AOÛT-SEPTEMBRE 2018 - LA GUERRE DE TROIE A-T-ELLE EU LIEU ?

H NUMÉRO 39
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H OM È R E
L A L É G E N DE E T L’ H I S TOI R E
H AOÛT-SEPTEMBRE 2018 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 39

A-T-ELLE EU LIEU ?
LA GUERRE DE

Troie
VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE

LA FONTAINE, L’AMI RETROUVÉ

Il sut manier avec un naturel confondant la langue de
la Cour et celle du bon peuple. Parler philosophie avec
des mots bien simples. S’essayer au théâtre, ne point s’y
arrêter. Et créer, l’air de rien, la fantaisie d’un monde où
le lapin taquin, la cigale étourdie, le moustique obstiné
ressemblent, comme des frères, au poète et à ses
semblables. Bien plus qu’un conteur pour enfants, Jean
de La Fontaine est un auteur universel.

Suivre ses traces, entendre l’écho de son œuvre, au

fil des siècles et des livres, c’est entrer au royaume
d’un styliste virevoltant, d’un génie de l’à-propos,
d’un moraliste en robe des champs. C’est revivre en
compagnie de Molière, Boileau, Racine, de LouisXIV
et de Fouquet, découvrir la galerie de portraits de ses
Fables, ses contes érotiques, son théâtre. Le Figaro
Hors-Série vous y invite, avec Marc Fumaroli, Fabrice
Luchini, Laurent Dandrieu, Sébastien Lapaque, Mathilde
Brézet et quelques autres, en 104 pages magistralement
illustrées par Gustave Doré, Fragonard, Benjamin Rabier,
Félix Lorioux, Rébecca Dautremer…
Le Figaro Hors-Série : La Fontaine.
104 pages.

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Juillet
Août
2018

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 É DITORIAL
Par Michel De Jaeghere
© VICTOIRE PASTOP
AU SOLEIL D’HOMÈRE
P
ourquoi « ces textes à longues barbes » ont-ils gardé pour nous tant
de saveur, tant de portée, tant de force ? Comment des épopées
anciennes de près de deux mille huit cents ans ont-elles conservé
une fraîcheur telle qu’on les croirait d’hier ? Par quel miracle un poète
dont nous ne savons rien, au point qu’on doute parfois qu’il ait même
existé, a-t-il pu composer, au sortir de siècles obscurs d’où avait disparu
l’écriture, des poèmes qui font ruisseler le soleil sur l’écheveau tragique de
nos joies et de nos douleurs ?
Un été avec Homère : c’est sous ce titre que Sylvain Tesson a réuni les
chroniques lumineuses qu’il avait consacrées, pour France Inter, à l’Iliade
et à l’Odyssée et au fil desquelles, depuis le pigeonnier où il s’était retiré,
sur le rocher battu par les vents d’une île des Cyclades, il avait tenté de
répondre à ces questions laissées sans réponse par la science des univer-
sitaires. « Lire Homère soulève, écrit-il. C’est la fonction organique des
œuvres éternelles. » Loin des ouvrages savants, des enquêtes scientifi-
ques, des commentaires érudits, ce livre écrit dans une langue acérée par
la limpidité du jour offre au profane la meilleure des introductions à un
univers où l’on se plonge sans se perdre, comme dans l’enchantement
d’un rêve inondé de lumière.
De l’Iliade et de l’Odyssée, Sylvain Tesson a compris que la magie tenait à
ceci qu’y étaient concentrés dans une langue d’or et de feu tous les mystè-
res de la condition humaine ; fouillés les zones d’ombre, l’absurdité du
mal, l’injustice du sort, le deuil éclatant d’un bonheur fugace avec une
densité rendue sans pareille par la nouveauté de la tentative de percer les
secrets de l’univers, de discerner l’ordre qui se dissimule derrière le chaos.
Comme si Homère était allé d’emblée à l’essentiel, sans nulle des préven-
tions qui brident et qui altèrent nos esprits fatigués de modernes, parce
qu’il avait été porté par le privilège de passer le premier, comme on trace
son chemin dans une forêt vierge. « Tout se déploie en quelques hexamè-
tres : la grandeur et la servitude, la difficulté d’être, la question du destin et de
la liberté, le dilemme de la vie paisible et de la gloire éternelle, de la mesure et
du déchaînement, la douceur de la nature, la force de l’imagination, la gran-
deur de la vertu et la fragilité de la vie… »
Ecrivain voyageur, homme de tous les défis, Sylvain Tesson n’est pas à la
recherche d’exploits spectaculaires. Sa quête est celle des nourritures de
l’âme, de la vie intérieure. Aussi a-t-il senti que ce qui fait le caractère uni-
que de ces épopées, en quoi se manifeste déjà ce qui s’épanouira dans les
multiples manifestations du génie grec – son architecture, sa poésie tra-
gique, sa philosophie, sa statuaire –, c’est qu’elles échappent à la tenta-
tion de la démesure, à l’outrance, au colossal. Elles sont écrites à hauteur
d’homme, et si les dieux s’y manifestent, s’ils interviennent dans l’action
jusqu’à se joindre à la mêlée, c’est qu’ils sont en réalité animés par des pas-
sions humaines (on en fit longtemps le procès à Homère). L’Iliade et
l’Odyssée exaltent le sens de la mesure, l’harmonie, la limite. Elles nous
apprennent, résume Tesson dans une formule saisissante, « qu’il convient
de savoir s’arrêter aux parapets du monde ».
Sans doute leurs héros se distinguent-ils par leur force, leur énergie, leur
courage exceptionnels. Mais ce qui fait d’eux des modèles, c’est leur capa-
cité de se surmonter eux-mêmes. Déchaîné dans les lignes troyennes,
Achille est un objet de stupéfaction, de crainte, presque d’horreur sacrée.
Les dieux en sont épouvantés. « Les fleuves débordent de dégoût. » Sa gran-
deur se manifeste bien plutôt dans la miséricorde : lorsque, acceptant
enfin de laisser s’éteindre sa colère, il pleure avec Priam sur le malheur de
son adversaire, qu’il reconnaît en lui l’image de son propre père ; quand il
fait triompher, sur le ressentiment, sa magnanimité.
L’Iliade, observe Tesson, n’est pas seulement la plus éblouissante des
épopées guerrières, une école d’héroïsme, d’honneur militaire, d’amour
de sa patrie, de défense de sa terre. Une succession de « chants du dépas-
sement » qui nous proposent une alternative à la course au confort et à la
prospérité, au fade narcissisme des réseaux sociaux. Elle nous rappelle cer-
tes que la civilisation, c’est l’art de vivre de ceux qui ont « tout à perdre ».
Qu’elle s’épanouit à l’abri de ce « trésor précieux » : un mur, une frontière.
Mais elle fonde, plus encore, ce qui sera pendant des siècles tout l’effort de
la paideia grecque ; elle dessine un idéal d’homme, qui devient parfait en
poussant sa vaillance, sa piété, son habileté, son discernement, sa généro-
sité à l’extrême, sans céder à l’hubris, « ombre maudite », à l’orgueil, à
l’ivresse, à la violence des passions.
Les épopées d’Homère nous apprennent à vivre et à mourir. Elles nous
invitent à brider nos désirs insatiables en même temps qu’elles nous font
miroiter tout le prix de nos existences, qu’elles nous montrent le bonheur
qui est à notre portée, et la beauté du monde qui nous a, pour un court ins-
tant, été prêté. Elles nous proposent, par là, une sagesse qui, sans attendre la
Révélation chrétienne – à laquelle Tesson a le tort d’opposer avec insistance
la leçon d’Homère, sans voir qu’elles sont peut-être complémentaires, deux
moments d’une méditation sur le sens de notre présence dans l’univers –,
donne une première signification à notre bref séjour sur la terre.
Comme il l’a finement remarqué, les légendes troyennes présentent une
incessante succession de retournements de situation. « Le vainqueur se
trouvera un jour défait. Les héros s’enfuiront après avoir gagné. Les Achéens
se débanderont après s’être approchés des Troyens qui, eux-mêmes, recule-
ront à la suite d’un assaut réussi. » Achille sera tué après avoir vaincu Hec-
tor, comme Hector l’avait été après avoir eu raison de Patrocle. Les Grecs
ne seront vainqueurs de Troie que pour connaître les incertitudes d’un
retour hasardeux, harassant. Agamemnon sera assassiné dans sa patrie
retrouvée. Ulysse errera sur les mers pendant dix années avant de rallier,
vieilli, amer, son foyer envahi par les prétendants. Leur victoire était donc
une défaite, quand même celle-ci leur avait été cachée par d’illusoires suc-
cès. La grande leçon d’Homère est ainsi que la partie est jouée, et qu’elle est
perdue sans retour. L’homme est par nature même un être condamné. Ce
qu’il lui appartient est d’un autre ordre : de faire briller, à l’image d’Achille,
l’éclat de sa jeunesse comme un déjeuner de soleil, en préférant cette vie
courte et glorieuse à une interminable obscurité.
Jamais le poète ne cache ce que la mort peut avoir de lugubre et de
déchirant. Il l’évoque avec des images suggestives lorsque tombent les
héros sur la plaine. La nuit ténébreuse couvre leurs paupières. Les armes
s’entrechoquent sur leurs corps. Achille n’étreint qu’une ombre inconsis-
tante quand Patrocle lui apparaît depuis les Enfers. Et il confie lui-même à
Ulysse, venu le visiter dans l’Hadès, qu’il préférerait être le serviteur d’un
paysan dans une ferme que de régner au royaume des morts. Mais le poète
veut croire que le caractère éphémère de l’existence, du bonheur, de la
lumière leur procure un éclat sans pareil : qu’il offre à chacun de nous la
liberté de donner à sa vie la fulgurance d’un météore filant dans les ténè-
bres. Ses dieux semblent enfermés, sur leur Olympe, dans une éternité de
conflits médiocres, de minuscules rivalités, comme les personnages de
Huis clos. Homère ne nous cache rien de la brièveté d’une vie qui ne dure
guère plus que ne durent les feuilles : une saison, un été dans la gloire du
soleil. Il nous en console en proclamant que c’est elle qui en fait la beauté,
l’intensité, la saveur : qui lui donne son prix.
Un été avec Homère, de Sylvain Tesson, Editions des Equateurs,
256 pages, 14,50 €.
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« Un été avec Homère »

de Sylvain Tesson

Au long de l'Iliade et de l'Odyssée chatoient la lumière, l'adhésion au monde, la tendresse

pour les bêtes, les forêts - en un mot, la douceur de la vie. N'entendez-vous pas la musique
des ressacs en ouvrant ces deux livres ? Certes, le choc des armes la recouvre parfois.
Mais elle revient toujours, cette chanson d'amour adressée à notre part de vie sur la terre.
Homère est le musicien. Nous vivons dans l'écho de sa symphonie."

Homère continue de nous aider à vivre.

Pour écrire Un été avec Homère, Sylvain Tesson s'est retiré sur une île des Cyclades, au bord
de la mer Égée, dans la lumière, l'écume et le vent. "Nous sommes e les enfants de notre
paysage", écrivait Lawrence Durrell.

Un été avec Homère est à l'origine une série d'é

émiissions diffusé
ées pend
dant l'été
é22017 sur
urr
France Inter.

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 P8 P38 P106
AU SOMMAIRE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE 60. La question homérique Par Pierre Judet de La Combe
8. Pas de printemps pour Prague 68. Le cercle des poèmes disparus Par Michel Fartzoff
Par Henri-Christian Giraud 72. L’aventurier de la cité perdue Par Julien Zurbach
© CTK/ABACA. © AKG-IMAGES/DAVID PARKER/SCIENCE PHOTO LIBRARY. © JOSH LETCHWORTH/RED BULL CONTENT POOL.

16. Vent d’Est Par Jean-Louis Thiériot 80. Le tombeau d’Hector Par Michel De Jaeghere
18. L’histoire est dans le pré Entretien avec Alain Corbin, 84. L’étoffe des héros Par Simone Bertière
propos recueillis par Eric Mension-Rigau 92. Chants pour chants Par François-Joseph Ambroselli
22. Le lion de Münster Par Jean-Louis Thiériot 94. Rhapsodies homériques
23. Côté livres 98. Les gros sabots d’Hélène Par Marie-Amélie Brocard
29. Saine fatigue Par François-Xavier Bellamy 100. Le crépuscule des dieux Par Geoffroy Caillet
30. Expositions Par François-Joseph Ambroselli 102. Une légende des siècles Par François-Joseph Ambroselli
35. Tout un fromage ! Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
L’ESPRIT DES LIEUX
EN COUVERTURE 106. L’imprenable piste Hô Chi Minh Par Marc Charuel
38. Au commencement était Mycènes 114. Le lys dans la vallée Par Marie-Laure Castelnau
Par Annie Schnapp-Gourbeillon 118. L’or sur le Nil Par François-Joseph Ambroselli
46. La ruée vers l’or 126. Le combat des chefs Par Sophie Humann
50. L’enquête troyenne Par Julien Zurbach 130. Avant, Après Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.

Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
LE FIGARO HISTOIRE. Directeur de la rédaction Michel De Jaeghere. Rédacteur en chef Geoffroy Caillet.
Enquêtes Albane Piot. Chef de studio Françoise Grandclaude. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray.
Rédacteur photo Carole Brochart. Editeur Robert Mergui. Directeur industriel Marc Tonkovic.
Responsable fabrication Emmanuelle Dauer. Responsable pré-presse Alain Penet. Relations presse et communication Marie Müller.
LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro.
Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Régie publicitaire MEDIA.figaro
Président-directeur général Aurore Domont. 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 56 52 26 26.
Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Juillet 2018. Imprimé en France/
Printed in France. Origine du papier : Finlande. Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,009 kg/tonne de papier.
Abonnement un an (6 numéros) : 35 € TTC. Etranger, nous consulter au 01 70 37 31 70, du lundi au vendredi, de 7 heures Le Figaro Histoire
est imprimé dans le respect
à 17 heures, le samedi, de 8 heures à 12 heures. Le Figaro Histoire est disponible sur iPhone et iPad. de l’environnement.

CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE FRÉDÉRIC VALLOIRE, JEAN-LOUIS VOISIN, PHILIPPE MAXENCE, CHARLES-ÉDOUARD COUTURIER,
AXELLE FAUSSADIER, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, MIRIAM ROUSSEAU, ICONOGRAPHE, PATRICIA MOSSÉ ET SARAH ZANET, FABRICATION.
EN COUVERTURE © THE BRITISH MUSEUM, LONDRES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM.

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H
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur
d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III
et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon,
professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées
du Vatican ; Barbara Jatta, directrice des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV
Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, ancien délégué pour les départements scientifiques
et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique,
président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut,
ancien président de l’universitéde Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise,
ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© CTK/ABACA. © FINEARTIMAGES/LEEMAGE. © AKG-IMAGES/MONDADORI PORTFOLIO/ANTONIO QUATTRONE. © MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/PHILIPPE FUZEAU/SP.

8
PAS DE PRINTEMPS
POUR PRAGUE
C’ÉTAIT IL Y A CINQUANTE ANS : LES TENTATIVES DE DÉMOCRATISATION
EN TCHÉCOSLOVAQUIE ÉTAIENT BALAYÉES BRUTALEMENT PAR LES TROUPES
DU PACTE DE VARSOVIE. DANS L’INDIFFÉRENCE À PEINE VOILÉE DE
L’EUROPE OCCIDENTALE ET AVEC LA COMPLICITÉ DU GÉNÉRAL DE GAULLE.

16
VENT D’EST
MÉCONNUES EN EUROPE
OCCIDENTALE, PLUSIEURS RÉALITÉS
HISTORIQUES EXPLIQUENT
LA SPÉCIFICITÉ DE L’EUROPE DE L’EST
À L’ÉGARD DE L’IMMIGRATION
ET DE LA SOUVERAINETÉ. DÉCRYPTAGE.
 18
L’HISTOIRE EST DANS LE PRÉ
RETRACER L’HISTOIRE DES ÉMOTIONS ? C’EST LE TERRAIN D’EXCELLENCE
D’ALAIN CORBIN, QUI PUBLIE AVEC LA FRAÎCHEUR DE L’HERBE
L’ABOUTISSEMENT D’UNE ŒUVRE MAGISTRALE D’« HISTORIEN DU SENSIBLE ».

ET AUSSI
LE LION DE MÜNSTER
CÔTÉ LIVRES
SAINE FATIGUE
EXPOSITIONS
TOUT UN FROMAGE !
 ÀL’A F F I C H E
Par Henri-Christian Giraud

Pas de
printemps
pour
Prague
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Il y a cinquante ans, les troupes du pacte de Varsovie

écrasaient les tentatives de démocratisation en
Tchécoslovaquie avec l’accord tacite de De Gaulle.

E
n ce début d’année 1968, quelque chose
bouge de l’autre côté du rideau de fer :
le 5 janvier, à Prague, Alexandre Dubcek
a été élu par surprise au secrétariat général
du parti communiste en remplacement du
stalinien Antonin Novotný (« un cas clinique
8 de médiocrité », selon son compère commu-
h niste Fidel Castro), qui cumulait cette fonc-
tion avec celle de président de la République
populaire de Tchécoslovaquie.

UN « SOCIALISME À VISAGE HUMAIN »

© JOSEF KOUDELKA/MAGNUM PHOTOS. © PHOTO BY CTK/ABACAPRESS.COM/LIBOR HAJSKY.

Agé de 47 ans, ancien secrétaire général du

PC slovaque et membre du présidium, Dub-
cek est un parfait apparatchik, qui doit toute
sa carrière au parti communiste. Par tempé-
rament, ce n’est pourtant pas un dogmati-
que et, considérant les échecs du régime et
surtout certaines inégalités à l’égard de la
Slovaquie dont il est originaire, il a été amené
à réfléchir sur leurs causes. Comme le Hon-
grois Imre Nagy aux premières heures de la
révolution de 1956, son souci n’est donc pas
de liquider le communisme mais de le sau-
ver. Ou pour reprendre sa formule, qui va
faire florès : établir « un socialisme à visage
humain ». Ce qui en fait automatiquement
un dissident dans ce monde de robots.
Pour timide que soit la démocratisation,
elle est donc en marche. Célèbre figure du
journalisme de la Ve République, très intro-
duit dans les milieux gaullistes, Bernard
Lefort note dans son Journal : « Inquiétude
au Quai d’Orsay. De Gaulle interroge Couve
de Murville : “C’est la victoire des partisans
AU SON DES BLINDÉS Ci-dessus et page de droite : dans la nuit du 20 au
21 août 1968, les troupes du pacte de Varsovie investirent les rues de la capitale
tchèque, mettant un coup d’arrêt brutal au printemps de Prague initié par
le réformateur Alexandre Dubcek et son équipe depuis le mois de janvier. Ceux-ci
seront contraints de renoncer publiquement au « socialisme à visage humain ».
de la libéralisation. Le début d’une crise avec slovaque se prononce pour la création d’un
Moscou.” “Le général, me dit Pierre Lefranc, Etat fédéral. Par ailleurs, on dénonce la cen-
redoute que cette nomination fasse tache sure et l’on réclame des élections libres.
d’huile dans les pays de l’Est”. » Pour calmer les chefs des autres partis
De Gaulle n’a cessé depuis un an d’atti- communistes de l’Empire soviétique,
ser, de Varsovie à Bucarest, la flamme de la inquiets de la « démission » de Novotný,
liberté derrière le rideau de fer. Il en craint Dubcek les rencontre à Dresde le 23 mars.
désormais la propagation. Deux jours plus tard, il s’emploie à rassurer
A Prague, la fièvre monte : l’Union des ses compatriotes : « Nos amis souhaitent le
écrivains demande la « réhabilitation totale succès de notre œuvre et nous ont assurés de
des citoyens illégalement condamnés dans leur plein soutien. Il est naturel qu’ils se soient
le passé », l’Union de la jeunesse tchécoslo- inquiétés du danger de voir des éléments
vaque veut devenir une organisation indé- antisocialistes tirer parti de notre processus
pendante du parti et le Conseil du peuple de démocratisation. Nous leur avons fourni
 ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© JOSEF KOUDELKA/MAGNUM PHOTOS.
des informations détaillées, qui les ont beau-
10 coup aidés à comprendre la politique du
h Comité central du PC tchécoslovaque. »
Apparemment, ces explications n’ont
pas satisfait les dirigeants de l’Allemagne
de l’Est, qui accusent Josef Smrkovský,
alors ministre tchécoslovaque des Eaux et
Forêts, de sympathie envers le gouverne-
ment de Bonn, coupable de mille machi-
nations… Les Tchèques ne se laissent pas
intimider pour autant et, en réaction, ils
élisent dans la foulée le même Smrkovský
à la présidence de l’Assemblée nationale
et le général Ludvík Svoboda, dont le nom
signifie « liberté » à la présidence de la Répu-
blique. Exit Novotný, qui devient un mem-
bre parmi d’autres du Comité central.
Profondément remaniée, la direction
du parti définit, le 5 avril, son programme
d’action et s’engage à respecter la liberté
sous toutes ses formes. Dans le domaine de
la politique étrangère, l’alliance et la coopé-
ration avec l’URSS et les autres partis socia-
listes sont réaffirmées avec force comme
faisant partie de l’« orientation fondamen-
tale », mais sur la base des principes de sou-
veraineté, d’égalité, de respect mutuel et de
solidarité internationale. Il est par ailleurs
précisé que la Tchécoslovaquie « formu-
lera son propre point de vue sur les questions
L’HEURE DU CRIME Ci-dessus : la place Venceslas, à Prague, le 22 août 1968,
immortalisée par le grand photographe Josef Koudelka. Ce jour-là, une manifestation
pacifique avait été prévue. La rumeur ayant fait état d’un piège tendu par les occupants
pour mater une pseudo-insurrection, les Pragois ne se sont pas déplacés et, à l’heure
du rendez-vous, la place est restée déserte. Page de droite, en haut : Alexandre Dubcek,
élu le 5 janvier 1968 à la tête du Parti communiste tchécoslovaque et initiateur des
réformes du printemps de Prague. En bas : affiche de 1968 après le printemps de Prague.
fondamentales de la politique mondiale ». Il du pays, Dubcek annonce qu’il faudra
n’est pas question pour autant de la création renouveler la composition du Comité cen-
d’un parti d’opposition susceptible de repré- tral. Mais il ne s’en tient pas là. Bernard
senter les Tchécoslovaques qui n’ont pas leur Lefort note à cette date : « Durcissement des
carte du Parti (et qui représentent l’immense rapports entre Prague et Moscou. Dubcek
majorité de la nation) comme l’a réclamé, le fait dire à la radio que “l’imitation de tout
4 avril, l’écrivain Václav Havel dans un article ce qui venait de Moscou a eu pour la Tché-
très remarqué de Literární listy. coslovaquie des conséquences négatives,
la rejetant en arrière dans plusieurs domai-
LE RÉVEIL DE MOSCOU nes”. En fait, comme me le dit l’ambassa-
Le 9 avril à Moscou, lors d’une réunion du deur à Paris, Dubcek veut rappeler à Moscou
Comité central du PCUS, Brejnev brosse un que la Tchécoslovaquie est une nation euro-
sombre tableau de l’évolution de la situation péenne dans toute l’acception du mot. Ce qui
en Tchécoslovaquie. La disparition des bar- sous-entend que l’Union soviétique n’est pas
belés à la frontière germano-tchèque et l’ins- encore intégrée à l’Europe et qu’elle ne pos-
tallation d’une mission commerciale d’Alle- sède pas d’expérience démocratique. »
magne de l’Ouest à Prague n’arrangent rien Le « monde libre » retient son souffle. A
et, le 12 avril, la Pravda écrit que des « élé- Prague, la manifestation du 1er mai tourne
ments antisocialistes (sic) » ont pris la parole au triomphe pour la nouvelle équipe diri-
au cours du plénum du Comité central du gée par Dubcek. « Toute la population est là,
Parti communiste tchécoslovaque… gaie, détendue, pour lui faire fête et célébrer
Le 26 avril, poussé par une base qui ne l’espoir et la liberté retrouvée », rapporte le
supporte plus l’emprise soviétique sur la vie journaliste André Fontaine, spécialiste de
la guerre froide. A partir de ce moment,
le printemps de Prague et les événements
qui vont donner naissance au mouvement
de mai 1968 à Paris vont poursuivre leur
trajectoire en parallèle. A une différence
près : les manifestants de l’Est conspuent le
communisme tandis que ceux de l’Ouest
encensent Mao ! Le 3 mai, pour tenter
d’apaiser le « grand frère », Dubcek croit
utile de faire le voyage de Moscou.
Après quarante-huit heures de discus-
sions avec le triumvirat Brejnev-Kossy-
guine-Podgorny dans « une atmosphère de
franchise et de camaraderie (sic) », Dubcek
regagne Prague. En réalité, comme gage de
ses bonnes dispositions, il a dû accepter
que des manœuvres du pacte de Varsovie
se déroulent sur le territoire de la Tchéco-
slovaquie. Elles commenceront le 18 juin.
« Après le départ de Dubcek, précise André
Fontaine, les chefs des partis communistes
d’Europe orientale, à l’exception du Roumain
Ceausescu, qui a refusé de venir, se réunissent
avec Brejnev pour faire le point. Dès cette
époque, Gomulka et Ulbricht (les dirigeants
polonais et est-allemand) sont favorables à
une “opération de police”, tandis que Kádár
(le dirigeant hongrois) s’y oppose. Grâce
apparemment à Kossyguine et au maréchal
Gretchko (respectivement membre de la
direction collégiale soviétique et ministre
de la Défense), la balance penche finale-
ment du côté de la non-intervention. »
Mais le piège est amorcé. D’ailleurs, les
choses ne traînent pas : le 7 mai, Radio
Prague fait état d’une information rappor-
tée par le journal Le Monde selon laquelle
le général Yepichev, chef de l’administra-
tion politique de l’armée soviétique depuis
1962 (c’est-à-dire le commissaire politique
en chef de l’Armée rouge), a parlé devant
le présidium du PCUS d’une invasion si les
dirigeants tchécoslovaques ne reprenaient
pas rapidement les choses en main.
TOUS LES COUPS SONT PERMIS
Pour briser la « contre-révolution » tché-
coslovaque, la méthode choisie, on l’a vu, a
le mérite de la simplicité : les grandes
manœuvres du pacte de Varsovie auront lieu
en Tchécoslovaquie. Reste à trouver le pré-
texte du dérapage. Or dès le 10 avril, Bonn
avait proposé via Moscou d’ouvrir des négo-
ciations sur l’annulation officielle des fameux
accords de Munich de 1938 qui avaient pré-
sidé au dépècement de la Tchécoslovaquie
par Hitler, prélude à un éventuel rétablisse-
ment des relations diplomatiques, ainsi que
des entretiens bilatéraux sur la conclusion
d’un accord de renonciation à la violence.
De quoi semer la panique en RDA. Coïnci-
dence ? « Les Allemands de l’Est n’hésitent pas
à faire état de la présence de chars venus de la
République fédérale sur le territoire tchèque »,
remarque André Fontaine.
Des blindés ouest-allemands au-delà du
mur ! L’argument est grossier, mais les com-
munistes n’ont pas la réputation de faire
dans la dentelle. Sur ces entrefaites, le parti
communiste d’Allemagne de l’Est, le SED,
en rajoute en adressant à ses cadres une
note assurant que la contre-révolution est
sur le point de l’emporter en Tchécoslova-
quie et que les dispositions du pacte de Var-
sovie « rendent une intervention possible,
intervention conforme aux intérêts de la
défense des pays socialistes et qui, par consé-
quent, ne saurait être qualifiée d’immixtion ».
Aux premières heures du matin du jeudi
9 mai, les rumeurs concernant le déplace-
ment des troupes soviétiques cantonnées
dans les pays de l’Est vers la frontière tché-
coslovaque sont confirmées par le maré-
chal Gretchko en personne. Mais pour
cause de manœuvre, argue-t-on à Moscou.
Manifestement, l’heure est au durcisse-
ment dans la capitale russe. En dernier
recours, le Kremlin décide d’appliquer la
méthode du bon et du méchant flics, pra-
tiquée autrefois par le couple Molotov-
Staline. Surnommé « monsieur Niet » en
© COLL. DIXMIER/KHARBINE-TAPABOR. © S&G AND BARRATTS/EMPICS ARCHIVE/ABACA.
Occident, Molotov (alors commissaire du
Peuple aux Affaires étrangères), jouant au
bad guy, sabotait les pourparlers avec les
Occidentaux. Le rôle de « monsieur Niet »
convenait parfaitement à son caractère,
totalement dépourvu du sens de l’humour.
Mais ensuite apparaissait le good guy Sta-
line et tous échangeaient des sourires.
Le vendredi 17 mai, une délégation mili-
taire soviétique de huit membres, compre-
nant le général Yepichev et conduite par le
ministre de la Défense, le maréchal Gret-
chko, débarque donc à Prague « pour procé-
der à un échange de vues ». Huit bad guys
face au promoteur d’un « socialisme à visage
humain ». On imagine la scène. A quelques
heures près, la délégation militaire est suivie
par l’arrivée du « modéré » Kossyguine, qui
compte rencontrer Dubcek pour, laisse-t-il
entendre, lui donner des conseils de pru-
dence. Il lui demande ainsi l’assurance de ce
que la Tchécoslovaquie restera attachée au
pacte de Varsovie et au Comecon, que le
pluralisme des partis ne sera pas autorisé et

LA FLEUR AU FUSIL Ci-dessus : affiche réalisée par des étudiants tchèques :
en 1945, une petite fille tchèque accueille le soldat soviétique libérateur avec des fleurs.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
En 1968, l’ancien libérateur abat l’enfant. En bas : un violoniste anonyme jouant
pour la foule après l’entrée des troupes du pacte de Varsovie dans le pays, le 21 août. Page
de droite : les Pragois tentent de protester de manière pacifique contre l’invasion.
que le parti communiste gardera seul le
pouvoir. En échange, si tout reste en l’état,
affirme Kossyguine, un important prêt
soviétique sera consenti et les grandes
manœuvres militaires pourront se réduire
à des « manœuvres d’état-major »…
Les rumeurs persistantes concernant les
pressions exercées par les Soviétiques se
trouvent brutalement relancées le 22 mai
par une déclaration du porte-parole du
gouvernement ouest-allemand, Günther
Diehl. Celui-ci cite le ministre des Affaires
étrangères, Willy Brandt, selon qui Bonn
« était informé d’un plan des pays du pacte
12 de Varsovie visant à stationner de dix à
h douze mille soldats non tchécoslovaques en
Tchécoslovaquie ».
Moscou tient dès lors le prétexte que
sa propagande se charge aussitôt de trans-
former en menace, comme l’illustre le lan-
gage de guerre contre les « revanchards alle-
mands » que le maréchal Kochevoï, patron
des forces soviétiques en Allemagne de l’Est,
profère devant Massu, le 28 mai, lors de sa
visite à Baden-Baden : « Qu’ils tremblent
devant l’armée russe, car s’ils commettent
la moindre des provocations, tonne-t-il, ils
seront écrasés. » Tançant le commandant en
chef des Forces françaises en Allemagne
(FFA) lors de leur survol de la plaine de Bade
en hélicoptère – « Qu’attendez-vous pour
brûler tout cela ! » –, le maréchal, deux fois
héros de l’Union soviétique, va jusqu’à pro-
clamer que « le prochain théâtre de guerre
sera l’Allemagne occidentale ». Et il prévient :
« Tant pis pour les Américains s’ils demeurent
aux côtés des Allemands ; leurs cinq divisions
n’existeront pas devant nous. Quant aux
Anglais, j’ai dit à Hackett (le général com-
mandant la brigade anglaise outre-Rhin)
qui me l’a demandé, que nous nous battrions
contre lui s’il nous y obligeait. » « Cette
menace sera réitérée plusieurs fois dans la
journée et précisée, en particulier, à notre
attaché militaire à Bonn », écrit Massu.
Cette dramatisation (évidemment
orchestrée, car il est exclu qu’un officier
soviétique puisse tenir de tels propos s’il
n’est pas missionné pour le faire) a pour but
de prévenir De Gaulle – en réponse à l’appel
au secours que, dans un pays plongé dans le
chaos par la grève générale, les manifesta-
tions, les émeutes, ce dernier vient d’adres-
ser à Moscou via l’ambassade soviétique
à Paris afin d’obtenir des Soviétiques qu’ils
calment le PCF – que la décision du Kremlin
d’intervenir militairement en Tchécoslova-
quie est une chose acquise et qu’il entend
faire de Bonn le bouc émissaire de l’affaire.
Une information en forme d’avertissement
qui signifie également qu’en échange de sa
« bienveillance (sic) » pour le régime gaul-
liste, Moscou compte sur sa discrétion, voire
plus : pourquoi pas un concours diplomati-
que, dont la forme reste à définir ?
LE PIÈGE SE REFERME
Le lendemain, 29 mai, alors que le chef de
l’Etat se rend dans le plus grand secret à
Baden-Baden auprès de Massu pour ten-
ter, au vu de ce que celui-ci lui transmettra
du message de Kochevoï, de voir clair dans
le jeu du Kremlin et d’apprécier la solidité
de sa « bienveillance » à l’égard du régime
gaulliste (notre article dans Le Figaro
Histoire n° 38), s’ouvre à Prague la session
plénière du Comité central tchécoslova-
que. Il s’agit de donner ou non suite aux
ultimatums soviétiques : qu’aucun parti
d’opposition ne voie le jour ; que les postes
clés de l’administration restent confiés à
des communistes ; qu’aucune démarche
de politique étrangère ne soit entreprise
sans l’accord de Moscou ; que la protection
des frontières soit renforcée.
Malgré une atmosphère pesante due à
l’activisme des éléments conservateurs
encouragés par les pressions de plusieurs
faucons soviétiques, l’assemblée commence
par exclure Novotný du Comité central et
par prononcer la suspension de son apparte-
nance au parti. Mesure étendue à six autres
ex-fonctionnaires de premier rang du parti
ou de l’Etat qui avaient tous pris directement
part aux purges staliniennes des années
1950. Mais soudain, Dubcek prend la parole
et le malaise gagne la salle, car le leader tché-
coslovaque souligne que le rôle dirigeant du
parti est en quelque sorte un dogme et qu’il
s’élève contre tous les courants de pensée
qui pourraient le remettre en question.
Malgré tout, le 1er juin, en clôture de ses
travaux, le Comité central du Parti commu-
niste tchécoslovaque publie un communi-
qué confirmant le « nouveau cours » et, le 25,
l’Assemblée vote à l’unanimité la loi sur la
réhabilitation des condamnés politiques.
« C’est la première fois, note la journaliste
Ginou Richard, qu’un pays socialiste s’attaque
d’une manière globale et systématique à la
réparation des torts causés par le culte de la
personnalité et ses séquelles. »
Tous les regards se tournent dès lors vers
Moscou. Le 28 juin, dans son rapport de poli-
tique étrangère devant le Soviet suprême,
Andrei Gromyko, le ministre des Affaires
étrangères soviétique, avertit que « la com-
munauté socialiste ne permettra pas que le
maillon tchécoslovaque en soit détaché ».
© COLLECTION KHARBINE-TAPABOR. PHOTOS : © PHOTO BY CTK/ABACAPRESS.COM

Le 1er juillet, après cinq ans de négocia-

tions, Soviétiques et Américains signent le
traité sur la non-dissémination nucléaire et
font connaître leur intention d’ouvrir des
pourparlers sur la limitation et la réduc-
tion des systèmes d’armes stratégiques
(SALT). Le Kremlin a désormais les mains
libres pour régler l’affaire tchécoslovaque
sans avoir à craindre une remise en ques-
tion de l’équilibre né des accords de Yalta.
Ce 1er juillet est également la date de clô-
ture des « manœuvres d’états-majors » du
pacte de Varsovie. Toutefois, rapporte
l’essayiste Pavel Tigrid, les unités soviéti-
ques quittent le territoire tchécoslovaque
« avec une lenteur calculée » et « il s’avère
bientôt que certaines d’entre elles ont reçu
l’ordre de demeurer dans le pays ». Qui plus
est, les services de contre-espionnage tché-
coslovaques découvrent, dans les régions
où se sont déroulées les manœuvres, « tout
un équipement électronique soigneusement
camouflé, destiné à brouiller les émissions de
la radio et de la télévision ».
Le 10 juillet, le général Dzur déclare que LE SACRIFICE DU MATIN
35 % des troupes étrangères ont d’ores et
déjà réintégré leurs garnisons et qu’il espère Il n’avait que 20 ans lorsqu’il s’immola par le feu en
que le reste suivra sans délai, mais des sour- public, le 16 janvier 1969, près de la place Venceslas.
ces dignes de foi font état de l’entrée en Slo- Cinq mois après la fin du printemps de Prague, Jan
vaquie de nouvelles unités russes venues Palach entendait protester contre l’invasion de son
d’Ukraine. Douze ans après, le scénario pays et la capitulation des autorités tchécoslovaques
hongrois se répète à l’identique… devant les forces du pacte de Varsovie. Nerveux
Bordé du côté américain, tout est prêt comme une bonne enquête, l’essai-reportage que lui
pour la légitimation ultime par les vassaux :
consacre Anthony Sitruk s’attache aux traces laissées par Palach
le 14 juillet, les dirigeants des pays du
à Prague et dans les mémoires. Derrière l’icône d’une génération,
pacte de Varsovie sont convoqués dans la
capitale polonaise. Le Polonais Gomulka et on découvre un étudiant attachant, féru d’histoire tchèque et
l’Est-Allemand Ulbricht (porte-parole en admirateur du « socialisme à visage humain » amorcé par Dubcek
l’occurrence du Kremlin) se prononcent après des années de communisme façon soviétique. Un héros
avec vigueur pour l’intervention en Tchéco- fervent qui conclut sa lettre d’adieu de ce poignant post-scriptum :
slovaquie. Admonestant le Hongrois Kádár, « Puisse mon sacrifice suffire à instruire le peuple. » GC
plutôt en retrait sur la question, le diri- La Vie brève de Jan Palach, par Anthony Sitruk, Le Dilettante, 192 pages, 16,50 €.
geant communiste allemand se déchaîne :

« Ce qui se passe en Tchécoslovaquie n’est
qu’une partie de la stratégie globale améri-
caine et celle d’Allemagne de l’Ouest pour
détruire le socialisme dans les différents
pays. Quand les impérialistes américains et
d’Allemagne de l’Ouest auront mis la main
sur la Tchécoslovaquie, ce sera à votre tour,
camarade Kádár, d’être dévoré. »
Comble d’ironie, le dictateur de la RDA
dénonce l’« impérialisme » de l’Allemagne
de l’Ouest au moment où Brandt engage au
contraire la RFA dans une Ostpolitik, dont
le principe essentiel – longuement débattu
avec De Gaulle lors de leurs « nombreux
14 entretiens détaillés » – est de renverser
h l’ordre des priorités au profit de Moscou en
acceptant que la réunification allemande ne
soit plus un préalable, mais un terme d’éven-
tuelles négociations entre l’URSS et la RFA.
Brejnev n’a plus qu’à tirer la conclusion :
« Si les intérêts des autres pays devaient en
souffrir, si l’unité, la force, voire la substance
du camp socialiste se trouvaient menacées,
il deviendrait alors du devoir des communis-
tes et des hommes d’Etat d’apporter leur aide
non seulement à la classe ouvrière mais aussi
au peuple tchécoslovaque tout entier. » C’est
la première expression de ce que l’on appel-
lera bientôt la « doctrine Brejnev » (dite
encore de la « souveraineté limitée »).
Brusquement, l’histoire mondiale sem-
ble s’accélérer. Le 18 juillet, la presse note
que Nasser offre à l’URSS un prétexte
pour déployer sa flotte en Méditerranée
en échange de Mig 23, dont les perfor-
mances sont supérieures à celles du Phan-
tom F4 que les Américains ont livré à Israël.
Le 20, la Pravda dénonce un complot impé-
rialiste en Tchécoslovaquie : un dépôt
d’armes américaines aurait été découvert
en Bohême. Démenti catégorique de l’Otan
et du Département d’Etat. Deux jours plus
tard, évoquant devant la presse la crise
tchécoslovaque, Couve de Murville, le nou-
veau Premier ministre français, répond qu’il
n’est pas question pour la France de se
mêler d’affaires qui ne la regardent pas…
Pour le Kremlin, cette prise de position
française augure bien de la suite. D’autant
que, donnant une réalité concrète à la doc-
trine militaire « tous azimuts » (qui ne fait
plus de l’URSS l’ennemi prioritaire), expo-
sée un an auparavant par le général Aille-
ret –, les autorités françaises refusent au
même moment de s’associer à une réso-
lution adoptée par le Conseil de l’Otan sur
le problème de l’expansion récente de la
marine soviétique en Méditerranée.
A la date du 28 juillet, Bernard Lefort
relève dans son Journal : « Surprenant com-
muniqué du PC sur l’affaire de Prague. Phrase
essentielle : “Le PC se prononce pour la libre
détermination de chaque pays commu-
niste”, geste de sympathie pour Dubcek en
prière adressée à Moscou pour que soit res-
pectée la liberté de tous les partis communis-
tes, qu’ils soient ou non au pouvoir. Mit-
terrand se félicite de cette évolution. »
Mitterrand s’en félicite car, en accréditant
l’image d’un PCF indépendant, elle rend
possible l’union de la gauche et la mise sur
pied d’« un gouvernement populaire sur la
base d’un programme commun » (comme
L’Humanité du 28 mai précédent y appelait,
manifestation à l’appui). Ce n’est pas le cas en
revanche pour l’hôte de l’Elysée, qui redoute
la fin du duo gaullo-communiste issu de
la « belle et bonne alliance » des années
de guerre. Mais le chef de l’Etat n’a plus à
s’inquiéter : Waldeck Rochet, le secrétaire
général du Parti communiste français, qui a
entrepris une visite éclair à Moscou afin d’y
exprimer l’inquiétude des PC occidentaux –
un nouveau « coup de Prague » gênerait
considérablement son parti, qui risquerait
d’être isolé et rejeté par la gauche française –
a fait chou blanc. « Mikhaïl Souslov, son inter-
locuteur, n’y attache aucune importance »,
déclare l’ambassadeur de France à Moscou,
Olivier Wormser, à Bernard Lefort. Or Sou-
slov est le garant de l’idéologie.
Au cours de ce même mois de juillet, évo-
quant avec le philosophe Jean-Marie Dome-
nach la situation tchécoslovaque, De Gaulle
la commente avec des « accents prophéti-
ques » : « C’est beau. Mais ils vont trop vite et
trop loin. Les Russes vont intervenir. Alors,
comme toujours, les Tchèques renonceront
à se battre, et la nuit retombera sur Prague.
Il se trouvera tout de même quelques étu-
diants pour se suicider. » De Gaulle a donc
« prévu » l’immolation d’un Jan Palach en
janvier 1969. Pour le reste, il sait exactement
à quoi s’en tenir depuis le 29 mai, date de
son voyage à Baden-Baden. Et en outre,
depuis cette date, comme le révèle son gen-
dre le général de Boissieu, cela lui a été
confirmé plusieurs fois : par les services fran-
çais d’abord, puis par un télégramme de
l’ambassadeur de France à Moscou.
Le 3 août, malgré une lettre signée par
dix-huit « partis frères » demandant le plus
fermement du monde à Moscou de cesser
de se mêler des affaires tchèques, la « décla-
ration de Bratislava », signée par les respon-
sables des partis communistes des pays du
pacte de Varsovie, comporte cette petite
phrase : « Le maintien, la consolidation et la
défense de ces conquêtes remportées au prix
des efforts héroïques et du travail plein
d’abnégation de chaque peuple est le devoir
international commun de tous les pays
socialistes. » Ainsi que le souligne André
Fontaine, ce devoir international commun
sera le prétexte « légal » à l’intervention.
© PHOTO BY CTK/ABACAPRESS.COM/LIBOR HAJSKY. © JOSEF KOUDELKA/MAGNUM PHOTOS.
« UN INCIDENT DE PARCOURS »
Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, vingt-
quatre divisions des troupes du pacte de Var-
sovie entrent en Tchécoslovaquie. Au total,
deux divisions blindées, une division d’infan-
terie, des batteries d’artillerie et de fusées
sont concentrées seulement sur la capitale et
ses abords immédiats. Soit trente mille hom-
mes. Les troupes sont russes, à l’exception de
quelques unités bulgares stationnées près de
l’aéroport ; sur l’ensemble du pays, le pacte
de Varsovie aligne un demi-million d’hom-
mes. Un occupant pour vingt-huit Tchè-
ques. L’emprise militaire est telle que la résis-
tance armée est impossible et le nombre de
morts ne s’élèvera qu’à un peu plus d’une
centaine. Seule solution : la résistance pas-
sive, qui se traduit par une demi-douzaine
d’immolations à la manière des bonzes, le
refus de collaborer et le fameux humour
tchèque qui fleurit sur les murs et détourne
les slogans communistes : « Prolétaires de
tous les pays, unissez-vous… ou je tire ! »

Guidés par des agents secrets, les para-
chutistes soviétiques font irruption, pis-
tolet-mitrailleur au poing, au siège du
Comité central, brutalisent Dubcek,
Smrkovský et Cernik. Abattant d’un coup
de pistolet le chauffeur de Dubcek qui
s’interposait, ils les emmènent, menottés
pour les deux premiers, le troisième en posi-
tion courbée, les mains attachées aux che-
villes, vers une destination inconnue.
« Je suis réveillé par Bruno de Leusse, écrit le
secrétaire général du ministère des Affaires
étrangères Hervé Alphand. Zorine (l’ambas-
sadeur soviétique à Paris) a, vers 1 h 30 du
matin, voulu remettre un message à De Gaulle.
Il a été reçu par Tricot, secrétaire général de
l’Elysée, pour lui annoncer que les forces sovié-
tiques, accompagnées des polonaises, des alle-
mandes de l’Est, des hongroises et des bulga-
res, et répondant à l’appel des “dirigeants de la
République socialiste de Tchécoslovaquie”,
avaient reçu l’ordre de franchir la frontière
tchèque pour protéger cette nation contre les
menaces extérieures et intérieures. »
« Les autorités soviétiques, écrit l’histo-
rienne Marie-Pierre Rey, et ce même s’il s’agis-
sait avant tout pour elles de justifier leur déci-
sion, se sont donc “conformées” à l’esprit des
accords de 1966 (accords qui avaient clôturé
le voyage de De Gaulle en Union soviétique)
qui prévoyaient des consultations bilatérales,
LA MAIN TENDUE Ci-dessus et page de gauche : dès l’invasion des troupes du pacte
de Varsovie, la population tchèque renonce à la résistance armée et tente de dialoguer
avec les soldats. L’intervention fit plus de cent morts et quelques centaines de blessés.
dès que les circonstances l’exigeraient. La
France est en effet le seul pays d’Occident à
avoir été ainsi informé de la décision sovié-
tique. » En effet. Et, compte tenu de tout ce
qui précède, on n’y verra pas forcément une
simple marque de courtoisie…
Prévenu par Hervé Alphand, Michel
Debré, dès son arrivée au ministère des
Affaires étrangères, téléphone à De Gaulle
alors en week-end à Colombey. « Que me
proposez-vous ? » demande le chef de l’Etat.
La réaction de De Gaulle est donc de lais-
ser venir. « Convoquer un Conseil des minis-
tres spécial pour dénoncer l’agression et ne
rien faire me paraît excessif, écrit Debré. A
l’inverse, je lui conseille de tenir à Colombey
une réunion avec Couve de Murville et moi
dans la journée, et de publier un communi-
qué présidentiel. »
Non seulement Debré doit revoir son
projet jugé « un peu long », mais le commu-
niqué n’est nullement « présidentiel » : seu-
lement annoncé comme « publié à l’issue
du Conseil des ministres » (on ne peut guère
faire plus neutre ni plus faux puisqu’il n’y a
pas eu de Conseil), il évite de condamner
expressément l’agresseur soviétique, fai-
sant de lui une sorte de victime malgré lui
du « système de Yalta » – concrètement :
de la politique des blocs. Donnant le ton au
cours du vrai Conseil des ministres du 24,
De Gaulle qualifie l’invasion de « péripétie
(sic) ». Le 29, Michel Debré, le ministre des
Affaires étrangères, parle, lui, d’« incident de
parcours ». En matière de concours diplo-
matique pour « écraser l’affaire tchèque »
(Georges Pompidou), le Kremlin ne pouvait
guère espérer mieux. Cela fait alors huit
jours que l’ordre soviétique règne à Prague.
La chasse aux intellectuels fait rage : Vaclav
Havel est l’un des tout premiers à en faire les
frais. Les prisons sont pleines. 2
À LIRE
d’Henri-Christian Giraud
L’Accord
secret de
Baden-Baden
Editions
du Rocher
580 pages
24 €
 À L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E
Par Jean-Louis Thiériot

VENT D’EST
© SANDRINE ROUDEIX.

L’unité de vues de l’Europe de l’Est

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

sur l’immigration et sur la souveraineté

s’enracine dans des réalités historiques
que l’Europe occidentale a tort de
négliger : de leur prise en compte dépend
L’
Europe de l’Est est sous les feux de la
rampe. L’un des derniers épisodes à
avoir attiré l’attention est le rappel à
Paris de l’ambassadeur Eric Fournier, sanc-
sans doute l’avenir du continent.
tionné pour avoir écrit dans une dépêche
destinée à rester confidentielle que « la gestion des mouvements
migratoires illégaux » par le gouvernement hongrois était un
« modèle ». Emmanuel Macron s’en était ému, indiquant lors d’une
conférence de presse que « ce n’est en rien la position française ». Il
avait ajouté : « Si une preuve m’était apportée que de tels propos aient
été tenus publiquement, alors cet ambassadeur serait révoqué. »
Le Quai d’Orsay soutient aujourd’hui que le départ d’Eric Four-
16 nier, moins d’un mois après la publication de la note, résulte d’une
h rotation normale, mais personne n’est dupe. Au-delà de l’anecdote,
cette affaire met en lumière deux réalités contemporaines : l’unité
sur la politique migratoire des pays de « l’autre Europe », Hongrie,
Slovaquie, République tchèque, Pologne, auxquels s’ajoute l’Autri-
che, et la fracture croissante, au sein même de l’Union européenne,
entre l’Europe orientale et l’Europe occidentale.
La Hongrie est le premier pays à avoir donné le branle en direc-
tion de politiques soucieuses de souveraineté et de protection des
frontières. Après une première expérience du pouvoir de 1998 à
2002, où il ne s’était pas particulièrement fait remarquer, Viktor
Orbán, cofondateur du Fidesz – Alliance des jeunes démocrates –
et acteur majeur de la fin de l’ère communiste, a remporté les élec-
tions de 2010. Il a été depuis constamment réélu en 2014 et en
2018. Dès son arrivée, il a fait adopter une nouvelle Constitution,
très différente de celle de la plupart des Etats européens. Dans un
préambule intitulé « Profession de foi nationale », elle pose en
effet les bases d’un projet politique fondé sur les traditions hon-
groises : commençant par « Que Dieu bénisse les Hongrois », elle fait
référence à Dieu – comme la loi fondamentale allemande –, au
christianisme et à la famille. Elle évoque les traditions européen-
nes, mais en rappelant que contre l’envahisseur ottoman le peuple
hongrois « a combattu pendant des siècles pour défendre l’Europe,
contribuant aux valeurs communes de celle-ci par son talent et son
assiduité ». Elle insiste surtout sur le fait que « nos ancêtres ont lutté
pour la survie, la liberté et la souveraineté de notre nation ».
La traduction politique de ces principes s’est manifestée depuis le
début de la crise des migrants de 2015, aggravée par la décision uni-
latérale d’Angela Merkel d’ouvrir les vannes de ses frontières. Depuis,
malgré les admonestations des capitales européennes de l’Ouest, la
Hongrie a refusé toute politique de quotas et a fermé ses frontières.
Mieux encore : par une sorte d’effet domino, elle a été rejointe dans
ses positions par la plupart des pays d’Europe de l’Est. La Pologne a
montré le chemin, avec l’élection du conservateur Andrzej Duda en
2015 à la présidence de la République, suivie par le succès du PIS
(Droit et Justice) aux élections législatives. En République tchèque,
lors des élections législatives de 2017, et même s’il n’est pas parvenu
à constituer une majorité stable, c’est le milliardaire Andrej Babis,
libéral conservateur et leader de l’ANO (Action des citoyens mécon-
tents), qui a pris le contrôle du gouvernement sur une ligne compa-
rable. En octobre 2017, l’Autriche a rejoint ses voisins de l’Est dans le
même état d’esprit avec l’alliance de l’OVP conservatrice et du très
droitier FPO. Agé de 31 ans, c’est aujourd’hui le jeune Premier minis-
tre autrichien, Sebastian Kurz, qui préside pour six mois aux desti-
nées de l’Union européenne. C’est dire toute l’importance de ce
mouvement de tectonique politique. Enfin, nommé en mars 2018,
le nouveau Premier ministre slovaque, Peter Pellegrini, ne fait pas
entendre une voix différente, quoique social-démocrate.
Tous – à l’exception de l’Autriche, qui annonce qu’elle a vocation
à y participer occasionnellement – se retrouvent dans le groupe de
Visegrad, organe de coopération informel créé dès 1991 pour faire
entendre la voix de l’Europe orientale. Il ne faut pas sous-estimer
les différences entre ces différents pays. Le PIS polonais est natio-
nal-catholique et profondément antirusse du fait des blessures de
l’histoire ; le président tchèque Milos Zeman est au contraire sensi-
ble à la solidarité slave ; Viktor Orbán développe une théorie de
« démocratie illibérale » que ne partagent pas ses collègues ; enfin,
Sebastian Kurz est bien loin de l’image du conservateur tradition-
nel puisqu’il avait notamment fait campagne en distribuant des
préservatifs aux couleurs de l’OVP.
Deux points communs les unissent cependant : le rejet de
l’ouverture à l’immigration et une politique européenne plus
subtile que l’euroscepticisme auquel on la réduit généralement.
S’ils critiquent tous le fonctionnement actuel de Bruxelles, sa
dérive technocratique et sa faiblesse dans la gestion des flux

© FINEARTIMAGES/LEEMAGE.
migratoires, aucun de ces gouvernements ne demande à sortir de
l’Union européenne (ils n’y ont, financièrement, pas intérêt). Il
n’est même pas forcément juste de parler d’euroscepticisme. Mais
ce sont bien deux conceptions de l’Europe qui s’affrontent : celle
de l’Ouest, fondée sur « une forme vide de toute substance pro-
pre » (Pierre Manent) – l’individualisme, les droits de l’homme,
le contractualisme, les mécanismes juridico-technocratiques –
et inspirée par la doctrine allemande du Verfassungspatriotismus,
le patriotisme constitutionnel cher au philosophe Jürgen Haber-
mas, un patriotisme du droit dépourvu de tout contenu charnel,
ouvert à tous. Celle de l’Est, fondée sur une idée européenne riche
de sens et de mémoire, fière de ses héritages, assumant une iden-
tité forte appuyée sur Athènes, Rome et les Lumières, bornée
dans ses frontières et dans ses vœux.
Sans qu’un facteur historique soit forcément plus déterminant
qu’un autre, plusieurs raisons expliquent sans doute cette vision
commune de la Mitteleuropa.
La plus évidente est que ces pays ont connu de près l’invasion
musulmane. En 1529 et en 1683, les Ottomans ont campé sous les
murs de Vienne, ravageant tout alentour. En 1683, le salut de
l’Europe n’est venu que d’une mobilisation générale des puissan-
ces chrétiennes conduites par le roi de Pologne, Jean Sobieski, à la
bataille du Kahlenberg. Après la défaite de Mohács en 1526, battue
par Soliman le Magnifique, la Hongrie a subi l’occupation turque jus-
qu’à la paix de Karlowitz en 1699. Le pays était divisé sous l’autorité
du pacha de Buda et plus de trois millions de Magyars ont été réduits
en servitude. Cette réalité, forte, inscrite dans la pierre – les bains de
Budapest, par exemple – est si prégnante en Europe centrale que
pour lancer sa campagne législative opposée aux frontières ouver-
tes, Sebastian Kurz a tenu sa conférence de presse devant un tableau
représentant la libération de l’Autriche à la bataille du Kahlenberg.
L’expérience du « divorce de velours » entre la République tchè-
que et la Slovaquie, le traumatisme de l’éclatement de la Yougo-
slavie aux frontières de la Carinthie, la guerre en Bosnie ont eu tant
de répercussions directes que l’idéologie occidentale des bienfaits
de la société multiculturelle n’est guère partagée à l’Est. A trop voir
dans leurs rues les réfugiés de Bosnie, du Kosovo ou de Croatie, les
Européens de l’Est ne croient plus guère à la cohabitation pacifique
de communautés trop diverses.
Les conditions de l’affranchissement de la tutelle communiste
jouent aussi certainement leur rôle. C’est avec le catholicisme en
Pologne, la tradition protestante hussite en République tchè-
que, la fierté de l’histoire millénaire de la mythique couronne de
Saint-Etienne en Hongrie que les peuples ont secoué leur joug
REMPART DE LA CHRÉTIENTÉ
Jean III Sobieski envoie
un message de victoire au pape
Innocent XI après la bataille
de Vienne en 1683, par Jan
Matejko, 1883 (Rome,
musées du Vatican). A la tête
d’une armée chrétienne
de plus de 70 000 hommes,
le roi polonais mit un coup
d’arrêt définitif à l’expansion
ottomane en Europe
occidentale.
communiste. Alors qu’à l’Ouest, l’état de droit est depuis plus de
soixante-dix ans le legs indivis des dirigeants politiques, à l’Est,
c’est grâce à des croyances fortes, parfois payées au prix du sang,
dans un combat viril, où le courage faisait la différence entre dis-
sidents et résignés, que la liberté a été arrachée au communisme
totalitaire. Il est, pour eux, impensable de brader ces croyances
dans l’abstraite idéologie des droits de l’homme dont l’Occident
a fait sa religion de substitution.
Aucune de ces nations n’a été en outre impliquée dans la colo-
nisation. La culpabilité postcoloniale qui ravage une partie de nos
vieilles démocraties occidentales leur est, dès lors, totalement
étrangère. Une partie de l’opinion de l’Ouest croit racheter la faute
présumée des pères en ouvrant tout grand les bras aux fils de leurs
« victimes », le migrant devenant la figure symbolique du colo-
nisé d’hier et du damné de la terre. Un tel mea culpa est incompré-
hensible sur les bords du Danube ou de la Vltava.
Enfin, tous ces pays ont en commun d’avoir fait partie en tota-
lité ou de manière partielle (la Pologne autour de Cracovie) de
l’Empire austro-hongrois. La notion de supranationalité y coule
certes comme une évidence, mais une supranationalité qui res-
pecte les identités locales en assurant le respect du singulier et du
général par le truchement de quelques valeurs fortes, l’attache-
ment à des institutions fédératrices telles que l’Eglise, l’armée, la
dynastie Habsbourg, le legs culturel et musical dont Claudio
Magris a si bien défini les contours dans Le Mythe et l’Empire. Cette
réalité est si fortement ancrée dans les cœurs que le philosophe
George Steiner parlait encore il y a une vingtaine d’années de « ce
résidu qui nous lie, celui de l’ancien empire ». Pour un Européen de
l’Est, même un siècle après le Finis Austriae, l’Europe ne peut pas
être une architecture de codes, de règlements, de directives. Elle
doit avoir une âme. Ce n’est certainement pas un hasard si tous les
anciens pays de la maison d’Autriche réclament en même temps
les mêmes inflexions à la construction européenne.
Le vent d’Est qui se lève inscrit désormais dans la géographie une
frontière qui existe déjà partiellement dans les esprits. L’Europe
doit-elle être « affirmation de soi » ou « négation de soi » ? Rien ne
pourrait davantage encourager ce qu’on appelle avec commiséra-
tion le populisme qu’« un amour de soi malheureux parce que
déclaré illégitime par les élites » (Pierre Manent). Abstraction faite
de certaines scories et de certains excès des chefs de gouverne-
ment est-européens, de la réponse à cette question dépend sans
doute une partie de l’avenir de la construction européenne. L’ave-
nir du continent ne pourra pas s’écrire sans un dialogue renouvelé
et respectueux de l’Orient et de l’Occident. 2
 E NTRETIEN AVEC A LAIN C ORBIN
Propos recueillis par Eric Mension-Rigau

L’histoire est
dans lePré
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

A l’occasion de la parution de son dernier ouvrage,

La Fraîcheur de l’herbe, Alain Corbin revient sur quarante
années de recherche sur l’histoire des sensibilités.

N
é en 1936, mondialement connu
comme « historien du sensible »,
Alain Corbin vient de publier
La Fraîcheur de l’herbe. Histoire d’une
gamme d’émotions de l’Antiquité à nos
jours (Fayard). Excellent connaisseur
du XIXe siècle, il a écrit une vingtaine
d’ouvrages qui retracent l’histoire
18 des sensibilités et des émotions.
h Ci-contre : l’historien
La Fraîcheur de l’herbe
est-il l’aboutissement d’une
démarche, déjà expérimentée
dans La Douceur de l’ombre.
L’arbre, source d’émotions,
de l’Antiquité à nos jours
(Fayard, 2013), dans
Histoire du silence. De la
Renaissance à nos jours
(Albin Michel, 2016) ou dans
Histoire buissonnière de
la pluie (Flammarion, 2017),
ou un intermède poétique
s’appuyant sur votre grande
connaissance de la peinture,
de la littérature romanesque
et de la poésie ?
Je considère ce livre comme un aboutis-
sement. Pendant quarante ans, j’ai uti-
lisé les archives, surtout départemen-
tales. J’avais un grand plaisir à me ren-
dre dans des villes comme Auch ou Bar-
le-Duc, que je découvrais et où je travail-
lais dans le silence et la solitude. Mais
j’étais déjà historien des sensibilités. Je
m’intéressais à la réception des messa-
ges sensoriels, objet d’étude suggéré par
Lucien Febvre. J’avais écrit Le Miasme et
la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social,
XVIIIe-XIXe siècles (Flammarion, 1982) et
Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et
culture sensible dans les campagnes au
XIXe siècle (Albin Michel, 1994). Puis, je
suis passé à l’histoire des émotions. J’ai
travaillé sur les émotions sexuelles avec
L’Harmonie des plaisirs. Les manières de
jouir du siècle des Lumières à l’avènement
de la sexologie (Perrin, 2008). Par ailleurs,
mes derniers ouvrages, consacrés à
l’arbre et à l’herbe, m’ont rapproché de la
nature et de mes origines rurales, car j’ai
grandi à Lonlay-l’Abbaye, près de Dom-
front, dans l’Orne, au cœur du bocage
le plus dense de France.
LE TEMPS
RETROUVÉ
Alain Corbin.
Page de droite : détail
de Chemin montant
dans les hautes
herbes, par Auguste
Renoir, vers 1875
(Paris, musée
d’Orsay).
Votre champ de recherche
et votre écriture promeuvent
l’attention au détail…
A condition de ne pas se tromper dans
le choix du détail pour ne pas risquer la
surinterprétation. Mais mes sujets de
recherche ne sont pas des détails, loin de
là. Les cloches peuvent paraître un détail
aujourd’hui, mais elles ne le sont pas au
XIXe siècle : elles président au rythme de
la vie rurale, elles sont un système de
communication, elles traduisent des
émotions collectives, la maîtrise de leur
sonnerie est un enjeu de pouvoir… Je dis-
tingue la « micro-histoire », s’intéressant
à un groupe humain qu’on peut étudier à
partir d’un stock d’archives particulier, de
 la « nano-histoire » (du grec nanos qui
signifie « petit », d’où nanoscience ou
nanoparticule), si importante pour la
préhistoire. C’est cette histoire que je
pratique quand je m’intéresse au brin
d’herbe, c’est-à-dire à peu de chose, sauf
pour Gustave Flaubert ou Victor Hugo.
En un mot, j’invite à une étude de ce qui,
à première vue, apparaît infime mais
dont le rôle de l’historien est de révéler
l’importance et la profondeur.

Vous prêtez une grande

attention aux textes
littéraires que vous
revendiquez comme source.
J’ai été très frappé par l’attention qu’ont
accordée à l’herbe ceux que je consi-
dère comme les grands poètes français
des XXe et XXIe siècles : Yves Bonnefoy,
Francis Ponge, Philippe Jaccottet, Jac-
ques Réda. Beaucoup d’historiens sont
hostiles à l’utilisation de la littérature
comme source. Peut-être ont-ils raison
pour le roman qui, même naturaliste,
n’est jamais vraiment preuve de prati-
ques ; il obéit à des « tactiques d’illusion
du vrai » qui répondent au projet d’écri-
© JEAN-LUC BERTINI/PASCO. © MUSÉE D’ORSAY, DIST. RMN-GRAND PALAIS/PATRICE SCHMIDT.

ture. En revanche, il est peu probable

que le poète exprimant une émotion
ne l’ait jamais éprouvée. Quand, dans
Le Territoire du vide. L’Occident et le désir
du rivage, 1750-1840 (Aubier, 1988), j’ai
étudié ceux qui, les premiers, ont eu du
plaisir à se baigner dans la mer, j’ai expé-
rimenté la poésie comme source. Jus-
qu’au début du XIXe siècle, les aristo-
crates anglais se baignent dans les
rivières, les hommes du peuple médi-
terranéens peuvent se rafraîchir dans
les bassins des ports, mais le bain, au
sens où nous l’entendons maintenant et
que vante Paul Valéry, n’existe pas. Un
poète allemand du XVIII e siècle, Frie-
drich von Stolberg, auteur d’un ouvrage
qui s’intitule Le Bain, est le premier à
détailler les émotions heureuses qu’il
éprouve quand il se jette dans la mer. Je
n’ai pas trouvé d’autres textes en ce qui
concerne le XVIIIe siècle. Il s’agit bien
d’une source pour l’historien : comment
Stolberg aurait-il pu inventer ces émo-
tions s’il ne s’était pas baigné ?

LÀ OÙ L’HERBE EST PLUS VERTE Ci-dessus : L’Allégorie du printemps, par Sandro
Botticelli, détail des Trois Grâces, 1478-1482 (Florence, Galleria degli Uffizi).
Quel chemin parcouru
depuis l’époque où vous
écriviez votre thèse
sous la direction d’Ernest
Labrousse, qui défendait
une histoire quantitative,
appuyée sur des données
économiques sérielles,
et que n’effleurait pas même
l’idée que la poésie puisse
être source pour l’historien…
Quand je suis rentré du service mili-
taire, en 1962, je voulais écrire une
20 histoire des gestes. Une de mes amies,
h devenue une grande historienne, déjà
assistante d’Ernest Labrousse, dont
le pouvoir était alors énorme dans
l’Université, m’a mis en garde : je ne
ferai jamais carrière avec les objets de
recherche qui me plaisaient. Mon
sujet de thèse a donc été Archaïsme et
modernité en Limousin au XIX e siècle
(Editions Marcel Rivière, 1975). Le
Limousin m’intéressait. J’ai heureuse-
ment travaillé pendant dix ans sous la
direction effective de Bertrand Gille,
alors professeur à Clermont-Ferrand,
auquel Ernest Labrousse avait délégué
sa fonction et avec qui je me suis par-
faitement entendu. J’ai pu m’intéresser
à la psychologie sociale et aux mentali-
tés, comme je le souhaitais.
Avez-vous l’impression
d’avoir changé de méthode
quand vous êtes passé
de l’étude de l’arbre à celle
de l’herbe ?
Ces deux ouvrages sont issus de la
même filiation : après avoir étudié les
émotions avec Georges Vigarello et
Jean-Jacques Courtine (Histoire des
émotions, 3 vols., Seuil, 2016-2017), j’ai
souhaité élire, comme objet d’étude,
des émotions que j’avais particulière-
ment éprouvées. J’aime dire, par bou-
tade, que j’arrive à un âge où je ne suis
plus seulement une référence biblio-
graphique par les livres que j’ai écrits,
je deviens aussi une source d’histoire,
d’où ces ouvrages sur la forêt et l’arbre.
Je suis plus proche de l’herbe que je ne
le suis de l’arbre. Je suis un homme,
non des forêts même si elles sont nom-
breuses dans l’Orne, mais des prés et
des bocages. Les arbres auxquels je me
suis intéressé sont d’ailleurs les arbres
champêtres, seuls au milieu d’un pré,
tels que les grands poiriers, dans la
région de Domfront, dont les fruits
servent à faire du poiré.
La disparition n’est-
elle pas votre source
d’inspiration ? Vous écrivez
sur le silence alors que
nous vivons dans le bruit
permanent, sur les arbres
quand ils sont coupés
le long des routes, sur
l’herbe tandis qu’elle ne fait
plus partie de notre vie
quotidienne, sur « les filles
de rêve » qui ne sont
plus inaccessibles depuis
l’invention de la pilule…
A mon âge il est normal que l’écriture
soit nostalgique. Mais il y a plus impor-
tant : l’historien doit peut-être avant
tout s’attacher à la disparition. C’est elle
qui, bien souvent, révèle la distance
temporelle qui le sépare de son objet et
qui facilite l’adoption d’une optique
compréhensive.
La Fraîcheur de l’herbe
n’est-il pas avant tout un
texte littéraire, tant vous avez
porté de soin à l’écriture ?
Je n’oublie pas ce que dit Emmanuel
Le Roy Ladurie : « Il faut surtout que l’his-
torien ne se prenne pas pour un écrivain. »
L’étude des émotions impose certes une
écriture précise et un peu subtile, mais
je ne cherche pas à écrire un morceau
de littérature. Toutefois, on ne souligne
pas assez combien, encore dans ma jeu-
nesse, on considérait l’histoire comme
un genre littéraire. On étudiait Michelet
et Taine en cours de littérature. Quand
j’ai passé le brevet, en 1949, la dictée avait
pour titre « Augustin Thierry dans les
archives ». Depuis, l’histoire méthodique
s’est distanciée de la littérature. Mais ce
qui est amusant est que seule l’histoire
qui est aussi littérature passe à la pos-
térité et reste lue. Aujourd’hui, on lit
encore Duby et Le Goff, mais de moins en
moins Braudel et plus du tout Labrousse.
En revanche Augustin Thierry et Miche-
let ont beaucoup de lecteurs…
Votre démarche est
fondamentalement
descriptive, vous revendiquez
la poésie comme source,
l’interprétation survient chez
vous avec fulgurance mais
légèreté, au fur et à mesure,
sans ces longues pages de
discours conceptualisateur,
plus ou moins jargonnant, qui
© AKG-IMAGES/MONDADORI PORTFOLIO/ANTONIO QUATTRONE.
sont la règle aujourd’hui dans
les ouvrages universitaires.
Étant donné les conditions
actuelles de recrutement
à l’Université, je vous
imagine mal vous présentant
devant une commission
de spécialistes…
Je serais fichu et ne serais pas même élu
maître de conférences… Les collines et le
bocage de Basse-Normandie donnent
des gens indépendants. Je n’ai jamais été
dans un parti politique, j’ai simplement
participé à la conférence de Saint-Vin-
cent-de-Paul car j’avais été formé au col-
lège et lycée par des prêtres, je n’ai jamais
 été marxiste, je n’ai jamais été trotskiste,
je n’ai jamais signé car je ne suis pas de la
race des « signeurs », je suis connu pour
ne pas être sollicitable, ce qui pour ma
génération est épouvantable : je suis le
type qui ne s’est intéressé à rien de ce qui
est important… Je considère que l’his-
torien doit avant tout éviter l’anachro-
nisme psychologique. J’essaie d’enfiler la
peau des gens du passé et je suis disposé
à tout entendre. Malheureusement,
beaucoup de jeunes historiens sont
aujourd’hui des chiens de garde. Cicéron
recommandait : l’historien ne doit rien
refuser d’entendre. Or certains histo-
riens voudraient interdire à d’autres his-
toriens d’entendre. Nous assistons à des
censures qui n’ont jamais existé, même
sous le Second Empire.
Comment caractérisez-vous
votre méthode ?
Mon optique est d’abord et avant tout
compréhensive. C’est fondamental. Je
n’ai jamais été vers les archives avec des
concepts car le risque eût été de trou-
ver ce que je cherchais ! Combien d’his-
toriens ont procédé ainsi en histoire
sociale du XIXe siècle, notamment en
histoire ouvrière : ils sont venus cher-
cher quelque chose, ils l’ont trouvé et
se sont montrés aveugles en ce qui
concerne le reste. Une sorte d’inno-
cence est nécessaire : « Face à un docu-
ment, il faut se taire et laisser monter le
sens », disait Alphonse Dupront. C’est
la clé de ma méthode. Beaucoup veu-
lent illustrer des concepts en partant
du présent. Ils ont tort. Pour compren-
dre les gens du passé, qui sont très dif-
férents de nous, il faut les écouter, être
intime avec eux. Beaucoup de chapi-
tres de l’histoire du XIX e siècle sont à
réécrire si on adopte cette optique
compréhensive. Par exemple, il est faux
d’écrire que la marche vers la Républi-
que était inéluctable au XIXe siècle, n’en
déplaise à Maurice Agulhon et à ses
disciples. Si on se met dans la tête des
gens de l’époque, il n’y a pas de « masses
républicaines » : ni sous la Restauration,
ni sous la monarchie de Juillet, ni même
sous le Second Empire.
L’émotion est-elle pour vous différents. Les historiens de la littérature
le moteur de l’histoire ? du XVIIIe siècle ont été pionniers dans
Bien sûr. C’est pourquoi de nos jours, l’histoire des sentiments en travaillant
dans le monde entier, à l’université de par exemple sur l’idée de bonheur ou sur
Yale comme à la Freie Universität de Ber- l’inquiétude. J’ai moi-même ouvert et
lin, des pléiades de chercheurs ont res- développé, dans l’Université française, le
senti que nul objet ne permettait mieux champ de la réception des messages sen-
d’accéder, en profondeur, à ce que furent soriels. Avant les autres aussi, je me suis
les êtres du passé. A titre d’exemple, la lancé dans l’histoire orale, avec une thèse
colère homérique révèle particulière- de 3e cycle soutenue en novembre 1968.
ment bien les Grecs de l’Antiquité. J’ai interviewé des gens qui avaient voté
en 1936 dans sept communes rurales du
Vous établissez une Limousin, au total deux cents personnes.
distinction parfois ténue Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est l’his-
entre l’émotion et le rêve toire des ignorances. A l’époque de la pré-
d’autant plus que le rêve est histoire, nul n’ignorait ce que les autres
souvent induit par l’émotion. savaient. Aujourd’hui, ce qui nous carac-
En outre, l’émotion recouvre térise, en raison de la spécialisation des
sous votre plume un champ savoirs et des apprentissages, c’est l’explo-
énorme de sensations sion des différences. Pour comprendre
et de réminiscences. les gens du passé, il faut avoir conscience
Vos souvenirs d’enfance, de ce qu’ils ignoraient. Par exemple, les
Sois sage, c’est la guerre, hommes du XIXe siècle ne connaissaient
1939-1945 (Flammarion, pas les pôles. Ils ne pouvaient donc que
2014), sont d’abord des fantasmer et s’imaginaient que le pôle
« souvenirs d’émotions »… Nord baignait dans une mer intérieure,
Il est très difficile de distinguer l’histoire comme le raconte Jules Verne, en 1866,
du sentiment, l’histoire de la réception dans Les Aventures du capitaine Hatteras.
des messages sensoriels et l’histoire des En 1880 encore, beaucoup de savants
émotions, même si ce sont trois champs pensaient qu’il avait raison. 2
À LIRE d’Alain Corbin
La Fraîcheur de l’herbe. Histoire d’une gamme d’émotions
de l’Antiquité à nos jours, Fayard, 244 pages, 19 €.
Histoire des émotions, avec Jean-Jacques Courtine
et Georges Vigarello, Seuil, 3 vols, 560, 480 et 620 pages,
39,90 € chaque volume.
Histoire du silence, Albin Michel, 216 pages, 16,50 €.
Sois sage, c’est la guerre, Flammarion, 160 pages, 15 €.
Les Filles de rêve, Fayard, 200 pages, 18 €.
La Douceur de l’ombre, Fayard, 364 pages, 23 €.
 À LIVRE OUVERT
Par Jean-Louis Thiériot
Le
lion de
Münster
Avec sa biographie de Mgr von Galen,
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
Jérôme Fehrenbach rend honneur à une grande
figure de la résistance à l’idéologie nazie.
S’
il est des êtres de lumière, Clemens August von Galen est de
ceux-là. La magnifique biographie que Jérôme Fehrenbach
vient de consacrer à celui qui fut l’évêque de Münster sous la
période nazie, Von Galen, un évêque contre Hitler, vient heureusement
combler le vide historiographique qui régnait autour de cette per-
sonnalité d’exception. Ecrite d’une plume aussi puissante qu’agréa-
ble, joignant une érudition sans faille à la puissance évocatrice de
l’anecdote qui fait mouche, maîtrisant tant le contexte historique
que les concepts théologiques, elle est un modèle du genre.
Tout commence en 1878, lorsque Clemens August naît au château
de Dinklage au cœur d’une famille de l’aristocratie westphalienne qui
22 porte en sautoir la foi catholique et la tradition du service. Apparenté
h aux meilleures familles de Westphalie, les Spee, les Alvensleben, les
Wendt, son père est député au Reichstag du jeune Empire allemand
en plein Kulturkampf. Le couple qu’il forme avec Elisabeth von Spee
est exceptionnel. La correspondance des deux époux révèle un type
d’homme inimaginable aujourd’hui, habité par la soumission à la Pro-
vidence, conscient de ses obligations de caste mais dépourvu de tout
cynisme et ne visant qu’à se préparer à paraître devant le Créateur.
Ainsi éduqué, le jeune Clemens August fait le choix des ordres.
D’abord prêtre à Berlin jusqu’en 1929, il assiste
impuissant à la chute du monde d’hier. Monar-
chiste, conservateur, aussi hostile au libéra-
lisme débridé des profiteurs de Weimar
qu’au socialisme qui menace, il est envoyé
à la paroisse Saint-Lambert de Münster,
l’église préférée de l’aristocratie west-
phalienne. C’est un nouvel
ennemi qu’il doit combat-
tre : le nazisme, auquel suc-
combent une part de plus
en plus importante de
ses frères de sang. Il
rappelle que l’Eglise
e st u n iv ers el l e :
« Nous, catholi-
ques, ne connais-
sons aucune reli-
gion de la race,
mais seulement
la révélation du Christ qui s’impose au monde. » Sacré évêque de Müns-
ter en 1933, il dénonce, dès 1934, les thèses raciales d’Alfred Rosen-
berg, théoricien du nazisme. En 1937, avec Mgr von Faulhaber, arche-
vêque de Munich, et Mgr von Preysing, évêque de Berlin, il est l’un des
inspirateurs de l’encyclique Mit brennender Sorge rédigée par les car-
dinaux Faulhaber et Pacelli (le futur Pie XII), qui dénonce le nazisme.
Son action d’éclat la plus héroïque a lieu en 1941 lorsque, dans une
série de trois sermons, il dénonce le programme T4 de Hitler plani-
fiant l’euthanasie des handicapés et des malades mentaux dans des
termes qui résonnent étrangement aujourd’hui : « Une doctrine
effrayante qui prétend justifier le meurtre d’innocents et qui, fonda-
mentalement, ouvre la voie à une mort violente pour les invalides
devenus incapables de travailler, pour les incurables, pour les vieillards
décrépits. (…) Est-ce que toi, est-ce que moi, nous avons le droit de vivre
seulement pour autant que nous sommes productifs, tant que nous
sommes reconnus par les autres comme productifs ? » Von Galen y
gagne le surnom de « lion de Münster ». D’abord tenté de le faire
exécuter, Hitler renonce à des sanctions trop visibles, compte tenu
de son immense popularité, et interrompt la mise en œuvre du pro-
gramme T4. Il reprendra hélas quelques mois plus tard, sous une
autre forme. Au moins la voix de l’Eglise se sera-t-elle fait entendre.
Désormais, entre le régime et le « lion », c’est une guerre de tran-
chées. Sa famille en paie douloureusement le prix après le coup d’Etat
raté de Claus von Stauffenberg, le 20 juillet 1944. Au nom du Sippen-
haft, la « responsabilité du clan », nombre des siens sont arrêtés.
Von Galen consume ses dernières forces à protéger ses compa-
triotes des rigueurs des troupes d’occupation alliée. Créé cardi-
nal en février 1946, il meurt le 22 mars. Il sera béatifié le 9 octobre
© AKG-IMAGES.
2005. Jérôme Fehrenbach a offert à ce géant trop ignoré le grand
livre qu’il méritait. 2
Von Galen, un évêque contre Hitler, de Jérôme Fehrenbach,
Editions du Cerf, 420 pages, 26 €.
BIENHEUREUX Clemens August Graf von Galen (ci-contre, par
Wilhelm Lautenbach, 1965) fut béatifié le 9 octobre 2005 par
Benoît XVI, qui le proposa ainsi comme « modèle de foi profonde
et intrépide » : « Le Seigneur lui donna un courage héroïque pour
défendre les droits de Dieu, de l’Eglise et de l’homme, que le régime
nazi violait de façon grave et systématique. »

Par Frédéric Valloire, Jean-Louis Voisin, Marie-Amélie Brocard,
Philippe Maxence, Charles-Edouard Couturier et Eric Mension-Rigau
Tout sur l’archéologie. Panorama
des sites, des découvertes et des
objets. Sous la direction de Paul Bahn
Les auteurs enseignent à Cambridge,
en Australie ou aux Etats-Unis et le livre
est imprimé en Chine… Le résultat
est bluffant, un peu tapageur : il vise
un large public. Le volume suit sagement
la chronologie à l’exception d’un chapitre
sur les méthodes et les questions liées
à l’archéologie. L’essentiel, et même
plus, de ce qui touche à cette discipline
s’y trouve. Pour toutes
les époques et sur
tous les continents !
Belles photos, frises
chronologiques,
définitions, cartes,
encadrés, textes
précis et sérieux :
une réussite. FV
Flammarion,
578 pages, 35 €.
Par les armes. Le jour où l’homme
inventa la guerre. Anne Lehoërff
Impossible de nier l’évidence : Ötzi,
découvert en septembre 1991, est mort
il y a cinq mille trois cents ans d’une flèche
dans le dos. Expression de violence ou fait
de guerre ? Pendant longtemps, l’illusion
de sociétés primitives pacifistes l’emporta
en ethnologie et en archéologie pré
et protohistorique. Vers les années 1980
et 1990, l’étude de la guerre fut remise
à l’honneur dans ces disciplines. Le champ
de prédilection de l’auteur, brillante
protohistorienne, est le IIe millénaire
européen, l’âge du bronze. Entre 1700
et 1600 av. J.-C., tout bascule : création de
l’épée et sa multiplication entre Baltique
et Atlantique, apparition de la guerre
voulue comme acte politique, émergence
d’un chef qui la pense
et la décide, naissance
de la figure du guerrier.
L’Europe occidentale
invente un modèle
spécifique de la guerre.
Elle entre dans un
nouveau monde. FV
Belin, 358 pages, 24 €.
C ÔTÉ LIVRES
« Bellum iustum ». Aux origines de la conception
occidentale de la guerre juste. Jean-François Chemain
Une guerre est-elle juste ? Question que l’auteur examine
pour la Rome antique. Avec Tite-Live, voici les rites de déclaration
de guerre, des pratiques magiques venues de la préhistoire,
nécessaires pour qu’un conflit soit conforme au droit et à la religion.
Cicéron, lui, théorise la notion. Guerre offensive et attaque surprise
interdites, Rome, toujours agressée, envoie une ambassade demander
réparation. En cas d’échec, les rites précédents s’enchaînent. Les dieux soutiennent
alors Rome. Ses soldats, confiants dans leur cause, cultivent uirtus, honos, fides, libertas.
Enfin, saint Augustin : vertu et foi deviennent chrétiennes, mais toute guerre doit
être légitime, son dirigeant fût-il impie. Pourtant, nouveauté capitale, une guerre juste
peut être perdue, si Dieu le veut. Jean-François Chemain présente ici avec bonheur
des textes dans lesquels on a plaisir à se plonger. J-LV
Apopsix Editions, 356 pages, 20 €.
Métamorphoses. D’Actéon au posthumanisme
Textes réunis par Blanche Cerquiglini
La femme araignée, les filles fleurs : BD, films et dessins animés nous ont tellement
habitués aux arbres qui parlent et aux hommes-lions, que les métamorphoses antiques
ne nous surprennent plus. Sauf que nous en avons oublié les significations. Nous les
avons désacralisées. C’est là tout le charme et la force de ce petit livre : rappeler qu’une
métamorphose n’est pas le seul produit d’une imagination débridée.
Populaire ou érudite, elle s’apparente aux mythes fondateurs. Elle 23
donne une explication du cosmos. Elle explique l’origine d’un culte. h
Elle rassure. Elle répond à des angoisses profondes : serai-je toujours
la personne que je suis ? L’animal qui me regarde a-t-il été un homme
dans une autre vie ? Les hommes sortent-ils du tronc des chênes durs,
comme on le lit dans l’Enéide ? Que devient l’âme à sa sortie du corps ?
Cycle de vie, éternel retour : voici le monde des métamorphoses. J-LV
Les Belles Lettres, « Signets », 234 pages, 15 €.
Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile. Nicola Gardini
Italien, l’auteur enseigne à l’université d’Oxford la littérature italienne
de la Renaissance et la tradition classique. En une vingtaine de chapitres,
il déroule à petites touches toutes les couleurs de la littérature latine
et fait sonner la musique de cette langue. Avec une joie communicative,
il raconte des historiettes, propose des traductions,
réveille des souvenirs, précise une construction, analyse
une œuvre, adresse un clin d’œil à Scott Fitzgerald dont
le titre original de Gatsby le Magnifique était Trimalcion,
en hommage à Pétrone, s’aventure dans le vocabulaire
obscène avec Catulle, s’élève à l’ombre de Virgile et de
Pagnol, et chante le bonheur avec Horace et Properce qui
inspira André Chénier… Rarement est atteinte une si
parfaite adéquation entre un souhait – défendre le latin –
et une forme, superbement servie par la traduction. FV
Editions de Fallois, 280 pages, 18 €.
 Dictionnaire critique de mythologie. Jean-Loïc Le Quellec, Bernard Sergent La Légende du roi Arthur
Ne pas oublier l’adjectif « critique » lorsque l’on aborde cet imposant ouvrage. Martin Aurell
Il s’ouvre sur « Aarne », un folkloriste finnois (1867-1925), et se clôt sur « zoothéisme », Arthur n’a vraisemblablement jamais
un stade, selon certains anthropologues, du développement religieux de l’humanité existé. Même si poèmes et contes
où celle-ci ne différencie pas l’homme et la bête. Disons-le brutalement : on est d’abord en langue galloise des années 570
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

perdu dans ce dictionnaire original en diable qui mêle mythologues (Dumézil, Le Braz, les le mentionnent. Il hante l’imaginaire des
frères Grimm, etc.) et concepts (héros, transformation, initiation, etc.), thèmes mythiques hommes et des femmes du Moyen Age.
(origine du feu, déluge, fille cygne, etc.) et traditions éparses recueillies par le monde Dès la fin du XIIe siècle, des ouvrages
à toutes les époques. En le feuilletant, on se prend au jeu de la curiosité et du savoir. Parfois de fiction qu’on appelle « romans » lui
complexe (pourquoi le cacher ?), le résultat est si ébouriffant que l’on quitte à regret sont consacrés. La légende s’amplifie :
cette immense somme de renseignements où la connaissance renforce le rêve. FV s’y ajoutent le Graal, les chevaliers de la
CNRS Editions, 1 554 pages, 39 €. Table ronde. Parue en 2007, revue pour
cette édition de poche, cette étude
complète et accessible est exemplaire.
Une histoire juridique de l’Occident. Le droit et la Aurell a tout vu, tout lu sur l’adolescent
coutume (IIIe-IXe siècle). Sous la direction de Soazick Kerneis qui retire son épée d’un bloc de pierre
L’ouvrage peut paraître technique. Il l’est. Il analyse un phénomène avant de tenir, en tant que roi, une cour
majeur dans l’histoire de l’Occident, celui de la formation du droit fastueuse dans le palais de Camelot. Il en
des pays d’Europe. La période est difficile si elle est réduite, du point suit la genèse, les enrichissements et ce
de vue du droit, à un combat entre la loi, c’est-à-dire le droit romain, qu’ils reflètent ou négligent des diverses
et les coutumes, celles des nations barbares. Pour la France, ce serait sociétés qui le magnifient. Magistral. FV
une division entre France du Nord, pays de coutumes qui lorgne Perrin, « Tempus », 896 pages, 12,50 €.
du côté de l’émotion, et France du Sud, pays de droit écrit, de droit
romain, qui penche du côté de la raison. En réalité, ce canevas est à retoucher, ne serait-
24 ce que parce qu’il existe des rapports complexes entre ces deux formes de droit, les uns Les Secrets de Saint-Jacques-
h nourrissant les autres. En outre, l’Etat en construction aussi bien que le simple artisan de-Compostelle. Philippe Martin
interviennent à leur niveau dans ce droit qui s’élabore. Ce livre de haute volée qui ouvre Le titre est un peu racoleur. Tant mieux !
de nouvelles pistes offre une constante : en Europe domine l’idée que religion et droit Car cet ouvrage écrit par un universitaire
appartiennent à deux ordres différents. FV spécialiste d’histoire religieuse, mérite
PUF, « Nouvelle Clio », 464 pages, 33 €. attention. Tout ce que l’on sait du Camino
long de plus de 1 000 km, du saint qu’il
honore, s’y trouve, écrit avec vivacité
Robert le Pieux. Le roi de l’an mil. Laurent Theis et simplicité. Complice, le lecteur
Tout le monde connaît le nom d’Hugues Capet. Son fils Robert II, effectue un saut dans le temps et dans
dit le Pieux, a moins de chance. Fils du duc des Francs, il entre tout le merveilleux. Saint Jacques n’a jamais
juste dans l’âge adulte quand son père obtient la couronne pour prêché en Espagne, les reliques ne sont
lui-même et qu’il l’associe presque aussitôt à son règne, le faisant pas les siennes ; Charlemagne n’est
couronner à 15 ans comme roi auxiliaire, six mois à peine après son pas venu y prier ; l’origine de la coquille
propre sacre. Sous la plume alerte de Laurent Theis, c’est ici tout comme emblème est ignorée, mais
un monde à peine croyable qui revit, fait de complots, de trahisons Compostelle existe et le pèlerinage est
rocambolesques, de chevauchées plus ou moins héroïques, mais aussi bien vivant : plus de 278 000 pèlerins
d’amours contrariées – Robert le Pieux n’eut pas moins de trois femmes et vit en 2017. Ils étaient plus d’un million cinq
ses relations avec l’Eglise envenimées par son refus de renoncer à l’une d’entre elles. cent mille en 1779 ! Au fil du chemin,
Coincé entre les derniers Carolingiens et les premiers grands Capétiens, Robert le « jacquet » prie, égrène spécialités
le Pieux n’a pas laissé une trace indélébile dans les mémoires. Il fut pourtant celui gastronomiques, gagne
qui consolida et légitima la dynastie capétienne naissante, établit des liens solides des indulgences, expie
entre la royauté et les autorités ecclésiales et monastiques qui structuraient des péchés, admire
la société. Il fut aussi musicien, bâtisseur, artisan de justice et de paix. Son nom la variété des paysages.
disparaît derrière celui d’Hugues Capet ; plus que son père, pourtant, il incarna Et son cri de départ
la fonction royale telle qu’elle connaîtrait son essor parmi ses descendants. M-AB est communicatif :
Prix de la biographie historique de l’Académie française, CNRS Editions, « Biblis », 274 pages, 10 €. « Ultreïa ! » FV
La Librairie Vuibert,
318 pages, 19,90 €.
Figures du catharisme. Michel Roquebert
Précédé d’une importante introduction, le dernier livre de Michel
Roquebert propose à travers seize chapitres une nouvelle plongée Puy du Fou, un rêve
dans l’histoire du catharisme qui est loin d’avoir rendu tous ses secrets. d’enfance. Philippe de Villiers
Il faut du souffle pour suivre les itinéraires individuels racontés ici – Dès les premiers mots on est
pensons à la fascinante pérégrination des sœurs Lamothe – comme pris par l’enchantement de la
pour saisir les subtilités des oppositions entre l’Eglise romaine, l’hérésie langue savoureuse de Philippe
et leurs implications sociopolitiques. A ce titre, le chapitre sur les de Villiers, celle de ses romans,
mythes fondateurs est particulièrement éclairant dans son exposition celle de ses spectacles, celle qui
des bases scripturaires de cette religion dont l’auteur détaille ensuite des aspects mêle aux poétiques accents des
multiformes, proposant ainsi une histoire sociale du Moyen Age occitan. PM gestes médiévales le bonheur
Perrin, 480 pages, 25 €. de l’enfance retrouvée de Proust.
Car c’est dans l’enfance que
le projet fou de l’extravagant
Décapitées. Trois femmes dans l’Italie de la Renaissance Vendéen trouve ses racines.
Elisabeth Crouzet-Pavan et Jean-Claude Maire Vigueur Philippe de Villiers ne s’en est
Agnese Visconti est décapitée en 1391, Béatrice de Tende en 1418, jamais caché, le Puy du Fou
Parisina Malatesta en 1425. Leurs maris ? Les plus grands noms de est d’abord l’accomplissement
l’Italie : Francesco Gonzague seigneur de Mantoue, Filippo Visconti d’un devoir de mémoire et de
duc de Milan, Niccolò d’Este seigneur de Ferrare. Leur crime ? reconnaissance. Mémoire des
Avoir commis l’adultère avec un chambrier, un joueur de luth, Vendéens massacrés, mémoires
le fils aîné et illégitime du mari, exécutés en même temps qu’elles. de ses pères, mémoire de son
Particularité ? Toutes sont mortes avec l’accord de l’époux qui père. Parti de rien, du haut
divulgue son infortune alors que la mort n’est nulle part prévue pour les femmes de ses 27 ans, il surmonte un
adultères. Ces situations romanesques inspirèrent Byron, Bellini, Donizetti. Pourquoi à un les obstacles qui se dressent
les remettre à l’honneur ? Parce que derrière ces tragédies se cache une histoire devant sa folle entreprise. Il nous
des mœurs et des pouvoirs féminin et masculin que dévoilent ces enquêtes menées embarque avec lui, partageant
avec brio, où s’entrelacent politique, économie, ambition. FV ses doutes, ses difficultés, ses
Albin Michel, 430 pages, 24 €. succès improbables, ses émotions.
Du château en ruine inaccessible
au Thea Classic Award du
Le Siècle de l’édit de Nantes. Bernard Cottret « plus beau parc thématique
Entre l’édit de Nantes de 1598 et sa révocation en 1685, laquelle du monde » il nous fait revivre
n’a pas ruiné la France, que s’est-il passé ? Comment un million à ses côtés cette incroyable
de protestants et vingt millions de catholiques ont-ils vécu ces huit aventure, cette « Puyfolie »,
décennies que l’auteur baptise « le temps des confessions », confession faite de « vestiges et vertige ».
entendue comme l’appartenance à une religion. En permanence, sur En refermant cet émouvant
tous les plans, catholiques et protestants s’épient, se copient, entrent album de souvenirs et de passion,
en concurrence : la paix religieuse n’est que la poursuite de la guerre ceux qui n’ont encore jamais
par d’autres moyens. Une guerre des mots et des discours, des livres été au Puy du Fou n’auront
et des brochures. Une rivalité et une émulation qui engendrent un renouveau qu’une idée, le découvrir, les
de l’érudition et une ère faste de la vie intellectuelle. Bref une sorte d’époque heureuse autres, le redécouvrir. M-AB
malgré des accrocs (le siège de La Rochelle), si elle est comparée à l’Angleterre Editions du Rocher, 280 pages, 17,90 €.
et à l’Europe germanique et centrale. Une étude étonnante. FV
CNRS Editions, 320 pages, 25 €.
 De Charybde en Scylla.
Risques, périls et fortunes
de mer du XVIe siècle à nos jours
Alain Cabantous et Gilbert Buti
« Homme libre, toujours tu chériras
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
la mer ! » Mer faite d’abysses infernaux,
peuplée de serpents, de vaisseaux
fantômes et de pirates, de radeaux
et de méduses… Historiens spécialistes
de l’histoire des gens de mer, Alain
Cabantous et Gilbert Buti analysent
l’impact de la mer sur l’homme, ses risques
et dangers permanents, et décryptent les
moyens mis en œuvre pour s’en protéger.
La mer fascine, la mer terrifie, et pour
la dominer, l’homme se surpasse, explore,
invente. Mais à tendre toujours plus
vers le « risque zéro », l’homme moderne
et angoissé cherche la gloire sans le péril,
oubliant que c’est justement le risque
et son appréhension qui lui permirent
au fil des siècles de faire progresser
l’humanité. Une étude historique
approfondie qui passionnera à coup sûr
26 tous ceux que la mer intéresse. C-EC
h Belin, 448 pages, 25 €.
Perrault. Patricia Bouchenot-Déchin
A l’évocation du nom de Charles Perrault,
ce sont d’abord les contes merveilleux de
notre enfance qui nous viennent à l’esprit,
Le Petit Poucet, Le Chat Botté, Barbe-Bleue,
La Belle au bois dormant, et tant d’autres…
Mais qu’en est-il de cet homme si célèbre
par une œuvre qui l’éclipserait presque ?
Premier commis – c’est-à-dire bras
droit – de Colbert, à la fois avocat, juriste
et ingénieur, académicien et écrivain
polémiste, ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il
écrit les contes qui feront sa renommée.
Chercheuse au Centre de recherche
du château de Versailles, Patricia
Bouchenot-Déchin
lève le voile sur le plus
méconnu des classiques
dans une biographie
aux allures de conte
servie par une plume
élégante et agrémentée
d’intéressantes
illustrations. C-EC
Fayard, 340 pages, 21,90 €.
Lettres (1742-1780). Madame Du Deffand. Préface de Chantal Thomas
« Je serais bien fâchée d’être citée comme un bel esprit ; je n’ai jamais rien fait qui puisse
m’attirer ce ridicule », écrit Mme Du Deffand le 15 septembre 1776. Il est vrai qu’en
tête de ces beaux esprits était célébrée son ennemie intime, la marquise du Châtelet
qui « travaill[ait] avec tant de soin à paraître ce qu’elle n’[était] pas, qu’on ne [savait]
plus ce qu’elle [était] ». Pourtant, Mme Du Deffand (1697-1780) appartint à ce monde,
le monde aristocratique des Lumières. Son salon tendu de moire bouton d’or, au
10-12 rue Saint-Dominique accueille toutes les célébrités du siècle sauf Rousseau qui
la déteste. Devenue aveugle en 1753, elle y reçoit assise dans un fauteuil à haut dossier,
son « tonneau ». A ce titre, en dehors d’exceptionnelles qualités littéraires, cette
sélection de lettres dont une large part est adressée à Voltaire, est une page d’histoire. FV
Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 992 pages, 14,50 €.
La Conquête russe du Caucase, 1774-1864
Iaroslav Lebedynsky
Par sa durée, son coût, les moyens mis en œuvre, cette épopée
a marqué la mémoire historique russe et ses traditions militaires.
Ses conséquences se lisent encore dans les attitudes des peuples
caucasiens et russes aux frontières de la Turquie et de l’Iran actuels.
Relater cette conquête est complexe. Historien des anciennes
cultures des steppes eurasiatiques et du Caucase, l’auteur en propose
une synthèse claire, vivante et bien illustrée. A bien des égards,
elle résonne encore dans l’actualité avec la mise au pas de la Tchétchénie, les imams
fanatiques qui agitent le drapeau de la guerre sainte, la création par Chamil (1797-1871)
d’un Etat musulman au Caucase du Nord. Un livre où l’on trouve matière à réflexion
et à diverses comparaisons. FV
Lemme Edit, 116 pages, 17,90 €.
Haute couture. Florence Delay
De ce petit livre, né de souvenirs et d’émotions d’enfance,
se dégage une grâce aérienne, qui allie au savoir historique
solide une réflexion sur la beauté, que ce soit celle des femmes,
celle des vêtements ou celle des âmes pures et silencieuses.
L’auteur jette un pont entre un peintre espagnol du XVIIe siècle,
Zurbarán, et le plus espagnol des couturiers français,
Balenciaga. Elle raconte les vies d’une quinzaine de femmes
régulièrement représentées sur les tableaux anciens, mais
que nous, lecteurs modernes, avons oubliées, car elles ne se sont souvent
illustrées que dans la Légende dorée de Jacques de Voragine. Deux messages
guident l’ouvrage : sans culture, il n’est pas possible de goûter pleinement
à la beauté ; le plaisir et le luxe, contrairement à ce que pensent les austères
censeurs, sont le vrai chemin vers l’éternité. C’est pourquoi Florence Delay invite
à contempler, chapitre après chapitre, les habits somptueux de ces saintes
martyres, peintes pour les couvents de Séville, dont les portraits sont désormais
éparpillés dans divers musées. EM-R
Gallimard, « Blanche », 112 pages, 12 €.
L’Or, l’Empire et le Sang. La guerre anglo-boer (1899-1902)
Martin Bossenbroek
En dehors des anciens scouts (et de Bernard Lugan), qui connaissent le siège
de Mafeking, où le colonel Baden-Powell eut l’idée du scoutisme, qui se souvient
de cette guerre oubliée ? Or, cette guerre entre Blancs dans un pays colonisé eut Histoire du fascisme
un poids historique considérable. Les pays européens soutenant les Boers, Londres Frédéric Le Moal
corrigea sa politique étrangère et rechercha des alliances. Coûteuse sur le plan financier, « Au commencement était
mangeuse d’hommes, elle annonce les guerres du futur : attaques frontales contre le socialisme… » Bigre ! Un livre sur
des adversaires enterrés ; rôle des médias (200 correspondants de guerre dont Winston le fascisme italien qui s’ouvre ainsi
Churchill) qui livrent une véritable bataille de propagande dans les opinions publiques ; choquera. Le fascisme de Mussolini
apparition des camps d’internement britanniques qui enfermèrent 230 000 Blancs qui prend forme vers 1919, sa quête
et non-Blancs. Enfin, elle explique en partie l’évolution de l’Afrique du Sud. Des années d’un homme nouveau, prend sa source
décisives retracées dans un superbe récit à trois voix. FV dans une forme de révolution qu’il
Seuil, 624 pages, 25 €. crut d’abord trouver dans un marxisme
nietzschéen, puis dans la violence
de la guerre. Et s’il joue à partir de 1921,
Ils ont tué le tsar. Les bourreaux racontent. Nicolas Ross la carte parlementaire, ce n’est que par
Avec la Coupe du monde de football, impossible d’ignorer tactique. Cette étude solide, argumentée,
Ekaterinbourg. Qui a rappelé que dans ces lieux, dans la nuit documentée, pulvérise les lieux communs
du 16 au 17 juillet 1918, avaient été assassinés par les bolcheviks de la pensée conventionnelle. Elle dessine
le tsar Nicolas II et sa famille ? La maison Ipatiev a été rasée en 1977, ce qu’auraient pu être un Etat fasciste
mais les faits sont établis. L’originalité de cet ouvrage est de réunir et sa « révolution anthropologique ».
les seize récits disponibles à ce jour des treize acteurs et témoins L’échec ? Pas seulement à cause de la
des événements. Aucun de ces témoignages qui s’étendent guerre. Mais parce que né d’une vision
de 1918 à 1964, n’était destiné à la publication. Ils devaient rester mécaniste de l’homme issu de la
confidentiels et s’inscrivaient dans le cadre de l’idéologie officielle du parti. philosophie des Lumières, l’homme
Fort bien présentés, ces documents à la franchise cynique sont accablants. S’ils laissent nouveau ne vit jamais le jour. FV
quelques questions en débat, elles sont abordées dans une importante postface. FV Perrin, 432 pages, 23 €.
Editions des Syrtes, 316 pages, 20 €.

Mussolini. Un dictateur en guerre. Max Schiavon

Ancien officier d’active, cet excellent historien militaire ouvre un dossier oublié, celui de Mussolini chef de guerre.
Le pouvoir du Duce s’arrête à l’entrée des casernes : c’est au roi que les officiers prêtent serment. Au mieux, il donne
des orientations à une armée vieillotte, mal équipée. Une réussite : la campagne d’Ethiopie (1935-1936). Ce succès
aveugle Mussolini et provoque des sanctions franco-anglaises qui le poussent vers Hitler. Sans budget à la hauteur
de son ambition – installer l’Italie au premier rang de la Méditerranée –, sans forte préparation militaire, la guerre
dans laquelle le Duce s’engage en juin 1940 est une erreur majeure. Partout, des échecs. Lucide sur l’issue du conflit,
Mussolini ne peut se désolidariser de Hitler. La suite ? L’arrestation, l’évasion, la république de Salo, l’exécution. FV
Perrin, 270 pages, 21 €.

Les Catholiques et l’Etat. Un tableau européen (1815-1965). Emiel Lamberts

Sous l’aspect austère d’une étude universitaire, c’est une histoire étonnante que raconte ici
Emiel Lamberts, spécialiste de l’histoire du catholicisme. Dans l’Europe issue du congrès de Vienne,
Gustav von Blome représente une figure peu connue et un élément central de la contre-offensive
catholique face à la modernité. Aristocrate allemand, diplomate autrichien, converti, ce serviteur
de la papauté réagit en réformateur au sort de la classe ouvrière et milite pour une société respectant
les communautés pré-étatiques (famille, corporations, etc.). Il participe ainsi à l’Internationale
noire puis à l’Union de Fribourg qui œuvrent dans ce sens. Loin des idéaux d’origine, leur échec donnera
paradoxalement naissance à la démocratie chrétienne et à l’Europe actuelle. PM
Desclée de Brouwer, 468 pages, 24 €.
 Ces chrétiens qui ont résisté à Hitler. Dominique Lormier L’Eglise dans la tourmente de 1968
Souvent réduite au groupe allemand de la Rose blanche ou à la figure prophétique Yves Chiron
de Mgr Saliège dans sa protestation contre l’antisémitisme, la résistance chrétienne Si la littérature consacrée aux événements
au nazisme s’est incarnée de bien des manières et a été présente sur tous les fronts. de Mai 68 est abondante, la question
C’est le mérite du livre de Dominique Lormier de mettre en avant cet éventail. des rapports entretenus entre ceux-ci
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Catholiques, protestants ou orthodoxes, prêtres, religieuses, pasteurs, laïcs de toutes et l’Eglise a en revanche été plus rarement
confessions, militaires ou civils : les itinéraires sont variés et souvent marqués du sceau traitée. C’est donc à la réaction de l’Eglise
de la souffrance et de la mort. Cette vingtaine de portraits, de personnalités plus et des hommes d’Eglise face à la révolution
ou moins connues, témoigne de la force donnée par la foi dans la lutte sans concession soixante-huitarde, mais aussi à l’influence
engagée entre la Croix du Christ et la croix gammée de Hitler. PM que la dynamique révolutionnaire put
Artège, 304 pages, 18,90 €. avoir à son tour au sein de la structure
ecclésiale que s’intéresse Yves Chiron dans
un essai passionnant et très richement
La Guerre froide de la France, 1941-1990. Georges-Henri Soutou documenté, sans oublier d’aller chercher
Un livre exceptionnel, riche d’inédits récupérés dans un dépouillement systématique dans l’histoire récente les racines des
des archives du Quai d’Orsay, dans différents fonds d’archives privées et lors d’entretiens différents mouvements de contestation.
avec des acteurs de cette période. Selon l’historien, « la France a pleinement participé Des prêtres sur les barricades à la
à la guerre froide ». Mais à sa manière. Sans jamais mener une politique neutraliste, elle Déclaration pour la liberté des théologiens
n’est tombée ni dans le piège de l’atlantisme militant ni dans celui du rejet de la Russie. de décembre en passant par la
De plus, elle a cherché à maintenir, plus que les Américains, les pratiques du système promulgation par Paul VI d’Humanae vitae
international classique. Surtout, elle aurait, avance Soutou, voulu deux mois à peine après la revendication
dépasser la guerre froide en espérant que le système idéologique de l’« interdit d’interdire », l’historien
soviétique s’étiole de lui-même. Ce qui frappe, c’est la continuité revient sur l’ensemble de cette année qui,
des dirigeants français (peut-être moins forte avec Mitterrand) si elle ne marqua pas au sein de l’Eglise
28 sur cette ligne de crête, loyale envers ses alliés, mais indépendante le début d’une crise qui lui était
h (l’arme nucléaire), ce qui suscitera de nombreuses interprétations antérieure, consacra toutefois l’émergence
parfois contradictoires. Un grand livre qui fera débat. FV d’une contestation cléricale qui ne fera
Tallandier, 608 pages, 25,90 €. que s’amplifier au fil des années. On
pourra toutefois émettre un léger regret :
l’ouvrage n’aborde qu’assez rapidement
Une histoire des révolutions en France. Gaël Nofri les conséquences sur le long terme.
« Le mot “révolution” est un titre de noblesse qui n’est pas employé Il exonère, de même, sans guère argumenter
à la légère. » C’est par ce paradoxe que Gaël Nofri introduit son la révolution conciliaire de Vatican II
voyage historique à travers les moments révolutionnaires qui ont de toute responsabilité sur des évolutions
marqué la France. Si 1789, la Révolution par excellence, occupe qui l’ont pourtant suivie de bien près. M-AB
une place centrale, il n’hésite pas à remonter le temps (du prévôt Artège, 276 pages, 17 €.
Etienne Marcel à la Fronde) et à poursuivre ensuite jusqu’à Mai 68
(laissant paradoxalement de côté la « Révolution nationale »).
Plus qu’un simple rappel historique, l’auteur tente surtout de cerner
le concept même de révolution et fait alors ressortir avec bonheur la part de nostalgie
qui habite les révolutionnaires, en quête constante du retour à l’âge d’or. Rousseau
n’aurait pas dit mieux ! PM
Le Cerf, 468 pages, 29 €.

Le Gaullisme. Maladie sénile de la droite. Gérard Bedel

Les Français n’aiment pas leurs hommes politiques, mais tous, du Parti socialiste au Front national en passant par la droite,
regardent aujourd’hui avec nostalgie vers la figure du général De Gaulle. Besoin de grandeur ? Pas si simple rétorque Gérard Bedel
dans ce livre iconoclaste qui revisite de manière particulièrement critique le parcours politique de Charles De Gaulle
dans le but de démontrer que la référence au gaullisme représente une voie de garage pour une droite en recherche d’elle-même
et également, pour parodier Lénine, sa « maladie sénile ». Mais du gaullisme, il est, en fait, peu question dans ce livre consacré
surtout à son fondateur. Et si le gaullisme se réduisait à De Gaulle ?… PM
Editions de Chiré, 320 pages, 23 €.
 LA SUITE DANS LES IDÉES
Par François-Xavier Bellamy
SAINE FATIGUE
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.
Elle est le salaire du travail
bien fait, en même temps que l’occasion
de s’ouvrir à la poésie du monde.
Eric Fiat fait l’éloge roboratif de la fatigue.
I
l y a quelques semaines, participant à une « table ronde » dans ce
haut lieu spirituel qu’est le Collège des Bernardins, j’ai assisté à
une sainte colère : un spectateur, prenant le micro, avait laissé
entendre comme une évidence acquise que la philosophie, dans ses
élucubrations conceptuelles, ne saurait parler de la réalité concrète.
Dans l’ambiance pourtant feutrée de ce genre de rencontres, je vis
alors Eric Fiat s’insurger vivement de cet appauvrissement absurde,
qui nous guette pourtant si souvent, quand nous croyons devoir
opposer le ciel des idées à notre expérience terrestre. La philoso-
phie n’a de sens que si elle nous reconduit au réel, que notre vie quo-
tidienne nous laisse paradoxalement parfois oublier…
C’est justement ce que démontrent toute l’œuvre d’Eric Fiat et
son parcours si singulier : docteur en philosophie, il enseigne en
effet l’éthique médicale et travaille auprès des soignants. Son ensei-
gnement, autant que les nombreux travaux qu’il a publiés, témoi-
gne de cette unité profonde de la pensée et de la vie – la vie ajustant
la pensée, et la pensée soignant la vie. C’est ce sillon que poursuit, de
manière réjouissante, son dernier ouvrage, Ode à la fatigue.
Pourquoi se pencher sur un tel sujet ? Il y a bien sûr, dans cet
hommage inattendu, le plaisir d’un exercice de style, et le musicien
qu’est Eric Fiat compose d’ailleurs son texte à la manière d’une ode
chantée : prélude, strophe, antistrophe, épode et coda… Mais
qu’on ne se laisse pas intimider par ce jeu – il faut s’y laisser pren-
dre au contraire : derrière le plaisir du défi, cet éloge de la fatigue
propose en réalité une méditation sur notre condition humaine
et son oubli contemporain. La fatigue est en effet une propriété
singulière de notre expérience de vivants : ni la plante ni l’animal
n’éprouvent réellement la fatigue, au sens propre. Ils se reposent
tous deux, mais sans s’être sentis usés. Quant à Dieu, forme pure
selon Aristote, il est par définition toujours en forme : et s’il
contemple son œuvre, ce n’est pas par manque d’énergie. Seul
l’homme se fatigue donc, en portant le souci du monde, des autres
et de soi. Nous ne sommes pas ici comme le sont les choses inertes
ou les vivants sans conscience : nous menons, explique Heidegger,
une existence préoccupée ; et, par conséquent, éreintante…
Mais il n’y a rien là d’une malédiction à surmonter, au contraire :
décrire ainsi la condition humaine, c’est reconnaître cette vie
comme un présent qui s’accomplit à mesure qu’il sait se donner.
« Qui voudra sauver sa vie la perdra » : Eric Fiat ne craint pas de citer
cet avertissement du Christ qui, dit-il, demeure vrai, qu’il y ait ou non
un au-delà. « C’est cette vie-ci que perdra l’avaricieux de lui-même –
car une vie qui s’économise, une vie qui ne prend pas le risque de la fati-
gue est une vie pauvre, en cela déjà perdue. » L’expérience de la bonne
fatigue – celle qu’on éprouve après le travail bien fait, après la vic-
toire remportée, une fois l’œuvre achevée… – nous montre com-
bien la vie est faite, non pour s’économiser, mais pour se dépenser.
Cela suppose d’éviter la mauvaise fatigue – celle qui épuise et qui
tarit. Le « burn out » est le symptôme hélas commun d’une époque
qui « brûle » l’homme de l’intérieur. Revenant aux descriptions
médiévales de l’acédie, Eric Fiat montre que cette dévastation de
l’intériorité était déjà connue de la tradition monastique occiden-
tale, dans ses deux traductions possibles : l’incurie, qui abat toute
énergie et arrête l’action ; mais aussi l’hypercurie, qui n’est rien
d’autre qu’un activisme devenu mécanique, et vidé de tout amour. 29
Pour éviter cette immense lassitude, il nous faut défier notre épo- h
que de marche forcée et de performance obsédée, et prendre des
« leçons de fatigue » : leçon d’humilité face au rêve du surhumain ou
du transhumain qui ne seraient que robots ; leçon de courage et
d’effort, car sans fatigue il n’en est point ; leçon de rêverie et de poé-
sie, dans cet autre rapport au monde que le repos nous impose…
C’est cet enseignement infiniment vivant qu’Eric Fiat nous propose,
et qui se traverse avec un sentiment de jubilation, d’émerveillement
retrouvé et de profonde reconnaissance. 2
À LIRE
Ode à la fatigue
Eric Fiat
Editions de
l’Observatoire
« La Relève »
416 pages
19 €
 E
XPOSITIONS
Par François-Joseph Ambroselli

LANGRES
Semper
fidelis
Langres consacre une riche
rétrospective à la Renaissance, dont
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

elle est restée un splendide écrin.

A
u XVIe siècle, Langres fut la place
avancée du pouvoir royal à l’Est.
Un roc imprenable, une place forte
qui laissait poindre l’ombre de ses tours
menaçantes sur les frontières de la Bour-
gogne, de la Franche-Comté et de la Lor-
raine. La monarchie traita cette ville avec
les honneurs que l’on réserve aux sujets
précieux et prit soin de rendre régulière-
ment visite aux Langrois pour entretenir la
flamme de leur fidélité. François Ier, Char-
les IX, Henri III visitèrent et contribuèrent
à façonner la citadelle : les remparts furent
30 fortifiés, de puissantes tours s’élevèrent,
h l’enceinte s’adapta aux innovations de
© SYLVAIN RIANDET/SP. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/DANIEL ARNAUDET/SP. © MAZAN/SP.

l’artillerie, des boulevards furent tracés.

L’esprit de la Renaissance se mêla au mor-
tier des bâtiments et, sous la houlette du
cardinal de Givry, la ville devint un carre-
four de lettrés, d’architectes, d’artisans
raffinés et d’artistes gracieux. Les com-
mandes affluèrent et le vent de la moder-
nité souffla sur les belles murailles.
Depuis avril dernier, cet esprit vivifie
de nouveau les rues de la charmante
cité : conférences, parcours, excursions
littéraires, ateliers, spectacles de danse,
concerts, expositions font rayonner l’un
des plus majestueux patrimoines fran-
çais. Une visite thématique intitulée « La
Renaissance cachée » propose aux curieux
de découvrir les maisons du XVI e siècle quinze tableaux, dessins, sculptures, gra- lys royal, malgré les offres insistantes des
côté jardin – des façades autrefois réser- vures, manuscrits, enluminures, fron- rebelles. Une fidélité qui semble dire au
vées au seul regard de leurs propriétaires. tons, bas-reliefs, dont presque la moitié visiteur, par-delà les siècles, que la loyauté
Autre événement notable : le mythique ont été restaurés ou nettoyés pour l’occa- de Langres ne se marchande pas.
studiolo de la Maison Renaissance, écrin sion. Parmi ces œuvres figurent des pièces « Langres à la Renaissance »,
du savoir-faire ornemental de l’époque, d’artistes, tels que Jean Cousin l’Ancien, jusqu’au 7 octobre 2018.
a ouvert ses portes au public après qua- Dominique Florentin ou Jean Duvet. Lors- Musée d’Art et d’Histoire, 52200 Langres.
rante ans de fermeture. que la Champagne et la Bourgogne passè- Tous les jours sauf le mardi de 9 h à 12 h
Mais c’est surtout au musée d’Art et rent sous la domination de la Ligue catho- et de 13 h 30 à 18 h 30. Tarifs : 7 €/4 €.
d’Histoire de la ville que culminent les fes- lique des Guise, hostile à Henri III, au milieu Rens. : 03 25 86 86 86 ; www.musees-langres.fr
tivités avec l’exposition de cent soixante- des années 1580, la ville demeura fidèle au Catalogue : 38 €.

LA ROCHELLE
COLOSSES
Lorsque les mers se retirèrent, ils devinrent les
colosses d’un monde mystérieux, dont l’homme
était encore absent. Avant d’être les victimes d’une
extinction violente, provoquée par la chute d’un
immense astéroïde à l’origine du célèbre cratère de
Chicxulub, au Mexique, il y a soixante-cinq millions
d’années. Plus près de nous, les recherches
effectuées dans les Charentes depuis les années
2000 ont permis d’exhumer des dizaines de milliers
d’ossements et de fragments qui indiquent que la
région fut fréquentée par de nombreux dinosaures,
crocodiles, tortues, poissons, reptiles volants…
Ils trouvèrent un habitat confortable dans cette
immensité de marécages, de lagunes et de cours
d’eau qui formaient le nord de l’Aquitaine lors
du Crétacé inférieur (145 à 100 millions d’années).
TAPISSERIE DE MAÎTRE Page
de gauche : Saint Mammès venant
se livrer au tribunal du gouverneur
de la Cappadoce, d’après Jean Cousin
l’Ancien, partie de la tenture de
L’Histoire de saint Mammès, laine et
soie, 1544 (Paris, musée du Louvre).
Ci-contre : illustration de Mazan.
Pour honorer ces antiques occupants, le Muséum
d’histoire naturelle de La Rochelle consacre une
splendide exposition aux dinosaures ainsi qu’à
la faune et à la flore des Charentes préhistoriques.
Dans un décor graphique du dessinateur de bandes
dessinées Mazan, le visiteur est guidé par d’habiles
reconstitutions et un film 3D. Il peut aussi admirer
des fossiles, dont celui de l’un des plus gros
sauropodes au monde, qui devait mesurer près
de 40 m de long. Une manifestation ludique et
ambitieuse, où le visiteur frissonne de promener sa
petitesse au milieu de ces titans d’un autre monde.
« Dinosaures. Les géants du vignoble », jusqu’au 1er septembre 2019.
Muséum d’histoire naturelle, 17000 La Rochelle. Du mardi au vendredi,
de 10 h à 19 h ; le samedi et le dimanche, de 14 h à 19 h. Fermé le lundi.
Tarifs : 6 €/4 €. Rens. : 05 46 41 18 25 ; museum.larochelle.fr

CHÂTILLON-SUR-SEINE
PIONNIERS
D’ aucuns diraient qu’il ne s’agit que
de bracelets abîmés ou de vieilles
broches, engloutis dans les profondeurs
« crayeuses » de la Champagne, entre
les vignobles et les plaines de la Brie. Ces
vestiges sont pourtant d’une valeur ines-
timable : ils éclairent la chronologie de
l’âge du fer européen et témoignent du
raffinement de nos ancêtres. Depuis plus
de deux siècles, la craie champenoise
livre des trésors celtiques aux curieux qui
savent chercher.
Tout commença par les explorations
insouciantes de paysans en quête de mer-
veilles antiques, puis celles de riches collec-
tionneurs galvanisés par l’esthétique et la
finesse des objets déterrés. Entre 1910 et
1914, un archéologue en soutane, l’abbé
Favret, étudia plus de six cents tombes
gauloises. Il se montra d’une précieuse
rigueur lors de ses fouilles et permit à la
génération suivante, notamment à l’agri-
culteur André Brisson, de réaliser des trou-
vailles exceptionnelles. Riche d’une col-
lection de trois cent cinquante torques,
bracelets, fibules, anneaux, perles, pointes
de lance, flèches, vases et manuscrits, le
musée du Pays châtillonais peut aujour-
d’hui raconter l’histoire de ces travailleurs d’Epernay », jusqu’au 16 septembre 2018.
de l’ombre, qui, du XVIIIe siècle à nos jours, Musée du Pays châtillonnais – Trésor de Vix,
permirent à l’Europe de toucher du doigt 21400 Châtillon-sur-Seine. Tous les jours,
un patrimoine ignoré. de 10 h à 17 h 30, fermé le mardi en septembre.
« Torques et compagnie. Cent ans d’archéologie Tarifs : 7 €/3,50 €. Rens. : 03 80 91 24 67 ;
des Gaulois dans les collections du musée wwww.musee-vix.fr
 TROYES
NOS ANCÊTRES, LES GAULOIS
Les Sénons, du mot sénos qui en gaulois signifie « vieux »,
semblent avoir été considérés par le reste du monde celte.
Au début du IVe siècle av. J.-C., une branche des Sénons participa
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

à un raid contre la ville de Rome. Selon la tradition, des « hordes »

de Gaulois menées par un certain Brennus passèrent les Apennins
en 390 av. J.-C., écrasèrent les troupes romaines en infériorité
numérique à la bataille de l’Allia, un affluent du Tibre, avant de se
diriger vers la ville laissée sans défense. Ils la pillèrent et l’incendièrent,
sans réussir à prendre la citadelle du Capitole, qu’ils assiégèrent
pendant de nombreux mois avant de s’installer sur les bords
de l’Adriatique, dans le nord de l’Italie. Selon une hypothèse, cette
invasion serait une conséquence de la guerre, plus large, que menaient
les Grecs de Syracuse contre les Etrusques. Des Sénons, peuple
de la Gaule transalpine, auraient ainsi fait partie des guerriers
STRASBOURG
gaulois engagés comme mercenaires pour faire vaciller la flamme LES RUINES DU PASSÉ
de la suprématie romaine. Alliés de Vercingétorix en 52 av. J.-C.,
ils tombèrent aux côtés des autres tribus et déposèrent les armes.
Jules César déclara alors qu’ils étaient l’« un des peuples gaulois
L es ruines du passé surgissent souvent
à l’occasion de grands travaux d’urba-
nisme. C’est ce qui est arrivé en 2014 à
les plus puissants », qui jouissait « parmi les autres d’une grande Koenigshoffen, un quartier de l’ouest de
autorité ». Ils payèrent lourdement ce prestige et durent verser un tribut Strasbourg, lors de la construction de loge-
de 40 millions de sesterces annuels. Après l’humiliation de la défaite ments et de commerces dans le cadre du
32 vint la soumission et enfin l’acculturation, aboutissement de l’habile projet « Porte des Romains ». Les trouvail-
h politique de romanisation. Ils tirèrent largement profit de la pax romana les exceptionnelles faites sur un site romain
et approfondirent leurs échanges avec le monde méditerranéen. où s’élevaient, entre le Ier et le IV e siècle
apr. J.-C., une nécropole et un quartier
C’est au cœur de leur ancien territoire, dans les villes de Troyes et de
d’habitation, ont permis de rassembler
Sens, que l’exposition « Les Sénons. Archéologie et Histoire d’un peuple
des informations précieuses sur ses habi-
gaulois » rend simultanément compte des découvertes exceptionnelles tants : stèles funéraires, fragments sculp-
réalisées lors des fouilles des deux dernières décennies. Appuyé sur tés, monuments votifs et objets de la vie
un fonds archéologique inouï composé de bracelets, d’épées, de torques, quotidienne prennent place au cœur de
de sculptures, d’anneaux de verre, ainsi que de minutieux dessins cette splendide exposition-dossier.
© RU-MOR/SP. © MUSÉES DE LA VILLE DE STRASBOURG/MATHIEU BERTOLA/SP.

de reconstitutions, le parcours explore les croyances et le riche artisanat « Vivre à Koenigshoffen à l’époque romaine
de cette civilisation légendaire, qui façonna la Gaule à son image. (Ier- IVe siècle apr. J.-C.) », jusqu’au 31 août 2018.
« Les Sénons. Archéologie et Musée archéologique, 67000 Strasbourg.
histoire d’un peuple gaulois », Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h.
jusqu’au 29 octobre 2018.
Tarifs : 6,50 €/3,50 €. Rens. : 03 68 98 51 60 ;
Palais synodal, 89100 Sens.
www.musees.strasbourg.eu
Tous les jours, sauf le mardi,
Catalogue, sous la direction de Bernadette
de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h.
Schnitzler et Pascal Flotté, Musées de la ville
A partir du 1er octobre, fermé
de Strasbourg, 272 pages, 32 €.
le lundi, jeudi, et vendredi
matin. Tarifs : 6 €/4 €.
Rens. : 03 86 64 46 22.
Musée des Beaux-Arts et LA JETÉE Ci-contre : Les Sénons.
d’Archéologie, 10000 Troyes. Débarcadère en pleine activité avec
Tous les jours, sauf le mardi, scène de déchargement de bateau chargé
de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h. d’amphores. En haut : statue de sphinge,
Tarifs : 5,50 €/3 €. grès, Ier-IVe siècle apr. J.-C. (Strasbourg,
Rens. : 03 25 42 20 09. Musée archéologique). Page de droite,
Catalogue, Snoeck, en haut : machine de guerre d’après
383 pages, 39 €. Léonard de Vinci (château du Clos Lucé).
 AMBOISE

© DASSAULT SYSTÈMES/SP.
GÉNIE PRÉCOCE
© PIERRE-OLIVIER DESCHAMPS/AGENCE VU’/MUSÉE DES CONFLUENCES/SP. © MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/PHILIPPE FUZEAU/SP.

L éonard de Vinci est né cinq siècles trop

tôt : son génie se serait parfaitement
acclimaté, du moins en termes d’ingénie-
rie, aux progrès de notre époque. Des ingé-
nieurs de Dassault Systèmes, appuyés par
une équipe d’experts du château du Clos
Lucé, ont choisi de se glisser dans la peau
du maître italien. Une dizaine d’inven-
tions issues de l’aéronautique, du génie
militaire, maritime et civil ont été modé-
lisées en 3D et rendues manipulables en
360° au moyen d’une tablette tactile numé-
rique. De quoi venger dignement celui
dont les plans étaient parfois trop ambi-
tieux pour son temps.
« Léonard de Vinci à l’heure du virtuel », jusqu’au
31 décembre 2018. Château du Clos Lucé,
37400 Amboise. Tous les jours, de 9 h à 20 h ;
jusqu’à 19 h, de septembre à octobre, et 18 h,
de novembre à décembre. Tarifs : 15,50 €/14 €.
Rens. : 02 47 57 00 73 ; www.vinci-closluce.com

LYON
CABINET DE CURIOSITÉS
Digne émule des collectionneurs de curiosités du XVIIIe siècle,
directeur du Muséum d’histoire naturelle de Lyon, Louis Lortet
lança en 1870 une politique d’acquisition d’objets et de spécimens.
Bouddha de Thaïlande, masque du Gabon, collier de Nouvelle-
Calédonie, manuscrit du Maroc, chauve-souris empaillée de France,
lampe à suspendre de Syrie : le musée des Confluences expose
ses collections pléthoriques d’ethnologie et de sciences naturelles
jusqu’à la fin de l’été. Seuls les curieux sont invités.
« Carnets de collections », jusqu’au 2 septembre 2018. Musée des Confluences,
69002 Lyon. Mardi, mercredi et vendredi, de 11 h à 19 h ; samedi et dimanche, de 10 h à 19 h ;
jeudi, de 11 h à 22 h. Tarifs : 9 € ; gratuit pour les moins de 18 ans et étudiants de moins
de 26 ans. Rens. : 04 28 38 12 12 ; www.museedesconfluences.fr
Catalogue, coédition musée des Confluences/Actes Sud, 312 pages, 49 €.
LENS
MERVEILLES
C et été, le Pavillon de verre du musée
du Louvre-Lens se fait l’écrin du génie
humain et ouvre ses portes à quatre tré-
sors exceptionnels : un globe céleste en
papier mâché de l’Iran safavide, un linceul
de momie du Moyen Empire égyptien, des
fragments du Châle de Sabine de l’Anti-
BATTEMENT D’AILES quité tardive et un « transparent » de 13 m
A gauche : chauve-souris, de long signé Carmontelle. Des merveilles
Plectorus auritus, don de Claudius qui rendent hommage aux capacités infi-
Côté, début du XXe siècle nies de l’esprit humain et à son attrait ins-
(Lyon, musée des Confluences). tinctif pour l’excellence.
A droite : globe céleste d’Iran « Trésors », jusqu’au 1er octobre 2018.
en papier mâché, vers 1700 Musée du Louvre-Lens, 62300 Lens. Tous les
(Paris, musée du Louvre). jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Entrée libre.
Rens. : 03 21 18 62 62 ; www.louvrelens.fr

ÉCHIROLLES
L’ENCRE DE LA PATRIE
« Semez des pommes de terre.
Pour les soldats. Pour la France. »
A mesure que le front était
creusé par l’éclat des bombes,
les champs de l’arrière étaient
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© COLLECTION BERNARD CHAMPELOVIER, PHOTO B. RONTÉ.
la pitié, éprouvait la fierté
et encourageait la vaillance
des Français. Les affiches
possédaient ce pouvoir revigorant.
Il fallut attendre 1915 et

labourés et fournissaient l’enlisement des affrontements

la manne nécessaire à la défense
du pays. La Première Guerre
mondiale se mena sur les champs
de bataille comme dans les
fermes et les usines. Mais cet
élan de patriotisme n’aurait
jamais été possible sans
les imprimeries et les artistes
graphistes dont le talent excitait
pour que la France prenne
la pleine mesure de la puissance
des images : les affiches sobres
avaient alors été remplacées
par des odes lyriques à la
résistance. Ce sont ces morceaux
de papier, voix d’une France
éternelle, qu’on découvre dans
cette splendide exposition.
« 1918, l’affiche sur les chemins de l’histoire »,
jusqu’au 28 septembre 2018. Centre du
graphisme, 38130 Echirolles. Du lundi au
vendredi, de 14 h à 17 h 30 ; le 2e et le 3e week-
end de chaque mois, de 14 h à 18 h.
Fermeture du 30 juillet au 2 septembre inclus.
Entrée libre. Rens. : 04 76 23 64 65 ;
www.echirolles-centredugraphisme.com

PARIS
LE TEMPS DES REGRETS

34
L es armistices sont traîtres. Ils soulagent sur le moment ; puis, avec
la cessation des hostilités, vient le refroidissement, l’angoisse,
la rancœur. Le musée de l’Armée présente, dans la sublime salle
h Turenne, une exposition consacrée à ces périodes charnières de
l’Histoire où la plume fait taire le fracas de la mitraille. Photogra-
phies, peintures, affiches et objets patrimoniaux évoquent les sept
armistices qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale.
Lorsque les bolcheviks prennent le pouvoir en Russie en 1917,
Lénine, soucieux de préserver « sa » révolution, balaie d’un coup de
manche l’alliance franco-russe ratifiée vingt-cinq ans plus tôt par
l’empereur Alexandre III. Dès le lendemain de la révolution d’Octo-
3 mars 1918, signent une paix très désavantageuse pour les Russes
à Brest-Litovsk. L’ex-empire est amputé d’un million de kilomètres
carrés à l’ouest, doit démobiliser ses troupes et payer une indem-
nité de guerre. La révolution est sauve, à défaut de l’honneur.
Mais à l’ouest, l’offensive allemande de juillet 1918 est un échec
total et la défaite devient inévitable. Le 7 novembre 1918 à 21 heu-
res, le clairon du caporal Pierre Sellier, conservé aujourd’hui au
musée de l’Armée, sonne le cessez-le-feu. Les envoyés allemands
peuvent franchir la ligne de front. Quatre jours plus tard, l’armis-
tice est signé à 5 h 15 du matin au carrefour de Rethondes, dans le
wagon de Foch. Une photographie prise ce jour-là dans le massif de

© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE/RMN-GRAND PALAIS/SP. © LIBRARY OF CONGRESS.

bre, la nouvelle puissance soviétique demande l’ouverture instanta-
née de négociations de paix avec les puissances centrales. L’armistice
est signé le 15 décembre 1917 à Brest-Litovsk. La photographie de
l’événement, dont un exemplaire est présenté dans
l’exposition, montre les deux délégations posant
autour de la table des pourparlers. Les visages sont
sereins, les moues satisfaites. Ils semblent oublier
que la paix n’est pas encore assurée et que l’Europe
entière se noie dans la boue des champs de bataille.
Mais Lénine n’en a que faire : sa révolution l’emporte
sur les engagements pris sous d’autres chefs. Ce
n’est pas l’avis de Trotski, commissaire du peuple
aux Affaires étrangères, qui, s’il rejette cette guerre
pesante, est fermement opposé à toute proposi-
tion de paix et aux conditions dégradantes impo-
sées par les Allemands et leurs alliés.
Face à l’indécision de la Russie, l’Allemagne fait
marcher ses troupes : la patrie socialiste est alors
« déclarée en danger ». En position de force, les
Allemands imposent leurs revendications et, le
Lingekopf, dans les Vosges alsaciennes, montre des soldats français
et allemands prendre la pose après l’annonce de l’arrêt des combats.
Les sourires sont les mêmes du côté des vaincus et des vainqueurs :
gênés, insouciants, ces hommes ont hérité d’une
Europe dévastée. Vient alors le temps du deuil, de la
démobilisation et des espoirs déçus.
« 1918, armistice(s). De l’avant à l’après 11 novembre »,
jusqu’au 30 septembre 2018. Musée de l’Armée,
75007 Paris. Tous les jours de 10 h à 18 h, nocturne
le mardi jusqu’à 21 h. Gratuit. Rens. : 08 10 11 33 99 ;
www.musee-armee.fr
GRANDE GUERRE Ci-contre : dessin de presse
signé William Allen Rogers paru dans le New York
Herald en novembre 1918 (Washington, Library
of Congress). Au milieu : porte-plume Waterman
du maréchal Foch (Paris, musée de l’Armée). En
haut : affiche de 1917, par Lucien Jonas (Echirolles,
Centre du graphisme).
 À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

TOUT UN FROMAGE !
S’il n’a conquis les tables citadines
et aristocratiques qu’au Moyen Age,
© CANAL ACADÉMIE.

le fromage ne saurait aujourd’hui

manquer le rendez-vous d’un bon repas.

B
eaucoup des meilleurs produits gastronomi- marchés a conduit à inventer des pratiques collec-
ques de toutes les contrées du monde résul- tives, parmi lesquelles les fruitières du Jura. Ces
tent de l’art de conserver des comestibles coopératives remontent au Moyen Age, mais les
périssables. Ainsi en est-il des denrées séchées, gros fromages dits vachelins ou comtés datent
des salaisons, des confits sous la graisse, des du XVIIIe siècle et doivent beaucoup au savoir-
confitures, du vin, merveilleuse façon de subli- faire suisse. Les souterrains des forts de Vauban
mer le jus de raisin, des conserves en bocaux constituent des caves de vieillissement idéales.
© GUSMAN/LEEMAGE. CI-DESSOUS : © BERND JÜRGENS/ALAMY/HEMIS.

ou en boîtes métalliques (ah ! les sardines à Nourriture paysanne à l’origine, le fromage

l’huile, inventées à Nantes en 1823) et, bien sûr,
des fromages. Le caillage à froid ou à chaud,
l’égouttage, éventuellement suivis d’un pressage et
d’un affinage en atmosphère fraîche et humide per-
mettent de garder actives les vertus du lait pendant des
semaines, des mois, des années, jusqu’à trois ans et plus pour les
parmesans ou les comtés, et de concentrer la saveur de son terroir.
L’invention du fromage remonte au néolithique. Les pratiques anti-
ques subsistent dans ses noms actuels : le français inversé par méta-
thèse découle du latin forma, « moule », respecté dans l’italien for-
maggio, tandis que son nom latin, caseus, de l’indo-européen kwat,
« fermenté », survit dans cheese, Käse, queso, queijo.
La taille et la consistance des fromages dépendent des anciennes
pratiques d’élevage et du marché. Ils sont de très petite taille dans les
régions d’autoconsommation (crottin de Chavignol), plus grands et
moelleux dans les régions proches des villes (maroilles). Ils sont très
grands, lourds et secs dans les montagnes où l’éloignement des
est devenu citadin et aristocratique dès le
Moyen Age, comme c’est le cas du brie à Paris et,
plus tard, du camembert érigé après la Grande
Guerre au rang de véritable symbole national français.
Brillat-Savarin fut le premier auteur à affirmer, en 1825,
qu’« un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil ». Et 35
Victor Meusy composa vers 1900 une superbe chanson à la gloire h
du fromage dont le refrain proclame : « Que sentirait la vie, si on ne
t’avait pas ? » Seuls les Anglais maintiennent le bel usage, général
dans les temps anciens, de servir le fromage après le dessert sucré,
par exemple leur délectable blue stilton avec du vieux porto. 2
L’AMI DES POILUS Etiquette du camembert Le Veau qui pleure,
par Benjamin Rabier, 1928. En participant au ravitaillement des
soldats de la Grande Guerre, les producteurs de camembert ont
fait de leur fromage un véritable symbole de la nation française.

RECETTE
LA FONDUE SUISSE
Apparue en 1699 dans un manuscrit zurichois, la conviviale fondue
est devenue populaire à partir des années 1950, en lien avec l’essor
des sports d’hiver. Comptez 200 g de fromage par personne en mêlant
par tiers gruyère, vacherin de Fribourg, appenzell. Frottez un caquelon
d’ail, faire fondre les fromages émincés avec 7 cl de fendant par personne.
Ajoutez au dernier moment un peu de poivre et de muscade, ainsi que
de la fécule délayée dans un petit verre de kirsch. Se déguste dans la joie
en trempant des morceaux de pain de campagne piqués au bout d’une
grande fourchette. Accompagner du même vin que celui de la préparation.
 © HERCULES MILAS/ALAMY/HEMIS. © WORLD HISTORY ARCHIVE/AURIMAGES. © COLLECTION DAGLI ORTI/MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE NAPLES/GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © HARMONIE BRICOUT ET UGO PINSON POUR LE FIGARO HISTOIRE.
EN COUVERTURE

38
AU COMMENCEMENT
ÉTAIT MYCÈNES
LA GRÈCE D’AVANT LA GRÈCE EST SORTIE BIEN TARD DES BRUMES
DE L’HISTOIRE. PAR SA RICHESSE ET PAR SA FIN BRUTALE, LA CIVILISATION
MYCÉNIENNE, DONT L’ŒUVRE D’HOMÈRE PORTE LA MARQUE,
NE CESSE DE FASCINER.

L’
50ENQUÊTE TROYENNE
LA GUERRE DE TROIE A-T-ELLE EU LIEU ? QUI SONT LES ACHÉENS
DONT PARLE HOMÈRE ? LA RECHERCHE D’UNE RÉALITÉ HISTORIQUE
DONT L’ILIADE SERAIT L’ÉCHO FAIT L’OBJET DE QUESTIONS
DONT ON N’AURA PEUT-ÊTRE JAMAIS TOUTES LES RÉPONSES.
 60 L A
QUESTION
HOMÉRIQUE
HOMÈRE A-T-IL EXISTÉ ?
LES ANCIENS N’EN
DOUTAIENT PAS.
LES MODERNES SE POSENT
LA QUESTION
DEPUIS LE XVIIIE SIÈCLE.

ET AUSSI
LA RUÉE VERS L’OR
LE CERCLE DES POÈMES DISPARUS
L’AVENTURIER DE LA CITÉ PERDUE
LE TOMBEAU D’HECTOR
L’ÉTOFFE DES HÉROS
CHANTS POUR CHANTS
RHAPSODIES HOMÉRIQUES
LES GROS SABOTS D’HÉLÈNE
LE CRÉPUSCULE DES DIEUX
UNE LÉGENDE DES SIÈCLES

LA GUERRE DE

Troie
A-T-ELLE EU LIEU ?
LE TOMBEAU DE CHEF
Le Trésor d’Atrée dit aussi Tombe
d’Agamemnon, chambre funéraire
royale située au sud de l’acropole
de Mycènes, vers 1250 av. J.-C.
Heinrich Schliemann, qui découvrit
le site en 1875, attribua cette
tombe à Agamemnon.
 Au
commencement
était Mycènes

© CONSTANTINOS ILIOPOULOS/ALAMY/HEMIS.
Par Annie Schnapp-Gourbeillon
Il a fallu attendre le développement
de l’archéologie, au XIXe siècle, pour que la civilisation
mycénienne sorte enfin de l’ombre. Le souvenir
de la richesse et des structures de cette Grèce d’avant
la Grèce affleure partout dans l’œuvre d’Homère.
 © HERCULES MILAS/ALAMY/HEMIS. © LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. © ARTOKOLORO/QUINT LOX/AURIMAGES.
EN COUVERTURE
40
h
L
« es Grecs montrent plus de talent à admirer ce qui pro-
vient de l’étranger que ce qui se trouve chez eux, en sorte
que si les meilleurs de leurs érudits ont analysé dans
le moindre détail les pyramides des Egyptiens, ils n’ont pas
accordé le moindre souvenir au trésor de Minyas ou aux murs
de Tirynthe, qui ne sont en rien moins admirables. » (Pausa-
nias, Béotie, IX, XXXVI, 5.)
Depuis l’Antiquité, notre vision des temps anciens de la
Grèce a longtemps reposé sur un surprenant déni. Autant l’âge
des héros, exalté par une guerre légendaire menée contre la
cité de Troie, symbolise depuis toujours l’état originel de la
Grèce, autant les vestiges matériels de l’époque mycénienne,
pourtant très impressionnants, ont peu intéressé le monde
gréco-romain. La guerre de Troie, cet événement fondateur de
la civilisation hellénique selon Thucydide (Ve siècle avant notre
ère), qui y voyait la première entreprise menée en commun par
les Grecs, ce mythe magnifique, repris à l’infini jusqu’à nos
jours, a longtemps occulté toute autre interrogation sur le
passé de la Grèce antérieur au VIIIe siècle avant notre ère, date
convenue de l’apparition de la cité (polis). Cette étonnante
réflexion de Pausanias (IIe siècle) en fait preuve.
Il y a certes des raisons à cela. Le génie d’Homère, fabuleux
conteur de l’Iliade et de l’Odyssée, écrase le réel d’une histoire
que même les Grecs d’époque classique ne connaissaient
plus. Il a fallu attendre le développement de l’archéologie,
avec les fouilles de Troie (à partir de 1870), Mycènes (1874),
Orchomène (1880) et Tirynthe (1884) par Heinrich Schlie-
mann, pour que l’histoire lointaine de la Grèce devienne sujet
d’intérêt et d’étude. Encore faut-il préciser, qu’obsédé par
l’épopée homérique, Schliemann entendait avant tout prou-
ver la réalité historique de la guerre de Troie. Depuis, les explo-
rations décisives des palais de Cnossos en Crète et de Pylos en
Messénie, menées dans la première moitié du XXe siècle, avec
leurs documents comptables écrits en langue grecque, ont
ouvert la voie à de nombreuses autres découvertes, comme
celle, récemment, d’un nouveau palais à Dimini (Thessalie) en
2001. La protohistoire de la Grèce est enfin sortie de l’ombre.
La civilisation mycénienne
On considère que les populations de langue grecque étaient arri-
vées en Grèce continentale aux alentours de l’an 2000 av. J.-C.,
par infiltrations successives depuis le nord du territoire. Une
période de destructions et de chute démographique durable
s’instaura alors, sans toutefois que l’on puisse l’imputer entiè-
rement aux nouveaux arrivants. L’archéologie montre que la
tendance fut plutôt à la continuité, les Grecs s’intégrant à la
sphère culturelle des autochtones, déjà bien organisés en peti-
tes structures urbaines et pratiquant un commerce actif avec
toute l’Egée. Les arrivants hellénophones avaient visiblement
une grande méconnaissance de la mer, puisqu’ils ont repris
aux autochtones l’intégralité de leur vocabulaire maritime. En
échange, ils avaient amené avec eux le cheval.
 LE SOMMEIL EST D’OR Ci-dessus : masque funéraire en or provenant de la tombe IV de Mycènes, XVIe siècle av. J.-C.,
découvert par Schliemann dans les années 1870 (Athènes, Musée national archéologique). Page de gauche : entrée du Trésor
d’Atrée à Mycènes. En bas : taureau en terre cuite, vers 1400-1300 av. J.-C. (New York, Metropolitan Museum of Art).

La période dite « mycénienne », ou âge du bronze récent
en Grèce (XVIIe-XIIe siècles av. J.-C.), concerna en premier
lieu la Grèce continentale et la Crète. Elle se caractérisa par
une impressionnante croissance de la richesse des élites,
pour qui commerce et pillage étaient largement confondus
(ce qui serait encore le cas pour Ulysse dans l’Odyssée), et
qui s’appuyait sur une masse paysanne corvéable, toujours
plus sollicitée au cours des trois siècles de son existence. Les
Mycéniens conquirent au XVe siècle av. J.-C. la Crète, dont
les différents palais avaient déjà été durement éprouvés
par l’éruption du volcan de Santorin au siècle précédent,
et reprirent le flambeau du commerce crétois en mer Egée,
lançant des expéditions vers le nord, s’installant dans des
îles comme Lemnos ou Samothrace, colonisant Milet sur
la côte ionienne et poussant ensuite vers
l’ouest (Lipari, Sicile). Ils recherchaient
des produits lointains et précieux, comme
l’ambre de la Baltique, très prisé pour les
bijoux, ainsi que l’ivoire venu d’Orient ou
d’Egypte, ou encore le cuivre de Chypre
ou de Sardaigne et l’étain de Grande-
Bretagne, les deux composants de la
métallurgie du bronze.
Dès le début de la période, on a affaire à une société forte-
ment hiérarchisée. La richesse des deux cercles de tombes A
et B (le plus ancien, dès 1650 av. J.-C.) dégagées à Mycè-
nes est confondante, avec les masques funéraires et les
bijoux, les sceaux en or, les perles d’ambre et autres objets
de grand luxe. Le souvenir en persista longtemps puisque
Mycènes reçut dans l’Iliade (VIIIe siècle av. J.-C.) le qualifi-
catif de « riche en or ». Par la suite, les palais furent de plus en
plus grands et somptueux, les tombes à l’architecture spec-
taculaire en coupole (tholoi) se dressant près des forte-
resses. Les différents Etats mycéniens s’arti-
culent autour de ces palais : Mycènes bien
sûr, mais aussi Tirynthe en Argolide,
Thèbes en Béotie, Iolcos et Dimini en
Thessalie, Cnossos et sans doute aussi
Chania en Crète, Athènes… Les sanctuaires
fleurissent à l’intérieur et à l’extérieur des
palais ; on y pratique des sacrifices d’ani-
maux et on y tient des banquets. Beaucoup
de sites religieux d’époque archaïque et classi-
que présentent ainsi des antécédents de l’âge
du bronze : Délos, Olympie, Eleusis, Delphes,
Epidaure, Didyme, Ephèse…
 improprement par « roi ». Il présidait les banquets rituels, offrait
les sacrifices les plus somptueux. Mais ce n’était pas un
monarque absolu. Il était flanqué d’un haut personnage, le ra-
wa-ke-ta (lawagetas), dont le nom signifie « conducteur du
laos » (le peuple en armes), même si son rôle militaire n’est
pas certain, et qui possédait le second plus grand domaine
de Pylos. Auprès d’eux se réunissent les he-qe-ta (hepesthai),
les Suivants, vraisemblablement une noblesse héréditaire de
compagnons proches du wanax. Les te-re-ta (telestai) sem-
blent posséder une charge administrative et sont eux aussi
détenteurs de terres agricoles. D’autres noms de « fonction-
naires » sont d’un grand intérêt : le po-ro-ke-te et le ko-re-te,
chefs de districts à Pylos (même étymologie que procurator
© ALEXEY MOROZOV/ALAMY/HEMIS. © IDIX. © AKG-IMAGES. et curator en latin) et surtout le da-mo-ko-ro (gouverneur de
province), première mention du terme de damos (ou démos),
le peuple, en grec classique. Il faut enfin nommer le qa-si-re-u
(basileus), qui était à cette époque un chef local parmi d’autres
avant de devenir un « roi » dans l’épopée homérique.
Les tablettes fournissent aussi des noms de divinités,
connues par ailleurs dans le panthéon grec classique, comme
Zeus, Héra, Poséidon, Artémis, Athéna, Hermès… Manquent
à l’appel certains dieux, comme Aphrodite, mais l’état lacu-
naire de la documentation ne permet pas de les écarter défi-
nitivement du lot.
La période des XIVe-XIIIe siècles av. J.-C. marque l’apogée du
système. Une « pax mycenaea » semble alors régner sur l’ensem-
ble de l’Egée, peu de sites sont fortifiés, l’habitat est souvent dis-
persé – autant de signes d’une absence de crainte. Par ailleurs,
les différents Etats mycéniens possèdent une culture homo-
gène, ce qui pourrait induire une domination de Mycènes, hypo-
Nous connaissons mieux le système social de ces Etats grâce thèse renforcée par plusieurs mentions du « roi des Ahhiyawa
à la découverte de tablettes d’argile, cuites accidentellement (“Achéens” ?) au-delà des mers » retrouvées dans les archives
dans l’incendie des palais de Cnossos et de Pylos pour l’essen- hittites de Hattusa (Bogazköy) datant du XIVe siècle av. J.-C.
tiel, mais aussi, depuis 1963, de Thèbes. Ce sont des docu-
ments comptables provisoires (ils ne dépassent pas une année) La fin du système palatial
portant une écriture syllabique dite linéaire B, par référence à un Tout se gâte pourtant à partir de la seconde moitié du XIVe siè-
linéaire A crétois dont elle dérive, lequel transcrit toutefois une cle av. J.-C. Dès cette époque, on renforce les fortifications
langue inconnue. Paradoxalement, ces tablettes destinées à existantes et de nouvelles apparaissent, comme à Gla, en
compléter des archives plus pérennes sont les seules à avoir sur- Béotie, ou sur l’isthme de Corinthe. A Mycènes et à Tirynthe,
vécu aux désastres successifs. Leur déchiffrement en 1952 par on protège désormais les citernes à l’intérieur des murailles ;
Michael Ventris et John Chadwick prouva d’abord, pour nombre à Athènes, sur l’acropole, un mur est édifié autour d’une fon-
de spécialistes qui en doutaient, que les Mycéniens étaient bien taine. Ce souci de préserver l’eau peut indiquer la crainte d’un
des Grecs, mais conduisit surtout à identifier la hiérarchie sociale siège. De manière générale, un sentiment nouveau d’insécu-
élaborée de leurs Etats. Les tablettes présentent en effet des lis- rité paraît s’installer sur l’ensemble des territoires mycéniens,
tes d’offrandes ou de redevances aux palais et sanctuaires, nom- ce qui semble corroboré par une représentation accrue des
ment la qualité des donateurs ou récipiendaires, fournissent pour thèmes guerriers dans l’iconographie des fresques de palais
Pylos un cadastre précis (deux provinces comportant respec- (Pylos, Mycènes, Tirynthe) et des vases.
tivement neuf et sept districts), dénombrent les esclaves selon De fait, une série de dévastations s’amorce. Entre 1250 et
leur provenance, insistent sur les élevages de moutons et la pro- 1180 av. J.-C., tous les palais subissent une ou deux destruc-
duction de tissus de laine (Cnossos et Pylos), de parfums (Pylos), tions. A Mycènes, l’acropole brûle deux fois en cinquante ans,
de roues de char (Cnossos), de blé, de vin, de miel, de figues, etc. avec une reconstruction partielle dans la période intermédiaire.
A la tête du palais, possesseur du domaine (temenos) le plus Il est possible qu’un tremblement de terre ait ajouté au désordre
vaste, se trouvait le wa-na-ka (wanax), terme traduit assez guerrier. A Tirynthe, outre l’incendie du palais, la rupture d’un
 La civilisation mycénienne
(1400-1100 av. J.-C.)
Samothrace

Imbros
Troie
Mer WILUSA
Lemnos
de Thrace
Iolcos
Dimini (Volos) Pitane
Mer Lesbos
Ionienne Skyros
Leucade
Orchomène LE CERCLE D’UNE CIVILISATION DISPARUE
Gla Mer Egée Chios Ci-contre : le rayonnement de la civilisation
Thèbes ARZAWA
Céphalonie mycénienne jusqu’à sa disparition totale
Péloponnèse Athènes Andros Samos Apasa autour de 1100 av. J.-C. Ci-dessous : tablette
(Ephèse)
Zacynthe Mycènes Midéa en linéaire B, découverte à Pylos, archives
Tirynthe Icaria Millawanda du palais de Nestor, XIIIe siècle av. J.-C.
Sparte Naxos

S
(Milet)
(Athènes, Musée national archéologique).

p
y

o
Pylos a Page de gauche : le cercle des tombes A

r
a

l
d
d
e
e
s sur le site de Mycènes, découvert par
s
Théra Schliemann en 1874, où fut notamment
Mer (Santorin) trouvé le masque en or dit d’Agamemnon.
Méditerranée Cythère
Mer de Crète
Chania Karpathos Rhodes
Crète Cnossos

50 km

Expansion mycénienne Implantations Palais,

(1400-1300 av. J.-C.) mycéniennes forteresse

barrage en amont de la ville entraîne une catastrophe dans la

ville basse. Thèbes, Orchomène, Dimini, Midéa, connaissent
le même sort tragique. A Pylos, le palais est entièrement détruit
dès le milieu du XIIIe siècle av. J.-C. Il ne sera jamais relevé.
Si toute la Méditerranée orientale connaît des bouleverse-
ments et des destructions multiples au cours de cette période
et si les textes égyptiens font référence à des bandes de pillards
nommés « peuples de la mer », les causes de l’effondrement des
palais mycéniens ne sont pas à chercher du côté d’une inva-
sion étrangère, mais plutôt en interne : difficultés économiques
liées à la croissante insécurité des échanges commerciaux
avec le Proche-Orient, épuisement de toute une classe pay-
sanne devant l’énormité des travaux extravagants requis par
l’élite pour l’embellissement des palais et la construction de
tombes somptuaires, et surtout rivalités et affrontements guer-
riers entre chefs. L’autorité du wanax ne suffit plus alors à main-
tenir une paix qui fait eau de toutes parts.
Les causes peuvent être multiples, mais le résultat est sans
appel. Le système politique palatial s’effondre à ce moment. Il
ne réapparaîtra jamais. Disparus, la hiérarchie complexe, le
wanax et le lawagetas, les palais orgueilleux, les documents
comptables et l’écriture syllabique qui les transcrit.
Pourtant, contrairement à ce que l’on a d’abord pensé, la n’est toutefois que provisoire. La Grèce est entourée de peu-
civilisation mycénienne ne meurt pas avec les palais : elle évo- ples qui écrivent, ce qui en permettra la réapparition, sous une
lue politiquement vers de nouvelles formes de gouvernance et forme très innovante, vers la fin du IXe siècle av. J.-C. Les Phé-
d’organisation sociale. Une partie de l’élite chassée du pou- niciens en fourniront la trame, signe que les contacts n’avaient
voir a fui vers Chypre, avec ses trésors ; on y constate l’installa- pas complètement cessé durant les siècles dits « obscurs ». Les
tion de nombreux groupes surtout originaires d’Arcadie et du Grecs y ajouteront en outre une invention décisive – la nota-
reste du Péloponnèse, qui continueront d’employer jusqu’en tion des voyelles – et, très vraisemblablement depuis l’origine,
pleine époque classique un syllabaire dérivé du linéaire B pour les voyelles longues et courtes, liées à la métrique. Les textes
leurs transactions commerciales. En revanche, en Grèce, grecs d’époque archaïque, philosophes compris, seront tous
l’écriture syllabique disparaît complètement avec la nécessité exprimés sous une forme poétique. L’Iliade et l’Odyssée en
d’administrer l’économie des palais. L’abandon de l’écriture offriront les premiers témoignages.

EN COUVERTURE
En Grèce et en Crète, la disparition du monde mycénien est
suivie, au XIIe siècle av. J.-C., par l’apparition de nouvelles villes
et de nouveaux sanctuaires. Une cité prospère est fondée à Lef-
kandi, dans l’île d’Eubée ; à Tirynthe, la ville basse s’étend ; en
beaucoup d’endroits, on continue à pratiquer les mêmes rites
religieux et à fabriquer une céramique mycénienne de qualité,
décorée souvent de motifs guerriers. Un nouveau type de soldat
fait au même moment son entrée dans l’iconographie : un fantas-
sin vêtu d’une sorte d’uniforme, tunique à franges, jambières et
bouclier, qui s’avance en ligne, comme une préfiguration de la
phalange hoplitique, telle qu’on la connaîtra des siècles plus tard.
44 Les palais ne sont jamais réoccupés ; seul un petit sanctuaire
h est parfois installé dans les ruines de la partie la plus noble, le
mégaron ou salle de réception du wanax. Il semble qu’une sorte
d’interdit, politique et/ou religieux, ait pesé sur les décombres
de ce qui fut le centre du pouvoir de la période précédente. De
nombreux sites sont désertés, surtout dans le Péloponnèse. Les
tombes individuelles à ciste remplacent les tombes collectives
à chambre, ce qui a fait un temps penser à l’arrivée de popula-
tions étrangères, hypothèse désormais rejetée. La céramique
figurée a disparu au profit d’un style nouveau, le protogéométri-
que, vers 1050 av. J.-C. La période qui suit fut bap-
tisée « siècles obscurs » en raison de la pauvreté
apparente des indices archéologiques. Pour-
tant, malgré une chute démographique générale
évidente (une épidémie n’est pas à écarter), certains
centres restent actifs et innovateurs, comme Athènes
ou Argos. Mais c’est à Lefkandi qu’une découverte
faite en 1981 a modifié la vision que les spécialistes
avaient de cette période, tant elle tranchait avec
l’idée d’une désagrégation et d’une paupérisa-
tion de l’ensemble de la Grèce. Il s’agit d’une
extraordinaire sépulture, datée de la pre-
mière moitié du Xe siècle av. J.-C., dans
un bâtiment périptère de plus de 50 m
de long. Elle était destinée à abriter un
chef, incinéré, et sa femme, probable-
ment sacrifiée, avec quatre chevaux et
un matériel d’une richesse impression-
nante. Le squelette de la femme est couvert
de bijoux d’or et porte même un pectoral mésopotamien vieux
d’un bon millénaire. En fait, loin de constituer une rupture
totale avec la période précédente, les signes de continuité
culturelle, en particulier au plan religieux, se font, à mesure
des nouvelles fouilles, de plus en plus évidents.
Homère et la mémoire des héros
La guerre de Troie avait été la mère de toutes les guerres : c’était
une évidence dans l’Antiquité. En ce qui nous concerne, nous
avons tendance à poser une question qui n’aurait pas effleuré
le cerveau d’un Grec : a-t-elle existé ? Homère en témoigne-t-il ?
Le problème est le même que pour la Chanson de Roland, qui,
quatre siècles après les événements, fit d’une simple escarmou-
che sur les arrières de l’armée de Charlemagne la plus héroïque
des batailles. Quelques historiens de l’Antiquité comme Erato-
sthène ont fixé l’affrontement à la date précise de 1184 av. J.-C.
Mais les fouilles de Troie ne corroborent guère cette datation et
pointent plutôt vers une destruction antérieure, ce qui ne veut pas
dire qu’une expédition de pillage n’ait pas eu lieu depuis la Grèce
à cette époque. Le passé, cependant, est d’abord celui auquel on
croit : la notion de vérité historique aurait été un concept incom-
préhensible pour Homère, qui n’en avait que faire. Vouloir faire
coïncider mythe et histoire est dès lors une entreprise stérile.
Le poète a, inévitablement, mêlé allègrement dans son
épopée divers moments de l’histoire des Grecs. Reste que les
informations qu’il fournit sur sa propre époque sont infiniment
précieuses. On admet maintenant que la date de composition
de l’Iliade, et un peu plus tard celle de l’Odyssée, remonte à la
fin du IXe ou au début du VIIIe siècle av. J.-C. Bien qu’ayant
trait à une période plus ancienne, celle du monde des héros
(c’est ainsi qu’apparaît aux yeux des Grecs de l’ère suivante
le monde mythifié des forteresses mycéniennes), beaucoup
d’éléments s’inscrivaient dans le contexte d’une société aris-
tocratique où prédominent la rivalité des chefs et l’insécurité
dynastique, tandis que certains aspects de la « polis »,
la cité-Etat d’époque archaïque et classique, sont
déjà clairement reconnaissables. Le monde des
héros est un monde disparu, une légende nostal-
gique, remplacé par ce qui, chez le poète presque
contemporain Hésiode, est devenu l’âge de fer,
celui des hommes incapables de rivaliser avec
leurs glorieux ancêtres.
Homère, cependant, ne s’appuie pas seulement
sur l’observation de son temps mais aussi sur une tra-
dition orale foisonnante et séculaire, transmise par
des aèdes, qui peut, pour quelques personnages
ou épisodes, remonter aux débuts de l’ère mycé-
nienne. C’est par exemple le cas d’Ajax, qui sem-
ble bien être un héros très ancien ; d’autres sont
certainement d’époque mycénienne, comme
Ulysse ou Diomède, mais pas Achille, figure plus
« moderne », dont le comportement est traité sous
un angle plus psychologique. Certaines formules
métriques semblent appartenir à une langue grecque antérieure
même à celle des tablettes en linéaire B. On note par ailleurs
qu’Agamemnon est appelé « anax » (le wanax mycénien), alors
qu’il est un dirigeant contestable et peu efficace sur le plan guer-
rier. La fonction est visiblement affaiblie, le sens d’anax paraît
plus proche de celui, assez vague, de « protecteur », mais sans
doute le souvenir de la puissance de Mycènes est-il ici bien pré-
sent. Les autres chefs ne sont que des basileis.
De génération en génération et dans un contexte appauvri,
les récits de la riche mythologie grecque avaient enchanté les
cours de l’élite, sans disparaître avec le système palatial qui les
avait vus naître. Le tout se fondit dans un énorme corpus dit « des
poèmes du Cycle », qui allaient pour certains nourrir l’inspira-

© GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

tion de la tragédie au Ve siècle av. J.-C. et seraient largement dif-
fusés dans tout le monde gréco-romain. On y contait la pre-
mière prise de Troie par Héraclès ainsi que sa destruction finale,
la sanglante histoire des Atrides, la mort d’Achille, l’errance de
Ménélas en Egypte, le suicide d’Ajax et autres épisodes liés à la
guerre de Troie. Si seuls la colère d’Achille et le retour d’Ulysse
firent partie du corpus homérique, tous ces récits appartenaient
à l’horizon culturel des Grecs et étaient connus de chacun.
Document historique, le corpus homérique ? Oui, certaine-
ment, mais au second degré. Sa principale qualité est ailleurs.
L’Iliade et l’Odyssée inauguraient l’ère des grandes œuvres lit-
téraires, élevant pour la première fois la poésie au rang de tré-
sor intemporel de l’humanité. Plusieurs millénaires après leur
composition, l’émerveillement reste intact. 2

Annie Schnapp-Gourbeillon a été maître de conférences

en archéologie et histoire de la Grèce archaïque et classique
à l’université de Paris 8-Vincennes-Saint-Denis.

ENTRER DANS LA LÉGENDE Page de gauche, en haut :

cratère des Guerriers, Mycènes, XIIIe siècle av. J.-C.
(Athènes, Musée national archéologique). En bas :
œnochoé de la période géométrique, 750-735 av. J.-C.
(Athènes, Musée national archéologique). Ci-contre :
amphore avec un détail représentant un cheval de Troie,
VIIe siècle av. J.-C. (Mykonos, Musée archéologique).

À LIRE d’Annie Schnapp-Gourbeillon

Aux origines
de la Grèce
Les Belles
Lettres
432 pages
35,50 €
EN COUVERTURE

46
H

MYCÉNIENS
LE REPOS DU GUERRIER Ci-dessus : abusivement attribué par Schliemann à Agamemnon, ce masque d’or fait
partie d’un ensemble de cinq masques funéraires trouvés par lui en 1876 dans les tombes IV et V du cercle A à Mycènes.
Datés du XVIe siècle av. J.-C., ils sont conservés au Musée national archéologique d’Athènes.
© AKG-IMAGES/DAVID PARKER/SCIENCE PHOTO LIBRARY. © LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. © KONSTANTINOS KONTOS/LA COLLECTION. © GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES.
LION D’OR Ci-contre : rhyton d’or en forme de tête de lion
provenant de la tombe IV à Mycènes. Ci-dessus : fleur en feuille
d’or, Mycènes, vers 1550 av. J.-C. En bas : poignard incrusté
d’or avec figures de spirale, trouvé dans la tombe III à Mycènes,
XVIe siècle av. J.-C. (Musée national archéologique d’Athènes).

La ruée
vers l’or
Quoique antérieurs
à l’époque présumée
de la guerre de Troie,
les somptueux trésors
découverts par Heinrich
Schliemann dans les années
1870 à Troie et à Mycènes
n’en constituent pas moins
d’éblouissants témoignages
de l’âge du bronze
ancien et de l’émergence
de la civilisation
mycénienne en Grèce.
EN COUVERTURE

© THE PUSHKIN STATE MUSEUM OF FINE ARTS/AURIMAGES . PHOTOS : © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

48
H

L’OR DE TROIE ?
Mise au jour par
Schliemann en 1873
sur le site de Troie-Hisarlik
et nommée par lui
« trésor de Priam », cette
suite de trésors voisins
appartient en réalité à l’une
des phases les plus
anciennes de la cité, Troie II,
datable de 2700 à 2200
av. J.-C. Elle est composée
de plus de 8 000 objets,
la plupart en or, dont
(ci-contre, de haut en bas)
épingle, saucière et vase.
 TROYENS
CASQUE D’OR
A droite : grand diadème
à pendeloques. Quatre-
vingt-dix chaînettes simples,
décorées de petites écailles en
feuille d’or, sont suspendues
à la verticale à une fine
chaîne double horizontale.
Ce diadème à pendentifs
a été rendu célèbre par
la photo où Sophia, femme
de Schliemann, l’arbore
avec d’autres bijoux du trésor
de Priam, telle une nouvelle
Hélène de Troie. Schliemann
© THE PUSHKIN STATE MUSEUM OF FINE ARTS/AURIMAGES.

n’informa pas les autorités

ottomanes de sa découverte.
Avec l’aide de sa femme, il fit
sortir clandestinement de
Turquie toutes les pièces du
trésor. Le gouvernement
ottoman lui intenta un procès
dès 1874-1875. Accusé d’avoir
exporté illégalement les
pièces du trésor, Schliemann
fut condamné à payer
10 000 francs or. Il versa
toutefois spontanément la
somme de 50 000 francs, et
resta propriétaire du trésor.
D’OR ET D’ARGENT
Poignard avec scène
de chasse aux lions,
provenant de Mycènes,
XVIe siècle (Athènes,
Musée national
archéologique).
 L’enquête
Troyenne
© KONSTANTINOS KONTOS/LA COLLECTION.

Par Julien Zurbach

La réalité historique de la guerre relatée dans l’Iliade
d’Homère et l’origine des Achéens et des Troyens
ont suscité des débats passionnés depuis le XIXe siècle.
Elles soulèvent encore de nombreuses questions.
 Qui sont les Achéens
dont parle Homère ?
Ltement, les Grecs coalisés devant Troie qui, ne s’appelant
es Achéens sont d’abord les héros d’Homère ou, plus exac-
pas encore Grecs, se désignent comme Achéens. Les poèmes
épiques que sont l’Iliade et l’Odyssée ont été attribués à un
aède, Homère, dont nous ne savons rien de fiable. Comme bien
d’autres peuples, les Grecs ont placé à leurs origines des épo-
pées relatant d’anciens hauts faits. Ils n’ont jamais douté de leur
réalité : pour les Grecs anciens, il y a bien eu une guerre de Troie,
un cheval de Troie et des retours mouvementés des Achéens
EN COUVERTURE
dans leurs patries respectives. Pour les Modernes, le doute s’est
vite imposé. Certes, dans les années 1870, Heinrich Schlie-
mann a fouillé à Ithaque, à Troie puis à Mycènes et Tirynthe,
avec l’Iliade et l’Odyssée en mains. C’est en se fondant sur ces
poèmes qu’il a proposé d’identifier ces sites à ceux de la geste
des héros achéens, et il est allé plus loin en identifiant par exem-
ple une entrée monumentale de Troie aux Portes Scées men-
tionnées par Homère ou en attribuant à Agamemnon un des
masques d’or mis au jour dans la nécropole de Mycènes. Mais
ces identifications ne tiennent pas, car la porte et le masque ne
sont nullement contemporains, et sont bien plus anciens que
ne le pensait Schliemann : cette partie de l’enceinte de Troie
remonte au IIIe millénaire av. J.-C. (bronze ancien), et les tom-
52 bes de Mycènes dont provient le masque datent des XVIIe et
h XVIe siècles av. J.-C. Quant à savoir si la civilisation mycénienne
découverte par Schliemann et les sites protohistoriques de Troie
et Mycènes témoignent de la réalité historique dont les Achéens
d’Homère seraient un souvenir, c’est une autre question.
CI-CONTRE : © AKG-IMAGES/NIMATALLAH. EN HAUT : © WORLD HISTORY ARCHIVE/AURIMAGES.
Schliemann n’était pas un archéologue de métier, et sa lec-
ture à la lettre des poèmes s’attira bien des critiques. Il ne fut
cependant pas seul à identifier les Achéens aux Mycéniens, les
porteurs de cette civilisation de l’âge du bronze récent (environ
1700-1100 av. J.-C.), que de nombreuses découvertes fai-
saient alors connaître. Victor Bérard, éditeur de l’Odyssée,
tenta de refaire les voyages d’Ulysse. Considérant les poèmes
comme des descriptions exactes des réalités mycéniennes, il
corrigea un passage de l’Odyssée pour faire correspon-
dre le nombre de sièges de la grande salle du palais
d’Ulysse à celui des salles centrales des palais de
Tirynthe et Mycènes. Mais ces tentatives ne
firent pas école. En 1952, le déchiffrement des
tablettes en linéaire B apporta certes la preuve
que les Mycéniens parlaient bien le grec,
mais installa aussi un décalage évident avec
le monde homérique : les quelques trou-
peaux d’Ulysse faisaient pâle figure à côté
de la centaine de milliers de moutons enre-
gistrés par le palais de Cnossos. Les scribes tatillons
du monde mycénien trouvaient mal leur place dans
l’Iliade. Il restait à chercher une autre époque, une autre
société de référence pour les poèmes ; c’est ce que fit
Moses Finley dans Le Monde d’Ulysse, paru en 1954,
où il défendait l’identifica-
tion de la société homérique avec celle
des âges obscurs, qui avait suivi la fin de la
civilisation mycénienne, soit entre le XIe et
le IXe siècle av. J.-C. En même temps appa-
raissait l’expression de « société homéri-
que » : ce qui intéressait Finley était d’étudier
la société des poèmes comme un ensemble,
non de retrouver la trace des événements
dont ils gardaient le souvenir.
La réalité d’une guerre de Troie devint dès
lors une question qui faisait sourire ou soupirer
ceux qui se voulaient des historiens ou archéologues
sérieux. A la fin du XXe siècle, de grands esprits écrivirent des
études sur Homère pour soutenir qu’on ne pouvait rien en faire,
qu’il s’agissait d’un amalgame de réalités d’époques si différen-
tes qu’on ne pouvait ni en tirer une étude d’ensemble ni en cher-
cher les référents historiques. Certes, les archéologues avaient
montré que la Troie de l’âge du bronze avait subi plusieurs des-
tructions, dont la plus importante, qui marque la fin de la grande
cité, réduite à un habitat non fortifié et peu dense, se situe vers
1190 av. J.-C. Mais nombre de sites égéens furent détruits à ce
moment-là. La coïncidence avec la date de 1184 av. J.-C.,
proposée par Eratosthène au IIIe siècle av. J.-C., n’était,
à cette aune, qu’une curiosité. Cette période-là se
clôt. Il faut considérer que les poèmes, comme bien
d’autres épopées, associent effectivement des
éléments appartenant à des périodes diverses.
Cela ne prive pas pour autant les informations
qu’on y trouve de toute réalité.
On peut résumer cela ainsi. Le poète,
Homère, est celui qui, probablement au
VIIIe siècle av. J.-C., rassembla en deux œuvres
des chants antérieurs consacrés à deux épisodes pré-
cis de la matière de Troie : la colère d’Achille et le retour
d’Ulysse. L’unité dramatique est évidente et ne s’accorde pas
avec une accumulation chaotique et hasardeuse : il y a là la
« patte » d’un grand poète. En composant ces poèmes, il décrit

un monde ancien, mais pas tant que cela. Lui-même et son audi-
toire ayant oublié les réalités quotidiennes de l’époque mycé-
nienne, il projette sur elles le mode de vie qui lui était contem-
porain. Les institutions, l’élevage, les échanges, l’agriculture, la
justice : tout cela relève certainement de son expérience ou de
souvenirs datant de deux ou trois générations. Mais il intègre éga-
lement dans son récit des références à un monde beaucoup plus
ancien : la description d’un casque en dents de sanglier ou celle
d’une coupe en or, découverte par Schliemann dans une tombe
de Mycènes, correspondent à des objets d’époque mycénienne.
Sans doute appartiennent-elles à des passages de poèmes plus
anciens, transmis presque inchangés. Reste la trame : y a-t-il eu
une guerre de Troie, et quand ? Là-dessus, les avis divergent.
BESTIAIRE En haut : fragment de fresque représentant une
scène de chasse au sanglier, provenant du palais de Tirynthe,
vers 1350 av. J.-C. (Athènes, Musée national archéologique).
Page de gauche : casque en dents de sanglier découvert
dans une tombe de Zapher Papoura près de Cnossos (Crète),
1450-1300 av. J.-C. (Héraklion, Musée archéologique).
Les Mycéniens
avaient-ils colonisé
la côte d’Asie
Mineure ?
N ous appelons Mycéniens les Grecs
qui occupaient le continent hellénique
et les îles à l’âge du bronze récent (1700-
1100 av. J.-C.). Leur culture matérielle est
bien connue. L’institution centrale de ces
sociétés est le palais, qui tient des archives
en grec mycénien, dans une écriture que
nous appelons linéaire B. Au temps de leur
apogée, aux XIVe et XIIIe siècles avant notre
ère, les palais mycéniens entretenaient des
liens avec l’ensemble de la Méditerranée.
On a retrouvé en Egypte, notamment
dans la capitale d’Akhenaton, mais aussi
au Levant sur de très nombreux sites ou,
vers l’ouest, en Italie, en Sicile, en Sardaigne,
des vases mycéniens témoignant d’échanges
intenses. L’épave d’Ulu Burun, un navire
qui sombra peu avant 1300 av. J.-C. près
des côtes de Lycie, contenait des lingots
de cuivre, d’étain et de pâte de verre
à destination de l’Egée. L’âge du bronze
récent correspond à la première unification
de la Méditerranée, avant les colonisations
grecque et phénicienne de l’époque
archaïque. Cette unification repose sur
les besoins en métal : le cuivre et surtout
l’étain viennent de loin, au contraire
du fer, qui est présent presque partout
mais que l’on ne travaille pas encore.
La côte d’Asie Mineure sera
colonisée plus tard par des cités grecques
de premier plan, Milet ou Ephèse
notamment. Au bronze récent, elle
était occupée par des populations locales,
non grecques, parlant probablement
le louvite, une langue anatolienne
apparentée au hittite. L’Empire hittite
tenait des archives en cunéiforme, et les
textes de la capitale Hattusa, aujourd’hui
Bogazköy, en Anatolie centrale, parlent
de voisins occidentaux appelés Ahhiyawa.
Dès le déchiffrement du hittite en 1917,
un jeune chercheur suisse, Emil Forrer,
a proposé d’identifier ces Ahhiyawa
avec les Achéens d’Homère, et donc
avec les Mycéniens, contemporains
de l’Empire hittite. Mais cette hypothèse
a vite été abandonnée.
 Il a fallu la découverte de nouvelles
inscriptions rupestres en Asie Mineure
occidentale et nombre de nouvelles
études pour arriver à préciser la géographie
politique de la région aux XIVe et
XIIIe siècles avant notre ère. Nous en avons
désormais une image plus nette :
elle était alors divisée en quatre ou cinq
petits royaumes, dont les souverains
portaient des noms louvites et qui
étaient des vassaux du grand roi hittite.
EN COUVERTURE
En une occasion, à la fin du XIVe siècle
av. J.-C., le royaume d’Arzawa, dont la
capitale, Apasas, est certainement Ephèse,
tenta de rassembler ces royaumes en
une confédération et prit contact avec
l’Egypte, qui souhaitait sans doute prendre
les Hittites à revers. Mais le roi hittite
Mursilis mit vite fin à ces ambitions.
54
h les vues d’Emil Forrer : pour les Hittites,
Lors de sa campagne militaire de Milet avait entretenu des contacts
vers l’ouest, que nous connaissons avec la Crète minoenne dès le début
par ses Annales, Mursilis détruisit du IIe millénaire av. J.-C. et que la culture
une ville nommée Millawanda (ou matérielle, aux XIVe et XIIIe siècles av. J.-C.,
Milawata). L’identification de ce nom en était presque entièrement mycénienne,
avec celui de Milet est tout à fait depuis la céramique jusqu’aux coutumes
certaine d’un point de vue linguistique. funéraires. Cela correspond bien à l’idée
D’après plusieurs textes hittites, d’une tête de pont mycénienne, qui a pu
Millawanda était occupée par des gens servir pour le commerce des métaux
d’Ahhiyawa. Dès le début des fouilles ou des esclaves. Nous savons ainsi que
à Milet, au début du XXe siècle, des le palais de Pylos disposait de femmes
traces d’occupation mycénienne ont esclaves razziées à Lemnos, Milet,
été mises au jour. On discuta longtemps Chios ou Halicarnasse. Mais parler
pour savoir s’il s’agissait vraiment de colonisation est certainement excessif.
de traces d’installation ou seulement En dehors de Milet, on n’identifie
de quelques vases importés. que des contacts sporadiques ou réguliers,
Les fouilles dirigées par Wolf-Dietrich mais pas d’installation. Après la chute
Niemeier à partir de 1994 ont réglé de la civilisation mycénienne, des Grecs
cette question en montrant que le site vinrent établir des cités sur cette côte,
mais c’est une autre histoire.
En réalité, les progrès faits dans
la géographie historique de l’Asie Mineure
occidentale nous amènent à une bien
meilleure connaissance de cette région
et tendent aujourd’hui à confirmer
les Ahhiyawa vivent au-delà des mers et
se situent certainement dans le domaine
mycénien. Longtemps, on considéra
comme douteux que le mot Ahhiyawa
des textes hittites puisse être le décalque
des Achaioi (recouvrant un Achaiwoi)
homériques, jusqu’à ce que des linguistes
© GETTY IMAGES/WATERFRAME RM/BORUT FURLAN. © DEAGOSTINI/LEEMAGE.
montrent que c’était en fait très
probable. Tout cela tend à favoriser l’idée
que les Ahhiyawa des textes hittites
sont des Achéens et qu’il s’agit là de ceux
que nous appelons Mycéniens.
MÉTAUX PRÉCIEUX
A gauche : l’épave d’Ulu Burun (ici,
une réplique), découverte en 1982, au sud
de la ville de Kas en Turquie, par un
pêcheur d’éponges. Ce navire marchand
sombra peu avant 1300 av. J.-C., avec
à son bord des lingots de cuivre et d’étain
à destination de l’Egée. Page de droite :
vue de l’acropole de Mycènes, dans
le nord-ouest du Péloponnèse, datée
entre 1350 et 1150 av. J.-C.
Une ligue guerrière a-t-elle pu rassembler les Mycéniens
pour une expédition commune ?
C’ nombreux, chaque région de Grèce en possédant un, voire
est une très vieille question. Les palais mycéniens sont
deux : Cnossos en Crète, Mycènes, Midéa et Tirynthe en Argo-
lide, Pylos en Messénie, Thèbes en Béotie, probablement Athè-
nes, Orchomène, à quoi il faut ajouter les découvertes récentes
d’Agios Vasilios en Laconie, de Dimini en Thessalie. Chaque
palais était-il le siège d’un royaume indépendant ? S’agit-il des
diverses résidences d’un même grand roi, ou du moins existait-
il un grand roi au-dessus des souverains de chaque palais ? Les
textes en linéaire B ne nous en disent rien : ce sont des archives
méticuleuses, mais on n’y trouve ni correspondances ni annales
royales. L’homogénéité des administrations mycéniennes a
parfois été utilisée par ceux qui voudraient démontrer qu’il exis-
tait un royaume unifié, mais c’est une question difficile. On a
aussi tenté de reconnaître les mêmes dignitaires dans les archi-
ves de sites différents, mais ici aussi, les hypothèses s’ajoutent
aux hypothèses. Les textes hittites mentionnent toujours un seul
roi d’Ahhiyawa : est-ce bien toujours le même ? En tout cas, on
n’a pas besoin d’en distinguer plusieurs, ce qui semble indiquer
qu’un roi disposait d’une certaine prééminence sur les autres –
au moins dans les opérations en Asie Mineure.
Des objets égyptiens – plaques en faïence portant le nom du
pharaon Aménophis III (disparu en 1352 ou 1344 av. J.-C.),
probables cadeaux diplomatiques – ont été découverts à
Mycènes. Un lot important de tablettes mis au jour à Thèbes de
Béotie, en 1993, bien qu’il s’agisse encore de textes adminis-
tratifs, mentionne un homme de Lacédémone et un homme de
Milet. Les partisans d’une prééminence de Mycènes, qui cor-
respondrait à la place d’Agamemnon dans l’Iliade, s’opposent
donc aux partisans d’une hégémonie de Thèbes, dont le sou-
venir s’est peut-être conservé dans l’ordonnancement du
« Catalogue des vaisseaux », cette liste des alliés achéens qui
apparaît au chant II de l’Iliade et qui, étonnamment, com-
mence par les Béotiens, dont le rôle n’est pourtant pas essen-
tiel dans le poème. Peut-être une prééminence succéda-t-elle
à l’autre. En tout cas, il s’agissait probablement d’une hégé-
monie au sein d’une alliance, non d’une unité dans un seul
grand royaume mycénien. Cela correspond assez bien à ce
que nous savons par ailleurs des royaumes louvites autour
d’Arzawa, en Asie Mineure, ou aux petits royaumes du Levant
dominés par les Hittites et les Egyptiens.
Cela veut-il dire que les Grecs mycéniens avaient
conscience de former une unité et auraient pu se désigner eux-
mêmes comme Achéens ? Ce n’est pas impossible, comme
on vient de le voir. Mais les textes mycéniens ne sont pas à
même de confirmer cette hypothèse.
 Quels sont les modèles qui ont pu inspirer les Troyens et leurs alliés ?
L e chant II de l’Iliade donne,
en contrepoint du catalogue
des Achéens coalisés, un catalogue
des alliés des Troyens. C’est l’Asie Mineure
occidentale qui accourt pour défendre
la ville : on trouve là des Thraces,
des Lyciens, des Cariens, des Phrygiens
et bien d’autres encore. Mais ce catalogue
EN COUVERTURE
est encore plus difficile à interpréter
et à dater que le catalogue des Achéens,
car nous sommes encore moins bien
renseignés sur l’Asie Mineure que
sur l’Egée. Qui sont donc les modèles
de ces alliés de Priam ? Dans les poèmes,
très peu de choses distinguent les Troyens
des Achéens. Homère ne fait pas dans
la couleur locale : il chante les héros
et la guerre cruelle, mais ne cherche
pas à distinguer les us et coutumes
des deux camps. Le fait-il parfois à son
corps défendant ? Les historiens pensent
56 que non. Même pas une différence
h de costume ou d’alimentation pour
le côté typique ! Et, bien entendu,
les Troyens et leurs alliés parlent grec
et rien d’autre ; à peine trouve-t-on
quelque allusion à la langue des Cariens.
Que faut-il en conclure au plan
historique ? Il s’agit sans doute d’un parti
pris du poète, qui s’adresse à un public
grec et n’a pas pour but de souligner
la différence culturelle. Mais aussi
d’une question de transmission : même
si Homère représente les déchirements
d’Hector et Andromaque, et si des
traditions plus récentes le rattachent à la
Grèce d’Asie Mineure (de Chios à Smyrne,
plusieurs villes d’Ionie revendiquaient
l’honneur de l’avoir vu naître), la matière
dont il hérite, les chants anciens qu’il
raccorde, ont en effet été transmis parmi
les Grecs du côté achéen. Sans doute
n’étaient-ils pas les seuls. Un catalogue
d’œuvres de la bibliothèque de Hattusa,
la capitale des Hittites, nous conserve
ainsi le titre – c’est-à-dire, à la manière
de l’Orient cunéiforme, le premier vers –
d’une œuvre intitulée Lorsqu’ils revinrent
de Wilusa [Ilion] l’escarpée. Ce poème
du XIIIe siècle av. J.-C. était en louvite.
En somme, on ne trouve pas trace
des Hittites dans les poèmes. Quant
aux alliés de Troie, sont-ils un lointain
souvenir de leurs ennemis, les royaumes
de la confédération d’Arzawa ? Ou s’agit-
il de la situation politique du IXe ou
du VIIIe siècle av. J.-C., Homère comblant
par des réalités contemporaines ce qui
ne s’était pas transmis ? Ou autre chose
encore ? La question reste ouverte.
GARDIENS DU TEMPS
Ci-dessous : la porte des Lions
à Hattusa, ancienne capitale du royaume
hittite (XVIIe-XIIIe siècle av. J.-C.), située
à l’est d’Ankara, en Turquie. Page de droite :
représentation actuelle d’un guerrier
achéen, sur le site archéologique de Troie.
© COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES. © DEAGOSTINI/LEEMAGE.
A quoi ressemblait la guerre
au temps des Achéens ?
C’ port complexe des poèmes homériques avec l’époque
est peut-être dans les pratiques guerrières que le rap-

mycénienne est le plus évident. Mais cela ne veut pas dire

qu’il soit très clair. Les textes mycéniens révèlent une armée
organisée autour de la charrerie. La construction et l’entretien
des chars, l’attribution des chevaux et des cuirasses occupent
les scribes des palais. Les armes sont adaptées : longues
pointes de lance en bronze, épées courtes et pointes de flè-
ches par centaines correspondent à ce qu’on attend d’une
charrerie efficace. Il est probable que les autres armes exis-
tent : la monte des chevaux était maîtrisée, l’infanterie existait
et quelques images de navires de guerre sont conservées.
Mais ce n’était pas le souci premier du palais et les archives
n’en parlent donc, sauf exception, que de manière indirecte.
Dans des textes célèbres, qui inventorient les détachements
placés le long des côtes du royaume de Pylos, en Messénie,
certaines désignations de groupes semblent révéler l’emploi
de mercenaires dans l’infanterie. D’autres textes accréditent
l’existence d’une conscription pour les rameurs de la flotte et
d’un travail imposé aux bronziers pour fabriquer des armes.
La charrerie est une révolution militaire du bronze récent.
L’introduction et la généralisation du char léger avec des roues
à rayons, au début de la période (soit vers 1700 av. J.-C.), avec
le cheval venu des steppes un peu auparavant, transforment
les armées du Proche-Orient et favorisent l’ascension d’une
aristocratie militaire. C’est aussi le cas en Egée au même
moment. Or, chez Homère, si les chars sont bien mentionnés,
on les utilise seulement pour amener les héros sur le front. Ils
combattent ensuite à pied. Souvent relevé, ce décalage a favo-
risé l’hypothèse que les chars mycéniens n’étaient que des
véhicules de prestige et non de combat. On a soutenu que le
relief de la Grèce ne permettait pas à des chars nombreux
d’évoluer en formation. Or c’est intenable, car il y a des plaines
en Grèce. Mais surtout, la bataille de Qadesh, bien décrite par
les textes égyptiens, qui opposa vers 1285 av. J.-C. les Hittites
aux Egyptiens, n’eut pas lieu dans une morne plaine. Et un
texte hittite nous montre Attarsiya, un des gens d’Ahhiyawa,
débarquant vers 1350 av. J.-C. à Milawanda avec chars et che-
vaux par centaines, puis livrant bataille aux Hittites en Lycie,
un pays dont le relief est très proche de celui de la Grèce.
C’est donc qu’Homère est pris entre deux feux : il sait bien combattants fantassins est rejetée à l’arrière-plan, mais elle
que les héros avaient des chars, mais il ne sait pas comment est suffisamment présente pour qu’on puisse la supposer plus
en décrire les manœuvres ou ne veut pas le faire, car son audi- importante que ce qu’en laisse deviner le récit des exploits
toire attend certes des chars, mais aussi des combats à pied. des héros. Des travaux récents tendent à donner à l’infanterie,
C’est cela qui donne aux batailles homériques leur aspect si dès l’époque d’Homère, un rôle central dans la bataille. Elle
typique : une suite de combats individuels, décrits de façon préfigurerait ainsi l’infanterie des cités grecques archaïques,
très détaillée, avec le goût célèbre du poète pour l’inventaire où les fantassins lourdement équipés et rangés en formation
des ancêtres, le curriculum de chaque combattant et la des- serrée, les hoplites, formeraient l’arme essentielle, bien loin
cription quasi clinique des blessures infligées. La masse des des chars du bronze récent.
 La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?
U guerre de Troie » expliquait que la question présentait en
n article célèbre de Moses Finley intitulé « On a perdu la
définitive peu d’intérêt. Les progrès récents de la recherche
amènent pourtant à la considérer de nouveau. La reprise des
fouilles à Troie, sous la direction de Manfred Korfmann, a en
effet largement renouvelé les connaissances depuis les
années 1980. Troie était jusqu’alors un site un peu isolé, pas
vraiment mycénien, mais pas vraiment hittite non plus. La
mise en évidence de l’existence d’une culture archéologique
spécifique, qui s’étend approximativement de Lemnos à la
EN COUVERTURE
protecteur des Troyens dans l’Iliade et pour l’instant inconnu
des textes grecs mycéniens, qui mentionnent pourtant beau-
coup de noms de dieux. De là à considérer que la Troie
d’Homère est le reflet direct de la Wilusa indigène des textes
hittites, mais aussi que cette ville aurait bien pu connaître une
guerre, il n’y avait qu’un pas, qui a parfois été franchi.
A ce stade, les choses sont pourtant moins évidentes. Si
l’on a découvert à Troie VI une certaine quantité de céramique
mycénienne, il ne faut pas y voir un fait diplomatique. On en
trouve en effet partout à cette époque, sur des sites qui ne sont

Phrygie, a permis de donner un contexte à l’urbanisation du
bronze récent (1700-1100 av. J.-C.), dont témoignent Troie et
d’autres sites, même si Troie est le plus grand de cette région.
C’est là la découverte majeure : le site de Troie, occupé depuis
les environs de 3500 avant notre ère et fouillé par Schliemann
puis Blegen, était devenu au bronze récent l’acropole d’une ville
bien plus étendue, aussi vaste que les centres urbains d’Anato-
lie ou du Levant. La fouille de l’enceinte extérieure, de rues et
de bâtiments datant de Troie VI (environ 1700-1300 av. J.-C.)
et VIIa (1300-1190 av. J.-C.), a amplement démontré ce fait,
qui a cependant donné lieu à des controverses passionnées il
y a une dizaine d’années. Parfois exprimées en termes plus
personnels que scientifiques, elles portaient d’abord sur la fia-
58 bilité des résultats archéologiques. Sur ce point, l’équipe de
h Troie a apporté tous les éléments montrant qu’une ville basse
entourait Troie et qu’elle était bien habitée.
Mais les contestations tenaient aussi à de nouvelles interpré-
tations des textes hittites et des poèmes homériques. Frank
Starke et Joachim Latacz considèrent en effet comme certaine
l’identification, fort tentante, entre le nom de Wilusa, bien connu
des textes hittites, et celui d’Ilion (autre nom de Troie, reposant
sur Wilion). Elle permet d’attribuer à Troie un traité du milieu
du XIIIe siècle av. J.-C. entre le roi hittite et le roi de Wilusa, qui
reconnaît sa suprématie. Ce roi s’appelle Alaksandu, c’est-
à-dire Alexandre, un autre nom de Pâris dans le cycle troyen.
Quant au dieu principal de Wilusa, c’est Apaliunas, Apollon,
pas mycéniens, à Lesbos ou Lemnos par exemple. De ce fait,
il est difficile d’interpréter l’apparente chute des importations
mycéniennes à Troie VIIa (1300-1190 av. J.-C.) comme le
signe d’un état d’hostilité, l’intensité des échanges n’étant
pas forcément le reflet des conditions politiques. Par ailleurs,
plusieurs indices montrent que les Mycéniens, au XIIIe siè-
cle av. J.-C., pratiquaient la piraterie sur les côtes d’Asie
Mineure. Un texte hittite cite ainsi un héritier de la maison royale
d’Arzawa, Piyamaradus, s’emparant à Lesbos d’ouvriers tein-
turiers, dont certains dépendent du roi des Hittites et les autres
du roi du pays de la rivière Seha, sur le continent, en face de
Lesbos. Le condottiere Piyamaradus rend compte à Atpas, à
Milawanda/Milet : il travaille pour les gens d’Ahhiyawa et c’est
dans ces opérations de razzia qu’il faut voir l’origine des fem-
mes esclaves de Pylos dont on a parlé.
Deux facteurs d’instabilité s’ajoutent donc : les razzias menées
pour les besoins des palais mycéniens et la division des familles
régnantes, dont certains membres sont opposés aux Hittites et
d’autres soutenus par eux. Wilusa/Ilion semble assez loin de ces
affaires, mais nos textes sont peu nombreux. Dans l’état actuel
des choses, il est donc tout à fait possible qu’un conflit autour de
Troie ait opposé deux coalitions. Le plus simple serait de penser
que la destruction subie par Troie vers 1190 av. J.-C., qui s’ins-
crit dans la vague de destructions que connaissent l’Egée et
l’Anatolie pendant une décennie, en serait la conséquence. Mais
le poème louvite sur Wilusa, dont on a parlé, date logiquement
d’avant ces destructions, puisqu’un texte hittite en fait mention
et que l’Empire hittite n’y avait pas survécu. Il existait donc une
« matière » de Troie avant 1190 av. J.-C., qui pouvait se rapporter
à des événements encore antérieurs. Certains archéologues
cherchent désormais les indices d’un premier conflit au XVe siè-
cle av. J.-C. dans les premiers textes hittites et à travers certains
objets mentionnés par Homère.

UNE LÉGENDE DES SIÈCLES A gauche : fouilles du site

de Troie, en Turquie, sous la direction de Heinrich Schliemann
et Wilhelm Dörpfeld, vers 1890. Page de droite : à partir de
la fin du XIIIe siècle av. J.-C., la Méditerranée connaît une vague
de destructions, sous la pression des « peuples de la mer »,
et des bouleversements politiques et économiques, qui
auront raison de l’Empire hittite et des royaumes mycéniens.
 La Méditerranée orientale et le Moyen-Orient au XIVe siècle avant J.-C.
Mer Noire

Hattusa
Troie
ate
phr
Eu
Mer
Thèbes Apasa
Égée (Ephèse)
Mer Mycènes
Ionienne Millawanda Karkemish

Ti
(Milet) Tarse Harran

gr
Pylos

e
Alalakh Ninive
Emar Arbèles
Ougarit Kar-Tukulti-Ninurta
Cnossos

Eu
Dur- Assur

phra
Enkomi Terqa Katlimmu

te
Byblos
Mer Méditerranée Dur-Kurigalzu
Tyr Sippar
© SZ PHOTO/SCHERL/BRIDGEMAN IMAGES. © IDIX.

Babylone

Jérusalem

Grèce mycénienne
Empire hittite et zone d’influence
Memphis
Arzawa et zone d’influence
Lycie
Royaume de Kizzuwatna
Royaume de Mitanni
Tell el-Amarna
Principautés vassales de Mitanni
Royaume kassite de Babylone
Ni

Nouvel Empire égyptien

l

Mer
Principautés vassales de l’Egypte Rouge 250 km
Alashiya Thèbes

Quand la domination hittite et la civilisation mycénienne

ont-elles disparu ?
E ntre 1190 et 1180 av. J.-C., une vague de
destructions submerge la Méditerranée
orientale. Les palais mycéniens sont
La fin de la domination hittite
sur l’Anatolie et la Syrie intervient à ce
moment, vers 1185 av. J.-C. Le dernier roi,
nous ne pouvons pas affirmer qu’il s’agissait
des événements dont la guerre décrite
dans l’Iliade serait le reflet ou le souvenir.
détruits, tout comme la capitale hittite, Suppiluliuma II, est alors engagé dans Il y a des chances pour que la réalité soit
les villes de Chypre ou celle d’Ougarit – l’un une campagne contre des ennemis venus plus complexe, que la « matière » de Troie
des centres les plus importants du Levant. de la mer, et le roi d’Ougarit, son vassal, soit encore plus ancienne et la transmission
Les Egyptiens doivent à deux reprises, se plaint au roi d’Alashiya (Chypre) que son encore plus heurtée que ce qu’on entrevoit.
vers 1220 av. J.-C. sous Merneptah et vers royaume soit livré sans défense aux pilleurs,
1185 av. J.-C. sous Ramsès III, combattre des ses troupes se trouvant en Lycie avec le roi Julien Zurbach est maître de conférences
envahisseurs qu’ils appellent les « peuples hittite. C’est là que les textes s’arrêtent. d’histoire grecque à l’Ecole normale supérieure
de la mer », sans doute des bords de La fin de l’Empire hittite et des royaumes de Paris. Spécialiste d’épigraphie mycénienne,
l’Egée ou de la Méditerranée occidentale. mycéniens fut brusque. Mais le détail des il dirige des travaux archéologiques à Milet
On y trouve, d’après les textes égyptiens, opérations militaires importe moins que (Turquie) et Kirrha (Grèce).
des Philistins, Sardes, Sicèles, Tyrrhéniens l’absence de tentative de reconstruction.
(Etrusques) et aussi des Eqwesh, qui sont Si ce n’était pas la première destruction
probablement des Achéens/Ahhiyawa. violente en Egée, cette fois-ci personne
Mais nous ne savons pas s’ils étaient déjà ne s’avisa de restaurer les palais. Sans doute
installés dans les régions auxquelles ils le système palatial avait-il des défauts.
donnèrent leur nom. Les Philistins, dont Il semble que les prélèvements, tributs
À LIRE de Julien Zurbach
la culture matérielle est très marquée de et mobilisations aient épuisé des régions
traits mycéniens, s’installèrent alors au sud entières. Si l’ampleur des bouleversements Les Hommes,
de la côte de Palestine. Les Tyrrhéniens est évidente, le rôle de l’Asie Mineure la Terre et la Dette
passèrent peut-être alors d’Anatolie en Italie. occidentale l’est tout autant. Cette zone en Grèce, c. 1400 -
Quant à la présence des Achéens, elle laisse instable a peut-être été à l’origine des c. 500 a.C. (2 vol.)
penser que, juste après les destructions troubles, mais nous n’en savons pas plus. Ausonius Editions
en Egée, certains d’entre eux partirent On voit donc que ce qui se passa « Scripta antiqua »
vers l’est, les déplacements des « peuples peu après 1200 av. J.-C. à l’ouest de l’Asie 853 pages, 45 €
de la mer » étant alors le contrecoup Mineure a certainement été à la fois
de l’effondrement mycénien et hittite. dramatique et très important. Mais
DUEL AU SOLEIL
Guerriers grecs, détail
d’un vase attique à figures
noires, Ve siècle av. J.-C.
(Naples, Museo
Archeologico Nazionale).
 Question
La

© COLLECTION DAGLI ORTI/MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE NAPLES/GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES.

homérique
Par Pierre Judet de La Combe
Révéré par les Grecs, Homère est
devenu la proie de la critique moderne, qui
en est venue à douter de son existence.
EN COUVERTURE
62
h
Q
ui a composé l’Iliade et l’Odyssée ? Quand ? Y a-t-il eu
pour cette masse immense de vers (15 688 dans l’Iliade,
12 676 dans l’Odyssée) un seul auteur ou une multitude ?
Homère était-il l’un d’entre eux, avec quel rôle, quelle place dans
le temps, ou n’est-il qu’une fiction, un mythe utilisé par des poè-
tes successifs pour se donner du prestige ? Question supplémen-
taire : à partir de quand les traditions orales qui sont à l’origine
de ces poèmes sont-elles devenues des textes écrits ? Toutes
ces questions, qui constituent la « question homérique », ont
agité et agitent encore les hellénistes depuis la fin du XVIIIe siè-
cle. Elles sont très techniques, et Homère est devenu surtout
une affaire de spécialistes. Cela n’a pas toujours été le cas.
Une autorité qui dit le monde
Dans l’Antiquité, Homère était déjà au centre de vives polé-
miques, mais elles ne concernaient pas seulement les éru-
dits. L’enjeu était fondamental : que faire d’une poésie aussi
magistrale, universelle (dans les limites de la Grèce), mais dif-
ficile, écrite dans une langue poétique, pleine d’archaïsmes,
que personne ne parlait, et présentant de vraies difficultés
d’interprétation, quand il s’agissait de développer au sein des
cités la langue, l’art, la politique, la religion, la formation des
individus, la science ?
On se battait pour se l’approprier : de nombreuses villes
prétendaient avoir vu naître Homère. Très vite, dès le VIIe siè-
cle av. J.-C. (la composition initiale de l’Iliade et de l’Odyssée
étant généralement située au VIII e av. J.-C.), on a bataillé
ferme pour savoir quelles épopées devaient lui être attribuées
en plus des deux grands poèmes : qu’il s’agisse d’autres épo-
pées sur la guerre de Troie, sur Œdipe ou Héraclès, dont nous
n’avons plus que quelques fragments, ou même d’un poème
bouffon (le Margitès, « le fou »).
Homère était considéré comme le maître de toute poésie,
sérieuse et comique. Il était total, et donc critiqué. Des phi-
losophes s’indignaient de son manque de respect envers les
dieux, qu’il montrait violents, adultères, trop humains ;
d’autres répondaient qu’il ne fallait pas le lire à la lettre, mais
que derrière ces dieux se cachaient des principes physiques
ou moraux en lutte les uns contre les autres.
Des éditions, des lectures rivalisaient entre elles. La discus-
sion pouvait même porter sur la nature du texte qu’on lisait :
Cicéron rapporte que, selon certains, les poèmes d’Homère
avaient d’abord été désordonnés, confus, avant qu’un tyran
d’Athènes, Pisistrate (VIe siècle av. J.-C.), meilleur en science
du langage qu’en politique, ne les aient réunis et mis en ordre
(Sur l’orateur, III, 137). L’historien Flavius Josèphe (Ier siècle
apr. J.-C.) raconte que, pour d’autres, Homère n’avait pas
écrit, mais composé oralement ses poèmes, qui n’auraient
été rassemblés par écrit que plus tard ; c’est pour cela qu’on y
trouverait des contradictions (Contre Apion, I, 2, 12). D’autres
encore faisaient de lui, au contraire, un professeur de lecture
et d’écriture qui écrivait ses textes.
Ainsi, tous les ingrédients polémiques de ce qui allait deve-
nir la « question homérique » étaient déjà en place, mais c’est
 ©EAGOSTINI/LEEMAGE. © THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART/CC0.
HEUREUX QUI COMME ULYSSE Ci-dessus : Le Retour d’Ulysse à Ithaque, plaque en terre cuite, vers 460-450 av. J.-C. (New York,
Metropolitan Museum of Art). Ulysse, déguisé en mendiant, se présente devant sa femme, Pénélope, entourée des prétendants.
Page de gauche : Ulysse sur l’île des géants cannibales Lestrygons, détail avec les trois messagers d’Ulysse interrogeant la fille du roi,
fresque provenant de la maison de la via Graziosa à Rome, IIe- Ier siècles av. J.-C. (Musées du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana).

la grande différence avec l’époque moderne, jamais per-
sonne dans l’Antiquité n’a mis en doute l’existence d’Homère
comme auteur. Il était « le Poète » absolu, indépassable, qui
avait droit au culte qu’on destinait aux héros. Son œuvre, dont
l’étendue variait selon les traditions, était considérée comme
un monde total, un monument exigeant, porteur de vérités
fondamentales et donc ouvert à des discussions infinies qui
ne s’épuiseraient jamais. Ses interprètes, ses utilisateurs, eux-
mêmes poètes ou philosophes, hommes politiques, histo-
riens et, seulement à partir du IIIe siècle av. J.-C., érudits pro-
fessionnels de la littérature, s’opposaient entre eux selon
l’idée qu’ils se faisaient de la vérité en matière de religion,
de science, de mœurs ou de poésie. Mais Homère demeurait.
Il était au-delà de tout ce qu’on pourrait dire de lui, ferme
comme le cosmos, dont son œuvre était la réplique et qui
préexistait aux opinions instables des hommes à son sujet.
Un modèle contesté ou inactuel
Après la longue interruption du Moyen Age qui, en Occident,
ignorait le grec et ne disposait plus des textes d’Homère, les
choses changèrent à la Renaissance. Le doute s’instaure.
Homère est ébranlé par la critique. Des savants européens se
mirent à apprendre le grec et se posa le problème d’éditer et
d’imprimer le texte d’Homère à partir des manuscrits médié-
vaux qui arrivaient en Italie du Nord depuis le monde byzantin.
Aux XVe et XVIe siècles, on découvrait Homère. Il était neuf, et
non pas comme dans l’Antiquité une autorité évidente et tra-
ditionnelle. Pour éditer son texte, il fallait donc tenter de par-
venir par des moyens rationnels, critiques, à ce que pouvait
être le texte original. Mais ce but parut vite inatteignable. Les
informations données par Cicéron et Flavius Josèphe sur les
transformations qu’avaient subies les poèmes homériques
faisaient douter de la possibilité de l’entreprise : le texte ori-
ginal était à jamais perdu, trop mutilé par les « bourreaux
d’Homère » que furent les compilateurs et remanieurs
anciens. Peut-être, pensait-on aussi, ce texte n’avait-il en fait
jamais existé, si Homère n’avait lui-même rien écrit.
Le doute a commencé à concerner l’existence même
d’Homère lorsque les lettrés, et pas seulement les érudits, se
mirent à discuter en France des mérites respectifs des poésies
anciennes et modernes : le roman et l’opéra valaient-ils vrai-
ment moins que l’épopée et la tragédie ? Il ne s’agissait pas
d’érudition, de science des textes, mais de bon goût et de
« sens commun », pris comme critères du jugement.
La querelle des Anciens et des Modernes (fin du XVIIe siècle)
rebondit au début du siècle suivant par la « querelle d’Homère »
 comme individu. « Homère » était réel en tant qu’expression
héroïque de la force créatrice d’un peuple entier.

Homère énigme historique

(1714-1716). Homère y perdait de sa superbe, tant il pouvait
paraître à certains, les « Modernes », grossier, ignorant, inco-
EN COUVERTURE
Dans ces longues querelles, les adversaires partaient tous des
mêmes sources d’information, inchangées depuis l’Anti-
quité : les poèmes homériques et les quelques phrases des
Anciens sur leur genèse supposée. Aucun fait, aucune obser-
vation empirique nouvelle n’étaient venus modifier la donne.
Les positions étaient construites a priori. La situation maté-
rielle de la lecture d’Homère changea quand Jean-Baptiste

hérent et peu élégant. Aucun être humain raisonnable ne Gaspard d’Ansse de Villoison publia en 1788 une édition de
pouvait avoir produit de tels textes. La phrase de Flavius l’Iliade d’après un manuscrit médiéval de Venise qui contient
Josèphe sur le caractère oral de la composition des poèmes une foule immense d’informations sur la manière dont les phi-
servit encore à déchaîner la polémique. L’abbé d’Aubignac lologues de la bibliothèque d’Alexandrie en Egypte (IIIe-IIe siè-
soutint la thèse provocante d’une inexistence d’Homère dans cles av. J.-C.) lisaient, commentaient le texte d’Homère en
ses Conjectures académiques, composées vers 1670 mais faisant état des différentes versions qu’ils rencontraient ou
publiées pendant la querelle, en 1715. préféraient. Le choc fut grand. Il n’y avait pas un texte originel,
Le problème était alors d’expliquer la différence entre les mais une variété de textes et de discussions.
poètes anciens et les modernes. Si on tenait pour les Moder- Cette redécouverte servit de support à une révolution scienti-
nes, on évoquait le progrès, les avancées de la raison et de la fique profonde, qui définit encore le cadre des recherches histo-
civilisation, qui touchait à sa perfection avec le règne de riques actuelles en général. L’origine de cette révolution est
Louis XIV. A l’inverse, si on défendait les Anciens, comme double : l’élargissement soudain des données empiriques et,
l’avaient fait la plupart des auteurs d’avant-garde de l’époque, dans la suite de la révolution kantienne de la philosophie, l’exi-
64 on stigmatisait la « corruption du goût » (Mme Dacier, en gence pour la science d’être critique d’elle-même, c’est-à-dire
h 1714). Le vrai progrès consistait donc, pour les admirateurs de se demander comment elle construit son objet. L’innovateur
d’Homère et des Anciens en général, à faire aussi bien qu’eux. fut Friedrich August Wolf dans ses Prolégomènes à Homère
Si on savait les lire, ils apparaissaient comme plus rationnels, (1795), une préface, en latin très élégant, à une édition critique
plus proches de la vérité de l’art que les écrivains récents. Le d’Homère. Le livre eut un retentissement immense, bien au-delà
retour à l’Antiquité servait à aller de l’avant. des études homériques. Il changeait radicalement la philologie
Dans cette querelle, chaque époque, l’ancienne et la
moderne, était jugée au nom de principes généraux et en fait
non historiques. La référence à l’histoire et au progrès allait
changer de sens quand, avec le philosophe napolitain Giam-
battista Vico (1668-1744), les temps anciens ne furent plus
seulement opposés aux temps modernes mais dotés d’une
vérité propre, d’une énergie qui allait donner son élan à l’his-
toire universelle. Cette énergie, selon Vico, se trouve dans le
langage et la poésie. Homère pouvait paraître primitif aux
yeux d’un moderne et en même temps séduisant, mer-
veilleux, parce qu’il représente une relation poétique pre-
mière, à la fois fondamentale et nécessaire, même si elle est
en partie dépassée, à la nature et au divin. Dans sa Science
nouvelle de 1730, Vico revalorisa le langage poétique de la
tradition orale, dont on avait tellement souligné les défauts
par rapport à l’écriture : il y discernait le reflet du milieu dyna-
mique où un peuple, certes encore barbare, avait pu dévelop-
per son sens des impressions sensibles dans toute leur
richesse et leurs connexions, développer son imagination, sa
mémoire comme lien social, avant que n’interviennent les
rigueurs de l’abstraction rationnelle. La question débattue de
l’existence d’Homère ne se posait donc plus vraiment. Ce qui
comptait désormais était la poésie, et non plus le poète
 © DEAGOSTINI/LEEMAGE. © WORLD HISTORY ARCHIVE/AURIMAGES. © COLLECTION DAGLI ORTI/MUSÉE DU LOUVRE PARIS/AURIMAGES.

PRINCE DES POÈTES

Ci-contre : Portrait
imaginaire du poète
Homère, marbre
découvert dans un mur
du palais Caetani
à Rome, IIe siècle apr. J.-C.
d’après un original
grec créé vers 150 av. J.-C.
(Paris, musée du Louvre).
Page de gauche, en haut :
fragment de l’Iliade
d’Homère, manuscrit
enluminé sur parchemin
Ilias Picta, Ve-VIe siècles
(Milan, Veneranda
Biblioteca Ambrosiana).
En bas : détail d’une
amphore attique
à figures rouges
représentant Achille,
445-440 av. J.-C.
(Musées du Vatican).

et en faisait une science historique. Selon Wolf, l’objet de la phi-
lologie n’était pas, pour Homère, de trancher parmi les diffé-
rentes versions du texte de manière à décider selon son goût ou
selon la raison quel était le bon texte, mais, par un renversement
de perspective, d’expliquer pourquoi il y avait ces variantes,
pourquoi la tradition avait pris cet aspect multiple dans l’Anti-
quité. Il convenait pour cela de reconstruire les conditions de
possibilité historiques (sociales, culturelles, linguistiques, poli-
tiques, religieuses, intellectuelles) de l’apparition de ces
œuvres, apparition qui ne pouvait être que progressive, car il
pouvait être démontré que la société d’Homère ne connaissait
pas l’écriture (ce qui n’est plus admis aujourd’hui).
Wolf se trouvait devant une contradiction, comme c’est la
plupart du temps le cas dans les sciences contemporaines :
d’un côté, l’Iliade et l’Odyssée donnent une forte impression de
cohérence ; mais, de l’autre, il était impossible, vu les condi-
tions offertes par la société grecque archaïque, que de telles
œuvres fussent issues d’un génie individuel qui serait le garant
de cette cohérence. Il lui fallait donc construire un modèle théo-
rique nouveau qui fasse de l’œuvre homérique, avec son unité,
l’effet d’un long processus historique de formation, depuis le
foisonnement initial de traditions orales à la constitution, pour
des raisons politiques, d’un texte unifié à Athènes au VIe siècle
av. J.-C., jusqu’à l’intervention des philologues d’Alexandrie,
qui avaient finalement donné au texte une langue cohérente et
donc une régularité (Wolf avait été fortement influencé par le
travail de son ami à Iéna, Johann Gottfried Eichhorn [1752-
1827], sur l’histoire du texte de la Bible hébraïque et sur la place
qu’y jouèrent les massorètes, qui, entre le VIIe et le XIe siècle,
l’avaient codifié et annoté). L’Iliade et l’Odyssée avaient bien
un auteur : la société grecque dans son évolution. Il restait à
découvrir dans les poèmes eux-mêmes des indices attestant
cette production par étapes successives.
La « question homérique » était lancée. Elle allait, en Allema-
gne, dominer la philologie – science longtemps souveraine
dans les universités –, pendant tout le XIXe siècle et la première
moitié du XXe siècle.
La France a tout de suite refusé de s’y engager : les discus-
sions infinies pour savoir où exactement, à quel vers, il fal-
lait arrêter dans l’Iliade et l’Odyssée le texte d’un « Homère »
ancien pour faire commencer celui d’un « Homère » plus récent
lui paraissaient vaines. Il est vrai que les discussions sur l’éten-
due précise d’une Iliade primitive, originale, différente de celle
que nous lisons aujourd’hui, étaient infinies et semblaient ne
devoir jamais s’arrêter. Mieux valait s’intéresser aux condi-
tions historiques fondamentales qui avaient porté ces textes :
les sentiments collectifs, les mythes, les croyances, les prati-
ques religieuses, la langue, tout ce qui allait au XX e siècle
nourrir en France « l’histoire des mentalités ». On a bien là
l’opposition entre une science inspirée par le protestantisme,
religion du Livre, et une autre liée à la Contre-Réforme catholi-
que, où priment la tradition et les cérémonies.
 © CHRISTIE’S/ARTOTHEK/LA COLLECTION. © KONSTANTINOS KONTOS/LA COLLECTION. © DEAGOSTINI/LEEMAGE.
compte des incohérences que les autres observaient dans
le texte. Mais l’effet de cette « science » était que les poèmes
d’Homère disparaissaient, atomisés. Friedrich Nietzsche
pouvait se moquer des philologues, qui détruisaient les
chefs-d’œuvre qu’on leur avait confiés.
Son adversaire de toujours, Ulrich von WiIamowitz-Moel-
lendorff, tenta de concilier analyse et unitarisme en construi-
sant un Homère génial, qui aurait rassemblé des traditions
antérieures, mais dont l’œuvre aurait ensuite été défigurée
par des ajouts (1914).
La querelle finit par s’épuiser d’elle-même, faute de preuves
tangibles et parce que l’on pouvait soupçonner les interprètes
de travailler avec des préjugés arbitraires (par exemple : ce
qui est ancien est meilleur, plus poétique, que ce qui est plus
récent ; la qualité esthétique supposée devenait un critère
objectif de l’analyse).
L’abandon de cette querelle vint aussi de ce qu’une tout autre
perspective, plus prometteuse, avait émergé. Elle était d’abord
attentive à la langue poétique comme métier et allait aider à la
découverte de l’immense continent que sont les traditions poéti-
ques orales. L’enjeu n’était plus de chercher des auteurs diffé-
rents pour les différentes parties des poèmes, mais de compren-
dre comment, sans l’écriture, les poètes anciens, les « aèdes » (ou
« chanteurs »), avaient opéré avec le langage traditionnel pour
composer des vers, des épisodes et des épopées ; comment, par
la voix et la mémoire, ils établissaient une communication avec
le public et pouvaient transmettre leurs poèmes. Homère lui-
même nous décrit dans l’Odyssée ces séances où un chanteur
charme le public en composant un récit. Il restait à reconstruire
ce monde de l’oralité, dont on a su de plus en plus clairement
qu’il avait pu longtemps coexister avec la pratique de l’écriture.
En Allemagne, le texte d’Homère fut d’abord dépecé par les Les Grecs avaient eu une écriture à l’époque de la civilisa-
philologues dits « analystes » en une série de « petits chants » tion dite mycénienne (effondrée vers 1200 av. J.-C.) : d’après
plus ou moins bien raboutés. L’instrument de l’analyse était la les documents que nous avons (des tablettes administrati-
contradiction entre les épisodes. Ainsi, au chant VII de l’Iliade, ves), elle servait à la gestion des palais royaux. Cette écriture
les Grecs construisent un mur de protection autour de leur disparut avec la société qu’elle accompagnait. Bien plus tard,
camp, mais il n’est opérationnel qu’au chant XII. Les chants au début du VIIIe siècle av. J.-C., les Grecs, sans doute pour le
intermédiaires, emplis, entre autres, de batailles apparem- commerce d’abord, avaient adapté une écriture sémitique et
ment confuses et redondantes, ne pouvaient donc appartenir en avaient fait leur alphabet. Mais la poésie était restée quant
à la même couche de texte. En poussant l’analyse, on trouva à elle orale, liée aux circonstances où on la récitait, dans des
dans ces chants intermédiaires ou bien des ajouts visiblement banquets ou dans de grands festivals rituels en l’honneur
tardifs, ou, au contraire, des scènes qui semblaient bien d’Apollon, de Poséidon ou d’Athéna.
appartenir au poème primitif, comme, au chant IX, le refus Pour cette exploration, qui mobilisa la linguistique, la philolo-
pathétique d’Achille d’arrêter sa colère. gie et aussi l’anthropologie et l’histoire, tout partit de la thèse
Les adversaires des « analystes », les « unitariens », avaient le qu’un Américain, Milman Parry, soutint à Paris en 1928 devant
dessous dans la querelle, car ils ne rendaient pas vraiment Antoine Meillet, qui avait développé une linguistique de la langue
comme activité. La thèse portait sur les épithètes formulaires qui
abondent dans les poèmes (« aux pieds légers » pour Achille,
« couleur de vin » pour la mer, « qui se plaît à la foudre » pour
Zeus). Parry y voyait une des clés du mécanisme de la composi-
tion épique. En 1933-1935, il alla tester ses hypothèses sur le
terrain en enquêtant avec son ami Albert Lord sur les récitations
des chanteurs épiques, les guslari, encore en activité en Serbie
et au Monténégro. La lecture d’Homère en fut transformée. La
notion de tradition prenait corps. Il ne s’agissait plus de mor-
ceaux de texte plus ou moins bien assemblés, mais de la perma-
nence et du développement d’un savoir-faire linguistique et poé-
tique hérité, qui avait permis aux aèdes de mobiliser leur savoir,
mythes, expressions formulaires, modes d’organisation des
récits, pour réaliser une performance en développant chaque À LA FORCE DU POIGNET Ci-dessus : fragment d’œnochoé
fois le même texte, mais de manière différente, en fonction de représentant probablement des Grecs tirant le cheval de Troie,
leur public. Un nouveau champ de questions s’est alors ouvert : 630 av. J.-C. (Syracuse, Museo Archeologico Regionale
comment était-on passé de cette performance orale, où l’impro- Paolo Orsi). Page de gauche, en haut : L’Iliade (Achille), par
visation, la variation avaient leur part, à la constitution d’ensem- Jean-Léon Gérôme, XIXe siècle (collection particulière).
bles poétiques structurés et écrits ? Comment s’articulent histo- En bas : poignard en or et argent provenant de Mycènes,
riquement mais aussi conceptuellement ces deux moments ? vers 1600 av. J.-C. (Athènes, Musée national archéologique).
On est là encore confronté à des accentuations différentes
selon les interprètes, qui insistent ou bien sur la mouvance des
textes en fonction des publics, ou sur les éléments formels et fait ses prédécesseurs et comme le supposent beaucoup
thématiques qui construisent des unités larges dans les textes d’interprètes modernes. Il ne se contentait pas de raconter des
homériques. La question ne sera sans doute jamais close, faute mythes, mais s’interrogeait sur leur sens, sur leur actualité pour
d’évidence indiscutable. Elle gagne à ne pas se figer dans des son public. Pour cela, il avait choisi dans la masse des histoires
thèses tranchées, qui privilégient ou bien une tradition ano- existantes un point, un épisode de crise violente, la colère rava-
nyme se déroulant comme un long fleuve tranquille, ou bien, geuse d’Achille, l’isolement d’Ulysse, et à partir de cette crise
par un retour à des idées anciennes que l’on observe actuelle- qui mettait en péril la cohérence des ordres humain et divin, il
ment en Angleterre, un auteur souverain, même s’il ne s’appelle avait recomposé l’histoire des dieux et des héros en élaborant
pas Homère, car ce nom serait, nous dit-on, celui d’un ancêtre de longs poèmes monumentaux. Cette poésie était aussi
mythique, une invention due à des poètes plus tardifs, du réflexive que narrative. Si Homère peut sembler disparate, c’est
VIe siècle av. J.-C. – il semble bien en réalité qu’Hésiode, poète qu’il (ou plutôt le groupe qui porte son nom) se proposait non
de la fin du VIIIe siècle av. J.-C., ait connu et analysé ce nom, qui, pas de raconter une histoire linéaire mais de convoquer ce que
pour lui, désignait une autorité. C’est même le seul nom de la tradition avait dit pour en tester la pertinence à partir de la
poète qu’il mentionne (à part le sien) : Homère est, à ses yeux, crise radicale qu’il avait choisie comme thème. 2
« l’assembleur », celui qui harmonise (Théogonie, v. 39).
La question est plutôt : qu’est-ce qui a fait tradition ? Pour- Helléniste, spécialiste de philologie classique et de la tragédie grecque,
quoi, à partir de quand les Grecs se sont-ils massivement pas- Pierre Judet de La Combe est directeur d’études à l’EHESS et directeur
sionnés pour ces poèmes ? Qu’y trouvaient-ils de nouveau au de recherche émérite au CNRS.
point de les célébrer religieusement ? Pour Hésiode, qui vient
une génération après, Homère est déjà la référence, ce qu’il
reprend, pour s’en libérer et lui opposer une autre manière de
concevoir le mythe, les dieux, le monde politique. À LIRE de Pierre Judet de La Combe
« Homère » signifiait ainsi dès l’origine un événement décisif,
que ce nom renvoie à l’un des aèdes qui récitaient et compo- Homère
saient l’Iliade et l’Odyssée dans la Grèce d’Asie Mineure du Gallimard
VIIIe siècle av. J.-C., ou (plutôt) qu’il soit seulement une réfé- « Folio »
rence que ce groupe se donnait pour être identifié. Cet événe- 368 pages
ment était sans doute une manière nouvelle de faire l’épopée, 9,40 €
d’où son énorme succès.
Et de fait, « Homère » ne se contentait pas de donner sa pro-
pre version des histoires d’Achille et d’Ulysse, comme l’avaient
 D É C RY P TAG E
Par Michel Fartzoff

Le
Cercledes
poèmes
disparus
Six récits épiques, largement perdus, viennent compléter
l’Iliade et l’Odyssée au sein du cycle troyen, inscrivant ainsi
EN COUVERTURE

l’épopée homérique dans un continuum chronologique.

© LEBRECHT/LEEMAGE. © AKG-IMAGES / MPORTFOLIO / ELECTA.

D
ans l’Odyssée, Ulysse, qui a perdu son
navire et ses hommes, après son
séjour forcé chez Calypso, parvient
chez les Phéaciens : reçu en hôte par leur roi
Alcinoos, le héros cache d’abord son iden-
tité. Mais lors du banquet tenu en son hon-
68 neur, il demande à l’aède Démodocos de
h chanter l’histoire du cheval de Troie. Sub-
mergé par l’émotion au récit de ses propres
exploits guerriers, « le héros faiblit, des pleurs
coulaient de ses paupières sur ses joues »
(Odyssée, VIII, 522). Sous le coup de l’émo-
tion, Ulysse ne peut cacher plus longtemps
son identité et conte ses aventures. Pour-
tant, ni l’Iliade ni l’Odyssée – où figure ce pas-
sage qui rappelle la prise d’Ilion –, ne racon- AÈDE Ci-dessus : Démodocos chantant devant Alcinoos et Ulysse en pleurs.
tent l’histoire du cheval de Troie ni la prise Illustration par John Flaxman de l’Odyssée, 1810. Page de droite : détail de L’Incendie de
de la cité : l’Iliade se situe avant la prise d’Ilion, Troie, par Diogo Pereira, vers 1630-1640 (collection particulière). Au premier plan,
et l’Odyssée après, avec le difficile retour Enée, portant son père Anchise, fuit la ville livrée aux flammes ; au fond, le cheval de Troie.
d’Ulysse à Ithaque. Dès la création de l’épo-
pée homérique existaient donc d’autres
récits épiques, où figuraient des épisodes événements qui sont absents des deux épo- Iliade, deux épopées qui faisaient partie du
bien connus des auditeurs d’alors et qui peu- pées homériques ou qui n’y sont mention- cycle épique (23, 1 459b 4s.).
plent notre propre imaginaire collectif, mais nés que de manière allusive. Ce sont ces Ce sont les Alexandrins qui, peut-être
auxquels Homère se contente de faire allu- mises en forme littéraires, parfois attribuées sous cette influence péripatéticienne, uti-
sion, comme s’ils relevaient de l’évidence. à Homère mais souvent postérieures aux lisèrent le terme de « poètes du cycle » pour
Or ces récits épiques, sans doute issus eux dates supposées de l’Iliade et de l’Odyssée, désigner les auteurs de ces épopées large-
aussi d’anciennes traditions orales et peut- que l’on appelle « cycle épique ». Une allu- ment perdues, qu’ils jugeaient comme infé-
être déjà sous forme de poèmes chantés et sion à cette dénomination de « cycle » se rieures aux deux épopées homériques – ce
enrichis, de génération en génération, par trouve sans doute chez Aristote (Seconds qui explique peut-être leur transmission très
les aèdes, ont été également composés sous Analytiques, 77b 32), mais c’est dans la Rhé- parcellaire –, mais qui ont inspiré de nom-
une forme écrite originale attribuable à un torique (1 417a 15) qu’il mentionne « le breuses œuvres et notamment des œuvres
auteur précis. Certains d’entre eux sont résumé du cycle fait par Phaÿllos », un poète tragiques. Au IIe ou IIIe siècle apr. J.-C., Athé-
considérés comme relativement récents et dont nous ne savons presque rien ; dans la née, dans les Deipnosophistes (Le Banquet
sans doute étaient-ils destinés à raconter les Poétique, il cite les Chants cypriens et la Petite des sophistes), où il met en scène un banquet
fictif où se tiennent des conversations éru-
dites pleines d’anecdotes et de citations,
rapporte ainsi que « Sophocle aimait beau-
coup le poème intitulé le Cycle épique. Il en
tira même plusieurs de ses pièces en totalité,
et en suivit la fable » (Les Deipnosophistes,
VII, 277 d-e). Sophocle n’aurait sans doute
pas compris cette appellation de « Cycle
épique », qui lui est postérieure, mais il s’ins-
pira, de fait, très souvent des histoires racon-
tées dans ces épopées, dont nous n’avons
qu’une connaissance partielle.
Ce qu’il est convenu d’appeler le cycle
épique comporte des épopées qui peuvent
être regroupées selon les thèmes com-
muns qu’elles traitent. On y trouve ainsi
deux grands cycles : le cycle thébain, qui
inspira tout particulièrement Eschyle et
Sophocle, avec l’histoire d’Œdipe et de ses
enfants (Les Sept contre Thèbes d’Eschyle ;
Antigone, Œdipe Roi, Œdipe à Colone de
Sophocle), et le cycle troyen. Mais il existait
aussi un cycle sur Thésée et un cycle sur
les exploits d’Héraclès, qui inspira aussi
Sophocle (Les Trachiniennes) et Euripide
(Héraclès furieux, Les Héraclides).
Le cycle troyen eut une grande popularité
en raison de la multiplicité des épisodes qu’il
contenait, et c’est de lui que s’inspirèrent
souvent les tragiques : dans sa Poétique (23,
1 459 b 2), Aristote rappelle ainsi que si les
matières de l’Iliade ou de l’Odyssée ne peu-
vent fournir le sujet que d’une ou deux tra-
gédies en raison de leur unité d’action res-
serrée autour d’une partie précise de la
guerre de Troie, les multiples parties des
épopées du cycle troyen comme les Chants
cypriens ou la Petite Iliade comportent une
matière si diverse qu’elle peut donner beau-
coup de sujets de tragédies. Il dénombre au
moins huit sujets tragiques que l’on pourrait
tirer de la seule Petite Iliade et qui rappellent
pour certains des tragédies que nous avons
conservées, comme le Philoctète de Sopho-
cle, son Ajax, ou Les Troyennes d’Euripide.
Le cycle troyen nous est connu plus en
détail grâce à un ouvrage d’un certain Pro-
clus, dont on ignore s’il s’agit du philoso-
phe néoplatonicien du Ve siècle apr. J.-C. ou
d’un grammairien antérieur. Intitulé Chres-
tomathie (littéralement « étude de choses
utiles »), l’ouvrage constituait un recueil
des meilleurs ou des plus utiles morceaux 1
 LES PROTAGONISTES
Ci-contre : les héros de la guerre de Troie
in Le Costume ancien et moderne, de Giulio
Ferrario, 1819-1820. De gauche à droite :
Ménélas, Pâris, Diomède, Ulysse, Nestor,
Achille et Agamemnon.

scène du Télèphe d’Euripide (438 av. J.-C.) où

d’auteurs ; reproduisant certainement des
documents d’époque hellénistique, il nous
fournit le titre de chaque œuvre constituant
le cycle troyen, le nombre de livres, le nom
de l’auteur et un résumé des sujets traités. A
la Chrestomathie, il faut ajouter des éléments
EN COUVERTURE
Aphrodite, Cypris, née à Chypre. Déjà Héro-
dote ne croyait pas que cette œuvre soit
celle d’Homère (Histoires, II, 117) : en onze
livres, elle avait en effet pour rôle de com-
pléter l’histoire qui précède la guerre de
Troie et, selon des critères de langue, serait
le roi, peut-être déguisé en haillons, supplie
les Grecs. La grande frise de l’autel de Per-
game (IIe siècle av. J.-C.) représente en outre
l’ensemble du mythe de Télèphe, ce qui tra-
duit son importance au cours des siècles.
Un autre thème mythique célèbre se
trouvait mentionné dans les Chants cypri-
ens : le sacrifice d’Iphigénie, demandé par
Artémis après qu’Agamemnon a tué un cerf
en se vantant d’être meilleur chasseur que

donnés par la Bibliothèque, une œuvre attri- postérieure à l’Iliade et l’Odyssée, sans doute la déesse ; la déesse remplace sur l’autel Iphi-
buée sans doute à tort à Apollodore (savant du VIe siècle av. J.-C. Le résumé de Proclus génie par un cerf et envoie la jeune fille en
du IIe siècle av. J.-C.), et par l’Epitomè, abrégé dans sa Chrestomathie évoque des élé- Tauride. Ce sujet a rencontré un succès par-

© FALKENSTEIN HEINZ-DIETER/ALAMY/HEMIS. © DEAGOSTINI/LEEMAGE. ©FINEARTIMAGES/LEEMAGE.

d’une partie perdue du même ouvrage. De
rares fragments de ces épopées sont égale-
ment transmis par des citations, souvent
tirées de scholies aux épopées homériques.
Quelles œuvres composaient donc le
cycle troyen ? Outre l’Iliade et l’Odyssée, six
œuvres le constituaient ; elles inscrivaient les
deux épopées homériques dans un conti-
nuum chronologique plus vaste. Les Chants
cypriens évoquaient les événements anté-
70 rieurs à l’Iliade : ils partaient des origines de
h la guerre de Troie, bien avant que ne com-
mence le récit d’Homère (avec les noces de
Thétis et Pélée, le père d’Achille, et avec le
jugement de Pâris). Venaient ensuite des
épopées qui racontaient les événements qui
eurent lieu à Troie, après l’Iliade : l’Ethiopide
décrivait ainsi le combat victorieux d’Achille
contre l’Ethiopien Memnon et sa mort par la
flèche de Pâris ; la Petite Iliade narrait l’attri-
bution des armes d’Achille à Ulysse et la folie
d’Ajax, mais aussi la ruse du cheval de bois,
tandis que le Sac de Troie décrivait la destruc-
tion de la cité. Les Nostoi (les Retours) évo-
quaient les difficiles retours des héros grecs
chez eux, et la Télégonie achevait le cycle en
donnant une suite et une fin à l’Odyssée. La
simple énumération des thèmes abordés
montre à quel point ces œuvres perdues ont
inspiré l’iconographie, mais aussi la littéra-
ture grecque postérieure : elles ont exercé
une influence considérable sur la culture
gréco-latine et ont imprégné profondément
notre propre culture littéraire et artistique.
Les Chants cypriens ont été attribués par
les Anciens à Homère ou à Stasinos de Chy-
pre, ou à un certain Hégésias de Chypre,
d’où viendrait l’appellation de « cypriens »
– même si certains font plutôt le lien avec
ments nombreux et parfois hétérogènes,
mais très importants dans la tradition artis-
tique et littéraire. Parmi eux, le mariage du
mortel Pélée avec l’immortelle Thétis, d’où
naîtra Achille, mais aussi le jugement de
Pâris sur l’Ida. Cette épopée évoquait égale-
ment le serment des prétendants et la ruse
d’Ulysse pour y échapper en feignant la
folie, un stratagème déjoué par Palamède,
qui menace pour cela le petit Télémaque.
On y trouvait aussi le mythe du roi Télè-
phe, blessé par la lance d’Achille en défen-
dant sa patrie, la Mysie : informé par un ora-
cle que cette blessure ne guérirait que
touchée par l’arme qui l’avait blessé, Télè-
phe, déguisé en haillons, se rend au camp
des Grecs et va trouver Achille pour sa guéri-
son. Ce mythe a particulièrement inspiré les
tragiques, puisque, au Ve siècle av. J.-C., sept
tragédies des trois grands tragiques portent
sur ce mythe, dont au moins deux pièces
d’Eschyle (Les Mysiens et Télèphe) et un Télè-
phe d’Euripide. Aristophane, dans sa comé-
die Les Acharniens (425 av. J.-C.) et dans Les
Thesmophories (411 av. J.-C.), parodie la
TRAGÉDIES
Ci-contre : le sacrifice
d’Iphigénie, fresque de
Domenico Zampieri dit le
Dominiquin, 1609 (Bassano
Romano, palais Odescalchi,
salon de Diane). Page de
droite : L’Incendie de Troie avec
la fuite d’Enée et Anchise, par
François de Nomé, XVIIe siècle
(Stockholm, Nationalmuseum).
ticulier chez les auteurs tragiques, Eschyle,
Sophocle – qui avaient chacun composé
une Iphigénie –, mais surtout Euripide, dont
les deux pièces, Iphigénie à Aulis et Iphigénie
en Tauride, ont connu une longue postérité,
qu’il s’agisse notamment de l’Iphigénie de
Racine, de l’Iphigénie en Tauride de Goethe,
ou de deux opéras de Gluck, Iphigénie en
Aulide et Iphigénie en Tauride. La part faite
dans les Chants cypriens aux oracles, la men-
tion du sacrifice humain, nous éloigne de
l’univers de l’Iliade et explique sans doute le
succès de ces épisodes au théâtre.
C’est également dans les Chants cypriens
que l’on trouvait la mention du serpent qui
mordit Philoctète, dont la blessure provo-
qua son abandon sur l’île de Lemnos avec
l’arc d’Héraclès, un abandon où Ulysse joue
un rôle décisif. Ce thème tragique, présent
également dans la Petite Iliade, où le retour
de Philoctète est le seul moyen de prendre
Troie, sera appelé à un grand succès, cha-
cun des trois grands tragiques ayant com-
posé une tragédie intitulée Philoctète, dont
ne nous reste que celle de Sophocle.
 L’Ethiopide, en cinq livres, attribuée à
Arctinos de Milet, évoquait en revanche
des éléments importants qui ont lieu entre
la fin de l’Iliade et la prise de la cité troyenne.
Achille y tue la reine des Amazones, Pen-
thésilée, alliée des Troyens, dont il était
tombé amoureux, un thème abondam-
ment représenté sur les céramiques ; il tue
ensuite le roi éthiopien Memnon, fils d’Eos,
l’Aurore, un guerrier aussi extraordinaire
qu’Achille, fils de Thétis ; enfin est racontée
la mort d’Achille, tué par Pâris et Apollon.
Mais c’est sans doute la Petite Iliade en qua-
tre livres, par Leschès de Mytilène, qui, avec
les Chants cypriens, fournit un élément
mythique particulièrement illustré par la
tragédie. Y était en effet raconté ce qui sera
le thème principal de l’Ajax de Sophocle :
l’attribution des armes d’Achille à Ulysse et
le suicide désespéré d’Ajax.
Le Sac de Troie (Iliou Persis) d’Arctinos de
Milet, en deux livres, qui décrivait ensuite
la prise de la cité, comportait plusieurs
épisodes qui deviendront très célèbres. La
mort du devin troyen Laocoon, étouffé
avec l’un de ses deux fils par deux mons-
trueux serpents marins envoyés par Apol-
lon alors qu’il sacrifiait à Poséidon, a frappé
les esprits – Virgile y consacre une descrip-
tion saisissante au chant II de l’Enéide, et le
groupe du Laocoon au Vatican en donne
une vigoureuse figuration artistique. La
description du massacre des Troyens et des
impiétés qui l’accompagnent est à l’origine
de nombreux motifs tragiques : la mort
de Priam sur l’autel du Zeus domestique,
l’enlèvement de Cassandre par Ajax d’Oïlée,
alors qu’elle est réfugiée auprès de la sta-
tue d’Athéna, mais aussi la mort d’Astya-
nax, le jeune fils d’Hector, précipité du
haut des remparts, et le sacrifice de Poly-
xène, fille de Priam et Hécube, sur le tom-
beau d’Achille. Tous ces thèmes souli-
gnent la profonde ambivalence de la prise
de Troie : un exploit des Grecs cependant
marqué par des impiétés, que l’on trouve
figurées dans la céramique et fortement
évoquées dans l’Agamemnon d’Eschyle et
dans plusieurs pièces conservées d’Euri-
pide consacrées au sort des vaincus :
Hécube, et surtout Les Troyennes.
Si les Retours des héros (Nostoi) en cinq
livres par Agias de Trézène, qui racontaient
les difficiles retours des Grecs, ont fourni
un important sujet de tragédies, notam-
ment avec la mort d’Agamemnon et sa ven-
geance par Oreste – un thème repris par
Stésichore, puis par les tragiques, notam-
ment dans l’Orestie d’Eschyle –, la Télégo-
nie a un statut un peu différent. En deux
livres, cette épopée généralement attribuée
à Eugammon de Cyrène (VIe siècle av. J.-C. ?)
terminait le cycle troyen de manière roma-
nesque et fournissait une sorte de happy
end à l’Odyssée : après plusieurs exploits
guerriers, Ulysse est occis par Télégonos, le
fils qu’il a eu de Circé et qui, ignorant son
identité, le tue avant de le reconnaître. Circé
fait de grandes funérailles à Ulysse et rend
Pénélope et Télémaque immortels.
Le cycle troyen, loin d’être un ensemble
d’œuvres périphériques, constituait donc
la mise en forme de thèmes centraux, pla-
çant l’Iliade et l’Odyssée dans un ensemble
mythique cohérent. Plusieurs de leurs
motifs – notamment l’importance donnée
aux prophéties, aux sacrifices humains –
soulignent des aspects sombres de l’épopée
et se sont particulièrement prêtés à être
réorchestrés dans la tragédie, dans les arts
figurés et dans la poésie, dont Virgile nous
donne un exemple émouvant dans l’Enéide :
ils nous ont légué par là un héritage cultu-
rel précieux sans lequel nous ne compren-
drions plus aujourd’hui nombre d’œuvres
artistiques ou littéraires classiques. 2
Michel Fartzoff est professeur de langue
et littérature grecques à l’Institut des sciences
et techniques de l’Antiquité, université
de Franche-Comté (Besançon).
À LIRE
Reconstruire Troie
Editeurs : Michel
Fartzoff, Murielle
Faudot, Evelyne
Geny et Marie-
Rose Guelfucci
Presses
universitaires de
Franche-Comté
524 pages
45 €
© ARTHUS-BERTRAND YANN/HEMIS.FR UNE PLAINE FERTILE
Le site archéologique
de Troie, sur le promontoire
d’Hisarlik, dans la province
de Çanakkale, au nord-ouest
de la Turquie. L’archéologue
allemand Heinrich Schliemann
y entreprit des fouilles
à partir de 1870, à la recherche
de la Troie homérique.
 L’ aventurier
de la Cité
perduePar Julien Zurbach
Parti à la recherche de la Troie homérique en
1870, Heinrich Schliemann découvrit sur le site
d’Hisarlik, en Turquie, neuf villes superposées.
Une aventure fondatrice pour l’archéologie.
 © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM © AKG-IMAGES. © COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES.
EN COUVERTURE
74
h
H
isarlik – la « forteresse » : tel est le nom turc de cette petite
colline située à égale distance de la mer Egée et du détroit
des Dardanelles, dans la province de Çanakkale, en haut
d’un escarpement qui marque la limite d’un plateau calcaire
surplombant une vaste plaine côtière, à la jonction de deux riviè-
res. Si l’escarpement est plus marqué au nord, la colline domine
aussi le plateau au sud et à l’est. Il s’agit en réalité de ce que les
archéologues appellent un tell (tepe en turc, magoula en grec) :
une colline artificielle, dont le relief est formé par l’accumulation
de couches archéologiques. L’architecture de bois et de terre
qui caractérise les cultures protohistoriques du Proche-Orient a
souvent amené la constitution de semblables collines.
On visite aujourd’hui une citadelle d’environ 250 m sur 200,
où les niveaux archéologiques sont nombreux et parfois peu
visibles dans l’enchevêtrement de murs et de structures diver-
ses. Pour le visiteur qui s’attend à voir surgir intacte la ville for-
tifiée décrite par Homère, la désillusion peut être vive ! Néan-
moins, les fortifications de Troie VI, qui encerclent à peu près
toute l’acropole, et le cœur de la ville de la phase II constituent
de bons points de repère pour s’orienter.
De Troie à Hisarlik
Schliemann ne fut pas le premier à fouiller à Troie. Le diplo-
mate britannique et archéologue amateur Frank Calvert y
avait fait plusieurs sondages à partir de 1863. Mais depuis le
XVIIIe siècle, la question de l’emplacement de la ville était très
discutée. L’autorité de Strabon, géographe de l’époque
d’Auguste, amenait à dissocier les ruines de la cité grecque et
romaine d’Ilion, qui s’élevaient sur la colline d’Hisarlik, et celles
de la Troie homérique, alors que chez Homère les deux noms
désignent bien la même ville. Les Anciens ne pensaient pas
tous comme Strabon et beaucoup considéraient que la ville
homérique était bien à l’emplacement de leur Ilion. Mais pour
les Modernes, Strabon allait être source d’une grande confu-
sion. Nombre d’érudits localisèrent en effet la Troie d’Homère
plus au sud, sur le petit site de Pinarbasi. D’autres, à l’aide des
indications topographiques tirées de l’épopée et notamment
le cours des rivières, pensaient bien à Hisarlik, mais on ne trou-
vait là que des restes d’époque hellénistique et romaine. Or
Strabon se trompait et Calvert fut le premier à montrer qu’à peu
de distance de la surface existaient à Hisarlik des vestiges de
l’époque grecque archaïque (VIIe et VIe siècles av. J.-C.) et que,
sous ces couches, on pouvait dès lors s’attendre à trouver une
ville plus ancienne. Ses travaux et son aide se révélèrent donc
décisifs pour Schliemann : c’est en effet vers ce personnage
étonnant, qui venait de faire son premier voyage en Troade,
que Calvert se tourna lorsque le British Museum lui eut refusé
les crédits pour mener des fouilles de plus grande ampleur.
Né dans le Mecklembourg en 1822, Heinrich Schliemann
fut-il vraiment passionné par Homère dès son plus jeune âge,
et ses fouilles en Troade sont-elles bien la réalisation d’un rêve
d’enfant ? On voudrait le croire, mais on doit plutôt y voir l’effet
 NOUVELLE HÉLÈNE Ci-dessus, à droite : Heinrich Schliemann, homme d’affaires allemand, consacra sa fortune et les vingt dernières
années de sa vie à suivre les traces des héros de l’Iliade et de l’Odyssée à Troie, Mycènes, Ithaque, Tirynthe, Orchomène. A gauche : Sophia,
l’épouse grecque de Schliemann, parée des bijoux du trésor de Troie, découvert par son mari en 1873. Page de gauche : la butte d’Hisarlik.

d’une crise de la quarantaine… Rien ne prédisposait en effet
Heinrich Schliemann à devenir le découvreur de Troie : ce riche
touche-à-tout, pauvre vendeur de harengs, puis banquier en
Californie au temps de la ruée vers l’or et marchand d’armes
pendant la guerre de Crimée (1853-1856), venait d’abandon-
ner femme et enfants à Saint-Pétersbourg, et l’archéologie de
Troie fut pour lui le début d’une autre carrière, dans un domaine
où la célébrité était alors à portée de celui qui saurait trancher
cette vieille question. S’il y en eut d’autres à savoir par cœur
leur Iliade, tous n’eurent pas son destin. Par-delà son énergie,
sa volonté de fer et sa confiance parfois excessive dans ses
déductions, ce qui fit la différence fut son immense richesse,
qui lui permit d’aller contre les idées reçues et de ne dépendre
d’aucune institution scientifique. Ses travaux furent d’ailleurs
accueillis, on le verra, de manières très diverses.
Comme Calvert l’avait déjà reconnu, le site d’Hisarlik est
formé par la succession de nombreuses couches archéologi-
ques accumulées durant une très longue période. Troie, on le sait
aujourd’hui, avait été occupée dès le début de l’âge du bronze
(soit au début du IIIe millénaire avant notre ère) et sans doute
même avant. L’occupation continua après l’âge du bronze, puis-
que la colline est couronnée par les restes d’Ilion (Ilium en latin),
cité grecque qui existait encore au IVe siècle de notre ère. C’est là
que l’empereur Constantin voulut d’abord installer sa nouvelle
capitale : fort heureusement pour les archéologues, il changea
vite d’avis et choisit Byzance pour y construire Constantinople.
Schliemann, un fondateur
Schliemann fouilla le site à partir de 1870 et surtout 1871, enfin
muni d’une autorisation en règle du sultan ottoman Abdülaziz.
Au cours de plusieurs campagnes (1871-1873, 1878-1879,
1882, 1890), il mit au jour une cité de toute première impor-
tance et fit des découvertes majeures, parmi lesquelles, en
1873, le fameux trésor de Troie, un ensemble de bijoux et de
vases d’or, d’argent et de bronze, avec quelques armes, qui
contenait notamment un diadème à pendentifs et des colliers,
ainsi que des milliers de bagues en or.
Il y a plusieurs manières de raconter ces années. La pre-
mière est d’un romantisme sans mélange. On y rencontre un
riche marchand passionné, habité par son Homère, luttant
contre l’adversité, le scepticisme des scientifiques, l’indif-
férence méfiante ou la corruption des fonctionnaires otto-
mans, et arrivant finalement à la découverte du trésor, qu’il fit
sortir de l’Empire ottoman pour couvrir de bijoux sa seconde
femme, la Grecque Sophia, rencontrée grâce à l’entremise
de l’archevêque d’Athènes et qu’une photographie célèbre
 Niveaux archéologiques de Troie 1 Porte 2 Muraille
3 Mégarons 4 Porte (FN)
5 Porte (FO)
8 6 Porte et rampe (FM)
7 Porte (FJ) 8 Muraille
9 Mégarons 10 Muraille
9 15 11 Porte (S) 12 Tour (H)
26 31 14 13 Porte (R) 14 Tour (G)
3
13 15 Puits-citerne
7
16 Porte de Dardanos (T)
17 Tour (I) 18 Porte (U)
2 23 19 Maison (A)
1 24 11
20 Palais-entrepôt (M)
19
28 21 Maison à piliers
5
6 22 22 Maison à colonnes (F)
25
27
18 23 Maison (C)
4 29 12
24 Maison (E) 25 Entrepôt
20
26 Temple d'Athéna
27 Entrée du temple (propylaeum)
30 21
10 28 Mur d'enceinte extérieur
32 29 Mur d'enceinte intérieur
EN COUVERTURE

16 30 Sanctuaire 31 Voirie
33 17 32 Bouleutérion (siège du Conseil)
33 Odéon 34 Thermes romains

Troie I Troie VI et VIIa Troie VIII-IX

(3000-2700 av. J.-C.) (1700-1190 av. J.-C.) (700 av. J.-C.-
34 IVe siècle apr. J.-C.)
Troie II Troie VIIb
25 m (2700-2200 av. J.-C.) (1190-950 av. J.-C.)

représenta en nouvelle Hélène. C’est peu ou prou le fil direc-
teur d’un téléfilm récent (Troie, la cité du trésor perdu, 2007),
dont le succès mitigé montre sans doute que c’est là trop de
76 romantisme pour notre temps !
h A l’opposé de cette version, il y a la légende noire de Schlie-
mann : contrebandier, chasseur de trésors, fouilleur aux
méthodes expéditives, mélangeant des dépôts différents
pour former un trésor unique, forgeant sa propre légende,
constamment à la limite de la mythomanie et du mensonge.
A cela s’ajoute bien sûr l’histoire fascinante du trésor, disparu
à Berlin en 1945 et ressorti en 1993 des réserves du musée
Pouchkine de Moscou, où il se trouve toujours. Mais tout cela
archéologique. Les institutions archéologiques commen-
çaient à peine, alors, à apparaître : l’Institut archéologique
allemand, qui existe à Rome depuis 1829, ne créa une
antenne à Athènes qu’en 1872 et à Istanbul en 1929 ; l’Ecole
française d’Athènes, qui existe depuis 1847, se transforma
lentement en institut de recherche dans les mêmes années,
sous la direction d’Emile Burnouf, ami de Schliemann, et
dans le contexte du traumatisme de 1870 et de la concur-
rence avec la science allemande. L’Ecole américaine fut fon-
dée en 1881, l’Ecole britannique en 1886.
Schliemann travaillait donc à une époque qui précédait la
création des instituts de recherche, seuls capables de porter le

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est trop marqué par l’écho des controverses de l’époque.
Il faut en réalité placer Schliemann dans l’histoire de
l’archéologie, qui, en 1870, n’en était qu’à ses débuts. On
s’étonne ainsi de voir de beaux esprits lui reprocher son inex-
périence dans cette science, qu’il n’aurait pu apprendre nulle
part puisqu’elle n’existait pas encore. Ou plutôt : ce qu’on
appelait alors archéologie était en fait de l’histoire de l’art, un
examen sensible et érudit des plus belles œuvres
du passé par des spécialistes qui considéraient
la fouille et le terrain comme des activités
indignes. Songeons que les grandes fouil-
les dans le monde grec commencèrent
en 1874 à Olympie, en 1892 à Delphes,
en 1902 à Délos, et que ce furent alors de
vastes dégagements, qui visaient à mettre
au jour les sites anciens dans leur période
de gloire, sans aucun respect pour les ves-
tiges ultérieurs ou la stratigraphie – l’exa-
men de la formation des couches successi-
ves, aujourd’hui clé de voûte de toute fouille
fardeau financier des grandes fouilles de la fin du XIXe siècle.
L’importance de sa fortune personnelle est donc évidente, et
c’est elle qui amena Calvert à s’associer avec lui. Mais Schlie-
mann est aussi l’homme d’un monde qui commençait alors à
sombrer, celui d’avant les nationalismes. Dans les années
1890, la course aux fouilles archéologiques allait devenir l’un
des aspects manifestes de la rivalité entre nations euro-
péennes, dans un domaine ouvertement consi-
déré comme un instrument d’influence, l’un
des canaux de l’expansion coloniale. Les
archéologues de la Belle Epoque et de
l’entre-deux-guerres sont souvent des
militaires et couramment des espions.
L’administration des protectorats et colo-
nies fait main basse, pour le meilleur et
pour le pire, sur les grands sites des régions
contrôlées : les Allemands et les Autri-
chiens dans l’Empire ottoman avant 1914,
les Français en Syrie et les Britanniques en
Irak après 1918 en sont de bons exemples.
 MILLE-FEUILLE ANTIQUE Ci-dessus : rampe d’accès à la cité de Troie. Page de gauche, en haut : les neuf villes du site
archéologique de Troie. Schliemann pensait que Troie II correspondait à la cité homérique, mais son assistant Wilhelm Dörpfeld
démontra que cette phase était en réalité bien plus ancienne. C’est bien la ville des phases VI et VII qui pourrait avoir été
prise par les Achéens. Page de gauche, en bas : boucle en or, trésor de Troie, 2700-2200 av. J.-C. (Moscou, musée Pouchkine).

Schliemann n’appartient pas encore à ce monde : son com-
merce l’a fait longuement voyager, il parle nombre de langues
et n’est pas lié à telle ou telle cause nationale. Fait remarqua-
ble : ses livres paraissent presque simultanément en allemand,
français et anglais, au point qu’il est parfois difficile aujourd’hui
de savoir quelle édition doit être considérée comme l’originale.
Homme de culture cosmopolite, il est de la vieille Europe, celle
de Zweig, qui allait sombrer en 1914.
Les reproches adressés aux techniques de fouille de Schlie-
mann doivent aussi être mesurés à cette aune. Rien ne vient
tempérer l’illégalité de l’exportation du trésor ; il est indéniable
que le gouvernement ottoman avait droit à une partie de cette
découverte. Jusque tard dans le XXe siècle, les découvertes
ont été partagées, ce qui explique que ce soient souvent des
musées qui aient alors soutenu les explorations. Dans l’Empire
ottoman, c’est une loi promulguée par le sultan Abdülhamid,
sur le conseil d’Osman Hamdi Bey, fondateur de l’archéologie
ottomane, qui pose en 1884 les bases de l’exploration archéo-
logique en réservant la propriété de l’ensemble des découver-
tes à l’Etat. Une loi qui est en avance sur son temps et dont on
peut penser qu’elle a été inspirée par l’affaire du trésor de Troie.
Schliemann a-t-il usé de méthodes de fouille destructri-
ces et hâtives ? Certes, il s’inspire des méthodes utilisées
dans l’industrie minière et met sur pied une vaste entreprise
avec une bonne centaine d’ouvriers travaillant dur, dans des
conditions de sécurité souvent lamentables. Les premières
campagnes s’en ressentent : la progression est hasardeuse,
la documentation peu loquace.
Mais Schliemann apprend vite. Il arrive rapidement à distin-
guer les couches et les phases. Il date au moyen de la cérami-
que, ce qui est alors très novateur : les tessons étaient regardés
comme négligeables et souvent jetés. Sur bien des sites de
Grèce, on n’a conservé aucun tesson des premières « grandes
fouilles », alors que Schliemann a rassemblé des collections
contenant des objets de tous types, vases du quotidien, objets
en pierre ou en os. Il sait aussi s’entourer : après des débuts
presque seul avec les frères Calvert, il amène à Troie un petit
groupe comprenant notamment Rudolf Virchow, médecin de
renom et anthropologue, et surtout Wilhelm Dörpfeld, archi-
tecte de formation et fouilleur d’Olympie. Dörpfeld introduit
des relevés architecturaux et stratigraphiques de grande qua-
lité. Troie, enfin, voit l’emploi massif de la photographie, autre
innovation radicale. Plutôt que de juger Schliemann à nos cri-
tères, et sans en faire un saint, il faut voir en lui un fondateur.
Troie et ses neuf villes
Schliemann s’attaque d’abord au sommet de la colline. Com-
prenant bien l’intérêt des coupes verticales pour étudier la suc-
cession des phases, il fait creuser et fouille une large tranchée
orientée du nord au sud. C’est encore aujourd’hui la principale
 LA VILLE RÊVÉE DE SCHLIEMANN
Ci-contre : reconstitution de la cité
homérique de Troie (collection particulière).
Page de droite : mise au jour des ruines
de Troie, par Schliemann et Dörpfeld,
dans les années 1880-1890.

qu’il relie aux descriptions d’Homère : ce sont pour lui le palais

marque laissée par lui sur le site. Au fond, il atteint ce qu’il
considère comme la première phase d’occupation : de longues
maisons collées les unes aux autres, qui correspondent à un
type d’urbanisme agglutinant, familier aux spécialistes actuels
EN COUVERTURE
et la salle du trésor de Priam, les portes Scées, les hautes
murailles de Troie. Dans cette seconde phase, par la suite
appelée Troie II, les archéologues actuels distinguent nombre
de phases et sous-phases ; mais l’important est qu’il s’agit en
effet d’un site de tout premier ordre.
Schliemann commet cependant ici son erreur la plus connue :
persuadé que la Troie de Priam, qu’il cherche, est enfouie au
plus profond du site, il se précipite pour l’identifier à cette phase.

de ces périodes (les débuts du IIIe millénaire avant notre ère)
dans la région. Ce faisant, Schliemann a certainement détruit
une partie des vestiges. Mais au sommet de la colline, les pha-
ses VI et VII avaient déjà dû être rasées par les constructions
hellénistiques ou romaines. De ce fait, l’archéologue est arrivé
directement à des phases antérieures à celles qui sont sans
doute les plus proches d’une possible « guerre de Troie », mais
on ne peut lui reprocher de les avoir détruites.
Le plus important est ce qu’il trouve alors juste au-dessus de
cette première phase : une épaisse couche de destruction, par
incendie, de ce qui se révèle vite une citadelle importante, qu’il
nomme la « ville brûlée ». Schliemann met au jour des bâti-
ments allongés avec un portique, des fortifications massives,
En fait, comme il s’en apercevra lui-même plus tard, Troie II est
bien plus ancienne que toute possible guerre de Troie. Elle date
du milieu du IIIe millénaire avant notre ère (2700-2200 av. J.-C.
environ), une époque bien antérieure au bronze récent dont
datent les Mycéniens, possibles modèles des Achéens
d’Homère. En 1873, la découverte du trésor – en fait, plusieurs
trésors proches, dans cette Troie II –, qui ne peut dans son esprit
qu’être celui de Priam, le conforte dans cette erreur. Schliemann
va trop vite et il commettra la même erreur à Mycènes en 1876
en attribuant au roi Agamemnon un masque d’or trop ancien
pour que cela soit même une hypothèse : le masque date du
XVIe siècle av. J.-C., alors que les dates traditionnelles de la
guerre de Troie se situent entre le XIIIe et le XIIe siècle av. J.-C.

© COLLECTION DAGLI ORTI/COLLECTION PRIVÉE/GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © WW.BRIDGEMANIMAGES.COM

78 une rampe d’accès monumentale, aujourd’hui bien visibles,
h tre sur cette partie centrale de la colline. Il identifie des phases
LE RETOUR D’ULYSSE
C’est une simple tablette en terre cuite.
Mais elle a mis le monde en émoi depuis
l’annonce faite par le ministère grec de
la Culture, le 10 juillet dernier, de sa découverte
à Olympie. Les treize vers qu’on peut
y lire sont un extrait du quatorzième chant
de l’Odyssée, où Ulysse, de retour
à Ithaque, s’entretient avec le porcher Eumée.
Datée pour l’heure du IIIe siècle apr. J.-C.,
cette tablette est le fruit de fouilles menées
autour des vestiges du temple de Zeus
par les services archéologiques grecs, l’Institut
allemand et l’Ecole archéologique allemande,
qui espèrent mettre au jour d’autres tablettes
de ce type sur le site d’Olympie. Rappelons
toutefois que la plus ancienne trace écrite
connue de l’Iliade et de l’Odyssée est bien
antérieure, puisqu’elle correspond à des
fragments de rouleaux du IIIe siècle av. J.-C.,
découverts en Egypte. GC
Pendant les campagnes suivantes, Schliemann se concen-
ultérieures à Troie II (les phases III à V), puis une phase mal
représentée, dépourvue de restes architecturaux mais avec
une céramique très caractéristique, différente à la fois de celle
de la phase II et de la céramique grecque plus récente. Il pense
qu’il s’agit d’une ville de l’époque indigène, soit avant l’arrivée
des Grecs, et la nomme « ville lydienne ». On voit là encore
quelle importance Schliemann accorde aux trouvailles les
plus modestes, au style des céramiques usuelles et à leurs
associations. Cette découverte survient alors que Dörpfeld
vient de se joindre à l’équipe de fouilles, en 1882. Celui-ci se
met à établir de meilleurs plans et relevés, et encourage
Schliemann à reconsidérer l’ensemble des phases.
C’est alors qu’en étendant la zone fouillée vers le sud et l’est,
l’équipe met au jour des restes imposants de cette « ville
lydienne », des fortifications entourant une zone plus vaste et
des bâtiments divers. Or, dans les vestiges de ces nouvelles
phases, que Dörpfeld baptise Troie VI et VII, on trouve de la
céramique mycénienne, comparable à celle qu’a découverte
Schliemann lui-même, quelques années plus tôt, à Mycènes.
C’est donc ces phases-ci, qu’on date aujourd’hui entre 1700 et
1190 environ av. J.-C., qui sont contemporaines de la Mycè-
nes d’Agamemnon et ont pu être détruites par les Achéens
d’Homère, et en aucun cas la phase II, dont la trop grande
ancienneté apparaît désormais évidente. Calvert en était
convaincu depuis des années, mais Schliemann se trouve face
à la chute de ses hypothèses les plus chères, les plus célèbres. Il
donne pourtant raison à Dörpfeld peu avant de mourir en 1890.
 Dörpfeld dégage, en 1893 et 1894, l’enceinte et les bâti-
ments de Troie VI et VII, qui sont aujourd’hui visibles : c’est en
traversant cette enceinte qu’on entre véritablement sur le site.
Troie VI a connu plusieurs destructions, dont l’une, probable-
ment par tremblement de terre, vers 1300 av. J.-C. ; Troie VIIa
a été détruite par incendie, avec des traces de violence, vers
1190 av. J.-C. La vraie rupture se situe entre la phase VIIa, qui
continue Troie VI et voit par exemple le renforcement des
murailles par des bastions, et la phase VIIb, où l’habitat est
beaucoup plus réduit. Manfred Korfmann, qui fouilla le site de
1988 à 2005, propose d’ailleurs de renommer la phase VIIa en
VIi, tant la continuité est grande avec Troie VI. Dörpfeld, puis
Carl Blegen et nombre d’autres voient dans cette destruction
des environs de 1190 av. J.-C. la chute de la Troie homérique,
et donc celle de Priam. D’un point de vue strictement archéo-
logique, le grand héritage de Dörpfeld est la division définitive
en phases, aujourd’hui fixée à neuf, de la fin du IVe millénaire
av. J.-C. au IVe siècle apr. J.-C., qui repose cependant pour
l’essentiel sur les travaux de Schliemann.

La complexité d’un site

Pourquoi Schliemann s’était-il trompé à ce point ? Ses détrac-
teurs ajoutent ici un chapitre à la légende noire : il aurait été
si pressé d’atteindre les couches les plus profondes qu’il en
aurait détruit sans s’en rendre compte les phases Troie VI et VII
sur son passage. Il est vrai qu’en 1871-1873, Schliemann
s’était contenté de relevés architecturaux très sommaires,
établis à la fin de chaque campagne ; les murs abattus pour
descendre vers les niveaux plus anciens n’avaient pas été des-
sinés. Et c’est un autre fait que la partie centrale de la citadelle
de Troie VI-VII manque sur nos plans : les phases VI-VII n’appa-
raissent pas au-dessus des restes de Troie I et II. C’est d’autant
plus dommage que le centre de la citadelle devait être occupé
par le bâtiment le plus important.
Mais cela doit-il être imputé à Schliemann ? Dörpfeld montra
par la suite que le sommet du site avait été arasé dès le IIIe siècle
avant notre ère pour y construire le nouveau temple d’Athéna
d’Ilion, dont on ne voit plus grand-chose aujourd’hui. C’est un
fait courant : à l’époque hellénistique et romaine, on pratique
des aplanissements qui détruisent souvent en partie des sites
antérieurs. Parmi les autres monuments de la cité grecque
d’Ilion (Troie VIII et IX, VIIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle apr. J.-C.)
encore visibles, le bouleutérion (bâtiment du Conseil) et l’odéon
ont été construits plus au sud, en utilisant pour leurs gradins la
pente fournie par la colline du site préhistorique, tandis que
l’agora puis les thermes furent installés dans les espaces plans,
vers le sud. Mais le grand sanctuaire d’Athéna occupait quant à
lui le sommet de l’acropole et fut remanié notamment au IIIe siè-
cle av. J.-C., ce qui entraîna certainement des aplanissements
à travers les couches antérieures. Si Schliemann n’a pas vu le
palais royal de Troie VI, c’est parce qu’il avait disparu depuis
longtemps ! Loin d’avoir détruit Troie, il a été victime de la stra-
tigraphie complexe d’un site d’une taille considérable.
Après Schliemann et Dörpfeld, les fouilles furent reprises
entre 1932 et 1938 par l’université de Cincinnati. Carl Blegen y
affina la chronologie des phases définies par ses prédécesseurs
et poussa l’étude des phases les plus anciennes (I) et récentes
(VI et VII). De 1988 à 2005, Manfred Korfmann dirigea des
fouilles soutenues par l’université de Tübingen. La découverte
la plus importante fut celle d’une ville basse, qui s’étendait au
sud de la citadelle à l’époque de Troie VI et VII. Les vestiges en
sont peu spectaculaires, car il s’agit surtout de fossés et de fon-
dations de maisons, qui ne font pas pour le moment l’objet
d’une présentation aux visiteurs. Mais c’est là un résultat scien-
tifique essentiel, qui met la ville de Troie sur le même plan que
les centres urbains mycéniens ou hittites. Déjà discutable,
l’argument selon lequel un site de taille aussi réduite ne pouvait
avoir inspiré Homère tombe ainsi définitivement.
Toutes ces avancées, si importantes soient-elles, s’inscri-
vent dans le cadre fixé par Schliemann, la succession des pha-
ses restant inchangée et servant aujourd’hui de base à la chro-
nologie de toute la région. Si Schliemann ne suivait pas les
principes de l’archéologie d’aujourd’hui, c’est bien parce qu’il
fut l’un des fondateurs de l’archéologie de terrain. 2
Julien Zurbach est maître de conférences d’histoire grecque
à l’Ecole normale supérieure de Paris. Spécialiste d’épigraphie mycénienne,
il dirige des travaux archéologiques à Milet (Turquie) et Kirrha (Grèce).
Il a publié, notamment, Les Hommes, la Terre et la Dette en Grèce, c. 1400-
c. 500 a.C. (Ausonius Editions).
 P ORTRAIT
Par Michel De Jaeghere
80
h
Le
tombeau
d’
Hector
Jacqueline de Romilly a consacré au héros troyen le plus subtil
des portraits. Il lui a donné l’occasion de mettre en lumière
le message d’Homère, dans toute sa déchirante humanité.

«
I
l n’y a pas de vie d’Hector, mais seulement
une mort d’Hector. » Un jour, Jacqueline
de Romilly en avait eu assez des contrain-
tes universitaires. Du corset dont avait été
gainée l’étude des textes auxquels elle
avait consacré sa vie et sa carrière, au nom
d’exigences scientifiques qui interdisaient
désormais de mettre en lumière leur raison
d’être, cela même qui nous les rend si pré-
cieux : de les trouver émouvants et beaux.
Alors, avec la complicité amicale d’un édi-
teur hors norme, étranger aux sentiers bat-
tus de la recherche savante, elle avait entre-
pris d’écrire dans une langue claire, donc
suspecte, une biographie – genre désuet –
et pis encore, celle d’un personnage
imaginaire, dont la vie ne nous est connue
que par de brèves échappées, quelques vers
de la plus sublime des épopées : Hector.
D’Hector, nous ne savons rien ou pres-
que : pas de portrait physique, et moins
encore d’esquisse psychologique dans le
texte de l’Iliade ; le poète s’adresse à nous
comme si nous connaissions déjà chacun
 © THE BRITISH MUSEUM, LONDRES, DIST. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM.
Comme le remarque Jacqueline
de Romilly, Homère a finement imaginé
pour lui un épisode qui nous permet, seul
de son espèce, de le découvrir dans son
intimité. Au chant VI, l’un de ses frères
l’invite (un peu absurdement) à quitter
le champ de bataille pour aller retrouver
en ville sa mère, et l’engager à rendre un
sacrifice à Athéna. Il y fera trois rencontres :
celle d’Hécube, celle d’Hélène et celle de sa
femme, Andromaque, avec son fils, Astya-
nax. La circonstance permet au poète de
rendre l’atmosphère inquiète d’une ville
assiégée. Elle ménage surtout une pause
au cœur de l’épopée : un moment de ten-
dresse, d’angoisse et d’espérance, un « trem-
blement de sentiments mêlés » où l’on voit,
scène sublime de douceur et de force,
le héros prendre son fils dans ses bras et le
bercer en priant Zeus qu’il soit un jour
plus grand que son père. Elle nimbe, par-
tant, Hector d’une humanité singulière. 1
de ses héros. Il est « Hector au casque étin- pas ménagés, mais qui a d’ores et déjà
celant », et cela suffit à attirer sur lui notre transmis l’essentiel de ses pouvoirs à son
attention, à la teinter d’emblée d’admira- héritier. Par là, Hector apparaît comme L’ILLUSTRE ET LE DIVIN En haut :
tion. Sans doute n’est-il pas le seul à béné- le plus grand des rois : il l’est par le service, Combat entre Achille et Hector aux côtés
ficier d’un surnom avantageux : Achille est le dévouement, le coup d’œil, l’énergie, la d’Athéna et d’Apollon (détail), cratère
dit « aux pieds rapides », Agamemnon, supériorité, plus que par les privilèges, à figures rouges, 490-460 av. J.-C. (Londres,
« protecteur de son peuple », et le fade Pâris quand Agamemnon n’est devant lui qu’un The British Museum). Ci-dessous : Les
lui-même est qualifié parfois de « sembla- roi des rois avide de préséances, contesté Adieux d’Andromaque à Hector, par Jean
ble aux dieux ». N’empêche. Avec lui, plus pour son « cœur de cerf ». Restout, 1727 (collection particulière).
qu’avec aucun autre, Homère semble s’ingé-
nier à multiplier les comparaisons flatteu-
ses : un astre, un sanglier, un lion, un épervier.
Hector apparaît, de fait, dans la bataille,
comme l’archétype du héros. Il est au pre-
mier rang de ses soldats, il ranime leur cou-
rage, il exalte leur vaillance par son exemple
et par ses cris. Il décime les Grecs sur son pas-
sage, et en l’absence d’Achille, retenu sous sa
tente par sa colère, il domine la mêlée au
pied des murs de Troie. Avec le terrifiant
Ajax auquel il est opposé en combat singu-
© CHRISTIE’S/ARTOTHEK/LA COLLECTION.

lier, il fait jeu égal, au point que son adver-

saire accepte de mettre fin au combat avant
qu’il ne soit terminé, qu’il échange avec lui
ses armes, en signe d’estime et de respect.
Parmi les Troyens, il est incomparable, à
ses frères comme aux rois alliés. Il com-
mande à l’armée en l’absence de Priam,
son père, dont l’âge fait quelque chose
comme un roi émérite, un souverain
honoraire auxquels les honneurs ne sont
 LES LARMES D’ACHILLE
Ci-contre : Les Adieux d’Achille
et de Briséis, fresque provenant
de la Maison du Poète tragique
à Pompéi, Ier siècle (Naples,
Museo Archeologico Nazionale).
En bas : cratère à figures rouges
représentant le combat d’Achille connaître que des joies éphémères, à finir
et Hector, 490-460 av. J.-C.

(Londres, The British Museum).
Page de droite : coupe à boire
à figures noires représentant
Athéna luttant entre Hector
et Achille, VIe siècle av. J.-C.
(Barcelone, Museu d’Arqueologia
de Catalunya).
EN COUVERTURE
© THE PICTURE ART COLLECTION/ALAMY/HEMIS. © THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM/AURIMAGES. © AISA/LEEMAGE.
dans la peine, la solitude et la douleur.
Quand cette mort survient, Hector est
seul : tous les Troyens ont fui devant Achille,
sorti en fureur de sous sa tente pour venir,
ivre de sang, venger la mort de son ami
Patrocle. Hector est seul resté en dehors
des remparts. C’est son heure. Sa famille
l’appelle du haut des murailles de la ville, elle
l’engage à renoncer tant qu’il le peut encore
à affronter un tel adversaire. Il refuse,

Ce héros à nul autre pareil n’est pas uni-
quement habité par le désir de gloire. Il ne
se donne au dur métier des armes que
parce que le combat est nécessaire pour
sauvegarder sa patrie, son foyer.
Plus encore : Hector et Andromaque
ont la prescience étrange de la défaite, ils
la redoutent comme la réalité la plus
concrète, celle de la mort, du deuil et de
l’esclavage, du renoncement aux douceurs
de la tendresse humaine. Cette angor
patriae se projette jusque sur les exploits
d’Hector, ses percées qui le voient par-
82 fois tout près d’obtenir le succès décisif,
h de s’emparer des vaisseaux creux de ses
adversaires et d’y mettre le feu. S’agissant
d’un personnage qui semble ne rien devoir
aux épopées plus anciennes, être une créa-
tion d’Homère, le trait en dit long, écrit
l’helléniste, sur l’idéal du poète. L’Iliade
s’impose avec lui comme une méditation
sur la précarité du bonheur et le tragique
de la condition humaine, bien plus que
comme une épopée guerrière.
Jacqueline de Romilly en souligne le signe
le plus clair. Hector domine l’ensemble du
poème. L’Iliade ne raconte pas la fin de Troie,
elle raconte la mort d’Hector. Sans doute la
colère d’Achille lui sert-elle de fil conduc-
teur. Mais cette colère même conduit le
fils de Pélée à se retirer dans ses quartiers.
Elle donne aux Troyens l’occasion de pren-
dre l’avantage sur les Grecs, et à Hector de
s’illustrer dans les combats et de tuer Patro-
cle, suscitant chez Achille le désir irrépres-
sible de se venger. C’est avec la scène de la
mort d’Hector que culmine le poème, sur
ses funérailles qu’il s’achève.
Or Hector est pour les Grecs un ennemi,
un étranger. Exemple unique d’une épo-
pée « nationale » habitée tout entière par
la célébration de la magnanimité d’un
adversaire ! Les exploits d’Hector n’ont pas conscient qu’il a eu l’imprudence de rejeter
été mis en scène pour exalter la fierté des le conseil de repli qui lui avait été donné,
Grecs, les amener à se complaire au spec- lorsque Achille était apparu dans la plaine :
tacle de l’excellence de leurs armes, de nombre de ses Troyens sont morts par sa
leurs ancêtres. L’Iliade leur propose mieux : faute de la main du héros achéen déchaîné,
un type d’homme, un exemple à imiter. il lui faut désormais payer lui-même le prix
Achille est fils d’une déesse. Sa force, son de cette erreur. Nul ne vient à son secours.
courage sont si extraordinaires que ses suc- Les Troyens sont « apeurés comme des
cès ne semblent pas lui appartenir en propre. faons, dit Homère : ils étanchent à l’air leur
Ils l’isolent et le retranchent de l’humanité sueur ». Hector est entouré comme per-
ordinaire. Hector n’est pas un demi-dieu. Il sonne avant lui d’affection et d’angoisse et,
est ce que les divinités d’Homère appellent pourtant, il est seul. Il hésite sur la conduite
un « misérable mortel », de ceux qui sont à tenir. Une négociation de la dernière
condamnés par leur condition à périr chance ne serait-elle pas envisageable ? On
comme les feuilles en automne. Il est né d’un songe à la sueur de sang du Christ au mont
homme et d’une femme. Il lui arrive de se des Oliviers. « Si ce calice peut passer loin de
tromper, de manquer de prudence, de faire moi… » Alors, se produit l’impensable :
preuve d’une présomption hors de propos, devant la mort qu’il a bravée cent fois, et
d’être même tenté par la cruauté (n’envi- répandu lui-même autour de lui, la mort
sage-t-il pas, un bref instant, dans le feu de qui a saisi avant lui tant de braves, et nom-
la bataille, de décapiter le corps de Patro- bre de ses frères, mais dont l’ombre, soudain
cle ?). Il lui arrive surtout d’être parfois envahi
par la peur. Et par ces défauts mêmes, qui
font de lui notre semblable, notre frère, il
devient pour nous un modèle. Le spec-
tacle de ses vertus nous est une nourri-
ture pour l’âme, parce que tempérées par
ses faiblesses, elles paraissent à notre por-
tée. L’Iliade n’est pas de ces épopées barba-
res, qui mettent en scène le choc titanesque
de super-héros bodybuildés. Elle est d’abord
une école pour notre humanité.
« Il n’y a pas de vie d’Hector, mais seule-
ment une mort d’Hector. » Tout le poème
est marqué par le pressentiment de la
mort prochaine du héros, et de la profana-
tion de son corps, comme la préfiguration
et le symbole de la chute et de la destruc-
tion de Troie. C’est ce pressentiment qui
donne une couleur automnale à l’épopée,
parce qu’Hector y incarne la précarité de
notre condition, vouée par sa nature à ne
se fait si épaisse qu’elle
paraît certaine, l’homme
est saisi par la peur. Le héros
prend la fuite. Il court, la mort
au x trouss es . Poursuivi par
Achille, le guerrier flamboyant fuit
comme une bête traquée. Par trois fois,
sous le regard des Troyens éplorés, les deux
hommes font ainsi le tour de la ville. Zeus
lui-même est pris de pitié. Il hésite à interve-
nir, puis renonce. Apollon abandonne Hec-
tor, dont il avait été le fidèle protecteur.
Athéna, qui n’a jamais cessé de lui être hos-
tile, prend les traits de son frère Déiphobe
pour lui faire croire qu’il vient à son secours,
l’entretenir dans un espoir trompeur.
Hector accepte, dès lors, de reprendre
la lutte. Il propose à Achille un accord,
comme s’il pressentait la suite : son corps
traîné par le char du vainqueur, par trois
fois, chaque jour, autour du tombeau de
Patrocle et voué à être dépecé par les
chiens et les charognards. Que chacun
s’engage à rendre aux siens, vainqueur, le
corps de son ennemi. Peine perdue. Achille
est tout à sa vengeance, il ne veut passer
aucun pacte. Il faudra, bien plus tard, les
larmes de vieillard de Priam pour désar-
mer sa haine et le ramener à l’humanité.
Le combat s’engage. Achille manque son
coup, mais Athéna lui rend sa javeline. Hec-
tor échoue à percer le bouclier de son adver-
saire, mais quand il demande une arme à
Déiphobe, il s’aperçoit que celui-ci s’est éva-
poré. Hector comprend qu’il a été joué, que
ses dieux l’abandonnent et qu’il a décidé-
ment perdu la partie. Il est seul, trahi, livré.
Voici l’homme, dans sa nudité désarmée.
Alors, se produit le retour de sa grande
âme : il consent, le front haut, à la lutte,
corps à corps, qui lui sera fatale. « A cette
heure, dit-il, elle n’est plus loin, elle est là,
pour moi toute proche, la mort cruelle. Nul
moyen de lui échapper. C’était donc là
depuis longtemps le bon plaisir de Zeus,
ainsi que de son fils, l’Archer, eux qui naguère
me protégeaient si volontiers ! Et voici main-
tenant le Destin qui me tient. Eh bien ! non,
je n’entends pas mourir sans lutte ni sans
gloire, ni sans quelque haut fait, dont le récit
parvienne aux hommes à venir. »
C’était en quelques mots préfigurer
toute la sagesse du stoïcisme, celle qui
ferait encore, mille ans plus tard, vivre
Epictète et Marc Aurèle. Proclamer qu’il ne
nous appartient pas d’échapper à notre
destin de mortels, mais que nous restons
libres de la manière dont nous acceptons
de faire face à la cruauté d’un sort contraire.
En cette minute d’abandon total, com-
mente Jacqueline de Romilly, « l’héroïsme
tout extérieur des mêlées tonitruantes se
change en vrai courage ».
Il y a bien des raisons d’aimer l’Iliade,
d’en proposer la lecture aux adolescents,
d’en proclamer la supériorité sur toutes
les épopées qui auront été composées
avant ou après elle. Elle nous offre le spec-
tacle du désordre qu’apportent la colère,
la trahison de la parole donnée, l’adultère,
l’ambition ; elle nous donne des exemples
de courage à la guerre, elle nous invite à
savoir respecter l’adversaire, elle proclame
l’existence de lois non écrites qui surplom-
bent nos désirs instables ; elle nous fait
mesurer la douceur de la paix, elle nous
invite à la pitié, au respect des morts, à la
piété filiale, au pardon. Il en est peu qui
dépassent la leçon de la mort d’Hector.
Avec elle, nous sommes invités à apprivoi-
ser et à soumettre la peur et la mort elles-
mêmes comme les compagnes inévitables
et incommodes, mais non point indomp-
tables, de la nature humaine. 2
À LIRE
Hector
Jacqueline
de Romilly
Editions
de Fallois
288 pages
22 €
 D ICTIONNAIRE
Par Simone Bertière

L’étoffe
héros
des

Achéens et Troyens,
EN COUVERTURE

héros, rois ou guerriers,

ils sont à la fois les acteurs
déterminés d’une guerre
impitoyable et les jouets
involontaires des dieux.
84
h

LES ACHÉENS
ACHILLE
Fils de Pélée, roi des Myrmidons, et de la déesse marine
Thétis, il est, à 17 ans, un garçon à la chevelure fauve,
ILLUSTRATIONS : © HARMONIE BRICOUT ET UGO PINSON POUR LE FIGARO HISTOIRE.

enclin à la violence, un surdoué qui surclasse tous

les autres. L’expédition contre Troie décide de
son destin. On lui offre le choix entre une vie
glorieuse, mais brève, et une longue existence
privée d’éclat. Comment hésiterait-il ? Entamée
par des razzias autour de Troie, sa carrière monte en puissance
et sa réputation atteint des sommets. Brutalité et raffinement,
portés au paroxysme, forment en lui un mélange détonant.
Il compose des vers en pinçant la cithare et régale ses amis de
savoureuses brochettes – recette fournie. Mais à la guerre,
il caracole en tête du classement. Il pratique le combat à grand dit-il à Patrocle, car ce serait amoindrir ma gloire. » Il délire :
fracas, mais sans cruauté : en bon anatomiste, il tue vite et bien. « Laisse à tous le soin de vider leur querelle dans la plaine. Fasse
Mais si l’addiction s’en mêle, il se muera en machine à tuer. le ciel que pas un des Troyens n’échappe à la mort, pas un Argien
Impossible de redescendre de l’empyrée où il s’est hissé ! non plus et que seuls, tous les deux, nous émergions de la ruine
De plus en plus irascible, il sent monter l’angoisse, car il se sait afin d’être seuls aussi à délier le voile saint au front de Troie. »
en sursis. Le moment approche où il aura épuisé le lot des Le rêve héroïque débouche sur la folie.
adversaires potentiels. Une fois vaincu le dernier d’entre eux, Il retrouve la raison cependant et la perte de son ami redonne
ce sera la fin. La nostalgie l’étreint. Ah ! s’il était chez lui, un sens à son combat. Il se résout à tuer Hector, consentant
en paix, avec femme et enfants ! « Il n’est rien pour moi qui vaille à sa propre mort, et il finit par comprendre, face à Priam,
la vie ! » Mais il ne peut revenir en arrière. Alors, il explose : combien était chimérique et destructrice l’idéologie guerrière
« Résiste au désir de lutter sans moi contre les Troyens belliqueux, dont tous avaient été nourris.
AGAMEMNON
Aîné des deux Atrides, il semble avoir échappé à la malédiction familiale : il aime et épaule son cadet,
Ménélas. Héritier des vastes terres d’Argolide, il est fort riche et arrogant en proportion. Il ne doit
son titre de chef suprême des armées ni à son courage, médiocre, ni à son intelligence, limitée, mais
à l’importance du contingent qu’il amène. Resplendissant dans sa cuirasse de bronze, il pose au grand
meneur d’hommes. A-t-il vraiment sacrifié sa fille Iphigénie à sa passion du pouvoir ? L’épisode
semble inconnu d’Homère. Mais il a commis à coup sûr le péché d’orgueil (hubris), que ne pardonnent
pas les dieux. Aux prises avec une coalition de roitelets ingouvernable, il constate vite les limites de
son pouvoir. Il doit consulter les Anciens, comme le vieux et sage Nestor. Pour cautionner ses décisions,
il lui faut réunir l’Assemblée. Mais faute d’éloquence, il laisse à Ulysse le soin de la diriger. Comment
pourrait-il se faire obéir ? Aucun charisme. Rien dans sa personne n’impose le respect. Chacun sait
qu’il répugne à risquer sur le terrain sa précieuse personne. Mais quand il s’agit de partager le butin,
il n’oublie pas la double part attachée à sa fonction. On le supporte comme chef, parce qu’il en faut
un – à condition qu’il respecte les règles du jeu. Mais voici qu’il en viole une, sans vergogne. Contraint
de libérer une de ses captives, il se dédommage de la perte en s’emparant de celle d’Achille. D’où
la colère de celui-ci devant l’affront, qui a été public. Dans sa bouche, les injures, également publiques,
volent bas – « Sac à vin, œil de chien et cœur de cerf ! » – sans recevoir de réponse. C’est Nestor
qui rétablit l’ordre. La faute initiale était évidemment imputable à Agamemnon. Pressé par les plus
sages, il finit par engager des démarches qu’Achille s’obstine longtemps à rejeter. Ses « excuses »
nous surprennent. Il ne se reproche rien : il n’a pas fait exprès d’agresser Achille, il a agi dans un état
d’égarement que les Grecs imputent à une divinité nommée Até. Il n’est donc pas coupable : on ne
peut lui en vouloir. En revanche, il est responsable, matériellement, des conséquences de son acte et
il les assume. Il verse donc une rançon pour racheter le dommage commis. Une fois le conflit vidé de
sa charge passionnelle, il peut à nouveau se proclamer « protecteur de son peuple ». Mais son prestige
n’en sort pas intact. La mort l’attend à son retour, chez lui, dans son palais : il tombera sous les coups
de son épouse, Clytemnestre, avant que ne s’éteigne enfin la malédiction qui s’attache aux siens.

MÉNÉLAS
Il est charmant le jeune frère d’Agamemnon. Il assume sans ridicule le rôle
ingrat de mari trompé, parce qu’il n’a pas de haine. Il n’est pas un foudre
de guerre et ne cherche pas à se venger. Il réclame seulement justice.
Un combat singulier contre le coupable doit trancher. Mais au moment
où il croit tenir sa victoire, une nuée – envoyée par Aphrodite ? – vient
brouiller sa vue et Pâris, bien que blessé, disparaît. Impossible de désigner
un vainqueur. Alors Hector, malignement, s’interpose, modifiant à son
profit les conditions du combat. Il affrontera lui-même un champion
grec ad libitum, et l’enjeu en sera Hélène. De quoi refroidir beaucoup
de candidats ! Or l’innocent Ménélas, sûr de son bon droit, est le premier
à se présenter. Agamemnon, horrifié, le découvre équipé de pied en cap,
tout prêt à entrer en lice. Il l’empoigne vigoureusement et l’entraîne
à l’écart pour le sermonner : jamais il ne doit se frotter à un adversaire
au-dessus de son niveau, et ce niveau est faible, qu’il ne l’oublie pas ! Ménélas
se bornera à faire quelques ravages parmi les Troyens, sans éclat. Pas de quoi
en tirer gloire. Ses mérites sont ailleurs. Parmi tous ces héros imbus de leur
personne, il songe aux autres. Il met son point d’honneur à se rendre utile.
Il joue « collectif ». Ulysse, encerclé et blessé, lance un appel désespéré ?
Il l’entend et non content de se porter à son secours lui-même, il y entraîne
le grand Ajax. Il voit les Troyens s’emparer du corps de Patrocle ? Il réunit
une équipe pour le leur soustraire et le ramener au camp. Il n’est pas sot,
il est simple. Sa candeur rafraîchissante émeut et rassure. Est-ce pour cela
qu’Hélène, la divine, l’a choisi pour époux plutôt que d’autres plus brillants ?
Elle est sûre de retrouver auprès de lui, malgré ses trahisons, tendresse
et sécurité. Après un long détour qui les mènera jusqu’en Egypte, ils finiront
leur vie à Sparte, en vieux couple apaisé accueillant aux voyageurs.
EN COUVERTURE

PATROCLE
Le compagnon chargé de veiller sur Achille au quotidien est un gentil garçon, débordant de bonne volonté, mais d’une sottise
qu’aggrave une bonne dose de présomption, car il croit bénéficier par osmose d’une part de ses pouvoirs. Emu de compassion par les
malheurs des Grecs, mais incapable de décider son ami à reprendre le combat, il se lance dans une vaine équipée. Comment croire que
les armes du héros, portées par lui, suffiront à faire illusion ? Sans la démarche, l’allure, la voix de leur légitime détenteur, il ne tarde pas
à être reconnu. Son cri excite ses Myrmidons à des massacres qui les grisent. Mais, en face, il ne fait peur à personne. Oubliant l’ordre
reçu – éloigner les Troyens des navires –, il s’obstine à les poursuivre. Et soudain, encerclé d’ennemis, c’est l’hallali, qui laisse
à Hector le soin de lui porter le coup fatal. Héros factice qui, en dépit de toutes les célébrations posthumes dont il est gratifié,
ne peut être érigé en modèle. Achille lui voue cependant une amitié passionnée. Quelles furent leurs relations, que la très
pudibonde épopée homérique élude ? Furent-ils amants ? La violence des réactions suscitées par sa mort incite à l’affirmative.
Mais dans les couples de ce genre, la différence d’âge joue en faveur
86 de l’aîné. Or Achille, bien que plus jeune, écrase totalement Patrocle. D’autre
h part, ils ont chaque nuit dans leur lit une captive à qui les lie un sentiment
réciproque fort vif. Mais les amours grecques n’étaient pas exclusives.
Avouons donc que nous n’en savons rien. Ne sous-estimons pas
le personnage cependant. Si son rôle reste anecdotique dans la substance
du récit, il est au contraire d’extrême importance dans sa structure. Sa mort
permet en effet de dénouer le conflit entre Agamemnon et Achille qui,
sans elle, aurait pu se prolonger indéfiniment. Malgré son peu de consistance,
Patrocle constitue donc une « utilité » irremplaçable pour le narrateur.

AJAX, FILS DE TÉLAMON

Le meilleur guerrier après Achille, dont il partage aussi la beauté physique.
Un bloc de force et de certitudes, gonflé d’orgueil : ni dieux ni maîtres. Tout
d’une pièce il se dresse, droit dans ses cnémides, face à Hector, qu’il parvient
à déstabiliser avant qu’on ne les contraigne à composer. Les idées courtes,
le verbe sec – sauf pour les concours de vantardises –, il s’en tient dans les
débats à un pragmatisme sans états d’âme. Les fautes ? Ça se rachète, il suffit
d’y mettre le prix. Les femmes ? L’une vaut l’autre. Mais ce colosse, qui passe
pour invulnérable, s’effondre lorsque, après la mort d’Achille, on lui refuse
les armes du héros au profit d’Ulysse, en tant que meilleur des Achéens. Un
attentat qui atteint plus que son honneur : son être même. Le soir, aveuglé par
la rage, il s’en va pourfendre ses ingrats compatriotes. Mais ceux qui tombent
sous ses coups sont les moutons prévus pour le repas du lendemain. A l’aube,
en découvrant sa méprise, il retourne son épée contre lui et se suicide. Dans
l’autre monde, il ne trouvera pas l’indifférence aux contrariétés qu’il prêchait
à ses pairs : il tourne le dos à Ulysse, pour qui sa haine flambe encore.
 ULYSSE
Le roitelet venu de la lointaine Ithaque
n‘est ni aussi grand, ni aussi fort, ni aussi
beau que ses glorieux congénères et,
bien qu’il remplisse tous ses devoirs sur
le terrain, son tableau de meurtres est
moins garni que le leur. A part quelques
missions périlleuses, il n’affiche à son
actif que l’invention du fameux cheval
de bois. Exploit peu héroïque qui lui
vaut une tenace réputation de
duplicité : il est encore pour nous
« l’homme aux mille ruses ». Or il est
beaucoup mieux que cela : l’homme
aux mille ressources, qui trouve
solution à tout problème grâce à son
intelligence et à son sens pratique.
Et il possède au plus haut degré le don
de la parole convaincante. Substituant
la négociation à l’insulte, il joue
ILLUSTRATIONS : © HARMONIE BRICOUT ET UGO PINSON POUR LE FIGARO HISTOIRE.

dans l’IIiade un rôle politique décisif,

tant à l’Assemblée qu’entre individus
affrontés. Il s’y montre homme
de bon conseil et de paix. Il diffère
profondément des autres. Dans
le champ clos de la plaine de Troie,
il est le seul à détester la guerre.
Contraint de quitter sa chère Pénélope
et son fils nouveau-né, il est parti,
bien décidé à en revenir vivant. Et pour
cela, il faut la gagner. Et on ne la gagne
pas à coups de duels mortifères. Mieux
vaut un stratège menant son armée
à la victoire, avec les moyens
du bord. Avec lui, l’esprit l’emporte
sur la force pure, réalisme
et pragmatisme condamnent
le vieux rêve héroïque :
un nouveau modèle d’homme
s’ébauche dans l’Iliade, qui
s’épanouira dans l’Odyssée.
HÉLÈNE
Fille de Zeus, uni à Léda sous la forme d’un cygne – à demi-déesse donc –, Hélène
passait à juste titre pour la plus belle femme du monde – en rupture avec le modèle
courant sous ces climats. Sa blondeur lumineuse, la blancheur de ses bras, la finesse
de sa peau transparente, l’éclat changeant de ses yeux affolaient les hommes. Une
beauté radieuse, inaltérable, soustraite aux outrages du temps. Tous les prétendants
à sa main ayant juré d’être solidaires de l’élu, son « rapt » par un étranger les dressa
tous pour sa défense. Qu’elle ait été consentante ne change rien à la faute commise
par Pâris à l’égard de son époux, dont il était l’hôte. Et le fait que les deux amants aient
chargé leurs valises en partant avait aggravé leur cas. Pour la récupérer, elle et les trésors
volés, les Grecs ont d’abord suivi la voie diplomatique, mais leurs ambassadeurs ont
failli être massacrés. Ils ne se sont décidés à la guerre qu’en dernier recours. Avec
en secret l’alléchante perspective d’un fort riche butin ? Cela n’ôtait rien aux torts
des Troyens. Loin de jouer à la femme libre refusant de se plier aux lois, elle plaide
coupable et n’hésite pas à se qualifier de « chienne » dévergondée. Car la faute
en incombe à Aphrodite, qui a pris plaisir à faire flancher – cascader ? – sa vertu.
Mais à la différence d’Agamemnon, qui invoque lui aussi une excuse de ce genre,
elle n’a jamais songé à en réparer les conséquences. Hélène reste dans la légende
un personnage si inquiétant, si indéchiffrable – pour cause de non-dit sur la sexualité –
qu’on a tenté de la dédouaner. Selon une version reprise par Euripide, les dieux
l’auraient consignée en Egypte et lui auraient substitué à Troie un fantôme fait de nuées.
Mais chez Homère, c’est une femme en chair et en os, bien vivante, qui partage la vie
des Troyens. Dotée du don de seconde vue, elle dit et fait ce qui lui donnera prise sur
chacun. Son rôle dans l’action est très ambigu. On la voit, du haut du rempart, désigner
nommément à Priam les chefs grecs qui arpentent la plaine – ses anciens alliés et amis.
Mais elle accueille nuitamment sans le dénoncer Ulysse venu explorer la ville. Elle
s’associe au chœur des pleureuses après la mort d’Hector. Mais elle finit par trahir Troie,
en allumant le flambeau qui déclenche l’assaut. Elle sort indemne de tous les dangers,
puisqu’il lui suffit d’écarter ses voiles pour voir les furieux tomber à genoux. Que pense-
t-elle, que ressent-elle ? On ne sait. Est-elle d’ailleurs capable de penser et de sentir ?
Impitoyable agent d’Aphrodite, déléguée pour perdre les pauvres humains, elle affiche
à l’égard de leurs joies et de leurs souffrances l’insensibilité souveraine des dieux.

LES TROYENS
HÉCUBE
Epouse de Priam, célèbre pour sa fécondité :
on lui prête entre dix-neuf et cinquante enfants !
Elle aurait causé la ruine de Troie en refusant
de mettre à mort à sa naissance Pâris, qu’un rêve
lui avait montré jetant sur la ville une torche
allumée. Elle apparaît dans l’Iliade aux côtés
de son mari pour détourner Hector d’affronter
Achille, puis à la tête des femmes qui mènent
la déploration autour de son cadavre. Elle devient
ensuite l’exemple type de mater dolorosa,
victime des horreurs de la guerre.
 PRIAM
Le vieux patriarche qui régna sur Troie est un satrape de style oriental, à l’opulence
légendaire. Ayant soumis tous les pays qui bornent l’immense Hellespont, il est
de loin le plus riche en biens et en enfants. Une plaine fertile bordée d’un fleuve, des
ILLUSTRATIONS : © HARMONIE BRICOUT ET UGO PINSON POUR LE FIGARO HISTOIRE.

prairies herbues où paissent des cavales à la jambe nerveuse et, sur l’arrière, les pentes
du mont Ida, couvertes de verdoyantes forêts. A l’abri des remparts naguère bâtis
par les dieux, la ville étage ses maisons cossues jusqu’au palais royal, tout en haut,
près du temple contenant le palladion sacré (une petite statue d’Athéna), gage de la
protection divine. Bien qu’il n’ait eu que deux épouses successives, la principale étant
Hécube, Priam passe pour avoir engendré cinquante fils, pour lesquels la tradition
a fourni une abondante nomenclature. Deux d’entre eux sortent du lot, Hector, l’aîné,
et le second, Pâris. Lorsque l’affrontement décisif se déclenche enfin, au bout de neuf
ans, entre Grecs et Troyens, le vieillard, assez amorti, a déjà passé la main à Hector.
Il se borne à prôner la prudence. Mais il joue un rôle majeur au dénouement. Il se rend
en pleine nuit au camp des Grecs, accompagné d’un chariot contenant la rançon
destinée à racheter le corps de son fils. Et se joue alors entre Achille et lui une des plus
belles scènes de la littérature de tous les temps. En image inversée, Achille voit
soudain en Priam son propre père, que ravagera bientôt un chagrin analogue. Et pour
Priam, Achille n’est plus le meurtrier de son fils, mais un double de celui-ci, voué
lui aussi à une mort prochaine. Et tous deux partagent leur repas en communion et,
tirant la leçon qui s’impose, ils dénoncent ensemble l’absurdité de la guerre et l’inanité
de la gloire qui s’y attache. Priam pourra procéder aux funérailles d’Hector. Rien
ne lui sera épargné. Il verra périr ses cinquante fils. Et lors de la prise de la ville, il périra
en haut de la citadelle, égorgé au pied de l’autel d’Athéna par le propre fils d’Achille,
Néoptolème. De quoi désespérer des hommes et des dieux…

PÂRIS
C’est l’enfant indésirable, un porte-malheur, dont il faut se débarrasser, mais
qu’on n’ose mettre à mort. Alors on l’expose dans un lieu désert, où, bien entendu,
il survit. Une riche thématique, propre à variations infinies. Mais les héros qui
en sortent sont toujours hors norme. Nourri par une ourse, recueilli par des bergers,
Pâris veillait sur ses moutons dans la montagne lorsque sa beauté attira l’attention
des Olympiens, qui lui refilèrent la charge périlleuse de désigner la plus séduisante
parmi trois déesses, Héra, Athéna et Aphrodite. Il élut cette dernière, qui lui promit
l’amour de la plus belle femme sur terre, Hélène. Enfin reconnu et adopté par les siens,
il ne songea qu’à prendre possession de son dû. C’est en parfait play-boy, d’une radieuse
beauté, qu’il se présente chez Ménélas, en grand équipage et couvert de cadeaux.
L’accueil est chaleureux. Dans l’austère Sparte, il apporte une note exotique et comme
un parfum d’Orient. Face à Hélène, la toute belle, il ne perd pas ses moyens, il fait
du charme, discrètement. Elle est conquise. A peine le maître de maison a-t-il tourné
les talons que les tourtereaux s’envolent, en pillant ses trésors. Gravissime violation des
lois sacrées de l’hospitalité : un casus belli. A Troie, fort imprudemment, on accueille
Hélène à bras ouverts. Pensez : une quasi-déesse ! Voici le couple intégré à la famille
de Priam. On attend de Pâris qu’il prenne part à la défense de la cité. Mais plus doué
pour les joutes amoureuses que pour celles de la guerre, il assure le service minimum.
La seule idée d’affronter Ménélas, qui n’est pourtant pas un champion, lui donne
des sueurs froides. Et il faut les efforts conjugués des deux camps pour le forcer à un
combat dont le sauvent les manigances d’Aphrodite. Ses maigres exploits ultérieurs
ne rachètent pas sa pleutrerie. Il est l’antihéros, méprisable et ridicule. Il le faut, pour
que la mort d’Achille, qui surviendra de sa main, ne puisse passer pour une défaite
du héros et soit imputable au destin. Sa propre disparition, peu après, passe inaperçue.
 ANDROMAQUE
Femme d’Hector, fille d’Eétion, massacré par Achille
avec le reste de sa famille, mère d’Astyanax. Epouse
ILLUSTRATIONS : © HARMONIE BRICOUT ET UGO PINSON POUR LE FIGARO HISTOIRE.
aimante et mère attendrie, c’est la femme idéale, qui régit
à merveille sa maison. Elle hait la guerre. Elle ne cache
pas sa réprobation pour « la triste vaillance » qui habite
son époux et le pousse à affronter Achille. Mais elle
ne peut lutter contre l’appel de la gloire, face auquel les
obligations familiales pèsent peu. Il sortira de la ville
et se fera tuer. Ainsi en a décidé le destin. Leurs « adieux »
EN COUVERTURE

sont l’objet d’une scène intimiste – célébrissime – où

se mêlent sourire et larmes, grâce à la présence de leur
très jeune fils Astyanax, qu’effraie le plumet du casque
de son père. Ils sont tous trois si proches de nous
que l’évocation de l’esclavage promis aux survivants
a conservé sa charge d’émotion intacte au fil des
siècles. L’annonce de la mort d’Hector, puis le retour
de son cadavre lui inspirent deux admirables lamentos,
consacrés au défunt, puis au sort de l’enfant orphelin –
que l’IIiade laisse en suspens. Elle s’associe ensuite au
groupe de pleureuses qui disent l’horreur des dommages
causés par les exploits guerriers, dont elle est une
victime exemplaire. Mais l’aura poétique qui lui est
90 propre déborde largement le cycle de la guerre
h de Troie et vient irriguer la littérature universelle.

CASSANDRE
Fille de Priam et d’Hécube, elle avait reçu d’Apollon
le don de prophétie. Mais elle refusa de se donner au dieu
comme promis. Il l’en punit en privant ce don d’efficience :
elle prédira le vrai, mais nul ne la croira. Pathétique,
elle clame ses craintes en vain tout au long de la guerre.
Lors du sac de Troie, elle tombe aux mains d’Agamemnon.
Son sort est adouci par la vive passion qu’il lui voue.
Emmenée par lui à Argos, elle est assassinée à ses côtés
par Clytemnestre.
ÉNÉE
L’enfant gâté de la fortune. Sa mère est Aphrodite
en personne. Son père, Anchise, n’étant qu’un homme,
lui a transmis le gène létal. Mais pour le reste, il bénéficie
d’une assurance tous risques : on le sait déjà promis
à fonder en Italie une cité puissante. Comme la toute
belle ne se soucie pas d’élever l’enfant elle-même,
il est confié à un beau-frère troyen. Elevé parmi les fils
de Priam, il y brille très tôt, surpassé par le seul Hector.
Mais il n’appartient pas à la lignée régnante, qui ne l’aime
guère. Son destin est ailleurs. Il est là en réserve et de
passage, sans être vraiment engagé. Pour se faire pardonner
et honorer sa famille d’accueil, il met son point d’honneur
à mener des combats dont il sort vainqueur avec quelques
égratignures, qu’il s’en tire par lui-même ou qu’il soit
soustrait à la vue d’Achille – notoirement plus fort que lui –
par un nuage providentiel. Au final, il échappe à l’incendie
en sauvant les siens – son vieux père sur son dos, son fils
dans ses bras, sa femme à ses côtés – et il emporte les
objets sacrés de la cité défunte, qui perpétueront l’héritage.
Adieu Homère, place à Virgile : l’Enéide, faisant de lui
un héros national romain, rejoindra l’Iliade au patrimoine
littéraire universel.

Spécialiste de littérature classique et de littérature

comparée, Simone Bertière a enseigné à l’université de Bordeaux.
Elle est membre du conseil scientifique du Figaro Histoire.

À LIRE de Simone Bertière

Le Roman d’Ulysse
Editions de Fallois, 256 pages, 19 €
Apologie pour Clytemnestre
Editions de Fallois, 296 pages, 18 €

Par François-Joseph Ambroselli
Chants
pour
chants
Entre combats humains et interventions
divines, l’Iliade déroule en vingt-quatre
chants le récit de la colère d’Achille.
EN COUVERTURE
92
H du combat, Pâris est dominé, mais Aphro-
L’
intrigue de l’Iliade – la colère d’Achille
– se situe dans la dixième année de
la guerre qui déchire Achéens et
Troyens. Cet affrontement, conséquence
de l’enlèvement d’Hélène, femme de Méné-
las, roi de Sparte, par le prince troyen Pâris,
correspond aussi au « dessein » de Zeus,
qui souhaite diminuer le nombre des hom-
mes sur la terre. Les divinités de l’Olympe
prennent parti et interviennent dans les
batailles. Parmi les dieux pro-achéens figu-
rent Héra, Athéna, Hypnos, Eris, Poséidon,
Hermès et Héphaïstos, tandis qu’Arès,
Aphrodite, Apollon, Artémis, Scamandre,
Enyo et Léto se rangent du côté troyen.
C HANT I Lors de la prise de la ville de
Chrysè, Achille a emmené comme captive
la belle Chryséis. Lorsque son père, prêtre
T EXTE
© PAUL WILLIAMS/ALAMY/HEMIS.
d’Apollon, demande sa libération en
échange d’une rançon, Agamemnon refuse.
Le père demande alors à Apollon de faire
pleuvoir ses flèches sur les Achéens : une
épidémie de peste survient, qui dure neuf
jours. Achille convoque l’Assemblée et pro-
pose la libération de Chryséis. Agamemnon
s’y oppose fermement : une dispute éclate
et Achille annonce son retrait des combats.
Alors qu’Ulysse s’apprête à rendre Chryséis
à son père, Agamemnon envoie ses hérauts
s’emparer de Briséis, la « part d’honneur »
d’Achille. Celui-ci implore alors sa mère, la
déesse marine Thétis, de convaincre Zeus
de favoriser les Troyens lors de la prochaine
bataille. Le dieu suprême accepte.
C HANT II Zeus envoie Songe persuader
Agamemnon d’appeler ses hommes au
combat et lui promettre une victoire. A son
réveil, le roi achéen convoque l’Assemblée.
Lucide sur sa propre impopularité, il pro-
pose lui-même la fuite afin d’éprouver
l’orgueil de ses guerriers : c’était compter
sans la lassitude de ses troupes, qui se ruent
alors sur les navires pour rentrer chez elles.
Ulysse s’empare du sceptre d’Agamemnon
et exhorte les Achéens à se ressaisir. Une
fois les hommes reconduits à l’Assemblée,
Ulysse et Nestor parviennent à remotiver
les soldats et les envoient se préparer au
combat. Zeus dépêche Iris pour inciter les
Troyens à l’affrontement.
C HANT III Alors que les deux armées
se font face, Pâris s’avance et défie les
Achéens. Ménélas s’approche afin de punir
le Troyen qui, paniqué, recule. Hector
rabroue alors son frère. Pour se racheter,
Pâris propose un duel entre lui et Ménélas.
Le guerrier achéen accepte et Priam prête
serment : en cas de victoire de Pâris, Troie
gardera Hélène et les trésors. Dans le cas
contraire, les Troyens devront les rendre et
verseront une somme en réparation. Lors
dite l’exfiltre et le transporte dans la cham-
bre d’Hélène. Agamemnon déclare son
frère vainqueur, et demande aux Troyens
d’honorer leur serment.
C HANT IV Zeus, à la demande d’Héra,
ordonne à Athéna de trouver un moyen
pour que les Troyens brisent le serment. La
déesse pousse l’archer Pandare à décocher
une flèche sur Ménélas. Les deux armées
s’engagent dans une bataille meurtrière.
C HANT V Le héros achéen Diomède fait
des ravages dans les rangs troyens. Il tue Pan-
dare et aurait terrassé Enée si Aphrodite ne
l’avait protégé. Avec l’accord d’Athéna, Dio-
mède blesse au bras la déesse de l’Amour.
Apollon extrait Enée du combat. Arès, le
dieu de la Guerre, est blessé par Diomède
alors qu’il était venu mener les Troyens à la
contre-offensive. Comme Aphrodite, il va se
plaindre devant l’assemblée de l’Olympe et
essuie les moqueries de Zeus.
C HANT VI Guidés par Ajax et Diomède,
les Achéens prennent l’avantage. Hector
retourne à Troie pour demander à sa mère,
la reine Hécube, d’implorer Athéna. La reine
fait une offrande, mais la déesse refuse
d’accorder son aide. Hector convainc son
frère Pâris de reprendre le combat, et reçoit
les adieux d’Andromaque.
CHANT VII Les Troyens lancent une nou-
velle offensive. Hector, inspiré par Athéna
et Apollon, propose un combat singulier. Il
affronte Ajax, mais aucun des deux héros
ne parvient à l’emporter. Agamemnon pro-
pose une trêve, que les Troyens acceptent.
CHANT VIII Zeus interdit désormais aux
autres dieux de prendre part aux combats.
Lorsque les affrontements reprennent, le
dieu suprême se range du côté des Troyens,
qui prennent nettement l’avantage. La nuit
vient mettre fin aux combats.
CHANT IX Face aux nombreuses pertes,
Agamemnon consent à se réconcilier avec
Achille. Il lui propose d’innombrables pré-
sents, que le héros refuse déclarant qu’il
ne reprendra le combat que lorsque les
Troyens seront arrivés aux tentes et aux
vaisseaux des Myrmidons.
C HANT X Les Achéens envoient Ulysse
et Diomède espionner de nuit le camp
adverse. Sur leur chemin, ils interceptent
Dolon, un espion troyen, qu’ils tuent après
lui avoir extorqué des informations sur les
Thraces, alliés des Troyens. Les deux héros se
rendent dans le camp thrace et tuent douze
guerriers ainsi que leur roi, Rhésos.
CHANT XI Les combats reprennent. Aga-
memnon fait un carnage chez les Troyens,
mais, blessé au bras, recule. Hector lance
une contre-offensive, qui blesse de nom-
breux Achéens comme Diomède, Ulysse,
Machaon et Eurypyle. La déroute est totale.
Nestor, le vieux roi achéen, suggère qu’Achille
permette à Patrocle de reprendre les armes.
CHANT XII Hector ignore un mauvais pré-
sage et lance l’attaque sur le camp ennemi. Il
fracasse l’une des portes du rempart achéen
et ses troupes s’y engouffrent.
C HANT XIII Satisfait, Zeus détourne les
yeux de Troie. Poséidon se déguise et insuf-
fle un esprit de résistance acharné aux
Achéens, qui accomplissent de nombreux
exploits pour défendre leur camp. Hector
rassemble ses troupes dispersées.
CHANT XIV Héra décide d’aider Poséidon
en détournant l’attention de Zeus. Pour
arriver à ses fins, elle convainc Aphrodite de
lui donner un charme d’amour. Elle séduit
ensuite son époux qui, pour être tranquille,
entoure leur passion d’un nuage d’or. Puis le
dieu Sommeil, soudoyé par Héra, endort
Zeus. Poséidon prend alors le commande-
ment de l’armée achéenne. Ajax blesse Hec-
tor et les Achéens prennent le dessus.
C HANT XV Les Troyens sont repoussés
hors du camp achéen. Zeus se réveille,
s’emporte contre Héra et ordonne à Poséi-
don de quitter le combat. Seul Apollon est
autorisé à insuffler de l’ardeur à Hector. La
bataille fait rage : les Achéens se défendent
vigoureusement, mais les Troyens sont sur le
point de brûler les navires.
CHANT XVI Patrocle convainc Achille de
lui prêter ses armes et de le laisser prendre
la tête des Myrmidons. Achille accepte et
Patrocle met en fuite les Troyens, sauvant
ainsi les navires achéens. Aveuglé par Zeus, il
se lance à leur poursuite jusqu’aux remparts
de la citadelle. Hector tue Patrocle après
que celui-ci a été frappé par un Apollon invi-
sible. En expirant, l’ami d’Achille prophétise
la mort prochaine du guerrier troyen.
CHANT XVII Hector s’empare des armes
d’Achille. Un combat acharné a lieu autour
du corps de Patrocle. Les deux Ajax contien-
nent Hector et les Troyens pendant que
Mérion et Ménélas enlèvent le corps du
héros défunt.
CHANT XVIII Apprenant la mort de son
ami, Achille pousse des cris, s’arrache les
cheveux et se roule dans la cendre. Alors
que les Troyens s’apprêtent à reprendre
le corps de Patrocle, Achille se montre
sans armes et pousse trois grands cris qui
font fuir ses ennemis. Thétis va trouver
Héphaïstos pour lui demander de fabri-
quer de nouvelles armes pour son fils.
CHANT XIX Achille « met fin à sa colère »
contre Agamemnon. Les rois se réconci-
lient au cours d’une cérémonie voulue par
Ulysse, et Briséis revient à son premier pro-
priétaire. Le héros revêt ensuite ses nouvel-
les armes et demande à ses chevaux de le
ramener sain et sauf du combat. L’un d’eux,
Xanthos, prophétise sa mort prochaine,
qui sera le fait d’un dieu et d’un homme.
C HANT XX Zeus donne à nouveau aux
dieux la permission d’intervenir sur le
champ de bataille. Apollon inspire à Enée
d’affronter Achille. Alors qu’il va se faire tuer,
le Troyen est extrait du combat par Poséi-
don, qui lui conseille dorénavant d’éviter le
héros achéen. Achille tue Polydore, le jeune
frère d’Hector. Le chef troyen se lance alors
dans un duel avec Achille, qui est écourté
par l’intervention des dieux : Athéna dévie
la lance d’Hector puis, à l’instant où Achille
s’élance, Apollon enlève le héros troyen et le
cache derrière un épais brouillard.
CHANT XXI Achille massacre les guerriers
troyens jusqu’au bord du fleuve Scamandre,
qui, indigné, se lance à la poursuite du héros
achéen, lequel implore Zeus. Héphaïstos
fait alors brûler le fleuve, qui se met à bouillir.
Le combat des Olympiens reprend de plus
belle : Athéna terrasse Arès et Aphrodite,
tandis qu’Artémis, reprochant à son frère
Apollon de fuir le combat, se fait insulter et
frapper par Héra, avant d’aller calmer sa
peine dans les bras de son père, Zeus. Les
divinités favorables aux Troyens sont humi-
liées, à l’exception d’Apollon, qui attire
Achille loin de Troie, laissant aux Troyens le
loisir de se replier derrière les murailles.
CHANT XXII Seul Hector reste à l’extérieur
des remparts. Achille, furieux d’avoir été
dupé par Apollon, se précipite vers Troie.
Hector se résout à l’affronter mais prend la
fuite à l’instant où il l’aperçoit. Les deux com-
battants font trois fois le tour de la ville. Zeus
permet à Athéna d’aider Achille, tandis
qu’Apollon abandonne le guerrier troyen. Le
combat s’engage finalement : Hector est
battu et succombe en prophétisant à son
adversaire sa mort prochaine. Son cadavre
est traîné dans la plaine par le char d’Achille.
C HANT XXIII Achille édifie un grand
bûcher pour les funérailles de Patrocle. Le
héros organise ensuite des jeux funèbres en
l’honneur de son ami défunt. Comme pour
la guerre, les dieux s’immiscent dans la com-
pétition en favorisant tel ou tel héros achéen.
CHANT XXIV Zeus ordonne à Achille de
rendre la dépouille d’Hector à son père,
puis envoie Iris inciter Priam à se rendre
chez le héros achéen. Guidé par Hermès,
Priam le supplie alors de lui restituer le
cadavre de son fils. Le héros achéen accepte
et accorde onze jours de trêve. Le poème
s’achève sur les funérailles d’Hector. 2
GUERRIÈRE Page de gauche :
Athéna, statue romaine de la villa des
Papyrus à Herculanum (Naples,
Museo Archeologico Nazionale).
 IVRES
Par Geoffroy Caillet, Jean-Louis Voisin, Michel De Jaeghere, Vincent
Trémolet de Villers, Axelle Faussadier et François-Joseph Ambroselli
Iliade. Homère.
EN COUVERTURE
Traduction de Jean-Louis Backès
Faut-il le répéter ? Ce n’est pas la guerre
de Troie mais la colère d’Achille, comme
le proclame la célèbre invocation
à la muse du premier vers, qui est le sujet
de cette œuvre fondatrice de toute
poésie. Au fil des dizaines de milliers
de vers traduits ici en vers libres par
Jean-Louis Backès, qui échappe ainsi
à l’alternative obligée entre prose et vers
régulier et reproduit au plus près
la syntaxe homérique, c’est toute la sève
des passions, de l’héroïsme et des conflits
94 humains qui jaillit à travers l’ampleur
h de l’inspiration et la magnificence de la
langue d’Homère. Le souffle des choses
éternelles qui passe, inaltéré, dans l’esprit
et le cœur du lecteur contemporain. GC
Gallimard, « Folio classique », 2006,
700 pages, 8,90 €.
Iliade. Homère.
Texte établi et traduit
par Paul Mazon
« C’est le plus grand.
C’est le patron. C’est
le père. Il est le maître
de tout », s’exclamait
Péguy à propos
d’Homère. On se réjouit
qu’un tel maître ait trouvé en Paul Mazon
un traducteur de choix. Sa prose solide
et élégante a la vertu des vrais classiques :
elle procure, à travers les décennies, un
plaisir identique et des émotions intactes,
à l’image même du texte d’Homère,
qu’on trouvera en vis-à-vis dans cette
édition bilingue sous coffret. GC
Les Belles Lettres, 2012, 3 vol. sous coffret,
440 pages, 33 €.
L
Rhapsodies
homériques
Homère. Pierre Judet de La Combe
Homère a-t-il composé l’Iliade et l’Odyssée ? A-t-il même existé ?
Pour obscurcir le mystère, les Anciens n’ont jamais été d’accord
sur la liste de ses œuvres, sur sa personnalité, sur la cause de sa
cécité, sur son père, etc. Dès l’Antiquité, un mythe Homère s’est
créé. Avec ce petit livre brillant, drôle parfois (le philologue ouvre son
essai par un dialogue à la grecque !), érudit toujours mais sans jargon,
l’auteur élucide le paradoxe suivant : aucun savant contemporain ne
croit plus guère à l’existence d’Homère quand pour tous les auteurs anciens sa réalité
ne faisait aucun doute. Son hypothèse ? Aussi élégante que son enquête est subtile
et convaincante : les Anciens auraient eu conscience que dans l’histoire de la poésie,
il y avait eu une rupture, un moment particulier, singulier. Ils l’ont attribué à Homère,
« l’assembleur ». Cela se passait au VIIIe siècle av. J.-C. J-LV
Gallimard, « Folio biographies », 2018, 368 pages, 9,40 €.
Homère. Pierre Carlier
C’est à une enquête captivante sur l’œuvre d’Homère à laquelle
Pierre Carlier, mort prématurément en 2011, invite ici le lecteur.
« Parler d’Homère, c’est parler des poèmes homériques et d’eux seuls »,
prévient-il d’emblée, convaincu de l’impossibilité de trancher entre les
multiples conjectures sur l’identité de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée.
Son ouvrage s’attache donc successivement au substrat historique
du monde d’Homère – du monde mycénien aux cités archaïques –,
à la question de la genèse et de la transmission des deux poèmes (où il propose de voir
l’œuvre de deux aèdes différents), ainsi qu’à une vigoureuse analyse des sociétés
homériques, assez semblables dans les deux œuvres, contrairement à la fonction qu’y
occupent les dieux. Pour l’auteur, « le monde homérique est évidemment un amalgame
de souvenirs de dates diverses, mais c’est un amalgame cohérent et vraisemblable ».
En ce sens, ses poèmes sont bien des sources historiques de la civilisation grecque. GC
Fayard, 1999, 416 pages, 26 €.
Homère. Jacqueline de Romilly
Qui mieux que la grande helléniste pouvait, en un court volume,
se saisir d’Homère ? Avec l’extrême clarté qui fait le prix de toute
son œuvre, Jacqueline de Romilly se penche sur ces monuments que
sont l’Iliade et l’Odyssée, apparemment « tirées toutes vivantes de rien »,
en analysant les conditions de leur genèse et la question homérique,
la place qu’elles occupent dans notre histoire et bien sûr leur matière
même : leur structure, leurs procédés poétiques, la nature qu’elles donnent à voir des
dieux et des héros. Une introduction de choix à « une réussite littéraire unique ». GC
PUF, « Que sais-je ? », 2014, 128 pages, 9 €.
Aux origines de la Grèce. Annie Schnapp-Gourbeillon La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?
On a cru longtemps que la civilisation mycénienne s’était effondrée sous le choc des Stéphane Foucart
invasions doriennes et des peuples de la mer. On n’en est plus aussi certain aujourd’hui : L’Iliade et l’Odyssée ne sont pas seulement
la chute des royaumes riches en or fut peut-être suscitée, d’abord, par les tensions les textes fondateurs de la littérature
politiques et les guerres intestines. On a un peu vite tenu les siècles obscurs qui avaient universelle. Elles ont été depuis le
succédé à Mycènes pour une période d’uniforme décadence et de misère. On n’avait XVIIIe siècle au cœur de nombre de
pas pris garde que c’est alors que s’élabora pourtant aussi bien la poésie d’Homère que controverses entre philologues et
les structures de la polis, tandis que réapparaissait l’écriture. Annie Schnapp-Gourbeillon historiens. On en a contesté la paternité
revisite ces temps mal connus en distinguant, sous les décombres, les signes à Homère. On a épilogué sur la part
de continuité culturelle qui préparaient le plus prestigieux des avenirs. MDeJ qu’il fallait reconnaître en elles des
Les Belles Lettres, 2002, 432 pages, 35,50 €. traditions orales transmises par les aèdes,
le rôle qu’on pouvait consentir à leur
ordonnancement par un (ou deux)
Précis d’histoire grecque poète(s). Stéphane Foucart fait ici
Claude Mossé et Annie Schnapp-Gourbeillon le point sur le crédit qu’on peut leur
Resserrer l’histoire grecque dans un ouvrage aussi rigoureux faire, l’historicité des événements que
qu’accessible, c’est le pari gagné de ce précis. De la protohistoire des rapportent leurs chants. La guerre de
Grecs à la civilisation hellénistique, il en déroule un tableau complet Troie ne fut-elle qu’un prétexte légendaire
et éclairant, avec une attention marquée à ce monde mycénien qui pour broder des aventures imaginaires ?
fournit à l’Iliade et à l’Odyssée une part de leur substrat historique, Quelles confirmations tirer des
ainsi qu’à la cité archaïque contemporaine d’Homère. GC découvertes de Heinrich Schliemann
Armand Colin, 2014, 374 pages, 34 €. à Hisarlik et à Mycènes ? Les Troyens
parlaient-ils le grec ? Formaient-ils au
contraire la pointe avancée de l’Empire
Les Hommes, la Terre et la Dette en Grèce hittite dont on a découvert, au cœur de
Julien Zurbach l’Anatolie, la capitale ? Furent-ils victimes
Adaptation de la thèse soutenue par l’auteur, cet ouvrage de l’irruption de « peuples de la mer »
de fond, présenté en deux volumes dans un élégant coffret, qui ressemblent aux Achéens d’Homère
brosse une vaste fresque, aussi rigoureuse que passionnante, comme à des frères ? Le récit est
sur la question de la terre dans le monde grec ancien, de fascinant, l’enquête palpitante. Stéphane
l’époque mycénienne à l’émergence de la cité. En s’appuyant Foucart y concilie une singulière clarté
sur l’ensemble des sources disponibles, des textes mycéniens d’exposition à une science parfaite,
aux découvertes de l’archéologie rurale, elle décrypte un étonnant sens du suspense. MDeJ
le système foncier, les échanges et les formes monétaires, La Librairie Vuibert, 2014, 128 pages, 10,50 €.
la question de la dette ou du prélèvement. On lira avec un intérêt particulier
le chapitre consacré à la terre dans la société homérique, qui montre que la propriété
telle qu’elle apparaît dans l’Iliade et dans l’Odyssée n’y est ni familiale ni communale,
mais privée et individuelle, et offre un nouvel angle d’approche du monde aristocratique
dont l’œuvre d’Homère a conservé le souvenir. GC
Ausonius Editions, « Scripta antiqua », 2017, 2 vol. sous coffret, 853 pages, 45 €.

Reconstruire Troie. Permanence et renaissances

d’une cité emblématique. Edité par Michel Fartzoff,
Murielle Faudot, Evelyne Geny et Marie-Rose Guelfucci
La vingtaine de contributions rassemblées dans ce recueil
étudient la constitution et la postérité de la geste troyenne au fil
des siècles, des auteurs grecs et romains au Moyen Age du Roman
de Troie, de l’Achille et Polyxène de Lully au théâtre de Giraudoux.
Dans ce foisonnement d’arts et de genres différents où s’est réécrite
et transmise l’image de Troie, apparaît une constante : l’emblématique cité martyre
est devenue à chaque époque le miroir des sociétés qui s’y sont reconnues. GC
Presses universitaires de Franche-Comté, 2009, 524 pages, 45 €.
 Le Monde d’Ulysse. Moses I. Finley L’Or de Troie ou le rêve
Lors de sa parution en 1954, ce livre fit l’effet d’une bombe dans le monde de Schliemann. Hervé Duchêne
des études homériques. Pour Moses Finley, professeur aux Etats-Unis puis « Quel roman que ma vie ! » aurait
à Cambridge, la société dépeinte dans l’Iliade et dans l’Odyssée ne correspondait pu s’écrier, après Napoléon, Heinrich
en effet ni à celle des rois mycéniens, comme on le pensait depuis Schliemann, Schliemann. Difficile en effet d’imaginer
ni à celle de la cité qui émergeait à l’époque d’Homère. S’il fallait lui trouver un modèle vie plus romanesque que celle de ce
historique, ce ne pouvait être que celui de la période intermédiaire, correspondant « Christophe Colomb » de l’archéologie,
aux siècles obscurs (XIe-IXe siècles av. J.-C.). C’est à une plongée anthropologique comme le surnomme ici Hervé Duchêne.
dans l’aristocratie de ces âges mystérieux et à une passionnante approche sociologique De l’apprenti-épicier allemand devenu
que Finley invite dans cet essai de haut vol, véritable best-seller des études antiques. un richissime négociant cosmopolite
A soixante ans de distance, les spécialistes font cependant valoir que le monde décrit au découvreur de Troie, ce petit livre
EN COUVERTURE

par Homère n’est pas aussi unifié que ne l’avance Finley et que, ne serait-ce qu’à des fins passionnant en explore les moindres
littéraires, les strates historiques plus anciennes et plus récentes y coexistent. GC recoins et fait le récit circonstancié
Seuil, « Points Histoire », 2012, 240 pages, 8,30 €. de ses trouvailles à Troie et à Mycènes.
Guidé par la seule lecture obsessionnelle
d’Homère, Schliemann multiplia
Apologie pour Clytemnestre. Simone Bertière les erreurs. Mais il fit, avec un brio
Homère nous avait habitués à éprouver une sympathie un peu étourdissant, surgir du néant la Grèce
condescendante à l’égard d’Agamemnon, chef contesté, guerrier préhellénique. Qui dit mieux ? GC
sans éclat, vainqueur sans gloire de la plus grande des guerres. Gallimard, « Découvertes Gallimard »,
Eschyle, Sophocle et Euripide avaient donné la parole à Electre, 1995, 144 pages, 15,70 €.
avant Jean Giraudoux et Jean Anouilh. Sartre nous avait donné
le point de vue d’Oreste. Simone Bertière a décidé de rompre
avec cette fatalité pour faire parler, enfin, Clytemnestre : du sacrifice L’Iliade ou le poème
96 d’Iphigénie et de l’enlèvement d’Hélène, de la guerre de Troie de la force
h et du guet-apens qui lui permit de faire assassiner son mari par Egisthe, son amant. Simone Weil
Elle lui a prêté sa plume pour plaider sa cause depuis les Enfers. C’est l’occasion d’une Fidèle à sa tension
savoureuse promenade dans la légende des Atrides, d’un jeu virtuose entre les traditions vers l’essentiel, Simone
recueillies par les tragiques grecs. En filigrane, un manifeste d’un subtil féminisme Weil a trouvé dans
contre la violence et la bêtise de la guerre, les absurdes vengeances à quoi mène l’Iliade la révélation
la colère, le miroir aux alouettes de l’ambition humaine, qui détourne les hommes des effets que la force
du bonheur qui est à portée de leurs mains. MDeJ exercée et subie
Editions de Fallois, 2004, 296 pages, 18 €. provoque en l’homme. En quelques
dizaines de pages, la philosophe donne
à réfléchir sur la guerre vécue au fond
Le Roman d’Ulysse. Simone Bertière de l’âme humaine : la force, dit-elle,
On se souvient que Jean Giono avait imaginé en un récit détruit l’âme du vainqueur comme
brillantissime et savoureux la naissance de l’Odyssée. Simone Bertière du vaincu, l’homme est réduit à l’état
se plaît à son tour à raconter comment a pu naître ce chant « relayé de chose, de matière brute. En éclairant
par les vents » qui a envahi depuis l’espace et le temps. Mais elle ne les mécanismes que le combat guerrier
prétend jamais se hisser au rang du maître des aèdes. Aussi accessible met en jeu chez les protagonistes
que l’Ulysse de Joyce est intimidant, son livre met à la portée de tous de l’épopée homérique, Simone Weil
la richesse et la saveur de l’Odyssée. Ce souci de clarté, cette humilité dévoile du même coup la vérité du
assumée s’accompagnent de notes discrètes et méditatives : le temps poème : la sensibilité pleine d’amertume
qui emporte tout, le courage et ses simulacres, le merveilleux qui donnait à l’existence dont il témoigne face à la misère de
des reflets disparus, la nostalgie qui féconde la poésie. Une lumière grecque éclaire l’homme révèle la beauté d’une humanité
ces pages, que l’on arpente comme un sentier de chevrier. On y entend couler qui a saisi le tragique de l’existence. AF
l’eau fraîche et vive des fontaines. « L’Odyssée est au fond une histoire de bergers, Rivages, « Rivages Poche-Petite Bibliothèque »,
disait Antoine Blondin, et c’est peut-être de là qu’elle tire son éternité. » VTV 2014, 208 pages, 8,15 €.
Editions de Fallois, 2017, 256 pages, 19 €.
Pourquoi la Grèce ? Jacqueline de Romilly Ilion n’a pas été prise. Dion de Pruse.
Ils ont inventé l’histoire et la philosophie, porté l’art politique à un degré de Introduction, traduction et notes
perfection jusqu’alors inconnu, transcendé leurs mythes fondateurs dans la poésie coordonnées par Sophie Minon
épique, créé pour eux le genre de la tragédie. Explorant tout au long de sa vie « La poésie persuade de prêter l’oreille
les chapitres de la littérature grecque, Jacqueline de Romilly n’aura cessé de se demander aux mensonges, comme le vin persuade
comment ils avaient pu traverser les siècles, au point de nous toucher comme s’ils de boire sans soif », souligne Dion
avaient été écrits pour nous. Elle montre ici comment, d’Homère à Hérodote, de Pindare de Pruse, rhéteur grec de Bithynie
à Euripide, tout l’effort des Grecs consista à dépasser l’anecdote sur laquelle ils prenaient du tournant des Ier et IIe siècles apr. J.-C.,
appui pour tenter d’atteindre, toujours, à l’universel. Elle souligne plus encore que la dans son Discours troyen, judicieusement
fascination qu’ils exercent sur nous tient à ce que, s’acharnant à décrypter, comprendre, rebaptisé ici Ilion n’a pas été prise. Pour
dominer les mystères de l’existence, ils n’ont jamais cessé, pourtant, d’aimer les fêtes, cet habitué du cercle impérial, Homère
les banquets, l’amour, la gloire et le caractère solaire de la vie. MDeJ aurait été un grand falsificateur et l’Iliade
Editions de Fallois, 1992, 310 pages, 22 €. une fantaisie inspirée de faits réels pour
des Grecs en quête d’estime de soi. Par
la « tromperie d’un seul homme », la réalité
La Prise d’Ilion. Triphiodore historique aurait été déformée : Ménélas
On ne sait rien de Triphiodore, grammairien et poète épique n’aurait jamais épousé Hélène, Achille
du IVe siècle de notre ère, originaire d’Egypte. La Prise d’Ilion, seule serait tombé face à Hector et Troie n’aurait
de ses œuvres qui nous soit conservée, s’inscrit dans l’abondante jamais été prise. La mort de Patrocle ?
littérature consacrée à Troie et dont Homère et les poèmes du cycle Une invention d’Homère, qui voulait
troyen forment le socle. C’est à ces sources que puise l’œuvre de masquer la piteuse mort du héros achéen,
Triphiodore, modifiant, adaptant, corrigeant l’un ou l’autre. Si, comme prétendument le « meilleur au combat ».
le remarque Bernard Gerlaud, auteur de cette édition, sa « part En pointant les multiples incohérences du
d’invention personnelle est faible », elle illustre à merveille la valeur de l’imitation qui avait poème homérique, Dion
cours à l’époque impériale pour rendre hommage à Homère, le poète par excellence. GC de Pruse entend révéler
Les Belles Lettres, 2003, 209 pages, 23 €. la visée du poème : il aurait
été composé selon lui afin
de galvaniser les armées
Euripide et les légendes des Chants cypriens. François Jouan grecques qui s’apprêtaient
Les Chants cypriens, l’un des six poèmes disparus du cycle à affronter les Perses. F-JA
troyen, probablement composés au VIe siècle av. J.-C., évoquaient Les Belles Lettres, « La Roue
les événements antérieurs à l’Iliade. Comme l’ensemble du cycle, à livres », 2012, 124 pages, 27 €.
ils ont fourni aux tragiques grecs la matière d’innombrables œuvres.
François Jouan se livre ici à une foisonnante enquête, qui consiste
à étudier dans l’œuvre connue et perdue d’Euripide la fortune des
épisodes relatés par ces Chants, dont le résumé de la Chrestomathie
nous a heureusement conservé la substance. Par un patient travail de
rapprochement des textes, il parvient à préciser, voire à reconstituer des éléments entiers
de ces Chants perdus. Il donne aussi à voir comment le théâtre d’Euripide s’est nourri
de l’épopée et l’a peu à peu mise au service d’un sens tragique de plus en plus aigu. GC
Les Belles Lettres, 2009, 516 pages, 55 €.

Récits inédits sur la guerre de Troie. Traduits et commentés par Gérard Fry
L’« époque d’inculture générale » en quoi avait consisté l’Antiquité tardive fut en réalité traversée par une instinctive soif
de savoir, qui vit fleurir nombre de traductions et de commentaires d’Homère. Mais qui se souvient aujourd’hui de l’Iliade latine
de Baebius Italicus, de l’Ephéméride de la guerre de Troie de Dictys de Crète ou de l’Histoire de la destruction de Troie de Darès
le Phrygien ? La première de ces trois œuvres, composée au Ier siècle, ouvrit « un chemin d’accès à la matière troyenne » à un public
dont la connaissance du grec s’était largement émoussée. La deuxième, écrite au IIe siècle, dévoile le récit complet de la guerre
de Troie, depuis l’enlèvement fatidique de la belle Hélène jusqu’à la mort d’Ulysse. Quant à la troisième, datée du Ve ou du VIe siècle,
elle passe pour être le résumé d’un ouvrage perdu. Ces œuvres inédites et « injustement méconnues » ouvrirent l’univers d’Homère
au monde médiéval, occidental et byzantin. On les redécouvre ici avec un bonheur identique. F-JA
Les Belles Lettres, « La Roue à livres », 1998, 416 pages, 35 €.

Par Marie-Amélie Brocard
Les gros
sabots
d’Hélène
Diffusée au printemps sur la BBC
en Grande-Bretagne, puis sur Netflix
à l’international, la série Troie :
EN COUVERTURE
la chute d’une cité a plus fait parler
d’elle pour son casting que
pour la qualité de sa réalisation.
98
h et de faire de son histoire d’amour
N
oir, c’est noir : les internautes
ont découvert, sceptiques, au
cours de l’hiver dernier, le nouveau
visage choisi par la BBC pour incarner
Achille dans la série destinée à narrer
l’épisode le plus célèbre de la mythologie
antique, l’épique guerre de Troie. Si par la
stature David Gyasi pouvait parfaitement
correspondre au bouillant Péléide, vers
quels lointains rivages avait-il en revanche
pu se perdre pour que le divin guerrier
ÉRIES
PHOTOS : © BBC/NETFLIX.
« aux blonds cheveux » aborde les rives
dardaniennes avec un teint ainsi bruni
par le soleil ? ! Apparemment, il est un
sens pour lequel l’appropriation culturelle
n’est pas un problème.
Or, Achille n’est pas seul. C’est bien
un quart du casting de Troie : la chute
d’une cité qui se retrouve doté d’un type
africain : soldats anonymes, mais
également Patrocle, Nestor, Enée chez
les Troyens, et sur l’Olympe Athéna,
la « déesse aux yeux pers », Artémis,
et enfin Zeus, en père des dieux légèrement
avachi par les ans. Aux détracteurs
de ce parti pris, il a été noblement répliqué
qu’il ne s’agissait pas d’histoire mais
de mythologie, légendaire, donc ouverte
à la libre interprétation. Il n’en reste pas
moins que cette mythologie s’ancre et
s’incarne dans un lieu et un temps, celui de
la Grèce antique, époque et lieu où, n’en
déplaise aux idéologues postmodernes,
dominait le type caucasien. Les seules
indications physiques qu’on rencontre au
fil des vers de l’épopée homérique sont
ainsi « blonds cheveux » et « bras blancs » :
on a déjà vu plus typé africain.
Coup idéologique ? Marketing ?
Même si la série n’est pas à mettre au
panthéon des meilleures créations
de la décennie, il est regrettable que cette
décision en ait en définitive éclipsé
les réelles qualités. Celle-ci obéit au choix
de prendre Pâris, « le bellâtre coureur
de femmes et suborneur », comme héros
principal – elle s’ouvre sur sa naissance –
avec Hélène le cœur de l’intrigue (c’était
il y a plus de deux mille cinq cents ans,
le parti pris par les Chants cypriens),
au détriment d’Hector et d’Andromaque,
rendus d’emblée peu sympathiques
du fait de leur réserve vis-à-vis de ce frère
nouvellement retrouvé et de cette
princesse qui apporte la guerre avec elle.
Elevé dans une famille de bergers (il avait
été exposé par Priam et Hécube, ses
parents, afin de conjurer l’oracle qui avait
annoncé les malheurs qu’il provoquerait),
Pâris se sent plus proche du peuple
que de sa royale famille et tente souvent
de s’en faire le héraut, tandis qu’Hélène
donne, entre deux irritantes minauderies,
des leçons de générosité en offrant
sa part de nourriture à la population
rationnée par le siège.
Ils ont beau faire, il n’en demeure
pas moins difficile de s’attacher au couple
qui sème les cadavres sur son passage
sans jamais se remettre en question,
tout particulièrement Hélène, Pâris
présentant malgré tout une évolution
plus intéressante aux côtés de son
frère et prenant même la tête de l’armée

troyenne après la mort d’Hector,
au détriment d’Enée, resté jusqu’au bout
une pâle figure secondaire.
Le show pâtit surtout d’une profusion
de personnages rarement très attachants
– mention spéciale aux deux Atrides,
le vain Agamemnon et le pleurnicheur
Ménélas, dont on se demande bien
pourquoi toute la Grèce s’est soulevée
pour les suivre – sans pour autant réussir
à donner de réelle importance à certains
héros pourtant très présents dans l’Iliade
(Diomède, Ajax, Nestor…).
Le budget ne permettait
manifestement pas d’offrir de grandioses
batailles, auxquelles on a préféré des
plans serrés sur les combats singuliers.
Les dialogues souffrent douloureusement
de la comparaison avec le chef-d’œuvre
d’Homère ; et l’on regrette de passer
autant de temps à écouter Pâris et Hélène
se lamenter de ce que la terre entière leur
en veuille quand le sacrifice d’Iphigénie
est au contraire expédié en moins
de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Mais pour peu qu’on lui laisse sa chance,
on finit malgré tout par se laisser prendre
par l’histoire, par s’attacher et s’intéresser
à certains personnages comme Ulysse,
Hector, Andromaque et même Pâris.
Les décors ne sont certes pas à couper
le souffle, les armes et costumes
correspondent à la représentation
populaire de la Grèce antique, mais
l’immersion fonctionne, secondée
par une plongée au cœur de la cité aux
côtés d’un espion grec qui a élu domicile
chez deux orphelins troyens. C’est
sans honte qu’on laisse couler ses larmes
en assistant du haut des remparts
de la ville à la mort d’Hector à travers les
BLACK AND WHITE Ci-dessus : dès sa diffusion au printemps 2018, Troie : la chute
d’une cité a suscité une vive polémique parmi les spectateurs en raison de son casting.
Certains personnages de l’histoire narrée dans l’Iliade d’Homère, comme Achille « aux
cheveux blonds » et « bras blancs », étaient incarnés, dans la série, par des acteurs noirs.
Page de gauche : Bella Dayne dans le rôle d’Hélène, « la plus belle femme du monde ».
yeux de sa malheureuse épouse portant que Pâris est entre les murs de la cité.
son nouveau-né. Et bien que le titre Parce que, dans l’Iliade, Pâris est appelé
de la série (La chute d’une cité) ait laissé la plupart du temps Alexandre, les
peu d’espoir, même aux plus ignorants, scénaristes ont imaginé que le premier
on se surprend au fur et à mesure que prénom était son nom de prince
passent les épisodes à espérer une issue troyen, l’autre celui que lui aurait donné
heureuse pour les Troyens. Elle n’arrivera le berger qui l’avait adopté. Pour effectuer
pas. Le dernier épisode, qui commence les besognes déshonorantes, ils ont remis
dans les danses célébrant la victoire, en avant l’étrange figure de l’antihéros
s’achève par des massacres. Cassandre homérien : le ridicule Thersite.
l’avait vu dès les premières minutes : C’est notamment à lui que sera dévolue
le destin de Troie était de finir dans les la mission de faire croire qu’il a été
flammes, rien ni personne ne pouvait abandonné par les Grecs et de pousser les
l’empêcher. Ni les dieux ni les scénaristes. Troyens à s’emparer du cheval de bois. Des
Troie : la chute d’une cité ne s’en liens se créent entre différentes figures
cache pas : elle est une adaptation libre et anecdotes secondaires pour construire
de l’Iliade et de la mythologie grecque. une intrigue cohérente : c’est lors de
Si elle en offre une interprétation propre, l’équipée au cours de laquelle Briséis a été
elle suit cependant assez fidèlement enlevée par Achille en Cilicie qu’Eétion,
les étapes, enrichissant l’Iliade par les père d’Andromaque, trouve la mort, et
épisodes des poèmes perdus du Cycle c’est parce qu’il la recherche que son frère
troyen ou du théâtre classique : Dolon se retrouve à espionner les Grecs.
la négociation d’Ulysse et Ménélas pour C’est toujours pour la protéger que,
tenter de récupérer Hélène, la rencontre découvert, il ira à la place de Diomède et
entre Hélène et Achille, la venue des d’Ulysse faire fuir les chevaux troyens.
Amazones avec la reine Penthésilée. La série se conclut sur un plan
Pour qui connaît l’Iliade, nombre serré d’Ulysse tandis que la musique
de références étonnent par leur finesse. s’est tue et que ne reste plus que le bruit
Figure récurrente de l’épopée homérique, des vagues, laissant présager une possible
l’expression « sang noir » devient le cœur saison 2 qui, si elle était confirmée,
de la prophétie qui condamne Pâris devrait nous faire voyager aux quatre
à un destin tragique ; titre du premier coins du monde antique aux côtés
épisode, il envahit les rêves de Cassandre du héros de l’Odyssée. 2
à la naissance de son frère et les sacrifices Troie : la chute d’une cité, saison 1,
du prêtre dont les colombes égorgées créée par David Farr, diffusée sur BBC One
se vident de sang noir charbon tant et Netflix, huit épisodes de 60 minutes.
 C INÉMA
Par Geoffroy Caillet

Le
Crépuscule
des dieux
Plutôt maigre et décevante,
EN COUVERTURE

la filmographie de la guerre de Troie

n’a pas encore suscité d’œuvre en
rapport avec le merveilleux homérique.

T
ardive, exiguë et insignifiante : c’est
en résumé la place que le cinéma
a accordée jusqu’à aujourd’hui
100 à l’Iliade et à la guerre de Troie. Si l’on
h excepte une poignée de films de l’époque
du muet (La Vie privée d’Hélène de Troie,
Alexander Korda, 1927), il a en effet
fallu attendre 1956 et Hélène de Troie
(Helen of Troy) de Robert Wise pour voir
PHOTOS : © COLLECTION CHRISTOPHEL. © PROD DB/ALLPIX/AURIMAGES/CICC-EUROPA/DR.

la première représentation du poème

homérique à l’écran. Bien que tournée
à Cinecittà, cette production de la
Warner Bros., qui mêle allègrement film
d’aventure et romance, ne se distingue en
rien des canons hollywoodiens. L’histoire
d’amour d’Hélène et Pâris (Rossana
Podestà et Jacques Sernas) forme la trame
d’un film décrit du point de vue des
Troyens et dont la principale curiosité
consiste à offrir un petit rôle (celui
de la servante d’Hélène) à une Brigitte
Bardot débutante.
De Quo vadis ? à Ben-Hur, les
productions tournées à Rome par les
Américains font naturellement des
émules locaux. En 1958, Les Travaux
d’Hercule de Pietro Francisci lance la riche
saison du péplum, ce filon d’imitation
low cost mais plein d’ingéniosité des films
historiques hollywoodiens. Orgueil italien
oblige, Homère est rapidement mis
à contribution par le pays des descendants
d’Enée. Détrônant à la fois Hector
et Achille, le héros devient le protagoniste
de La Guerre de Troie (La guerra di Troia,
Giorgio Ferroni, 1961), lui aussi tourné à
Cinecittà avec une distribution hétéroclite :
le culturiste américain Steve Reeves
est Enée ; sa femme Créuse, la Française
Juliette Mayniel, égérie de Claude Chabrol ;
quant à Hélène, cupide à souhait, elle
est interprétée par la starlette transalpine
Edy Vessel (un rôle troublant pour
celle qui, devenue depuis une richissime
femme d’affaires, a été citée en 2017
dans le scandale des Paradise Papers…).
En ne retenant de l’Iliade que
les deux derniers chants, les scénaristes
se sont débarrassés d’Hector pour
mettre en scène un Enée aussi musculeux
qu’inexpressif, face à un Pâris perfide
et orgueilleux. L’épisode du cheval et
l’incendie de la ville forment le clou de ce
film d’aventure sans grand relief mais plein
de charme, qui s’achève bien entendu
sur la fuite des Troyens rescapés, tandis
qu’une voix off proclame : « La descendance
d’Enée fera surgir une nouvelle ville, qui
éclairera le monde. Et si Troie fut mortelle,
Rome sera appelée éternelle. »
 © EUROPA CINEMATOGRAFICA/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES.
L’année suivante, Conquérants
héroïques (La leggenda di Enea, Albert
Band et Giorgio Rivalta, 1962) convoque
à nouveau Enée et Steve Reeves pour
une adaptation de l’Enéide centrée
sur l’installation du héros troyen dans
le Latium. Rare dans une telle production
de série, une belle séquence poétique
met en scène le fameux passage du livre I
de l’œuvre de Virgile où, visitant le temple
de Junon bâti par Didon à Carthage,
Enée se met à pleurer en contemplant
des peintures de la guerre de Troie.
La scène, transposée ici dans le palais
du roi Latinus, utilise habilement
quelques stock-shots de La Guerre de
Troie filmés en surimpression pour
évoquer le souvenir de ses compagnons
morts et de Troie en flammes.
Hormis Hélène, reine de Troie (Il leone
di Tebe, Giorgio Ferroni, 1964), qui fait son d’Homère. Le bouillant Myrmidon entier conçu à la gloire d’un Brad Pitt
miel des traditions racontant le séjour y a les traits taillés à la serpe d’un autre léonin à souhait dans le rôle d’Achille, est
d’Hélène en Egypte après la guerre de culturiste américain, Gordon Mitchell. un monument d’ennui. Passons sur les
Troie et utilise à son tour des stock-shots Plein d’ingénuité, le scénario n’en est pas erreurs historiques (les Grecs ne plaçaient
du film homonyme, c’est La Colère moins le plus fidèle à la trame de l’Iliade. pas de pièces de monnaie sur les yeux clos
d’Achille (L’ira di Achille, Marino Girolami, Ici donc, ni cheval ni Troie en flammes, de leurs morts mais dans leur bouche) et
1962) qui clôt cette saison mais le conflit d’Achille et Agamemnon, sur des dialogues prompts à transformer
du cinéma populaire italien la mort de Patrocle (à qui le film attribue la poésie homérique en langage sioux
consacrée aux héros une pulpeuse compagne, probablement (« Le soleil n’est pas assez haut dans le ciel
pour écarter tout doute sur son pour tuer les princes ») ou en brèves
homosexualité présumée) et le duel de comptoir pour mâles texans (« Les
avec Hector. Malgré la modestie de ses femmes ont tendance à tout compliquer »,
moyens, le film fait, pour la première glisse Ulysse à Achille – Pénélope
fois, une place au merveilleux homérique : appréciera). Pendant deux longues
on y voit le camp achéen décimé par heures et demie, Troie aligne une
la peste envoyée par Apollon, Athéna et succession de batailles pseudo-réalistes
Thétis apparaître à Achille ou Héphaïstos qui signent sa véritable identité : un film
forger le bouclier du héros. de guerre transporté dans l’Antiquité.
S’ensuivent quarante ans de purgatoire Sans cesse invoqués, les dieux y sont
pour Homère et ses héros, qui profitent perpétuellement absents, et bien avant
enfin, grâce à Gladiator, du retour en que Troie ne soit livrée aux flammes,
grâce des superproductions historiques c’est toute la poésie et le merveilleux
à l’écran. Hélas, Wolfgang Petersen n’est d’Homère qui ont disparu corps et biens
pas Ridley Scott et son Troie (2004), tout dans cette simple affaire d’hommes.2

DE TROIE À ROME C’est en Italie que le cinéma a le plus souvent acclimaté les héros
d’Homère. Après Hélène de Troie (Robert Wise, 1956), film américain tourné à Cinecittà
et centré sur l’histoire d’amour entre Pâris et Hélène (Jacques Sernas et Rossana Podestà,
page de gauche), le cinéma populaire italien a consacré à l’Iliade une poignée d’œuvres
de série B pleines de charme, notamment La Guerre de Troie (Giorgio Ferroni, 1961).
Détrônant Achille et Hector, Enée (l’Américain Steve Reeves, ci-contre) y incarne
le modèle de la virtus romaine avant l’heure, face à la cupide Hélène (Edy Vessel, en haut).

Par François-Joseph Ambroselli
Une
Légende
dessiècles
De la civilisation mycénienne à la mise
par écrit de l’Iliade et de l’Odyssée,
EN COUVERTURE
l’histoire du monde homérique forme une
vaste fresque de près de treize siècles.
Le déclin minoen et
l’apogée mycénienne
VERS 1600 AV. J.-C. Cataclysme de Théra.
L’éruption explosive du volcan de Théra,
l’actuelle île de Santorin, provoque des pluies
102 de cendres qui rendent les terres stériles, tan-
H dis qu’un gigantesque raz de marée ravage
les côtes crétoises et détruit les flottes. La civi-
lisation minoenne, dont la thalassocratie
constituait le principal facteur de domina-
tion, s’en trouve affaiblie, mais se ressaisit vite.
1 6 0 0 - 1 5 0 0 AV. J . - C . Ep o que de la
construction des grandes tombes royales à
Mycènes, et de la fabrication du masque
attribué à Agamemnon.
1450 AV. J.-C. Fin des palais crétois. A cette
date, tous les palais minoens de la Crète sont
détruits et incendiés, à l’exception de celui
de Cnossos. Pendant longtemps, les histo-
riens ont tenté d’expliquer ces troubles par
la catastrophe de Théra. Or, sa datation est
clairement antérieure, et les palais ont été
immédiatement reconstruits après l’explo-
sion. La véritable explication de ces destruc-
tions se trouve dans l’invasion de la Crète par
les Mycéniens. Dans leur conquête, ces guer-
riers venus du continent démolissent les
palais minoens sauf Cnossos. Le déclin de
la civilisation minoenne est alors amorcé.
Elle s’éteint peu à peu, jusqu’à sa disparition
complète vers 1200 av. J.-C. La Crète devient
une simple dépendance du continent.
1400-1350 AV. J.-C. Epanouissement de
la civilisation mycénienne. Plus rude que
C HRONOLOGIE
la civilisation minoenne, elle est néan-
moins riche et puissante et utilise une écri-
ture syllabique, le linéaire B. Les premiers
palais mycéniens sont édifiés tandis que la
faible présence de fortifications sur les dif-
férents sites mycéniens semble indiquer que
le monde égéen connaît pendant un siècle
une période de paix relative. L’hypothèse de
la centralisation du pouvoir dans une place
forte, en l’occurrence la ville de Mycènes,
est renforcée par le constat d’une certaine
homogénéisation de la culture et des arts
au sein du territoire mycénien.
1350-1250 AV. J .- C . La construction de
nouvelles fortifications sur les différents
sites mycéniens, ainsi que l’accroissement
des représentations guerrières dans l’ico-
nographie des fresques de certains palais,
permettent de conclure qu’un sentiment
d’insécurité fait son apparition.
Le déclin mycénien
1250-1180 AV. J.-C. Période supposée et
approximative de la guerre de Troie, com-
mandée par Agamemnon, roi de Mycènes.
Eratosthène, au IIIe siècle av. J.-C., situe la
chute de Troie en 1184 av. J.-C., tandis que
saint Jérôme, dans sa Chronique, propose
la date de 1181 av. J.-C. Des textes hittites
et égyptiens confirment que les Achéens
étendent alors leur champ d’action mili-
taire en Asie Mineure. Il est cependant
impossible de déterminer la date exacte de
la confrontation, ainsi que le degré de vrai-
semblance du texte homérique.
Les sites mycéniens subissent durant cette
période une série de destructions. Des
troubles se succèdent : incendies, séismes,
inondations. Les rivalités internes, le désé-
quilibre social entre les classes paysannes
et les élites, ainsi que la fragilité du sys-
tème économique basé sur le commerce
maritime avec le Proche-Orient, sont
autant de causes qui expliquent le renver-
sement des palais mycéniens.
VERS 1200 AV. J.-C. Les Doriens, peuple
du nord-ouest de la Grèce, profitent de la
chute des organisations palatiales et s’ins-
tallent progressivement dans une grande
partie du Péloponnèse.
VERS 1180 AV. J.-C. Invasion des peuples
de la mer. Déclin brutal de la civilisation
matérielle mycénienne, qui va de pair avec
une baisse de la densité démographique et
une diminution des surfaces cultivées. Le
système politique organisé autour des dif-
férents palais royaux mycéniens s’effondre
pour ne plus jamais se relever.
VERS 1100 AV. J.-C. Disparition de la civi-
lisation mycénienne. Les échanges avec le
Proche-Orient s’amoindrissent, entraînant
un déclin de l’approvisionnement en cuivre.
Début de la métallurgie du fer, utilisé pour la
confection des armes. Le bronze est désor-
mais associé aux objets de luxe.
Les âges obscurs
V ERS 1050 AV. J .- C . La surpopulation
causée par l’invasion dorienne pousse les
Grecs à émigrer vers l’Asie Mineure et dans
les îles égéennes. La mer Egée s’apparente
peu à peu à un lac grec.
Premières traces de céramique « proto-
géométrique » en Attique. Ce style se carac-
térise par ses formes simples, empruntées
aux motifs géométriques.
VERS 950 AV. J.-C. Quelques échanges
avec le Proche-Orient subsistent, comme
en atteste la présence de céramique
eubéenne proto-géométrique à Tyr.
VERS 900 AV. J.-C. L’or, délaissé depuis
la chute des Mycéniens, est travaillé.
Au temps d’Homère
VERS 850 AV. J.-C. Un mur d’enceinte est
édifié à Smyrne, en Asie Mineure, et semble
délimiter un espace rempli d’habitations. Il
pourrait constituer le premier témoignage

CHEVAL À ROULETTES Vase en forme
de chariot, style géométrique, VIIIe siècle av. J.-C.
(Athènes, Musée national archéologique).
de l’existence d’une polis, c’est-à-dire d’une fondées à Cumes, en Italie, et à Syracuse, en
« cité ». Alors que la pratique de l’écriture Sicile, tandis que la Chalcidique, au nord du
n’a eu de cesse que de diminuer depuis la continent, tombe sous domination grec-
fin du monde mycénien, un nouveau sys- que. Fondation de Sparte.
tème graphique cohérent, puisé chez les 725 AV. J.-C. Apparition de la céramique
Phéniciens, fait peu à peu son apparition. « orientalisante » à Corinthe, caractérisée
V ERS 800 AV. J .-C . La côte anatolienne par l’abondance de motifs décoratifs orien-
est colonisée par les Grecs. A cela s’ajoutent taux. Elle témoigne de l’approfondissement
un grand essor démographique, la multipli- des échanges avec l’Orient.
cation des contacts avec l’Orient, le retour à 725-650 AV. J.-C. Diffusion de la « révolu-
la fabrication du bronze, le développement tion hoplitique » dans le monde grec. Une
des grands sanctuaires panhelléniques et nouvelle technique de combat apparaît,
l’exaltation du passé achéen. La céramique fondée sur la discipline et la cohésion de
dite « géométrique » se développe autour mouvement au sein de la phalange. Il sem-
d’Athènes et de Corinthe, et se caractérise blerait que ce soit cette évolution stratégi-
par des formes plus complexes allant jus- que qui, en 669-668 av. J.-C., ait permis aux
qu’à des représentations figurées. Selon Argiens d’Argos, ville du Péloponnèse, de
Hérodote, historien et géographe du Ve siè- battre les Spartiates. C’est sûrement au cours
cle av. J.-C., Homère aurait vécu à cette épo- de cette période qu’est fixée la plus ancienne
que. C’est donc dans ce contexte qu’il aurait « réforme » connue du monde grec : la
composé l’Illiade puis l’Odyssée, fruit de qua- Grande Rhètra. Traditionnellement attri-
tre ou cinq siècles de transmissions orales. buée au législateur Lycurgue, elle fixe les insti-
Avec le recul, il semblerait que le poète aurait tutions, les nouvelles règles de vie de Sparte,
effectué un savant assemblage d’éléments et délimite le pouvoir des deux rois de la cité.
composites, tirés aussi bien du monde mycé-
nien que des sociétés grecques des âges obs- Le mythe
curs ou du VIIIe siècle av. J.-C. V ERS 700 AV. J .- C . Le poète béotien
776 AV. J.-C. Premiers Jeux olympiques. Hésiode compose sa Théogonie, qui raconte
VERS 775 AV. J.-C. Le commerce grec est la création du monde et le défilé des généra-
influent en Méditerranée occidentale. Des tions divines, ainsi qu’un poème didacti-
sa cité, sous prétexte que ses ennemis, les
Argiens, y sont trop souvent célébrés. A cette
époque, à Chios, des rhapsodes, chanteurs
de poèmes épiques, se proclament « des-
cendants d’Homère » et se rassemblent en
une guilde : les homérides. Ils se chargent de
diffuser oralement les poèmes homériques.
V ERS 566 AV. J .- C . Réorganisation à
Athènes de la fête des Panathénées, célé-
brée chaque année dans la ville en l’honneur
d’Athéna. A partir de cette date se déroulent
également, tous les quatre ans, les Grandes
Panathénées, des festivités qui se distinguent
par une procession et différentes sortes de
concours de gymnastique ou de musique.
561 AV. J .- C . Appuyé par 300 porteurs
de massue, Pisistrate s’empare de l’Acropole
à Athènes et y règne comme tyran. Après
avoir été chassé, il reconquiert la ville en
547 av. J.-C. avec des mercenaires. Sa domina-
tion est marquée par l’instauration des Gran-
des Dionysies, la promulgation des premiers
impôts et la création des juges des dèmes,
qui s’occupent des affaires civiles de moin-
dre importance. Selon Cicéron, il inaugure
également à Athènes une académie, qu’il
enrichit d’une bibliothèque publique, où les
deux poèmes épiques d’Homère auraient
été retranscrits pour la première fois.
V ERS 520 AV. J .- C . Selon Platon, Hip-
parque, l’un des fils de Pisistrate, importe les
épopées d’Homère et oblige les rhapsodes à
les réciter de bout en bout lors de la fête des
Panathénées. La mise par écrit des textes
homériques fait l’objet de nombreux débats.
Certains spécialistes estiment que l’écriture
était suffisamment développée du vivant du
poète pour qu’il ait lui-même dicté une ver-
sion des poèmes qu’il chantait en public.
D’autres considèrent qu’ils ont appartenu
pendant longtemps à la tradition orale avant
d’être retranscrits par les homérides de Chios
à partir du VIe siècle av. J.-C.
IIIE SIÈCLE AV. J.-C. Deux grammairiens
de la grande bibliothèque d’Alexandrie,
Zénodote puis Aristarque, réunissent plu-
sieurs copies de l’Iliade et de l’Odyssée prove-
nant de diverses contrées du monde grec.
© DEAGOSTINI/LEEMAGE.

poteries grecques se trouvent en Etrurie et
à Carthage, puis dans le Latium.
7 5 0 - 7 0 0 AV. J . - C . L’alphabet grec,
emprunté aux Phéniciens, est pleinement
adopté. Expansion du monde grec dans
toute la Méditerranée : des colonies sont
que, Les Travaux et les Jours, destiné à son
frère. Contrairement à Homère, son œuvre
est immédiatement écrite.
V ERS 600 AV. J .- C . Selon Hérodote, le
tyran Clisthène de Sicyone interdit la réci-
tation des poèmes homériques au sein de
Afin d’obtenir un texte unifié, ils comparent
ces différentes versions et les corrigent : cha-
que poème est alors partagé en vingt-quatre
chants, tandis que des scholies en marge du
texte viennent clarifier certains passages
afin d’en faciliter la compréhension. 2
L’ESPRIT DES LIEUX 106
ELLE FUT LA HANTISE L’IMPRENABLE
DES AMÉRICAINS, PISTE HÔ
QUI LA PILONNÈRENT
PENDANT NEUF ANS
CHI MINH
DANS L’ESPOIR DE
REMPORTER LA GUERRE
DU VIETNAM.
EN VAIN : LE VASTE
RÉSEAU DE ROUTES,
SENTIERS ET CANAUX
CLANDESTINS DE LA
PISTE HÔ CHI MINH
RAVITAILLA JUSQU’À LA
VICTOIRE LES MAQUIS
COMMUNISTES DU SUD.

126 LE COMBAT
DES CHEFS
ILS SONT LES CHEVALIERS
DES TEMPS MODERNES.
LE SPORT DE COMBAT
AUQUEL ILS SE LIVRENT
REPRODUIT AU PLUS PRÈS
LES JOUTES MÉDIÉVALES.
REPORTAGE AU PAYS
DU BÉHOURD.
 118
L’OR
SUR LE NIL
D’OR ET DE CORNALINE,
D’AMAZONITE ET DE LAPIS-LAZULI :
LES BIJOUX DES TOMBES ROYALES
ET PRINCIÈRES DE L’ÉGYPTE
ANCIENNE BRILLENT DE TOUS
LEURS FEUX À MONACO.
Ci-contre : cercueil intérieur
du pharaon Chéchonq II, XXIIe dynastie
(Le Caire, Musée égyptien).

© DAVID LONGSTREATH/AP/SIPA. © MARC-ANTOINE MOUTERDE. © LABORATORIOROSSO SRL/SP.

ET AUSSI
LE LYS DANS LA VALLÉE
DE L’ÉPOQUE DE SA FONDATION,
IL Y A NEUF CENTS ANS, ELLE
A CONSERVÉ L’HARMONIE DES
PROPORTIONS ET L’ÉLAN AÉRIEN.
AUJOURD’HUI PROPRIÉTÉ PRIVÉE,
L’ABBAYE CISTERCIENNE DE FONTENAY
EST UN MIRACLE DE GRÂCE.
AU NOM DU PÈRE
En 2015, l’Américaine Rebecca
Rusch, championne de VTT
endurance, s’est aventurée
à vélo sur la piste Hô Chi Minh
à la recherche du site du
crash de l’avion de son père,
abattu en 1972 au-dessus
du Laos, lors d’une mission
de bombardement.
Le documentaire Blood Road,
réalisé en 2017, retrace son
périple sur près de 2 000 km.
L’imprenable
piste Hô Chi Minh

© JOSH LETCHWORTH/RED BULL CONTENT POOL.

Par Marc Charuel
Pilonnée pendant neuf ans par un déluge de bombes
américaines, cette route stratégique de la guerre du Vietnam
ne cessa jamais d’alimenter, en hommes et en matériel,
les maquis communistes du Sud. Elle est devenue aujourd’hui
un étonnant chemin de randonnée.
 © API/GAMMA RAPHO. © PHOTO BY ADN-BILDARCHIV/ULLSTEIN BILD VIA GETTY IMAGES. © IDIX.
L’ESPRIT DES LIEUX

La piste Hô Chi Minh

108 CHINE

H Lao Cai

4
Diên Biên Phu
Hanoi Haiphong
Xam Nua
Mékong
LAOS
VIETNAM
DU NORD
Plaine
des Jarres Hainan Principaux événements
Vinh 1964-1973 Raids aériens
Vientiane 1
Col de sur la piste Hô Chi Minh
1 Mu Gia
Ta Khli Udon
Dong Hoi 2
1965
Thani Nakhon Pleiku
Phanom Dong Ha e
17 N
Vietnam Dong Khe Sanh
du Nord Nam 8 1965-1971 / 1975
Phou Vieng 6 Hué 3
Phong Thua Thiên Huê Batailles sur les Hauts
Zones contrôlées Tahoy Da Nang Plateaux du centre
par le FNL THAÏLANDE
Chu Lai
Zones disputées Nakhon Ubon 4 1966-1973 Raids aériens
Ratchathani My Lai
et contrôlées Ratchasima Dak To sur le Vietnam du Nord
par les Sud-
5 Kontum
Vietnamiens
AU CŒUR DES TÉNÈBRES et les Américains 2 Pleiku 5 1967 Dak To
A droite : dès 1962, le gouvernement e
17 parallèle : 3
Qui Nhon 6 1968 Khe Sanh
juillet 1954
Mékong

communiste de Hanoi décide ligne de CAMBODGE

VIETNAM
démarcation 7 DU SUD 1970 Intervention
d’aménager un vaste réseau de routes, Buon Ma Thuot 7
au Cambodge
Zone
de sentiers et de canaux clandestins démilitarisée
Nha Trang
Cam Ranh 8 1972 Quang Tri
pour soutenir et ravitailler en matériel Piste
Hô Chi Minh
Phnom Penh Da Lat
Phan Rang
(ci-dessus) et en hommes les Principales
Tunnels de Cu Chi 9 Bien Hoa 9 1972 An Loc
Saigon
combattants du Front national bases aériennes
américaines
de libération du Sud-Vietnam (FNL) Principales Can Tho
opérant jusque dans la banlieue bases
américaines
de Saigon. En haut : femmes soldats Flotte
Source : Alain Houot
du FNL sur la piste Hô Chi Minh. américaine 50 km
L
orsque Rebecca Rusch entama,
voici trois ans, la descente à vélo
de la piste Hô Chi Minh du nord au
sud, cette athlète accomplie dans les
sports de l’extrême, née en 1968, plu-
sieurs fois médaillée lors de courses à tra-
vers le Kilimandjaro ou le Grand Canyon,
s’était mis en tête de découvrir le site
du crash de l’avion de son père abattu lors
d’une mission de bombardement en
1972 au-dessus du Laos. La dépouille
paternelle avait été rendue aux Etats-
Unis en 2007, mais elle voulait voir cette
route stratégique mythique de la guerre
du Vietnam que son père avait si souvent
attaquée avant d’y perdre la vie. Dans
le film de cette aventure personnelle réa-
lisé l’année dernière, Blood Road, ce qui
étonne est l’accueil extrêmement cha-
leureux qu’elle reçut de la part des gens
rencontrés tout du long, auxquels elle
expliqua son histoire. Comme l’aide
qu’elle obtint des autorités locales pour
mener à bien son projet.
Aux commandes des avions d’atta-
que F-4 Phantom, F-105, F-100 Super
Sabre ou des bombardiers B-52, les
pilotes américains engagés dans les
opérations de destruction de la piste
Hô Chi Minh naviguaient au-dessus d’un
gigantesque océan de verdure. Un mou-
tonnement de vallées et de montagnes
de dizaines de milliers de kilomètres
carrés, couvert d’une jungle dense,
quasi impénétrable pour les troupes au
sol. Un champ de bataille où l’ennemi
était invisible de jour comme de nuit.
Mais toujours plus nombreux, toujours
plus armé, plus combatif et plus aguerri.
Vues du ciel, les photos montrent des
épandages de napalm et des explo-
sions de phosphore frappant au hasard
cette immensité mystérieuse. Des
images hollywoodiennes en techni-
color comme celles de Larry Burrows,
le maître incontesté en la matière, dis-
paru dans la perte de son hélicoptère
en 1971, lui aussi au-dessus du Laos,
avec plusieurs autres confrères partis
couvrir l’une des nombreuses missions
quotidiennes d’interdiction de la piste.
Sur celles réalisées par les photogra-
phes de l’armée nord-vietnamienne,
ce sont des appareils en feu dans le
ciel et des carcasses fumantes dislo-
quées au sol. Et des hommes à la peine
sous le couvert de la jungle, traînant ou
poussant leur matériel sur des sentiers
escarpés, sur des chemins incertains,
sous la pluie, dans la boue, dans l’eau,
au cœur d’un univers dantesque.
Cinq ans après la chute de Diên Biên
Phu et les accords de Genève, qui met-
taient un terme à la présence française
dans une Indochine désormais parta-
gée en deux, communiste au nord du
17 e parallèle et républicaine au sud,
Hanoi avait décidé de soutenir les
maquis viêt-cong qui avaient presque
aussitôt pris les armes contre le gou-
vernement de Saigon. Dès 1959, son
Comité militaire commence à envoyer
soldats, armes et munitions. En 1962,
l’aménagement d’une route stratégique
La piste Hô Chi Minh allait devenir au fil
du temps un enfer et une légende.
est lancé. Une sorte de « voie sacrée »
pour les dirigeants du Politburo, qui ont
fait de la réunification des deux entités
la pierre angulaire de leur politique.
Principal théâtre d’opérations des
seize années de la seconde guerre du
Vietnam, la piste Hô Chi Minh va devenir
au fil du temps un enfer et une légende : la
préoccupation majeure pour Washing-
ton au cours de son engagement de 1965
à 1973 et la plus héroïque des pages
d’histoire d’une petite armée luttant
contre la plus puissante machine mili-
taire. Les Etats-Unis disposent à cette
époque de la plus importante capacité
de frappe aérienne au monde. Ils ne par-
viendront pourtant jamais à empêcher le
Nord d’alimenter la guerre au Sud.
D’abord baptisée piste Truong Son, du
nom de la localité de son point de départ,
elle deviendra rapidement pour le
monde entier la « piste Hô Chi Minh ». Un
réseau complexe de sentiers pédestres,
de canaux et de routes carrossables ser-
pentant à travers collines, montagnes,
canaux et rivières sous le couvert d’une
épaisse forêt, sur 1 500 km à vol d’oi-
seau. Mais long de plus de 20 000 km
dans les faits. Un gigantesque maillage
s’enfonçant d’abord en territoire laotien
dans les zones contrôlées par le Pathet
Lao communiste, courant ensuite le long
de la cordillère annamitique vietna-
mienne dans les secteurs insurrection-
nels des Hauts Plateaux, plongeant au
Cambodge dans les secteurs tenus par
les Khmers rouges pour revenir enfin au
sud du Vietnam dans la grande banlieue
de Saigon, au niveau des tunnels de Cu
Chi, où opéraient les plus grosses unités
des maquisards du Front national de
libération du Sud (FNL). Cinq axes verti-
caux majeurs et vingt et un autres hori-
zontaux s’enfonçant à l’intérieur du pays
de manière à approvisionner clandesti-
nement les régions d’activité dudit FNL.
Tout le monde, Américains en tête,
s’accorde à reconnaître aujourd’hui le
caractère exceptionnel de cette entre-
prise. Ce qui n’était pas le cas, à l’épo-
que de la guerre, pour Washington, qui
semblait avoir oublié la cause première
de la défaite française à Diên Biên Phu :
la capacité du Viêt-minh à acheminer
à mains nues sur les hauteurs de la
cuvette des centaines de canons qui
avaient fini par avoir raison de la résis-
tance acharnée des troupes coloniales.
Dans une certaine mesure, l’histoire
de la piste Hô Chi Minh fut identique.
Edifiée par cinq régiments nordistes,
plusieurs bataillons des Jeunesses
d’Avant-Garde et les forces vives civiles
de tous les villages disséminés le long
de son itinéraire, cette artère mobilisa
pour sa construction, son amélioration
et sa défense plus de 300 000 person-
nes entre 1962 et 1975. Jour après jour,
les Nord-Vietnamiens peaufinèrent
le réseau. Circulant à pied, à bicyclette,
en charrette, en sampan au cours des
© DAVID SAUNDERS/ALAMY/HEMIS.
premières années, ils commencèrent
à y faire rouler des camions dès 1966,
puis de l’artillerie lourde, des lance-mis-
siles, ainsi que des chars de combat T54
et T59 deux ans plus tard. Un oléoduc
doublera même l’axe principal sur plus
de 1 400 km, jusqu’à la zone démilita-
risée (DMZ) de la région de Quang Tri.
Seul à en avoir compris l’importance,
le général William Westmoreland sou-
haitait dès le début de l’intervention
américaine, en mars 1965, cinq divi-
sions supplémentaires pour les installer
le long de la DMZ et une sixième pour la
positionner dans les montagnes du cen-
tre, afin de couper efficacement et dura-
blement les infiltrations nordistes. Mal
conseillé par son ambassadeur, le géné-
ral Maxwell Taylor, le président Johnson
refusa, choisissant de privilégier l’option
aérienne, persuadé que la puissance de
l’aviation pourrait seule venir à bout du
travail de fourmi des troupes ennemies.
C’était étonnant dans la mesure où
l’opération « Ranch Hand », déclenchée
trois ans plus tôt, avait été un premier
échec. L’agent orange, ce défoliant
ultraconcentré fourni par Monsanto,
déversé en quantité par les C-123 pour
détruire le couvert végétal sous lequel
les soldats du Nord se dissimulaient,
n’avait pas empêché ceux-ci de pour-
suivre leur mission. L’opération « Bar-
rel Roll », campagne de bombarde-
ments massifs lancée fin 1964 dans le
plus grand secret par la 2 d Air Force
Division, appuyée par la US Navy Task
Force, contre les sanctuaires nord-
vietnamiens installés sur la première
portion laotienne de la piste Hô Chi
Minh, n’y parviendra pas davantage.
Ni « Rolling Thunder » (1965-1968), ni
« Arc Light » (1965-1973), ni « Iron
Hand » (1966-1972), ni « Commando
Hunt » (1968-1972), ni « Menu » (1969-
1970), ni « Linebacker » en 1972…
Autant de frappes massives opérées
au Laos, au Vietnam et au Cambodge,
qui n’endiguèrent jamais le flux inces-
sant des troupes nordistes.
De l’avis même des pilotes qui en
furent les acteurs, cette guerre aérienne
était mission impossible. Certes, ils
infligèrent des coups terribles à l’adver-
saire. Si Hanoi reconnaît 20 000 dis-
parus sur la piste Truong Son, nombre
d’historiens, y compris nord-vietna-
miens, avancent aujourd’hui un chiffre
dix fois supérieur. Mais ce ne sont pas
les attaques américaines qui auront
provoqué le plus grand nombre de
morts : ce sont les conditions de vie
effroyables qu’y trouvèrent ceux qui
s’étaient embarqués dans cette entre-
prise militaire. En plus de la mort qui
pouvait tomber du ciel à tout moment, il
y avait la jungle compacte, la faim, la
soif, les charges à convoyer, l’absence
de sommeil, les fièvres et les animaux
sauvages. Ce qui explique en partie la
volonté américaine d’attaquer princi-
palement par air et d’envoyer le mini-
mum de soldats sur le terrain.
Même la guerre électronique, mise
en place en 1967 dans le cadre de la
création de la ligne McNamara, aussi
audacieuse qu’elle paraissait, fut un
échec. Placée sous le contrôle de l’unité
 © PHOTO BY LARRY BURROWS/THE LIFE PICTURE COLLECTION/GETTY IMAGES.
© PHOTO BY MPI/GETTY IMAGES. © DAVID COLEMAN/ALAMY/HEMIS.

MISSION IMPOSSIBLE Page de gauche : la piste Hô Chi Minh dans la jungle

vietnamienne. Ci-dessus : dès leur entrée en guerre officielle, en 1965,
les Etats-Unis tentèrent de couper les infiltrations nordistes dans le Sud.
Mais aucune de leurs nombreuses campagnes de bombardements
ne parviendra, jusqu’en 1973, à briser la dynamique nord-vietnamienne.
En haut : largage d’un senseur sismique et acoustique. Ces capteurs munis
de microphones ultrasensibles étaient conçus pour s’enterrer dans le sol
et pour détecter les moindres sons et mouvements dans la forêt. Ci-contre :
grottes de calcaire, dans le nord du Laos, ayant servi d’abris aux membres
du Pathet Lao communiste lors des bombardements américains.

opérationnelle Alfa, elle devait permet-
tre, avec des délais de réaction très
courts, des bombardements ultraprécis
des voies d’infiltration. Lâchés par des
avions d’attaque F-4 ou des appareils
de reconnaissance OP-2E Neptune,
des milliers de senseurs allaient se
planter dans le sol. Equipés de micro-
phones capables de percevoir chaque
son de la forêt, ces détecteurs devaient
agir tels des sonnettes à l’approche de
tout mouvement ennemi.
Las ! Les prouesses technologiques
trouvèrent rapidement leurs limites.
A leur manière, les communistes se
lancèrent eux aussi dans une guerre de
renseignement. Moins sophistiquée
que celle des Américains, mais néan-
moins efficace. Un gigantesque réseau
d’espionnage et de systèmes d’alerte
fut installé par Hanoi. Des dizaines de
milliers de civils furent mobilisés pour
observer le ciel et les voies d’accès ter-
restres aux zones névralgiques de la
piste, et des centaines de radars furent
déployés pour détecter l’approche des
bombardiers de l’oncle Sam, tandis que
des chalutiers soviétiques croisant en
mer de Chine signalaient aux postes de
défense antiaérienne communistes tout
décollage d’escadrilles de B-52 depuis
les aéroports de Thaïlande, de Guam et
d’Okinawa. A partir de cette année-là,
la DCA de Hanoi compta parmi les plus
sophistiquées au monde.
Les avions américains effectuèrent
parfois des centaines de sorties jour-
nalières. Mais rien ne put jamais cas-
ser la dynamique nord-vietnamienne.
5 000 camions détruits au cours de la
saison sèche 1969-1970 et 25 000
l’année suivante, selon les services de
la CIA, donnent une idée de l’ampleur
de la noria de soldats et de véhicules
transitant sur cette artère.
La légende de la piste provient aussi
de l’utilisation médiatique qu’en fit
Hanoi en montrant la résistance extra-
ordinaire de tout un peuple d’ouvriers
et de paysans face à un agresseur dont
la puissance ne parvenait pas à le faire
plier. L’éternelle histoire de David et
Goliath ! Hanoi ne communiquait évi-
demment pas sur ses défaites. Pas
d’images de morts militaires, mais de
nombreuses photos des dommages
collatéraux. On y découvrait des bodoi
joyeux et déterminés, des femmes et
des enfants massacrés par les raids
aériens, grâce aux reportages des cor-
respondants de guerre étrangers, que
la censure américaine laissait envahir
sans retenue les écrans de télévisions
et les journaux du monde entier. Une
habile propagande de la part de Hanoi,
qui conduisit Nixon, devenu président,
à rapatrier les boys, abandonnant
l’armée du Sud à son destin. Les Améri-
cains, militaires, politiciens et citoyens,
n’acceptaient pas leurs propres pertes,
alors que les Nord-Vietnamiens avaient
dès le début consenti à une guerre coû-
teuse en vies humaines.
En octobre 1973, quelques mois
après les accords de Paris et le retrait
américain, Hanoi décida, lors de la
23e session du Comité central du parti,
de reprendre l’offensive contre le
 régime de Saigon. Et d’ajouter un
nouvel axe logistique à l’ensemble
du réseau de la piste Hô Chi Minh : le
corridor 613. Une voie modernisée,
longeant la nationale 14, pour per-
mettre l’acheminement rapide d’un
énorme corps de bataille vers les prin-
cipales villes du pays. 100 000 hom-
mes, combattants et coolies, furent
L’ESPRIT DES LIEUX
affectés à la construction et à la protec-
tion de cette artère qui, début 1975,
conduisit à Saigon, jusqu’aux portes
du palais présidentiel, les armées nor-
distes victorieuses.
Jusqu’à la fin de la guerre, un million
et demi de tonnes de riz, quarante-cinq
millions de tonnes d’armes, cinq mil-
lions et demi de mètres cubes de carbu-
rant et plus de deux millions de soldats
Au Laos, des tour-opérateurs proposent
aujourd’hui des circuits touristiques.
112
h auront transité par cette piste. Les
Etats-Unis y auront déversé cinq mil-
lions de tonnes de bombes et quatre-
vingts millions de litres d’agents chimi-
ques, sans jamais parvenir à enrayer
son fonctionnement plus de quelques
heures. Les routes principales et secon-
daires du réseau étaient reliées entre
elles par radio et par téléphone, dotées
d’aires de stationnement et de repos, de
centres de stockage de carburant, d’usi-
nes d’armement, de postes d’entretien
et de réparation, de dépôts de pièces
détachées et d’autres fournitures indis-
pensables, d’hôpitaux de campagne
de première urgence, de centaines de
pièces de DCA, en même temps que
d’abris pour la population civile. Le tout
méticuleusement camouflé.
Quatre décennies après la réunifica-
tion du pays, que reste-t-il de cet exploit
militaire ? Des dizaines de cimetières,
des monuments érigés à la mémoire
des héros et des victimes, des dizaines
de milliers de cratères laissés par les
bombes, de nombreuses zones où,
malgré la persistance des effets de la
dioxine, la nature a petit à petit repris
ses droits, et quelques tronçons réha-
bilités dans le cadre d’un grand projet de
développement économique des Hauts
Plateaux vietnamiens.
Au Laos, des tour-opérateurs pro-
posent des circuits touristiques.
Depuis la localité de Thasi, on rattrape
la plaine des Jarres et Tha Bak sur la
Nam Kading, une rivière dans laquelle
les paysans récupèrent les bombes
non explosées et les débris des avions
abattus pour en recycler le métal. Le
périple se poursuit jusqu’à Ban Nahin
et aux grottes de Konglor, qui offrent
un point de vue exceptionnel sur la val-
lée de Hinboun, puis c’est le site de
Phou Man, avec ses étonnantes forma-
tions karstiques qui annoncent les
prémices de la chaîne annamitique.
Un autre circuit, plus au sud, per-
met de parcourir quelques dizaines de
kilomètres, de Bualapha jusqu’à Ban
Dong, où se déroula en 1971 la bataille
de « Lam Son 719 », tentative avortée
de vingt-cinq bataillons de supplétifs
hmongs et thaïlandais de neutraliser
l’une des plus importantes unités nord-
vietnamiennes opérant à cette époque
dans la région. Plus de 10 000 com-
battants, de part et d’autre, y perdirent
la vie. De nombreux bunkers et car-
casses de chars et d’hélicoptères y
sont encore visibles.
L’excursion se poursuit en direction
de Tahoy, en longeant le parc national
de Dong Phou Vieng ainsi que celui
de Xe Xap. Situé à proximité de la
route 96, Tahoy jouait un rôle impor-
tant pendant le conflit. Attaquée à de
multiples reprises, la région conserve
malheureusement un nombre impres-
sionnant d’UXO, ces engins toujours
actifs, mines et sous-munitions BLU-3,
qui mutilent ou tuent des dizaines de
civils chaque année. Le Laos n’a pas
encore trouvé les moyens de nettoyer
efficacement le terrain, ce qui explique
l’encadrement sévère dont s’entou-
rent les tour-opérateurs. Contraire-
ment au Vietnam qui, depuis long-
temps, a engagé une politique de
dépollution des sites. Avec deux
objectifs majeurs : développer l’acti-
vité économique des zones minoritai-
res septentrionales et transformer ces
régions en lieu de mémoire.
Aujourd’hui, une autoroute, évi-
demment baptisée « Hô Chi Minh »,
file le long de l’ancienne piste. Des
régions entières sont devenues des
plantations de café, des zones miniè-
res et des lieux d’exploitation fores-
tière. Quant à l’aspect historique,
les Vietnamiens ont su en tirer profit.
Trente années de guerre, contre les
Français d’abord, contre les Améri-
cains ensuite, ont laissé un patrimoine
idéologique qui n’en finit pas d’attirer
des hordes de touristes. Les sites des
plus importantes batailles ont été pré-
servés. Les tunnels de Vinh Moc, ceux
de Cu Chi, la base de Khe Sanh, celle
de Dak To, les villages minoritaires
autour de Buon Ma Thuot, les sources
thermales de Dakrong, la route 9 et
son festival de chants révolutionnaires
sont autant d’endroits où sont entre-
tenues les traces de guerre et où les
vétérans sont particulièrement bien
accueillis. Même dans les centres de
soins des victimes de l’agent orange
où, quarante-cinq ans après la fin de la
guerre, naissent encore des enfants
atteints de malformations épouvan-
tables. C’est le paradoxe de ce pays,
qui entretient avec autant d’énergie sa
mémoire révolutionnaire et politique,
mais a tourné la page du conflit avec
ses anciens ennemis.
Comme tous les musées militaires,
celui consacré à l’histoire de la piste Hô
Chi Minh, inauguré dans la banlieue de
Hanoi en 1999, fait constamment le
plein de visiteurs. On y découvre aussi,
outre les objets quotidiens de la guerre,
ce que celle-ci a produit de plus beau
dans le domaine artistique. Des affiches
de propagande ou des œuvres de pein-
tres dont beaucoup d’anciens étudiants
de l’Ecole supérieure des beaux-arts de
l’Indochine, fondée en 1925 par le pein-
tre Victor Tardieu. D’étranges collec-
tions néo-impressionnistes ou néocu-
bistes qui célèbrent la geste de l’Armée
populaire. Et quelques récits authenti-
ques d’aventures humaines exception-
nelles comme les apprécient les Vietna-
miens. Ainsi celle de M. Ho Huy, artilleur
nordiste entré à 17 ans avec sa brigade
203 dans les jardins du palais de l’Indé-
pendance à Saigon, le 30 avril 1975,
dernier jour de la guerre. Et devenu
depuis l’un des quelques milliardaires
du pays grâce à sa compagnie de taxis
fondée vingt ans plus tard avec l’aide
de François Mitterrand, qui lui offrit sa
première voiture française, une vieille
Renault 20. Dans son bureau, Huy a
accroché quelques photos le représen-
tant sur la piste Truong Son. Il reçoit les
visiteurs étrangers le matin pour qu’ils
assistent à son cérémonial de dévotion
à Hô Chi Minh, qu’il ne manquerait pour
rien au monde, allumant des baguettes
d’encens et déposant des offrandes
devant une statue de jade du héros
© LAURENT WEYL/ARGOS DIFFUSION/SAIF IMAGES. © EURASIA PRESS/PHOTONONSTOP. © MARC CHARUEL.

national. Puis il parle de sa famille, de

trois de ses six fils installés désormais à
l’étranger. « Un en Nouvelle-Zélande, un
à Singapour et… un aux Etats-Unis,
marié à une Américaine. Avec deux
enfants. (Ses) préférés… »
C’est toute la force de Blood Road
de montrer combien, pour la majorité
des Vietnamiens, l’importance de la
réconciliation a pris le pas sur l’histoire
sanglante de la piste Hô Chi Minh.
Notamment quand la guide de l’expé-
dition, elle-même fille d’un vétéran
nord-vietnamien mort au combat, par-
tage avec Rebecca Rusch le moment
d’émotion de ce film magnifique : on y
voit celle-ci allumer, le jour anniver-
saire de la disparition de son père, une
bougie à l’endroit exact où il fut abattu.
« Il reste aujourd’hui aux Etats-Unis des AU BOUT DE L’ENFER Ci-dessus : La Base militaire communiste de Dong Thap,
veuves, des orphelins et des parents par Huynh Kao Tuong (musée des Beaux-Arts de Saigon). Au milieu : l’une des
qui ont perdu leurs fils, dit la guide. Ils trappes donnant accès au réseau de tunnels de Cu Chi dans la périphérie de Saigon
partagent au fond les mêmes souffran- (aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville). Ils constituaient l’un des points d’arrivée de la
ces que nous, et nous comprenons par- piste Hô Chi Minh. En haut : chantier de déminage le long de la piste Hô Chi Minh.
faitement leur douleur. La piste Hô Chi Plus de quarante années après la fin de la guerre du Vietnam, le périmètre de la
Minh a été des larmes et du sang aussi piste reste truffé d’UXO (engins non explosés, toujours actifs), en particulier au Laos,
pour les Américains. » 2 où 80 millions d’UXO furent largués par les Américains durant tout le conflit.
L IEUX DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau

Le lys dans
lavallée
Abbaye cistercienne la mieux
conservée d’Europe et propriété privée
depuis le XIXe siècle, Fontenay célèbre
cette année les 900 ans de sa fondation.
 © FREDERIC DUPIN/ABBAYE DE FONTENAY. © AKG-IMAGES/PICTURES FROM HISTORY. © JAVIER LARREA/WWW.AGEFOTOSTOCK.COM
ORA ET LABORA Ci-dessus : le cloître de l’abbaye de Fontenay, resté exceptionnellement
intact depuis le XIIe siècle. Il reflète la sérénité de l’esprit voulue par saint Bernard de Clairvaux

L
a pureté et la beauté de Fontenay ont
inspiré le cinéma. On se souvient de
l’émouvante scène finale du Cyrano de
Bergerac de Jean-Paul Rappeneau (1990),
tournée sous les magnifiques tilleuls du
jardin de l’abbaye, où notre héros arrive,
essoufflé, « pour la première fois depuis
quatorze années, en retard », auprès de sa
Roxane et meurt dans ses bras. On a vu
aussi Les Trois mousquetaires de Bernard
Borderie (1961) pointer leurs épées
et ferrailler sous les voûtes de son cloître.
Située à 5 km de Montbard, en
Côte-d’Or, Fontenay est la seule abbaye
cistercienne fondée par saint Bernard qui
soit demeurée absolument intacte. Témoin
unique de cette vie monastique et de
la simplicité de son architecture, elle a été
classée monument historique français
dès 1862 et inscrite au Patrimoine mondial
de l’Unesco en 1981. « Sobriété, rigueur :
partout à Fontenay, on retrouve la trace
des principes des cisterciens, qui fondèrent
l’abbaye en 1118 », annonce notre guide,
Hubert Aynard, propriétaire des lieux.
Les moines de cet ordre choisissaient
de s’installer à l’écart du monde, loin aussi
(page de gauche, en bas, XIIIe siècle, Bodleian Libraries, University of Oxford). Page de gauche :
l’abbaye vue depuis le jardin, redessiné en 1996 par le paysagiste anglais Peter Holmes.
de la puissance des clunisiens. « Pour
saisir Fontenay dans ce qui fait son sens
et le fort de sa beauté, il faut s’en approcher
pas à pas, par les sentes forestières, dans
la pluie d’octobre, à travers les ronces
et les fondrières, péniblement. » L’historien
Georges Duby a su résumer en quelques
mots l’environnement unique de Fontenay,
perdu au fond d’un vallon boisé. En arrivant
par les petites routes étroites, entourées
de forêts ombreuses, le visiteur peut
ressentir cette mystérieuse atmosphère
de fin du monde qu’ont dû éprouver
les premiers moines du XIIe siècle.
Vingt ans après la naissance de Cîteaux,
fondatrice de l’ordre, une troisième
génération d’abbayes cisterciennes voit le
jour. En octobre 1118, Bernard de Fontaine
quitte Clairvaux, l’une des premières
abbayes filles de Cîteaux, accompagné d’un
petit groupe de moines. Dans l’épaisse forêt
du Grand-Jailly, un site isolé qui rappelle
celui de Clairvaux, il décide de fonder un
nouveau monastère. Armés de courage,
les moines défrichent, assainissent
et aménagent cet endroit hostile mais
pourvu en eaux vives. Telle est sans doute
l’origine du nom Fontenay, Fontanetum,
« qui nage sur les sources ».
Conformes à la règle de saint Benoît, les
conditions de vie dans les premiers logis en
bois sont spartiates. Mais la communauté
ne cesse de s’agrandir et se déplace dès
1130 vers le fond de la vallée. L’abbaye
a trouvé son ancrage. Les moines mettront
plus de trente ans à construire ses
bâtiments monastiques, ceux-là mêmes
que l’on découvre aujourd’hui avec
émotion. D’un côté, l’église abbatiale avec,
sur son flanc sud, le cloître, autour duquel
se déploient les bâtiments associés à la vie
monastique proprement dite : la salle
capitulaire et la salle des moines. Au-delà
de la clôture monastique, un autre monde,
celui du labeur : l’infirmerie et la forge –
l’une des plus anciennes usines d’Europe. 1

L’ESPRIT DES LIEUX
« L’organisation de l’espace répond à la
matérialisation de la devise bénédictine “Ora
et labora” (“Prie et travaille”) », explique Eric
Viellard, directeur d’exploitation du site.
Fontenay constitue l’expression
architecturale la plus fidèle de ce que
devait être une fondation cistercienne
dans l’esprit de Bernard de Clairvaux,
qui lui voua d’ailleurs un attachement
particulier. Ce qui saute aux yeux, c’est
la modestie des bâtiments et la pureté
116 des lignes. Ici, pas de signes ostentatoires,
h pas de tours, juste un petit clocher
au-dessus du réfectoire pour appeler les
moines de la communauté. « Le maçon
prend le pas sur le sculpteur, c’est la fonction,
la structure et non pas son décor, qui sont
privilégiées », commente Frédéric Sartiaux,
auteur d’un ouvrage sur Fontenay.
Les travaux de l’abbatiale démarrent
en 1139 et se terminent moins de dix ans
plus tard. La foi des bâtisseurs est soutenue
par un mécène, l’évêque anglais Ebrard de
Norwich, qui apporte sa pierre à l’édifice en
faisant don de sa fortune à la communauté.
Grâce à cette aide providentielle, le chantier
est prestement mené, ce dont témoigne
son homogénéité stylistique.
Construite sur un plan basilical
en croix latine, l’abbatiale occupe une place
privilégiée dans l’art cistercien, tant par
l’évidence de ce plan que par le dénuement
extrême de ses parements. « Très épurée,
la nef a pour seule ornementation la lumière
naturelle et le jeu des ombres, qui en
renouvellent sans cesse la perception »,
ajoute Hubert Aynard. « La course du soleil
anime l’austère nudité de l’architecture,
comme la lumière de Dieu répand la grâce
dans l’âme éprise de simplicité des moines »,
PHOTOS : © FREDERIC DUPIN/ABBAYE DE FONTENAY. SAUF CI-CONTRE : © MANUEL COHEN/AURIMAGES.
complète avec poésie Pierre Gilles Girault,
administrateur du monastère royal
de Brou (Bourg-en-Bresse). Seule la Vierge
de Fontenay, exemple remarquable
de la statuaire bourguignonne de la fin
du XIIIe siècle, vient orner le bras nord
du transept, face à la porte des Morts,
qui donne accès au cimetière des moines.
Longue de 66 m, la nef en berceau brisé
marque les esprits par ses admirables
proportions et son allure élancée, alors
même qu’elle n’excède pas 16,70 m de
hauteur sous voûte. « Devant la perfection
des volumes et la pureté des formes
de ce lieu, on songe à la phrase de saint
Bernard : “Qu’est-ce que Dieu ? Il est
longueur, largeur, hauteur et profondeur” »,
écrit dans son livre, Fontenay, l’abbaye
et son vallon, François Aynard, fils des
propriétaires, trop tôt disparu en 2012.
Signe incontestable de son rayonnement,
l’église est consacrée en 1147 par le pape
Eugène III, cistercien lui-même et ancien produisent des céréales et élèvent
moine de Clairvaux. Le cloître voisin, des animaux pour assurer leur autonomie.
puits de lumière et espace de circulation, Devenue abbaye royale en 1269
est un bijou de l’art roman. Des colonnes après que Saint Louis l’eut assurée de son
très pures, dépourvues de sculptures, appui dès le début du XIIIe siècle, elle
ornent ce lieu où rien ne doit détourner voit pourtant son expansion se ralentir.
l’attention des moines. Le seul motif La rigueur de la règle primitive s’assouplit :
que s’autorisent les religieux est le cistel les moines perçoivent des dîmes et se font
(roseau), qui a donné son nom à Cîteaux. seigneurs laïcs. Puis viennent les troubles
Du XIIe au XIVe siècle, Fontenay connaît de la guerre de Cent Ans, les pillages
une intense prospérité, l’abbaye et ses des Ecorcheurs et des Grandes Compagnies,
dépendances accueillent plus de trois cents les incendies et les guerres de Religion.
moines, qui exploitent la terre et le minerai « Je suis intimement persuadé que la beauté
de fer du vallon alentour. Grâce au de Fontenay a arrêté les démolisseurs »,
creusement d’un étang, aujourd’hui baptisé souligne Hubert Aynard.
du nom du saint fondateur, la pisciculture Le déclin de l’abbaye s’accélère
complète l’ordinaire des religieux, qui néanmoins avec l’adoption, en 1547,

LIGNES PURES Ci-dessus : l’abbatiale. En bas, à droite : la Vierge de Fontenay,
remarquable exemple de la statuaire bourguignonne de la fin du XIIIe siècle. Page de
gauche, en haut : Hubert et Dominique Aynard, propriétaires de l’abbaye de Fontenay.
Page de gauche, en bas : vue de l’abbaye avec, au centre, son platane bicentenaire.
du régime de la commende, selon lequel les
abbés sont nommés par le roi et ne résident
plus sur place. A partir du XVIIe siècle,
la communauté ne parvient plus à assurer
l’entretien des bâtiments. En 1745, la vétusté
du réfectoire nécessite sa destruction.
A plusieurs reprises, l’abbatiale se retrouve
même les piliers dans l’eau… « Le
relâchement est également spirituel, précise
François Aynard dans son livre. En 1777,
l’abbé de Clairvaux est contraint d’interdire
le jeu, la chasse, ainsi que l’accès des
femmes dans l’enceinte du monastère… »
En 1790, l’Assemblée nationale dissout
l’Ordre cistercien et les huit derniers
moines de Fontenay sont expulsés.
Les bâtiments restent à l’abandon.
Menacé d’être réduit à une carrière
de pierres pour les villages des environs, le
bâtiment est sauvé par la vente du domaine
comme bien national, en octobre 1791,
à un fabricant de papier pour la somme
de 78 000 francs. La papeterie devient
vite la plus importante de la Côte-d’Or.
En octobre 1820, le monastère passe
dans les mains des Montgolfier (marque
Canson), ancêtres d’Hubert Aynard, qui
poursuivent l’exploitation de la fabrique
jusqu’en 1903. Banquier lyonnais
et collectionneur d’art, Edouard Aynard
achète l’abbaye en 1906. Il entreprend
alors le démantèlement de l’usine
et une restauration de grande ampleur
pour rendre à Fontenay sa physionomie
primitive. Une entreprise colossale.
Près de quatre hectares de constructions
auraient été rasés, sans parler des
cheminées de 60 m de hauteur abattues.
Son fils René, lui aussi homme d’affaires et
industriel, sera le véritable artisan de cette
renaissance jusqu’à sa mort en 1943. Hubert
Aynard reprend alors le flambeau avec
un credo : il considère que les revenus du
domaine doivent permettre de faire face à
son entretien. La propriété représente alors
120 ha de bois et 80 ha de terres cultivées.
On y élève aussi des vaches. Reprenant
la tradition des moines, le propriétaire
relance l’activité de pisciculture. Fumée
sur place, « la truite de Fontenay » est
commercialisée avec succès. En 1960,
Hubert Aynard entreprend la restauration
du dortoir dans sa configuration primitive,
avec son imposante charpente en forme
de carène de navire renversée. Les visiteurs
ne cessant d’affluer, il décide, avec sa femme
Dominique, de cesser l’exploitation agricole
et de développer l’exploitation touristique
et culturelle. Avec près de 100 000 visiteurs
par an, l’abbaye génère désormais des
revenus qui permettent de financer une
partie de l’entretien des bâtiments.
Il y a vingt ans, les jardins ont été repensés
par Dominique Aynard avec l’aide d’un
paysagiste anglais. « Comme nous vivons
toute l’année à Fontenay, précise-t-elle,
j’ai voulu adoucir un peu l’austérité du parc,
tout en mettant en valeur et en respectant
le lieu. Pas de fleurs trop colorées, tout reste
très sobre pour ne pas choquer l’œil. »
Une réussite. Le parc paysager, qui participe
incontestablement à la beauté des lieux,
a été classé « jardin remarquable » en 2004.
Fontenay accueille régulièrement
des concerts de musique classique
et des animations choisies avec soin
par les propriétaires selon l’esprit du lieu.
« Cet esprit, c’est celui qu’a voulu saint
Bernard : un très grand calme, une très
grande plénitude et une très grande
sérénité. Surtout quand on entend la
musique de l’eau qui coule dans la cascade.
Cette musique de l’eau de Fontenay, qui
résume tout », conclut Hubert Aynard.
« L’homme heureux est celui qui trouve
plus de bonheur à donner qu’à recevoir »,
écrivait Bernard de Clairvaux. Hubert
Aynard peut l’être, lui qui a consacré
toute sa vie à entretenir et à faire vivre,
pour les autres, ce lieu hors du temps. 2
Fontenay, l’abbaye et son vallon, François Aynard
Editions du Palais, 56 pages, 15 € ; Fontenay,
au cœur d’un chef-d’œuvre cistercien, Frédéric
Sartiaux, Editions du Palais, 144 pages, 29 €.
 118
L’ESPRIT DES LIEUX

© EGYPTIAN MUSEUM, CAIRO/SP. © LABORATORIOROSSO SRL/SP. © ARALDO DE LUCA.

 P ORTFOLIO
Par François-Joseph Ambroselli

L’ or sur
le
Nil
A Monaco, une exposition rassemble
les plus grands chefs-d’œuvre d’orfèvrerie provenant
des tombes royales et princières de l’Egypte ancienne,
prêtés par le Musée égyptien du Caire.

DANS LE SECRET DES DIEUX
Ci-dessus : bas-relief en calcaire
recouvert de feuilles d’or, représentant
Osiris, Isis et Anubis, Nouvel Empire,
règne de Ramsès II. En haut :
pectoral de la princesse Sat-Hathor-
Iounet, or, cornaline, lapis-lazuli,
améthyste, XIIe dynastie, règne
d’Amenemhat III. Page de gauche :
masque funéraire en or du pharaon
Psousennès Ier, XXIe dynastie.
A
dmirer, dans les salles confor-
tables d’un musée européen, des
bijoux qui ont survécu à des mil-
lénaires, enterrés dans les profondeurs
du désert ou conservés dans la masse
boueuse d’un sarcophage en décom-
position : c’est ce privilège qu’offre la
majestueuse exposition « L’Or des pha-
raons – 2 500 ans d’orfèvrerie dans
l’Egypte ancienne », qui se tient au Gri-
m aldi F orum de M onac o jusqu’au
9 septembre. Honorée par la contribu-
tion exceptionnelle du musée du Caire,
qui a prêté pour l’occasion cent cin-
quante pièces, dont certaines n’avaient
jamais quitté le territoire égyptien, elle
pénètre au cœur de la civilisation des
pharaons, mélange d’ordre et de raffi-
nement, où la beauté fait bon ménage
avec l’histoire. Car, loin de simples
ornements, les bijoux, parures, meubles
funéraires, sculptures, stèles et fresques
qui y sont présentés témoignent d’abord
de l’organisation économique et sociale
de l’ancien monde égyptien, ainsi que
de ses traditions magiques et rituelles.
Dans un pays qui ne possédait aucun
système monétaire et qui pratiquait
assidûment le troc, les métaux précieux
et les pierres fines acquirent dès les
premières dynasties une haute valeur
marchande. L’or, par son éclat et son
caractère inaltérable, devint le métal de
référence : « Dans l’Antiquité, l’Egypte
était considérée comme un eldorado
car les gisements d’or y étaient beau-
coup plus abondants que dans les pays
voisins », explique Christiane Ziegler,
directrice honoraire du département
des Antiquités égyptiennes au musée
du Louvre et commissaire de l’exposi-
tion. Plus de deux cent cinquante sites
miniers parsemaient les déserts
rocailleux du sud-est de l’Egypte, ainsi
que le nord de l’actuel Soudan. Une telle
profusion permettait aux alliés de
l’Egypte de nourrir l’espoir de cadeaux
chatoyants, comme en témoigne la let-
tre de Touchratta, roi oriental, à son
« gendre », le pharaon Amenhotep III,
dans laquelle il déplore le manque de
générosité du roi égyptien : « En Egypte,
l’or pur est comme la poussière des che-
mins (…) Il faut que tu m’envoies la
même quantité d’or que ton père ! »
Si l’affirmation du roi Touchratta illus-
tre une croyance notoire, il semblerait
qu’elle soit poétiquement exagérée si
l’on considère les efforts fournis par les
Egyptiens pour mener à bien leurs
expéditions minières. Lorsque le filon
d’or était débusqué, il fallait mobiliser
une armée de mineurs, laveurs d’or,
fondeurs, forgerons, soldats et scribes,
L’ESPRIT DES LIEUX

assistés de caravanes d’ânes, pour

convoyer les provisions et les outils
nécessaires à l’extraction du métal pré-
cieux. Inutile d’insister sur le caractère
périlleux de tels voyages, effectués
dans des régions hostiles au climat
inhospitalier. La splendide « stèle de
Kouban » en granit, chef-d’œuvre de
minutie et d’adresse dont l’exposition
120 présente un moulage datant de 1850,
H fait mention de prospecteurs « morts de
soif (…) avec les ânes qui étaient devant
eux », alors qu’ils étaient en route vers
LA FLEUR DE L’ÂGE les mines de la contrée d’Akayta à l’épo-
Ci-contre : La Dame que de Ramsès II (XIIIe siècle av. J.-C.).
Isis, cercueil en bois Une fois extrait, l’or était travaillé et
recouvert d’une fine parfois mêlé à l’argent en provenance
toile de lin, stuqué du monde grec ou des pays du Proche-
puis peint et vernis, Orient. Jusqu’au Moyen Empire (vers
XIXe dynastie. A droite : 2060-1785 av. J.-C.), l’argent était le
couronne de la métal le plus prisé du fait de sa rareté. La
princesse Sat-Hathor- qualité de l’or égyptien était en effet
Iounet, or, lapis-lazuli, changeante et excédait rarement vingt
cornaline, amazonite, carats : « Les rois de Babylone n’hési-
faïence, XIIe dynastie, taient pas à le faire fondre pour en tester
règne d’Amenemhat III. la pureté », explique Christiane Ziegler.
Page de droite : La pesée, qui permettait d’estimer la
pendentif-pectoral valeur des métaux, laissait d’ailleurs
PHOTOS : © LABORATORIOROSSO SRL/SP.

de la princesse libre cours à la fraude et aux arnaques.

Méréret, or, cornaline, C’est ce que suggère le chapitre 125 du
turquoise, lapis- Livre des morts : lors de la « pesée de
lazuli, améthyste, l’âme », c’est-à-dire la cérémonie durant
XIIe dynastie, règne laquelle les divinités contrôlaient le
de Sésostris III. « cœur » de celui qui prétendait accéder
à l’au-delà, le défunt devait jurer ne pas
avoir « faussé le fléau de la balance ». « Il
était cependant plus aisé de trafiquer les
poids », remarque la commissaire.
 Les pierres fines qui composent les
splendides parures de l’exposition
n’étaient, elles, sélectionnées ni pour
leur poids, ni pour leur rareté, mais pour
l’éclat de leurs couleurs. Le pouvoir de
réfraction du diamant, du saphir, du rubis
ou de l’émeraude était dédaigné par les
orfèvres égyptiens, qui leur préféraient le
rouge sang de la cornaline, le bleu-vert de
la turquoise et l’azur du lapis-lazuli venu
du Badakhshan. « Cette absence de pier-
res précieuses dans l’ornement égyptien
est assez étrange, d’autant qu’ils avaient
à leur disposition des gisements d’éme-
raude. Ils n’avaient sûrement pas les
outils nécessaires pour travailler ces pier-
res », explique Christiane Ziegler. Loin de
donner lieu à la fabrication de bijoux de
seconde zone, l’association de l’or et des
pierres fines a produit des chefs-d’œuvre
d’exécution, comme le pendentif-pecto-
ral de la princesse Méréret, datant de
la XIIe dynastie, composé d’or, de tur-
quoise, de cornaline, de lapis-lazuli et
d’améthyste. Ce trésor somptueux, qui
pousse à son paroxysme la technique du
cloisonné, est le témoignage du savoir-
faire délicat des orfèvres royaux, mais
aussi de la toute-puissance du souverain
régnant, Sésostris III, dont la princesse
était sûrement la fille. Représenté en grif-
fon, il foule un Nubien au sol et agrippe
par les cheveux un Libyen implorant sa
grâce. La scène, figurée deux fois symé-
triquement, est surmontée d’un vautour
aux ailes déployées incarnant la déesse
Nekhbet, la « maîtresse du ciel ». La vio-
lence du thème est directement inspirée
des décors des temples, où le massacre
d’ennemis était fréquemment représenté
pour magnifier la gloire du roi d’Egypte.
Tout était en effet prétexte à l’affir-
mation du pouvoir royal, et les bijoux
n’échappaient pas à la règle. « Ils possé-
daient une haute fonction symbolique
et rituelle. Il est d’ailleurs difficile de
distinguer le bijou simplement orne-
mental de l’amulette », souligne Chris-
tiane Ziegler. Dès l’âge des pyramides,
l’éclat de l’or fut comparé à celui du
soleil. Le métal doré constituait la chair
éternelle des dieux, en particulier celle
du dieu soleil, Rê. Ces croyances furent
colportées par une multitude de textes,
 L’ŒIL DU FAUCON
L’ESPRIT DES LIEUX

Ci-contre : collier
« large » de la
princesse Néférou-
Ptah, or, cornaline,
amazonite,
XIIe dynastie, règne
d’Amenemhat III.
En bas : bracelet
à l’oudjat au nom
de Chéchonq Ier, or,
lapis-lazuli, cornaline,
faïence, pierre,
XXIIe dynastie, règne
de Chéchonq Ier.

122
H notamment une inscription sur une ou les poignets. Le collier égyptien était L’exposition présente d’ailleurs un
stèle des mines d’or du Ouadi el-Mia, d’ailleurs désigné par le terme “gar- magnifique exemplaire retrouvé à
qui souligne la nature divine du métal, et dien du cou” », explique la commis- Hawara, sur la poitrine de la momie de
intime aux simples mortels l’ordre de saire. Le collier ousekh, c’est-à-dire la princesse Néférou-Ptah, fille du pha-
© LABORATORIOROSSO SRL/SP. © EGYPTIAN MUSEUM, CAIRO/SP. © LABORATORIOROSSO SRL/SP.

ne pas le convoiter : « Quant à l’or, c’est « large », était connu pour donner la raon Amenemhat III. Semblable à un
le corps des dieux. Il ne fait point partie force vitale à son porteur et symbolisait gorgerin, ce bijou de la XII e dynastie,
de vos besoins. Gardez-vous de dire l’étreinte du dieu façonneur, Atoum. d’une simplicité remarquable, est
ce qu’a dit Rê au commencement de
ses paroles : ma chair est en or pur. » Un
splendide bas-relief en calcaire issu
d’un temple d’Abydos, sous Ramsès II,
fait écho à cette inscription et figure trois
dieux sculptés, Osiris, Isis et Anubis,
dont le visage et les membres sont
recouverts d’une mince feuille d’or. Le
monopole royal sur l’exploitation des
mines était donc habilement justifié par
le caractère sacré du métal : malheur à
celui qui oserait se l’approprier !
Les matériaux précieux étaient sélec-
tionnés aussi bien pour leur éclat que
pour leur efficacité magique. La corna-
line symbolisait la « colère » et repous-
sait les assaillants, tandis que la tur-
quoise possédait un pouvoir régéné-
rant. « Les bijoux protégeaient des
agressions les parties vulnérables du
corps comme la tête, le cou, la poitrine
 LE BAISER
DU SERPENT
Ci-contre : cobra-
formé de six rangs de perles tubulaires, uraeus du roi
successivement composés de corna- Sésostris II, or, lapis-
line et d’amazonite, séparés par de déli- lazuli, cornaline,
cates perles d’or, tandis qu’aux extré- amazonite, grenat,
mités figurent deux têtes de faucon, XIIe dynastie, règne
animal sacré par excellence. de Sésostris II.
« La représentation à outrance des ani-
maux sauvages sur les bijoux s’explique
sûrement par la volonté des porteurs de
s’approprier leur force », commente la
commissaire. Le cobra-uraeus était
figuré sur le front des dignitaires royaux
en signe de protection, comme sur la
splendide couronne de la princesse Sat-
Hathor-Iounet, où le serpent est repré-
senté dressé, prêt à faire jaillir son venin.
Ces pièces d’orfèvrerie constituaient
ainsi de véritables talismans où s’épa-
nouissait une imagerie superstitieuse.
Le hiéroglyphe présent sur le splendide
bracelet de Chéchonq Ier, trouvé à Tanis,
représente par exemple un œil de fau-
con stylisé, l’œil oudjat, qui protège des
blessures et des maladies.
Cette ribambelle de « porte-bonheur »
n’empêcha pas le pillage et la profana-
tion de la grande majorité des tombes
royales. « La plupart des objets présen-
tés dans l’exposition sont des pièces
issues des tombes de l’entourage des
souverains, les tombes de pharaons
ayant été presque systématiquement
pillées », explique Christiane Ziegler.
Ces mises à sac commencèrent sans
doute dès les premières inhumations et
eurent lieu tout au long de l’histoire
égyptienne. Les possesseurs des tom-
bes faisaient inscrire de vives menaces
adressées aux éventuels braconniers,
comme en témoigne ce linteau d’une
chapelle de la IVe dynastie, où est écrit :
« Que le crocodile soit contre lui dans
l’eau, que le serpent soit contre lui sur
terre, (à savoir) celui qui fera quelque
chose contre ce (tombeau), et contre
lequel je n’ai jamais rien fait. »
La fin de l’époque ramesside fut mar-
quée par une vague de conflits intes-
tins, qui déstabilisèrent l’économie du
pays. Le pouvoir peinait à rémunérer
ses travailleurs et la corruption gan-
grenait la société. Le compte rendu
d’un procès de pilleurs de tombes sous

L’ESPRIT DES LIEUX
Ramsès IX, dont le papyrus est visible à
l’exposition, confirme que les vols dans
les tombeaux étaient le fruit de l’inac-
tion des autorités et qu’ils étaient effec-
tués par les couches inférieures de la
population. L’un des accusés, tailleur
de pierre de métier, avoua que, épaulé
par sept hommes munis de « pics de
cuivre », il avait pénétré dans la pyra-
mide du roi Sobekemsaf II « à la recher-
che de sa partie intime ». Une fois dans
la « niche » du pharaon, les pilleurs
avaient ramassé l’or présent « sur cette
momie vénérable de ce dieu ainsi que
ses amulettes et parures qui étaient à
124 son cou et les cercueils dans lesquels il
H avait reposé ». Après avoir été arrêté,
l’accusé avait donné sa part « au scribe
du district », qui l’avait libéré. En guise
de conclusion, il avait rappelé qu’un
« grand nombre des hommes du pays »
REPOS ÉTERNEL Ci-dessus : cercueil d’argent du pharaon Psousennès Ier,
placage d’or avec incrustations noires et blanches (yeux et sourcils), XXIe dynastie,
règne de Psousennès Ier. En bas : bracelet « aux canards » de Ramsès II, or,
lapis-lazuli, faïence, XIXe dynastie. Page de droite : cercueil extérieur de Touya, bois
stuqué et doré avec incrustations, XVIIIe dynastie, règne d’Amenhotep III.
se livrait « pareillement au pillage ». Le Psousennès, avait fait rouvrir sa tombe
document précise bien sûr que l’inter- afin d’y reposer. Au total, ce sont près
rogatoire des pilleurs « fut effectué en les de mille pièces qui y ont été retrouvées.
battant avec des bâtons et en leur tor- Un magot qui laisse Christiane Ziegler
dant les pieds et les mains ». rêveuse : « Face à de tels trésors rassem-
Les saccages successifs poussèrent blés en l’honneur de pharaons incon-
peu à peu les rois à délaisser les tombes nus, on ose à peine imaginer les riches-
apparentes pour des lieux plus discrets. ses de la tombe d’un Khéops ou d’un
En 1927, l’archéologue français Pierre Ramsès II… » 2
Montet mit au jour à Tanis six tombeaux « L’Or des pharaons – 2 500 ans d’orfèvrerie
royaux de la XXIe et de la XXIIe dynastie. dans l’Egypte ancienne », jusqu’au 9 septembre
Loin des fastes de leurs prédécesseurs, 2018. Espace Ravel du Grimaldi Forum,
ces souverains avaient jeté leur dévolu 10, avenue de la Princesse-Grace, 98000 Monaco.
sur de minuscules caveaux de calcaire Tous les jours, de 10 heures à 20 heures ;
et de granit. Quelques années plus tard, les jeudis, jusqu’à 22 heures. Tarifs : 11 €/9 €.
en février 1939, Pierre Montet repéra un Rens. : www.grimaldiforum.com
sol plat, alors qu’il déblayait une tran-
chée remplie de débris : « Je tâte avec Tous les objets présentés
une canne : il y a du vide, comme dans ces pages font partie de la collection
une chambre qui descend au sous- du Musée égyptien du Caire.
sol », écrit-il. L’homme découvrit
le tombeau dévasté du pharaon
Osorkon II, puis celui du jeune
prince Hornakht. Enfin, l’archéo-
logue pénétra dans la tombe À LIRE
inviolée de Psousennès I er , dont
les plus belles pièces du trésor sont
présentées dans l’exposition : « Son
double sarcophage d’or, merveille
de l’orfèvrerie antique, reposait
entre deux momies, revêtues de
leurs bandelettes et bijoux. » Un
sarcophage d’argent à tête de fau-
con « qui attirait le regard » fut égale-
Catalogue de l’exposition
ment découvert. Il s’agit de celui de
Chéchonq II, roi inconnu (comme Tou-
Hazan/Grimaldi Forum
tânkhamon) de la XXII e dynastie qui, Monaco, 240 pages, 35 €
deux siècles après la disparition de
© ARALDO DE LUCA. © PHOTO : JÜRGEN LIEPE/SP. © LABORATORIOROSSO SRL/SP.
T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann

Le
combat
deschefs
Venu de Russie, le béhourd, un sport
de combat qui reproduit les joutes
médiévales dans les règles de l’art,
s’impose désormais en France.

D
epuis plus de trois heures,
ce samedi 16 juin, ils s’affrontent à
tour de rôle dans la cour d’honneur
du palais du Tau, à Reims, à cinq contre
cinq, ceux de Martel, ceux de La Confrérie
des Loups et de La Lance limousine, les
Bécuts de Gascogne, les Comtois d’Aquila
Sequania, les Normands de Diex Aïe, les
Picards d’Exactor Mortis et tous les autres.
Quatre-vingt-seize combattants, douze
équipes au total, dont une seule étrangère,
les Anglais de la White Company.
Et voici que l’équipe d’outre-Manche,
qui s’est hissée facilement jusqu’en finale,
entre en lice. Face à elle, Les Hommes
du Nord portent haut le bleu, le jaune
et le lion des Flandres. Tous sont épuisés.
Ils se lancent au combat. Une voix
s’élève derrière un micro : « On soutient
les Hommes du Nord ! Puissent-ils gagner,
ici, à Reims, devant la cathédrale de nos
rois. » Alors, du public massé autour
de la lice de bois, monte le cri de ralliement
de la chevalerie française : « Montjoie !
Saint-Denis ! » Il se répète, enfle comme
un roulement de tambour, bourdonne
aux oreilles de Sylvain Liénard, le capitaine
PHOTOS : © MARC-ANTOINE MOUTERDE.
LES COULOIRS DU TEMPS L’équipe de béhourd normande affronte celle d’Alsace
en tournoi à cinq contre cinq (ci-dessus et page de gauche, en haut). L’équipement complet
des sportifs doit respecter une époque précise (page de gauche, en bas). Tous les coups
sont permis, sauf derrière les genoux, et il est interdit de frapper de bas en haut. Les armes
sont émoussées et rigoureusement vérifiées avant chaque combat.
des Hommes du Nord, un géant de plus en Grande-Bretagne. Les gars de l’Europe
de deux mètres, galvanise les runners, de l’Est sont les meilleurs au béhourd
passés derrière les lignes ennemies pour car ils pratiquent ce sport depuis longtemps.
déséquilibrer l’adversaire avec leurs C’est chez eux qu’il est né il y a vingt ans. »
fauchons et leurs boucliers. En France, faire vivre l’histoire
Hélas, la bataille est de courte durée. est l’une des principales motivations
Les Anglais sont victorieux. Ils reçoivent des adeptes de ce nouveau sport de
leur médaille des mains de l’administrateur combat en pleine ascension. Dans cette
du palais, sous les applaudissements adaptation contemporaine des tournois
des combattants français, beaux joueurs, de chevaliers, les équipes portent une
et des spectateurs qui ne regrettent pas armure médiévale, qui peut être d’un
d’avoir résisté aux sirènes de la Coupe du style européen, chinois, russe… mais dont
monde de foot pour assister à ce tournoi tous les éléments doivent être cohérents,
de béhourd, un vieux mot médiéval à cinquante ans près, tenue comme
signifiant « combat ». « Les rencontres armes. Celles-ci, que ce soient les armes
entre les Français et les Anglais sont toujours d’hast (vouges, haches à deux mains),
denses ! commente Pierre Garau, le les fauchons (sorte de sabre), haches
capitaine de l’équipe de l’Ordre de Sinople à une main, boucliers ou autres répliques
d’Angers. C’est l’histoire qui veut ça ! Et du Moyen Age, sont toutes émoussées.
puis, il faut que vous sachiez que près de la Leur authenticité est vérifiée avant
moitié de l’équipe, dont le capitaine, vient chaque combat par le « marshall
de Pologne ou de Slovaquie et travaille historicité », comme l’est leur sécurité par 1
 l’un des nombreux arbitres qui surveillent
les combats et inspectent les tenues au
bord de la lice. Toute sangle ou fragment
d’armure doit être en place. « Si, au cours
du combat, une sangle traîne, précise
l’arbitre Jean-Michel Durand, cela signifie
que l’équipement est défectueux : c’est
dangereux, et c’est la mise au sol sur le coup.
Les arbitres surveillent les combattants
L’ESPRIT DES LIEUX

en permanence : les coups d’estoc, en piqué,

sont interdits, ainsi que les coups derrière
les genoux et ceux portés de bas en haut. »
En cas de coup interdit, le sportif reçoit
un simple avertissement si l’adversaire est
indemne, un carton jaune s’il est à terre,
un carton rouge illimité s’il est blessé.
Les combats se déroulent parfois
en solitaire, mais le plus souvent à cinq
contre cinq et, plus rarement, à vingt
et un contre vingt et un. Dans les tournois
en équipe, le but est de faire tomber
tous les combattants adverses. Les règles
ont été fixées par deux fédérations
internationales : l’Historical Medieval Battle
128 International Association et l’International
h Medieval Combat Federation. matériel sur le dos, un entraînement sportif explique Edouard Eme. Ce titulaire
Même si les casques et les armures – intense est indispensable. Au tournoi du d’un master sur le patrimoine a été chargé
enfilées au besoin par-dessus des sous- palais du Tau, après trois heures de combats, pendant plusieurs années de la culture
vêtements de rugbymen ou des dorsales Jean-Edmond Garcia, le responsable à la ville de Saint-Dizier. Il est aussi capitaine
de motards – sont solides, pour tenir sous la départemental de l’ordre de Malte qui de l’équipe d’Ile-de-France de béhourd,
violence des coups avec au moins 20 kg de assure l’assistance médicale avec onze la prestigieuse Martel, président de
autres bénévoles, avait recensé vingt-deux la Fédération française (environ deux cent
prises en charge : même si la plupart étaient cinquante licenciés à ce jour) et, depuis
de simples contusions ou éraflures, deux peu, de la jeune Fédération internationale.
ont nécessité un transport à l’hôpital de « J’ai beaucoup travaillé pour que
Reims pour une radio de contrôle. Un sport le mouvement se structure, afin que nous
dangereux donc, mais ni plus ni moins que ayons un classement national. C’est un
le rugby ou que le motocross, qui infligent le sport d’équipe qui demande beaucoup de
même type de blessures. « Avant le combat, cohésion. Il y a aujourd’hui un très bel état
je vérifie tous mes gars un par un, je ne veux d’esprit. On le voit tous les jours en France et
pas qu’ils se fassent mal ! » certifie Dany on l’a vu aussi lors du dernier championnat
Lienthinger, dit Tétard, capitaine de la jeune du monde à Rome, en mai. En France, nous
équipe du Sud-Ouest, les Bannis de la essayons de plus en plus de combattre dans
PHOTOS : © MARC-ANTOINE MOUTERDE.

Grenouille, routier dans le civil. des endroits chargés d’histoire : Azincourt,

« Ce qui est intéressant dans le béhourd, en juillet, le fort des Rousses, dans le Jura,
c’est l’alliance du sport et de l’histoire », les 25 et 26 août, Château-Gaillard,

ENTRE LE MARTEAU ET L’ENCLUME Gabriel Vimar (ci-contre dans son atelier de Meung-
sur-Loire) est historien du droit, vendeur et batteur d’armure. Il connaît les tenues
de combat dans leurs moindres détails, du XIe au XVe siècle, âge d’or des armures. C’est
à cette époque qu’elles se mirent à couvrir le corps des chevaliers de plaques de métal
(en haut). Etincelant dans le soleil, elles leur donnaient l’allure d’une armée d’archanges.

aux Andelys, le 13 octobre. Je suis heureux
que nous soyons soutenus par le Centre des
monuments nationaux, qui nous permet
de combattre dans des lieux comme
Carcassonne, le palais du Tau, ou Pierrefonds
le 8 septembre. La rigueur historique de nos
équipements est indispensable. Chacun doit
effectuer des recherches avant de s’équiper. »
Il faut donc du temps et de l’argent
pour que les joueurs parviennent à
rassembler leur tenue de combat. Gabriel
Vimar, qui termine une thèse d’histoire
du droit sur la fiscalité au bas Moyen Age,
fournit des équipements aux musées, aux
passionnés de reconstitution historique
et aux adeptes de sports de combat
médiévaux. « Pour une simple tenue
d’archer, il faut compter 400 euros, et pour
une armure d’élite, dont une partie des
pièces est réalisée sur mesure, le prix peut
monter jusqu’à 5 000 euros. »
Il fait fabriquer en Inde les pourpoints,
les gambisons (tenue matelassée portée
sous l’armure) et les cottes de mailles
d’après des dessins historiques. Il importe
des armures des pays d’Europe de l’Est,
mais possède aussi un atelier à Meung-
sur-Loire, dans le Loiret, où il s’est reconverti
ABONNEZ-VOUS
il y a quatre ans en apprenti batteur
d’armures. Coiffé de son casque antibruit, 1 AN
il peut marteler des heures durant la pièce D’ABONNEMENT
d’acier au carbone qui viendra protéger
le combattant. Une passion qu’il a 6 NUMEROS
communiquée à Hugo, son assistant, déjà
[35 [
habile polisseur, et à Théo qui, après son
lycée professionnel, se verrait bien lui aussi
en batteur d’armures. Gabriel Vimar €
au lieu
pousse le goût de la précision historique
jusqu’à tester lui-même la solidité de ses de 53,40€
armures aux chocs et à faire fabriquer des
poinçons à fleur de lys pour les marquer
comme elles l’étaient au XVe siècle.
En proposant des armures
rigoureusement reproduites d’après les
modèles historiques, il garantit aussi à ses
clients une mobilité et une sécurité plus
grandes, puisque nos ancêtres les avaient
déjà éprouvées lors des tournois ou sur
les champs de bataille. « Il faut bien avoir
à l’esprit que les armures ont évolué au gré
du temps et selon les armées, précise-t-il,
exactement comme les équipements
militaires d’aujourd’hui. Les Anglais étaient
bons coureurs et spécialisés dans le combat
à pied, tandis que les Allemands étaient
passés maîtres dans l’art de l’esquive. Au
XIe siècle, l’armure ne couvrait que les parties
vitales du corps, et la principale protection,
c’était un grand bouclier. Au XIIIe, les jambes L’HISTOIRE
se sont couvertes de chausses de mailles,
les mains de moufles, le heaume a remplacé EST UN PLAISIR
le casque à facial et le bouclier est devenu
plus petit puisque le corps était mieux Abonnez-vous en appelant au
protégé. Au XIVe siècle, le longbow
anglais, un arc redoutable, et les armes 01 70 37 31 70
à feu envahissent les champs de bataille. avec le code RAP18006
Les armures ont dû s’adapter et, peu
à peu, la maille a été remplacée par des PAR INTERNET
plates de métal. Entre 1450 et 1500, le corps www.igarostore.fr/histoire
a été recouvert tout entier de plates
PAR COURRIER
articulées en acier trempé : c’est l’âge d’or
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de l’armure. Jamais elles n’ont été aussi à l’ordre du Figaro à :
légères, solides, protectrices. Les meilleurs
ateliers se trouvaient en Lombardie, Le Figaro Histoire
en Allemagne du Sud et en Flandres. » Abonnement, 4 rue de Mouchy,
L’art de la guerre évoluant rapidement, 60438 Noailles Cedex
les armures étaient déjà moins résistantes
Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux
au XVIe siècle et furent définitivement abonnés et valable jusqu’au 31/12/18. Informatique
abandonnées au XVIIe. Jusqu’à ce que des et Libertés : en application des articles 38, 39 et 40
dela loi Informatique et Libertés, vous disposez d’un
passionnés d’histoire et de sport de combat droit d’accès, de rectiication et de radiation des
les remettent aujourd’hui à l’honneur. 2 informations vous concernant en vous adressant
à notre siège. Photo non contractuelle. Société du
Figaro, 14 boulevard Haussmann 75009 Paris. SAS au
capital de 16 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
 A VA NT,
Par Vincent Trémolet de Villers
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.
La
Corse
intérieure
«
T
u es une île repliée sur toi-même »,
lance Annie Hall (Diane Keaton) à Alvy
L’ESPRIT DES LIEUX
(Woody Allen) au moment de leur rup-
ture. Robert Colonna d’Istria n’est pas new-
yorkais mais corse. « Aux mystères et aux déli-
ces de toutes les îles, écrit-il, la Corse ajoute une
nature belle, puissante, parfois tourmentée. »
Historien, écrivain, il a consacré une grande
partie de son œuvre au mystère de cette terre
aveuglante comme un chef-d’œuvre de l’art,
la trop grande beauté d’une femme. La fres-
que qu’il publie – Une famille corse – retrace
mille deux cents ans d’histoires, celles de son
clan, les Colonna d’Istria. « Un peu de généa-
logie rend snob, beaucoup de généalogie rend
modeste », commence-t-il pour rassurer son
lecteur. Ce roman des origines, en effet, n’est
130 en rien un traité à la gloire des siens mais un
h chemin pour nous guider dans le maquis des
batailles, des mariages, des vengeances, le
long des cascades de mythes et de légendes qui façonnent l’âme
corse. Il est aussi une méditation sur les mystères de la transmis-
sion, mélange de vérités établies et de mensonges perpétués.
Ainsi, la famille ne possédait pas jusqu’au XVIIIe siècle la colonne
qui donne à son nom des résonances romaines. Il y avait les sei-
gneurs d’Istria dont le premier d’entre eux, Asinoncello, avait, au
© BIS/PH. LUC JOUBERT-ARCHIVES LARBOR/SP.
XIIIe siècle gouverné la Corse. Leur château n’était rien comparé
aux puissantes bâtisses des féodaux du continent. Ce n’est qu’au
XVIIIe siècle que la famille née « des bagarres, de la violence, de
la sauvagerie et des beautés du Moyen Age » ajoute le nom de
Colonna. Sur les armes, la colonne fait son apparition et l’on chante
les grandeurs d’Ugo Colonna qui au IXe était, dit-on, comte de
Corse. Une figure exemplaire, homme de paix et de justice, mais
qui, pour nombre d’historiens, n’a jamais existé…
On l’a compris : Robert Colonna d’Istria a mis à profit son extra-
ordinaire érudition, le rythme de sa plume, sa sensibilité pudique
pour livrer une puissante méditation sur les attachements vitaux,
ÎLE DE BEAUTÉ En haut : détail de la Carte de la Corse
aux armes du maréchal de Maillebois, par Hyacinthe
de la Peigne, vers 1741 (Versailles, Musée national des
châteaux de Versailles et de Trianon). Ce cartouche,
que domine une tête de Maure, emblème de la Corse,
évoque différents aspects et symboles de la nature
virgilienne de l’île.
Retrouvez Le Figaro Histoire le 27 septembre 2018
A PRÈS
l’appartenance à une famille, à une géogra-
phie, à une « communauté d’expérience »
(Pierre Manent). Un des lieux communs de
l’humanité que Colonna d’Istria parvient à
saisir dans toutes ses dimensions pour nous
le faire partager. Il n’oublie pas que la Corse
fut longtemps terre pontificale : c’est donc au
bord du Tibre qu’il va chercher l’onction pour
ses travaux. « Raconter sa propre histoire,
écrit, en effet, le pape François, est indispensa-
ble pour garder vivante l’identité, comme aussi
pour raffermir l’unité de la famille et le sens
d’appartenance de ses membres. Il ne s’agit pas
de faire de l’archéologie ou de cultiver des nos-
talgies inutiles, mais bien plutôt de parcourir à
nouveau le chemin des générations passées
pour y cueillir l’étincelle inspiratrice, les idéaux,
les projets, les valeurs qui les ont mues… »
La famille, mais plus encore. Colonna pénè-
tre aussi, de vendetta en geste héroïque, de
vie de village en voyage au long cours, au cœur du mystère du pays
qui est le sien. Il pulvérise un à un les clichés – paresse, violence –
pour établir le nuancier d’une identité secrète que Flaubert a par-
faitement saisie : « Il ne faut point juger les mœurs de la Corse avec
nos petites idées européennes. Ici un bandit est ordinairement le plus
honnête homme du pays et il rencontre dans l’estime et la sympathie
populaire tout ce que son exil lui a fait quitter de sécurité sociale. (…)
jamais un Corse ne vous ennuiera du récit de ses affaires ni de sa
récolte et de ses troupeaux ; son orgueil, qui est immense, l’empêche de
vous entretenir de choses vulgaires. » Entre Ulysse et Robinson, le
départ et le retour, les Corses hésitent sans cesse. Leur île les hante
et les tourmente : c’est leur malédiction, mais c’est leur privilège. 2
À LIRE
Une famille corse.
1 200 ans de solitude
Robert Colonna d’Istria
Plon
« Terre humaine »
416 pages
22,90 €
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