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Catharsis

" En représentant la pitié et la terreur, [la tragédie] réalise une épuration [katharsis]
de ce genre d'émotions [toioutôn pathèmatôn]. " La phrase unique qu'Aristote
consacre à la notion de catharsis se présente comme une énigme : le terme
emprunté au vocabulaire médical (" purgation ") y est employé métaphoriquement, "
sans que soit précisé le comparé ", ainsi que le souligne M. Magnien (Introduction à
sa traduction de La Poétique, Livre de poche, 1990, p. 41) : " qu'est-ce qui dans le
spectacle tragique peut ressembler à une purgation ? ". Le texte de la Poétique n'est
explicite que sur l'objet de la catharsis : la pitié et la crainte comme émotions,
troubles émotifs (pathèmata) toujours présentés comme pénibles dans les différents
chapitres où il en est question (chap. 13 & 14 notamment). Il faut donc supposer
que la catharsis réside dans cette faculté paradoxale, propre au spectacle tragique,
de transformer des sentiments désagréables en plaisir.

Ce paradoxe a constitué un constant terrain d'affrontement pour les commentateurs,


de la Renaissance au début du XVIIIe siècle (notamment chez Du Bos, Fontenelle,
Hume dans ses Essais esthétiques, GF-Flammarion, 2000, p. 11 sq., mais aussi
Rousseau, voir ci-dessous Quelques textes sur le paradoxe de la catharsis).

L'interprétation " classique " (celle des humanistes comme celle d'une bonne part
des théoriciens du classicisme), fait du processus cathartique un ressort proprement
moral : en donnant à voir le résultat funeste des mauvaises passions, le spectacle
tragique " purgerait " ou guérirait le spectateur de ces mêmes passions (quelles
qu'elles soient, et non pas seulement la terreur et la pitié). Corneille fait exception,
qui affiche son scepticisme sur le principe même d'une purgation des passions (Texte
XXIV) : que peut bien " purger " une représentation d'Œdipe Roi — notre désir
d'inceste et de parricide ?

Une autre tradition, également bien représentée, valorise la dimension métaphorique


de la notion en interprétant la catharsis comme une sorte de traitement médical : la
mimèsis tragique nous ferait éprouver des passions épurées, le plaisir résultant alors
du soulagement quasi physique ressenti au terme de ce traitement " homéopathique
". Les tenants de cette interprétation médicale renvoient parfois à un passage d'une
autre œuvre du Stagirite : le chapitre VIII de la Politique, passage consacré à
l'éducation musicale de la jeunesse, qui rapproche la catharsis non plus de la "
poésie " mais de la musique (trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion, 1990, p. 542-544) ;
le terme vise alors le calme recouvré par certains auditeurs après l'exaltation
suscitée par les chants sacrés (l'âme revient à elle-même comme sous l'action d'une
" cure médicale ", et ce soulagement s'accompagne de plaisir). La musique est en
effet présentée dans la Politique comme une " réplique " des états intérieurs (pathè
èthous), et c'est l'application de cette réplique qui soigne ces états mêmes. Le plaisir
serait alors lié à la " décharge " de certaines " humeurs " dont une concentration
excessive constituerait la cause du trouble pathologique. L'interprétation rejoint donc
certaines des thèses de la psychanalyse (cf. infra).

R. Dupont-Roc et J. Lallot (éd. cit. de la Poétique, p. 190) font valoir que la pitié et la
crainte évoquées dans la définition aristotélicienne de la catharsis ne sont pas les
émotions effectivement ressenties par les spectateurs, mais des produits de la
mimèsis, ressorts internes à l'œuvre tels les événements effrayants ou les incidents
pathétiques : " pitié et frayeur sont à entendre, non comme l'expérience
pathologique du spectateur, mais comme des produits de l'activité mimétique, des
éléments de l'histoire qu'une élaboration spécifique a mis en forme pour en faire des
paradigmes du pitoyable ou de l'effrayant. " Cette analyse autorise une
interprétation seulement esthétique de la notion de catharsis : c'est la mimèsis
comme représentation qui " épure " des émotions qui, hors du champ de la
représentation, confineraient au malaise. " Mis en présence d'une histoire (muthos)
où il reconnaît des formes, savamment élaborées par le poète, qui définissent
l'essence du pitoyable et de l'effrayant, le spectateur éprouve lui-même la pitié et la
frayeur, mais sous une forme quintessenciée, et l'émotion épurée qui le saisit alors
et que nous qualifierons d'esthétique s'accompagne de plaisir. " (ibid.). P. Ricœur
(Temps et Récit, t. I, p. 82 sq.) ou J.-P. Vernant se rangent à une interprétation
sensiblement proche (Mythe et tragédie…, t. II, p. 88-89) : " Parce que la tragédie
met en scène une fiction, les événements douloureux, terrifiants qu'elle donne à voir
sur la scène produisent un tout autre effet que s'ils étaient réels. Chez le public,
désengagé par rapport à eux, ils " purifient " les sentiments de crainte et de pitié
qu'ils produisent dans la vie courante. S'ils les purifient, c'est qu'au lieu de les faire
simplement éprouver, ils leur apportent par l'organisation dramatique une
intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Arrachées à l'opacité du particulier et de
l'accidentel par la logique d'un scénario qui épure en simplifiant, condensant,
systématisant, les souffrances humaines, d'ordinaires déplorées ou subies,
deviennent dans le miroir de la fiction tragique objets d'une compréhension. "
L'alchimie subjective qu'est la catharsis est donc construite dans l'œuvre par
l'activité mimétique. On peut aussi penser que, dans le moment cathartique, terreur
et pitié gagnent une fonction révélatrice : la tragédie confère à ces deux émotions la
vertu d'élucider la praxis comme espace même de l'incertitude (voir Introduction, p.
00).

Freud a formulé le paradoxe de la catharsis en termes de " prime de séduction ", "
bénéfice de plaisir qui nous est offert [par les œuvres d'art] pour permettre la
libération d'une jouissance supérieure émanant de sources psychiques profondes " ;
le plaisir pris au tragique comme à tout œuvre d'art serait de l'ordre d'une "
décharge partielle et désexualisée par inhibition du but et déplacement du plaisir
sexuel ", mais l'effet propre à la tragédie tiendrait à la projection qu'autorise la
représentation dramatique : le héros tragique s'envisage comme la " projection
idéalisée du moi " dans ses visées mégalomaniaques, la pitié relevant d'un
mouvement d'identification et la terreur d'un mouvement masochique (A. Green, Un
Œil en trop…, 1969, p. 38-40). La psychanalyse a fait en outre de la catharsis une
notion opératoire dans la psychothérapie : la méthode cathartique consiste à faire
venir à la conscience des sentiments enfouis dans l'inconscient du sujet ;
l'émergence des émotions ou affects dont le refoulement constitue la source de
troubles psychiques, libère le patient des angoisses et sentiments de culpabilité.

(Développements extraits de M. Escola, Le Tragique, Flammarion, GF-Corpus, 2002).

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Quelques textes sur le paradoxe de la catharsis

Marc Escola

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