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ÉCRIRE L'HISTOIRE DE L'AFRIQUE

AUTREMENT?
@ L'Harmattan, 2004
ISBN: 2-7475-6889-X
E~:9782747568890
Séverine Awenengo, Pascale Barthélémy,
Charles Tshimanga
(Eds)

ÉCRIRE L'HISTOIRE DE L'AFRIQUE


AUTREMENT?

Préface de Catherine Coquery- Vidrovitch

Réalisation avec le concours du laboratoire SEDET et de l'Université


Paris 7- Denis Diderot

Groupe «Afrique Noire ». Cahier n022


Laboratoire SEDET
UMR CNRS 7135- Université Paris-7 Denis Diderot

L'Harmattan L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia


5-7, rue de l'École-Polytechnique Hargita u. 3 Via Bava, 37
75005 Paris 1026 Budapest 10214 Torino
France HONGRIE ITALlE
PRÉFACE

Cet ouvrage collectif s'inscrit dans un courant de renouveau et


d'interrogation sur l'écriture de l'histoire en général, et des rapports entre
histoire et mémoire, thème que plusieurs des contributions abordent ici:
interrogation d'autant plus justifiée qu'en Afrique et sur l'Afrique, il s'agit de
plusieurs mémoires souvent présentées jusqu'à présent comme antagoniques
(les vaincus et les vainqueurs, les colonisés et les colonisateurs), voire de
plusieurs histoires: la mienne et celle des autres et non plus la mienne ou celle
des autres.
Les « subaltern studies» et les idées « postcoloniales » ont mis un
certain temps à arriver chez les historiens français, avant de devenir pour
certaines d'entre elles déjà quasi obsolètes dans le monde anglo-saxon tant
elles y ont été ressassées depuis quelques années. Les jeunes chercheurs en
histoire africaine ont été, dans ce champ, parmi les premiers à réagir, avec un
petit livre collectif passé à l'époque presque inaperçu, tant il apparaissait
encore à la fois marginal dans la recherche historique française, et novateur
chez les « africanistes» ... et les autres1 : celui dans lequel Anne Piriou et
Emmanuelle Sibeud, alors encore doctorantes l'une et l'autre, ont rassemblé à
l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) des textes traitant de
l'africanisme2. L'ouvrage annonçait déjà que celui-ci n'avait plus de raison
d'être: n'étant ni une discipline ni un champ cohérent sinon construit par le
regard occidental, il était dorénavant à dépasser. Le multiculturalisme et la
dimension mondiale des processus historiques exigent désormais la pluralité
des regards et la complexité des approches.
Le présent ouvrage a donc un passé, et une histoire, même si le
démarrage de l'entreprise peut aujourd'hui apparaître anecdotique par rapport
à un thème qui nous interpelle tous, historiens du continent africain et
d'ailleurs: car c'est, un peu plus tard, un autre événement éditorial qui allait
accélérer la réflexion; celui d'un livre collectif épais et passionnant, publiant
sur les Afrocentrismes une série d'articles de qualité autant par leur érudition
que par leur réflexion critique, mais dont l'introduction présentait l'ouvrage,
au niveau de quelques formulations à l'emporte-pièce, comme porteur de

1 La même année, J.-F. Baré publiait dans la revue L 'Homme (nO 143, 1997, p. 265) un
compte rendu critique assez ravageur de l'ouvrage de K. Gardner et D. Lewis,
Anthropology, Development and the Post-Modern Challenge (London, Pluto Press,
1996). Il Y regrette « que les auteurs ajoutent la moindre foi à la pertinence de la
catégorie 'postmodemisme' » dont à son avis la définition « ne veut strictement rien
dire». ..
2 A. Piriou et E. Sibeud (dir.), L'africanisme en questions, Paris, CEA-EHESS,
« Dossiers africains », 1997, 121 p.
« la » plutôt que d'« une» vérité historique, au nom d'une rigueur scientifique
un tantinet académique3. Ce qui faisait problème - et pourquoi ne pas
l'assumer puisque, au sein de ma propre communauté scientifique, c'est
essentiellement à moi que cela fit problème - c'est que les auteurs étaient tous
d'une nationalité occidentale, tandis que les quelques historiens africains
contactés, et non des moindres, s'étaient discrètement récusés. De là à
provoquer, sur un sujet passionnel, une scission involontaire entre savants
« Occidentaux rigoureux et érudits» d'un côté, face à des homologues
« Africains approximatifs démunis de savoir» de l'autre, au risque de ranimer
ce vieux poncif dénoncé ici même par Bogumil Jewsiewicki de « Blancs»
donneurs de leçons contre « Noirs» à éduquer, il y avait un danger qui me
semblait à éviter.
D'où une discussion au sein du laboratoire4, à laquelle participèrent
activement les doctorants du groupe Afrique. Là se détachèrent clairement les
jeunes historiens, docteurs et doctorants, qui estimèrent que le débat était mal
posé, et qui d'emblée formulèrent la question autrement: car peu leur souciait
de voir brandir les vieux poncifs « à la Française» ; ils exprimèrent poliment
mais fermement leur volonté de se démarquer des soucis, en partie d'un autre
âge, de maîtres à la fois respectés mais parfois déphasés, ne serait-ce qu'en
raison de leur histoire longue. Ils entendaient tous ensemble, et quelle que soit
leur origine qui pour eux ne fait plus problème - occidentale, européenne,
africaine ou autr,e - remettre à plat l'ensemble des questions à poser: non plus
celle d'un dialogue, d'un échange nord-sud nécessaire, ce que j'appelais
encore naguère le « regard croisé », dont un des articles souligne ici qu'il reste
encore parfois difficile dans la France d'aujourd'hui, mais celle, fondamentale,
de la construction, ensemble, d'un universel non univoque. Celui-ci est à
construire à partir de toutes les complexités, de tous les regards à la fois
convergents et divergents, de tous ceux qui, pour reprendre à nouveau les
propos de Bogumil Jewsiewicki, sont, partout et comme nous, ni plus ni
moins, à la fois nous et eux. Ils estiment cette ré-invention de l'histoire
africaine désormais non seulement possible, mais immédiatement nécessaire.
Bref, c'est l'histoire qu'ils veulent contribuer à écrire, une histoire critique et
réactive à tous les courants, qui sache, comme le suggère Sophie Dulucq,
« déprovincialiser » 1'historiographie francophone; il s'agit de concevoir
l'histoire africaine « comme les autres» en tenant compte des derniers acquis.
De là est née une rencontre qui a rassemblé, à l'initiative de ce noyau,
d'autres jeunes historiens de l'Afrique venus d'un peu partout, puis cet
ouvrage qui en est à la fois l'écho et un prolongement. Car depuis cette date la

3 J.-P. Chrétien, F.-X. Fauvelle-Aymar et C.-H. Perrot, Afrocentrismes. L 'histoire des


Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000, 402 p.
4 Laboratoire SEDET/CNRS (UMR 7135), Université Paris 7-Denis Diderot.

6
réflexion n'a cessé de s'enrichir, dans diverses universités francophones, en
France (notamment à Toulouse5 et à l'EHESS) comme au Québec6 et en
Afrique7. Le propos n'est ni anodin ni facile car, comme le constatent
plusieurs communications, d'un côté comme de l'autre les préjugés sont
tenaces et les paresses de réflexion pas toujours évitées, et ce constat demeure
en partie au moins indépendant du savoir accessible aux partenaires. Une él;utre
idée force de cet ouvrage parmi bien d'autres - est la nécessité,
parallèlement à l'histoire d'Afrique, d'une histoire coloniale française
repensée: celle-ci demeure encore souvent embourbée dans la mémoire,
entachée selon les cas de la nostalgie de l'homme blanc, ou au contraire de
celle de l'épopée coloniale et de la grandeur passée de l'Empire; les Français
ne savent encore porter sur la période qu'un jugement moral, alors qu'il s'agit
d'abord de dresser un inventaire et un constat: la culture française est une
culture coloniale, en ce qu'elle est imprégnée depuis plus de deux siècles au
moins de l'histoire de son Empire, qui n'en constitue ni un appendice ni une
parenthèse; I'histoire coloniale fait intrinsèquement partie de I'histoire de
France, elle EST histoire de France, autant que peut l'être l'histoire de ses
grandes banques ou de ses grands écrivains. Ne serait-ce que parce qu'ils
boivent chaque matin du café ou du chocolat et que, depuis 1917, le tirailleur
« sénégalais» de « Y'a bon Banania » a fait partie de leur vie courante; ne
serait-ce que parce qu'ils ont appris à apprécier le riz par celui du Cambodge
ou qu'on ne saurait plus concevoir de fête populaire sans vendeur de chiche-
kebab; ne serait-ce que parce que tant de voyageurs gravissent chaque jour
l'escalier monumental de la gare de Marseille toujours dédié, gravé dans la
pierre, à « nos colonies d'Afrique et d'Asie» ; ne serait-ce que parce que les
immigrés maghrébins et d'Afrique noire comptent aujourd'hui parmi les plus
mal accueillis, les Français jouissent d'une culture métisse, ce qui est le cas de
tous, mais d'un métissage en grande partie colonial, ce qui demeure à la fois
leur richesse et leur gêne. Car être de culture française, ce fut pendant plus
d'un siècle (même si parfois par intermittence) « être colonial et républicain ».
Ni plus ni moins que les historiens africains ont à faire face aux réalités
passées de l'esclavage, ou aux excès de beaucoup de leurs dirigeants depuis
les indépendances, les Français, de la même façon, ont à critiquer sans

5 Des rencontres toulousaines (2001-2002) est sorti un ouvrage: S. Dulucq et


C. Zytnicki (dir.), Décoloniser l'histoire? De « l'histoire coloniale» aux histoires
nationales en Amérique latine et en Afrique (XIX-xX siècles), Saint-Denis, Société
Française d'Histoire d'Outre-Mer, 2003, 176 p.
6 Plusieurs tables rondes ont été consacrées à la question à la Conférence annuelle de
l'Association Canadienne des Études africaines, Université Laval, Québec, mai 2001.
7 Ille Congrès international de l'Association des Historiens africains, Bamako, 10-14
septembre 2001. Les Actes du congrès sont à paraître en 2004.
7
complaisance notre commune « bibliothèque coloniale8 » qu'ont léguée à tous
des générations de chercheurs du Nord.9.

Cette révision, cette re-construction de l'histoire, les jeunes chercheurs


ont désormais entrepris de la faire ensemble. Sur l'Afrique noire, un relatif
leadership relève encore du Nord, compte tenu des difficultés internes; mais
cette prédominance est en passe d'être amendée entre autres par la
contribution de plus en plus conséquente des historiens africains de la
diaspora. Cette volonté de renouveau est d'autant plus normale que pour les
historiens d'aujourd'hui, quels qu'ils soient, la « situation coloniale », selon
l'expression de Georges Balandier, ne fait plus partie du « vécu» mais d'un
passé révolu, avant qu'ils ne soient nés, bref est vraiment devenue Histoire. Ni
les uns ni les autres n'en sont comptables. Ni les uns ni les autres n'ont eu à se
dégager, comme ont dû le faire leurs aînés, de ces antagonismes diffus mais
encore tellement présents dans les premières années d'indépendance... et si
perceptibles encore jusque dans les années 1990.
Leurs discussions, leurs tables rondes, leurs recherches sont d'emblée
internationales, et c'est d'un commun accord qu'ils démultiplient de concert
les perspectives permettant à chacun d'entendre l'autre et de l'admettre au
même titre que soi. Ce n'est pas un mince travail; de ce point de vue je crois
que, compte tenu de la pesanteur des structures et des contraintes
universitaires, ils y réussissent mieux, au niveau des formations doctorales,
que beaucoup de leurs maîtres: car ceux-ci ont aussi pour fonction et pour
tâche légitime, face à leurs pairs, de défendre 1'« école française ». Cet
impératif de survie au sein des instances de recherche nationales n'aide pas
nécessairement à poser l'internationalisation des contacts comme l'absolue
priorité. La conception et la réalisation de l'ensemble sont entièrement le fait
de cette jeune équipe qui a aussi pris l'initiative de s'adjoindre quelques

8 Terme lancé par V. Mudimbe pour caractériser l'enseignement véhiculé par des
générations de maîtres, d'ouvrages de référence et de manuels issus des métropoles
impériales.
9 Ce type d'étude a été introduit du côté français par I'historien américain H. Lebovics
La Vraie France. Les enjeux de l'identité culturelle, 1900-1945, Paris, Belin, 1995,
237 p. ; le travail est aujourd'hui plus avancé à propos de la guerre d'Algérie (sur
laquelle sont sortis récemment trois thèses et un ouvrage de synthèse novateur franco-
algérien: M. Harbi et B. Stora (dir.), La guerre d'Algérie - 1954-2004, la fin de
l'amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, 728 p.) que de l'Afrique subsaharienne.
Néanmoins, pour celle-ci, il vient d'être abordé par deux publications davantage
« grand public» des Éditions Autrement: P. Blanchard et S. Lemaire (dir.), Culture
coloniale. 1. La France conquise par son Empire, 1871-1931, Paris, Autrement, série
Mémoires, 2003, 252 p. et 2. Culture impériale (1931-1961), Paris, Autrement, série
Mémoires, 2004, 276 p.
8
anciens ou moins jeunes, tant ses membres sont convaincus que tous les inter-
échanges sont bons, y compris entre les diverses générations: preuve aussi s'il
en fallait, que l'accord sur l'objectif scientifique commun est aujourd'hui
transgénérationnel ! Je les remercie d'abord pour le dynamisme de leurs
innovations, pour l'intérêt et la qualité de leurs contributions, et à titre
personnel pour la confiance qu'ils ont manifestée en me proposant de préfacer
leur ouvrage. Je souhaite au lecteur de tirer de cette lecture autant de
satisfaction que j'en ai ressentie à enrichir ma réflexion à leur contact.

Catherine Coquery- Vidrovitch *

* Professeure émérite, Université Paris 7, laboratoire SEDET-CNRS.

9
Introduction 1

Écrire l'histoire de l'Afrique autrement?

La table ronde Écrire l 'histoire de l'Afrique autrement ?, dont le


présent ouvrage publie la majorité des textes2, fut organisée à l'initiative de
« jeunes» chercheurs et chercheuses en histoire africaine de l'Université
Paris 7.
Les discussions sur la construction et le renouvellement possible du
savoir historique de l'Afrique subsaharienne3 spécialement en France,
l'inflation des publications, rencontres officielles et échanges informels au
cours notamment des années 2000 et 20014 ont suggéré l'existence d'une crise
épistémologique des études africaines françaises. Cette table ronde avait pour
objectif de tenter, modestement, d'en comprendre l'historicité et surtout les
enjeux. Notre proj et s'est inscrit, à l'origine, dans la continuité des questions
soulevées par l'article de Ch. Didier Gondola en 1997 intitulé « La crise de la
formation en histoire africaine en France, vue par les étudiants africains »5. Par

1 Nous tenons ici à remercier tout particulièrement F. Bernault, P. Boilley,


C. Chanson-Jabeur, H. Charton, C. Coquery- Vidrovitch, S. Dulucq, O. Goerg,
I. Mandé, F. Pambo- Loueya qui nous ont aidés lors de la réalisation et de la
publication de cette table ronde. Nous remercions également les gestionnaires du
laboratoire, S. Cheminot et I. Nicaise, pour leur aide, ainsi que S. Renaud, qui a assuré
la mise en page de l'ensemble.
2 Ainsi que les contributions de B. Jewsiewicky et de C. Tshimanga.
3 Le terme Afrique dans la suite de cette introduction renvoie uniquement à cette partie
du continent, afin de simplifier la lecture.
4 Cf notamment le dossier « Savoir et légitimation », Mots Pluriels, n° 14, juin 2000,
http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1400index.html; F. Bemault, « L'Afrique
et la modernité des sciences sociales », Vingtième siècle, revue d 'histoire, n° 70, avril-
juin 2001, pp. 127-138 ; le Congrès de l'Association canadienne des études africaines,
Université Laval, mai 2001 ; le Congrès de l'Association des Historiens Africains,
Bamako, septembre 2001 ; la table ronde « Comment concevoir 1'histoire de l'Afrique
aujourd'hui, à partir de son passé? », laboratoire SEDET, juin 2001 ; la table ronde
sur l'africanisme, Secondes Rencontres sur l'Afrique noire du CFEA, Paris, Agence
Intergouvernementale de la Francophonie, 23 janvier 2002 ; le séminaire « Généalogie
des africanismes» de l'EHESS ; le dossier « l'Afrique des africanistes », Le Débat,
n° 118, janvier-février 2002, pp. 16-76 ; le dossier « Dégager l'horizon: la science, les
sciences humaines et l'Afrique », Mots pluriels, n° 24, juin 2003,
http://www.arts.uwa.edu.aulMotsPluriels/MP2403 index.htlnl
5 Politique africaine n° 65, 1997, pp. 132-140 ; J.-P. Chrétien, « Une crise de l'histoire
de l'Afrique en langue française» et M. Cahen, « Africains et africanistes ». À propos
de l'article de Ch. D. Gondola, Politique africaine n° 68, 1997, pp. 141-148 et
pp. 149-155. La réflexion s'est prolongée dans la même revue avec notamment
la suite, au fil des discussions lors de l'élaboration de cette rencontre, nous
avons souhaité dépasser les controverses, centrées notamment sur le sens du
terme « africanisme» et sur la réception française des théories afrocentristes6,
en proposant des approches transversales. Les contributions que nous avons
rassemblées ne proposent pas une vision unique et uniforme d'une « autre»
écriture de l'histoire de l'Afrique mais reflètent des manières multiples - et
parfois discordantes - de l'appréhender. Elles permettent, nous semble-t-il,
d'approfondir la question des rapports entre écriture, enjeu et fonction de
l'histoire africaine dans différents centres de production en France et en
Afrique principalement et exposent des orientations nouvelles.
Il ne s'agit pas ici de revenir sur un bilan historiographique fort bien
réalisé par ailleurs 7, ni de prétendre, dans le cadre de cette introduction, rendre
compte de l'ensemble des questions soulevées et des positions adoptées. Nous
voudrions davantage revenir sur les lignes de force qui émergent à la lecture
de l'ensemble des contributions.

Il n'est sans doute pas anodin que les questionnements réapparaissent


au moment d'un inévitable renouvellement des générations, qui pose
« naturellement» la question des héritages et, dès lors, des perspectives.
L'autrement du titre de notre ouvrage suggère de prendre en compte cette
apparente contradiction: un certain nombre des questions actuelles n'ont rien
de nouveau mais réapparaissent dans un contexte idéologique et scientifique
différent.
La perception et la compréhension de l'histoire de l'Afrique, estime
Jan Vansina, ont été, pendant longtemps, « conditionnées par les catégories
épistémologiques bien établies depuis 1900, et, pour une large part, dérivées
des observations des administrateurs, missionnaires et nombreux

J. Copans « Six personnages en quête d'un africanisme », n° 69, et J.-P. Daloz,


« Misères(s) de l'africanisme », n° 70. Voir également M. Michel, « Défense et
illustration de I'historiographie française de l'Afrique noire (circa 1960 - circa
1995) », Revue Française d'Histoire d'Outr Mer, T. 84, n° 314, 1997, pp. 83-92 ;
C. Coquery- Vidrovitch, « Réflexions comparées sur I'historiographie africaniste de
langue française et de langue anglaise », Politique africaine, n° 66, 1997, pp. 92-100 ;
« À qui appartient le discours? », Mots pluriels, n° 8, octobre 1998,
http://www.arts.uwa.edu.aulMotsPluriels/MP89 8index.html.
6 J.-P. Chrétien, F.-X. Fauvelle-Aymar et C.-H. Perrot, Afrocen tris mes. L 'histoire des
Africains entre Egypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000, 402 p.
7 Voir notamment A. Piriou et E. Sibeud (dir.), L'africanisme en questions, CEA-
EHESS, « Dossiers africains », 1997, 121 p. ; S. Dulucq et C. Zytnicki (dir.),
Décoloniser I 'histoire? De « I 'histoire coloniale» aux histoires nationales en
Amérique latine et en Afrique (XIX-xX siècles), Saint-Denis, Société Française
d'Histoire d'Outre-Mer, 2003, 176 p.
12
explorateurs »8, ces fameux savoirs contenus dans ce que Valentin Yves
Mudimbe appelle la « bibliothèque coloniale »9. Dès lors, les conditions de
possibilité de l'écriture d'une « autre» histoire de(s) Afrique(s) ont émergé au
moment des indépendances politiques des anciennes colonies10 en réaction au
récit impérial décrit par Jan Vansina. La majorité des historiens africains des
années 1960 et 1970, ainsi que certains chercheurs occidentaux, ont voulu se
démarquer de 1'histoire écrite par les « coloniaux» en adoptant une démarche
scientifique militante qui entendait renverser les rapports de domination. Pour
les chercheurs africains en particulier, il s'agissait de refermer la « parenthèse
coloniale », synonyme, à leurs yeux, de la production historique impériale,
pour écrire une « autre» histoire de l'Afrique, une histoire dépouillée des
scories de l'ère coloniale. Or par-delà l'affirmation d'une rupture
historiographique, écrivent Sophie Dulucq et Colette Zytnicki, la nouvelle
histoire « indépendante» et « nationaliste» produite pendant les années 1960-
1970 serait en partie « le double inversé de I'histoire coloniale» Il. D'autre
part, les débats entre historiens marxistes et libéraux, entre histoire écrite et
histoire orale ont, dans une large mesure, déterminé des travaux fondateurs.
Comme le rappelle Frederick Cooper, « pour beaucoup de chercheurs
américains et européens, le fait de souligner que l'Afrique avait une histoire
- nonobstant ce que l'on peut en dire - était la preuve d'un changement
progressif. L'histoire africaine constituait par défaut des Études sur les
subalternes »12. Mais il faut bien constater que de nombreux historiens des
années 1960-1970 ont peu intégré et encouragé une narration historique
multiple et contradictoire du passé.
Qu'en est-il aujourd'hui de l'écriture de l'histoire de l'Afrique des
deux côtés de la Méditerranée et en Amérique? Les enjeux n'ont pas disparu,
mais ont évolué et se sont déplacés notamment sous l'effet de la démarche

8 J. Vansina, « Knowledge and Perceptions of the African Past », in B. Jewsiewicki


and D. Newbury (eds.), African Historiographies. What History for Which Africa ?,
Beverly Hills/LondonlNew Delhi, Sage Publications, 1986, p. 29. J. Vansina précise
que ces observations et perceptions « were translated directly, uncritically, into their
conclusions, and, once published, these have often been accepted as fact, as if they
were similar to incontrovertible experimental observations on the structures of
crystals ». Ibid.
9 V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of
Knowledge, Bloomington and Indianapolis/London, Indiana University Press/James
Currey, 1988, 241 p.
10 Voir M. Amengual, « Une histoire de l'Afrique est-elle possible? », entretiens
radiodiffusés, Nouvelles Éditions Africaines, Dakar et Abidjan, 1975, 257 p.
Il S. Dulucq et C. Zytnicki (dir.), op. cil., pp. 4-5.
12F. Cooper, « Divergences et convergences. Vers une relecture de l'histoire coloniale
africaine », in M. Diouf: L 'historiographie indienne en débat, Paris, Karthala Sephis,
2000, p. 448.
13
engagée par Edward Said et le post-colonialisme, soucieux de rompre avec les
images inventées par l'orientalisme et l'africanisme de production
occidentalel3. Une autre approche intéressante a été menée par les historiens
indiens et britanniques du groupe des Subaltern Studies. De l'ambition
affichée d'écrire une histoire du Sud dégagée de celle de l'Europe est né le
projet de « provincialiser l'Europe »14, d'étudier son histoire sans en faire
« le » récit central qui conditionne et détermine les autres histoires. En outre,
le groupe des Subaltern, comme aussi Frederick Cooperl5, se sont placés en
rupture avec les nationalismes postcoloniaux en soulignant que les intérêts des
groupes qui composent les nations africaines sont divergents et ne coïncident
pas toujours avec le projet national, voire nationaliste. Dans ce contexte
historiographique, le renouvellement des générations conduit à de nouvelles
approches, dépassionnées ou plutôt décomplexées, notamment à l'égard de la
période coloniale.
Cependant, cette dernière a joué et continue de jouer un rôle central
dans l'écriture de l'histoire de l'Afrique, non seulement comme principal objet
de recherche, mais aussi comme déterminant le découpage du temps historique
africain ou le débat sur l'écriture d'une histoire nationale ou régionale. Ce
moment colonial a non seulement orienté le contenu des recherches mais aussi
largement déterminé la place des chercheurs dans le processus de production
de l'histoire, rendant scientifiquement suspecte ou légitime la production
scientifique en fonction de l'origine des chercheurs. Au contraire, la plupart
des contributions rassemblées ici insiste sur la primauté de la méthode critique
et de la rigueur scientifique par rapport à cette question identitaire, ce qui ne
signifie pas pour autant que les chercheurs africains n'aient pas une
compétence particulière pour aborder l'histoire de leur continentl6. Comme le
rappelle en postface G. Noiriel, « la familiarité avec l'univers que l'on étudie
est l'un des éléments qui détermine la compétence savante », mais familiarité
ne signifie pas identité ou exclusivité. Il ne s'agit pas de diluer, au nom de

13 E. W Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Éditions du Seuil,


2001 (1re édition 1978).
14 Sur les Subaltern Studies lire, entre autres, les textes de R. Guha, « On the
Historiography of Indian Nationalism », in R. Guha, Subaltern Studies, 1, Delhi,
Oxford University Press, 1982, pp. 1-9 ; R. Guha et G. Spivak, Selected Subaltern
Studies, New York, Oxford University Press, 1988 ; P. Gyan, « Writing Post-
Orientalist Histories of the Third World. Perspectives from Indian Historiographies »,
in Comparative Studies in History and Society, vol. 32, n° 3, 1990 ; C. Chakrabarty,
« Provincializing Europe. Postcoloniality and the Critique of History », Cultural
Studies, n° 6, 1992, pp. 337-357.
15Art. cil.
16Cf notamment C. M. Faik-Nzuji, « Réflexion sur l'élaboration et la transmission du
savoir en sciences sociales africaines », Mots pluriels, n° 8, octobre 1998,
http://www.arts.uwa.edu.aulMotsPluriels/MP89 8cfn.html.
14
l'universalisme, l'objet Afrique dans une banalité qui gommerait les
différences et serait incapable de penser l'altérité, mais bien de considérer au
contraire en quelque sorte la banalité de la spécificité de ce terrain, aussi
spécifique qu'un autre et susceptible d'être étudié scientifiquement par des
chercheurs de tous horizons.
Car ces débats renvoient en réalité à la fonction sociale et politique de
l'historien mais aussi à la question centrale des rapports entre histoire du Nord
et du Sud évoquée plus haut. Il ne s'agit pas uniquement de « décréter» la
décolonisation de l'histoire et le dialogue scientifique entre tous les chercheurs
pour qu'effectivement la situation coloniale déshérite nos sociétés
contemporainesl7. Il faudrait prolonger la démarche de déconstruction des
savoirs africanistes menée pour la période coloniale18 jusqu'aux pratiques
scientifiques des chercheurs en sciences humaines aujourd'huiI9. En 1984,
E. Wamba-dia- Wamba notait que « la décolonisation de 1'histoire africaine
n'est pas qu'une question de méthodologie et de théorie mais de
transformation de relations concrètes dominantes. »20 Or vingt ans plus tard,
cette analyse reste, dans une certaine mesure, pertinente.
Ces « relations concrètes dominantes» s'expriment aussi dans la
circulation et la diffusion des connaissances et des chercheurs. L'hégémonie
occidentale, épistémologique mais surtout institutionnelle et financière,
continue de s'imposer dans la constitution et la diffusion des savoirs sur
l'Afrique. À ce titre, la visibilité des chercheurs africains et des résultats de
leurs travaux dans le champ universitaire occidental en général et français en
particulier est encore insuffisante. Le développement de coopérations entre les

17 M. Michel considère, lui, que le problème ne se situe pas dans une historiographie
française qui ne se serait pas « décolonisée» mais dans le fait que la « fabrication de
l'histoire africaine risque toujours d'échapper aux Africains », qu'elle risque de se
faire en Europe et surtout aux États-Unis. Art. cit., p. 92.
18 Cf notamment M.-A. de Suremain, L'Afrique en revues: le discours africaniste
français, des sciences coloniales aux sciences sociales (anthropologie, ethnologie,
géographie humaine et sociologie) (1914-1964), thèse de doctorat d'histoire,
Université Paris 7, 2001 ; E. Sibeud, Une science impériale pour l'Afrique? La
construction des savoirs africanistes en France (1878-1930), Paris, EHESS, 2002,
357 p. ; A. Piriou et E. Sibeud (dir.), op. cit. ; S. Dulucq et C. Zytnicki (dir.), op. cit.
19 À ce titre, un pas a peut-être été franchi avec la mise en place à l'EHESS du
séminaire « Généalogie des Africanismes» qui, après s'être intéressé aux institutions
scientifiques de la période coloniale, a consacré ses travaux à « la sociologie des
acteurs et des pratiques de recherche après les indépendances».
20 E. Wamba-dia-Wamba, « L'autodétermination des peuples et le statut de
l'histoire », Politique Africaine, n° 46, juin 1992, p. 13. Ce texte est un extrait d'une
communication présentée en 1984 à une table-ronde sur l'élaboration de I'histoire en
Tanzanie qui s'intitulait « Histoire du néo-colonialisme ou histoire néo-coloniale ?
L'autodétermination et l'histoire en Afrique ».
15
deux continents21 - dans lequel le pouvoir politique a aussi son rôle à jouer -
présente l'avantage de permettre aux historiens africains de travailler et de
diffuser leurs travaux mais rend aussi possible le fait qu'un historien africain
ne travaille pas forcément sur l'Afrique, sur son pays, sur sa propre région
d'origine.
L'objet de cette table ronde était aussi, en écho à une certaine
« ghettoïsation » des historiens africains, de prendre la mesure de la
marginalisation de l'histoire de l'Afrique au sein de la discipline historique
dans son ensemble22. Le constat est ainsi assez largement partagé du relatif
isolement des recherches francophones sur l'Afrique, aussi bien à l'égard des
travaux menés dans le reste du monde (notamment aux États-Unis, en Grande-
Bretagne mais aussi en Inde), qu'à l'égard des courants de l'historiographie
française23. Une meilleure intégration supposerait une circulation des savoirs
entre les différents lieux de production et une acclimatation réciproque des
concepts et des méthodes aux sociétés étudiées24. La diffusion des
connaissances scientifiques sur l'Afrique au-delà du seul champ des
spécialistes de la discipline comme l'adaptation des méthodes d'analyse
expérimentées ailleurs à l'histoire des sociétés africaines, ne pourraient
qu'enrichir mutuellement les travaux. L'organisation des « Rendez-vous de
l'histoire de Blois» sur le thème de l'Afrique à l'automne 2003 a contribué à
montrer l'intérêt du grand public pour une histoire qui, comme le rappelait
Michelle Perrot dans son allocution d'ouverture, est à la fois proche et
méconnue25.

21 Voir à ce sujet le constat amer de Ch. D. Gondola concernant la place réservée aux
étudiants africains en France, art. cil.
22 C. Coquery- Vidrovitch, « Plaidoyer pour I'histoire du monde », Vingtième siècle,
revue d'histoire, n° 61, 1999, p. 111-125
23 Nous remercions ici Gérard Noiriel d'avoir accepté de contribuer à la réflexion dans
une postface à ce volume.
24 F. Bernault, art. cit. C. Coquery- Vidrovitch a de son côté souligné à plusieurs
reprises l'apport des travaux portant sur la France ou sur d'autres régions du monde
pour ses propres recherches sur l'Afrique, Politique africaine, n° 66, juin 1997, p. 91.
25 L'article de J.-P. Chrétien, J. Frémigacci, J. Gahama et S. Thénault,
« L'anticolonialisme (cinquante ans après). Autour du Livre noir du colonialisme »,
Afrique et Histoire, n° 1, septembre 2003, pose le problème du rapport entre demande
sociale, projet éditorial et rigueur scientifique à partir de la publication sous la
direction de M. Ferro du Livre Noir du Colonialisme. xvt-xx! siècle: de
l'extermination à la repentance, Paris, Laffont, 2003, 843 p.
16
Ces débats et pistes de réflexion prolongent la démarche de
déconstruction de l'histoire de l'Afrique et traversent l'ensemble des travaux
rassemblés dans cet ouvrage organisé en trois parties26.
Les textes rassemblés dans la première partie (Relectures) montrent
l'importance du moment colonial tout en réfléchissant sur d'autres
perspectives d'écriture de 1'histoire africaine.
À partir de l'analyse de la traite et de la résistance à la colonisation,
Pierre Boilley et Ibrahima Thioub s'interrogent sur la relation entre histoire,
mémoire et politique et montrent comment une partie de l'historiographie
africaine s'est focalisée sur le « paradigme victimaire ». Ils plaident pour une
analyse critique, « déchromatisée », qui, en rétablissant la complexité du
processus historique, devient une arme beaucoup plus efficace que l'histoire
- mémoire recomposée.
Armelle Cressent examine les conditions d'une prise de parole des
intellectuels africains et la place accordée à cette parole dans le champ
africaniste français à partir des figures et des écrits de romanciers et
d'historiens comme Aimé Césaire, Mongo Beti ou Achille Mbembe. Elle
suggère ainsi de sortir de ce qu'elle appelle « l'ordre qui régente l'histoire
africaniste» afin d'instaurer un réel dialogue scientifique avec les historiens
africains.
La contribution d'Emmanuelle Sibeud et de Marie-Albane de
Suremain propose une réflexion sur les résistances françaises à « l'histoire
coloniale» telle qu'elle fut définie dans les travaux publiés sous la direction de
Frederick Cooper et Ann L. Stoler27. Loin des oppositions entre condamnation
morale et apologie de la colonisation et de l'analyse réductrice en termes de
résistance et collaboration, les auteurs soulignent la nécessité de faire une
histoire sociale et culturelle des « groupes et des réseaux qui constituent le
tissu social particulier des sociétés coloniales» et plaident pour une histoire
entrelacée qui participe de la compréhension des processus impérialistes
comme fondement de la modernité.

La deuxième partie (Itinéraires historiographiques) traite, à partir


d'études de cas variées, des relations entre écriture de l'histoire et construction
nationale qui renvoient à la fonction sociale et politique de 1'histoire et de
l'historien. Les diverses contributions apportent des éléments précis sur
l'écriture très contemporaine de l'histoire en Afrique ou au sein de sa diaspora.
La contribution de Moussa Bantenga sur le Burkina Faso rappelle de
manière concrète le rôle essentiel du contexte politique et économique dans
l'écriture de I'histoire pour les chercheurs africains. Contraintes matérielles et

26 Le classement des contributions a été effectué par ordre alphabétique à l'intérieur de


chaque partie.
27 F. Cooper & A. Stoler, Tensions of Empire. Colonial Culture in a Bourgeois World,
Berkeley, University ofCalifomia Press, 1997, 470 p.
17
instrumentalisations politiques se conjuguent et obligent les historiens à
redoubler de vigilance. Aux côtés des « faux historiens» qui bénéficient d'une
audience médiatique large, un certain nombre de chercheurs tentent de
répondre à la demande sociale en continuant d'appliquer les méthodes
critiques rigoureuses qui défmissent la discipline.
Didier Nativel explore le passage d'une histoire coloniale produite par
des voyageurs, militaires, missionnaires, administrateurs et lettrés malgaches à
des recherches menées par des universitaires malgaches (accompagnés d'un
certain nombre de chercheurs français) et diffusés par le biais de la revue
Omaly Sy Anio. Ce mouvement historiographique qui prend ses distances vis-
à-vis d'une histoire nationaliste permet un renouvellement des thèmes et des
périodes étudiées.
Félix Pambo-Louéya revient sur son expérience d'enseignant à
l'Université de Libreville et montre à la fois l'importance de la demande
sociale et notamment étudiante et les difficultés que rencontre
l'enseignant pour y répondre. Celui-ci se heurte à la misère des outils
pédagogiques et scientifiques à sa disposition mais aussi aux blocages de la
société elle-même face à son passé.
À partir de l'exemple sud-africain, Marc-Antoine Pérouse de Montclos
décrit une autre forme de « décolonisation de l'histoire ». Il analyse la façon
dont la fin de l'Apartheid détermine de nouvelles orientations et perspectives,
notamment dans les interprétations de la violence urbaine caractéristique de
Johannesburg, Durban ou Le Cap. À rebours des analyses mono-causales et
simplificatrices, la nouvelle historiographie sud-africaine permet l'émergence
d'une « exploration plutôt heureuse des diversités d'une société
multiculturelle » et s'inscrit dans un courant plus vaste de normalisation des
études sud-africaines par rapport à celles qui sont menées dans le reste du
continent et sur les sociétés en développement dans leur ensemble.
Charles Tshimanga analyse les interconnexions entre les diasporas
africaines contemporaines et l'écriture de l'histoire de l'Afrique. Son étude
apporte un éclairage sur la dimension et la complexité des expériences et des
histoires des populations d'origine africaine dans l'hémisphère nord et sur la
manière dont celles-ci interfèrent sur 1'histoire de l'Afrique et vice-versa, dans
un monde de plus en plus « globalisé ». Sa tentative de saisir les expériences et
les histoires des populations africaines de la diaspora, et donc de transcrire
aussi fidèlement que possible les voix de ces minorités vivant dans
l'hémisphère nord, rompt aussi bien avec l'histoire coloniale et impériale
qu'avec l'histoire nationaliste africaine.

Circulations et acclimatations des savoirs, la troisième et dernière


partie de l'ouvrage, propose une réflexion plus épistémologique qui,
s'interrogeant sur la circulation et l'adaptation des savoirs entre les continents
et les disciplines, cherche à dégager des perspectives.

18
Sophie Dulucq analyse les raisons de la frilosité de la majorité des
chercheurs francophones vis-à-vis des théories post-modernes et post-
coloniales, produites d'abord en Inde dans le cadre des Subaltern Studies. Elle
souligne les apports de ces théories en terme de redéfmition des relations entre
monde occidental et non-occidental et revient sur le projet de « provincialiser
l'Europe ». Dépassant le cadre théorique, elle évalue la façon dont ces
courants ont trouvé une traduction institutionnelle par le recrutement de
chercheurs venus du Sud dans les universités américaines et montre l'intérêt
qu'il peut y avoir, pour les spécialistes de l'Afrique, à réfléchir sur leurs
propres pratiques à l'aune de ces débats dont elle mentionne également les
limites.
Bogumil Jewsiewicky consacre sa réflexion à l'analyse du rapport
entre Soi et l'Autre, à la notion de distance qui se trouve au cœur du travail de
l'historien et plus largement du chercheur en sciences sociales. Il identifie une
première période au cours de laquelle « que ce soit dans l'espace ou dans le
temps, l'ethnologue, l'historien viennent d'ailleurs et y repartiront afin de
construire dans un autre espace-temps le savoir pour eux-mêmes », période
durant laquelle les différentes disciplines « s'acharnaient à chercher le soi de
jadis dans l'autre d'ailleurs ». Il se prononce pour un retour de l'objet au
centre de la démarche scientifique et donc pour un pluralisme disciplinaire
mais aussi épistémologique.
Jean-Hervé Jezequel montre la fécondité de l'utilisation des pratiques
employées par l'histoire sociale européenne (constructivisme et micro-
histoire) pour étudier les sociétés africaines. Il propose des pistes pour une
acclimatation des concepts et méthodes d'analyse en rappelant la richesse des
travaux des historiens anglophones qui ont, depuis longtemps, intégré ce genre
de démarche.

Au regard de ces contributions qui présentent des façons et des


expériences diverses de concevoir 1'histoire africaine, il semble que la
« crise» annoncée soit aussi et surtout la marque d'un renouvellement. Cet
ouvrage cherche à en présenter certains des aspects comme à en souligner les
difficultés. Nous espérons qu'il contribuera à enrichir une réflexion commune.

Séverine Awenengo*, Pascale Barthélemy**, Charles Tshimanga***

* Doctorante, Université Paris 7, laboratoire SEDET-CNRS.


**Doctorante, Université Paris 7, laboratoire SEDET-CNRS.
***Docteur en histoire de l'Université Paris 7-Denis Diderot, Université du Nevada,
Reno.
19
RELECTURES
Pour une histoire africaine de la complexité

Pierre Boilley* et Ibrahima Thioub**

Le Ille Congrès de l'Association des Historiens Africains (AHA), qui


s'est tenu à Bamako du 10 au 14 septembre 2001, a été passionnant à plus d'un
titre. Nous aimerions ici évoquer certains des débats qui s'y sont tenus et les
réflexions qu'ils ont pu faire naître en nous à propos de l'histoire de l'Afrique
et de son évolution actuelle. Ces réflexions s'attachent tout autant au
croisement des épistémologies qu'aux relations entre histoire et mémoire, en
écho aux différentes conceptions de l'écriture de l'histoire qui pouvaient être
observées lors des échanges.
Évoquons certaines sessions du Congrès pendant lesquelles les
communications présentées mais aussi les discussions qui suivirent furent
l'occasion d'échanges tout à fait remarquables et significatifs, concernant tout
autant la problématique des catégorisations que la fonction sociale de
l'histoire. Ainsi, lors de la première de ces sessions, Dieudonné Gnammankou,
sur le thème « Contributions africaines à la construction de l'Europe aux XVIIIe
et XIXesiècles: l'exemple des Africains de Russie », a montré que des dizaines
de milliers d'Africains sont arrivés en Europe au cours de cette période.
Tombés aujourd'hui dans l'oubli, ils furent pourtant « nombreux à contribuer
de façon remarquable dans bien des domaines au développement de
l'Europe ». Ainsi, « des Africains étaient présents en Russie dès le début du
processus de modernisation de ce pays entrepris par le tsar réformateur Pierre
le Grand (1689-1725). Durant tout le XVIIIe siècle, l'Africain Abraham
Hannibal et ses fils ont marqué l'histoire technique et militaire de la Russie.
Au XIXesiècle, leurs descendants se sont distingués dans différents domaines
(militaire, administration impériale, littérature, combat pour les libertés, etc.).
Toujours au XIXe siècle, d'autres Africains d'origines diverses (Égypte,
Amérique, Afrique subsaharienne) ont participé de façon remarquable à
l'épanouissement de l'art théâtral, de l'enseignement universitaire et de
l'économie (main-d'œuvre agricole dans le Caucase). Cette diaspora africaine
a contribué à l'essor et au prestige de la Russie» 1.

* Professeur, Université Paris 1-Panthéon - Sorbonne, laboratoire MALD.


**Maître de conférence, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal.
1 D. Gnammankou, « Contributions africaines à la construction de l'Europe aux XVIIIe
et XIXesiècles: l'exemple des Africains de Russie », Résumés des communications du
IIr Congrès de l'Association des Historiens Africains, Bamako, 10-14 septembre
2001.
Cette contribution aux débats du Ille Congrès de l'AHA était issue
d'un souci légitime: rappeler des itinéraires de vie oubliés et la présence
d'Africains en Europe à l'époque moderne, alors que la traite atlantique battait
son plein; montrer que la vision des Européens sur l'Afrique pouvait ne pas
avoir encore le côté négatif qu'elle a pu prendre ensuite; mettre en évidence
l'apport de ces Africains à la construction de l'Europe et à l'élaboration de son
patrimoine culturel. Elle participait de la volonté de continuer à construire une
dignité africaine, tout en mettant à bas certains sentiments d'infériorité
historique. Le rappel de telles données historiques n'est certainement pas vain,
lorsque l'on sait qu'encore très récemment certains commentaires issus
d'historiens d'extrême droite font la part belle aux stéréotypes régressifs:
« L'Afrique noire a toujours été un continent récepteur et non concepteur... » ;
« L'Afrique noire précoloniale ignorait l'écriture, l'usage de la roue, de la
poulie ou de la traction animale» ; « Partout dans le monde, sauf en Afrique
noire, l'homme chercha et réussit à agir sur la nature »2. Ces jugements
archaïques, issus des profondeurs du complexe européen de supériorité, et qui
en leurs temps ont été à la base des justifications coloniales, ont la vie dure.
Ces clichés n'auraient d'ailleurs pas le succès relatif qu'ils connaissent en
librairie s'ils ne rencontraient pas en écho les lieux communs du soi-disant bon
sens populaire. La nécessité existe donc toujours d'encore et encore contribuer
à leur effacement et leur disparition.
Agir contre ces clichés tient pourtant du paradoxe: comment exprimer
ce qui paraît une évidence à ses propres yeux, tout en sachant qu'il n'en est pas
de même pour l'interlocuteur? La discussion qui a suivi l'exposé de
D. Gnammankou participait de cette interrogation. Faut-il encore prouver de
nos jours, a-t-il été demandé lors des débats, que les Africains (à tort assimilés
aux Noirs) aient montré dans le passé qu'ils pouvaient avoir une action
positive sur l'histoire du monde? Est-il utile de dresser un catalogue des
Africains intelligents? La tension provient ici entre ce qui peut paraître une
évidence aux yeux de beaucoup, un truisme absolu, et la persistance d'une
vision négative de l'image du Noir (à tort assimilé à l'Africain...).
L'interpellation n'est pas anodine, et reste dans le même registre que celle du
combat contre le négationnisme. Ainsi, face aux révisionnistes, a-t-on besoin
de prouver l'évidence historique de l'existence des camps d'extermination
nazis? Et comment le faire, alors que les bases du raisonnement de
l'adversaire ne sont pas similaires aux nôtres, tenant pour évidence ce qui
paraît contre-vérité et refus de l'évidence?
Les démarches - telles que celles de Vittorio Morabito - peuvent
paraître dans cet ordre d'idée, constructives. Prenant acte de la persistance
sous-jacente dans les mentalités du sentiment de la « malédiction noire »,
attribuée dans la Bible à Cham, fils de Noé, V. Morabito en explore l'origine

2« Réponse de Bernard Lugan », Le Monde, 15 octobre 2001.

24
et les contours dans les traditions religieuses juives, chrétiennes et
musulmanes. Sans adopter une posture militante qui contribuerait
éventuellement à ruiner sa démarche, il les déconstruit par l'analyse de leur
élaboration historique. Il montre que c'est au Moyen-Âge que la malédiction
de Cham se transforme dans les esprits en déchéance de la « race» noire, mais
que cette vision négative est reprise et ne trouve sa justification qu'au moment
où les découvertes géographiques des Européens permettent le début de la
traite esclavagiste. Ainsi, « dans sa chronique, Gomes Eannes de Zurara
surmonte sa stupéfaction de voir en 1444 l'antique coutume de l'esclavage des
Noirs répandue aussi parmi les Maures blancs en se référant à la malédiction
de Noé lancée sur Cham, en vertu de laquelle « la race noire devait être
soumise à toutes les races du monde ». Les Noirs vivent sans foi et dans une
« bestiale oisiveté» que seulement la foi chrétienne et une existence civilisée
peuvent pour autant hausser à un niveau supérieur à de nombreux chrétiens. La
bonne conscience sert à oublier « la dureté de cœur» à l'égard de l'esclavage
des Noirs »3.
Plus tard, cette vision négative sert de nouveau de justification à la
domination sur l'Afrique, dans le contexte des colonisations en cours: « les
négriers de l'époque moderne, et leurs défenseurs, afin de répondre aux raisons
humanitaires des abolitionnistes, trouvent dans la religion, comme dit le
catholique H. Wallon, « les titres de reconnaissance de l'esclavage ». Ils
reprennent cette thèse en l'améliorant: puisque le patriarche Noé, comme
l'affirme Saint Augustin, a établi en tant que dépositaire de la volonté divine
l'asservissement d'une race - la noire par définition courante - aux Blancs, les
maîtres ont l'obligation de la guider dans ce « passage inévitable» de la
barbarie à la « vie policée ». La colonisation et sa justification morale sont de
cette façon clairement annoncées »4.
Inversement, entretenir la confusion des genres, en assimilant tout
individu noir à un Africain, ou à un Africain en puissance, n'éclaire pas le
débat. En ce sens, la notion d'Afro-Américain adoptée aux USA ne simplifie
pas la réflexion. Il est vrai que dans le même temps, les « Blancs» y sont
dénommés « caucasiens» rappelant les pires moments des idéologies
totalitaires nazies, ce qui ne semble guère d'ailleurs émouvoir outre mesure les
Américains! Dans ce contexte, le racisme d'Etat qui a sévi contre les Noirs
Américains juste sortis de l'esclavage, et qui commence à peine à s'estomper
après la somme toute très récente lutte pour les droits civiques, a largement
contribué à vicier pour longtemps les débats. Néanmoins, une interrogation
légitime, et qui pouvait paraître pourtant provocatrice, a été exprimée à

3 V. Morabito, « Le rôle des Juifs et du judaïsme dans l'histoire de l'Afrique


subsaharienne et dans la Diaspora noire », Résumés des communications du IIr
Congrès de l'Association des Historiens Africanistes, Bamako, 10-14 septembre 2001.
4 Idem.

25

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