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Méthode d’analyse
des discours
E
n sciences de gestion, nombreuses de l’énonciateur. À partir de ces indica-
sont les méthodologies de recherche teurs, nous proposons une grille de lecture
qui comprennent une phase d’ana- permettant une analyse fine des énoncés
lyse de discours. Bien souvent, une discursifs. Cette contribution avant tout
« simple » analyse thématique suffit pour méthodologique a ainsi pour objectif
que le chercheur atteigne ses objectifs. Or, majeur de présenter de manière précise et
ainsi qu’en témoigne le nombre croissant détaillée chacune des trois catégories
de chercheurs qui, dans ce champ, s’inté- d’analyse, énonciative, référentielle et argu-
ressent aux analyses discursives, notam- mentative. Elle vise aussi à illustrer cette
ment assistées par ordinateur (Areni, 2003 ; méthode à partir de l’étude, effectuée avec
Bournois et al., 2002 ; Mathieu 2004 ; l’appui du logiciel de sémantique Tropes,
Fallery et Rodhain, 2007 ; Igalens, 2007) d’une allocution interne, prononcée par un
certains discours – discours managériaux, ancien dirigeant d’une grande entreprise
entretiens exploratoires ou récits de vie – publique française, la SNCF. Il nous est en
semblent mériter une étude approfondie, effet apparu que le discours mobilisateur de
tend transformer la situation du récepteur argumentatif inscrit alors dans son énoncé
et modifier son système de croyance et/ou une représentation du destinateur, du desti-
son attitude comportementale. » (Kerbrat- nataire et révèle implicitement la nature des
Orecchioni, 1980, p. 84). relations qu’entretiennent les deux pôles de
Selon Adam, Bourdieu, Ducrot, Ghiglione, l’échange.
Kerbrat-Orecchioni 3, etc., un discours ne se Les discours argumentatifs regroupent trois
contente pas de décrire un réel qui lui pré- principaux types de textes (Boissinot, 1992)
existe mais construit la représentation du qui peuvent être démonstratifs, expositifs et
réel que le locuteur souhaite faire partager dialogiques. Les textes à tendance démons-
par son allocutaire. Il en résulte que pour la trative, prétendument logiques, comportent
plupart des spécialistes du langage, énoncer de nombreux connecteurs5 et procédés de
un discours, c’est vouloir agir sur autrui. Le raisonnement tels l’induction, la déduction,
discours a ainsi un objectif performatif : l’analogie. Tout en proposant une thèse, les
c’est un acte volontariste d’influence. La textes à tendance expositive masquent ins-
plupart des discours, notamment politiques, tances d’énonciation et procédés de raison-
tinataire. Ainsi, pour Adam (1992, p. 116), de manière plus ou moins patente, sous la
« Un discours argumentatif vise à intervenir forme d’un dialogue6. Bien qu’ils prennent
sur les opinions, attitudes ou comporte- parfois l’apparence d’un énoncé démons-
ments d’un interlocuteur ou d’un auditoire tratif ou expositif afin de « neutraliser » ou
en rendant crédible ou acceptable un de naturaliser leur thèse, les discours mana-
énoncé. » 4 et pour Perelman (1983, p. 173), gériaux appartiennent généralement à cette
« L’argumentation s’efforce de faire passer dernière catégorie et sont des instruments
vers la conclusion l’adhésion accordée aux non négligeables pour « énacter la straté-
prémisses. Cette adhésion est toujours rela- gie » (Marion, 2000).
tive à un auditoire, elle peut être plus ou
moins intense, selon les interlocuteurs. » 2. L’homme communicant
Selon ces auteurs, l’argumentation dépend « L’homme communicant n’est pas le
d’une situation d’énonciation donnée, miroir réfléchissant d’une réalité, mais le
notamment de l’image que l’émetteur se fait constructeur incessant de ses réalités (…)
du destinataire du message. Tout discours La réalité sociale n’est pas une donnée à
quité7 distinguent cinq parties dans le travail persuasion : les figures de sens (métaphores,
de l’orateur : l’invention (la recherche des métonymies, etc.), de mots (jeux sur les
arguments), la disposition (la structuration), sonorités, etc.), de pensée (l’ironie, le para-
l’élocution (les techniques d’écriture), l’ac- doxe, etc.), d’intensité (hyperboles, euphé-
tion (les techniques de l’oral), la mémoire mismes, etc.), ainsi que d’énonciation.
(les techniques de mémorisation). Nous
4. Éléments de synthèse et précisions
n’abordons pas ces deux dernières parties méthodologiques
qui traitent exclusivement de l’intervention
Voici, ici résumées, quatre propositions
orale mais présentons les trois autres parties.
issues de nos choix épistémologiques et
Aristote distinguait trois voies argumenta-
méthodologiques qui servent de socle à
tives dans « l’invention » : l’ethos désigne les
qualités dont est doté l’orateur. Le pathos l’élaboration d’une grille de lecture des dis-
dénote l’ensemble des émotions que le locu- cours :
teur cherche à provoquer chez ses interlocu- – Le discours a un objectif performatif :
teurs. Le logos représente l’argumentation c’est un acte volontariste d’influence.
7. Pour rédiger ce paragraphe, nous nous sommes servis de l’ouvrage de Robrieux (1993), Éléments de rhétorique
et d’argumentation, Paris, Dunod.
8. Le « contexte » se définit comme l’ensemble des conditions de production extralinguistiques d’une situation dis-
cursive, le « cotexte » se réfère à l’environnement linguistique immédiat du discours considéré, c’est-à-dire aux
énoncés qui le précèdent et le suivent. La notion de « contexte » est trop vaste pour être ici questionnée (Bateson,
1971). Nous employons dans l’analyse discursive ci-après, le contexte dans le sens de « conditions d’émergence »
à un double niveau. Le discours du dirigeant de la SNCF s’inscrit dans une période de forts questionnements et
transformations des entreprises de service public, en quête d’une nouvelle légitimité : tel est le niveau « générique ».
À un second niveau plus spécifique, ce discours est prononcé par un nouveau président lui-même désireux d’ac-
croître son pouvoir et sa légitimité.
9. Selon de nombreux auteurs, le langage n’est pas un reflet de la réalité, il crée cette réalité, il n’y a pas présence
du réel dans le message mais « effet de réel » (Barthes, 1968), « réalité de second ordre » (Sfez, 1992), « réalité de
la réalité » (Von Foerster).
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peut comporter divers morphèmes, expres- teurs spatiotemporels (ici, hier, demain, etc.,
sions ou tournures qui, en plus de leur ainsi que les temps des verbes).
contenu informatif, servent à donner une – Les « modalisateurs » signalent le degré
orientation argumentative à l’énoncé, à d’adhésion (forte ou mitigée, incertitude
l’entraîner dans telle ou telle direction. » ou rejet) de l’énonciateur aux contenus
Ces assertions se traduisent au plan métho- énoncés. Ils recouvrent des unités linguis-
dologique par une triple analyse10 : tiques très variées comme les adverbes,
1) analyse du système d’énonciation, c’est- les italiques, guillemets, conditionnels,
à-dire de la façon dont l’émetteur et le termes subjectifs (affectifs et/ou évalua-
récepteur s’inscrivent dans l’énoncé ; tifs), etc. L’étude des modalisateurs per-
2) analyse du référentiel du discours, c’est- met d’appréhender le degré d’implication
à-dire des principaux champs sémantiques ; directe de l’émetteur dans sa production
3) analyse du circuit argumentatif, c’est- discursive : l’énoncé est-il « objectif »,
à-dire de la nature et de la structure des l’énonciateur ayant alors gommé toute
arguments. marque d’adhésion ou de distance par rap-
à ce que nous écrivions plus haut, rechercher Un simple comptage des occurrences de
dans l’énoncé, un certain nombre d’indica- pronoms sujets ne peut permettre de
teurs. La grille de lecture que nous propo- répondre à cette question : le discours le
sons est fondée sur l’étude des indicateurs plus subjectif peut se parer d’une apparence
énonciatifs, référentiels et organisationnels. d’objectivité ; l’énoncé est alors présenté
Par ailleurs, en guise de synthèse, une qua- comme une démonstration universellement
trième rubrique intitulée « le fonctionne- pertinente et non comme un argumentaire
ment global du discours » est proposée. assumé par un sujet. Une analyse plus fine
d’indicateurs tels les modalisateurs s’avère
1. Les indices énonciatifs ainsi nécessaire.
L’étude du système d’énonciation consiste à – Une étude des verbes employés par le
analyser la façon dont le sujet parlant s’ins- locuteur permet enfin de caractériser la
crit et inscrit son allocutaire dans son dis- façon dont celui-ci souhaite être perçu par
cours à partir des marqueurs suivants : ses allocutaires. Nous reprenons dans nos
– Les « déictiques » sont des unités linguis- analyses la classification proposée par les
tiques qui ne prennent de sens que par rap- concepteurs du logiciel Tropes (voir ci-
port à la situation d’énonciation : les pro- après) qui comprend les verbes d’action
noms personnels (je, tu, il, etc.), les nommés « factifs », les verbes « déclara-
démonstratifs (ce, cette, ces) et les indica- tifs », « performatifs » et « statifs ».
10. Ces trois dimensions (respectivement, référentielle, énonciative et organisationnelle) sont interdépendantes.
C’est par souci de clarté dans l’analyse que nous opérons cette classification.
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notion, c’est relever dans un énoncé tous les l’auteur et une (des) thèse(s) refusée(s). Ce
termes s’y rattachant afin de comprendre la schéma peut être explicite – le discours se
perception que l’énonciateur en a, et/ou présente clairement dans sa dimension dia-
qu’il vise à faire partager par l’énonciataire logique – ou bien implicite : l’argumenta-
du discours. Les textes argumentatifs sont tion prend alors les apparences d’une pré-
généralement construits sur des champs sentation neutre ou d’une démonstration
sémantiques contradictoires, les uns valori- logique.
sés, les autres dévalorisés (exemples : – « L’analyse des présupposés » s’avère
couples passé/avenir ; apparence/réalité). nécessaire à la compréhension de ce que
– Analyser la « nature des arguments » per- Barthes (1970) nomme le code culturel,
met de savoir si l’argumentation relève de c’est-à-dire l’idéologie sous-jacente des
l’ethos, du pathos ou du logos (voir supra). énoncés (Maingueneau, 1993). Les présup-
posés sont des informations inscrites dans
3. Les indices organisationnels l’énoncé, qui ne constituent pas son véri-
– Les « connecteurs » (mais, car, parce que, table objet mais son point de d’ancrage11.
afin que, etc.) témoignent de l’orientation Ducrot, puis Kerbrat-Orecchioni, montrent
argumentative du discours, du chemine- que le présupposé, marginal par rapport à
ment que le locuteur souhaite faire suivre l’argumentation explicite du discours, est
au récepteur. doté de ce fait d’un redoutable pouvoir
11. Selon le célèbre exemple « Pierre a cessé de fumer », l’énoncé véhicule, sans que cela soit son objet central, le
présupposé : « auparavant, Pierre fumait ».
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GRILLE DE LECTURE
12. « Les présupposés ont pour fonction pragmatique d’enfermer l’adversaire dans un cadre argumentatif qu’il ne
peut qu’accepter ou récuser par des moyens polémiques si véhéments (c’est l’énonciation elle-même et non plus
seulement les contenus énoncés, qui se trouve en effet frappée de nullité) que l’on hésite souvent à y recourir. »
(Kerbrat-Orecchioni, 1986, p. 189).
Méthode d’analyse des discours 37
cours13, c’est parce qu’il a été conçu à par- dans le texte à partir d’une triple catégorisa-
tir de présupposés en adéquation avec nos tion de termes dits « équivalents », du
approches théoriques et méthodologiques. regroupement le plus précis au regroupe-
Tropes a été créé par une équipe de cher- ment le plus global : au niveau le plus précis
cheurs en psychologie sociale tels Ghiglione, se situent les substantifs eux-mêmes, puis les
Matalon, Bromberg, etc. bientôt rejoints par classes d’équivalents, elles-mêmes incluses
des statisticiens, des informaticiens et, plus dans les univers de référence 2, à leur tour
récemment, des linguistes, sémanticiens et regroupés dans les univers de référence 1.
grammairiens. Alors que les logiciels de Cette étude des principaux champs séman-
lexicométrie ont pour unité de base le mot, tiques peut être complétée par celle des
Tropes travaille à partir d’unités de sens, « mises en relation » indiquant quels univers
c’est-à-dire à partir de notions qu’il regroupe de référence de niveau 2 sont fréquemment
dans des champs sémantiques appelés « uni- placés côte à côte à l’intérieur d’une même
vers de référence », et à partir de catégories proposition ainsi que ceux statistiquement le
grammaticales de mots, appelées « méta- plus souvent placés en position d’actant,
que la structuration de l’énoncé (op. cit, sées de termes peu nombreux dans l’énoncé
2004). Enfin, comme tout logiciel de séman- – des signaux faibles – qui ne seraient pas
tique, il permet une mise à distance de pris en compte par un logiciel de lexicomé-
l’énoncé et une objectivation de l’analyse. trie et ne seraient peut-être pas perçus par le
Tropes identifie principalement : lecteur. Or, un faible nombre d’occurrences
– Les spécificités d’un énoncé qui peuvent peut en soi avoir un sens.
être caractérisées par comparaison à une En outre, à partir de la fonction « scéna-
norme langagière. La présence d’une caté- rio », l’utilisateur de Tropes peut lui-même
gorie de mots est affichée comme significa- créer ses propres classifications séman-
tive lorsque sa fréquence d’apparition est tiques et personnaliser son analyse en fonc-
significativement supérieure à la moyenne tion de ses objectifs de recherche. Il conçoit
obtenue en analysant de très vastes corpus ainsi son propre thésaurus.
de textes appartenant à de genres forts dif- – La fonction « les catégories de mots fré-
férents (textes scientifiques, littéraires, quentes » sélectionne les catégories de mots
journalistiques, etc.). les plus significatives et en présente le pour-
– Les « univers de référence » et « les classes centage d’occurrences. Cinq catégories,
d’équivalents » regroupent dans de grandes appelées « méta-catégories » : les verbes,
classes sémantiques les notions développées les connecteurs14, les modalisateurs, les
13. Pour une analyse comparative des logiciels Alceste, Sphinx Lexica et Spad-T, lire l’article de Helme-Guizon et
Gavard-Perret, 2004.
14. Ce sont les conjonctions de coordination et de subordination qui relient les différentes parties du discours : jonc-
teurs de condition (« si », « au cas où », etc.), cause (« parce que, car, etc.), but (« pour que », « afin que », etc.)
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adjectifs qualificatifs objectifs et subjectifs, La fin des années 1990 voit les entreprises
les pronoms personnels sujets sont identi- de service public vivre des évolutions
fiées et comptabilisées. Toutefois, un mot majeures afin d’acquérir une nouvelle légi-
hors d’un contexte discursif n’ayant pas de timité auprès de leurs différentes parties
signification, Tropes propose une visualisa- prenantes. La SNCF, objet de critiques
tion de chaque occurrence dans son récurrentes émanant de ses clients
contexte, c’est-à-dire, dans la proposition15 n’échappe pas à la règle. Désireuse d’amé-
dans laquelle elle figure. liorer son offre de services, elle procède à
– L’étude des « rafales » (trois occurrences une vaste enquête auprès de sa clientèle qui
au moins d’une même variable dans une se conclut par une convention d’entreprise
partie du texte) et épisodes (blocs d’argu- fortement médiatisée en interne comme en
mentation déterminés à partir de l’appari- externe, notamment dans les journaux télé-
tion puis disparition d’une rafale) permet visés et rassemblant deux mille cheminots.
d’analyser la chronologie du discours en en Le président de la SNCF, en poste depuis
identifiant les différentes phases. six mois, prend la parole pour la première
allons à présent illustrer notre méthodologie dialogue social dans l’entreprise. Éminem-
à partir de l’étude empirique de l’allocution ment stratégique, cette allocution doit inau-
d’un dirigeant d’entreprise. En conclusion, gurer l’ère du changement dans l’entreprise
afin de mettre en perspective cette étude, qu’il dirige. Notre orateur tient alors un dis-
nous proposons une réflexion d’ordre cours de tribun, tout à la fois profession de
méthodologique et réflexive en adéquation foi, plaidoyer en faveur du changement et
avec les deux premières parties de cet du dialogue social et réquisitoire envers des
article. modes de management autocratiques qui
paralysent, selon lui, l’ensemble de l’insti-
III – EXEMPLE D’ANALYSE tution. Il s’agit de démontrer que la SNCF,
DE DISCOURS : L’EXHORTATION tout en réaffirmant son identité de service
AU CHANGEMENT À LA SNCF public, doit impérativement se donner les
« On sait combien les discours managé- moyens de devenir une entreprise de service
riaux constituent un faire potentiel (et performante. Pour ce faire, mais aussi au
politique) dans lequel la parole est censée nom de principes démocratiques et
faire advenir ce qu’elle énonce. Elle n’est éthiques, le changement de comportement
pas là pour constater une réalité préexis- au travail de l’ensemble des cheminots est
tante aux mots employés, mais bien pour un préalable incontournable. C’est cette
construire par l’argumentation un sens rhétorique du changement impulsé par le
voulu. » (Giordano, 1995, p. 59). sommet stratégique que nous nous propo-
15. Une proposition est une phrase simple, du type sujet, verbe, complément.
Méthode d’analyse des discours 39
sons d’analyser afin d’en décrypter les « À nous désormais de saisir l’opportunité
modes d’argumentation et de légitimation offerte » ; « À nous de bâtir ensemble ».
ainsi que les paradoxes et limites. Notons Cette mobilisation des salariés est ainsi pla-
que le statut de ce discours est ambigu : pro- cée sous le signe de la cohésion des
noncé devant une assemblée de salariés, membres de l’organisation dans laquelle le
puis filmé et transcrit pour être ensuite lar- locuteur s’inscrit pleinement.
gement diffusé dans les sites de l’entreprise À travers le pronom « vous », il s’adresse
et repris dans les journaux internes, il est directement au personnel de la SNCF en
transmis par différents canaux et supports utilisant divers ressorts psychologiques qui
de communication. Il est toutefois conçu jouent principalement sur la valorisation –
comme un discours oral et en présente les « sans vous, sans votre volonté d’améliorer
spécificités, comme le recours aux méta- son fonctionnement » ; « avec vous, la
phores ainsi qu’aux voies argumentatives SNCF peut gagner » – et sur le sentiment
de l’ethos et du pathos16. de fierté : « vous avez un formidable capital
de compétences dans chacun de vos
16. C’est la direction de la communication de l’entreprise qui nous a donné accès à ce discours à partir trois sup-
ports : un premier film d’entreprise présentant l’intégralité de cette convention (3 heures environ) ; un second film
de vingt minutes centré sur ses moments clés et comprenant en point d’orgue l’allocution analysée dans cette com-
munication ; une transcription de cette déclaration.
17. Cinq occurrences.
18. Respectivement 17 occurrences et 25 occurrences.
19. Cette dimension performative est renforcée par l’utilisation de « devoir » au futur : « nous ne devrons pas rou-
gir de notre futur ».
20. Cinq occurrences.
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« nouvelle donne » qui offre enfin une réelle L’appel à la mobilisation joue fortement sur
chance à la SNCF ».21 Dès lors, les chemi- l’affect et sur l’implication du locuteur :
nots deviennent pleinement responsables du ainsi, les termes subjectifs affectifs et éva-
succès ou de l’échec de leur entreprise : « À luatifs sont nombreux. Le logiciel Tropes
nous désormais de saisir l’opportunité compte 52,6 % d’adjectifs subjectifs aux-
offerte22. » Toutefois, le passé, c’est aussi quels il faut ajouter une forte proportion de
l’âge d’or de l’entreprise ; il fonctionne verbes déclaratifs et de modalisateurs d’in-
comme le miroir du présent : « Souvenez- tensité24 (pour ces trois catégories, le texte
vous23 : vous êtes les héritiers de ceux qui se situe au-delà des normes langagières) qui
ont gagné la bataille du rail, celle de la permettent de dramatiser l’énoncé. Les sub-
reconstruction et vous avez su construire la stantifs sont eux-mêmes caractérisés par
grande vitesse. Il n’y a pas de raison pour leur charge émotionnelle : « chance »,
que nous ne gagnions pas maintenant la « bataille « courage », « respect », « hon-
bataille de la clientèle. » Le message est neur », … et certains renvoient de manière
clair : les conquérants d’hier ne peuvent patente au champ lexical du combat.
qu’à six occurrences du verbe « changer » sur le charisme du locuteur et sur la pré-
dans quatre énoncés performatifs. En outre, sence constante dans le texte de marqueurs
le changement est toujours connoté positive- renvoyant au sujet de l’énoncé. La légitimité
ment : il s’agit d’une « amélioration » et du locuteur provient donc d’une double ori-
d’une « évolution ». Notons qu’employer gine : l’une, extratextuelle, émane de la fonc-
« évolution » (3 occurrences) n’est pas tion de président de la SNCF et de la per-
neutre, ce terme renvoyant à la double idée sonnalité du sujet de l’énonciation . L’autre,
de progrès et de processus naturel et per- intratextuelle, est issue du rôle dominant du
mettant alors tout à la fois de naturaliser les sujet de l’énoncé : son « pouvoir » est la
mutations et de les inscrire dans une logique conséquence de sa position omniprésente de
de progrès. Enfin, le champ sémantique de sujet ; sujet qui s’adresse directement à ses
la communication interne est lui aussi cen- interlocuteurs en tant que laudateur, com-
tral. La communication interne, présentée plice ou juge, qui félicite, promet, admo-
par le locuteur comme le dysfonctionne- neste ou joue de son expérience.
ment majeur de la SNCF, désigne dans ce
26. Cette terminologie renvoie à la figure stylisée de l’agresseur dans l’analyse narrative de Vladimir Propp. Dans
ce discours, les opposants sont : l’État « avant », qui avait une attitude injuste envers la SNCF en l’empêchant d’évo-
luer, certains membres de la ligne hiérarchique qui paralysent l’entreprise en refusant de dialoguer avec les équipes
et de négocier avec les partenaires sociaux, les organisations syndicales qui bloquent les négociations, et plus géné-
ralement, tous ceux qui sont résignés et qui acceptent le statu quo.
Méthode d’analyse des discours 43
turgie, adopte la posture du leader charis- changement décrété, thème récurrent dans
matique et s’adresse à eux à travers un nombre de discours managériaux, allocu-
registre paternaliste, les félicitant et les tion dont nous avons tenté de montrer la
réprimandant tour à tour. En second lieu, forte dimension performative grâce à
bien que le changement soit au cœur de l’identification d’indicateurs linguistiques.
cette allocution, l’énonciateur ne parle Nous inscrivant dans la filiation de la lin-
jamais des dispositifs organisationnels ou guistique de l’énonciation, nous avons ainsi
managériaux à mettre en œuvre, qui seuls resitué ce discours dans son contexte énon-
pourraient permettre la redéfinition des ciatif en en analysant la visée persuasive.
pouvoirs en place qu’il appelle de ses Nous souhaitons conclure nos propos par
vœux. Cette allocution est ainsi ancrée dans une réflexion sur la méthodologie d’analyse
une logique d’influence de type mécaniste de discours assistée par ordinateur. Nous
qui joue sur tous les artifices du pathos : avons montré que le recours au logiciel de
personnification du pouvoir, valorisation, sémantique constitue une aide précieuse à
infantilisation et culpabilisation du destina- l’analyse. En faisant apparaître de façon
que d’autres puis de proposer une analyse catoire » et contribuer ainsi à enrichir des
globale des énoncés. C’est dans ces opéra- investigations. Il est toutefois relativement
tions que réside la richesse et le processus complexe à mettre en œuvre et mobilise un
de validation de l’interprétation. certain savoir. Même s’il est possible de ne
En dernier lieu, nous avons voulu montrer pas utiliser la grille de lecture dans son inté-
que ce type d’analyse, de par la richesse et gralité et de ne retenir, selon ses objectifs,
la diversité des « résultats » obtenus, peut que certains marqueurs linguistiques, son
constituer une étape essentielle dans un pro- intégration dans une méthodologie de
cessus de recherche. Il peut tout à la fois être recherche ainsi que les buts qu’on lui
utilisé comme exploratoire ou bien « vérifi- assigne doivent être clairement réfléchis.
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