en fait, prises au piège. Les sécessionnistes refusent de laisser passer des renforts
et du ravitaillement. À la mi-avril, les provisions sont épuisées. Le président Lincoln a
maintenant décidé d’envoyer une flottille de secours. Pas question d’abandonner la défense de
l’Union. Pas question non plus d’engager le combat. Le président Davis répond avec la même
netteté : ou bien les troupes fédérales évacuent le fort ou bien le fort sera attaqué. Dans
l’après-midi du 7 avril, le général Beauregard transmet l’ultimatum au major Anderson qui
commande à Fort Sumter. Refus d’Anderson qui, toutefois, prépare son départ pour le 15.
Dans la nuit du 11 au 12, les négociations sont rompues. Les batteries du port ouvrent le feu
sur le fort et contraignent, trente-quatre heures plus tard, Anderson et ses hommes à la
reddition. Lincoln déclare alors les États du Sud en insurrection. C’est la guerre contre les
« rebelles ». À Washington, le gouvernement fédéral lance un appel à 75 000 volontaires qui
feront appliquer la loi.
Dans les États du Sud qui n’avaient pas encore fait connaître leur décision, les hésitations
se dissipent. La Virginie rejoint le 17 avril le camp de la sécession, malgré l’opposition des
comtés de l’Ouest qui en 1863 s’érigeront en un État de la Virginie-Occidentale, partisan de
l’Union. L’Arkansas entre dans la Confédération le 6 mai, suivi peu après par le Tennessee. La
Caroline du Nord, coincée entre des États sécessionnistes, se rallie à eux le 20 mai. L’attitude
du Maryland est décisive. S’il quitte l’Union, il isole la capitale fédérale et rend sa situation
intenable. En fait, il hésite, puis reste loyal à Washington, tout comme le Delaware et le
Kentucky, deux autres Border States. Le Missouri, enfin, divisé tout au long de la guerre, ne
prend pas parti pour la Confédération qui désormais regroupe onze États esclavagistes sur
quinze. Au contraire, les Indiens du Territoire indien, dont certains possèdent des esclaves,
n’hésitent pas à manifester leurs sympathies pour la cause sudiste.
Voilà donc deux camps prêts à s’affronter. À vrai dire, les clivages passent à l’intérieur
des familles et des groupes sociaux. Lee aurait très bien pu devenir le général en chef des
armées du Nord, mais il préféra accepter un commandement dans son État, la Virginie, tout
en exprimant ses doutes sur la nécessité de maintenir l’esclavage et son hostilité à la
sécession. Le sénateur Crittenden avait deux fils, l’un général dans l’armée fédérale, l’autre
général dans l’armée confédérée. L’épouse du président Lincoln perdit ses trois frères, tués au
combat dans les rangs de l’armée sudiste, tandis que des parents de l’épouse du président
Davis combattaient avec l’armée du Nord. Et puis, des deux côtés, on se berce d’illusions. On
croit dur comme fer que la guerre ne se prolongera pas, que l’autre finira par comprendre
l’absurdité de la situation, qu’il suffit d’un rien pour arrêter le carnage. Ici et là, on prend des
mesures provisoires pour un conflit qui devrait se terminer dans quelques semaines, au pire
dans une année. Et la guerre continue jusqu’en avril 1865.
En 1861, les chances du Sud sont, semble-t-il, beaucoup plus élevées que celles du Nord.
Tout l’effort des historiens consiste à expliquer, non pas pourquoi le Nord a gagné la guerre,
mais pourquoi le Sud l’a perdue. C’est qu’au départ le Sud n’a aucune raison d’envahir le
Nord. Il peut voir venir. Exister, c’est pour la Confédération la première et la principale des
victoires. Si le Nord se décide à attaquer, comment parviendra-t-il à conquérir un territoire
deux fois plus étendu que celui des treize colonies de 1776, sur lequel les sudistes résisteront
pied à pied, avec une excellente connaissance du terrain, animés par un moral d’acier ? Sans
oublier que le Sud dispose d’une meilleure armée. Les États-Unis ont alors une faible tradition
militaire. Et des effectifs dérisoires : 10 000 à 11 000 hommes de 1820 à 1850, à peine
15 000 en 1861. Bon nombre des officiers supérieurs sont nés dans le Sud et, comme Lee,
prennent le parti de défendre leur État natal. C’est le cas des deux Johnston, de Beauregard,
de Stuart, de « Stonewall » Jackson. Quelques-uns, des sudistes également, restent fidèles à
l’Union comme le général Winfield Scott, sur le point de prendre sa retraite, ou l’amiral
Farragut. Les hommes du Sud ont aussi une habitude des armes à feu que n’ont pas ceux du
Nord. Bref, la défense de la nation, la guerre et ses combats, c’est plutôt l’affaire du Sud.
Au début de mars 1861, la Confédération lève une armée de 100 000 hommes, des
volontaires qui devraient servir un an. Un mois plus tard, un tiers d’entre eux sont déjà sous
les drapeaux. Au cours de l’été, nouvel appel, cette fois-ci de 400 000 volontaires qui
serviraient trois ans. La conscription obligatoire est instaurée en 1862 pour les hommes de 18
à 35 ans, puis à 45 et 50 ans. Le gouvernement fédéral procède autrement. Le 15 avril 1861,
Lincoln demande aux États de fournir 75 000 hommes qui resteront mobilisés pendant trois
mois. En fait, 92 000 volontaires sont incorporés, souvent mal équipés, encore plus mal
commandés, mais décidés à remplir leur tâche. Pendant ce temps, Lincoln s’appuie sur
l’enthousiasme de ses compatriotes pour accroître les effectifs de l’armée régulière et de la
marine. En juillet, le Congrès décide la levée d’une armée d’un million de volontaires. En
1863, il faut aller plus loin. Le Nord vote à son tour la conscription. Les États sont chargés de
s’occuper du recrutement et doivent remplir des quotas qui tiennent compte du nombre de
volontaires que chacun d’eux a déjà fournis. Les appelés sont tirés au sort et peuvent acheter
un remplaçant ou verser 300 dollars pour se faire exempter. Le premier tirage au sort
provoque des émeutes à New York. En fait, le Nord a surtout fait appel à des volontaires qui,
bénéficiant de primes d’engagement, n’hésitaient pas à déserter pour s’engager et toucher la
prime une deuxième fois.
Quoi qu’il en soit, la guerre de Sécession est bien une guerre des masses. Les effectifs
engagés dans chaque bataille sont considérables pour l’époque. Les pertes, également :
7 000 morts et 45 000 blessés pour les trois jours de bataille de Gettysburg ; 30 000 morts et
blessés à la bataille de la Wilderness (5 et 6 mai 1864). Le système de mobilisation n’est pas
au point : des engagements trop courts, une conscription mal assurée, des responsabilités
administratives que se partagent trop d’entités politiques. Aussi le camp qui parvient le plus
rapidement à mettre sur pied une force militaire dispose-t-il d’un énorme avantage. C’est le
cas du Sud. Si le conflit se prolonge, les contraintes démographiques se font sentir. Le niveau
d’instruction des recrues tend à baisser. Le camp qui possède la population la plus nombreuse
prend le dessus. Or, d’après le recensement de 1860, les onze États sécessionnistes comptent
5 449 467 Blancs ; les dix-huit États libres, 18 936 579 habitants. Auxquels il conviendrait
d’ajouter les 2 589 533 Blancs qui vivent dans les quatre États esclavagistes restés fidèles à
l’Union. Et bien entendu, plus la guerre se prolonge, plus la force économique tient une place
prépondérante dans l’estimation des chances de chaque camp.
S’agissant de l’équipement, ni le Nord ni le Sud n’ont manqué de moyens. Le problème
n’a pas été celui des insuffisances, mais celui des gaspillages, voire des détournements
frauduleux. Et pourtant, que de besoins en uniformes, en baraquements, en tentes, en
chevaux, en fourrage, en armes et canons de tous calibres, en munitions, en vivres ! Il faut
compter un cheval ou un mulet pour deux soldats ; la ration journalière d’un soldat comprend
une livre de pain, trois quarts de livre de porc salé ou une livre de viande fraîche, sans
oublier le sucre, le café et le sel. Ce sont des troupeaux entiers de bovins qui suivent les
armées. On a même tenté certaines expériences comme un mélange desséché de légumes et
de pommes de terre. Pour transporter cette masse d’approvisionnements, le chemin de fer est
indispensable. Les navires le sont également, puisque les fédéraux ont acheté ou construit
183 vapeurs, 43 voiliers, 86 péniches et loué 753 vapeurs, 1 080 voiliers, 847 péniches, 600
bateaux fluviaux. Des deux côtés, les responsables de l’intendance ont été des héros à leur
manière. Le complexe militaro-industriel, pour reprendre une expression qu’inventera un
siècle plus tard le président Eisenhower, prend une importance croissante.
Crise des effectifs ? Crise des approvisionnements ? L’une et l’autre affaiblissent le Sud
tardivement. La plus grave des faiblesses du Sud, c’est sans doute sa stratégie. En dépit des
grands généraux ou bien à cause d’eux ! À commencer par Robert E. Lee. Il est né en 1807.
Son père, lui-même général, a combattu aux côtés de Washington et Robert épousa la petite-
fille du « père fondateur ». En 1824, il décide de préparer West Point et y entre l’année
suivante. Élève remarquable, il sort au deuxième rang de sa promotion et choisit le génie,
l’arme de l’élite américaine d’alors. La carrière d’un soldat réclame aux États-Unis une longue
patience. Mais de 1846 à 1848, dans la guerre contre le Mexique, Lee ne cesse pas de
s’illustrer et de capitaine passe au grade de colonel. Son talent principal réside dans son sens
de l’espace. Il voit le terrain, le passage qui permettra de contourner les lignes ennemies,
l’emplacement idéal pour l’artillerie. Ses chefs le considèrent comme un officier exceptionnel.
Winfield Scott, qui a commandé en chef l’armée américaine contre le Mexique, ne tarit pas
d’éloges. Lee, dit-il, est « le meilleur officier que j’aie jamais vu sur le champ de bataille ». Ce
n’est pas tout. Il est « non seulement le plus grand soldat d’Amérique, mais le plus grand
soldat actuellement vivant ». Un compliment encore plus étonnant : « Si jamais l’occasion lui
en est donnée, il se révélera le plus grand capitaine de l’histoire. »
La guerre de Sécession
La guerre s’est aussi déroulée sur le plan politique. À deux niveaux. Les États
sécessionnistes ont fondé un État (au sens français du mot) avec sa Constitution, ses
institutions, ses règles de fonctionnement. La Constitution confédérée n’est pas d’une
originalité troublante. Elle s’inspire du modèle de 1787. Étant entendu que les confédérés
donnent du texte des pères fondateurs l’interprétation qui leur convient. Le préambule ne fait
pas référence à la souveraineté du peuple, mais à la souveraineté des États qui s’associent
dans l’indépendance. Confédération oblige. Et pourtant, il s’agit de créer un « gouvernement
permanent fédéral ». Aucune mention n’est faite du droit de sécession. La procédure
d’amendement peut être engagée si trois États en font la demande. L’esclavage ne saurait être
supprimé, mais il est clairement indiqué que la traite ne sera pas rétablie. La clause des trois
cinquièmes, qui avait fait, on s’en souvient, l’objet d’un compromis en 1787, survit. En
revanche, le texte de Philadelphie est amélioré sur plusieurs points. Le président, élu pour six
ans, n’est pas rééligible. Il dispose d’un droit de veto sur chaque article de la loi et n’est pas
obligé, si un article lui déplaît, de mettre son veto sur la loi tout entière. Les membres du
cabinet peuvent participer aux débats du Congrès. Les législateurs ne sont pas autorisés à
voter des crédits que l’exécutif n’a pas réclamés, à moins qu’ils ne réunissent une majorité des
deux tiers. Ce qui manque à la Confédération, c’est une cour suprême et même un véritable
système judiciaire qui devait être mis sur pied et ne l’a jamais été. Dans la pratique, le
président Davis a nommé un cabinet à l’américaine : un secrétaire d’État, un secrétaire au
Trésor, un secrétaire à la Guerre, un secrétaire à la Marine, un postmaster general (chargé des
Postes confédérales) et un attorney general (secrétaire à la Justice). Mais il s’est heurté à une
difficulté majeure : comment gouverner un ensemble d’États qui ont fait sécession pour ne
point obéir au gouvernement central ? De là, une instabilité certaine qui se marque par le
nombre d’attorneys general (cinq) et de secrétaires à la Guerre (six). Sans parler des
tiraillements entre le Congrès et les États eux-mêmes. Localisme et nationalisme n’ont pas
cessé d’agiter la vie politique de la Confédération. Quoi qu’il en soit, les institutions
fonctionnent à Richmond à peu près comme à Washington.
La Confédération poursuit un deuxième objectif politique. La légitimité, c’est aussi la
reconnaissance par les puissances étrangères, notamment par les deux plus importantes de
l’époque, la Grande-Bretagne et la France. Le raisonnement des confédérés repose, une fois de
plus, sur une assimilation historique. Ils ont quitté l’Union, soutiennent-ils, comme leurs
grands-pères avaient quitté l’Empire britannique. La proclamation de la sécession a été suivie
par la rédaction d’un texte constitutionnel et l’adoption d’institutions représentatives. Preuve
que le processus démocratique est respecté, que la Confédération n’a nullement l’intention de
faire machine arrière et de rentrer dans l’Union. La sécession est définitive. La Confédération
est désormais une puissance comme une autre qui a droit au respect international. Un autre
argument ne manque pas de poids. Les Anglais et les Français n’ont-ils pas besoin du coton du
Sud ? En 1858, un sénateur de la Caroline du Sud s’était demandé, dans un discours public, ce
qui se produirait si le coton du Sud ne parvenait pas en Europe pendant trois ans.
« L’Angleterre s’effondrerait de tout son long et entraînerait avec elle le monde civilisé, à
l’exception du Sud. Non, on n’ose pas faire la guerre au coton […]. Le coton est roi ! » En
1861, le gouverneur du Mississippi déclare à un journaliste britannique : « L’État souverain du
Mississippi peut s’en tirer beaucoup mieux sans l’Angleterre que l’Angleterre sans le
Mississippi. » Le Sud croit à cet argument. L’Angleterre et la France ne pourront pas négliger
le Sud qui fournit la matière première indispensable. En conséquence, si les considérations
politiques et juridiques ne suffisent pas à emporter la conviction des responsables anglais et
français, le roi coton, lui, écartera les dernières hésitations. De la Realpolitik, oui, en
apparence, mais en fin de compte beaucoup de naïveté. Certes, le coton américain faisait
tourner les manufactures du Lancashire, du nord et de l’est de la France. Mais l’accumulation
des stocks est telle, au début de la guerre, que les industriels européens ne sont pas
mécontents de ne plus rien recevoir pendant quelque temps. La « famine du coton » se fera
sentir plus tard, à partir de 1862, et poussera alors les Anglais à développer de nouveaux
centres de production, par exemple les Indes et l’Égypte qui fournissent un coton de moins
bonne qualité, mais en grosses quantités. Le coton américain cesse d’exercer une dictature et
ne remplit plus son rôle diplomatique. De plus, les sudistes n’ont pas compris que la Grande-
Bretagne dépendait autant, sinon davantage, du blé américain. Or, les producteurs de blé se
trouvent dans les États qui forment l’Union. Somme toute, si l’on s’en tient à des
considérations économiques, le soutien britannique paraît acquis, à plus ou moins brève
échéance, au gouvernement de l’Union.
Les réflexions idéologiques vont dans le même sens. Ce sont les abolitionnistes, et non
les propriétaires d’esclaves, qui bénéficient des sympathies du plus grand nombre. Le Sud
jouit d’une image de marque très défavorable auprès des libéraux, des réformistes et des
socialistes. Il incarne l’oppression sociale, l’odieux pour ceux qui ont lu la Case de l’oncle Tom.
Un trait révélateur ? Dans l’hiver de 1862, 300 000 ouvriers du textile sont au chômage dans
le Lancashire et le Yorkshire. Pas de coton, pas de travail, pas d’indemnités, la misère.
Protestent-ils contre le blocus du Nord qui gêne les expéditions de coton du Sud vers
l’Angleterre ? Pas du tout. Ils adressent une pétition au président Lincoln pour l’assurer que
« nos intérêts s’identifient aux vôtres ».
Reste les considérations diplomatiques. Napoléon III nourrit des ambitions sur le
Mexique. Il préfère donc que les États-Unis soient divisés, affaiblis, et éprouve des
sympathies pour le Sud. Ses adversaires en France soutiennent la cause du Nord. Mais, une
fois pour toutes, il a choisi d’agir sur le plan international en collaboration étroite avec la
Grande-Bretagne. Celle-ci proclame sa neutralité le 13 mai 1861 et admet le blocus, plus
théorique que réel, des côtes sudistes, tout en mentionnant « certains États qui se donnent
pour nom les États confédérés d’Amérique ». Le Sud n’a pas perdu l’espoir. En
novembre 1861, deux de ses émissaires qui se rendaient en Angleterre sur un bateau anglais
sont arrêtés, en haute mer, par des fédéraux. La crise éclate entre Washington et Londres. Des
deux côtés, les modérés apaisent les tensions. En 1862, Napoléon III insiste auprès de ses
alliés britanniques pour que la Confédération soit reconnue et que les deux puissances
européennes tentent une médiation qui arrêterait les hostilités. Gladstone, l’homme fort du
gouvernement britannique, semble céder en octobre. N’a-t-il pas déclaré, peu avant, dans un
discours à Newcastle, que « Jefferson Davis et les autres responsables du Sud ont créé une
armée ; il semble qu’ils créent une marine et qu’ils ont mis sur pied, mieux que l’une et
l’autre, une nation » ? Le Premier ministre, lord Palmerston, est plus prudent et se refuse à
aller trop vite : « L’affaire est pleine de difficultés, observe-t-il, et ne peut être éclaircie que
par des événements décisifs qui se produiront entre les armées en présence. […] Nous devons
nous contenter de rester des spectateurs, tant que la guerre n’a pas pris un tour décisif. » C’est
que le 22 septembre, Lincoln a lancé une proclamation d’émancipation des esclaves, qui
prendra effet le 1er janvier suivant. Un puissant argument en faveur du Nord ! Et puis, à
Antietam, le 17 septembre 1862, les armées du Sud n’ont pas remporté le succès convaincant
qui aurait conforté les partisans de la cause sudiste. Dans ces conditions, la Grande-Bretagne
préfère attendre et faire attendre la France. Rien d’anormal dans cette attitude, si l’on se
rappelle que Louis XVI a signé les traités de 1778 après avoir appris la victoire américaine de
Saratoga. Les champions de la Realpolitik soutiennent les causes victorieuses. Pour le Sud,
l’année 1862 fut sans aucun doute l’année des occasions perdues.
Il faut ajouter que le déséquilibre économique entre le Sud et le Nord contraint la
Confédération à gagner tout de suite ou à se résigner à la défaite. La domination des États du
Nord est écrasante. Un journaliste de Virginie avait prévenu ses compatriotes. En cas de
sécession, avait-il écrit, « nous ne pourrions plus nous vêtir, approvisionner nos fourneaux,
labourer nos champs, faucher nos prés ». Il est vrai que les colonies américaines étaient
encore plus faibles face à l’Empire britannique, mais elles avaient au moins l’avantage d’être
protégées par les distances. Rien de tel pour mettre le Sud à l’abri. Dans cette guerre où les
transports tiennent un rôle capital, le Nord possède le gros des forces navales et fluviales, les
moyens industriels d’en construire davantage, l’essentiel des voies ferrées et les possibilités
de stimuler l’essor des constructions mécaniques, des ressources charbonnières. La guerre
accentue encore l’avance du Nord sur le Sud. La mobilisation des uns est compensée par
l’immigration des autres et la croissance démographique se poursuit au profit des États du
Nord et du Middle West. Au cours des années de guerre, 800 000 immigrants entrent aux
États-Unis, c’est-à-dire sur le territoire de l’Union. L’emploi des machines se diffuse. Les
innovations techniques se multiplient, comme la lampe à kérosène qui remplace les
chandelles à l’huile de baleine, le lait condensé, la viande en conserve, la moissonneuse, la
mécanisation de la tonte des moutons, etc. Le déplacement vers l’ouest continue :
300 000 personnes quittent l’Est, en pleine guerre, pour aller s’installer un peu dans les
Grandes Plaines, beaucoup en Californie et dans les Rocheuses. Du coup, le Colorado où des
mines d’argent et d’or sont exploitées devient un territoire en 1861, le Kansas un État en
1861 et le Nevada en 1864.
Trois mesures économiques soulignent à gros traits l’expansion économique du Nord et
de l’Ouest. La première date du 20 mai 1862. Le Congrès adopte la loi du homestead. Sur le
domaine public qui a été arpenté, tout citoyen des États-Unis ou tout immigrant s’apprêtant à
adopter la citoyenneté américaine peut recevoir gratuitement un lopin de 160 acres (soit 64
hectares), à condition qu’il s’y installe pendant cinq ans et qu’il verse un droit variant de 24 à
36 dollars. Après un séjour de six mois, il pourra se rendre propriétaire de son lopin en
payant 1,25 dollar par acre, soit 200 dollars. La revendication de ceux qui souhaitaient des
terres vierges à bon marché est satisfaite. En même temps que l’appétit des spéculateurs.
La deuxième mesure est prise la même année, le 1er juillet. Un chemin de fer
transcontinental sera construit, qui partant de la vallée du Mississippi reliera au reste de
l’Union la côte de la Californie. Deux sociétés privées se chargeront des travaux et seront
propriétaires de chaque tronçon de la ligne. En contrepartie, elles recevront du gouvernement
fédéral des prêts en argent et des allocations de terres qu’elles exploiteront ou revendront.
Enfin, troisième mesure, un système bancaire national est créé en 1863 qui met un peu
d’ordre dans la circulation monétaire sans instituer, pourtant, une banque centrale. Bref,
l’Union a profité de la guerre pour poursuivre son décollage économique et prendre place
parmi les grands centres industriels du monde.
À côté du Nord, le Sud fait pâle figure. Il possède 14 500 kilomètres de voies ferrées,
alors que le Nord en a 35 200 kilomètres. Il fabrique une locomotive quand son adversaire en
fabrique vingt-cinq. Le règne du coton est menacé par le blocus et les nouvelles orientations
de la production européenne des textiles ; les ressources alimentaires se font rares, à mesure
que les combats se déroulent sur le territoire confédéré. Les finances ne cessent pas de
s’affaiblir, au point qu’en janvier 1864, le dollar confédéré ne vaut plus que 5 cents. Les prix
grimpent à une vitesse effrayante et le gouvernement de Richmond ne dispose pas des
moyens de les arrêter. La tactique de la terre brûlée, à laquelle a recouru le général Sherman,
porte de rudes coups à la production agricole et au capital du Sud. Non, décidément, le Sud ne
peut pas se permettre de mener une guerre longue. Dès 1862, il aurait dû en prendre
conscience.
1. Beaucoup d’hypothèses ont été échafaudées sur l’assassinat de Lincoln. Ce qui est certain, c’est que Booth a réuni
autour de lui quelques mauvais garçons, des espions et des déserteurs de la Confédération. Ils avaient l’intention
d’assassiner le président, le vice-président Andrew Johnson et le secrétaire d’État William Seward. L’assassin désigné
de Johnson n’accomplit pas son geste. Seward fut blessé à coups de poignard. Quant à Booth, il échappa à ses
poursuivants jusqu’au 26 avril et fut alors abattu dans une ferme de Virginie. Le complot a-t-il revêtu une plus
grande ampleur ? On l’a dit en soulignant que Booth avait été tué pour éviter un jugement. C’est une hypothèse très
fragile.
7
La Reconstruction
Au sortir de la guerre civile, les États-Unis affrontent un problème capital, dont dépend
leur avenir. Pendant quatre ans, onze États ont fait sécession et porté des coups très durs à
l’esprit d’union. Maintenant qu’ils ont été vaincus par la force des armes, comment les
réintégrer dans la nation ? En un mot, comment surmonter une crise politique, morale et
spirituelle qui a menacé l’existence même des États-Unis ? La Reconstruction, c’est la réponse
à ces questions.
À vrai dire, Lincoln a défini une ligne de conduite : pardon immédiat aux membres de la
Confédération qui acceptent de prêter serment à l’Union, soutien aux citoyens des États
sécessionnistes qui souhaitent former des gouvernements loyaux, mise en place de
gouverneurs militaires aussitôt que la « libération » d’un État sera achevée. Dès le mois de
décembre 1863, il va plus loin encore. Si 10 % des citoyens d’un État « rebelle » (et les
citoyens sont ceux qui ont voté dans les élections présidentielles de 1860) prêtent serment à
l’Union, ils pourront constituer un gouvernement, à condition que l’esclavage ne figure plus
dans la Constitution et disparaisse de la réalité quotidienne. Ce gouvernement sera alors
reconnu comme le « véritable gouvernement de l’État ». Trois États ont emprunté cette voie
en 1864 : le Tennessee, l’Arkansas et la Louisiane. S’ils l’ont fait, c’est qu’ils ne sont plus entre
les mains des Confédérés et que l’armée du Nord y a suffisamment progressé pour qu’une
décision politique puisse être prise. L’attitude de Lincoln est modérée : pas de
bouleversement dans les relations entre les États, retour au statu quo le plus rapidement
possible. Au fond, le président démontre, une fois de plus, qu’il est un whig et non l’un de ces
affreux black Republicans que dénonce la propagande sudiste.
L’ennui, c’est que 10 % des électeurs de 1860 font un bien modeste « noyau », pour
reprendre le mot du président, mais ils seront « ce que l’œuf est à la poule. Nous aurons
bientôt la poule en couvant l’œuf plutôt qu’en l’écrasant ». Le Congrès ne partage pas cet avis.
Un sénateur de l’Ohio, Benjamin F. Wade, et un représentant du Maryland, Henry Winter
Davis, font adopter en juillet 1864 une législation plus rigoureuse. Un gouverneur militaire
surveillera la réintégration des États « rebelles ». Lorsque 50 % au moins des citoyens blancs
d’un État auront prêté un serment de loyauté, une convention sera élue qui abrogera la
sécession et abolira l’esclavage. Les hasards du calendrier donnent une arme à Lincoln. La
proposition de loi est adoptée moins de dix jours avant la fin de la session du Congrès. Il
suffit au président de ne pas la signer pour qu’elle n’entre pas en vigueur (procédure du
pocket veto). L’escarmouche révèle un double conflit : entre les « radicaux » et les modérés,
entre le Congrès et la présidence. C’est un conflit qui promet de s’envenimer, lorsqu’il faudra
décider du sort des principaux responsables de la Confédération, des biens confisqués et de
leur distribution éventuelle, de la condition des Noirs émancipés. Président de la victoire,
auréolé d’un prestige qui accroît son influence, Lincoln aurait pu l’emporter sur les
prétentions du Congrès.
Son successeur ne dispose pas des mêmes atouts. Andrew Johnson est né en Caroline du
Nord en 1808. Il s’est installé dans le Tennessee où il a exercé le métier de tailleur. Il ne
savait alors ni lire ni écrire. C’est sa femme qui lui a enseigné des rudiments d’instruction. Cet
autodidacte ne tarde pas à s’intéresser à la politique. Le voici qui occupe diverses fonctions
électives et qui siège de 1843 à 1853 à la Chambre des représentants avant d’accéder au poste
de gouverneur du Tennessee. De 1857 à 1862, il est sénateur. Ses idées politiques font de lui
un anticonformiste. Comme la plupart des sudistes, il défend les couleurs du parti démocrate,
mais déteste le principe du droit à la sécession. Lorsque le Tennessee entre dans la
Confédération, Johnson reste fidèle à l’Union et le président Lincoln fait de lui le gouverneur
militaire de l’État avec rang de général de brigade. Allié des républicains, il n’éprouve aucune
sympathie pour les Noirs. Défenseur des droits des États, il soutient le gouvernement fédéral
dont l’influence ne cesse de s’étendre. Partisan d’une stricte politique monétaire, il collabore
avec les milieux d’affaires et leurs porte-parole qui préfèrent l’inflation. Rejeté par ses
anciens amis, tenu à l’écart par ses alliés, Johnson est un homme seul. Si Lincoln le choisit en
1864 pour briguer la vice-présidence, c’est qu’il veut témoigner de sa volonté de réconcilier
tous les Américains honnêtes et loyaux. Président par accident, Johnson n’a pas la stature de
son prédécesseur. Dans le système politique qui prévaut aux États-Unis en 1865, son accession
à la magistrature suprême est une aberration. On le lui fait bien sentir. Le Congrès croit venu
le moment d’imposer ses volontés à la Maison-Blanche.
Pourtant, Johnson n’a pas l’intention d’innover. La politique qu’il mène, c’est celle que
Lincoln a définie. Il recourt à son droit de grâce pour pardonner aux anciens « rebelles » ; il
s’efforce de faire rentrer dans l’Union les États sécessionnistes en exigeant d’eux qu’ils
acceptent l’abolition de l’esclavage et annulent les ordonnances de sécession. Que les anciens
confédérés prêtent un serment de loyauté et ils recouvreront leurs biens ! À l’exception,
toutefois, des plus hauts dignitaires, civils et militaires, des juges et des législateurs. En
Caroline du Nord, il donne instruction au gouverneur militaire de réunir une convention qui
amendera la Constitution de l’État et procèdera à une normalisation. En Virginie, dans
l’Arkansas, en Louisiane et dans le Tennessee, Johnson reconnaît les gouvernements qui ont
été mis sur pied conformément aux recommandations de Lincoln. Au Congrès, seule une
poignée de démocrates unionistes soutient la Reconstruction présidentielle. Quant aux
républicains, ils sont divisés. Les conservateurs s’estimeraient satisfaits si l’ancienne classe
dirigeante du Sud était écartée du pouvoir. Les « radicaux » vont plus loin. Les États du Sud,
disent-ils, ont volontairement quitté l’Union ; ils se sont suicidés et ne constituent plus
aujourd’hui qu’une province conquise. Leur réintégration dépend du Congrès comme dépend
du Congrès l’accession des territoires au rang d’États. D’ailleurs, poursuivent les « radicaux »,
il est temps que la présidence cesse d’étendre son pouvoir. Quant aux « rebelles » qui ont joué
un rôle actif, il faut les châtier. Les Noirs doivent avoir le droit de voter et jouir de l’égalité
complète avec les Blancs. Ainsi, soutenu par une masse de nouveaux électeurs, le parti
républicain s’implantera enfin dans le Sud et imposera pour de longues années sa suprématie
au plan national. Dans l’opinion publique du Nord, le programme « radical » bénéficie de trois
avantages. Les États du Sud, dès qu’ils sont réadmis dans l’Union, s’empressent d’élire aux
fonctions publiques d’anciens sécessionnistes convaincus. Au lendemain de l’arrêt des
combats, ils adoptent des codes noirs qui maintiennent les anciens esclaves dans une
condition inférieure. Enfin, Johnson reste un politicien maladroit, une personnalité qui suscite
plus d’inimitiés que d’amitiés, un autoritaire qui n’a pas d’autorité. De quoi renforcer les
« radicaux ».
En 1866, le conflit éclate entre le législatif et l’exécutif. Le gouvernement fédéral, en
effet, a créé en mars 1865 le Bureau des réfugiés, des affranchis et des terres abandonnées,
plus connu sous le nom de Bureau des affranchis. Sa mission ? Aider les esclaves émancipés et
les Blancs les plus pauvres, en leur donnant des vivres et des semences. Un an plus tard, pour
répondre aux codes noirs, le Congrès décide d’élargir les compétences du Bureau qui pourrait,
grâce à des commissions militaires, faire passer en jugement toute personne accusée d’avoir
privé les Noirs de leurs droits civiques. Anticonstitutionnel, répond Johnson, qui fait observer
que le Congrès ne peut pas légiférer dans les États tant qu’ils n’ont pas réintégré l’Union. Le
Congrès brise le veto présidentiel. Nouveau veto à l’encontre d’une loi, celle du 9 avril 1866
qui accorde aux Noirs les mêmes droits civiques qu’aux Blancs. Le Congrès passe outre une
deuxième fois et prend la précaution d’adopter un 14e amendement à la Constitution qui
contient les mêmes dispositions, sera une condition sine qua non pour le retour dans l’Union
des États sécessionnistes et est approuvé le 28 juillet 1868.
À la fin de l’année 1866, la tension s’aggrave. C’est que les élections législatives de
novembre ont été un succès pour les républicains, en particulier pour les « radicaux ». Dès
lors, le président perd le contrôle de la Reconstruction. Le Sud est divisé en cinq districts
militaires, dans lesquels est appliquée la loi martiale (loi du 2 mars 1867). Les États
sécessionnistes sont appelés à convoquer de nouvelles conventions, élues au suffrage
universel masculin (seuls les anciens responsables de la Confédération sont exclus), qui
devront garantir aux Noirs le droit de vote et adopter le 14e amendement. Si les États
refusaient de se plier à ces recommandations, les généraux commandant les districts en
assureraient l’application (lois des 23 mars et 19 juillet 1867, loi du 11 mars 1868).
Pendant ce temps, le Sud souffre des conséquences de sa défaite militaire. Là où les
combats se sont déroulés, les ruines s’accumulent. Dans le nord de la Virginie, par exemple,
en Georgie le long de l’itinéraire qu’a suivi l’armée de Sherman. Partout, des récoltes
saccagées, des bâtiments incendiés, le bétail abattu témoignent de l’âpreté des combats. Les
quelques industries que possédait le Sud sont arrêtées. L’argent se fait rare et la valeur des
propriétés a dégringolé. C’est que 4 millions d’esclaves ont été émancipés. Pour les anciens
propriétaires, la perte en capital est considérable. Elle s’élève sans doute à plusieurs milliards
de dollars. Et que deviendront les Noirs ? Vont-ils continuer à travailler sur les plantations de
leurs anciens maîtres ? Se laisser aller à la joie de la délivrance et refuser tout effort ?
Obtenir des terres et les cultiver ? Autant de questions qui suscitent parmi les Blancs une
angoisse que le racisme accroît encore. Les mythes ont la vie dure, surtout celui de
l’infériorité de la race noire et de la nécessité des relations inégalitaires entre Blancs et Noirs.
Les Blancs du Sud ont d’autres sujets d’inquiétude. Ils imaginent volontiers que, pour aider les
Noirs et tirer parti de la situation, des profiteurs se sont abattus sur la Confédération.
Ces Yankees qui débarquent dans les États du Sud sont baptisés carpetbaggers. En
arrivant, ils ne possédaient pour tout bien qu’un méchant sac de toile (carpet bag). Ils forment
« des bandes d’aventuriers itinérants, des trafiquants, trop dépravés, dissolus, malhonnêtes et
dégénérés pour obtenir les places inférieures dans les États qu’ils ont quittés ». Débordant de
cupidité, dépourvus de scrupules, prêts à faire argent de tout, ils ne cherchent qu’à saisir le
pouvoir en se servant des Noirs. Ils bénéficient du soutien des scalawags (du nom du bétail de
l’île de Scalloway en Écosse), des traîtres à la cause sudiste, des hommes « vils, assoiffés de
revanche, sans principes, appartenant à cette espèce mesquine, paresseuse, dégoûtante dont
ne veulent ni les bouchers ni les chiens ». Le portrait que dressent les sudistes ne laisse pas
d’être excessif et terriblement injuste. Les carpetbaggers sont des Américains comme les autres
qui vont chercher fortune dans le Sud, à l’exemple de ceux qui sont partis et continuent de
partir pour l’Ouest. Ils s’efforcent d’acheter des terres, de construire des voies ferrées et des
usines, de faire du commerce. Ce sont aussi d’anciens combattants qui, une fois démobilisés,
ont choisi de rester dans le Sud, ou bien des enseignants, des ministres du culte, des employés
du Bureau des affranchis qui croient en leur mission. Ils ne sont ni plus ni moins honnêtes que
les autres catégories de la population. L’animosité qu’ils suscitent résulte de la guerre et de la
fermeture du Sud au monde extérieur. Quant aux scalawags, ce ne sont pas nécessairement les
rebuts de la société qui viennent ramasser les miettes du festin, mais souvent des unionistes
qui n’ont pas pu, au temps de la slavocratie, exprimer leurs points de vue. Les Noirs,
dépourvus d’expérience politique, aisément intimidés par une liberté qu’ils viennent
d’acquérir, ont souvent fait confiance aux uns et aux autres, bien qu’entre ces trois groupes
qui forment le parti républicain des États du Sud des conflits n’aient pas manqué de surgir.
Est-ce à dire que les gouvernements des États sont tombés aux mains de Noirs incapables,
corrompus, et de profiteurs qui ont pillé les richesses du Sud ? Un journaliste du Nord a
publié en 1873 une description de la Caroline du Sud, sous le titre The Prostrate State (« L’État
prostré »), dans laquelle il dresse un tableau effrayant de la vie politique, en particulier de la
Chambre des représentants : « Le président est noir, écrit-il, les portiers sont noirs, le greffier
est noir, les garçons de course sont noirs, le président de la commission des Finances est noir,
le chapelain est noir comme du charbon. Derrière certains pupitres siègent des types
d’hommes qu’on ne trouverait pas en dehors du Congo. […] C’est la lie de la population qui a
revêtu les habits de leurs prédécesseurs intelligents et leur impose le règne de l’ignorance et
de la corruption. […] La barbarie l’emporte sur la civilisation […]. [C’est] la plus ignorante
des démocraties que le monde ait connue. » Trois quarts de siècle plus tard, Margaret
Mitchell fait dire à l’un de ses personnages d’Autant en emporte le vent que tous ceux qui
comptaient dans le bon vieux temps ne sont plus rien maintenant.
Tout cela est exagéré. Émancipés, les Noirs jouissent de leur liberté de mouvement et
attendent avec impatience que le gouvernement fédéral leur accorde « quarante acres et une
mule » pour qu’ils mènent la vie d’agriculteurs indépendants. Vaine attente ! Beaucoup se
précipitent vers les écoles qu’a créées le Bureau des affranchis et apprennent à lire. Ils
obtiennent le droit de vote non sans mal. Encore faut-il préciser que pour faire disparaître les
dernières hésitations, le Congrès adopte le 26 février 1869 le 15e amendement (approuvé le
30 mars 1870) qui interdit à un État de priver l’un de ses citoyens du droit de vote à cause de
sa race, de sa couleur ou de sa condition servile antérieure. Certes, les Noirs se font élire dans
les assemblées législatives des États qui ont appartenu à la Confédération. Mais ils ne sont
majoritaires qu’en Caroline du Sud ; ce qui n’a rien de scandaleux, puisque la population noire
de l’État l’emporte du point de vue quantitatif sur la population blanche. Ailleurs, les élus
noirs détiennent au mieux de 15 à 20 % des fonctions électives. S’il y a eu des lieutenants-
gouverneurs, des membres du pouvoir exécutif de l’État qui ont été désignés parmi les Noirs,
aucun gouverneur n’est noir. De 1868 à 1877, 6 % seulement des représentants fédéraux des
États du Sud sont noirs. En tout, 14 Noirs ont siégé à la Chambre des représentants, 2 au
Sénat.
Point d’esprit de revanche parmi eux, mais le désir de collaborer avec les Blancs, une
corruption aussi largement répandue que parmi les politiciens blancs, une politique
conservatrice dans tous les domaines, sauf en matière de droits civiques. La révolution sociale
ne s’est pas produite. La gestion financière n’est ni géniale ni catastrophique. Les structures
économiques ne sont pas bouleversées. Mais ce qui choque les conservateurs du Sud, c’est que
les anciens esclaves tiennent maintenant une place dans le système politique. Ils crient au
loup, mais la bergerie n’est pas menacée. Les plus déterminés d’entre eux recourent à la
violence et rejoignent le Ku Klux Klan. Il a été fondé à Pulaski (Tennessee) en 1866. À sa
tête, le général Nathan Bedford Forrest, de l’armée confédérée. Forrest occupe le poste de
Grand Sorcier, entouré des Dragons, des Titans, des Géants et des Cyclopes, tous chargés
d’administrer l’association. Revêtus de cagoules et de robes blanches, travaillant main dans la
main avec les Fils du Sud, la Société de la rose blanche, les Chevaliers de la croix noire, la
Fraternité blanche et les Chevaliers du camélia blanc, ils sont jusqu’à 550 000 dans le
Tennessee, l’Alabama, la Caroline du Sud et la Caroline du Nord, la Louisiane. L’ennemi, c’est
le Noir, le scalawag, le carpetbagger, qu’on terrorise, qu’on bat, qu’on tue, qu’on empêche par
la violence de se rendre au bureau de vote. Les États réagissent dès 1868. Officiellement
dissous en 1869, le Klan disparaît en 1871 après le vote de lois répressives par le Congrès. Il
renaîtra une cinquantaine d’années plus tard.
Mais voilà que brusquement à Washington le conflit politique prend une autre tournure.
Les « radicaux » ne se contentent plus de neutraliser la présidence. Ils craignent qu’elle ne
retrouve un jour les moyens de nuire à leur Reconstruction et cherchent à limiter ses
pouvoirs. En 1866, ils ont enlevé au président le droit de désigner les nouveaux membres de
la Cour suprême. En 1867, ils décident que le président devra faire contresigner ses ordres à
l’armée par le commandant en chef. Le 2 mars, ils votent une loi sur la nomination des
fonctionnaires civils (Tenure of Office Act) qui entre en vigueur malgré le veto de Johnson.
Désormais, le Congrès interdit au président de retirer leurs fonctions aux membres de son
administration qui ont été nommés avec l’approbation du Sénat ; lorsque le Congrès ne siège
pas, une destitution temporaire est possible ; pour devenir définitive, elle doit être acceptée
par les sénateurs. Les législateurs veulent ainsi protéger les fonctionnaires qui partagent leur
hostilité à Johnson et empêcher le secrétaire à la Guerre, Stanton, l’ami des « radicaux », de
perdre son précieux poste d’observation.
Le Congrès accentue son offensive. Profitant de la décision du président, au cours de l’été
1867, de remplacer Stanton par Grant, la Chambre des représentants entame une procédure
d’impeachment à l’encontre de Johnson. L’assemblée donne son accord par 128 voix contre 47
le 22 février 1868. Le dossier est transmis au Sénat et comprend onze chefs d’accusation, tous
centrés sur la violation du Tenure of Office Act. Le procès du président commence le 30 mars
devant le Sénat, transformé en haute cour et présidé par le président de la Cour suprême.
Johnson, aidé par ses avocats, soutient que la loi viole la Constitution, car le pouvoir de
nommer entraîne celui de révoquer. Ses adversaires déclarent que le Congrès peut préciser les
termes de la Constitution, que le président a le tort de ne pas se plier à une loi parfaitement
constitutionnelle et qu’en agissant ainsi il s’expose à une juste condamnation. Le 16 mai,
réquisitoires et plaidoiries sont terminés ; le Sénat décide de voter sur le dernier des chefs
d’accusation qui résume les dix autres. Trente-cinq sénateurs jugent le président Johnson
coupable et demandent qu’il soit démis de ses fonctions ; dix-neuf sont d’un avis contraire. À
une voix près, la majorité des deux tiers n’a pas été atteinte : sept républicains ont préféré
s’unir à douze démocrates. Après un deuxième vote sur les articles 2 et 3 de l’accusation, qui
donne des résultats presque identiques, le Sénat se résout à ajourner ses débats sine die.
L’échec des « radicaux » paraît surprenant, car les contemporains s’accordent à attester
l’impopularité de Johnson et l’on sait, après avoir lu le compte rendu du procès, dans quelle
atmosphère passionnée il s’est déroulé. Mais, d’une part, la défense a su démontrer que le
Tenure of Office Act n’était pas irréprochable (la Cour suprême reconnut en 1926 que
l’argumentation de Johnson était correcte ; la loi avait été abrogée depuis longtemps).
D’autre part, des considérations politiques ont également été prises en compte. Chasser
Johnson de la Maison-Blanche, oui, mais qui le remplacera ? En l’absence d’un vice-président,
la charge devait revenir à Wade, qui présidait le Sénat. Wade avait préparé la liste de ses
secrétaires. « Radical » lui-même, il s’était entouré de « radicaux ». Quelques républicains
conservateurs hésitèrent tout à coup et se refusèrent à choisir entre la peste et le choléra. Ils
se rappelèrent que des élections présidentielles auraient lieu en novembre, qu’il valait mieux
compter sur un candidat plus proche de leurs conceptions, capable au surplus de réunir sur
son nom une majorité d’électeurs. Leur choix s’était porté sur le général Grant et la
convention nationale du parti républicain avait adopté leur point de vue, précisément dans la
deuxième quinzaine de mai. Dans ces conditions, n’était-il pas préférable que Johnson
termine son mandat ?
En fait, ce qui met un terme à la Reconstruction, ce n’est pas que Grant succède à
Johnson et soit réélu en 1872. La preuve en est que même au cours du premier mandat de
Grant, le Congrès prend des mesures concernant le Sud. Officiellement, la Reconstruction
s’achève en avril 1877, lorsque les dernières troupes fédérales quittent le Sud, en l’occurrence
la Caroline du Sud et la Louisiane. Trois explications rendent compte de l’évolution. En
premier lieu, les conservateurs ont retrouvé le pouvoir dans les États de l’ancienne
Confédération. C’est fait, entre 1869 et 1871, en Virginie, en Georgie, en Caroline du Nord et
dans le Tennessee. En 1875, le Texas, l’Alabama, l’Arkansas, le Mississippi suivent l’exemple.
À la fin de 1876, le candidat républicain, Rutherford B. Hayes, a frôlé la défaite. Son succès,
il le doit à une si faible marge que, pour éviter toute contestation, il ne peut éviter d’élaborer
un compromis (tout informel) avec les démocrates, y compris ceux du Sud. L’heure de la
conciliation a sonné. Sur la crise de la guerre civile, le rideau tombe. Somme toute, la victoire
des conservateurs dans les États du Sud découle de la lassitude du Nord, notamment des
milieux d’affaires, fatigués d’une agitation brouillonne de leurs alliés, les républicains
« radicaux ». Ils aspirent au retour au calme, qui sera aussi un retour aux affaires. Le grand
vainqueur de la Reconstruction, c’est sans doute le capitalisme industriel. De plus, la crise
financière de 1873 a annihilé l’esprit de croisade. Les républicains sont déconsidérés par des
scandales qui ont éclaboussé l’entourage du président Grant et d’autres affaires qui, dans les
États du Sud, aboutissent à faire du parti démocrate le parti de la réforme. L’opinion publique
nourrit des préoccupations plus matérielles que spirituelles. Le sort des Noirs ne l’intéresse
plus guère. De temps à autre, un politicien à court d’inspiration « agite la chemise sanglante »,
c’est-à-dire rappelle les souffrances de la Grande Armée de la République, l’armée du Nord, et
l’iniquité des soldats de la Confédération, la division tragique du pays, la glorieuse attitude
des républicains et la détestable politique des démocrates. Cette rhétorique rapporte peu.
L’unanimité du pays se reconstruit au détriment des Noirs. En 1876, la Cour surprême estime
que le 14e amendement n’a pas pour but de confier au gouvernement fédéral la protection des
droits civiques. Les États sont désormais libres de fixer à leur guise le cadre des relations
interraciales. Au moyen d’artifices juridiques, quand ce n’est pas par l’intimidation, les Noirs
du Sud perdent leur droit de vote. La ségrégation dans les écoles, les hôpitaux, les moyens de
transport devient peu à peu une habitude, jusqu’au moment où, en 1896, la Cour suprême en
reconnaît la légalité 1. Si les règlements et les décisions juridiques ne suffisent pas à maintenir
les Noirs à leur place, il arrive que la foule recourt au lynchage : 187 par an de 1889 à 1899
dont 80 % dans le Sud, d’après les statistiques officielles qui, de toute évidence, sous-estiment
la triste réalité. L’esclavage a disparu ; la discrimination lui succède.
Le capitalisme sauvage
À y regarder de plus près, l’histoire des chemins de fer mérite moins de lyrisme. C’est
d’abord le domaine des grosses affaires. Les compagnies qui ont construit les
transcontinentaux ont bénéficié de l’aide fédérale. De chaque côté de la voie, l’Union Pacific
et le Central Pacific ont reçu des concessions foncières, tout comme les sociétés qui ont suivi
leur exemple, plus des prêts qui ont varié suivant les difficultés du terrain. En tout,
52,4 millions d’hectares sur les 70 millions que le gouvernement fédéral a distribués. Autant
de lots, nécessairement bien desservis, que les compagnies ont vendus à bon prix ou loués aux
candidats à la colonisation. La mise en valeur des Grandes Plaines est pour elles une
nécessité ; il faut des passagers et du fret pour rentabiliser les investissements. C’est que cette
énorme entreprise repose malgré tout, pour l’essentiel, sur des capitaux privés. Aux environs
de 1880, l’investissement s’élève à 4 800 millions de dollars ; en 1897, le total des actions et
des obligations équivaut à 10,5 milliards, alors que la dette nationale ne dépasse pas
1,3 milliard. Que d’affaires juteuses, de combines en tous genres, d’activités financières et
boursières se dissimulent derrière ces statistiques ! Les capitaux américains n’y suffisent pas.
Le tiers de l’investissement à la fin du XIXe siècle provient de l’étranger, surtout de Grande-
Bretagne. De quoi engendrer des milliers de transactions, de ventes d’actions et d’obligations,
de fusions, auxquelles se livrent les « rois des chemins de fer ». Les batailles qui agitent les
États-Unis de l’époque se déroulent entre ces personnages, Hill contre Harriman, Gould contre
Vanderbilt. En 1906, les deux tiers du réseau américain sont entre les mains de sept groupes.
Fini le temps de l’hétérogénéité. Plus question de conserver des écartements fantaisistes et
différents. Depuis 1883, les compagnies ferroviaires ont obtenu que le pays soit divisé en
quatre fuseaux horaires. Maintenant que le chemin de fer a assuré sa victoire, le temps, c’est
de l’argent.
Le prix des transports s’abaisse considérablement. En moyenne, il faut compter 1 cent
par tonne et par mile (1,609 kilomètre), tandis qu’il en coûte 17 cents pour transporter une
tonne sur un mile de voie routière, mais 0,13 cent sur un mile de voie navigable. Les
innovations technologiques rendent le transport ferroviaire plus rentable : rails d’acier, freins
Westinghouse à air comprimé, chaudières à vapeur, wagons réfrigérés, chargement
automatique des marchandises, confort croissant des voitures que les wagons Pullman
symbolisent. Mais l’enthousiasme des historiens pour la railroad mania est tempéré depuis
quelques années par les travaux des économètres, en particulier Robert Fogel et Albert
Fishlow. Par des calculs fort complexes, ils démontrent que sans les chemins de fer il y aurait
eu, malgré tout, une réelle mise en valeur du pays, que les Américains auraient accordé plus
d’importance aux canaux et aux cours d’eau, que pour un PNB de 12 milliards en 1890
l’apport des chemins de fer atteint 1 %, au maximum 5 % si l’on tient compte des activités
économiques qu’a provoquées l’essor du rail. Il faut préciser que les conclusions des
économètres ne suscitent pas l’unanimité. Elles ont au moins le mérite de nous ouvrir les
yeux sur les autres activités industrielles, sur la sidérurgie et la métallurgie qui font alors des
progrès considérables, sur la transformation de la laine et du coton, sur la confection, sur les
diverses industries alimentaires qui poursuivent, elles aussi, une étonnante expansion.
Enfin, trois facteurs de l’industrialisation méritent d’être soulignés. Le taux de formation
du capital s’accroît, ce qui revient à dire que les profits sont réinvestis et que peu à peu se
crée un marché américain des capitaux. De plus, la demande intérieure augmente, ne fût-ce
qu’en raison de la croissance démographique. En conséquence, même si les Américains sont
présents sur les marchés mondiaux et mènent la vie dure aux Britanniques, aux Allemands et
aux Français, le commerce avec l’étranger représente au début du XXe siècle à peine 5 % du
total de la valeur ajoutée de la production industrielle. Quant à la rationalisation du travail,
elle a accompli d’énormes progrès. Le système des pièces interchangeables s’étend à la
plupart des industries mécaniques. Les inventions témoignent de ce dynamisme, que mettent
bien en valeur le nombre de brevets et l’importance de l’enseignement technique. L’ampoule
électrique de Thomas Edison, le téléphone d’Alexander Graham Bell, le fil de fer barbelé de
Joseph Glidden, autant d’exemples qui montrent que les États-Unis ont cessé d’être à la
remorque de l’Europe.
Dans ce tourbillon des affaires, l’entrepreneur joue un rôle primordial. Il s’offre en
modèle à la société américaine. Avant la guerre de Sécession, deux types d’individus
donnaient le ton : le planteur, avec un genre de vie qu’on qualifiait un peu vite
d’aristocratique, le grand commerçant, mi-aventurier mi-businessman, toujours prêt à
s’embarquer sur les mers et à prêcher la bonne nouvelle aux mécréants. La disparition de
l’esclavage a entraîné celle de la plantation ; quant au grand commerce, il pâlit aux côtés de
l’industrie et de la banque. Deux hommes incarnent le capitalisme sauvage : Andrew Carnegie
et John D. Rockefeller. L’un et l’autre ont écrit leurs mémoires, sources précieuses pour
l’historien. Tous deux ont fait fortune dans une activité industrielle de type nouveau.
Carnegie, c’est le symbole du rêve américain. Né en Écosse en 1835, il s’installe aux États-
Unis avec sa famille à l’âge de treize ans. Il fait tous les métiers ou presque. D’abord bobineur
dans une usine de cotonnades, puis mécanicien télégraphiste, il entre en 1853 au
Pennsylvania Railroad et y travaille douze années. Pendant la guerre de Sécession, il organise
pour les fédéraux les transports ferroviaires et le télégraphe. Mais Carnegie manifeste un sens
aigu des affaires. Il hypothèque la maison de sa mère pour investir dans une compagnie de
chemins de fer, en particulier dans l’exploitation des wagons-lits. Il place également de
l’argent dans la construction de ponts métalliques, puis dans des usines métallurgiques, des
hauts fourneaux et des fabriques de locomotives. Des placements qui rapportent. Carnegie
comprend alors que la sidérurgie est une activité prometteuse. Trois ans après avoir quitté le
Pennsylvania Railroad, il jouit d’un revenu annuel de 50 000 dollars. Dès lors, rien ne peut
plus l’arrêter. Il prend des participations, achète et revend, étend son empire. Son but est
d’abaisser les coûts pour accroître les ventes. Il introduit aux États-Unis l’acier Bessemer.
Lorsqu’une crise ralentit l’essor industriel, il se fait prudent, diversifie ses activités autant que
possible. Tout au plus se livre-t-il à une concentration verticale qui le conduit à acheter des
mines de charbon et à rester présent dans le domaine des chemins de fer. À Pittsburgh, à
Homestead, dans les mines de fer du Mesabi (Minnesota), il est le roi. En 1899, la Carnegie
Steel reçoit une charte de l’État du New Jersey. Son capital s’élève à 320 millions ; son profit,
l’année suivante, à 40 millions dont 25 vont à Carnegie. En 1901, le vieil homme vend son
empire au banquier Morgan, mais conserve une part importante dans la nouvelle société,
l’United States Steel.
Rockefeller appartient à la même génération et, dans une large mesure, au même monde.
Il est né en 1839 dans l’arrière-pays de l’État de New York. Il suit ses parents à Cleveland
(Ohio) où il devient comptable. Sa première aventure dans les affaires a pour cadre une
société de courtage. En 1859, le premier puits de pétrole est foré aux États-Unis. Rockefeller
a immédiatement saisi l’importance du liquide noirâtre qui jaillit à Titusville en Pennsylvanie.
Il investit de l’argent, collecte des capitaux, installe des raffineries à Cleveland, fonde en
1870 la Standard Oil de l’Ohio avec un capital d’un million. Pendant dix ans, c’est la guerre
du pétrole. D’innombrables sociétés extraient, raffinent, distribuent. Rockefeller met de
l’ordre. À son profit, cela va de soi, puisque, aux environs de 1880, il détient près de 95 % de
la capacité de raffinage. À partir de ce moment-là, il se livre avec détermination à une
concentration financière qui se caractérise en 1882 par la création d’un trust, la Standard Oil
de l’Ohio. En 1899, le trust cède la place au holding et la Standard Oil s’installe dans le New
Jersey. Puis, en 1911, le holding doit laisser leur indépendance à bon nombre de filiales. Dans
le même temps, Rockefeller s’intéresse aux chemins de fer qui transportent le pétrole, aux
pipelines qui remplacent les wagons-citernes, à la sidérurgie, à la métallurgie, à l’industrie du
bois. Il meurt en 1937 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
On pourrait tracer également le portrait de Cooke, de Gould, de Vanderbilt ou de
Morgan. On découvrirait chez les uns et les autres des traits communs qui valent pour
l’entrepreneur américain de la seconde moitié du XIXe siècle. Les riches constituent un petit
groupe : en 1890, 125 000 Américains sur les 63 millions que compte le pays possèdent la
moitié de la richesse nationale. Un industriel qui est aussi un financier comme Frick possède
une fortune de 50 millions, 23 000 hectares de terrain houiller, 83 mines, 2 000 fours à coke
et fait travailler 11 000 mineurs. Leur genre de vie laisse rêveur. De superbes demeures à
New York, Philadelphie, Boston, des résidences secondaires de Newport (Rhode Island) au
cap Cod (Massachusetts) avec le confort le plus moderne de l’époque (chauffage central,
téléphone, électricité)… ils vivent dans l’Amérique des mille et une nuits. L’or coule à flots.
Les bijoux brillent de tous leurs feux. Le gaspillage, le bon et le mauvais goût, l’horrible et le
beau frappent les observateurs. À cent lieues d’un homme comme Thomas Woodrow Wilson,
professeur de sciences politiques à l’université de Princeton, dont le salaire annuel en 1897
est d’environ 3 000 dollars.
Ce qui nous étonne aujourd’hui, c’est que cette richesse extraordinaire suscite
l’admiration, rarement la critique. Certes, on pourrait citer des auteurs qui n’aiment pas le
système et le font savoir, à commencer par Lester Frank Ward, Henry George et Edward
Bellamy 3. Ils démontent les mécanismes de la société industrialiste, soulignent ses excès et
ses abus, ses injustices et sa perversité. Leur succès est limité. En revanche, l’évangile de la
richesse triomphe. Il découle d’une interprétation du darwinisme, celle de Herbert Spencer.
Ce philosophe anglais jouit d’une autorité sans égale aux États-Unis, sans doute parce qu’il a
su écrire ce que les Américains sentaient confusément. La lutte pour la survie, estime-t-il,
marque l’évolution des espèces et imprègne tout autant l’espèce humaine. En conséquence,
ceux qui l’emportent dans la bataille quotidienne, ce sont les plus forts, les plus doués, les
plus méritants. Se battre est une qualité que le succès récompense. C’est la loi de la nature.
Carnegie raconte que, lorsqu’il lut Spencer pour la première fois, il fut ébloui : « La lumière
m’inonda et tout fut clair. » De là, les réceptions fastueuses que l’Amérique réserve à Spencer.
En moins de quarante ans, ses ouvrages se vendirent à plus de 300 000 exemplaires, un très
grand succès de librairie pour l’époque. Ses idées furent inlassablement reprises et diffusées
par des journalistes, des enseignants, des conférenciers au point qu’elles ont modelé la pensée
américaine jusqu’à la Grande Crise de 1929. Imbu de ce darwinisme social, Carnegie donne
des conseils aux débutants : « Il est bon, écrit-il en 1902, que les jeunes gens commencent par
le commencement et occupent les positions les plus subordonnées. De nombreux hommes
d’affaires de Pittsburgh ont, au seuil de leur carrière, reçu une responsabilité sérieuse. On
leur a présenté le balai et ils ont passé les premières heures de leur vie d’affaires à balayer le
bureau. […] J’étais moi-même l’un de ces balayeurs. […] Je ne donnerais pas un sou du jeune
homme qui ne se voit pas déjà le partenaire ou le chef d’une firme importante […]. Dites-
vous : “Ma place est au sommet.” Soyez roi dans vos rêves. » Le rival pour les fils des
hommes d’affaires ? « Prenez garde au jeune qui doit plonger directement dans le travail à la
sortie de l’école primaire et qui commence par balayer le bureau. C’est lui l’outsider probable
qu’il vaut mieux que vous surveilliez. » Et si Rockefeller, plus missionnaire, moins extraverti,
profondément baptiste, s’exprime avec plus de parcimonie, le message qu’il fait passer est
comparable. N’a-t-il pas prononcé cette phrase qui résume sa conception de la vie : « Dieu m’a
donné mon argent » ?
Aussi les millionnaires, environ 4 000 en 1892, ont-ils des devoirs. D’après Carnegie, ils
doivent vivre sans ostentation, dépenser raisonnablement pour eux-mêmes et leur entourage,
donner à ceux qui n’ont pas. Il leur appartient de gagner beaucoup pour le distribuer en partie
à la société environnante. « L’homme riche, nous assure Carnegie, devient ainsi l’homme de
confiance, l’agent de ses frères les plus pauvres. Il recourt en leur faveur à sa plus grande
sagesse, expérience et capacité à administrer. Il fait pour eux mieux qu’ils ne feraient ou
pourraient faire pour eux-mêmes. » Ce ne sont d’ailleurs pas des paroles en l’air. Carnegie a
offert des bains publics à Dunfermline, sa ville natale. À l’égard de ses ouvriers, son attitude
est paternaliste : pas de syndicats, mais une pension assurée et fondée sur une caisse de
retraite. On n’en finirait pas de citer les institutions qui ont été aidées, voire créées par
Carnegie : l’Institut de Pittsburgh, des universités écossaises, l’Institution Carnegie à
Washington, le palais de la Paix à La Haye, la Fondation Carnegie pour la paix internationale,
l’Institut de recherche sur le radium de Marie Curie. Sans oublier les 7 500 orgues qu’il a fait
acheter pour des églises et les innombrables subventions qu’a distribuées la Fondation.
Attitude identique de la part de Rockefeller. Les églises, baptistes ou non, sont les principales
bénéficiaires ; puis, la ville de Cleveland, des universités. On estime à 600 millions de dollars
les dons qu’il a faits.
L’image de l’entrepreneur serait plutôt positive. Des riches qui savent utiliser leur argent
pour le bonheur de tous, des hommes d’affaires ouverts aux techniques les plus modernes, des
partisans du progrès technologique, des administrateurs qui font preuve d’imagination, on
serait tenté de conclure comme William Graham Sumner, de l’université Yale, qui justifiait la
« concentration de la richesse » en ces termes : « Les millionnaires sont le produit de la
sélection naturelle. Ils choisissent ceux qui peuvent remplir les tâches à exécuter et en ce sens
agissent sur l’humanité. […] Ils ont de gros revenus et vivent dans le luxe, mais c’est une
bonne affaire pour la société. »
Néanmoins, un caractère de ce capitalisme sauvage fait peur aux Américains de la fin du
XIX siècle. C’est la tendance irrésistible à la concentration. Des sociétés ont commencé à
e
s’entendre sur les prix, voire sur la division du marché, tout en conservant leur
indépendance ; elles ont formé des pools. Puis, le 2 janvier 1882, la Standard Oil s’est
constituée en trust. Les actionnaires de quarante sociétés ont échangé leurs titres de propriété
contre des bons de garantie de la SO. Ils font confiance (to trust = faire confiance) aux neuf
trustees qui géreront l’ensemble des affaires du groupe. L’exemple est suivi par les producteurs
de sucre, d’huile de coton et de lin, de whisky, etc. Le mot désigne non plus seulement une
nouvelle forme d’association, mais le mouvement de concentration lui-même. Pour un large
public, c’est le résultat d’un complot qui vise à assassiner la liberté d’entreprendre. Cette
liberté, chère au cœur des Américains, repose sur la certitude que chacun a le droit de se
lancer dans les affaires et que les petites unités économiques correspondent à l’idéal. Le trust
apparaît alors comme l’ennemi du bien public, le serviteur d’intérêts étroits qui menacent la
collectivité. L’opinion s’inquiète. Quelques États tentent de mettre sur pied une législation
antitrust. En fait, la taille des entreprises fait que le problème est du ressort du pouvoir
fédéral. Après un débat de deux ans, le Congrès vote la proposition de loi du sénateur John
Sherman, le 2 juillet 1890. La réglementation n’est guère efficace. Une armée d’avocats,
grassement rémunérés, tournent les textes en les interprétant à leur manière. Et pourtant, en
1892, la Standard Oil de l’Ohio est contrainte de se dissoudre. Elle se reconstitue suivant les
lois du New Jersey et forme un holding en 1899. C’est une société de portefeuilles qui ne joue
aucun rôle industriel, mais possède d’autres sociétés ou détient une part suffisante de leur
capital pour influer de manière décisive sur leur politique. Un système plus sophistiqué que
celui du trust, qui survivra au prix de quelques aménagements. La Cour suprême exprime son
indifférence à l’égard de la loi Sherman et laisse faire, au moins jusqu’à 1901-1902. Le
mouvement de concentration se poursuit. Des sociétés disparaissent par fusion ou rachat. Et
l’évolution atteint son zénith avec la formation de la US Steel en 1901.
On ne peut s’empêcher d’observer que les mentalités du temps ne sont pas dépourvues
d’ambiguïté. Carnegie, Rockefeller et les autres font du darwinisme social leur système de
références. Tout en s’employant à accélérer la concentration des affaires. Ils proclament leur
hostilité à l’intervention du pouvoir politique dans la vie économique, mais ils demandent et
obtiennent une législation douanière qui les protège et des aides gouvernementales comme
les concessions de terres qui vont aux compagnies ferroviaires. Dans cet évangile de la
richesse, l’économique est roi, avec la bénédiction, réelle ou supposée, de la nature, de Dieu
et de Spencer. Est-ce à dire que les businessmen soient condamnables ? Henry Demarest Lloyd
dans Wealth Against Common-wealth (la Fortune contre la communauté), les journalistes et les
écrivains muckrakers (cf. chapitre suivant), l’historien Matthew Josephson dans The Robber
Barons (les Barons voleurs), paru en 1934, l’ont soutenu. Ces hommes d’affaires ont accumulé
leur fortune en recourant aux pires méthodes. En donnant l’impression de défendre la libre
entreprise, ils l’ont fait disparaître. Leurs activités n’ont pas servi le développement industriel
autant qu’ils ont bien voulu le clamer. Ils n’ont même pas rempli leurs responsabilités sociales
comme ils auraient dû le faire. Jugement sévère, sans doute, qu’aujourd’hui on aurait
tendance à nuancer.
À civilisation industrielle, civilisation urbaine. Au grand regret des Américains qui ont
été nourris de la tradition ruraliste. Jefferson et ses disciples n’ont cessé de répéter que la
ville, c’est l’empire du mal ; que l’Amérique ne sera fidèle à sa mission qu’à la condition
d’échapper au « cancer » des cités ; que rien ne vaut le bonheur de naître, de vivre et de
mourir dans une ferme. Les réalités sont autres. Près d’un Américain sur deux vit maintenant
dans une ville. En 1890, 448 villes dépassent 8 000 habitants, parmi lesquelles 26 comptent
plus de 100 000 habitants. Il faut attendre 1860 pour que les États-Unis aient une ville de
1 million d’habitants ; quarante ans plus tard, elles sont trois : New York, Philadelphie,
Chicago. La première est largement en tête avec une population de 3 437 202 habitants ; il
est vrai qu’elle vient d’absorber Brooklyn et du coup s’est accrue soudainement. L’essor de
Chicago est encore plus extraordinaire. C’était au temps du président Jackson un minuscule
hameau ; mais en 1880, elle a atteint les 500 000 habitants. En 1893, l’exposition mondiale
qu’elle abrite lui donne une réputation universelle. Au recensement de 1900, la voici
cinquième ville du monde, avec 1 700 000 habitants. Le type même de la ville-champignon.
Philadelphie ne peut plus rivaliser avec New York ni avec Chicago, bien que, de 1860 à 1890,
elle soit passée de 566 000 à 1 300 000. Boston et Saint Louis ont en 1900 moins de 600 000
citoyens. L’une des raisons majeures de l’urbanisation se trouve dans l’immigration. À
l’exception de quelques groupes nationaux comme les Norvégiens, les immigrants s’établissent
dans les cités, et non dans les campagnes qui ne jouissent pas du prestige de l’industrie. Parmi
les Irlandais et les Russes, 5 immigrants sur 6 font ce choix ; parmi les Italiens et les
Hongrois, 3 sur 4 ; parmi les Anglais, les Écossais, les Autrichiens et les Grecs, 7 sur 10 ;
parmi les Allemands, 2 sur 3 ; parmi les Suédois, 3 sur 5. D’après le recensement de 1900,
10,3 millions d’Américains sont nés à l’étranger, soit 1 Américain sur 7. Mais dans les villes,
la proportion est beaucoup plus forte : le quart de la population de Philadelphie, le tiers de
celle de Chicago et de Boston, les quatre cinquièmes de celle de New York sont nés à
l’étranger ou nés de parents étrangers. Les Italiens de New York équivalent par leur nombre à
la moitié de la population de Naples. Les Irlandais sont deux fois et demie plus nombreux à
New York qu’à Dublin.
La conséquence, c’est que les paysages urbains changent. Le progrès technique est un
premier facteur d’explication. Les rues s’éclairent au gaz, au kérosène, puis à partir de 1879 à
l’électricité. San Francisco et Cleveland ont donné l’exemple. La sécurité urbaine en est
améliorée, encore que, éclairées ou non, les villes américaines n’aient jamais été des havres
de paix. Mais l’éclairage offre aux théâtres des possibilités nouvelles et aux patrons les
moyens de faire tourner les machines de jour et de nuit. L’électricité, c’est aussi le tramway
qui relie le centre aux banlieues ; en ce domaine Richmond fait la première le pas décisif en
1887. C’est encore l’ascenseur ; avec lui et l’usage du fer, de la fonte, enfin de l’acier, voilà
qu’apparaît l’une des originalités majeures du paysage urbain de l’Amérique : le gratte-ciel. Le
Tacoma Building de Chicago est terminé en 1888. Un bâtiment de treize étages à charpente
entièrement métallique. Peu auparavant, le Home Insurance Building, achevé en 1885,
unissait le fer et la fonte. Cette architecture a trouvé son maître en la personne de Louis
B. Sullivan. Ailleurs, l’imitation de l’Europe l’emporte. On fait du gothique, du style français
ou suisse, quand on ne se contente pas, tout simplement, de reproduire les châteaux de la
Loire ou les palais de la Renaissance.
La ville s’étend. Elle a besoin de rues pavées, de trottoirs pour les armées de piétons, de
kilomètres d’égouts, d’une alimentation considérable en eau, de tout ce qui constitue les lieux
indispensables à la vie urbaine. Une fièvre de construction, de spéculation, de corruption
provoque ce qu’un journaliste dénommera la « honte des villes ». Les fils télégraphiques et
téléphoniques sont encore aériens. Les premières lignes de métro fonctionnent comme
l’aérien (elevated) de New York. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! À y regarder de plus près, les
différences sautent aux yeux. La croissance urbaine touche les États de la côte atlantique, et
encore ceux du Nord, puis la Californie et le pourtour des Grands Lacs. Cinq États seulement
rassemblent 50 % de la population urbaine (New York, Pennsylvanie, Massachusetts, Illinois,
Ohio). Ailleurs c’est le règne des petites villes, des bourgades et des villages, des fermes
isolées et des espaces vides, que dominent des centres qui s’appellent Saint Paul et
Minneapolis, Denver ou San Francisco. Et puis, dans les métropoles qui s’enorgueillissent de
leurs gratte-ciel, la misère n’est jamais bien loin.
Sans aucun doute, à la fin du XIXe siècle, la plupart des ouvriers vivent mieux qu’en
Europe. Si l’on prend l’année 1860 pour base 100, les prix de détail montent à 141 en 1870,
descendent à 110 en 1880, puis à 98 en 1890 ; les salaires passent à 167 en 1870, s’affaissent
à 143 en 1880, remontent à 168 en 1890. Le niveau de vie s’est amélioré. Le temps de travail
tend à se réduire. Le repos hebdomadaire s’instaure peu à peu, sauf dans les aciéries où il
n’est pas rare qu’un ouvrier travaille sept jours par semaine. La journée de travail varie, en
moyenne, entre 10,9 et 10,1 heures, encore que dans les industries textiles du Sud, dans les
aciéries et les brasseries, elle soit plutôt de 14 heures et que dans la fonction publique (loi de
1868 amendée en 1892) elle tombe à 8 heures. Dans la population active les femmes
comptent pour un cinquième. De 1880 à 1910, le nombre des enfants de 10 à 15 ans qui
exercent un emploi augmente de 1 à 2 millions. Mais n’oublions pas qu’aux États-Unis la
diversité l’emporte toujours. D’une région à l’autre, les écarts de salaires sont importants :
dans l’Est, 15 à 30 % de plus que dans le Sud et 40 % de moins que dans l’Ouest. Suivant le
sexe, l’âge et la qualification, les variations sont sensibles. Rien ni personne ne protège
l’ouvrier contre la crise économique, la maladie, la vieillesse, les pressions de toutes sortes.
La sécurité de l’emploi est une notion inconnue.
Pourtant, en dépit des taudis et d’une misère qui s’étale au grand jour, la révolution
sociale ne menace pas et certains d’ajouter que la lutte des classes n’existe pas plus que le
sentiment d’appartenir à la classe ouvrière ou à la bourgeoisie. En tout cas, l’histoire du
mouvement syndical témoigne de l’absence d’unité du monde du travail.
C’est en 1842 que la Cour suprême de l’État du Massachusetts déclare qu’il n’est pas
« illégal que les travailleurs s’associent pacifiquement pour améliorer leur sort ». Mais
l’organisation ouvrière n’a pas d’autonomie ; elle se confond alors avec tel ou tel parti
politique ou revêt la forme, un peu exotique, de l’expérience utopique. En fait, la National
Labor Union donne le signal de départ. Elle se crée en 1866 à Baltimore, rassemble des
ouvriers qualifiés comme les typographes, les chapeliers, les tailleurs de pierre et les
cigariers, réclame la journée de huit heures, l’arbitrage dans les conflits du travail, la gestion
ouvrière d’usines coopératives. Pour mieux défendre son programme, elle se transforme en
un parti politique qui échoue aux élections de 1872 et disparaît. Les Chevaliers du travail
prennent le relais. L’ordre est fondé secrètement en 1869 et perd son caractère clandestin en
1878. Point d’exclusives : peuvent adhérer les hommes et les femmes, les Blancs et les Noirs,
les ouvriers et les fermiers, les manœuvres et les artisans. En revanche, les joueurs, les
avocats, les médecins, les banquiers et les marchands de boissons alcoolisées ne sont pas
admis. Le programme est audacieux : la journée de huit heures, le boycottage des mauvais
patrons, le recours à l’arbitrage, l’impôt progressif sur le revenu, l’établissement de
coopératives, l’emploi du papier-monnaie, la prohibition de l’alcool. Le Grand Maître de
l’ordre prononce des discours enflammés contre la grève, mais c’est grâce aux grèves que les
Chevaliers du travail attirent bientôt jusqu’à 700 000 adhérents. L’une d’elles est capitale
dans l’histoire du syndicalisme aux États-Unis et dans le monde. Elle a lieu le samedi 1er mai
1886 avec pour objectif la journée de huit heures. Le 4 mai, une réunion anarchiste se tient à
Chicago pour protester contre la brutalité de la police. Sur la place du Haymarket, une bombe
explose aux pieds des policiers qui ripostent : 7 policiers tués, 70 blessés. Les Chevaliers du
travail sont accusés d’avoir fomenté la violence. L’opinion publique ne fait pas la distinction
entre les anarchistes et les syndicalistes. Les effectifs du syndicat tombent en chute libre.
Mais, partout dans le monde à l’exception des États-Unis qui choisissent le premier lundi de
septembre, la journée du 1er mai devient la fête du travail, le symbole de la lutte du
mouvement ouvrier.
En 1881 se crée à Pittsburgh une Fédération des syndicats de métiers et des ouvriers
qualifiés. Elle réunit à peine 45 000 membres. En 1886, à Columbus (Ohio), elle s’élargit et
devient la Fédération américaine du travail (American Federation of Labor, AFL). Son
président se nomme Samuel Gompers et, à l’exception de l’année 1894-1895, occupe cette
charge jusqu’à sa mort en 1924. L’AFL s’implante lentement : 265 000 adhérents en 1897,
548 000 en 1900 sur un total de 868 000 syndiqués, alors que la population active correspond
à 29 millions. C’est tout compte fait une réussite qui mérite des explications. L’action
syndicale de l’AFL repose sur une philosophie très simple. « Nous n’avons pas de buts ultimes,
déclare en 1893 Adolph Strasser, président de l’Union des cigariers. Nous avançons jour après
jour. Nous luttons seulement pour des objectifs immédiats – des objectifs qui peuvent être
réalisés en quelques années. » Ce qui signifie : augmentation des effectifs, reconnaissance du
syndicat par le patronat, discussion et signature des conventions collectives, lutte pour des
salaires plus élevés et des journées moins longues, amélioration du sort des ouvriers. L’AFL
ne conteste pas le bien-fondé du capitalisme et du salariat. Elle n’a pas de visées idéologiques.
Elle défend les ouvriers qualifiés et blancs, car pour elle les étrangers, les immigrants récents
et sans qualification, les Noirs sont les instruments que les patrons emploient pour faire
baisser les salaires et éventuellement briser les grèves. Elle rejette toute intervention
politique et ne demande pas au gouvernement fédéral de protéger les ouvriers contre leurs
employeurs. Somme toute, elle tente d’acclimater le syndicalisme aux États-Unis et de faire
comprendre aux Américains que le militantisme syndical est aussi une idée américaine. En ce
sens, elle a su tenir une place que les Chevaliers du travail ont abandonnée. Libre aux
anarcho-syndicalistes de défendre un programme révolutionnaire qui fait peur au plus grand
nombre et séduit, grâce à l’International Workers of the World, fondé en 1905, des ouvriers
non qualifiés, des migrants, des étrangers.
Faute d’une syndicalisation profonde du monde ouvrier, les grèves sont souvent dures et
malaisément contrôlables. La répression n’en est que plus impitoyable. C’est le cas à Cœur
d’Alene (Idaho) et à Homestead (Pennsylvanie) en 1892, à Chicago en 1894 dans les usines
Pullman. L’atmosphère est si défavorable à l’action syndicale que la Cour suprême rend un
arrêt qui assimile les organisations ouvrières à des trusts, donc passibles de la loi Sherman. En
un mot, la violence des conflits sociaux, l’hétérogénéité du monde ouvrier que divisent des
clivages nationaux, ethniques, religieux et raciaux, l’échec de l’anarcho-syndicalisme,
l’attitude des pouvoirs publics, tout concourt à rendre plus attrayant le pragmatisme de l’AFL.
Les ouvriers américains croient au syndicalisme de la négociation. Et dans le même temps ils
imaginent que n’importe qui peut réussir l’ascension sociale de Carnegie et de Rockefeller,
que le self-made man est promis au plus bel avenir, que les Américains resteront toujours,
pour reprendre l’expression de l’historien David Potter, le « peuple de l’abondance ».
Le mouvement populiste
1. Par l’arrêt Plessy contre Ferguson (1896), la Cour suprême admet la constitutionnalité d’une loi de Louisiane qui
instaurait la ségrégation raciale dans les chemins de fer. La ségrégation, dit l’arrêt, n’est pas discriminatoire, si les
deux races bénéficient des mêmes avantages. Ce qui se résume par la formule : « Séparé, mais égal. »
2. Ces informations statistiques sont tirées de l’ouvrage de Yves-Henri Nouailhat, Évolution économique des États-Unis
du milieu du XIXe siècle à 1914, Paris, CEDES-CDU, 1982, p. 10-11.
3. Dans un ouvrage de 1 400 pages, Dynamic Sociology (1883), Lester Frank Ward critique le darwinisme social de
Spencer. Edward Bellamy a écrit Looking Backward (1888), un livre de sociologie-fiction dans lequel il analyse la
société de son temps vue de l’an 2000. Enfin, Henry George fait, dans Progress and Poverty (1879), le procès de la
société capitaliste.
4. L’armée des États-Unis ne dispose pas des moyens nécessaires pour remplir dans l’Ouest sa mission de maintien de
l’ordre. Ses effectifs ont fondu dès 1865 et jusqu’à la fin du siècle se situent aux environs de 25 000 officiers et
hommes de troupe. Ils se répartissent de l’autre côté du Mississippi en une centaine de forts, disséminés et
rassemblant au maximum 200 soldats. Quoi qu’il en soit, les chefs militaires n’ont jamais recommandé
l’extermination systématique des Indiens. On a attribué au général Philip Sheridan, commandant du district du
Missouri, la phrase célèbre : « Le seul bon Indien est un Indien mort. » Sheridan ne l’a jamais prononcée. En
revanche, il a dit : « Plus nous en tuons cette année et moins nous devrons en tuer l’année prochaine. Car plus je vois
des Indiens, et plus je me persuade qu’il faut les tuer tous ou ne les maintenir en vie que comme des spécimens de
pauvreté. » Sheridan avait la réputation d’être féroce, mais reste un cas exceptionnel.
5. La découverte de l’or dans les Black Hills du Dakota du Sud attire des milliers de prospecteurs blancs. Les Sioux
réagissent vivement contre l’invasion de leurs réserves, tout comme ils refusent la construction d’un
transcontinental qui traverse leurs terres. Ils prennent les armes sous le commandement de Sitting Bull et de Crazy
Horse. Ils remportent une victoire importante, à la fin de juin 1876, à Little Big Horn où Custer et ses hommes sont
massacrés, mais ils sont vaincus quatre mois plus tard.
6. Au lendemain de la guerre de Sécession, les États-Unis doivent résoudre un double problème monétaire. Ils sont
encore bimétallistes, alors que l’exploitation des mines d’argent de l’Ouest et l’adoption de l’étalon-or dans de
nombreux pays d’Europe rendent inévitable le passage au monométallisme. Les États-Unis ne s’y décideront qu’en
1900. D’autre part, l’émission de papier-monnaie pendant la guerre, les greenbacks ou dollars à dos vert, provoque
l’inflation des prix, donc la dévalorisation de la monnaie, encore accentuée par l’absence d’une banque centrale.
C’est pourquoi par des mesures successives et progressives, le gouvernement fédéral s’emploie à réduire la masse
monétaire et reprend en 1879 ses paiements en espèces métalliques pour mieux assurer le triomphe de la hard money,
de la monnaie solide. Dans une telle conjoncture, les créanciers récupèrent plus qu’ils n’ont prêté ; les débiteurs
doivent payer davantage pour rembourser. Pour ces derniers, qui sont souvent des fermiers, la situation est d’autant
plus intenable que le retour à la monnaie solide tend à abaisser les prix et que la concurrence étrangère affecte plus
particulièrement les agriculteurs. De là, ce sentiment que le combat se livre contre les industriels, les banquiers, les
villes, et que les fermiers sont les principales victimes.
7. C’est à la convention du parti démocrate, qui se tient à Chicago en juillet 1896, que Bryan prononce l’un des discours
les plus célèbres de l’histoire politique des États-Unis. Il lance un vibrant appel en faveur du bimétallisme et termine
par une magnifique envolée contre le monométallisme : « Vous n’imposerez pas cette couronne d’épines sur le front
du travail. Vous ne crucifierez pas l’humanité sur une croix d’or. »
8
Le mouvement progressiste
Les historiens font souvent de 1898 une date charnière. Les États-Unis entrent alors dans
le club des grandes puissances, renoncent à leur tradition d’isolationnisme et prennent à
l’égard du monde l’attitude qu’ils conserveront tout au long de notre siècle. C’est un jugement
simpliste. Il n’y a pas de commencements absolus en histoire. L’année 1898 correspond à une
prise de conscience, et non pas à un début. À Cuba, par exemple, la révolte contre l’Espagne
remonte à 1868 et a suscité une rébellion de dix ans. Les États-Unis ont déjà exprimé un
intérêt certain pour l’île, tout comme pour Porto Rico, les Antilles danoises, Hawaii, le
Groenland, l’Islande et, bien sûr, le Canada. Mais en 1867, ils se sont contentés d’acheter
l’Alaska à la Russie pour 7 millions de dollars. En 1895, nouvelle flambée de violence à Cuba.
Cette fois-ci, elle résulte des droits protecteurs que les États-Unis ont établis sur le sucre
cubain. Les Cubains n’en aspirent pas moins à la liberté. Ils éprouvent de la sympathie pour
les Américains, encore que les révoltés détruisent tout sur leur passage, y compris les biens
qui appartiennent à des Américains. La répression sauvage que dirige le général espagnol
Weyler indigne les États-Unis, qui renforcent leur soutien aux patriotes cubains. D’incident en
incident, et l’explosion du Maine, le 15 février 1898, dans le port de La Havane, est le plus
spectaculaire, la guerre se profile à l’horizon. Somme toute, les Américains n’ont pas
soudainement ressenti une attirance irrésistible pour « Cuba libre ». Leur volonté
expansionniste, de vigoureux sentiments nationalistes se manifestent dès le milieu du
XIX siècle. La même conclusion vaudrait pour Hawaii et les îles Samoa, sans parler de la
e
Corée et du Japon. Il est faux d’affirmer qu’avant 1898 les États-Unis ne se préoccupaient pas
des problèmes internationaux qui, néanmoins, passionnent davantage l’opinion publique à
partir de 1898. Pourquoi ?
La situation internationale favorise l’évolution. Les puissances européennes et le Japon,
en toute bonne conscience, versent dans l’impérialisme. De leur côté, les Américains seraient-
ils poussés par des nécessités économiques ? Oui, sans doute. Ils sont encore largement
débiteurs envers l’Europe. S’ils ont, cependant, placé des fonds à l’étranger, Cuba et les
Antilles ont à peine recueilli 7,2 % du total – le Mexique avec 30 %, le Canada avec 26 %,
l’Europe avec 22 % attirent davantage les capitaux américains. Il est vrai que la crise des
années 1893-1897, la disparition de la Frontière provoquent une crainte diffuse. Le marché
intérieur suffira-t-il ? Ne faudrait-il pas, dès maintenant, avant que les Européens
n’accaparent l’essentiel, s’assurer une sphère d’influence qui deviendrait, plus tard, une
dépendance du marché américain ? Tous les milieux d’affaires ne sont pas convaincus. Le
président Cleveland, qui incarne lui aussi une Amérique industrielle, n’a pas voulu annexer
Hawaii. Quant à McKinley, il a été poussé par l’opinion et par ses amis businessmen qui, en
avril 1898, ont changé d’avis. Dans les affaires, les divergences d’intérêts sont profondes et
les attitudes varient suivant les époques et les problèmes. Une interprétation rigoureusement
économique de l’impérialisme américain conduit à l’erreur. Un dernier exemple le confirme.
À la fin du XIXe siècle, naît l’idée que le marché chinois fera tourner, pendant des dizaines
d’années, les usines américaines. Vêtir, chausser, équiper 400 millions de Chinois… On en
rêve de Boston à Birmingham, de New York à San Francisco. Les industriels sont plus
réalistes. Le marché intérieur des États-Unis, constatent-ils, n’est pas saturé. La Chine est un
pays pauvre, inaccessible, dont la balance des paiements est gravement déficitaire, dont le
marché est pénétré, sinon envahi par les Européens. Où sont les débouchés miraculeux ?
D’ailleurs, les impérialistes n’ont pas que des sympathies pour le business. Il pourrait être
un allié, mais il constitue aussi un intérêt spécial, qui doit se plier aux nécessités de l’intérêt
national. Les impérialistes sont avant tout des nationalistes, non pas des affairistes. À leurs
yeux, il est impensable que les États-Unis subissent des affronts dans leurs relations avec
l’étranger. De là, la complexité des rapports avec la Grande-Bretagne, l’ancienne métropole,
le « vieux pays » pour beaucoup d’immigrants, l’envahisseur de 1814, l’investisseur, la
puissance impérialiste par excellence, un repoussoir pour les Américains. Un modèle
également, par sa culture et sa civilisation, par un certain style de vie qui explique des
centaines de mariages anglo-américains 1, par la communauté des intérêts politiques. Entre les
deux nations, un rapprochement intellectuel s’amorce. Le jingoïsme, cet ultranationalisme
fortement teinté de racisme, pénètre les esprits des deux côtés de l’Atlantique. On évoque
avec Rudyard Kipling le « fardeau de l’homme blanc », ses responsabilités à l’égard des
peuples de couleur, la conviction que la « race anglo-saxonne » dominera le monde et que
cette domination apportera la liberté, la démocratie, le progrès. Entre Londres et Washington,
une connivence s’établit.
L’expansionnisme ne saurait faire l’économie d’une réflexion morale. Les États-Unis
agiront suivant les canons de l’éthique. Les guerres qu’ils entreprennent sont des croisades ;
s’ils interviennent ici ou là, ce n’est pas pour satisfaire des intérêts égoïstes. En 1903, ils
fabriquent dans l’isthme de Panama une révolution qui détache la région de la Colombie et la
rapproche très étroitement des États-Unis. Washington voudrait-il s’approprier le futur canal
interocéanique ? Réponse du président Theodore Roosevelt : « Le canal bénéficera au monde
entier. Est-ce que l’avidité du gang de Bogota et son chantage doivent barrer la route à la
civilisation ? » C’est une autre forme de la destinée manifeste. Pour bien saisir cet état
d’esprit, il faut se référer aux textes. Josiah Strong est un missionnaire congrégationaliste qui
a publié en 1885 Our Country (Notre pays). Il y explique que les Anglo-Saxons ont pour
mission d’évangéliser le monde et d’apporter à l’humanité la liberté civile. Ce fut un grand
succès de librairie. En 1900, il encourage ses compatriotes, dans Expansion Under New World
Conditions (l’Expansion dans la nouvelle situation mondiale), à ne pas fuir leurs
responsabilités. Dieu leur a confié une tâche. Ils ne peuvent y renoncer. L’Amérique va
régénérer le monde. Et sa victoire témoignera du succès du plus fort, du plus apte. Alfred
Thayer Mahan exerce une influence beaucoup plus profonde. Il a pris sa retraite en 1896 avec
le grade de contre-amiral. Depuis dix ans, il enseignait à l’École de guerre navale à Newport
(Rhode Island). Il publie livres et articles jusqu’à sa mort en 1914. Mahan se préoccupe avant
tout du rôle de la flotte dans l’histoire. À ses yeux, l’Amérique sera une grande puissance, si
elle accepte de devenir impérialiste et se dote d’une flotte qui lui donne les moyens
indispensables. Samoa, les Antilles, Hawaii, voilà les bases qui serviront à l’expansion
américaine. « L’intérêt égoïste, ajoute-t-il, est un objet non seulement légitime, mais encore
fondamental pour la politique nationale. […] Il est vain de s’attendre que les gouvernements
agissent en permanence sur d’autres fondements que celui de l’intérêt national. Ils n’ont pas le
droit de faire autrement 2. » Les ouvrages de Mahan sont des best-sellers 3. Ce qui renforce le
poids de ses idées, c’est qu’un petit groupe d’admirateurs occupe des positions clefs. Henry
Cabot Lodge, sénateur du Massachusetts, défend avec ardeur une politique impérialiste.
Theodore Roosevelt réussit une carrière plus brillante encore. Né en 1858 dans un milieu aisé
de New York, il étudie le droit à Harvard. Ce qui, pourtant, ne cessera de le passionner, c’est
l’histoire et la politique. Il siège deux ans à la Chambre des représentants de l’État de New
York sur les bancs républicains, s’établit dans l’Ouest dont il rapporte des souvenirs
débordant de vie. Roosevelt exalte les qualités viriles, l’effort physique, la boxe, la chasse,
rêve d’action et voit dans la guerre l’occasion de manifester son énergie, d’être pleinement
soi-même. Roosevelt, nationaliste intransigeant, farouche impérialiste, éprouve une
admiration sans bornes pour Mahan. Lorsque McKinley accède à la présidence des États-Unis,
Roosevelt obtient le poste de secrétaire adjoint à la Marine. La guerre de Cuba éclate. Il
démissionne, lève un régiment de volontaires, les rough riders, et lui, le myope, de santé
fragile, se surpasse et conduit sa troupe à l’assaut de la colline de San Juan. À son retour, il
est élu gouverneur de l’État de New York. En 1900, il est le colistier de McKinley. L’année
suivante, le président est assassiné. Roosevelt, le vice-président, lui succède. Jamais Mahan
n’exercera une telle influence sur la politique étrangère des États-Unis.
Roosevelt s’efforce de donner à son pays la place qu’il mérite dans le monde. Ce n’est pas
facile. Dans leur très grande majorité, les Américains ne se passionnent pas pour la politique
internationale. Leur enthousiasme de 1898 a été stimulé, peut-être créé, par les journaux à
grand tirage, comme le New York Journal et le New York World. Dès 1899, l’anti-impérialisme
reprend vigueur. Pourquoi consentir de telles dépenses, en faveur de peuples inférieurs, de
territoires lointains, de groupes d’intérêts spéciaux ? Pourquoi l’Amérique, le « meilleur
espoir du monde », se mettrait-elle à imiter les puissances de l’Ancien Monde ? Pourquoi
distrairait-elle ailleurs une énergie dont elle a tant besoin pour réformer ses mœurs et ses
institutions ? L’impérialisme ne fait pas l’unanimité. C’est ce qui explique son évolution dans
les quinze premières années du XXe siècle.
La force militaire laisse à désirer. L’armée compte peu. Les Américains ne ressentent pas
le besoin de mettre sur pied de gros effectifs, puisque aucun danger extérieur ne les menace.
Les batailles de la guerre de 1898 ont été des succès faciles, malgré les insuffisances du
commandement, la faible instruction des volontaires, les erreurs de l’intendance. En tout et
pour tout, moins de 100 000 officiers et soldats, écartelés entre les divers postes du territoire
national. Pour réprimer l’insurrection des Philippins, McKinley dépêche 70 000 hommes qui
en deux ans contiennent une guérilla mal armée, mal équipée, ignorante des techniques de la
guerre moderne. La marine se porte mieux. Vers 1890, elle occupe le 6e rang mondial ; en
1900, le 4e et elle atteint le 3e rang en 1906, le 2e rang en 1907 avant d’être dépassée de peu
par la flotte allemande. Mahan triomphe partiellement, car l’objectif qu’il avait fixé était
celui d’une marine qui occuperait la deuxième place dans le monde, en attendant de faire
mieux. Quoi qu’il en soit, l’impérialisme américain ne sera que maritime, s’appuiera sur des
bases et portera un intérêt constant au canal de Panama, achevé en 1914.
L’arme financière est déterminante. De 1897 à 1914, les investissements américains en
Amérique latine sont multipliés par cinq. C’est dire combien la pénétration économique
s’accentue, bien qu’elle n’ait pas été la motivation originelle. La mer des Caraïbes s’apparente
à une Méditerranée américaine. Les plantations de canne à sucre à Cuba sont entre les mains
des Américains. L’United Fruit de Boston a acheté d’énormes superficies en Amérique
centrale, construit des routes, des ports, des chemins de fer qui servent au transport des
bananes et des autres produits tropicaux. Le pétrole du Mexique et du Venezuela, le cuivre du
Chili, l’étain de la Bolivie viennent compléter à bon prix les ressources du territoire des États-
Unis.
Mais les États-Unis n’ont pas terminé leur apprentissage de puissance mondiale. À l’égard
de l’Europe à laquelle ils doivent 7 milliards de dollars, leur rôle est quasiment nul. Tout au
plus note-t-on, pour s’en étonner, qu’ils ont participé à la conférence d’Algésiras en 1906. En
Extrême-Orient, deux problèmes retiennent leur attention. La Chine d’abord, avec le mirage
qu’elle suscite aux États-Unis et la conviction qu’elle deviendra un État de premier ordre. Le
Japon ensuite, dont on soupèse la menace. Les Japonais ont vaincu les Chinois en 1894-1895.
Leur armée a remporté d’extraordinaires succès sur les Russes en 1904-1905 et leur flotte a
coulé, au large des îles Tsushima, celle du tsar. Aussi Roosevelt est-il très heureux d’obtenir
des deux belligérants qu’ils se soumettent à sa médiation et signent le traité de Portsmouth
(New Hampshire) en 1905. Le péril japonais ne disparaît pas pour autant. Roosevelt ordonne
à la flotte américaine de faire le tour du monde. Il vaut mieux montrer sa force, lorsqu’il en
est encore temps.
Reste l’Amérique latine. C’est la priorité des priorités. La proximité géographique, la
sensibilité de l’opinion publique, les moyens limités de l’armée et de la marine l’expliquent.
Et puis, les occasions d’y intervenir sont nombreuses : des gouvernements instables, des
élections truquées, la corruption généralisée, une économie sous-développée, la misère et
l’exploitation sociale ; autant de facteurs qui mettent en danger les investissements étrangers.
Aussi les États-Unis suivent-ils deux politiques. La première est celle de Roosevelt : pas
d’annexions, pas d’interventions de pays autres que les États-Unis. C’est le corollaire de la
doctrine de Monroe. Les Américains manient le gros bâton (big stick) ; les Européens les
laissent faire la police. Le président William Taft (1909-1913) préfère la « diplomatie du
dollar » qui donne la priorité au financier et à l’économique. Woodrow Wilson, enfin, rejette
les pratiques de Taft, voudrait que son pays adopte une attitude plus démocratique et, en fin
de compte, est obligé d’intervenir militairement au Mexique, à Haïti, dans la République
dominicaine. En quelques années, les Américains viennent de faire une expérience
traumatisante. Libérer les peuples du joug colonial, leur apporter la démocratie et le
capitalisme, c’est bien. Mais s’ils se révoltent contre leurs dirigeants, s’ils repoussent
l’impérialisme américain, ne faudra-t-il pas se résigner à réprimer ? C’est cette triste
évolution que les Américains dénomment la « fin de l’innocence ».
Lorsque le XX
e
siècle commence, les États-Unis ont d’excellentes raisons d’avoir foi en
leur avenir. La crise des dernières années, oubliée. Le défilé d’une armée des pauvres, sous le
commandement du « général » Coxey en 1894, enfoui dans les cauchemars du passé. Les
grèves de la sidérurgie et des usines Pullman, l’agitation populiste, la rébellion de l’Ouest
contre l’Est, disparues dans les brumes de l’histoire. Les Américains assistent désormais,
médusés, ravis, presque incrédules, à leur propre enrichissement. Et pourtant, la population
augmente par bonds prodigieux : 76 millions, en 1900, 92 millions en 1910, 106 millions en
1920. Le taux de croissance décennal s’est ralenti : 20,7 % de 1890 à 1900, contre 25,5 % de
1880 à 1890 ; puis il se maintient : 21 % en 1900-1910, avant de tomber à 14,9 % de 1910 à
1920. Le taux de natalité poursuit son déclin (32,3 ‰ en 1900, 30,1 ‰ en 1910, 29,5 ‰ en
1915), et le taux de mortalité passe de 17,2 ‰ en 1900 à 14,7 ‰ en 1910, et à 13,2 ‰ en
1915. Ce qui laisse un accroissement naturel non négligeable. L’apport de l’immigration est,
en revanche, considérable : de 1900 à 1914, près de 13 millions d’immigrants entrent aux
États-Unis – un peu plus que trois fois la population des treize États fondateurs. Le total des
entrées annuelles dépasse le million à six reprises. Tous les records sont battus. Les
immigrants européens comptent pour 91,52 %. Ce qui est plus étonnant, ce sont leurs origines
nationales. Les Britanniques représentent 6,46 % de l’immigration européenne ; les Irlandais,
3,77 % ; les Allemands, 3,98 %. Les Polonais 4, les Russes, les Italiens et tous ceux qui sont
originaires du reste du bassin Méditerranéen correspondent à 74,86 %. Les Juifs
n’apparaissent pas dans ces statistiques nationales, mais ils immigrent en grand nombre,
chassés par les pogromes de Russie, de Pologne et les persécutions dont ils sont victimes en
Europe centrale et orientale.
La nouvelle immigration fait peur 5. Sans doute les États-Unis essayent-ils de demeurer le
melting pot qu’évoque Israël Zangwill. Bon nombre d’Américains de vieille souche se
demandent, malgré tout, si ces nouveaux venus, qui ne sont pas protestants, qui ne parlent
pas l’anglais et ne comprennent rien aux institutions américaines, qui se considèrent comme
des « Américains à trait d’union » (des Polono-Américains, des Judéo-Américains, des
Germano-Américains, des Italo-Américains, etc.) ne nuisent pas à l’esprit national et ne
contribuent pas à dénaturer la culture américaine. Un regain de nativisme provoque une
campagne d’opinion en faveur de la limitation de l’immigration. Point de changements pour
le moment, mais un mouvement qui remportera sa victoire plus tard, au lendemain de la
Grande Guerre.
La croissance économique n’est pas moins impressionnante. Le revenu national s’élève à
36,5 milliards de dollars au début du siècle ; vingt ans plus tard, il atteint 60 milliards, soit un
taux de croissance annuel qui tourne autour de 4 %. Le revenu par tête a sauté de 480 à
567 dollars. Il est vrai que pour un taux de croissance de la population de l’ordre de 40 %, la
croissance du nombre des établissements industriels se limite à 32 %, mais le capital investi
s’est accru de 250 %, le nombre des salariés de près de 100 %, la valeur des produits de
222 % et les investissements américains à l’étranger se sont multipliés par cinq.
Toutefois, le ciel n’est pas sans nuages. Les Américains commencent à se demander s’ils
ne paient pas trop cher cet enrichissement, si conforme au « rêve américain », et quelles
responsabilités il confère à leur pays. Les penseurs protestants sont les premiers à s’interroger
sur la qualité des rapports humains dans la société industrielle. Les profits sont-ils tous
justifiés ? L’ouvrier ne vit-il pas dans des conditions inacceptables ? Des prédicateurs, comme
Washington Gladden et Walter Rauschenbusch, voudraient adapter la vie quotidienne à la
morale chrétienne. Ici et là, on se demande avec inquiétude comment Jésus-Christ réagirait,
s’il parcourait les rues de Chicago et de New York. La philosophie de l’Armée du Salut, fondée
à Londres en 1878, influence les États-Unis. En 1908, le Conseil fédéral des Églises du Christ
en Amérique se donne pour mission de prêcher l’évangile social. Les catholiques restent plus
réservés, depuis qu’en 1899 le pape Léon XIII a condamné l’« américanisme » et que le pape
Pie X a confirmé la condamnation en 1907. Les Juifs, de leur côté, applaudissent à la réforme
sociale avec d’autant plus d’enthousiasme que le judaïsme est imprégné d’un profond courant
de justice sociale.
Résister au capitalisme sauvage, offrir une solution raisonnable à ceux qui pourraient
être attirés par le socialisme ou l’anarchisme, changer la société pour éviter qu’elle ne soit
bouleversée par la révolution. À condition de savoir où sont les abus et qui sont les
coupables. Il faut rechercher la « faute ». Les dénonciateurs, Theodore Roosevelt les a
baptisés des muckrakers (fouille-merde). Ce sont des journalistes, des écrivains, des
enquêteurs qui travaillent pour des commissions législatives ou les pouvoirs publics, des
assistantes sociales, des ministres du culte. Le muckraking, comme l’a écrit l’historien Richard
Hofstadter, c’est d’abord une « révolution dans le journalisme ». Au temps de la guerre de
Cuba, Joseph Pulitzer et William Randolph Hearst se sont livré une bataille de géants, le
premier à la tête du New York World, le second à la tête du New York Journal. Pour attirer les
lecteurs, tous les moyens sont bons : des enquêtes sensationnelles, des faits divers de toutes
sortes, de grandes signatures, des bandes dessinées en jaune (d’où le surnom de yellow
journalism, de journalisme jaune). Pulitzer envoie ses reporters dans les sweatshops pour qu’ils
décrivent les conditions de travail des ouvriers de la confection ; puis, il charge l’un de ses
collaborateurs de partir sur les traces de Phileas Fogg. Hearst nourrit l’idée, qu’il ne réalise
pas, de faire évader du bagne de l’île du Diable le capitaine Dreyfus. Les opérations militaires
de la « splendide petite guerre » et les négociateurs diplomatiques qui l’ont précédée ont fait
l’objet d’articles souvent faux, toujours percutants, agrémentés de photographies suggestives.
Le succès récompense le dynamisme. Chaque quotidien tire à 700 000-800 000 exemplaires.
Énormes tirages à côté d’un New York Sun qui atteint les 150 000, du Herald avec ses
100 000, de la Tribune avec ses 75 000, de l’Evening Post et du Times avec leurs 25 000. Le
nouveau journalisme ? Moins d’opinions et plus de reportages ; moins de nuances et plus de
lecteurs ; moins de scrupules et plus de bluff.
Les périodiques s’y mettent à leur tour. Jusqu’en 1890, lire un magazine, c’était cher (35
cents au numéro), un peu ennuyeux, réservé à une élite. En 1892-1893, trois magazines
abaissent leur prix de vente à 15 ou 10 cents, publient plus de pages (2/3 pour les textes, 1/3
pour la publicité) et choisissent des thèmes d’actualité. McClure’s, Munsey’s et Cosmopolitan
forment la trinité des précurseurs, bientôt rejoints et imités par Scribner’s, Everybody’s,
Collier’s, The New Republic, etc. Que veut lire le public ? Non plus un Te Deum en l’honneur de
Carnegie et de Rockefeller, mais une analyse critique et documentée de leurs activités, des
révélations sur le « complot » des capitalistes. Une journaliste, Ida Tarbell, qui avait raconté
la vie de Napoléon, puis celle de Lincoln, se met à décrire les méthodes de la Standard Oil.
Lincoln Steffens traite de la corruption des municipalités. Ray Stannard Baker enquête sur la
condition des Noirs et sur le monde du travail. Les muckrakers n’épargnent pas les Églises,
notamment la science chrétienne 6 et les mormons, dont ils dénoncent l’âpreté au gain. Le
monde de la finance, le Sénat, les taudis, les souffrances des immigrants font l’objet d’articles
retentissants, qui façonnent un état d’esprit.
Si on la voit avec les lunettes des muckrakers, l’Amérique n’est pas belle. La fortune des
hommes d’affaires a été construite sur l’exploitation des autres, sur des combines
frauduleuses. En 1904, John Moody révèle la « vérité sur les trusts ». Depuis dix ans, écrit-il,
sept trusts géants se sont formés en violation des lois : la Standard Oil, l’US Steel, le trust du
sucre, celui du tabac, par exemple. À eux sept, ils réunissent un capital de 2,5 milliards de
dollars et sur les 6 milliards de valeurs qui ont été jetés sur le marché boursier, 3,5 milliards
ne reposent ni sur le travail ni sur l’équipement ; ce sont des « actions à l’eau », sans
répondant. Et Moody continue : 318 trusts dirigent 5 300 usines et gèrent un capital de
7 milliards. Une concentration stupéfiante ! La commission Pujo, formée peu après par le
Congrès, apporte sa confirmation : au sommet de la pyramide, deux groupes, celui de
Morgan, celui de Rockefeller, qui finissent par se partager le marché américain ; grâce aux
postes d’administrateurs que détiennent souvent les mêmes hommes, ils disposent au total de
341 sièges dans 112 sociétés, dont les ressources globales s’élèvent à plus de 22 milliards. Le
trust de l’argent fait la loi. Dans les chemins de fer, 95 % des voies, et ce sont les voies les
plus fréquentées, appartiennent à six groupes, tous rattachés à Morgan ou à Rockefeller. La
National City Bank, la Hanover National, la Farmers Loan and Trust, c’est Rockefeller, tout
comme la Standard Oil, l’Union Pacific, le Southern Pacific, la banque Kuhn and Loeb chargée
des investissements. L’US Steel, l’International Harvester, la General Electric, le Reading, le
Northern Pacific, le Great Northern, la National Bank of Commerce, la First National Bank de
New York, c’est Morgan. On peut imaginer l’effroi des Américains, élevés dans le culte de la
libre entreprise et découvrant tout à coup l’immense toile d’araignée dans laquelle ils se
débattent. Ce qui les choque particulièrement, c’est qu’ils forment de plus en plus une vaste
classe moyenne, et que les trusts la privent de tout pouvoir. Une démocratie sociale en
apparence, que régit un petit groupe d’entrepreneurs omnipotents ! Ce sentiment
d’étouffement, la lecture des œuvres d’une génération d’écrivains le renforce. Il faut dire que
le naturalisme à la Zola et l’inspiration socialiste sous-tendent cette littérature. À travers la
Pieuvre et le Puits, Frank Norris décrit la culture du blé dans les Grandes Plaines et la
domination des compagnies de chemins de fer. Theodore Dreiser raconte la carrière d’un
businessman de Chicago ; Stephen Crane, la misère des citadins. Upton Sinclair veut, par la
Jungle, attirer l’attention du public sur la vie lamentable des immigrants lithuaniens
qu’exploitent les abattoirs de Chicago et ne fait que soulever l’indignation contre l’absence
d’hygiène qui préside à la préparation de la viande. Jack London imagine, dans le Talon de fer,
jusqu’à quelles extrémités irait le système capitaliste, s’il était menacé par le socialisme. On
pourrait allonger la liste de ces écrivains révoltés et dénonciateurs : Winston Churchill (à ne
pas confondre avec son illustre homonyme britannique), John Spargo, Robert Hunter, etc.,
tous animés par le même désir de montrer la société américaine telle qu’elle est pour la
rendre telle qu’elle devrait être. Le même état d’esprit s’étend au domaine des historiens.
Charles Beard s’attaque à la légende, en étudiant les influences économiques qui expliquent
l’élaboration de la Constitution de 1787. Les peintres eux-mêmes, rassemblés dans l’« école de
la Poubelle », cherchent moins le beau que le vrai et contribuent à leur façon à dénoncer les
laideurs du monde.
La deuxième découverte à laquelle invitent les muckrakers n’est pas moins traumatisante.
La pauvreté existe, dramatique, touchant de 30 à 50 millions d’Américains, soit la moitié de
la population. Et ce n’est pas la pauvreté des paresseux, des stupides et des malchanceux. Elle
frappe les villes, dans lesquelles s’entassent les victimes de l’exode rural et de l’immigration.
Jacob Riis avait fait œuvre de pionnier dans How the Other Half Lives (Comment vit l’autre
moitié), paru en 1890. La première décennie du XXe siècle fait surgir une pléiade d’études,
comme l’enquête de Robert Hunter. Sans doute, ajoute-t-on à l’époque, convient-il de
distinguer entre les pauvres qui sont méritants et les autres. Les handicapés, les malades, les
vieux, les veuves doivent être aidés. Hunter va encore plus loin : les chômeurs, ceux qui
perçoivent les salaires les plus bas souffrent du désordre de l’économie et non de la faiblesse
de leurs qualités morales. Peu importe si ailleurs, par exemple en Europe occidentale, les
ressources sont encore plus faibles qu’aux États-Unis. Il n’est ni juste ni supportable de
découvrir en plein New York des conditions de logement indignes de l’Amérique. Comment
accepter la description de la cour centrale d’un immeuble que fait une gardienne ? « Les
familles, elles jettent leurs ordures, leurs papiers gras, les entrailles de poulets et d’autres
saletés innommables. La gardienne avant moi n’était pas aussi soigneuse et la première fois
que j’ai nettoyé la cour, j’ai vomi. »
Les femmes sont aussi à l’avant-garde du progressisme. On se rappelle le rôle que les plus
décidées d’entre elles avaient tenu entre 1830 et 1860 dans le mouvement des réformes. Au
lendemain de la guerre de Sécession, les voilà silencieuses, comme si, déçues par
l’antiféminisme ambiant, elles désespéraient de retourner la situation. Au début du XXe siècle,
les Américaines se battent de nouveau. Sur le front du travail, d’abord. À vrai dire, elles n’ont
jamais cessé de faire partie de la population active, dont en 1910 elles constituent un
cinquième. Domestiques, fermières, couturières, ouvrières du textile, enseignantes, très
rarement admises dans les professions libérales, elles sont pour la plupart célibataires. Après
le mariage, elles abandonnent leur activité professionnelle pour se consacrer entièrement à
leur foyer. Malgré tout, les ouvrières de New York, surtout juives et italiennes, qui peuplent
les ateliers de confection, travaillent dans des conditions très pénibles ; elles adhèrent à
l’International Ladies’ Garment Workers Union (ILGWU) pour rassembler leurs forces,
mènent des grèves énergiques comme celle de 1909 et font, de temps à autre, entendre leur
voix. On retrouve les femmes sur le front de l’action politique. André Tardieu, qui visite les
États-Unis en 1908, est tout surpris : « Le sentiment de l’égalité des sexes, écrit-il, est plus vif
aux États-Unis qu’ailleurs. » Voire ! Peu d’Américaines jouissent du droit de vote. En 1914,
neuf États seulement (Wyoming, Colorado, Utah, Idaho, Washington, Californie, Oregon,
Arizona, Kansas), des États de l’Ouest ou des Grandes Plaines, ont admis le suffrage féminin.
Une revendication aussi vieille que l’Union, réactivée dans les dernières années par des
militantes comme Elizabeth Cady Stanton, Susan B. Anthony, Frances Willard et par des
associations comme la National American Woman Suffrage Association. Les arguments ne
manquent pas de force. Les anciens esclaves, les immigrants après un court séjour peuvent
voter ; les femmes, non. Si elles votaient, elles éliraient des leaders politiques plus soucieux
de la justice et du bien public. Elles feraient donc avancer la cause du progressisme.
L’hostilité à l’endroit du suffrage féminin s’appuie sur des considérations pseudo-
philosophiques, qui dissimulent la défense d’intérêts matériels bien compris. Car les femmes
agissent sur un troisième front, celui de l’action sociale. Ce militantisme-là leur crée beaucoup
d’ennemis. Elles sont nombreuses à réclamer la prohibition des boissons alcoolisées. La
Women’s Christian Temperance Union, fondée en 1874 par Frances Willard, est alliée à l’Anti
Saloon League. L’alcool, c’est pour les prohibitionnistes la source du mal, la désunion des
foyers, l’origine des maladies et de la misère, la dégradation de l’individu. Il faut combattre
les fabricants d’alcool tout comme ceux qui profitent du commerce des boissons et protéger le
foyer domestique. Rendre sa dignité à la femme, c’est encore lutter contre la prostitution,
donner à toutes par le contrôle des naissances la libre disposition de leur corps comme le
souhaitent Margaret Sanger et Emma Goldman. C’est, enfin, interdire les jeux d’argent,
défendre l’intérêt des consommateurs, mieux protéger les enfants contre l’horreur du travail
dans les usines textiles du Sud, développer et améliorer la qualité de l’enseignement.
Décidément, les causes sont innombrables et les femmes qui s’y dévouent le font sans
épargner leur temps ni leur dynamisme. Elles fondent et animent des clubs. Le plus célèbre
s’appelle la Fédération générale des clubs de femmes qui réunit un demi-million de membres.
Ce sont des associations de volontaires qui parviennent à mettre sur pied des institutions
originales, comme la Hull House de Jane Addams à Chicago ou l’association que préside
Lillian Wald à New York qui ont l’une et l’autre pour but d’aider les femmes à surmonter les
difficultés qu’elles rencontrent dans la vie sociale.
Selon les progressistes, tous les maux qu’ils dénoncent disparaîtront si la vie politique est
assainie, si la démocratie américaine se libère de ses entraves. Les institutions ne sont jamais
que ce que les hommes en font. Pour les progressistes, point de doutes : celles des États-Unis
sont excellentes. Ils sont trop fiers de leur histoire pour penser un seul instant qu’il puisse
exister un système démocratique meilleur que celui des États-Unis. Ne cherchent-ils pas à
l’exporter en Amérique latine et en Chine ? Mais ils constatent, muckrakers en tête, que ces
institutions ont été corrompues à la fois par les machines des partis et par le business. Ce sont
donc les pratiques de la politique qu’il convient de mettre en accusation. Le réquisitoire va
droit au but. Les fonctions électives sont trop nombreuses, ce qui favorise les appareils de
parti chargés de trouver les candidats, d’organiser les campagnes et de rameuter les électeurs.
Depuis la présidence de Jackson, les Américains ont cru que plus on élisait, plus on accentuait
le caractère démocratique du régime. Erreur ! Exagérément appelé aux urnes, le peuple ne
choisit plus avec discernement et devient la proie des bosses. La multiplication des
consultations qui découle aussi de l’extension des villes aboutit au choix d’hommes de paille
et à la dilution des responsabilités. Au moment précisément où le business acquiert des
dimensions gigantesques.
Du coup, les relations entre le pouvoir politique et le pouvoir économique sont
terriblement inégalitaires. Les fonds, qui permettent aux partis d’agir, sont versés pour
l’essentiel par les sociétés industrielles et commerciales. Les businessmen sont, en
conséquence, en position d’obtenir ce qu’ils veulent, comme ils le veulent, au prix qu’ils
veulent. Le boss, c’est non pas le maire ou le gouverneur, mais l’intermédiaire entre le
business et le parti, une sorte de démarcheur qui s’est posté au carrefour de la politique et des
affaires. Au passage, il perçoit de substantielles commissions. Le boss, qu’on croit honnête, est
un escroc. Dans la plupart des cas, l’escroquerie porte sur des sommes très importantes. Bien
des hommes politiques n’agissent pas autrement. Un des sénateurs que le New Jersey envoie
au Sénat fédéral touche de l’argent des compagnies des eaux, du gaz et de l’électricité et de la
plus grande compagnie d’assurances de l’État. Dans le New Jersey encore, le Pennsylvania
Railroad tient sous sa coupe le président de la Cour suprême de l’État, le ministre de la
Justice, le trésorier, le commissaire chargé des banques et des assurances. On comprend
pourquoi la plupart des trusts demandent et obtiennent une charte d’incorporation dans le
New Jersey. Dans le Missouri, un membre obscur de l’assemblée législative a reçu
15 000 dollars en pots-de-vin que lui a versés une compagnie de chemins de fer ; en
contrepartie, il lui rend des services. Le business est un État dans l’État, quelquefois plus fort
que l’État lui-même. En 1888, une compagnie de chemins de fer dont le siège est à Boston
emploie 18 000 personnes, encaisse 40 millions de dollars de revenus annuels et verse à son
employé le mieux rémunéré un salaire de 35 000 dollars par an. L’État du Massachusetts ne
compte que 6 000 employés, dispose d’un revenu annuel de 7 millions et son fonctionnaire le
mieux payé reçoit 6 500 dollars. En 1911, Chicago a nommé une commission pour enquêter
sur le vice. La conclusion des enquêteurs, c’est que le vice rapporte chaque année 15 millions
de dollars, dont 20 % sont distribués sous forme de pots-de-vin à la police.
Cette corruption généralisée fait dire à un observateur français de 1905 que sur
quarante-cinq États, six seulement sont honnêtes. Il y a deux facteurs aggravants. En premier
lieu, le pouvoir des partis et de leurs chefs locaux semble solide. Trop d’Américains ne se
demandent pas si le boss est corrompu ; ils veulent simplement savoir si le boss agit en leur
faveur, s’il leur rend des services et vient à leur secours en cas de nécessité. La machine tient
lieu d’assistance sociale. D’elle, on attend beaucoup. Qu’importe si l’argent qu’elle distribue
provient de sources impures ! En échange, on la soutient et on vote pour son candidat. Tant
pis si, sur le plan de la morale et de l’efficacité politique, les élus sont inférieurs à l’ampleur
de leurs tâches. Plus encore que les Américains de vieille souche, les immigrants de fraîche
date adoptent ce comportement. Le boss, généralement irlandais, qui est venu les accueillir au
pied de la passerelle de débarquement, leur a trouvé un appartement et un travail, les aide
dans les moments difficiles et leur a facilité les démarches nécessaires à la naturalisation ;
celui-là ne peut être qu’un brave homme qui a le droit de disposer à sa guise de leurs
suffrages. Et lorsqu’il s’agit d’immigrants d’Europe centrale et orientale, d’Italie et de Grèce,
politiquement illettrés, la notion de démocratie perd de sa clarté. Les liens d’homme à
homme sont plus importants.
La conclusion des progressistes est logique. Si la démocratie américaine est en péril, la
faute en revient à cette nouvelle immigration, qui sert les intérêts de la machine. Et puis, le
gouvernement fédéral demeure exagérément faible. Le Congrès se mêle trop peu des activités
économiques. La Cour suprême témoigne d’une complaisance coupable à l’égard des trusts. Le
président des États-Unis exerce une autorité à éclipses. Résultat : tout se décide au niveau
local avec les effets que l’on sait. Ainsi l’assainissement de la vie politique ne se fera que si la
puissance des machines est restreinte, si les partis politiques sont affaiblis, si le pouvoir qui
incarne la souveraineté populaire est renforcé. Les progressistes n’ont nullement l’intention
de fonder un nouveau parti 7. Il leur suffit d’influer sur les républicains, sur les démocrates,
sur les socialistes. Il s’unissent sur un certain nombre d’idées ; ils constituent un mouvement
de pensée.
Une fois les maux dénoncés, encore convient-il d’y remédier, en commençant par rendre
la parole au peuple. Pour court-circuiter les machines, les progressistes inventent les élections
primaires. Au lieu de laisser le boss désigner les candidats du parti, ce sont les membres du
parti qui s’en chargeront. Seule difficulté : dans un parti américain, on ne paie pas de
cotisation et on ne reçoit pas de carte d’adhérent. Entre qui veut, est membre celui qui
revendique cette qualité. Le Mississippi en 1902, le Wisconsin l’année suivante, treize États
en 1912 et peu après tous les États de l’Union, à l’exception du Rhode Island, du Connecticut
et du Nouveau-Mexique, adoptent des lois qui obligent les partis à tenir des élections
primaires. Le Wisconsin donne l’exemple, dès 1903, en instaurant des élections primaires
présidentielles qui ont pour but de désigner les délégués de l’État à la convention nationale de
chaque parti. D’autres États l’imitent, en ajoutant la possibilité de marquer une préférence
pour l’un ou l’autre des candidats éventuels à la présidence.
Les réformes ne s’arrêtent pas là. Adopté en 1913, entré en vigueur en 1914, le
17 amendement à la Constitution dispose que les sénateurs fédéraux ne seront plus désignés
e
par les assemblées législatives des États, mais élus au suffrage universel. Le contrôle des
dépenses électorales fait l’objet d’une attention nouvelle. Quelques États votent des lois
répressives. Le Congrès interdit, en 1907 et 1909, que les sociétés industrielles, compagnies
d’assurances, banques, compagnies de chemins de fer versent des contributions aux candidats
à des fonctions fédérales.
La méfiance envers le système représentatif suscite une flambée de démocratie directe.
Plus particulièrement dans l’Ouest. Premières mesures : l’initiative et le référendum. Grâce au
droit d’initiative, le peuple peut proposer une loi aux assemblées législatives de l’État ; si
elles refusent, de nouvelles élections ont lieu. Le droit de référendum permet au peuple de se
prononcer sur une loi déjà approuvée par les législateurs. Dans un cas comme dans l’autre, le
droit n’est appliqué que si un certain nombre de signatures ont été recueillies en faveur de
son utilisation. Le mouvement est né au Dakota du Sud en 1898. Dix-sept ans plus tard, vingt
États ont suivi l’exemple. Le rappel est une autre mesure originale. Là encore si un nombre
suffisant de citoyens, variable suivant les États, le demandent, un élu peut être « rappelé »,
c’est-à-dire soumis à réélection quel que soit le calendrier politique. Los Angeles a ouvert la
voie en 1903. D’autres villes l’ont imité. Avant 1915, l’Oregon et neuf autres États se sont
dotés de ce garde-fou. Toutefois, un problème se pose en matière de rappel. Faut-il inclure les
juges des États, élus pour la plupart, dans la procédure de rappel ? Sept États pensent que
oui ; les autres estiment que ce serait placer les tribunaux sous la surveillance de la foule et
qu’une justice exagérément populaire cesse d’être une véritable justice.
Les réformes touchent également la gestion des affaires municipales. Il faut d’abord que
les villes obtiennent le bénéfice du home rule (le droit de s’administrer elles-mêmes sans
intervention des autorités de l’État). Il faut encore que les élections soient non partisanes,
c’est-à-dire qu’elles se déroulent sans que les affiliations aux partis puissent être prises en
compte. Au fond, soutiennent les progressistes, il n’y a pas une manière démocrate et une
manière républicaine d’administrer une ville, mais une bonne et une mauvaise manière. Il
faut enfin que des experts, des techniciens, et non des politiciens, prennent en charge les
problèmes de santé, les questions sociales, la gestion des égouts, le pavage des rues, le
contrôle des moyens de communication, etc. Il arrive – rarement – que les progressistes
réclament la municipalisation des compagnies des eaux, de l’électricité et du gaz, comme à
San Francisco en 1898.
Deux types de réformes institutionnelles sont appliqués. Le premier est né à Galveston
(Texas). La municipalité se compose d’une commission qui comprend en général cinq
personnes élues et chargées de gérer les affaires. Les responsabilités sont localisées et rien
n’empêche qu’un maire soit alors revêtu d’une autorité symbolique. L’autre type apparaît à
Staunton (Virginie). Le conseil municipal élu désigne un manager qui fait office de syndic et
tient le rôle du pouvoir exécutif, même si le maire continue d’exister, là aussi à titre
symbolique. Le manager et les membres de la commission ont en commun de n’être pas des
politiques, mais des administrateurs qui ont été choisis pour leurs qualités de gestionnaires.
Toutes les grandes villes s’adonnent aux réformes et ont un héros qui les a menées à bien. À
Toledo (Ohio), par exemple, Samuel Jones, dit « Règle d’or », est un riche industriel qui, une
fois élu, retire leurs matraques aux agents de police, fixe un salaire minimal relativement
élevé pour les employés municipaux, construit des terrains de jeux, des parcs, des asiles de
nuit. Au niveau des États, une génération de gouverneurs réformateurs accède au pouvoir,
parmi lesquels La Follette pour le Wisconsin, Hiram Johnson pour la Californie, Theodore
Roosevelt et Charles Evans Hughes pour le New York, Wilson pour le New Jersey. Il n’est pas
surprenant que ces grandes figures aient brigué, avec un succès inégal, la présidence des
États-Unis.
Le remède le plus efficace à tous les fléaux de la société, c’est encore l’accroissement des
pouvoirs fédéraux. Contrairement aux populistes, les progressistes ne croient pas que la
solution se situe au niveau des États. Le développement des affaires, l’extension du
capitalisme réclament des institutions qui fassent le poids et puissent prendre des mesures
applicables à l’ensemble de l’Union. Le fédéral est assimilé à l’intérêt général. Le président
occupe dès lors un rôle primordial, d’autant que le système, personnalisé, accorde une prime
au chef, au leader, qu’il soit le manager, le maire, le gouverneur ou le président. « La Maison-
Blanche, déclare Roosevelt, qui est propriété de la nation traite de la même manière tous les
citoyens honorables de la nation. […] En même temps, j’ai souhaité faire comprendre aux
ouvriers que je résisterai comme du silex à la violence et au désordre qu’ils pourraient créer,
tout autant qu’à l’arrogante avidité des riches et que j’agirai aussi vite contre les uns que
contre les autres. »
Les élections présidentielles de 1912 illustrent à merveille cette évolution. Le président
sortant, William Taft, ne manque ni de qualités ni de générosité, mais il n’a pas su se détacher
de la vieille garde du parti républicain. Le candidat socialiste, Eugene V. Debs, n’est pas un
révolutionnaire, mais il aspire à des réformes progressistes et profondes ; ses discours ont des
accents socialisants et il a derrière lui sa carrière de leader syndicaliste. Reste les deux
protagonistes. Roosevelt a quitté la Maison-Blanche en 1909. S’il se présente de nouveau trois
ans plus tard, c’est qu’il a le sentiment d’avoir été trahi par son successeur. Prêt à livrer la
bataille d’Armageddon au nom du Seigneur, il se place à la tête d’un nouveau parti, créé tout
exprès pour la circonstance, le parti progressiste. Son slogan, le « Nouveau Nationalisme »,
résume son programme : oui au big business, à condition qu’un big government assure
l’équilibre. Il est impossible d’en revenir au temps des petites entreprises et des petits
entrepreneurs ; il faut accepter le gigantesque dans les affaires. Mais le gouvernement fédéral
se donnera la mission de réguler la vie économique et sociale. Quant aux démocrates
qu’influence le mouvement progressiste, ils souhaitent, eux, une présidence forte, un Congrès
interventionniste qui détruiront le big business pour assurer le retour de la libre entreprise. Ce
sera, disent-ils, la « Nouvelle Liberté ». Leur candidat se nomme Thomas Woodrow Wilson,
une extraordinaire personnalité, si typiquement américaine qu’elle paraît insaisissable aux
Européens. Il a cinquante-six ans en 1912. Sa vie est d’abord celle d’un universitaire, qui a
étudié le droit, puis la science politique. Il enseigne à Bryn Mawr, à la Wesleyan University,
enfin depuis 1890 à Princeton. Il devient président de son université en 1902 et entreprend
des réformes qui finissent par susciter de farouches résistances. Wilson n’est pas l’homme des
compromis. Son éducation presbytérienne lui donne la conviction que l’homme est un agent
de Dieu, qu’il ne doit pas s’écarter de la mission divine qui lui a été confiée. L’adversaire ne
peut qu’avoir tort. S’il entre en politique en 1910 pour briguer et obtenir le poste de
gouverneur du New Jersey, c’est pour faire œuvre de justicier. « La politique, écrit-il, est une
guerre où s’affrontent les causes ; c’est une joute de principes. » Élu avec l’appui de la
machine démocrate, il entend demeurer « sans engagements d’aucune sorte », combat
l’influence des bosses, mène à bien des réformes importantes dans un État qui ne brille pas par
l’honnêteté de ses politiciens. L’étoile de Wilson monte au firmament de la politique. Les
démocrates se rallient sans états d’âme à sa candidature qui pourrait leur permettre de
revenir à la Maison-Blanche.
La division des républicains favorise ce dessein. Taft recueille 3 486 720 voix et 8
mandats de grands électeurs ; Roosevelt, 4 118 571 voix et 88 mandats ; Wilson, 6 296 547
voix et 435 mandats. Les Américains ont largement voté pour les idées progressistes, d’autant
qu’aux voix de Roosevelt et de Wilson, il faut ajouter celles de Debs, 900 672, soit un
pourcentage (5,98 %) qu’aucun autre candidat socialiste n’atteindra jamais. Précisément, ce
qui étonne dans cette période agitée, c’est qu’un mouvement socialiste ne se soit pas implanté
aux États-Unis. Pourtant, il y eut deux partis se réclamant du socialisme. Le premier, d’un
marxisme doctrinaire, est toujours resté un groupuscule. Le second, celui de Debs, a présenté
un candidat aux élections présidentielles de 1904 à 1920, puis est reparu pendant la Grande
Dépression. Mais son succès est tout compte fait fort limité. Le socialisme ne s’appuie pas sur
des forces syndicales, puisque l’AFL refuse de lier son sort à celui d’un parti et que le syndicat
anarchiste, l’IWW, les wobblies de Bill Haywood, a des opinions plus extrémistes que la
formation de Debs. La conscience de classe n’imprègne guère les ouvriers américains. Le
socialisme passe pour un-American, c’est-à-dire contraire aux traditions et aux valeurs
américaines. Qu’on soit socialiste en Russie, en Allemagne ou en Angleterre, pourquoi pas ?
L’Europe est le continent de la misère ; la société européenne est définitivement bloquée. Les
immigrants emportent le socialisme dans leurs bagages, mais en devenant des Américains ils
le jettent par-dessus bord. Ici, aux États-Unis, la société est « ouverte » ; rien n’interdit la
promotion de tous. Cette conception n’empêche pas qu’il y ait des électeurs socialistes, à tel
point qu’en octobre 1917, aux élections municipales de New York, un quart des suffrages va
aux candidats socialistes. Toutefois, dans une Amérique où les immigrants affluent, la
conscience ethnique remplace la conscience de classe. On est irlandais ou italien avant de se
sentir ouvrier. La réforme, en conséquence, l’emporte toujours sur la révolution.
Maintenant qu’un mouvement de réformes est enclenché, les relations sociales
s’améliorent-elles ? De meilleures institutions ont-elles fait de meilleures lois ? La loi sur le
commerce entre les États (1887) et la loi Sherman contre les trusts (1890) donnaient des
armes à ceux qui voulaient limiter la toute-puissance des ententes. En vain, puisque la
concentration industrielle et financière s’accentue au début du XXe siècle. En 1902, Roosevelt
empêche la formation d’une nouvelle entente, la Northern Securities Company, qui aurait
donné au groupe Morgan la mainmise sur les chemins de fer du Nord-Ouest. Grande victoire
pour les progressistes, qui la même année se réjouissent d’une action en justice intentée
contre le trust du bœuf, un peu plus tard contre le trust du tabac, la Du Pont de Nemours, la
compagnie de chemins de fer de New Haven et la Standard Oil. Roosevelt impose en 1902,
sans doute pour rétablir l’équilibre, l’arbitrage fédéral dans la grève des mineurs. En 1904, il
demande au Congrès de voter une loi qui accorderait à la Commission du commerce entre les
États le droit de participer réellement à la fixation des tarifs ferroviaires. La majorité
conservatrice ne le suit pas. Il revient à la charge plus habilement et fait adopter en 1906 la
loi Hepburn qui autorise la Commission à recommander un tarif, si une plainte a été déposée
et à examiner les livres de comptes des compagnies. Il échoue, en revanche, lorsqu’il tente de
donner au gouvernement fédéral un droit de regard sur les émissions de valeurs boursières
des chemins de fer.
Sous la présidence de Taft, la loi Mann-Elkins autorise la Commission du commerce entre
les États à établir des tarifs. Une fois entré à la Maison-Blanche, Wilson renonce à détruire les
trusts et s’aperçoit soudainement que le programme du « Nouveau Nationalisme » est plus
réaliste que celui de la « Nouvelle Liberté ». Il fait voter la loi Clayton (1914) qui renforce les
mesures antitrusts de la loi de 1890. En outre, le gouvernement fédéral dispose désormais de
revenus supplémentaires, depuis que le 16e amendement à la Constitution, approuvé en 1913,
instaure l’impôt sur le revenu. Un système fédéral de réserve assure un contrôle étroit sur la
politique monétaire et met fin à la période de soixante-quinze ans (depuis la disparition de la
deuxième Banque des États-Unis) au cours de laquelle le pays n’avait pas de banque centrale.
Les abus du monde du travail n’ont pas été tous supprimés. Les lois sur le travail des
enfants que les législateurs fédéraux ont votées et que l’on retrouve dans certains États ne
sont pas toujours jugées conformes à la Constitution par la Cour suprême. Mais des lois
protègent maintenant les femmes. La journée de huit heures est obligatoire pour les
entreprises qui bénéficient de contrats du gouvernement fédéral. Les employés fédéraux
jouissent d’un système de retraites. Les progressistes sont allés encore plus loin. Depuis la
présidence de Roosevelt, la protection de la nature fait partie des préoccupations de
Washington. On voit même, ici et là, l’apparition de mesures qui visent à moraliser la
société : des États se proclament « secs », une loi fédérale combat la traite des Blanches, une
autre l’usage des drogues dures.
Voilà qui impose une conclusion nuancée sur le mouvement progressiste. Il n’a
certainement pas résolu tous les problèmes de la société américaine. Composé et animé par
les classes moyennes, il améliore, sans la transformer, la condition ouvrière. Inspiré par la
référence aux valeurs américaines, il provoque et entretient la méfiance à l’égard des
immigrants, ces nouveaux venus qui apportent avec eux la misère, l’ignorance de l’Europe
latine et slave. La critique la plus forte et la plus justifiée qu’on puisse adresser aux
progressistes, c’est d’avoir trop peu fait en faveur des Noirs. Sans doute notera-t-on que, grâce
à l’action de sociétés philanthropiques et des Églises du Nord, le taux d’analphabétisme a
décliné : 95 % en 1865, 44,5 % en 1900, 30,4 % en 1910. Mais la situation dans les États du
Sud où vivent neuf Noirs sur dix est particulièrement insupportable : peu d’écoles, une
ségrégation qui ne souffre aucune exception, l’impossibilité de participer à la vie politique, la
menace permanente et la réalité du lynchage, un statut de métayers réduits à la dépendance
et à la pauvreté. Les leaders de la communauté noire sont divisés. Booker T. Washington
recommande, dans son discours d’Atlanta en 1895, que les Noirs s’instruisent, qu’ils acceptent
pour le moment la ségrégation raciale pour mieux se préparer à l’intégration sociale, qu’ils se
cantonnent dans l’économie agraire. De quoi rassurer les Blancs les plus racistes, mais lorsque
le président Roosevelt reçoit Washington à la Maison-Blanche en 1901, c’est pour beaucoup
scandaleux. William E. Du Bois, plus jeune que Washington, exprime l’impatience de la
nouvelle génération noire. Il crée avec des libéraux blancs le mouvement de Niagara en 1905
et, quatre ans plus tard, l’Association nationale pour le développement des gens de couleur
(National Association for the Advancement of Colored People, NAACP) qui se donne pour
objectif de combattre légalement la discrimination raciale. Est-ce assez pour changer
l’atmosphère, lorsqu’un romancier comme Thomas Dixon se livre au racisme le plus violent
dans The Leopard’s Spots (les Taches du léopard) et dans The Clansman (l’Homme du Klan) qui
servira de scénario à David Griffith pour son film The Birth of a Nation (Naissance d’une
nation, 1915) ? Les progressistes, convenons-en, ne sauraient échapper à leurs responsabilités.
Pourtant, le progressisme est à sa manière l’héritier du populisme et le précurseur du
New Deal. C’est dire son importance dans l’histoire des États-Unis. S’il se perd dans les sables
vers 1916, c’est que les bruits de la guerre européenne se rapprochent de l’Amérique. À
l’ordre du jour, ce n’est plus la réforme de la société, mais la préparation à la défense
nationale, peut-être la participation au conflit. L’année 1917 introduit une nouvelle césure.
1. À la veille de la Grande Guerre, 454 Américaines ont épousé des lords. Parmi elles, 42 princesses, 17 duchesses, 19
vicomtesses, 33 marquises et 110 baronnes.
2. Une excellente analyse des œuvres et de l’influence de Mahan dans Jean-Baptiste Duroselle, De Wilson à Roosevelt. La
politique extérieure des États-Unis, 1913-1945, Paris, Librairie Armand Colin, 1960, p. 13-20.
3. The Influence of Sea Power Upon History (1890), The Influence of Sea Power Upon the French Revolution and Empire,
1793-1812 (1892), The Life of Nelson (1897).
4. Jusqu’à la restauration de l’indépendance de la Pologne en 1919, les Polonais sont comptés officiellement comme des
Russes, des Austro-Hongrois et des Prussiens.
5. L’agitation nativiste est particulièrement forte contre les immigrants japonais. Dans la dernière décennie du
XIX e siècle, 26 000 Japonais environ sont entrés aux États-Unis. Dans la décennie suivante, les entrées s’élèvent à
130 000. De là la crainte du « péril jaune » qui s’exprime notamment en Californie en 1906. Plusieurs gentlemen’s
agreements sont signés entre le Japon et les États-Unis, afin que le nombre des immigrants soit limité par accord
entre les deux parties.
6. Mary Baker Eddy (1821-1910) a exposé les principes de la science chrétienne dans Science and Health With Key to the
Scriptures (1875). L’Église du Christ scientiste est fondée en 1876-1879. Le Journal of Christian Science paraît à partir
de 1883 et à la fin de sa vie, Mary Baker Eddy crée le Christian Science Monitor.
7. Le seul parti qui ait avant la Grande Guerre porté la désignation de progressiste est celui que Theodore Roosevelt a
fondé en 1912 (cf. p. 257). De fait, le progressisme s’intègre dans le mouvement d’antipartisme, si puissant dans les
États-Unis du XXe siècle.
9
Dans les premiers jours d’août 1914, la guerre éclate en Europe. Les Américains sont
atterrés. Est-il possible, au XXe siècle, que des nations se massacrent pour la défense de leurs
intérêts égoïstes ? La paix qui régnait tant bien que mal depuis la chute de Napoléon Ier
n’était-elle pas définitive ? La surprise passée, aucun Américain, fût-il le président des États-
Unis, n’envisage que son pays participe au conflit. Que les uns et les autres aient des
sympathies ou des antipathies, bien sûr. Mais l’Amérique a, dans cette affaire, vocation à la
neutralité. Tout au plus pourrait-elle songer, en souvenir de la guerre russo-japonaise, à une
médiation qui séparerait les belligérants.
Plusieurs raisons expliquent cette attitude. Le sentiment pacifiste est profond dans les
milieux religieux comme au sein du mouvement progressiste. L’armée n’existe pas ou presque
pas. La flotte sert à protéger le pays et sait qu’elle bénéficie indirectement de l’appui
britannique. Et puis, les problèmes européens sont à la fois lointains et embrouillés.
L’Allemagne a envahi la Belgique, mais elle reste le berceau d’une brillante civilisation et
l’ancienne mère patrie de millions d’Américains. La Grande-Bretagne suscite des amitiés et
depuis une vingtaine d’années un rapprochement s’est amorcé entre Londres et Washington,
mais sa politique coloniale, son entêtement à refuser la liberté aux Irlandais, son dynamisme
commercial et financier provoquent une profonde hostilité parmi les Irlando-Américains et
dans le reste de la population. La France a donné au monde le marquis de La Fayette qui
incarne les beaux jours de l’amitié franco-américaine et dissimule les différends qui ont
opposé les deux États. Mais elle est aujourd’hui l’alliée de la Russie tsariste qui organise des
pogromes contre les Juifs, opprime les Polonais et se complaît dans l’autoritarisme et
l’obscurantisme. L’Italie, l’Autriche-Hongrie ont, elles aussi, leurs partisans et leurs
détracteurs. Bref, le peuple américain qui vient de s’accroître considérablement à la suite
d’une immigration surprenante compte, sur 100 millions, 13,5 millions de citoyens et de
résidents nés à l’étranger, presque toujours dans les États belligérants, et 13 autres millions
nés de parents étrangers. L’unité nationale est mal assurée. Les tendances centrifuges sont
d’autant plus inquiétantes que l’on distingue mal l’oppresseur de l’opprimé, le cynique de
l’honnête, le défenseur de l’adversaire de la morale. Non, il ne faut pas intervenir ni même
pencher d’un côté ou de l’autre. C’est ce que fait comprendre le président Wilson dès le
4 août quand il signe la proclamation de neutralité, le 18 août enfin quand il invite ses
concitoyens à rester neutres « en actes comme en pensées ».
Trois ans ne se sont pas écoulés : Wilson recommande au Congrès de voter l’entrée en
guerre. La résolution est adoptée le 6 avril 1917. Pourquoi les bonnes raisons de 1914 ne
valent-elles plus rien ? Avant que les historiens ne le traitent, le problème a été débattu par
les hommes politiques et l’opinion publique. Dans une atmosphère passionnée. En 1934-1935,
une commission sénatoriale d’enquête, que présidait Gerald Nye, a entendu d’innombrables
témoignages et conclu que les responsables de l’entrée en guerre, ce sont les marchands de
canons, les financiers, les « intérêts spéciaux ». Au Congrès désormais de prendre les
précautions nécessaires pour empêcher qu’une fois de plus le pays ne glisse, sans s’en rendre
compte, dans une guerre qui enrichit les gros et tue les petits. L’argument est simpliste,
démagogique et contraire à la réalité historique.
Une première constatation s’impose. Ce qui a entraîné les États-Unis dans le conflit, c’est
que l’Allemagne a décidé qu’à partir du 1er février 1917 elle mènerait une guerre sous-marine
à outrance. Ses sous-marins ont reçu l’ordre de couler sans avertissement tous les navires,
qu’ils battent le pavillon d’un État neutre ou d’un ennemi, dans une vaste zone qui entoure la
Grande-Bretagne, longe les côtes françaises et italiennes et s’étend à la Méditerranée
orientale. Une fois par semaine, pourtant, un navire américain sera autorisé à relier les États-
Unis à l’Angleterre. Décision inacceptable, réplique Wilson qui le 3 février rompt les relations
diplomatiques avec Berlin. Mais il ne désespère pas de trouver une solution pacifique. En
vain. Les Allemands montrent leurs intentions belliqueuses en préparant une alliance avec le
Mexique et peut-être le Japon ; c’est le contenu du télégramme Zimmermann que déchiffrent
les Anglais et qu’ils transmettent aux Américains. Des navires, battant le pavillon des États-
Unis, sont coulés. Rien n’arrête plus la marche de la guerre. En faisant entrer son pays dans ce
qui n’était jusqu’alors que la « guerre européenne », le président Wilson défend le droit des
neutres, la liberté des mers, les principes essentiels du droit des gens.
L’explication est, malgré tout, un peu courte. Si les Allemands ont pris le risque d’une
rupture avec les États-Unis, c’est qu’ils estimaient que ce risque-là valait la peine, que leurs
sous-marins couleraient 600 000 tonnes de navires marchands par mois, qu’à ce rythme les
puissances de l’Entente manqueraient du nécessaire, seraient asphyxiées et accepteraient une
paix favorable à l’Allemagne. De fait, la guerre revêt des caractères nouveaux. Les combats, il
est vrai, se déroulent pour l’essentiel sur terre, notamment dans le nord-est de la France. Mais
l’approvisionnement des civils et des militaires réclame l’accès à l’espace maritime. L’océan
est un champ de bataille capital, sur lequel s’affrontent, non point des dreadnoughts et des
croiseurs, mais des cargos. Or, sur ce champ de bataille élargi, les États-Unis tiennent une
place primordiale. Dès 1915, lorsque les belligérants ont compris que le conflit ne serait pas
aussi court qu’ils l’espéraient, les États-Unis constituent un réservoir de matières premières,
de produits alimentaires, de munitions. Les industriels, les agriculteurs, les commerçants
américains se réjouissent de vendre des vivres, c’est-à-dire du blé, de la viande, du sucre, des
produits industriels, comme le fer, l’acier, des moteurs, sans oublier le coton et des
médicaments. Grâce à leur neutralité qui ne leur interdit pas de commercer avec les
combattants. De quoi sortir du marasme qui a frappé le business en 1913-1914. Les
conséquences de ce commerce sont dangereuses. L’Angleterre domine les mers ; avec ses
alliés, elle a accès au marché américain. Pas les Allemands. De 1914 à la fin de 1916, le
commerce avec l’Entente augmente en valeur de 300 %, puisqu’il passe de 824 millions à
3 214 millions de dollars. Dans le même temps, le commerce avec les Empires centraux
s’effondre : de 169 millions, il chute à 1,159 million, tandis que le commerce avec les neutres
(Danemark, Suède, Pays-Bas, Norvège, Suisse, Espagne) progresse de 50 %. En fait, plus les
mois passent, moins les Allemands parviennent à puiser dans le réservoir américain. La route
des États-Unis leur est coupée. Ils ne risquent pas grand-chose à rompre avec le gouvernement
de Washington.
D’ailleurs, les Américains sont à ce point conscients du lien qui les unit à l’Entente qu’à
partir de janvier 1915 des banques privées, en tête desquelles le groupe Morgan, prêtent de
l’argent aux Français et aux Britanniques : en tout, 2 300 millions jusqu’à avril 1917. Ce n’est
pas suffisant. L’Entente vend les trois quarts des titres américains qu’elle possédait, et les
États-Unis cessent d’être débiteurs de l’Europe pour devenir ses créanciers. Les prêts aux
Allemands se limitent à 27 millions. De là à déduire que les milieux d’affaires ont influencé le
président Wilson… Mais ils n’avaient pas besoin de la participation des États-Unis à la guerre
pour engranger de fabuleux profits. Et l’on n’imaginait pas aux États-Unis, y compris dans
l’entourage du président, que l’Entente puisse s’effondrer. Ce n’est donc pas pour protéger
leur argent ni leurs débouchés que les Américains entrent en guerre. Sans doute la connivence
avec la France et la Grande-Bretagne s’est-elle renforcée par la communauté d’intérêts.
L’économie n’explique cependant pas tout.
À peine les hostilités ont-elles commencé en Europe, Wilson s’est trouvé dans l’embarras.
Les Anglais décrètent le blocus de l’Allemagne et arraisonnent en pleine mer les navires
neutres pour y rechercher une contrebande de guerre mal définie. Le gouvernement
américain proteste au nom de la liberté des mers. Il y a plus grave. Le 4 février 1915, les
Allemands font savoir qu’ils considèrent comme zone de guerre les alentours des îles
Britanniques et que leurs sous-marins y couleront sans avertissement les bateaux ennemis.
Quand on sait que les sous-marins de l’époque sont des engins rudimentaires, mal protégés,
on comprend qu’ils ne prennent pas d’excessives précautions pour s’assurer que le bateau
qu’ils vont torpiller est bien ennemi, et non pas neutre. Les États-Unis crient à la violation du
droit des gens. Des incidents se produisent et surtout, le 7 mai 1915, un paquebot britannique
en provenance des États-Unis, le Lusitania, est torpillé au large des côtes d’Irlande. Bilan
tragique : 1 198 civils tués, dont 128 citoyens américains. Aux États-Unis, l’opinion est
bouleversée. Les partisans de l’intervention armée mettent de l’huile sur le feu et Theodore
Roosevelt déclare : « Le meurtre d’un millier d’hommes, de femmes et d’enfants sur le
Lusitania est dû uniquement à l’abjecte couardise et à la faiblesse de Wilson. » N’empêche que
Wilson obtient de l’Allemagne qu’elle ne recommencera pas.
Quand ce n’est pas avec l’Allemagne, c’est avec Londres que surgissent les difficultés. En
1916, le blocus franco-anglais se renforce. Des « listes noires », c’est-à-dire des listes
d’entreprises ennemies ou neutres mais favorables à l’ennemi, sont établies. Les commerçants
alliés ne doivent pas vendre ou acheter aux partisans et aux partenaires de l’Allemagne. Les
neutres sont tenus de suivre. Néanmoins l’opinion américaine reste favorable, dans sa
majorité, à la neutralité, même si de plus en plus elle exprime sa sympathie pour l’Entente.
La preuve ? En novembre 1916, Wilson est réélu en défendant un programme de paix. « Il
nous a maintenus en dehors de la guerre », répète inlassablement la plate-forme du parti
démocrate. Que faire ? Wilson ne souhaite pas la victoire de l’Allemagne. Une victoire
complète de la France et de la Grande-Bretagne aboutirait à l’humiliation de l’Allemagne, à la
répartition des marchés mondiaux entre les vainqueurs, donc à une situation qui provoquerait
dans les années à venir une nouvelle guerre. L’équilibre en Europe entre les puissances, une
véritable liberté de commercer sur les mers, la volonté de réorganiser les rapports entre les
nations en s’inspirant des principes démocratiques, voilà l’idéal. De mai à juillet 1914, de
février à juin 1915, de janvier à mars 1916, le colonel House, principal conseiller de Wilson,
a tenté une médiation entre les belligérants. Échec. En décembre 1916, à peine réélu, Wilson
prépare une autre intervention diplomatique. Le 22 janvier 1917, il propose aux belligérants
une « paix sans victoire ». Il ignore alors que depuis treize jours le Kaiser a décidé d’engager
la guerre sous-marine à outrance.
Somme toute, ce sont des motivations économiques, politiques et morales qui poussent
Wilson. Il est persuadé que la communauté internationale doit être reconstruite sur de
nouvelles bases, qu’il appartient à l’Amérique de montrer le chemin, qu’il faut bâtir un monde
pacifique grâce au règne de la démocratie. Une médiation aurait pu suffire à faire triompher
cette conception. Elle a échoué. Les États-Unis sont contraints d’entrer en guerre pour
préparer le monde de demain ; leur propre sécurité en dépend. L’idée qu’il remplit une
mission sous-tend la politique du président Wilson.
Quel rôle les États-Unis ont-ils tenu dans les dix-neuf derniers mois de la guerre ? À lire
les manuels d’histoire américains, les États-Unis ont remporté victoire sur victoire ; ils sont
les véritables et seuls vainqueurs de la guerre. Les manuels français tiennent un autre
langage, comme si la participation américaine n’avait eu que des effets secondaires. En fait, il
ne faut pas séparer le militaire du politique et de l’économie. Pour dresser un bilan, le point
de vue global est indispensable.
En 1917, les États-Unis comptent 1 soldat pour 516 habitants, alors que, dans la France
de 1913, la proportion s’élevait à 1 pour 53. Le service militaire obligatoire n’existe pas. La
carrière militaire jouit d’une fort mauvaise réputation ; ceux qui l’entreprennent malgré tout
sont voués aux frustrations et aux déceptions. En 1915-1916, des jeunes gens, désireux de
parfaire leur instruction militaire et de participer au conflit européen, se sont réunis dans des
camps. « Préparation » très insuffisante. L’expédition au Mexique de 1916-1917, sous le
commandement du général Pershing, s’est déroulée avec de faibles moyens et des résultats
limités. Elle a pour origine l’intervention constante des États-Unis dans les affaires
d’Amérique centrale. Wilson a refusé en 1913 de reconnaître le gouvernement de Huerta qui
venait de renverser celui de Madero ; puis, il soutient les constitutionnalistes de Carranza. La
guerre civile fait rage et l’un des chefs de bande, Pancho Villa, tue des Américains, franchit le
rio Grande le 9 mars 1916 et incendie la ville de Columbus dans le Nouveau-Mexique. De là,
l’expédition punitive des Américains. Rien à voir, on le devine, avec les conditions de la
guerre en Europe.
Au lendemain de la déclaration de guerre contre l’Allemagne, peu, très peu
d’engagements volontaires. On comptait sur 700 000. Il y en eut 4 355. L’état-major fait
adopter le principe de la conscription et parle de la mise sur pied d’une armée d’un million
d’hommes. Dans quelle improvisation ! Qu’il s’agisse des commissions de recrutement, de la
construction des camps, de l’équipement et du ravitaillement des hommes, rien n’est prêt. Il
faut du temps, l’acquisition d’un savoir-faire et surtout la bonne volonté de tous. Or, de très
nombreux Américains ne veulent toujours pas faire la guerre ou bien, s’ils en acceptent l’idée,
considèrent que la seule résolution du Congrès fera peur aux Allemands et qu’ainsi les
Américains ne devront pas combattre. Aussi faut-il commencer par mobiliser les esprits, les
convaincre qu’il s’agit d’une croisade, les soumettre, par l’intermédiaire d’un comité
d’information, à une intense propagande. Des orateurs parcourent le pays. Les journaux s’en
donnent à cœur joie. Les hommes politiques ne laissent passer aucune occasion pour
prononcer des discours enflammés.
Les résultats sont ambigus. D’un côté, tout ce qui est allemand subit des attaques en
règle. La musique et la littérature allemandes, bannies. Le bretzel et la choucroute changent
de noms. Le langage, pour peu qu’il ait été influencé par l’allemand, est expurgé. L’espionnite
fait rage. De juin 1917 à mai 1918, le Congrès adopte un arsenal législatif pour protéger la
sécurité nationale. Dans ce climat d’intolérance, les leaders de la nation ne font pas dans la
nuance. De l’autre côté, les États-Unis réussissent un miracle. Ils parviennent à incorporer
4 millions d’hommes et, avec l’aide des flottes alliées, à transporter en France un corps
expéditionnaire de 2 millions (effectifs atteints en octobre 1918), dont le chef est le général
Pershing. Si la guerre avait duré un an de plus, le corps expéditionnaire aurait sans doute
doublé. Certes l’armement moderne fait défaut. Qu’à cela ne tienne ! Les Alliés fournissent
aux soldats américains, qu’on baptise les sammies, les teddies ou les doughboys, le nécessaire.
La France à elle seule livre au corps expéditionnaire 100 % de ses canons de 75, de ses canons
de 155 et de ses chars, 81 % de ses avions, 57 % de ses canons à longue portée, la
quasi-totalité des munitions indispensables, des dizaines de milliers de mitrailleuses et de
fusils-mitrailleurs, plus de 20 millions de cartouches. La présence, espérée d’abord, constatée
ensuite, des Américains consolide le moral des troupes françaises et britanniques. Leurs
succès, au printemps et à la fin de l’été 1918, à Château-Thierry, au Bois-Belleau, à Saint-
Mihiel, leur progression en Argonne dans le courant d’octobre, sont loin d’être négligeables,
même s’ils ne déterminent pas l’issue de la bataille. Et puis, les Alliés disposent à présent,
grâce aux Américains, d’une supériorité numérique qui leur assure la victoire, dans le
meilleur des cas en 1918, dans le pire des cas en 1919. Bien que les pertes du corps
expéditionnaire soient relativement faibles (49 000 morts au combat), son rôle ne doit pas
être sous-estimé.
La mobilisation économique impressionne plus encore. Le gouvernement fédéral prend
en main les chemins de fer et les constructions navales. Par l’intermédiaire du War Industries
Board, il contrôle le financement des achats de guerre, les allocations de matières premières,
le rythme et le niveau de la production industrielle, les relations entre le patronat et les
ouvriers. La Food Administration, que dirige Herbert Hoover, se préoccupe de la régulation
de la production agricole et de la consommation des produits alimentaires. L’utilisation du
charbon est surveillée par une administration fédérale, spécialement mise sur pied. Les
résultats de cet effort ne tardent pas à se faire sentir. Du travail pour tous, même pour les
Noirs du Sud qui découvrent le chemin des usines du Nord-Est. Les revenus réels des
travailleurs augmentent de 25 %. Pour les fermiers, c’est l’âge d’or malgré la taxation du prix
du blé. Reste l’inflation, mal jugulée, qui absorbe une partie, et non la totalité des profits. Il y
a de quoi payer les impôts, souscrire aux emprunts de guerre et faire de substantielles
économies. Quant au commerce avec les Alliés, il prend une extension nouvelle. Le blé,
l’acier, l’essence, les navires, le sucre, des machines, du matériel ferroviaire, du fer, du
cuivre, etc., la liste est longue des marchandises américaines qui partent pour la France ou la
Grande-Bretagne et contribuent à sauver l’Entente. Tout en enrichissant les États-Unis, car ces
marchandises sont vendues. Aussi les réserves financières des Américains semblent-elles
inépuisables. Les dix-neuf mois de guerre leur coûtent 22 milliards de dollars, presque autant
que les quatre années de guerre pour la France. Dans le même temps, ils prêtent aux Alliés
10 milliards. Voilà qui conforte les puissances de l’Entente et prépare la prépondérance des
États-Unis après la guerre. N’est-ce pas Wilson qui faisait observer en juillet 1917 qu’à la fin
de la guerre « les Alliés seraient financièrement entre nos mains » ?
La mobilisation des hommes et des ressources n’a pas fait perdre de vue la nécessaire
reconstruction des relations internationales. Les signes révélateurs méritent d’être relevés. À
aucun moment, par exemple, les États-Unis ne se déclarent alliés à l’Entente. Ils sont
« associés », sans plus, ce qui leur laisse les mains libres. Les traités secrets qui lient entre eux
les belligérants et préparent le partage des dépouilles, Wilson se refuse à les reconnaître. Les
projets d’une entente économique qui livrerait le monde aux vainqueurs, il les repousse avec
énergie. Un proche collaborateur du président exprime une opinion largement répandue à
Washington : « Nous sommes la seule nation, écrit-il, qui ait adopté une position
complètement dépourvue d’égoïsme dans cette guerre. Tous les belligérants comptaient très
franchement sur la répartition du butin, jusqu’à ce que le président Wilson hisse la bannière
morale de l’Amérique. L’intention de notre pays a été d’aider le reste du monde et de lui
rendre service. » C’est un peu excessif, car la politique étrangère des États-Unis mêle avec
habileté une bouffée d’idéalisme et une pincée de réalisme. Quoi qu’il en soit, l’objectif de
Wilson ressemble à la voie du juste milieu. Fini, le nationalisme qu’il attribue à Clemenceau.
Faire reposer la paix sur l’humiliation des vaincus, sur la force des armes et sur la création
des sphères d’influence, sur l’annexion injuste de territoires, quelle erreur ! C’est planter la
semence d’un autre conflit et revenir au monde d’avant 1914 qui a tragiquement échoué. Le
militarisme à la prussienne, l’impérialisme à la française, les subtiles intrigues à l’anglaise,
non, ce n’est pas pour cela que les Américains combattent et meurent. Quant à la révolution
bolchevique, Wilson croit en saisir les raisons et en repousse avec horreur les prolongements.
Avec ses compatriotes, il a applaudi au renversement du tsar en mars 1917 et vu là une raison
supplémentaire pour l’Amérique de consolider le camp des démocraties. Il a nourri des
illusions sur la révolution d’Octobre, vite dissipées. Les bolcheviks n’incarnent pas la
démocratie, dont Wilson veut faire le fondement du monde nouveau.
Son programme, il le présente urbi et orbi dans son message au Congrès du 8 janvier
1918. Il énumère quatorze points, dont huit concernent des revendications territoriales (de la
France sur l’Alsace-Lorraine, de la Belgique, de la Pologne, etc.). Le point 1 rejette la
diplomatie secrète au profit d’une diplomatie « ouverte ». Le point 2 porte sur la liberté de
navigation maritime ; le point 3, sur l’abaissement des barrières douanières ; le point 4, sur la
réduction des armements ; le point 5, sur le règlement équitable des questions coloniales. Le
point 14 est le plus important. Il prévoit la création d’une Société des nations qui garantira
l’indépendance politique et l’intégrité territoriale des États membres. Une révolution dans les
relations internationales ? Sans aucun doute, autant qu’une révolution dans la politique
étrangère des États-Unis.
La popularité de Wilson atteint un sommet en 1918, surtout du côté de la gauche
européenne. Ce n’est pas un hasard, si l’Allemagne s’adresse à lui, et d’abord à lui seul, pour
négocier un armistice qui sera celui du 11 novembre 1918. Sur le plan politique, Wilson a
redonné vigueur à la cause de l’Entente, relevé le moral des nations « associées », défini un
programme que les autres belligérants acceptent du bout des lèvres, sans protester, car les
États-Unis, ce sont Wilson, des dollars, l’acier, le blé et un corps expéditionnaire qui ne cesse
pas de grossir. Voilà pourquoi ils sont bien, d’un point de vue global, les grands vainqueurs de
la guerre.
Le président Wilson vient en personne négocier les traités de paix. Il débarque en Europe
en décembre 1918, repart en février pour les États-Unis, séjourne ensuite à Paris de mars à
juin 1919. Il commence par être ovationné de capitale en capitale. Puis, les négociations
opposent entre eux les Alliés et « associés » d’hier. En fin de compte, Wilson obtient
satisfaction sur l’essentiel. Une Société des nations est instaurée, qui défendra le principe de
la sécurité collective. Pas de ligue des vainqueurs, plus de relations bilatérales, la présence
des États-Unis dans le concert des nations. Mais le traité de Versailles et les traités
complémentaires sont bâtis sur des compromis. La diplomatie « ouverte » a cédé le pas à des
négociations secrètes et des traités publics. Aux vaincus, c’est un diktat qui est imposé. Pour
apaiser les Français qui réclamaient la rive gauche du Rhin, Wilson promet un traité de
défense anglo-américano-français. L’article 231 du traité de Versailles impute la responsabilité
de la guerre à la seule Allemagne et l’astreint à payer des réparations. Les Anglais ont obtenu
que la liberté des mers souffre des exceptions et que les colonies allemandes soient placées
sous la tutelle provisoire des vainqueurs. Les Japonais ont exigé le Shantung et Wilson s’est
incliné. Les Italiens réclament en vain Fiume, Trieste et le Trentin. Le problème russe reste
sans solution. La Pologne renaît de ses cendres et la Tchécoslovaquie sort des ruines de
l’Empire austro-hongrois. Du bon travail ? Oui, dans l’ensemble, car les concessions,
indispensables au demeurant à la réussite de toute négociation, ne sauraient dissimuler les
motifs de satisfaction.
Mais l’atmosphère politique aux États-Unis a changé. Depuis les élections législatives de
novembre 1918, les républicains sont majoritaires au Sénat et à la Chambre des
représentants. Ils mènent la vie dure au président. Ils reprochent à la diplomatie wilsonienne
d’entraîner à brève échéance les États-Unis dans d’interminables interventions qui
découleront des décisions de la SDN, craignent que la SDN ne se mêle des affaires d’Amérique
latine, la « chasse gardée » des Américains, critiquent violemment les concessions de Wilson
en matière territoriale et soulignent à gros traits ce qui ne va pas dans les traités. Les
pacifistes, des groupes ethniques et nationaux comme les Irlando-Américains expriment à leur
tour leurs craintes et leur mécontentement. Décidément, les Américains n’ont aucune envie de
continuer à aider ces Européens, querelleurs, avides de puiser dans les richesses du Nouveau
Monde, irrémédiablement ingrats. À aucun prix ils n’aspirent à se muer en policiers du
monde. Leur tâche est terminée. Il est temps pour eux de revenir à leurs propres affaires.
Wilson se lance alors dans une campagne d’explication qui le conduit à travers le pays.
Au début d’octobre, il est frappé d’hémiplégie et reste plusieurs jours à l’article de la mort.
Terriblement affaibli au cours des quinze derniers mois de sa présidence, il se refuse
désormais à tout arrangement avec ses adversaires. Plutôt que d’accepter le moindre
amendement aux traités qu’il soumet à l’approbation du Sénat, il préfère qu’ils soient rejetés.
Les prochaines élections présidentielles trancheront, dit-il ; elles seront un « grand et solennel
référendum ». Le 19 mars 1920, la majorité des deux tiers n’est pas atteinte. Les États-Unis ne
seront pas membres de la Société des nations, n’approuveront pas le traité de Versailles ni le
traité de défense anglo-américano-français. À moins qu’aux élections de novembre…
De fait, la croisade s’est terminée le 11 novembre 1918. Le malaise économique et les
difficultés sociales préoccupent les esprits plus que le règlement du contentieux international.
C’est que le gouvernement fédéral a supprimé, sans la moindre période de transition, les
contrôles qu’il avait institués. Comme les Américains ne demandent qu’à acheter les produits
dont le conflit les a privés, les prix augmentent d’autant plus rapidement qu’ils sont libres.
Les indices parlent d’eux-mêmes. Pour une base 100 en 1913, les prix de gros des produits
industriels sont à 195,7 en 1918, à 203,4 en 1919, à 227,9 en 1920. Les prix de gros des
produits agricoles suivent : 206,3 en 1918, 221,9 en 1919. Au détail, même évolution : le litre
de lait coûte 9 cents en 1914, 15 cents en 1919 ; la viande, le beurre, les œufs ont augmenté
de 80 %, les chaussures de 400 %. Rien d’étonnant si les grèves se multiplient. Pour la seule
année 1919, 2 665 grèves touchent 4 millions de salariés. Les policiers de Boston, les ouvriers
de l’US Steel, les mineurs, les téléphonistes, les télégraphistes, les ouvriers de la confection de
New York, tous revendiquent la revalorisation de leurs salaires, de meilleures conditions de
travail ou simplement la reconnaissance de leurs droits syndicaux. Y aurait-il un chef
d’orchestre qui dirigerait cette vague de protestations et d’arrêts de travail ?
Depuis que les bolcheviks s’efforcent de diffuser leur évangile révolutionnaire, nombreux
sont ceux qui voient des « rouges » partout. Socialistes, communistes, anarchistes, tous
« rouges », voilà les agents de la subversion – presque toujours des étrangers, ajoute-t-on, des
étrangers qui ne comprennent rien au fonctionnement de la démocratie américaine, des Juifs,
des catholiques, des Noirs. Les politiciens ne sont pas les derniers à agiter la menace de la
subversion et à stimuler la « peur des rouges ». Le département de la Justice s’en mêle à son
tour. L’attorney general, A. Mitchell Palmer, décide de combattre la contagion révolutionnaire
et tire parti de la panique qu’ont créée au printemps de 1919 des explosions de bombes. L’un
des derniers attentats a lieu en septembre 1920 contre les bureaux de la banque Morgan :
38 morts, 200 blessés, 2 millions de dollars de dégâts. Eugene Debs, représentant socialiste
incarcéré pendant la guerre pour pacifisme, est maintenu en prison. Son camarade Victor
Berger, condamné à vingt ans d’emprisonnement, est libéré, mais ne peut pas occuper son
siège de représentant. Des États adoptent une législation spéciale qui interdit d’arborer le
drapeau rouge, d’adhérer à des organisations favorables au renversement des institutions par
la violence, de prononcer des paroles séditieuses.
Palmer fait mieux. Dans la nuit du 2 janvier 1920, il ordonne un raid policier qui aboutit,
dans trente-trois grandes villes, à l’arrestation de 4 000 étrangers et Américains. 556 d’entre
eux, dont Emma Goldman, sont expulsés. Après les attentats que l’extrême gauche a sans
doute organisés, voici la violence de l’extrême droite, notamment à Centralia (Washington)
contre les anarcho-syndicalistes de l’IWW. C’est dans cette atmosphère que sont arrêtés Sacco
et Vanzetti, accusés d’avoir commis le 15 avril 1920 à South Braintree (près de Boston)
l’assassinat de deux hommes pour s’emparer des fonds qu’ils transportaient. Des Italiens, des
anarchistes, des pacifistes ? Ils doivent être coupables, surtout si les anarchistes, puis les
communistes les défendent avec vigueur. Condamnés à mort en 1921, ils sont, en dépit des
protestations de l’opinion américaine et étrangère, électrocutés le 23 août 1927.
Au milieu de cette fureur, les élections présidentielles de novembre 1920 ne seront
certainement pas un « solennel référendum » sur la SDN. En dépit de sa maladie, Wilson a
songé à se présenter une troisième fois ; il y a sagement renoncé. Le candidat démocrate,
gouverneur de l’Ohio, se nomme James Cox et son colistier, Franklin D. Roosevelt, a été le
secrétaire adjoint à la Marine de Wilson. Du côté républicain, deux candidats médiocres :
Warren Harding, sénateur de l’Ohio, brigue la présidence ; Calvin Coolidge, gouverneur du
Massachusetts, la vice-présidence. Les républicains font campagne pour un « américanisme à
100 % », pour le « retour à la normale », contre la Société des nations. Ils sont élus à une très
large majorité. Une majorité qui vient de désavouer Wilson souhaite mettre fin une fois pour
toutes à la croisade et s’engager sans états d’âme dans la recherche de la prospérité.
Le renouveau du conservatisme
La Grande Crise
Le krach boursier se produit à New York en octobre 1929. Le mardi 22, de très fortes
ventes sont enregistrées à Wall Street et les cours baissent de 10 %. Le 24, 19 millions de
titres sont offerts, les deux tiers seulement trouvent preneurs et les prix chutent si vite que
les téléscripteurs ne parviennent pas à transmettre les cours. Le 29, c’est le « mardi noir » :
sur 30 millions de titres qui ont été jetés sur le marché, 16,5 millions sont vendus. Pendant
quinze jours, l’affolement ne s’apaise pas, coupé seulement par des déclarations alarmistes ou
rassurantes et la fermeture hebdomadaire, parfois prolongée, de la Bourse. La tornade frappe
également les banques, puis les entreprises et n’épargne rien ni personne sur son passage. La
Grande Dépression commence au lendemain du krach, prend son extension maximale en 1932
et ne se termine pour de bon qu’avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1941. Si l’on s’en
tient aux années 1929-1933, il faut rappeler un certain nombre d’indicateurs (tableau 15).
Ce tableau appelle plusieurs commentaires. À l’exception de quelques pessimistes qui
avaient au moins le mérite d’être lucides, le krach a surpris les Américains. Ils nourrissaient
une confiance inébranlable dans l’avenir et dans les hommes d’affaires. À commencer par
John J. Raskob, président du parti démocrate, directeur de General Motors et associé de Du
Pont, qui, dans l’été de 1929, enseignait aux lecteurs du Ladies’ Home Journal comment
devenir riche en économisant quinze dollars par semaine. Sans oublier Hoover qui, en
accédant à la présidence le 4 mars, s’écriait : « Je n’ai aucune crainte sur l’avenir de notre
pays. Il resplendit d’espoir », après avoir assuré ses compatriotes quelques mois auparavant
qu’« en Amérique aujourd’hui, nous sommes plus près du triomphe final sur la pauvreté
qu’aucun autre pays dans l’histoire ne l’a jamais été ».
Le krach ne détruit pas tout de suite l’optimisme général. Il est d’abord considéré comme
un accident de parcours. Ce n’est pas la première fois qu’une crise se produit aux États-Unis.
Celle de 1920-1921 est encore présente dans toutes les mémoires et l’on sait bien que la
récession est le revers de la médaille du système capitaliste. La crise dure habituellement
quelques semaines, au maximum quelques mois ; puis, les pertes épongées, les entreprises les
plus faibles éliminées, chacun retrouve l’espoir d’amasser des économies ou de monter des
opérations pour se lancer dans de nouvelles aventures. De là, l’incapacité de tous, y compris
les experts, à imaginer le pire. En mai 1930, Hoover déclare : « Nous avons franchi
maintenant le plus grave et nous allons rapidement nous en sortir. » L’année suivante, les
spécialistes estiment que la crise vit son dernier quart d’heure. Mais en 1932, ils ont compris
et l’optimisme cède la place à la morosité, quand ce n’est pas au découragement.
Quelles explications proposer ? Le krach résulte, à n’en pas douter, d’une « orgie de
spéculation boursière ». Contrairement à la légende, tous les Américains n’ont pas les moyens
de jouer en Bourse. Toutefois, le million et demi qui se livre à des spéculations ne recule
devant aucune audace. Les quatre cinquièmes des transactions se font à crédit ou sur dépôt
d’autres titres qui servent de garantie. Le remboursement est facile, dans la mesure où les
cours grimpent et donnent rapidement une plus-value. Point de limite pour le montant du
crédit. Les particuliers empruntent aux courtiers (brokers) qui, à leur tour, empruntent à des
établissements bancaires. Si les cours baissent, le courtier appelle son client et lui demande
une couverture supplémentaire. À défaut de payer, le client doit vendre à n’importe quel prix.
Or, du 3 mars 1928 au 3 septembre 1929, les cours font des bonds prodigieux. American
Can est coté à 77 dollars, puis à 181 7/8 ; ATT, à 179 1/2, puis à 335 5/8 ; General Motors à
139 3/4, puis à 181 7/8 ; Westinghouse à 91 5/8, puis à 313, etc. Évidemment, le rendement
du titre est faible, mais la plus-value, répétons-le, reste la considération déterminante. Il
suffit, en conséquence, que le marché prenne peur, pour que des millions de titres soient
offerts à la vente, d’où la chute des cours. Les courtiers réclament leur dû, les banques
cherchent à se faire rembourser, la ruine des spéculateurs entraîne la ruine de leurs
créanciers. En 1929, 659 banques ferment leurs portes et sont dans l’incapacité de rembourser
200 millions qu’elles avaient reçus en dépôt. En 1930, faillite de 1 352 banques ; en 1931, de
2 294 banques, soit un total de 2 milliards de dollars qui sont engloutis dans la débâcle.
Le gouvernement fédéral est mis en accusation par les historiens et les économistes. Les
uns estiment qu’il est trop intervenu et qu’il aurait mieux valu laisser jouer les mécanismes du
marché. Les autres critiquent le Federal Reserve System qui serait resté inactif. C’est l’opinion
de Milton Friedman et des monétaristes qui s’inspirent de ses réflexions. À mesure que la
dépression exerçait ses ravages et que des milliers de banques disparaissaient, la circulation
monétaire s’est réduite. La Grande Crise a été aussi le temps de la grande contraction. Donc,
les prix ont baissé, puis se sont effondrés. La reprise économique a été rendue plus malaisée.
Le Federal Reserve System aurait dû augmenter le stock monétaire pour éviter la
prolongation et les dangers d’une déflation. À l’exception d’une brève intervention en 1932, il
n’a rien fait. Les prix ont continué à chuter : 31 % pour les prix de gros, 25 % pour les prix de
détail. En dépit des appels pressants du président Hoover, les salaires ont suivi le même
chemin. Ni la production ni la consommation n’ont été stimulées. Depuis que Benjamin Strong
a quitté le poste de gouverneur de la Banque fédérale de New York, les autorités monétaires
ont mené, d’après Milton Friedman, une politique « inepte ».
Cette hypothèse est combattue. Expliquer la gravité de la dépression par l’effondrement
du stock monétaire, c’est prendre les effets pour la cause. La déflation serait provoquée par
l’effondrement du revenu national. L’insuffisance des dépenses consenties par les
consommateurs, soutiennent les tenants d’une explication keynésienne, a entraîné un
ralentissement de l’essor économique à la fin des années vingt. Premier exemple : celui des
constructions immobilières. Après le boom qui a duré cinq ans, la construction ralentit ses
activités à partir de 1927. Deux raisons expliquent le marasme : la rapidité de l’essor et les
lois limitant l’entrée des immigrants. Un autre exemple : la crise qui sévit dans le monde
agricole. En 1910, le revenu moyen d’un agriculteur correspondait à 40 % de celui d’un
ouvrier des villes ; en 1930, le même revenu moyen vaut à peine 30 %. Il est d’ailleurs
frappant de constater que bon nombre des faillites bancaires se sont produites dans les
régions agricoles. La sécheresse, l’accentuation de l’affaiblissement des prix provoquent alors
la ruine des fermiers, qui ne peuvent plus soutenir de leurs activités et de leurs économies les
établissements bancaires de leur région. Cette situation est dissimulée par la spéculation
d’avant octobre 1929 ; elle apparaît nettement dès que le krach s’est produit. L’argent
disponible est allé dans les affaires boursières au lieu de s’investir dans les véritables forces
de production. L’économie américaine ressemblait à un homme dont le visage bouffi fait
croire à la bonne santé et dissimule une maladie grave.
Reste la situation internationale. Pour Hoover, c’est là la véritable et la seule origine de
la crise. La Grande Guerre, le problème des dettes et des réparations, les variations du franc
et de la livre sterling, autant de bouleversements qui ont affecté l’économie mondiale et
notamment l’économie américaine. Les investissements américains en Allemagne n’ont pas
été récupérés à temps. Et Hoover de conclure : « Le grand centre de la tempête fut l’Europe.
[…] Cette tempête se mit en marche lentement jusqu’au printemps de 1931, date à laquelle
elle éclata sous la forme d’un typhon financier. » Explication hâtive d’un politicien en
difficulté ! Pourtant, la situation internationale a très certainement amplifié les difficultés
américaines. La crise touche l’Autriche en 1931, puis frappe l’Allemagne et l’Angleterre. Ce
dernier pays abandonne l’étalon-or, ce qui déclenche un assaut contre le dollar, une réaction
défensive des banques américaines et une accentuation de la crise 1. Mais, en ce domaine des
relations économiques internationales, les États-Unis portent une lourde responsabilité, celle
de n’avoir pas voulu jouer leur rôle de grande puissance et d’avoir préféré défendre leurs
seuls intérêts nationaux, par exemple en refusant de collaborer avec les autres pays et en
élevant des barrières douanières, déjà trop hautes.
En dernière analyse, quel jugement porter sur le président Hoover et sur la politique
qu’il a suivie ? Est-il responsable de la prolongation, voire de l’aggravation de la crise ? Son
mandat équivaut-il à quatre années d’occasions perdues ? À vrai dire, Hoover était une sorte
de technocrate, très compétent, attaché à la défense du bien public. Les missions qu’il a
remplies de 1914 à 1920 en donnent l’irréfutable témoignage. De 1921 à 1929, il a exercé
avec talent les fonctions de secrétaire au Commerce. Il eut l’occasion, après 1945, de
manifester ses qualités intellectuelles et administratives en s’acquittant fort bien des tâches
que lui confia la Maison-Blanche. Mettre en parallèle Hoover et Coolidge, c’est comparer le
jour et la nuit. La malchance de Hoover fut, toutefois, d’accéder à la présidence en
mars 1929. Il aurait été un excellent président d’une Amérique heureuse ; il fut le chef,
détestable et vite détesté, d’une nation profondément éprouvée. Trop doctrinaire, empêtré
dans sa doctrine de l’individualisme, il n’a pas compris que le krach d’octobre 1929 venait
d’ouvrir une nouvelle et tragique période dans l’histoire des États-Unis. Incapable de redonner
confiance à ses concitoyens, maladroit, hésitant, il n’a pas su, tout comme les experts de
l’époque, innover, rompre avec la philosophie de la prospérité, proposer des remèdes
efficaces.
En 1929-1930, il est persuadé que « la prospérité est au coin de la rue », qu’il suffit
d’attendre pour que l’ordre économique se rétablisse. Tout au plus relève-t-il les droits de
douane, ce qui perturbe un peu plus le commerce international, et lance-t-il des appels
pressants aux hommes d’affaires pour qu’ils ne licencient personne et ne diminuent pas les
salaires. À partir de 1931, Hoover se convainc qu’il faut faire quelque chose et rétablir les
conditions propices à la reprise. Il pense alors à satisfaire les banquiers et les hommes
d’affaires qui, une fois tirés du mauvais pas dans lequel ils se trouvent, déclencheront l’élan
salutaire. Sans succès. Mais il refuse de toucher à la monnaie ou de lancer le gouvernement
fédéral dans des mesures de contrôle qu’il juge intempestives. Pour faire remonter les prix
agricoles, il se contente de protéger davantage encore le marché intérieur. Sa politique
industrielle est tout autant insuffisante, car Hoover répugne à gonfler la circulation monétaire
qui stimulerait peut-être les milieux d’affaires et réduirait le chômage. Il refuse même de
payer en avance aux anciens combattants le montant de leur pension et quand ils viennent
manifester à Washington, le président fait donner la troupe contre eux, les glorieux doughboys
de 1918. Pas question non plus d’un emprunt qui servirait à financer les travaux publics.
Hoover prend des mesures insuffisantes. Il continue de croire que le gouvernement fédéral
doit rester autant que possible à l’écart de la vie économique. Il raisonne en républicain des
années vingt. Vaincu par la crise, Hoover subit une défaite cinglante aux élections
présidentielles de 1932.
1. La Grande-Bretagne abandonne l’étalon-or en 1931, tandis que les États-Unis le conservent. La conséquence, c’est
que les prix américains sont élevés par rapport aux prix britanniques et européens. Les étrangers achètent moins aux
États-Unis. De plus, par crainte que les États-Unis n’abandonnent à leur tour l’étalon-or, des déposants étrangers
retirent leur or des banques américaines, des citoyens américains se mettent à thésauriser. Dans un cas comme dans
l’autre, cela contribue à affaiblir la position du dollar.
10
De 1933 à 1945, les États-Unis traversent une période exceptionnelle de leur histoire. Et
elle n’a pas fini de nourrir les mentalités collectives, de servir de référence ou de repoussoir.
C’est que l’Amérique de Roosevelt s’apparente à une naissance. La crise de 1929 débouche sur
la Grande Dépression qui prend fin au début des années quarante et marque pour toujours
plusieurs générations d’Américains. Or, la fin de la dépression, c’est aussi pour les États-Unis
le commencement de la Seconde Guerre mondiale qui s’achève par deux explosions
nucléaires, celle d’Hiroshima le 6 août, celle de Nagasaki le 9 août 1945. Les États-Unis ont
désormais accédé au rang de superpuissance. Au-dessus de ces douze années plane la
personnalité de Roosevelt, le seul président qui ait exercé plus de deux mandats, conduit son
pays à travers les pires écueils et, en fin de compte, fait passer les États-Unis de la période de
l’adolescence à celle de la maturité.
Ce n’est pas le cas en Extrême-Orient. La reconquête du terrain perdu est à la fois longue
et coûteuse. Les distances sont énormes et créent des problèmes de logistique, c’est-à-dire
d’approvisionnement, que les militaires n’avaient encore jamais traités. Là encore le matériel
tient une place primordiale, qu’il s’agisse des porte-avions ou des superforteresses volantes B
29. Encore faudrait-il savoir, une fois de plus, quelle stratégie adopter. Celle de MacArthur,
dite du saut de mouton, qui suppose qu’on attaquera les points faibles de l’ennemi et que,
d’île en île, on parviendra aux abords du Japon pour lancer l’assaut final ? Celle de l’amiral
Nimitz, commandant la flotte du Pacifique, qui préfère l’utilisation massive de la marine et de
l’aviation et souhaiterait l’attaque des points forts ? De fait, les deux stratégies ont été
appliquées, jusqu’en juillet 1944 lorsque Roosevelt tranche en faveur de MacArthur. À cause
de la priorité qui est accordée à l’Europe, les débarquements américains dans les Philippines
ne commencent qu’en octobre 1944 et l’archipel n’est complètement libéré qu’à la fin de
juin 1945. De dures batailles se sont livrées dans le Pacifique Sud 3. Mais les Japonais reculent
et dès 1943 ont perdu la maîtrise du ciel, ce qui explique les bombardements intensifs qu’ils
subissent. Toutefois, lorsque l’Allemagne signe la reddition sans condition de Reims
(cérémonie renouvelée à Berlin à la demande des Soviétiques), le Japon n’est pas encore
battu. Ses troupes ont livré une farouche résistance à Iwo Jima et n’ont pas fini de se battre à
Okinawa.
Le bilan ? Les Américains ont eu 406 000 morts. Jamais, en dehors de la guerre de
Sécession, ils n’avaient versé un si lourd tribut. C’est peu par rapport aux 20 millions de
Soviétiques, aux 4,5 millions d’Allemands et aux 2 millions de Japonais ; ou aux 6 millions de
Juifs qui ont été exterminés par les nazis. Il est vrai que les Américains sont entrés les
derniers dans le conflit mondial, qu’ils n’ont eu à supporter aucun combat sur leur territoire
national, qu’ils ont toujours sacrifié en priorité les armements et non les hommes, que
l’armée américaine est une armée de riche et de puissant, extraordinairement moderne en son
temps. Mais dans ce conflit planétaire où les distances s’estiment par milliers de kilomètres,
où les opérations maritimes et aériennes nécessitent des millions de tonnes de matériel, où la
coopération avec les Alliés, particulièrement les Britanniques, est une condition sine qua non
de la victoire, les États-Unis ont appris à devenir une grande puissance militaire. En 1945, un
retour en arrière ne paraît plus possible.
Malgré la victoire qu’il voit se dessiner sur les deux théâtres d’opérations, Roosevelt se
souvient de l’échec de Wilson en 1919-1920. Cette fois-ci, il ne veut pas se contenter de
gagner la guerre ; il souhaite également construire une paix durable. Il s’en charge lui-même,
bien qu’il confie des responsabilités à son secrétaire d’État (jusqu’à 1944, Cordell Hull), voire
à son secrétaire au Trésor, Henry Morgenthau, ou à son secrétaire à la Guerre, Henry
Stimson, quand ce n’est pas à son conseiller le plus proche, Harry Hopkins. Pour Roosevelt, il
y a des hommes qui incarnent des nations d’importance mondiale, comme Staline, Churchill
ou Tchang Kaï-chek. Il faut assurer entre eux une entente assez solide pour qu’elle puisse
garantir le maintien de la paix. Les trois Grands plus la Chine seront les policiers du monde,
mais tous les États se retrouveront dans une Organisation des nations unies, qui sera une SDN
améliorée. Les principes de la sécurité collective régleront les rapports internationaux, dans
un monde enfin débarrassé du militarisme japonais et du nazisme. Pour mettre sur pied
l’ONU, Roosevelt paie le prix fort. Il n’épargne aucun effort pour rassurer Staline : il a promis
l’ouverture d’un second front et, dès que cela est possible, tient parole ; il s’engage à
n’accepter de l’Allemagne qu’une reddition sans condition, preuve que les États-Unis ne
chercheront pas à s’entendre avec les Allemands sur le dos des Soviétiques ; il laisse faire
Staline qui annexe les États baltes, feint de croire à sa bonne volonté en Europe de l’Est,
notamment en Pologne, tout en constatant que les troupes soviétiques, et non les troupes
américaines, l’ont libérée de la présence allemande. À la conférence de Yalta (février 1945),
il acccepte qu’au sein de l’ONU, l’Union soviétique dispose de trois voix. Bref, de Téhéran
(novembre 1943) à Yalta, dans ces conférences au sommet qu’il affectionne parce qu’il croit
pouvoir y jouer de son charme personnel, Roosevelt tâche de gagner la paix, comme il est en
train de gagner la guerre.
Sans doute des tensions surgissent-elles à l’intérieur du camp occidental. La question
française paraît à Washington insoluble. En novembre 1942, les relations diplomatiques avec
Vichy ont été rompues, mais Roosevelt ne croit pas à la représentativité du général de Gaulle
et ne reconnaît de facto le gouvernement provisoire de la République française qu’en
octobre 1944. À Yalta, toutefois, il donne son accord à la suggestion britannique de laisser à
la France une zone d’occupation en Allemagne découpée sur les zones britannique et
américaine. Le sort de l’Inde est avec la Grande-Bretagne une pomme de discorde et le
cynisme de Churchill, qui a partagé l’Europe centrale et orientale en zones d’influence entre
les Alliés occidentaux et l’URSS à la conférence de Moscou d’octobre 1944, lui est
insupportable. Tout compte fait, ce sont bien les relations avec l’Union soviétique qui
l’inquiètent le plus. À Yalta, il a reconnu la nouvelle frontière occidentale de l’URSS et
accepté que la Pologne reçoive des compensations à l’ouest ; il espère encore que Staline fera
entrer dans le comité de Lublin, composé de membres du parti communiste polonais, des
représentants du gouvernement polonais en exil à Londres et que des élections libres se
tiendront en Pologne ; il demande avec insistance que les Soviétiques déclarent la guerre au
Japon et c’est pour obtenir cette promesse qu’il est prêt à des concessions.
Quelques semaines plus tard, il a perdu ses illusions. Peut-être compte-t-il sur l’arme
absolue, la bombe atomique qui se prépare dans le plus grand secret, pour mettre un terme
rapidement à la guerre contre le Japon. Mais le 12 avril 1945, au début de son quatrième
mandat, il meurt subitement à Warm Springs (Georgie). Comment décrire la peine profonde
des Américains et de leurs amis ? Au moment où les armées alliées abattent le nazisme, l’un
des chefs historiques de la coalition, le rénovateur de la démocratie, le garant de la paix
future, Roosevelt, qui présidait aux destinées des États-Unis depuis douze ans, disparaît à la
veille de son triomphe. C’est qu’il avait fini par incarner l’Amérique tout entière, celle du
New Deal comme celle de la victoire sur l’Allemagne, une Amérique généreuse, libérale,
ouverte sur le monde. Une identification trop belle pour être justifiée ? Peut-être, mais il
faudra quelques années pour que le portrait du grand homme subisse des retouches.
1. Dans The Abandonment of the Jews (New York, Pantheon Books, 1984), David Wyman montre bien comment les Juifs
américains ont soutenu, les yeux fermés, le président Roosevelt, même lorsque, entre 1938 et 1944, les États-Unis
entreprirent si peu pour sauver de l’extermination les Juifs européens. Voir également Henry Feingold, The Politics of
Rescue (New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1970).
2. Sont visés par la loi le maïs, le blé, le coton, le riz, les porcs et les produits laitiers qui devraient se vendre au niveau
de la parité de 1909-1914. Le tabac est également mentionné, mais le niveau de la parité est celui des années 1919-
1929.
3. À Guadalcanal dans les îles Salomon (d’août 1942 à février 1943), en Nouvelle-Guinée et Nouvelle-Georgie (en 1943).
Puis, le théâtre d’opérations se déplace dans le Pacifique central (les Marshall, les Mariannes, et à partir de juin 1944
les combats se déroulent dans les Philippines que les Japonais abandonnent en février 1945).
Chronologie
La naissance des États-Unis (1607-1815)
Il n’est pas possible de présenter en quelques pages une bibliographie exhaustive ni même de
faire entrevoir la richesse de la production historique aux États-Unis. Tout au plus peut-
on indiquer des titres indispensables, en insistant plus particulièrement sur les ouvrages
en français et sur les ouvrages américains qui sont disponibles en France.
OUVRAGES GÉNÉRAUX
1. I
– Claude Fohlen, Jean Heffer et François Weil, Canada et États-Unis depuis 1770, Paris, PUF,
Nouvelle Clio, 1997.
– Peter J. Parish (ed.), Reader’s Guide to American History, Londres et Chicago, Fitzroy
Dearborn, 1997.
– Doug Henwood, Atlas des États-Unis d’Amérique, Paris, Autrement, 1995.
– Eric Homberger, Atlas historique de l’Amérique du Nord. États-Unis, Mexique, Canada une lutte
pour l’espace, Paris, Autrement, 1996. Avec une préface de Hélène Trocmé.
– Philippe Lemarchand (sous la direction de), Atlas des États-Unis. Les paradoxes de la
puissance, Neuilly et Bruxelles, Atlande et Complexe, 1997. Clair, solidement documenté,
d’excellents commentaires.
– Richard B. Morris (ed.), Encyclopedia of American History, New York, Harper & Row, 6e éd.,
1982. Donne toutes les dates importantes de l’histoire des États-Unis.
– Gordon Carruth (ed.), The Encyclopedia of American Facts and Dates, New York,
HarperCollins, 9e éd., 1993. Pour la biographie des grands hommes, voir Dictionary of
American Biography (New York, rééd. ACLS. 1981, 17 vol.) qu’il faudrait mettre à jour
avec les grandes encyclopédies (Larousse, Universalis, Britannica, Americana).
– Charles O. Paullin, Atlas of the Historical Geography of the United States, Washington (DC) et
New York, 1932. À défaut, consulter l’atlas de l’Encyclopedia Universalis ou bien Edgar
B. Wesley, Our United States. Its History in Maps, Chicago, Denoyer-Geppert, 1956.
– US Department of Commerce, Bureau of the Census, Historical Statistics of the United States.
Colonial Times to 1970, Washington (DC), Government Printing Office, 1975, 2 vol. À
compléter avec Statistical Abstract of the United States, 1999.
– Jean Heffer et François Weil (sous la direction de), Chantiers d’histoire américaine, Paris,
Belin, 1994.
2. R
– Henry Steele Commager (ed.), Documents of American History, New York, Appleton-Century-
Crofts, 9e éd., 1974. Le plus classique.
– Frank Freidel (ed.), The American Epochs Series. New York, Braziller, 1962-1965, 6 vol.
3. H
En français :
– Robert Lacour-Gayet, Histoire des États-Unis, t. 1, Des origines à la fin de la guerre civile, t. 2,
De la fin de la guerre civile à Pearl Harbor, t. 3, De Pearl Harbor à Kennedy, et t. 4.
L’Amérique contemporaine, Paris, Fayard, 1976-1982.
– Jean-Michel Lacroix, Histoire des États-Unis, Paris, PUF, 1996.
– Désiré Pasquet, Histoire politique et sociale du peuple américain, Paris, Auguste Picard, 1924-
1931, 3 vol. En dépit de sa date de parution, cette histoire est encore intéressante et
mérite d’être consultée.
– Claude Fohlen, Les États-Unis au XXe siècle, Paris, Aubier, 1988.
– Hélène Trocmé et Jeanine Rovet, Naissance de l’Amérique moderne, XVI -XIX
e e
siècle, Paris,
Hachette/Supérieur, 1997.
En anglais :
La liste serait interminable. Il faudrait commencer par David Saville Muzzey, A History of Our
Country, Boston et New York, Ginn, nouv. éd., 1946, qui a formé des générations
d’étudiants américains.
– John M. Blum, William S. McFeely, Edmund S. Morgan, Arthur M. Schlesinger, Jr., Kenneth
M. Stampp et C. Vann Woodward, The National Experience. A History of the United States,
New York, Harcourt Brace Jovanovich, 6e éd., 1985. Le manuel le plus complet.
– Frances Fitzgerald, « Onward and Upward With the Arts. History Text-books », The New
Yorker, 26 février, 5 et 12 mars 1979. Essentiel pour comprendre l’état d’esprit et les
ambitions des auteurs de manuels.
4. H
Partir d’Yves-Henri Nouailhat, Histoire des doctrines politiques aux États-Unis (Paris, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1969), et de Jean Béranger et Robert Rougé, Histoire des idées aux USA
du XVIIe siècle à nos jours (Paris, PUF, coll. « Monde anglophone », 1981).
5. H
– Ray A. Billington, Westward Expansion. A History of the American Frontier, New York,
Macmillan Publishing Co., 4e éd., 1974. Fondamental sur l’histoire de la Frontière.
– Robert W. Fogel et Stanley L. Engerman, The Reinterpretation of American Economic History,
New York, Harper & Row, 1971. Pour juger de l’apport des cliométriciens.
– Milton Friedman et Anna J. Schwartz, A Monetary History of the United States, 1867-1960,
Princeton, Princeton University Press, 1963.
– Barry W. Poulson, Economic History of the United States, New York, Macmillan, 1981.
Sur l’immigration :
– James Paul Allen et Eugene James Turner (eds), We the People. An Atlas of America’s Ethnic
Diversity, New York, Macmillan, 1988.
– Jeanine Brun, America ! America !, Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1980.
– Dominique Daniel, Immigration aux États-Unis, 1965-1995, Paris, L’Harmattan, 1996.
– Roger Daniels, Coming to America. A History of Immigration and Ethnicity in American Life,
New York, Harper Perennial, 1991. L’un des meilleurs manuels sur la question.
– Maldwyn Allen Jones, American Immigration, Chicago, The University of Chicago Press,
1960.
– Stephan Thernstrom (ed.), Harvard Encyclopedia of American Ethnic Groups, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1980.
1. L
Pour acquérir une vue d’ensemble, se reporter à Charles M. Andrews, The Colonial Period of
American History, New Haven, Yale University Press, 1934-1938, 4 vol. L’ouvrage
demeure fondamental.
Pour une étude systématique, on commencera par s’interroger sur la Grande-Bretagne au
XVII siècle :
e
– Carl Bridenhaugh, Vexed and Troubled Englishmen, 1590-1642, New York, Oxford University
Press, 1968.
– Claude Fohlen, Les Pères de la révolution américaine, Paris, Albin Michel, 1989.
– Roland Marx, Religion et Société en Angleterre, de la Réforme à nos jours, Paris, PUF, coll.
« L’historien », 1978.
– Wallace Notestein, The English People on the Eve of Colonization, 1603-1630, New York,
Harper Torchbooks, 1962.
– Jean Séguy, « Les non-conformismes religieux d’Occident », in Histoire des religions, Paris,
Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1972. À compléter avec Pierre Brodin,
Les Quakers en Amérique du Nord au XVIIe siècle, Paris, Dervy-Livres, nouv. éd., 1985.
2. L
Son histoire est, depuis une centaine d’années, un champ de bataille sur lequel s’affrontent les
historiens, les juristes, les politologues. George Bancroft fut le premier à ouvrir le débat.
Dans son History of the United States of America from the Discovery of the Continent (New
York, D. Appleton, nouv. éd., 1924) en 10 volumes qu’il publia de 1834 à 1874, les
Américains apparaissent comme les défenseurs de la démocratie, tandis que les Anglais
sont les champions de la tyrannie.
Deux réactions se sont produites. L’école impériale se refuse à donner tort aux Anglais : elle
insiste par contre sur le provincialisme, l’étroitesse d’esprit, la déloyauté des colons
pendant la guerre de Sept Ans et sur leur particularisme grandissant. Voir, par exemple,
Lawrence H. Gipson, The Coming of the Revolution, 1763-1775, New York, Harper
Torchbooks, 1962. L’école progressiste, elle, naît avec la parution en 1913 de l’ouvrage
de Charles Beard, An Economic Interpretation of the Constitution, New York, Macmillan.
Beard était un historien muckraker qui s’efforçait de révéler les complots des « intérêts
spéciaux ». Pour lui, la Constitution de 1787 résulte d’une conspiration réactionnaire,
inspirée par les détenteurs de la fortune mobilière. Pendant quarante ans, la thèse de
Beard eut un énorme succès.
C’est ainsi qu’une nouvelle interprétation s’est dégagée. Pour les progressistes, la Révolution
est née d’un double mouvement : d’une part, les marchands américains, victimes du
mercantilisme, veulent se rendre indépendants ; d’autre part, ils s’allient à des forces
radicales qui s’efforcent, après 1776, de l’emporter. Les radicaux imposent leur volonté
jusqu’en 1785-1787, puis cèdent le pouvoir aux nationalistes, qui font adopter la
Constitution fédérale.
Après 1950, l’école progressiste subit les assauts des historiens révisionnistes. En particulier :
– Daniel Boorstin, The Genius of American Politics, Chicago, The University of Chicago Press,
1953.
– Robert E. Brown, Middle-Class Democracy and the Revolution in Massachusetts, 1691-1780,
Ithaca, Cornell University Press, 1955.
Pour Brown, la société coloniale était démocratique avant même que la Révolution n’éclate ;
les colons formaient un consensus. Pour Boorstin, il n’y avait pas de clivages
économiques et sociaux dans les colonies ; la Révolution ne fut qu’un mouvement pour
protéger les acquis.
Deux historiens se sont livrés à des comparaisons fort instructives entre la révolution
américaine et les révolutions européennes de la fin du XVIIIe siècle :
– Jacques Godechot, Les Révolutions, 1770-1799, Paris, PUF, 2e éd., 1965.
– Robert R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution. A Political History of Europe and
America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 1959-1964, 2 vol.
Malgré leur démarche prudente, les historiens révisionnistes ont été à leur tour révisés,
notamment par les historiens de la new left qui ont cherché méthodiquement les traces
d’une lutte des classes dans la période pré-révolutionnaire. Au premier abord, le lecteur
est confondu par tant de réflexions contradictoires et ballotté d’une interprétation à
l’autre. Le plus simple est d’acquérir une vue d’ensemble de la période :
– John R. Alden, La Guerre d’Indépendance, 1776-1783, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest »,
1965.
– Carl Becker, La Déclaration d’indépendance, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest », 1965.
– A. Goodwin (ed), The New Cambridge Modern History, t. 8, The American and French
Revolutions, 1763-1793, Cambridge, Cambridge University Press, 1971.
– Edmund S. Morgan, The Birth of the Republic, 1763-1789, Chicago, The University of Chicago
Press, 1956.
– Curtis P. Nettels, The Emergence of a National Economy, 1775-1815, New York, Holt,
Rinehart & Winston, 1962.
1. L
On pourra ajouter :
– Harold U. Faulkner, The Decline of Laissez-Faire, 1897-1917, New York, Harper Torchbooks,
nouv. éd., 1968.
– Paul W. Gates, The Farmer’s Age : Agriculture, 1815-1860, New York, Harper Torchbooks,
1960.
– Edward Chase Kirkland, Industry Comes of Age, Business, Labor and Public Policy, 1860-1897,
Chicago, Quadrangle Paperbacks, nouv. éd., 1967.
– Pierre Melandri, Histoire des États-Unis, 1865-1996, Paris, Nathan/ Université, 6e éd., 1996.
– Douglas C. North, Growth and Welfare in the American Past : a New Economic History,
Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1966.
– Fred A. Shannon, The Farmer’s Last Frontier : Agriculture 1860-1897, New York, Harper &
Row, nouv. éd., 1968.
– John F. Stover, American Railroads, Chicago, The University of Chicago Press, 1961.
– George Rogers Taylor, The Transportation Revolution, 1815-1860, New York, Harper
Torchbooks, 1951.
Lié au problème de la croissance économique, celui de la naissance et de l’essor d’une classe
d’entrepreneurs. Ces grands capitalistes ont-ils été des « barons voleurs » ou bien les
agents de la mutation ? On lira sur ce thème :
– Thomas C. Cochran et William Miller, The Age of Enterprise. A Social History of Industrial
America, New York, Harper & Row, nouv. éd., 1961. Un classique.
– Peter Collier et David Horowitz, Une dynastie américaine : les Rockefeller, Paris, Le Seuil,
1976.
– Harold C. Livesay, Andrew Carnegie and the Rise of Big Business, Boston, Little, Brown & Co.,
1975.
– Glenn Porter, The Rise of Big Business, 1860-1910, New York, Crowell, 1973.
2. L
3. L
a) Les origines du conflit font l’objet d’un débat historiographique. Quelle place tiennent les
facteurs économiques, politiques et idéologiques dans la rupture entre le Nord et le Sud ?
La guerre était-elle inévitable ? Quelle signification donner à l’élection de Lincoln ? Lire
notamment :
– Jean Heffer, Les Origines de la guerre de Sécession, Paris, PUF, coll. « Dossiers Clio », 1971.
Une bonne mise au point.
– Allan Nevins, The Ordeal of the Union (2 vol.), The Emergence of Lincoln (2 vol.). The War for
the Union (2 vol.), New York, Charles Scribner’s Sons, 1947-1959. Une excellente
synthèse.
Sur l’état d’esprit qui prévaut dans les États-Unis du milieu du siècle, d’innombrables
ouvrages. Se reporter pour une vue d’ensemble à Irving H. Bartlett, The American Mind in
the Mid-Nineteenth Century, New York, Crowell, 1967.
Sur la vie quotidienne, lire :
– Robert Lacour-Gayet, La Vie quotidienne aux États-Unis à la veille de la guerre de Sécession,
Paris, Hachette, 1958.
– Van Wyck Brooks, L’Âge d’or de la Nouvelle-Angleterre, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest »,
1968, 2 vol.
Sur le Sud et l’esclavage, il n’y a que l’embarras du choix. Les textes que donne Michel Fabre
d a n s Esclaves et Planteurs (Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1970) sont
intéressants. D’autres ouvrages permettront une analyse approfondie du problème :
– Dickson D. Bruce, Violence and Culture in the Antebellum South, Austin, University of Texas
Press, 1979.
– Clement Eaton, The Growth of Southern Civilization, 1790-1860, New York, Harper
Torchbooks, 1961.
– Stanley M. Elkins, Slavery : A Problem in American Institutional and Intellectual Life, Chicago,
The University of Chicago Press, 3e éd., 1976.
– Robert W. Fogel et Stanley Engerman, Time on the Cross, Boston, Little, Brown & Co., 1974,
2 vol. L’ouvrage, qui a fait beaucoup de bruit, doit être lu, et sa lecture suivie par celle
des critiques de Fogel et Engerman.
– Claude Fohlen, Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Paris, Perrin, 1998.
– Eugene Genovese, L’Économie politique de l’esclavage, Paris, Maspero, 1968.
– Herbert Gutman, The Black Family in Slavery and Freedom, 1750-1925, New York, Pantheon
Books, 1976.
– James McPherson, La guerre de Sécession (1861-1865), Paris, Robert Laffont/bouquins,
1991.
– Theda Perdue, Slavery and the Evolution of Cherokee Society, 1540-1866, Knoxville, The
University of Tennessee Press, 1979. Fait découvrir l’esclavage dans le monde des
Indiens Cherokees.
– Dickson J. Preston, Young Frederick Douglass, Baltimore, The Johns Hopkins University
Press, 1980. La jeunesse d’un esclave noir, devenu l’un des leaders du mouvement
abolitionniste.
– Elbert B. Smith, The Death of Slavery. The United States, 1837-1865, Chicago, The University
of Chicago Press, 1967.
b) Le déroulement de la guerre suscite moins de controverses. Commencer par :
– André Kaspi, La guerre de Sécession. Les États désunis, Paris, Gallimard/Découvertes, 1992.
Sur le rival de Grant :
– Pierre Illiez, L’Autorité discrète de Robert Lee. Ou les victoires manquées de la guerre de
Sécession, Paris, Librairie académique Perrin, 1981.
Sur Lincoln :
– Stephen Oates, Lincoln, Paris, Fayard, 1984. Très bonne biographie.
4. LA FRONTIÈRE
Il va de soi que les articles de Frederick J. Turner, réunis dans La Frontière dans l’histoire des
États-Unis (Paris, PUF, 1963 ; la version américaine a paru en 1920), font comprendre
l’importance de la Frontière dans l’histoire des mentalités américaines.
Enfin, sur l’ensemble des questions touchant à l’histoire de la Frontière : – Clyde A. Milner,
Carol O’Connor et Martha A. Sanders (eds), The Oxford History of the American West, New
York, Oxford University Press, 1994.
5. L’
Pourquoi les États-Unis sont-ils devenus en 1898 une puissance impérialiste ? Les milieux
d’affaires sont-ils responsables de l’évolution ? Résulte-t-elle d’un expansionnisme que la
fermeture de la Frontière ne satisferait plus ? N’est-ce que le fait du hasard ? Comment
se sont exprimés les adversaires américains de l’impérialisme ? Dans quelle mesure la
politique extérieure des États-Unis change-t-elle à la veille de la Première Guerre
mondiale ? Voilà les questions traitées par les historiens. Pour faire le point :
– Denise Artaud, Les États-Unis et leur arrière-cour, Paris, Hachette, 1995.
– Yves-Henri Nouailhat, Les États-Unis de 1898 à 1933. L’avènement d’une puissance mondiale,
Paris, Richelieu-Bordas, 1973.
– Yves-Henri Nouailhat, Les États-Unis et le monde au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2000.
6. L
Il a pris des formes différentes : populisme, progressisme, plus tard le New Deal. Quels sont
les liens entre ces mouvements ? Il faut, pour comprendre le problème, pénétrer de
plain-pied dans l’histoire sociale et lire :
– Richard Hofstadter, The Age of Reform, New York, Vintage Books, 1955.
– Richard Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, New York, Vintage Books, 1963.
– Richard Hofstadter, The Progressive Movement, 1900-1915, Englewood Cliffs (NJ), Prentice
Hall, 1963.
– Richard Hofstadter, Bâtisseurs d’une tradition, Paris, Seghers, coll. « Vent d’Ouest », 1966.
Les textes des contemporains sont toujours significatifs. Se reporter à :
– Richard M. Abrams (ed.), Issues of the Populist and Progressive Eras, 1892-1912, New York,
Harper & Row, 1969.
Sur le populisme :
– Margaret Canovan, Populism, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1981.
– Norman Pollack, The Populist Response to Industrial America. Midwestern Populist Thought,
New York, W.W. Norton, 1962.
Sur le progressisme :
– Arthur S. Link, Woodrow Wilson and the Progressive Era, 1910-1917, New York, Harper
Torchbooks, nouv. éd., 1963.
7. L
Les années vingt sont marquées en premier lieu par une forte expansion économique. Sur ce
thème :
– Louis R. Franck, Histoire économique et sociale des États-Unis de 1919 à 1949, Paris, Aubier,
1950. Ouvrage un peu vieilli.
– Jim Potter, The American Economy Between the World Wars, New York, John Wiley & Sons,
1974. Excellent.
– George Soule, Prosperity Decade : From War to Depression, 1917-1929, New York, Harper
Torchbooks, nouv. éd., 1968.
8. F
a) Sur Roosevelt, la meilleure biographie est celle de Frank Freidel, Franklin D. Roosevelt (4
volumes parus ; le dernier traite des débuts du New Deal), Boston, Little, Brown & Co.,
1952-1973. On complétera avec :
– James McGregor Burns, Roosevelt, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1956-1970, 2 vol.
– André Kaspi, Franklin Roosevelt, Paris, Fayard, 1988.
b) Pour saisir l’importance du New Deal, il faut s’interroger sur l’ampleur et les origines de la
crise et de la dépression :
– Jean Heffer, La Grande Dépression. Les États-Unis en crise, 1929-1933, Paris, Gallimard-
Julliard, coll. « Archives », 1976.
Pour suivre de près la politique ou les politiques de Roosevelt :
– Denise Artaud, Le New Deal, Paris, Armand Colin, coll. « U 2 », 1969.
– Paul K. Cookin, The New Deal, New York, Thomas Y. Crowell, 1967.
– Claude Fohlen, L’Amérique de Roosevelt, Paris, Imprimerie nationale, 1982.
– William E. Leuchtenburg, Franklin D. Roosevelt and the New Deal, New York, Harper
Torchbooks, 1963.
– Dexter Perkins, The New Age of Franklin Roosevelt, 1932-1945, Chicago, The University of
Chicago Press, 1956.
Les liens entre la situation internationale et la politique intérieure sont étudiés dans :
– Robert A. Divine, Foreign Policy and U.S. Presidential Elections, 1940-1948, New York,
Viewpoints, 1974.
Abilene, 1
Abnakis, 1
Açores, 1
Adams, John, 1, 2, 3, 4-5, 6
Adams, John Quincy, 1
Adams, Samuel, 1-2, 3
Alabama (État d’), 1, 2, 3, 4, 5
Alaska (État d’), 1
Albany, 1, 2, 3
Alger, Horatio, 1
Algérie, 1
Allemagne, Allemands, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19, 20, 21-22, 23-24, 25
Amman, Jacob, 1
Amsterdam, 1, 2
Anderson (major), 1
Anderson, Sherwood, 1, 2
Anthony, Susan B., 1
Antietam, 1, 2, 3
Antilles, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Antilles danoises, 1
Apaches, 1, 2
Appalaches, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Appomattox, 1, 2
Arapahos, 1, 2, 3
Argonne, 1, 2
Arizona (État d’), 1, 2, 3, 4, 5
Arkansas (État d’), 1, 2
Arkhangelsk, 1
Armenzsoon, Jacob Arminius, 1
Armstrong, Louis, 1
Atlanta, 1
Australie, 1, 2
Autriche, Autrichiens, Autriche-Hongrie, Austro-Hongrois, 1, 2, 3, 4, 5
Badoglio (maréchal), 1
Bahamas, 1, 2
Baker, Ray Stannard, 1
Baltimore, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Barbades, 1
Barrow, Henry, 1
Barton, Bruce, 1
Beard, Charles, 1
Beaumarchais, Pierre Caron de, 1
Beauregard, Pierre, 1, 2, 3
Beecher-Stowe, Harriet, 1-2, 3
Belfast, 1
Belgique, 1, 2
Bell, Alexander Graham, 1, 2
Bell, John, 1, 2
Bellamy, Edward, 1
Bennett, James G., 1
Benton, Thomas H., 1
Berger, Victor, 1
Berle, Adolf, 1
Berlin, 1, 2, 3, 4
Bermudes, 1
Bethlehem, 1
Biafra, 1
Bierstadt, Albert, 1
Birmanie, 1
Birmingham, 1
Blackfoot, 1, 2
Blackstone (cours d’eau), 1
Bogota, 1
Bois Belleau, 1
Bolivie, 1
Bonaparte, Napoléon, 1
Boone, Daniel, 1
Boorstin, Daniel, 1
Booth, John W., 1-2
Boston, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30-31, 32, 33, 34, 35, 36
Braddock, Edward, 1
Bradford, William, 1, 2
Brady, Mathew, 1
Brandywine Creek, 1
Breckinridge, John, 1, 2
Brésil, 1, 2, 3, 4
Bretton Woods, 1
Briand-Kellogg (pacte), 1
Bristol (Grande-Bretagne), 1-2, 3
Brook Farm, 1
Brooklyn, 1, 2
Browder, Earl, 1
Brown (famille de planteurs), 1
Brown, John, 1, 2, 3
Brown (université), 1
Bryan, William J., 1, 2
Bryce, James, 1
Bryn Mawr (université), 1
Buchanan, James, 1
Buck, Pearl, 1
Buffalo, 1, 2, 3
Buffon (comte de), 1
Burgoyne, John, 1, 2
Burr, Aaron, 1, 2
Butler, William O., 1, 2
Byrd, William, 1, 2-3
Cabot, John, 1
Cairo, 1
Caldwell, Erskine, 1, 2
Calhoun, John, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Californie, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Calvert, George (lord Baltimore), 1
Cambridge (Massachusetts), 1
Canada, Canadiens, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16-17,
18, 19, 20
Canaries, 1
Cantorbéry, 1
Cap Breton, 1, 2
Cap Cod, 1, 2
Cap Hatteras, 1
Capone, Al, 1
Capra, Frank, 1
Caraïbes, 1
Carnegie, Andrew, 1, 2-3, 4, 5
Carolines (États de la Caroline du Nord et de la Caroline du Sud), 1, 2, 3-4, 5, 6-7,
8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20, 21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28,
29, 30-31, 32-33, 34-35, 36, 37
Carranza, Venustiano, 1
Carter (famille de planteurs), 1
Cartier, Jacques, 1
Catlin, Georges, 1
Cayugas, 1
Centralia, 1
Chaplin, Charles, 1
Charles Ier, 1, 2-3, 4, 5
Charles II, 1-2, 3, 4
Charleston, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11
Charlestown, 1, 2
Château-Thierry, 1
Cherokees 1
Chesapeake (baie de), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cheyennes, 1, 2, 3
Chicago, 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20,
21, 22, 23
Chicopee, 1
Chili, 1
Chine, Chinois, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Chinooks, 1
Church, F.E., 1
Churchill, Winston (écrivain américain), 1
Churchill, Winston (homme d’État britannique), 1, 2, 3-4, 5-6
Cincinnati, 1-2, 3, 4, 5
Clark, William, 1, 2
Clarke, Edward Young, 1
Clay, Henry, 1, 2
Clayton (loi), 1, 2
Clemenceau, Georges, 1
Clermont, 1
Cleveland, Grover, 1, 2, 3
Cleveland (Ohio), 1, 2, 3
Clovis, 1
Cole, Thomas, 1
Colomb, Christophe, 1
Colombie, 1
Colombie britannique, 1
Colorado (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Colt, Samuel, 1, 2, 3
Columbia (district de), 1, 2
Columbia (université, ex-King’s), 1
Columbus, 1, 2
Comanches, 1
Concord, 1, 2, 3
Congo, 1, 2
Connecticut (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16
Cooke, Jay, 1
Coolidge, Calvin, 1, 2, 3, 4, 5
Cooper, James F., 1, 2
Copland, Aaron, 1
Copley, John Singleton, 1
Corcoran, Thomas, 1
Corée, 1
Cornwallis (lord), 1
Coughlin, P. Charles E., 1
Cox, James, 1
Coxey, « général » Jacob S., 1
Crane, Stephen, 1
Crazy Horse, 1
Creeks, 1
Crefeld 1
Crèvecœur, Michel-Guillaume Jean de, 1, 2, 3
Crittenden, John J., 1
Cromwell, Olivier, 1, 2, 3
Cuba, Cubains, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9
Culpeper, 1
Cumberland, 1
Curie, Marie, 1
Custer, George, 1
Earhart, Amelia, 1
Eccles, Marriner, 1
Écosse, Écossais, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
Eddy, Mary Baker, 1
Edison, Thomas, 1, 2
Edwards, John, 1, 2
Eisenhower, Dwight, 1, 2-3
Eliot, John, 1
Eliot, T.S., 1
Ellsworth, 1
Emerson, Ralph W., 1
Engerman, Stanley, 1, 2
Ericson, Leif, 1
Érié (lac), 1, 2
Espagne, Espagnols, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9 10, 11
Eugène de Savoie, 1
Fairfax, Thomas, 1
Faneuil (marchands de Boston), 1
Farragut, David, 1, 2-3
Faulkner, William, 1
Feingold, Henry, 1
Fishlow, Albert, 1
Fitzgerald, F. Scott, 1, 2
Fitzhugh (famille de planteurs), 1
Fitzhugh, George, 1
Fiume, 1
Floride (État de), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15
Fogel, Robert, 1, 2, 3
Ford, Henry, 1, 2
Ford, John, 1
Forest (de), 1
Forrest, Nathan B., 1
Fort Christina, 1
Fort Donelson, 1, 2
Fort Henry, 1, 2
Fort Sumter, 1-2, 3
Fort Trent, 1
Foster, William Z., 1, 2
Fox, George, 1
France, Français, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17-18, 19-20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31-32, 33-34, 35, 36,
37-38, 39-40, 41, 42, 43, 44, 45-46, 47, 48
Franche-Comté, 1
François Ier, 1
Frankfurter, Felix, 1
Franklin, Benjamin, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Frederick, 1
Fremont, John, 1, 2
Frick, Henry, 1
Frickey, Edwin, 1
Friedman, Milton, 1
Frobisher, Martin, 1
Fuller, Margaret, 1
Fulton, Robert, 1
Gallaudet, Thomas, 1
Gallois, 1
Galveston, 1
Gambie, 1
Gand (traité de), 1
Garibaldi, Giuseppe, 1
Garner, John Nance, 1
Garrison, William L., 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
Garvey, Marcus, 1
Gaulle, Charles de, 1
George II, 1, 2, 3
George III, 1, 2, 3, 4, 5, 6
George, Henry, 1
Georgie (État de), 1-2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Germantown, 1, 2, 3, 4
Gershwin, George, 1, 2
Gettysburg, 1, 2, 3, 4, 5
Ghana, 1
Gilbert, Humphrey (sir), 1-2, 3, 4
Gladden, Washington, 1
Gladstone, William, 1
Glidden, Joseph, 1, 2
Gloucester, 1
Godspeed, 1
Goldman, Emma, 1, 2
Gompers, Samuel, 1
Goodyear, Charles, 1, 2
Gookin, Daniel, 1
Gould, Iay, 1, 2
Grande (rio), 1, 2, 3, 4, 5
Grande-Bretagne, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18,
19, 20, 21-22, 23, 24, 25, 26
Grant, Madison, 1
Grant, Ulysses S., 1, 2, 3-4, 5, 6-7
Grasse (amiral de), 1
Grèce, 1
Greeley, Horace, 1
Greven, Philip, 1
Griffith, David, 1, 2, 3
Grimké, Angelina, 1
Groenland, 1
Guadalcanal, 1, 2
Guadeloupe, 1
Guam, 1
Guinée (golfe de), 1
Gutman, Herbert, 1
Hagood, Johnson, 1
Haïti, 1
Hakluyt, Richard, 1
Hamilton, Alexander, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11
Hampton, Wade, 1, 2, 3
Hampton Roads, 1, 2
Hancock, John, 1, 2, 3
Harding, Warren, 1, 2, 3, 4
Harrison, William H., 1-2
Hartford, 1
Harvard (université), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Hawaii (État d’), 1, 2-3, 4, 5, 6
Hawley-Smoot (tarif douanier), 1
Hawthorne, Nathaniel, 1
Hayes, Rutherford B., 1
Haywood, Bill, 1
Hearst, William R., 1
Hemingway, Ernest, 1, 2, 3
Henriette-Marie, 1
Henry VIII, 1
Henry, Patrick, 1, 2, 3, 4
Hepburn (loi), 1
Hesse, Hessois, 1-2
Hesselius, 1
Hill, James, 1
Hiroshima, 1
Hitler, Adolf, 1, 2, 3
Hofstadter, Richard, 1
Hollande, Hollandais, Provinces-Unies, Pays-Bas, 1 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
11-12, 13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Hollywood, 1, 2
Homestead, 1, 2, 3, 4, 5
Hong Kong, 1, 2
Hoover, J. Edgar, 1
Hoover, Herbert, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12
Hopis, 1
Hopkins, Harry, 1, 2-3, 4
Houdon, Jean-Antoine, 1
Houston, Sam, 1
Houston, 1
Howe, Elias, 1, 2
Hudson, Henry, 1-2
Hudson (cours d’eau), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9
Huerta, Victoriano, 1
Hughes, Charles E., 1, 2
Hull, Cordell, 1
Hunter, David, 1
Hunter, Robert, 1-2
Hurons, 1-2, 3, 4
Huston, John, 1
Hutchinson, Thomas, 1
Hyde Park, 1
Idaho (État d’), 1, 2, 3, 4, 5
Illinois, 1
Illinois (État d’), 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12
Indiana (État d’), 1-2, 3, 4, 5, 6
Indes (Inde), 1, 2, 3, 4, 5
Indes occidentales, 1-2, 3, 4
Indes orientales, 1, 2, 3
Indiens, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27, 28, 29-30
Indochine, 1-2
Indonésie, 1
Insulinde, voir Indonésie
Iowa (État d’), 1, 2, 3, 4
Irlande, Irlandais, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18
Iroquois, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8
Irving, Washington, 1
Islande, 1
Israël, Palestine, 1, 2, 3
Italie, Italiens, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15, 16
Iwo Jima, 1, 2
Kaiser, Henry, 1
Kalb, Johann de, 1, 2
Kansas (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Kansas City, 1
Kansas-Nebraska (loi), 1
Kentucky (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Key, Francis S., 1
Keynes, John M., 1, 2
King’s (université), voir Columbia
Kiowas, 1
Kipling, Rudyard, 1
Knox, John, 1
Kosciusko, Thaddeus, 1
Kossuth, Louis, 1
Kuhn, Adam, 1
Ku Klux Klan, 1, 2
Nagasaki, 1
Nantucket, 1
Naples, 1
Narragansett (baie de), 1
Narragansetts, 1, 2, 3, 4, 5
Natchez, 1
Nauvoo, 1
Navahos, 1
Nazareth, 1
Nebraska (État du), 1, 2, 3, 4, 5
Nevada (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Newark, 1
New Bordeaux, 1
Newcastle, 1
New Hampshire (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
New Harmony, 1
New Haven, 1, 2, 3
New Jersey (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16,
17, 18, 19
Newport, 1, 2, 3, 4, 5, 6
Newport, John, 1
New Rochelle, 1
New York (ville ; auparavant Nouvelle-Angoulême, puis Nieuw Amsterdam), 1, 2-3,
4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24-25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36-37, 38, 39, 40, 41-42,
43-44, 45
New York (baie de), 1, 2
New York (État de), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24-25, 26, 27
Niagara (mouvement de), 1
Nimitz, Chester, 1
Norfolk, 1, 2
Normandie, 1, 2
Norris, Frank, 1
Northampton, 1
Norvège, 1, 2
Norwich (Grande-Bretagne), 1
Nottinghamshire, 1
Nouailhat, Yves-Henri, 1-2
Nouvelle-Angleterre, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16-17,
18, 19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34, 35-36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43
Nouvelle-Angoulême, 1
Nouvelle-Écosse, 1, 2
Nouvelle-Georgie, 1
Nouvelle-Guinée, 1, 2
Nouvelle-Suède, 1, 2
Nouvelle-Zélande, 1
Nye, Gerald, 1
Oberlin (college), 1, 2-3
Odets, Clifford, 1
Oglethorpe, James E., 1
Ohio (cours d’eau), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ohio (État d’), 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Okinawa, 1, 2
Oklahoma (État d’), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Olmsted, Frederick L., 1
Oneidas, 1
Onondagas, 1
Opechankanough, 1
Oregon (État d’), 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Oslo, 1
Otis, James, 1
Owen, Robert, 1, 2
Oxford, 1, 2
Paine, Thomas, 1, 2, 3, 4
Palestine, voir Israël
Palmer, A. Mitchell, 1-2
Palmerston, Henry, 1
Panama, 1, 2, 3
Paris, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8
Pasquet, Désiré, 1
Pawtucket, 1
Peale, Charles Wilson, 1
Pearl Harbor, 1-2, 3, 4
Pékin, 1
Pelley, William, 1
Penn, William, 1-2, 3, 4, 5
Pennsylvanie (État de), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14-15, 16-17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39
Penobscot, 1
Péquots, 1
Perkins, Frances, 1
Pérou, 1
Pershing, John J., 1-2, 3
Petersburg, 1
Philadelphie, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22-23, 24, 25, 26, 27, 28, 29-30
Philippe (roi), 1, 2
Philippines, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Pie X, 1
Pitt, William, 1
Pittsburgh (ex-fort Duquesne), 1, 2, 3-4, 5, 6
Platt (amendement), 1, 2
Plessy v. Ferguson, 1, 2
Plymouth (Grande-Bretagne), 1, 2
Plymouth (États-Unis), 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13
Pocahontas, 1, 2-3, 4, 5
Poe, Edgar A., 1
Polk, James, 1
Pologne, Polonais, 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10
Ponce de Leon, Juan, 1
Pontiac, 1
Porter, Cole, 1
Porter, Katherine Ann, 1
Port Huron
Portugal, Portugais, 1-2, 3
Portland, 1, 2
Porto Rico, Portoricains, 1-2, 3
Portsmouth, 1
Potomac, 1, 2
Potter, David, 1
Pound, Ezra, 1
Poutine, Vladimir
Powhatan (roi), 1, 2, 3, 4
Powhatans, 1-2, 3
Presqu’île (fort), 1
Princeton (université), 1, 2, 3
Promontory Point, 1
Providence, 1, 2, 3, 4, 5
Pueblos, 1-2
Pujo (commission), 1, 2
Pulaski, 1
Pulaski, Casimir, 1
Pulitzer, Joseph, 1
Pullman, George, 1, 2, 3
Québec, 1, 2, 3, 4, 5
Queen’s (plus tard Rutgers ; université), 1
Raleigh, Walter, 1
Raskob, John J., 1
Rauschenbusch, Walter, 1
Raynal (abbé), 1
Reed, John, 1
Reims, 1
Remagen, 1
Revere, Paul, 1, 2
Rhin, 1, 2, 3, 4, 5
Rhode Island (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23-24
Rhône, 1
Richmond, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Riis, Jacob, 1
Ripon, 1
Roanoke, 1-2, 3
Rochambeau (comte J.B.), 1
Rockefeller, John D., 1-2, 3-4, 5, 6-7
Rolfe, John, 1-2, 3
Rome, 1
Rommel, Erwin, 1
Roosevelt, Eleanor (épouse), 1, 2
Roosevelt, Franklin D., 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16-17
Roosevelt, Theodore, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10
Rosenman, Samuel, 1
Roxbury, 1
Russie, Russes, Union soviétique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22-23
Rutgers (université), voir Queen’s
Ulster, 1-2
Union soviétique, voir Russie
Utah (État de l’), 1, 2, 3, 4
Utes, 1
Valley Forge, 1
Van Buren, Martin, 1-2, 3, 4
Vancouver, 1, 2
Vanderbilt, Cornelius, 1, 2
Vanzetti, Bartolomeo, 1, 2-3
Vasquez de Coronado, Francisco, 1
Vassar (college), 1
Venezuela, 1
Vergennes (comte de), 1
Vermont (État du), 1, 2, 3, 4, 5
Verrazano, Giovanni da, 1, 2
Versailles, 1, 2, 3-4, 5, 6
Vespucci, Amerigo, 1
Vichy, 1
Vicksburg, 1-2
Villa, Pancho, 1
Virginia, 1
Virginie (État de), 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11, 12-13, 14, 15-16, 17,
18-19, 20, 21-22, 23, 24-25, 26-27, 28-29, 30, 31, 32-33, 34, 35, 36, 37-38,
39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48-49, 50, 51, 52-53, 54-55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63-64, 65
Virginie-Occidentale, 1, 2, 3
Virginie du Nord, 1
Wade, Benjamin, 1, 2
Wagner (loi), 1, 2
Wahunsonacock, voir Powhatan
Wake, 1, 2
Wald, Lillian, 1
Walden Pond, 1
Waltham, 1
Wampanoags, 1, 2, 3
Ward, Lester Frank, 1
Warm Springs, 1
Warren, Robert Penn, 1
Washington, Booker T., 1, 2
Washington, George, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13-14, 15, 16-17,
18-19, 20, 21-22, 23, 24-25, 26
Washington (capitale fédérale), 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14,
15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Washington (État du), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Waterloo, 1
Watertown, 1
Webster, Daniel, 1
Weems, Mason, 1
Weld, Theodore, 1-2
Wesleyan (université), 1
West, Benjamin, 1
Westinghouse, 1, 2
West Point, 1, 2
Weyler, Valeriano, 1
Wharton, Edith, 1
White, John, 1-2
White, William Allen, 1
Whitefield, George, 1-2, 3
Whitman, Walt, 1, 2
Whitney, Eli, 1, 2
Wichita, 1
Wilderness, 1, 2
Willard, Frances, 1
William and Mary (université), 1
Williams (Roger, 1, 2, 3
Williamsburg, 1, 2
Willkie, Wendell, 1
Wilmington, 1
Wilson, T. Woodrow, 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10-11, 12-13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20
Winthrop, John, 1, 2, 3, 4
Wisconsin (État du), 1, 2, 3, 4, 5
Wounded Knee, 1, 2
Wren, Christopher, 1
Wright, Richard, 1, 2
Wyler, William, 1
Wyman, David, 1
Wyoming (État du), 1, 2, 3, 4
Yale (université), 1, 2, 3
Yalta, 1-2, 3
York (cours d’eau), 1
Yorkshire, 1
Yorktown, 1, 2, 3,
Young, Brigham, 1
Young (plan), 1
Zangwill, Israel, 1
Zenger, John Peter, 1-2
Zimmermann, Arthur, 1
Zinzendorf, Nikolaus, 1
Zola, Émile, 1
Illustrations