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ALAIN

deUBERA
L'art des
généralités
THÉORIES DE L'ABSTRACTION

Aubier I Philosophie
L'Art des généralités
Dans la même collection

Victor Delbos, De Kant aux postkantiens.


Martial Gueroult, Descartes selon l'ordre des raisons.
Martial Gueroult, Spinoza.
Martial Gueroult, Études sur Fichte.
Vladimir Jankélévitch, Le Pardon.
Bernard Mabille, Hegel. L'épreuve de la contingence.
David Pears, La Pensée-Wittgenstein.
André Pichot, Petite Phénoménologie de la connaissance.
Bruno Pinchard, La Raison dédoublée.
Bruno Pinchard, Le Bûcher de Béatrice.
Gérard Raulet, Le Caractère destructeur.
Alain Renaut, Kant aujourd'huL
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté.
Gregory Vlastos, Socrate.
Alain de Libera

L'Art des généralités


Théories de l'abstraction

Aubier r
».r, Paris, 1999

y -7007-3355-X
Introduction

Une odeur de mort et de poussière : l'odeur du livre.


Voilà, sur le travail de l'historien, le constat chagrin du par
fumeur. Un préjugé l'accompagne, entêtant comme les lieux
communs, qui veut que celui qui cherche dans les livres
plutôt que dans la réalité ne porte pas le poids des questions
qu'il traite, et que, passant sa vie à feuilleter, il ne soit ni
pressé ni tourmenté par les dures lois de la pensée. Mais, qui
nous dit - ou plutôt quelle autorité vous convainc -, que la
lecture, ce qu'on appelle l'interprétation, n'est pas aussi une
forme de vie philosophique ? À considérer certaines descrip
tions du philosophe médiéval, il paraît qu'il ait été d'emblée
taillé sur le modèle de l'autodidacte qui, dans La Nausée,
remâche la vie des morts arrangés sur les rayons des biblio
thèques - un autodidacte qui n'aurait jamais dépassé la
lettre A : A comme Aristote, A comme Alkindi, A comme
Al-farabi, A comme Alhazen, A comme Avicenne, A comme
/Werroès... Médiéviste, je n'entends pas discuter ici la
question de savoir si la philosophie a jamais été plus, ou
mieux, qu'un exercice ou qu'une discipline de lecture et
d'écriture. Je laisse également de côté celle de savoir si elle
pourrait, aujourd'hui enfin, devenir autre chose - une « autre
philosophie » - en atteignant la rive bénie du W, comme
Wittgenstein, ou, faisons un rêve !, du Z, comme Zorglub.
Ce que je propose ici n'est qu'un livre de plus. Un livre
doublement relapse, puisqu'il traite non seulement d' histoire
de la philosophie, mais, circonstance aggravante, de philo
sophie médiévale.
6 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Il est vrai qu'en termes de lettrines mon ambition est


mesurée : quelques A - en vrac : Alexandre, Abélard, Abs
traction, Archive -, un B, comme Boèce, et un /, pour la
couleur et le dépaysement, celui d'/bn Sinà (autrement dit
Avicenne, en costume oriental). Bref, un livre d'histoire de
la philosophie à la française, comme disent, en France, les
contempteurs de l'histoire de la philosophie. Ce court abé
cédaire a, néanmoins, un objectif : poursuivre, sur le terrain
de V abstraction, le travail d'archéologie philosophique
entamé dans l'histoire du «problème des universaux » 1,
puis dans la traduction commentée de VIsagoge de Por
phyre2. Sa méthode est la même, ses présupposés iden
tiques. Cette méthode ayant été diversement appréciée, il
n'est pas inutile de rappeler ici l'une de ses critiques3.

D'une archéologie philosophique

Selon H. Pasqua, le travail entrepris dans La Querelle


des universaux « se rallie à la scolastique heideggérienne
pour laquelle Voubli de l'Être est à l'origine d'une histoire »
« pratiquée à l'école de M. Foucault » (p. 348). « Ramenée à
la chute de l'Un dans le multiple », « Vhistoire-Geschickte
n'est plus que différenciation, complexification ». « Tout le
talent » de l'auteur étant « employé à multiplier les poly
sémies, à historiciser, c'est-à-dire, à substituer au déroule
ment des faits et des idées la ligne brisée et discontinue des
épistémè », « il n'y a plus qu'à déployer les réseaux concep
tuels, à relever les ruptures épistémiques, les déplacements
de sens, les substitutions de structure » (p. 349). « Dans ce
concert polysémique auquel nul invariant ne prend part », la
démarche suivie dans La Querelle se heurte ainsi à une
« difficulté », apparemment non surmontée : « justifier la

1. Cf. A. de Libera, La Querelle des universaux. De Platon à la


fin du Moyen Âge (Des Travaux), Paris, Éd. du Seuil, 1996.
2. Cf. Porphyre. Isagoge. Traduction française par A. de Libera et
A.-Ph. Segonds, Introduction et notes par A. de Libera (Sic et Non),
Paris, J.Vrin, 1998.
3. Cf. H. Pasqua, Revue philosophique de Louvain, mai 1996,
p. 346-354.
INTRODUCTION 7

thèse selon laquelle la problématique des universaux naît de


la confrontation permanente du platonisme et de l'aristoté-
lisme » (p. 350). « Transformant le problème de l'être des
universaux [...] en problème de l'énonciabilité des univer
saux », La Querelle se contente « de regarder le texte de
Porphyre dans la suite de ses métamorphoses », car « Vlsa-
goge n'existe pas en soi, son intelligibilité et son contenu
sont relatifs à l'état des corpus qui varient d'une époque à
l'autre, d'un milieu à l'autre, d'une culture à l'autre ». D'où
le reproche central adressé par H. Pasqua à La Querelle, qui
touche à la conception même de l'histoire - « supprimer
tout problème éternel » : pour « A. de Libera [...] l'Être
n'est pas, il ek-siste, il prend une figure et une autre, il passe
d'une époque à l'autre, c'est là, puis là. Da, Da, Da ».
J'espère que le présent travail montrera que la concep
tion « heideggériano-foucaldienne » de l'histoire ne se
réduit pas à visiter les relais-étapes d'un « oubli de l'Être
dédivinisé » (p. 349). La discontinuité des épistémé est,
effectivement, au cœur de ce nouveau projet, comme elle est
au centre de La Querelle, mais ici comme là, reste affirmée
l'existence d'une continuité, par exemple : la confrontation,
effectivement permanente, des platonismes et des aristoté-
lismes - une confrontation où Platon ne joue guère de rôle
(mais les restes d'« un » Platon médio-platonicien ou ceux
d'« un » autre, lu à travers Aristote) et où le philosophe de
Stagire parle par tant de « voix » différentes qu'il finit par
perdre la sienne. Cette « difficile » permanence n'est pas
approchée sous la figure d'un invariant ontologique (tel que
l'exprime par exemple la proposition à la fois thomiste et
gilsonienne dont se réclame H. Pasqua : « L'essence de
l'Être est l'Être », p. 349). Il n'y a pour moi d'autre inva
riant ontologique que la continuité réelle du monde,
laquelle, comme on sait, n'intéresse pas l'historiciste relati-
viste, holiste et discontinuiste que je suis4. L'invariance que

4. Sur ces problèmes, cf. A. de Libera, « Retour de la philosophie


médiévale ? », Le Débat, 72 (1992), p. 242-260 ; Cl. Panaccio, Les
Mots, les Concepts et les Choses. La sémantique de Guillaume
d'Occam et le nominalisme d'aujourd'hui (Analytiques, 3), Montréal-
Paris, Bellarmin-Vrin, 1991 ; Cl. Panaccio, « De la reconstruction en
8 L* ART DES GÉNÉRALITÉS

je vise est tout autre : discursive et limitée. Il s'agit d'une


série d'invariants structurels, de places dans un dispositif en
réseau, dont les « remplissements » sont, en revanche, à la
fois variables et liés les uns aux autres. On peut être
« holiste » sur la longue durée. Une approche épistémique,
pour discontinuiste et relativiste qu'elle soit, n'est pas
nécessairement de l'ordre des éphémérides. Toute épistémé
est particulière, cela ne l'empêche en rien de durer. L'Art
des généralités est consacré à l'analyse d'une de ces
épistémé lourdes et au « destin » du réseau qui l'articule, à
en suivre quelques remplissements remarquables, de l'Anti
quité tardive jusqu'à l'âge préscolastique. Le lecteur déci
dera sur pièces si cette pratique du métier d'historien pro
cède ou non d'une vision métaphysique de l'histoire comme
« chute de l'Un dans le multiple ». Il pourra, de la même
façon, vérifier si, comme histoire de l'Être, elle présuppose
ou non la pratique, supposée heideggérienne, d'une « dédi
vinisation de l'Etre ». Nous ne voyons pas, en effet, qu'il y
ait lieu de convoquer ici M. Heidegger pour lui demander
autre chose que la notion d'une « histoire-Geschickte »
rigoureusement a-théologique. Quant à parler d'oubli, ce
que nous faisons, le néopositiviste le plus endurci pourra, de
son côté, voir que toute référence à un « oubli » ne renvoie
pas nécessairement à l'« Oubli de l'Être ». Qui dit « oubli »,
dit aussi « anamnèse », « insistance » et « retour ». Il y a des
oublis en histoire, et d'autres (parfois les mêmes) dans
l'historiographie. Notre objet est la mémoire : la mémoire
matérielle, la mémoire inconsciente, la mémoire sans sujet,
bref la mémoire des textes. Ce qui nous intéresse est moins
ce qu'on oublie que ce que l'on reprend sans le savoir - un
problème autrement plus difficile à régler d'avance, et qui

histoire de la philosophie », in La Philosophie et son histoire, G. Boss


(éd.), Zurich, Éd. du Grand Midi, 1994, p. 173-195 [avec p. 293-312 :
« Discussion de la conférence de Claude Panaccio »] ; P. Engel, « La
philosophie peut-elle échapper à l'histoire ? », in J. Boutier et D. Julia,
Passés recomposés, Paris, Ed. Autrement, 1995, p. 96-1 1 1 ; K. Flasch,
« Wie schreibt man Geschichte der mittelalterlichen Philosophie ? Zur
Debatte zwischen Claude Panaccio und Alain de Libera iiber den
philosophischen Wert der philosophiehistorischen Forschung »,
Medioevo, XX (1994), p. 1-29.
INTRODUCTION 9

réclame un véritable effort d'historien. Un mot donc, en


guise d'« ouverture », sur notre historicisme ou, plutôt, sur
notre dadadaïsme.

Histoire, archive, anamnèse

Faut-il vraiment s'étonner qu'un texte comme VIsagoge,


si fondateur soit-il (et rappelons que Gilson, n'y voyait lui,
comme tout le monde, qu'un simple « formulaire »), n'existe
pas en soi ? Dressé à la rude école de la Textkritik - ce que
l'on pourrait appeler la critique de Maas - nous sommes
bien placé pour savoir qu'à défaut de l'autographe, un
« texte » médiéval n'est qu'une conjecture, rêvée d'une Vor-
lage l'autre, jusqu'à la fiction suprême de l'hyparchétype.
Mais ce n'est pas le problème. Un texte bien établi est un
texte lisible pour nous, cela n'en fait pas, loin s'en faut, un
texte qui existe en soi ni, a fortiori, un texte qui ait jamais
été lu par d'autres. Il faut s'y résigner, la tâche de l'éditeur
a aussi pour fonction de rendre possible une histoire de la
lecture, c'est-à-dire une histoire du sens, voire des contre
sens. Un stemma codicum est un fil d'Ariane que l'on suit
moins pour aller au texte qu'aux raisons, par principe cir
constancielles, de ses interprétations. Il serait temps, sans
doute, que les critiques s'avisassent que les médiévaux igno
raient l'imprimerie, les éditions savantes et la pasteurisation.
Un « texte » du Moyen Âge est d'abord, pour ne pas dire
exclusivement, un manuscrit. Une œuvre copiée à la main
n'est pas un token impeccable, dont il existerait « quelque
part » le type. C'est une singularité, si peu répétable qu'on
ne l'identifie qu'à relever ses « erreurs » ou ses « écarts »,
pour la joindre à d'autres membres de sa supposée parentèle,
ou l'en séparer. À de rares exceptions près, les philosophes
médiévaux étaient confrontés à des textes singuliers. Il
n'est que de songer à Guillaume d'Occam, trouvant, dans
sa copie de Porphyre, species (« espèces ») au lieu d'ïôia
(« propres ») ou Priami (« Priam » !) au lieu de npûtov
(« en premier »), pour comprendre ce que la lecture doit aux
accidents de la tradition. La chose est à prendre ou à laisser :
une œuvre manuscrite n'est pas un pack UHT ; un texte à
10 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

transmissions multiples, à « tradition ouverte », n'est pas un


legs de longue conservation. L'accident de parcours n'est
pas pour autant le fin mot du récit historique. Les énoncés
ont une vie propre, ils souffrent une suite de mésaventures.
Il appartient au philosophe d'en faire la chronique avant que
de juger. Il doit donc s'en remettre au texte, et à ses méta
morphoses, conscient qu'il ne fait que prolonger un mouve
ment de rétroversion, dont témoignent, dans leurs imper
fections mêmes, toutes les lectures qui ont précédé la sienne.
Cela n'implique pas qu'il n'y ait d'autre continuité en his
toire que celle de furetages successifs. Toutes les lectures
communiquent et se différencient par leurs protocoles. Elles
durent ce que dure leur capacité d'ordonner la matière sou
mise. Mais la matière existe et insiste.
Le savant médiéval est un homme du Livre, un homme
d'archives et d'exhumation. La tâche de l'historien de la
pensée médiévale en est par là contrainte, pour ne pas dire
préformée : il lui faut non seulement mettre ses pas dans les
traces de ses devanciers, mais restituer le réseau d'où
l'énoncé prend corps, dégager son « socle épistémique », se
laisser guider par l'archive et laisser parler ses dossiers. Ce
faisant, il répond autant qu'il est possible à la singularité de
son objet d'enquête, qui tient au fait que le Moyen Âge est
une période de l'histoire où l'archive elle-même pense et où
le philosophe est en quelque sorte approprié par elle.
Un monde de textes circulant les uns dans les autres,
soutenus par une parole et une mémoire externes, celle de la
lectura, de l'« explication de texte » conduite publiquement
par un maître, celle de la disputatio, qui fait éclater le réfè
rent textuel dans le jeu de l'argumentation, telle est l'archive
médiévale, telle est aussi l'exégèse qui l'exploite : une pra
tique intertextuelle qui structure et recompose indéfiniment
la masse archivée. Ernest Renan a clairement formulé le dia
gnostic que la modernité, tirant la leçon de la critique huma
niste du Moyen age, a posé sur ce phénomène. Tout se
résume à cela : le Moyen Âge a ignoré la philologie. Les
médiévaux n'ont cessé d'exhumer des archives et ils n'ont
cessé de les interpréter, mais, précisément, ils les ont livrées
une interprétation, c'est-à-dire à un jeu purement formel,
Jroit inépuisable, de rapprochements et de comparaisons,
INTRODUCTION 11

coupé de tout souci philologique. Le reproche est excessif


- un Thomas d' Aquin est là, par exemple, pour nous rappeler
que les médiévaux n'ont pas tout ignoré de la critique tex
tuelle -, mais il implique une question que tout historien de
la pensée médiévale doit affronter : comment s'est opéré le
travail médiéval sur l'archive ou, si l'on préfère, comment le
Moyen Âge a-t-il rencontré l'Antiquité ? Voilà le terrain où
se situe le problème des permanences, des récurrences et des
oublis : non celui d'une métaphysique ou d'une théologie de
l'histoire, mais celui d'une théorie de la condition textuelle.
S'agissant de philosophie, la question se laisse ainsi
reformuler : quels sont les énoncés qui ont déterminé la pro
duction philosophique du Moyen Âge ? Nous ne parlons pas
seulement ici des « grands » textes, mais aussi de ce qui les
accompagne et les encadre - gloses, scholies, abrégés -, de
leurs multiples avatars, des vecteurs et des figures de leur
transmission. Multiforme, l'archive n'est pas un dépôt mort,
c'est une énergie fossile. Le principe qui guide notre travail
est que l'archive elle-même pense en donnant à penser. La
pensée qui se construit en elle n'est pas une répétition de la
pensée qui fut, mais une anamnèse de celle qui vient5. Le
philosophe du Moyen Âge ne cherche pas l'origine dans des
sources fixées une fois pour toutes, il la laisse venir à lui
dans des textes qui se composent et se refont sans cesse.
Cela a une conséquence pour son historien.
Dire que la philosophie médiévale est une anamnèse,
impose une conception de l'histoire comme transfert culturel
long ou, pour user d'une expression latine, comme trans-
latio studiorum - désignant par là le déplacement, le mou
vement de l'archive et de la pensée d'un centre d'études à
l'autre, d'une « capitale intellectuelle » à l'autre. J'ai carac
térisé ailleurs les figures de ce glissement6. Il suffit de

5. Sur la différence entre commémoration et remémoration, sou


venir (Andenken), et ressouvenir (Eingedenken), cf. W. Benjamin,
Zentralpark, 32a, Gesammelte Schriften, I, 2, p. 681, avec les com
mentaires de J.-F. Courtine, « Temporalité e storicità. Schelling-
Rosenzweig-Benjamin », in L. Ruggiu (éd.), Filosofia del Tempo,
Milan, Mondadori, 1998, p. 162-182.
6. Cf. A. de Libera, La Philosophie médiévale (Premier cycle),
Paris, PUF, 1993.
12 L"ART DES GÉNÉRALITÉS

rappeler qu'il y a plusieurs histoires de la philosophie qui se


déroulent durant la période inscrite sous la rubrique faus
sement univoque de « Moyen Âge » - des histoires dites
« grecques », « syriaques », « arabes », «juives », « latines »
-, car il y a, plusieurs périodes, plusieurs durées historiques,
en fait plusieurs mondes historiques et culturels, plaqués
violemment sous l'étiquette «médiévale»7. Nous étudie
rons ici l'histoire d'un de ces transferts : une histoire puis
samment scandée, qui commence à Athènes, se continue à
Rome, pour s'achever (dans l'espace de ce livre) à Paris ;
une histoire travaillée par les « lacunes » et les « oublis »,
mais déterminée, en son déroulement même, par diverses
structures conceptuelles et divers réseaux d'énoncés assu
rant leur mise en argument.
Les termes qui ouvrent l'horizon du travail entrepris
- « généralités » d'abord, mais aussi « existence », « subsis
tance », « substance », « accident », « concept », « imagina
tion » et bien d'autres qu'il est inutile d'indiquer d'emblée -
ne délimitent pas un programme de recherche unique, dont
tous les éléments seraient fixés d'avance, en leur teneur, par
le simple examen du sens que leur accorde une tendance
quelconque de la philosophie moderne. La tâche de l'histo
rien ne saurait se borner à reconstituer les diverses manières
dont les philosophes antiques et médiévaux ont assumé ou
fait intervenir des termes dans une problématique supposée
invariante par-delà la diversité des « idiomes ». Il y a, certes,
une problématique philosophique dans ce livre, mais la
tâche de l'historien est d'en observer la genèse sans préjuger
la loi de sa constitution. La cerner et la nommer d'avance, en
l'espèce d'une question bien connue, reprise au long des
temps sous diverses formes, toutes transparentes et maintes
fois éprouvées, ne ferait, pour le coup, que répéter en philo
sophie la confiante mise en trope littéraire qui permit
récemment d'élever au rang de performatif le titre de Pre
mier Roman. Notre ambition est autre : ces termes, nous les
voulons (voir) au travail, à commencer par celui de « géné
ralités », que nous inscrivons au pluriel, offert qu'il est aux

7. Cf. M. Cristiani, « Fusi orari del pensiero », L'indice dei libri


delmese,\\ (1996), p. 31-32.
INTRODUCTION 13

multiples interventions d'un art qui se cherche en elles, aux


confins de diverses disciplines, que nous appelons, mais il
n'en fut pas toujours ainsi, « logique », « philosophie du
langage », « ontologie » et « psychologie ». Ces termes, ces
familles de mots, par où chemine notre enquête, nous les
traitons avec une « neutralité bienveillante » qui ne nous
paraît pas plus déplacée dans l'analyse conceptuelle qu'en
tout autre type d'analyse : seul le texte, autrement dit un
corpus littéraire dans tous ses états, a droit à l'« association
libre ». Ces termes, donc, nous les prenons tels qu'ils sont,
grecs, puis latins, et nous les regardons jouer, apparaître,
disparaître, revenir, se transformer. On nous dira qu'il s'agit
là d'un simple glossaire, et non d'histoire, qu'il y manque ce
qui fait proprement une histoire : la cohérence et un projet.
Nous récuserons d'emblée l'objection.
L'histoire que nous retracerons présente une cohérence :
celle que promet notre sous-iitre. Nous mettons en place un
réseau pour y ménager un accès. Notre méthode est de
considérer les choses où elles se nouent. Cela veut dire :
dans un certain nombre d'énoncés, de thèses, de proposi
tions où s'articulent des mots et des concepts grecs. Mais
ces témoins ne sont pas pris au hasard. Ils sont cités dans le
cadre d'une « affaire » qu'un premier dossier - celui de La
Querelle - nous a révélée sans que nous l'exploitions à fond.
Ce sont les termes de cette « affaire » que nous invitons à
(re)découvrir avec nous, en les laissant émerger progressive
ment, eux et leurs sens, dans le croisement répété de plu
sieurs problèmes liés à la théorisation du phénomène qui
parasite et active à la fois le centre du réseau que nous avons
étudié ailleurs comme « problème des universaux » - V abs
traction. Il y a là un nouvel investissement du « problème de
Porphyre », centré sur les multiples questions que posent (ou
sont censées résoudre) certaines analyses antiques et médié
vales de ce qui s'énonce dans le grec àtyalpzaiç et le latin
abstractio. Dans cette généalogie, un dispositif occupe une
place centrale : celui qui a assuré la tra-duction médiévale
du complexe grec originaire - la Translatio et les deux Edi-
tiones (commentaires) de VIsagoge par Boèce.
14 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Trois « contemporains » : Alexandre, Porphyre, Boèce

Fondé sur l'histoire d'un corpus littéraire, notre travail


philosophique, qu'on le nomme « généalogique » ou
« archéologique », n'est évidemment ni une généalogie au
sens propre (nietzschéen ?) du terme, ni stricto sensu une
« archéologie du savoir » - au sens où l'entendait
M. Foucault. Il ne suffit pas de parler de « réseaux » pour
« pratiquer l'histoire à l'École de Foucault », non plus que
pour entrer à VEDF, ce qui, au jeu des sigles, revient d'ail
leurs au même. Il ne suffit pas non plus, sans doute, de
reprendre le beau titre de M. de Certeau - L'Absent de
l'histoire - pour réussir à pointer philosophiquement une
absence organisatrice dans l'histoire de la philosophie.
N'ayant jamais appartenu à l'« école » de M. Foucault
(laquelle, peut-être, n'existe pas), il ne me déplaît pas, en
revanche, d'essayer, autant que je le peux, de pratiquer
l'histoire à sa suite -je veux dire : en cherchant à mettre en
relation des dispositifs textuels, qui ont une histoire, et cer
tains dispositifs conceptuels qui résultent d'eux selon des
procédures complexes, impossibles à aborder sans faire
intervenir, fût-ce à mots couverts, les notions foucaldiennes
d'« énoncés disponibles » ou de « champ de présence ».
On dira qu'ainsi réduite au texte philosophique ma
conception de l'archéologie d'un savoir est à l'archéologie
de Foucault ce que l'histoire locale est à l'histoire tout court.
Et l'on aura raison. Mais je ne vois pas là une critique. En
philosophie, une histoire de longue durée ne peut être que
locale. Tout médiéviste le sait : une histoire de « la » philo
sophie médiévale n'est qu'un choix plus ou moins bien arti
culé d'histoires sectorielles. Le point de départ de V histoire
qu'on va lire est donc un réseau de concepts porté par un
réseau de textes. Je considère ce réseau là où il se constitue
comme tel : chez celui qui est, à mes yeux, et plus que tout
autre, l'« absent de l'histoire » de la philosophie médiévale
- Alexandre d'Aphrodise.
Ce réseau aphrodisien a une durée propre, qui fait que
tous ceux qui viennent s'y inscrire sont, en quelque manière,
INTRODUCTION 15

philosophiquement contemporains, même si, pris hors de ce


réseau, tout les sépare. Je veux parler de Porphyre et de
Boèce. Pour désigner ce complexe, il me paraît légitime de
forger l'expression d'« épistémé alexandrinienne ». De cette
épistémé relèvent, selon moi, tous les auteurs qui, de Boèce
au XIIe siècle, ont abordé sous des formes diverses le com
plexe de lieux, de thèmes et de problèmes que j'ai provi
soirement indexés du terme abstraction. Pierre Abélard est
de ceux là, si tant est, comme je le crois, que c'est chez lui
que culminent, via Boèce et Porphyre, les choix philoso
phiques engagés par Alexandre.
C'est donc à définir et à argumenter cette « contempo-
ranéité » d'Alexandre, de Porphyre et de Boèce, que sont
consacrés les deux premiers chapitres de ce travail et, par là
même, à défendre le principe de durées philosophiques sin
gulières ménagées par certains envois dans le cadre d'une
histohe-Geschickte que je n'ai nul scrupule à entendre
comme « différenciation et complexification », Uberliefe-
rungsgeschichte, « histoire d'une transmission ». Par là, je
crois pouvoir tenir la gageure d'un travail tout à la fois dis-
continuiste, relativiste et holiste. Discontinuiste, parce que le
Moyen Âge finit par « sortir » brutalement de l'« épistémé
alexandrinienne » (au point de ne plus même entendre ce qui
s'y articule) ; relativiste, parce qu'il me paraît impossible de
comprendre, c'est-à-dire aussi d'analyser et de discuter le
sens de certaines doctrines d'Avicenne et d' Abélard en
dehors du réseau conceptuel tendu par Alexandre et Por
phyre (ainsi que par Boèce, pour les Latini) ; holiste, parce
qu'il me paraît impossible, pour les mêmes raisons, de lais
ser de côté l'horizon problématique d'ensemble où s'ins
crivent les divers envois philosophiques proposés dans
certains théorèmes, règles ou distinctions. Mon but n'est
donc pas de montrer que les philosophes du Moyen Âge
n'entendent pas directement ceux de l'Antiquité, qu'ils ont
chacun pour soi leur corps de doctrines et de problèmes,
tous incommensurables, ni, a fortiori, de suggérer que nous
ne les comprenons pas davantage, faute d'appartenir à la
même épistémé ; ma tâche est, au contraire, d'expliquer
pourquoi, en dépit de tout, ils s'entendent, se comprennent
et se critiquent, parfois même très indirectement.
16 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

Le socle épistémique des envois qui me permettent


d'inscrire à distance Abélard et Avicenne dans la même
longue durée philosophique étant constitué par les trois
« contemporains » que sont, à mes yeux, Alexandre, Por
phyre et Boèce, le moment est venu de les présenter.

Alexandre d'Aphrodise
Professeur (ôiôàaxaXoç) de philosophie aristotélicienne
à l'époque de Septime Sévère et d'Antonin-Caracalla, aux
quels il dédie le De fato, Alexandre d'Aphrodise (probable
ment Aphrodise de Carie) a dû naître au début de la seconde
moitié du IIe siècle. Qu'il ait été titulaire d'une chaire
impériale de philosophie aristotélicienne à Athènes ou d'une
chaire municipale dans une autre ville de l'Empire (ce qui
parait moins vraisemblable, « même si l'école péripatéti
cienne du Lycée s'était éteinte depuis longtemps »), et quels
qu'aient été ses maîtres effectifs (Herminus, qu'il dit avoir
écouté, Sosigénès, qu'il présente en ces termes, ou l'un des
deux « Aristote » - Aristoclès de Messine ou Aristote de
Mytilène -, vers lesquels certaine correction d'un passage
du De intellectu par Zeller a orienté la critique), Alexandre a
toujours été considéré comme un des interprètes les plus
autorisés d' Aristote de Stagire. Parmi ses nombreuses
œuvres préservées en grec ou en arabe, certaines ont joué un
rôle capital dans le réseau de problématiques lié à la ques
tion de l'abstraction : le riepl <|njxrjç. bien sûr, mais aussi, et
surtout, les Quaestiones (conservées en grec) et plusieurs
questions ou traités transmis en arabe. L'hypothèse que nous
suivrons ici, et nous efforcerons de vérifier, est que ces
« questions » ont profondément influencé les doctrines phi
losophiques de Porphyre et de Boèce, avant de peser décisi-
vement, par la suite, sur ce qui a pu apparaître comme l'une
des innovations philosophiques les plus importantes d'Avi-
cenne : la doctrine dite de l'« indifférence de l'essence ».

Porphyre
Né en Syrie en 233 ou 234, mort à Rome vers 310 après
J.-C., Porphyre, « le Vieillard de Tyr », selon l'expression
INTRODUCTION 17

de Libanius8, a étudié à Athènes, où il eut pour maître


Longin, puis à partir de 263, à Rome, où il a été l'un des
principaux disciples de Plotin. C'est peut-être là qu'il a
abordé certaines œuvres d'Alexandre, puisque l'on sait,
précisément par sa propre Vie de Plotin, que le philosophe
d'Aphrodise faisait partie des auteurs étudiés dans l'école de
Plotin à Rome. Auteur de VIsagoge, « Introduction » aux
Catégories d'Aristote, et de deux commentaires sur cette
même œuvre, Porphyre a inauguré une lecture concordataire
d'Aristote et de Platon, dont les effets ont porté jusqu'à la
scolastique néoplatonicienne du VIe siècle, puis, au-delà,
dans le monde médiéval latin. C'est l'autre aspect du travail
de Porphyre qui, toutefois, retiendra ici notre attention :
l'inscription de VIsagoge, et de ses textes satellites, dans le
courant néo-aristotélicien issu d'Alexandre, et le rôle joué
par certains concepts porphyriens dans la tradition de
l'alexandrinisme. Le Porphyre que nous lirons ici n'est donc
pas l'éditeur platonicien des Ennéades, mais le péripaté-
ticien qui, comme une sorte de moyen terme caché, unit
Boèce à Alexandre.

Boèce
Mort vers 524, au terme d'une carrière politique à la
cour du roi ostrogoth Théodoric, Anicius Manlius Severinus
Boethius a laissé une œuvre abondante de traducteur et de
commentateur (sur laquelle nous reviendrons au chapitre il).
Situer cette œuvre dans l'histoire de la philosophie n'est pas
facile, compte tenu de la place légitimement accordée par
l'historiographie aux œuvres non « aristotéliciennes ». : la
Consolation de Philosophie ou les Opuscules théologiques.
On peut, cependant, le faire si, avec S. Gersh, on remarque
que Boèce « lisait » Platon et Aristote « à la manière d'un
néoplatonicien athénien ou Alexandrin du Ve siècle»9.
Qu'est-ce à dire ? Selon Gersh, trois choses : (a) que Boèce

8. Sur Porphyre, voir les éléments biographiques et bibliogra


phiques fournis dans notre « Introduction » à Porphyre. Isagoge, éd.
cit., p. vn-xii.
9. Cf. S. Gersh, « Boethius », in R. Goulet (éd.), Dictionnaire des
philosophes antiques, II, Paris, CNRS Éditions, 1994, p. 1 18.
18 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

est convaincu qu'« Aristote et Platon sont en harmonie dans


leurs doctrines », que « le premier doit être étudié comme
une propédeutique à l'étude du second », qu'« Aristote est
principalement un logicien, alors que Platon est principale
ment un théologien » ; (b) que la philosophie de Boèce est
« associée avec un canon de textes scientifiques ou mathé
matiques "pythagoriciens" : Euclide, Nicomaque, Ptolémée,
etc. » ; (c) qu'elle recourt « parfois explicitement, à des
philosophes et des commentateurs grecs néoplatoniciens
comme Plotin, Porphyre et Jamblique ». Ces trois remarques
sont fondées (sauf, à nos yeux, pour ce qui concerne Jam
blique), comme l'est a fortiori le diagnostic d'ensemble qui
fait dire à Gersh que « l'approche de Boèce est essentielle
ment celle qui était la plus répandue dans les écoles depuis
l'époque de Porphyre ». Il ne manque qu'un détail : le rôle
joué par Boèce dans l'héritage et la transmission de l'« épis-
témé alexandrinienne ». Autrement dit : peut-être était-il, à
travers Porphyre, plus proche d'Alexandre que de ses
propres contemporains ; plus proche aussi des partenaires de
discussion respectifs d'Alexandre et de Porphyre que des
siens propres ; plus proche, enfin, du « médio-platonisme »
que du « néo-platonisme ». C'est l'hypothèse que nous
suivrons ici.
Traiter trois auteurs séparés par des décennies comme
des « contemporains » philosophiques peut étonner de la
part d'un « discontinuiste », surtout s'il prétend, à partir de
là, attirer un auteur du XIIe siècle, comme Abélard, dans le
même réseau. La chose paraîtra moins absurde ou moins
contradictoire si l'on accepte de traiter d'un seul tenant les
aspects matériels, littéraires et historiques de VOberliefe-
rungsgeschichte conceptuelle, bref de se demander comment
les philosophes anciens et médiévaux ont eu accès aux
œuvres qu'ils ont lues ou connues directement ou indirec
tement. De même, en effet, que les textes édités critique-
ment de nos jours n'ont jamais circulé autrefois sous cette
forme « idéalisée », de même les doctrines que nous recons
truisons à distance n'ont jamais été toutes parfaitement dis
ponibles, accessibles ou intégralement déployées aux yeux
des Anciens. Le niveau de l'information philosophique a, en
Occident du moins, subi, de l'Antiquité au XIIe siècle, une
INTRODUCTION 19

considérable déperdition. Comprendre comment les philo


sophes du passé ont effectivement philosophé réclame
moins de savoir ce qu'était le niveau de leur demande philo
sophique que de déterminer ou, au moins, de conjecturer la
manière dont se présentait pour eux V offre philosophique.
La triade formée par Alexandre, Porphyre et Boèce n'est pas
la réunion (posthume) d'un club de questionneurs tirant tout
de leur propre fonds, elle est d'abord matérielle, textuelle,
littérale, et c'est cette matérialité qui conduit à Abélard. En
l'occurrence tout se joue ici sur un point : comment Boèce,
qui, selon nous, a transmis l'« épistémé alexandrinienne »
aux Latins, a-t-il eu lui-même accès, comme traducteur et
commentateur, à la chose même, c'est-à-dire aux textes ?
Qu'a-t-il lu ? Que pouvait-il lire ?

Pensée scolastique et pensée scholiastique

Héritier, selon la formule de S. Gersh, d'une philosophie


« répandue dans les écoles depuis l'époque de Porphyre »
(c'est nous qui soulignons), Boèce a, nous y reviendrons,
conçu le sens de son activité comme certains de ses contem
porains hellénophones d'Athènes ou d'Alexandrie. A-t-il
pour autant travaillé comme eux ? A-t-il même travaillé sur
ou avec eux ? La question est d'importance : elle regarde le
niveau de son information philosophique, l'ampleur, l'éten
due de son corps d'archives, mais aussi, et par là, sa marge
de manœuvre personnelle par rapport à ses sources, et la
possibilité d'aller au fond des doctrines ou des problèmes
offerts ou proposés. Une hypothèse récente nous oblige à
poser en termes quasi matériels la question du savoir de
Boèce. Que ce dernier ait chronologiquement appartenu à
l'univers scolastique du néoplatonisme tardif ne fait pas de
doute. Qu'il en relève conceptuellement est beaucoup moins
sûr. Qu'il ait eu la possibilité matérielle, scolaire ou insti
tutionnelle d'en relever, est extrêmement douteux. Quel sens
y a-t-il, d'ailleurs, à parler de l'aspect scolaire d'une œuvre
qui, précisément, ne s'est pas constituée dans l'espace d'une
école ? Boèce n'était pas un « professeur de philosophie ».
Un scolastique athénien des années 500 était, lui, un profes
20 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

seur, un homme de métier, qui enseignait un corpus, dans


une institution précise, selon des méthodes canoniques et au
long d'un cursus organisé. On peut imaginer qu'il disposait,
pour ce faire, d'une assez large documentation écrite. Était-
ce le cas de Boèce ? Interprétant, par exemple, VIsagoge,
avait-il sur sa « table de travail » une riche collection de
commentaires grecs, où puiser la matière de ses problèmes,
de ses distinctions et de ses critiques ? Selon J. Shiel, la
réponse doit être nuancée, voire négative.
Boèce a, comme on le sait, traduit VIsagoge, après avoir
donné un premier commentaire de l'œuvre de Porphyre
fondé sur une traduction de Marius Victorinus. Le manuscrit
grec de VIsagoge utilisé par Boèce n'a pas été retrouvé. Se
donnant pour tâche explicite de déterminer ce que doit avoir
été ce manuscrit, compte tenu de certaines particularités de
la traduction et du Second Commentaire, J. Shiel arrive à la
conclusion que le traducteur de VIsagoge a largement
emprunté son interprétation de Porphyre aux scholies margi
nales 10 qui, dans son exemplaire, devaient probablement
accompagner le texte porphyrien ". En d'autres termes
- quelque peu extrapolés des analyses de Shiel -, plus qu'un
penseur scolastique enraciné intellectuellement et sociale
ment dans une tradition scolaire, Boèce serait d'abord, pour
ne pas dire exclusivement, un penseur que l'on aimerait dire
scholiastique, matériellement dépendant d'un certain mode
littéraire de transmission des savoirs.
L'hypothèse de Shiel a été vigoureusement discutée,
notamment par S. Ebbesen : nous y reviendrons dans le cha
pitre consacré à Boèce. En l'acceptant pour le moment
comme au moins vraisemblable, il nous paraît qu'elle éclaire
à merveille la transmission particulière de ce que nous avons
appelé l'« épistémé alexandrinienne ». Il va de soi, en effet,
que si l'hypothèse de Shiel vaut en général, elle vaut tout

10. Scholie : « (a) Note philologique, historique, due à un com


mentateur ancien, et servant à l'interprétation d'un texte de l'Anti
quité. (b) Note critique ».
1 1. Cf. J. Shiel, « The Greek Copy of Porphyrios' Isagoge used
by Boethius », in J. Wiesner (éd.), Aristoteles. Werk und Wirkung,
t. II, Berlin-New York, W. de Gruyter. 1987, p. 312-340.
INTRODUCTION 21

spécialement pour celui qui est, selon nous, la principale


source d'inspiration de Boèce, Alexandre d'Aphrodise,
explicitement allégué par lui comme son guide en péripaté-
tisme dans le complexe de problèmes que la tradition dési
gne sous le titre de « problème des universaux ». En suivant
Shiel, on peut donc faire une hypothèse précise sur la
manière dont l'exégèse grecque de VIsagoge a, à travers
Boèce, imprégné la discussion médiévale latine et mieux
comprendre comment, dans ce dispositif, Alexandre a pu
occuper une place à la fois si centrale et si secrète. Toute
fois, cette présence contradictoire d'Alexandre dans le com
mentaire de Boèce, qui permet de spécifier un aspect capital
du lien existant entre la scolastique latine et la pensée
grecque, risque, en un sens, d'être neutralisée, si l'on en
reste à une interprétation triviale des circonstances maté
rielles qui l'ont déterminée : l'existence de scholies
grecques dans la copie manuscrite ayant servi à la traduction
de VIsagoge.
Il n'est pas dans notre intention, bien au contraire, de
contester l'importance du fatum littéraire : le cas du « manu
scrit boécien de Porphyre » est, en un sens, la première légi
timation de notre propos. Il argumente (d'une manière
presque trop forte) la thèse même que nous défendons : la
dépendance de l'acte philosophique par rapport aux mul
tiples réseaux dans lesquels il vient à sa produire et la
manière singulière dont chaque énoncé se construit en don
nant forme à l'archive dont il procède. Inutile de le souli
gner : l'organisation conceptuellement faible d'un corpus de
scholies, la dispersion des lemmes, les redites, l'aléas des
accrochages et l'imprécision des marquages, qui sont partie
intégrante de sa matérialité, fournissent un horizon réel au
geste d'interprète-traducteur accompli par Boèce. On peut
donc dire qu'ils le limitent, tout en ouvrant sa possibilité,
par l'offre d'une « configuration de savoir » disséminé, qu'il
appartient au philosophe de travailler et de maîtriser en en
organisant la (re)construction conceptuelle. Que l'exégèse
boécienne de Porphyre soit le fruit d'une lecture des scholies
encadrant le texte à traduire et à commenter ne dit donc pas
simplement que le travail du philosophe ancien soit, dans le
cas de Boèce, lié comme le nôtre à une « documentation ».
22 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Il y a plus, et plus intéressant. Dans sa matérialité ou,


plutôt, dans son organisation matérielle, l'archive prescrit,
c'est-à-dire aussi « pré-écrit », le pensable, Le. ce qui est à
penser. Mais elle conserve aussi la trace de prescriptions
antérieures. On aurait tort de ne pas considérer le sens de ces
prescriptions enchâssées. Que Boèce ne se soit probable
ment pas enquis des livres d'Alexandre pour construire son
interprétation de VIsagoge, qu'il en ait trouvé les principaux
éléments dans le champ d'énoncés « grecs » où venaient
s'inscrire pour lui les propositions du texte porphyrien, voire
dans de simples diagrammes, ne signifie pas que le rappro
chement ainsi opéré pour les siècles à venir entre les thèses
néo-aristotéliciennes d'Alexandre et la problématique
(néo- ?) platonicienne des universaux soit extrinsèque au
geste philosophique de Porphyre lui-même. En d'autres
mots, les scholies du manuscrit grec de V lsagoge utilisé par
Boèce ne lui ont pas livré au hasard de quoi construire une
lecture « alexandrinienne » de Porphyre : ils lui ont, au
contraire, permis de transmettre, fût-ce sur un mode
détourné ou inconscient, ce que Porphyre avait consciem
ment et décidément emprunté à Alexandre pour définir et
organiser conceptuel lement le problème des universaux.
La présence d'Alexandre au cœur de la problématique
porphyrienne du statut des genres et des espèces n'est pas le
résultat d'un codage rétrospectif, imposé par une circons
tance matérielle ou la fantaisie d'un compilateur ; elle
accomplit, par une sorte de retour matériel du refoulé, le
projet philosophique de Porphyre. Les scholies du manuscrit
grec utilisé par Boèce n'ont pas produit un Porphyre
« alexandrinisé » par la volonté, plus ou moins erratique,
d'un copiste inconnu. Elles ont, par l'intermédiaire de
Boèce, livré au Moyen Âge les restes de l'opération philo
sophique entamée par l'auteur de VIsagoge : reprendre à son
compte, au nom du péripatétisme, les thèses majeures
d'Alexandre sur les universaux.
Quelle que soit donc la pertinence de l'hypothèse de
Shiel sur le « manuscrit grec de VIsagoge », il faut aller plus
loin que lui si l'on accepte son scénario, et poser que, grâce
à l'utilisation par Boèce de scholies grecques sur VIsagoge,
l'intention même de Porphyre a pu s'accomplir dans la lati
INTRODUCTION 23

nité : construire une théorie « aristotélicienne », c'est-à-dire


« alexandrinienne », des universaux, face à (ou à côté dé) la
théorie « platonicienne » des Formes séparées. En emprun
tant à Alexandre de quoi répondre au « problème de Por
phyre », Boèce a donc répété à distance ce que Porphyre lui-
même avait fait pour poser son problème : il a pensé avec
Alexandre. Qu'il ait été guidé en cela par des scholies ou
qu'il ait disposé de documents de première main (comme le
soutient, contre Shiel, S. Ebbesen), le résultat philosophique
est le même, et le caractère indirect de son information sur
Alexandre demeure inchangé : rien ne prouve que Boèce ait
lu Alexandre, et s'il en a lu quelque chose dans quelque
texte complet (de Porphyre ou d'un autre), il n'a pu faire
autre chose que ce qu'a fait, selon Shiel, le compilateur
inconnu du « manuscrit grec de VIsagoge ». Il a mis en rela
tion ce qui, chez Alexandre, était d'emblée en résonance
avec les problèmes posés dans, par ou à propos de VIsagoge.
Les pages qui suivent sont donc consacrées à la recons
titution de l'« épistémé alexandrinienne », car de quelque
façon que l'on se représente le savoir de Boèce, il reste que
ce sont les thèses d'Alexandre qui ont rendu possibles le
questionnement de Porphyre, et à travers la tradition inter
prétative de Porphyre, celui de Boèce, puis, à travers Boèce,
celui d'Abélard. Sur cette continuité paradoxale, notre tra
vail vise à montrer ce qui demeure, du monde grec au
monde latin, en deçà ou au-delà des conventions et des éti
quetages historiographiques (comme /'aristotélisme, le pla
tonisme, le néoplatonisme) : la figure, chaque fois singu
lière, du pensable, d'où procède une durée historique dans
l'ordre du concept.
En prenant pour objet la longue durée de l'« épistémé
alexandrinienne » - depuis l'Antiquité tardive jusqu'à la fin
du XIIe siècle latin - que l'on appelle généralement, et le trait
prend ici toute sa saveur, l'« ère de Boèce » (Aetas boe-
tiana), nous n'oublions pas, pour autant, la thèse de la trans-
latio studiorum. Nous montrerons donc, dans un dernier
chapitre, que le socle épistémique alexandrinien ne porte pas
le seul monde latin occidental.
Ce qui fascine, en effet, dans la trajectoire de cet autre
« Alexandre », c'est précisément cela : qu'il règne, tel le
24 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

Conquérant, sur deux mondes, et bien au-delà de la mort - le


monde islamique et le monde latin. Pour illustrer cette
double dimension, qui fait toute la substance de la translatio
studiorum, nous suivrons ainsi la trace de l'« épistémé
alexandrinienne » dans le monde latin, de Boèce à Abélard,
tout en essayant de montrer comment, en l'espèce d'Avi-
cenne, la même épistémé produit d'autres effets, affines,
mais non directement superposables, en terre d'Islam. Ce
livre peut être lu comme une « suite » de La Querelle des
universaux. Il ne reprend pas les choses là où La Querelle
les avait laissées. Il revient au point de départ, pour raconter
la même histoire, autrement.
CHAPITRE PREMIER

Alexandre d' Aphrodise

La théorie aristotélicienne de l'abstraction est une théo


rie complexe, qui fait intervenir des éléments divers,
empruntés à plusieurs disciplines ou champs, sans aboutir à
un ensemble parfaitement structuré. En philosophie pre
mière ou, plus exactement, même si le terme est anachro
nique, en ontologie, la thèse centrale d'Aristote est le rejet
des Formes séparées platoniciennes : les formes sont inhé
rentes aux choses, elles font partie de la structure des com
posés et ne peuvent pas plus exister en dehors d'eux que la
matière qu'elles informent. Toute forme est donc, en un
sens, la forme d'une chose concrète. Aristote fait, cepen
dant, une certaine place aux formes universelles en théorie
de la connaissance (l'objet de la science est l'universel, non
le singulier ou le particulier) et, partant, en psychologie de la
connaissance (les universaux existent à titre de concepts,
dérivés des choses selon une procédure cognitive ordonnée).
Ce dernier aspect est exposé sous la forme d'une théorie dite
de l'« abstraction inductive », qui permet d'expliquer com
ment se constitue l'« expérience universelle » à partir de
l'action combinée et cumulative des sensations et des « sou
venirs ». C'est le cas, par exemple, dans ce passage de la
Métaphysique :
... de la sensation vient ce que nous appelons le souvenir, et
du souvenir plusieurs fois répété d'une même chose vient
l'expérience, car une multiplicité numérique de souvenirs
constitue une seule expérience. Et c'est de l'expérience à son
tour (c'est-à-dire de l'universel en repos tout entier dans
26 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

l'âme comme une unité en dehors de la multiplicité et qui


réside une et identique dans tous les sujets particuliers) que
vient le principe de l'art et de la science, de l'art en ce qui
regarde le devenir, et de la science en ce qui regarde l'être 1.
Une des difficultés centrales de cette théorie est que le
processus de l'induction (ènayuy^) par lequel la pensée
discursive, ôiàvoux, s'élève aux « principes premiers (t&
npûxa) de l'art et de la science », suppose une première
saisie, une perception, de l'universel dans le singulier ou, si
l'on préfère, une saisie de l'universel singularisé dans la
perception de l'individu. Dans un texte célèbre des Seconds
Analytiques, Aristote pose, en effet, que la sensation du
singulier enveloppe une première perception de l'universel,
la forme (ce qu' Aristote appelle la « chose spécifiquement
indifférenciée »), qui s'y trouve contenu, conformément à
un principe affirmant que, même si le senti est toujours sin
gulier, la sensation a un certain caractère d'universalité.
Autrement dit : la sensation que j'ai de tel homme x (par
exemple Callias) est toujours en même temps perception du
fait que cet x est un homme. C'est sur cette première saisie
que se fonde la conception mentale des formes plus élevées
(les genres) :
Quand l'une des choses spécifiquement indifférenciées
s'arrête dans l'âme, on se trouve en présence d'une première
notion universelle ; car bien que l'acte de perception ait pour
objet l'individu, la sensation n'en porte pas moins sur
l'universel : c'est l'homme, par exemple, et non l'homme
Callias. Puis, parmi ces premières notions universelles, un
nouvel arrêt se produit dans l'âme, jusqu'à ce que s'y
arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement
universelles : ainsi, telle espèce d'animal est une étape vers
le genre animal, et cette dernière notion est elle-même une
étape vers une notion plus haute2.
Les thèses transmises dans le De anima précisent plu
sieurs points laissés en suspens dans la Métaphysique et les

l.Cf. Aristote, Métaphysique, A, 1, trad. Tricot, Paris, Vrin,


1970, p. 3-5.
2. Cf. Aristote, Anal. post., II, 19, 100al7, trad. Tricot, p. 245-
246.
ALEXANDRE D'APHRODISE 27

Seconds Analytiques. Le De anima explique, notamment,


des cas de perception sensible plus complexes, comme, par
exemple, les actes de perception portant sur un objet x pré
sentant deux propriétés : l'une d'être blanc, l'autre d'être
fils de y. Aristote distingue, dans ce cas, le « sensible
propre » de la vue, le blanc (pour lequel la marge d'erreur
sensorielle est infime), et le « sensible par accident », qui est
le sujet de cette couleur. Le cœur de la distinction est ainsi
exposé dans le De anima :
On parle de sensible par accident dans le cas, par exemple,
où le blanc se trouve être le fils de Diarès. C'est, en effet,
par accident que ce dernier fait l'objet d'une perception,
parce qu'il se trouve accidentellement lié au blanc qu'on
perçoit3.
Si le progrès sur le terrain de la théorie de la sensation
est notable, le problème de la coordination entre perception
sensible et saisie de la forme universelle intelligible n'en
demeure pas moins posé. C'est pour tenter de le résoudre
qu'Aristote introduit la distinction entre deux sortes de
fonctions de l'intellect, que la tradition, principalement sous
l'influence d'Alexandre d'Aphrodise, a désignées sous les
titres d'intellect « hylique » (ou « matériel » ou « possible »)
et d'intellect « poiétique » (ou « agent ») : la « réception »
de l'intelligible (assurée par l'intellect « hylique ») et la
« production » de l'intelligible (assurée par l'intellect
« poiétique »). Cette production étant essentiellement inter
prétée par eux comme une abstraction, il était inévitable que
les lecteurs d'Aristote en vinssent à se demander si la
séquence décrite comme « abstraction inductive » dans ou à
partir de la Métaphysique et des Seconds Analytiques recou
vrait l'acte de production de l'intelligible référé par eux à
l'intellect « poiétique ».

3. Cf. Aristote, De l'âme, II, 6, 418a20-25, trad. R. Bodéiis (GF,


711), Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 166. Sur ce texte, cf. B. Cassin,
Aristote et le logos. Contes de la phénoménologie ordinaire, Paris,
PUF, p. 159-161. B. Cassin traduit ainsi (p. 156) : « On parle de senti
par accident si, par exemple, le blanc est fils de Diarès : c'est par
accident qu'on sent cela, car cela qu'on sent se trouve accidenter le
blanc. »
28 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

Cette question, dirimante, a suscité un océan de


réflexions et de commentaires. Deux facteurs ont spécia
lement embarrassé les interprètes : a) les analyses du De
anima consacrées à la saisie des « êtres abstraits » ou
« mathématiques » ; b) la nécessité, suggérée voire imposée
par certains textes d'Aristote, de distinguer entre des « êtres
intelligibles par abstraction » et des « êtres de soi intelli
gibles », sans retomber dans le platonisme. Sur ces deux
points, la contribution d'Alexandre s'est avérée décisive. La
question du mode d'être de l'universel en a été complète
ment renouvelée. Ayant étudié ailleurs le problème de
l'« abstraction inductive » chez Aristote et l'ensemble des
théories péripatéticiennes de l'intellect (en prenant pour
point de départ le status quaestionis exposé dans le Grand
Commentaire d'Averroès sur le IIIe livre du De anima),
nous nous concentrerons ici sur la question du statut de
l'universel considérée dans le cadre d'une version particu
lière, non inductiviste, du problème de l'abstraction.

Le problème de l'abstraction
dans la tradition postaristotélicienne

Les philosophes de la « Moyenne Académie », le


« moyen » ou « médio-platonisme », distinguaient les Idées
transcendantes (platoniciennes) et les formes immanentes à
la matière. Cette distinction entre « intelligibles premiers »
(les Idées) et « intelligibles seconds » (les « formes inhé
rentes à la matière et inséparables de cette matière ») est, par
exemple, formulée dans le Didaskalikos d'Alcinoos4, qui,
parallèlement, oppose deux modes d'intellection : l'intel-
lection des intelligibles premiers et celle des formes
inhérentes, dite « intellection physique » (4>uatxfj ëvvoia) 5.

4. Sur Aicinoos, auteur du Didaskalikos, et le médio-platonicien


Albinos, avec lequel on le confond souvent depuis J. Freudenthal, voir
les notices 78 (« Albinos ») et 92 (« Aicinoos ») de J. Whittaker, in
R. Goulet (éd.). Dictionnaire des philosophes antiques, I, Paris, CNRS
Éditions, 1989, p. 96-97 et 1 12-113.
5. Cf. Aicinoos, Didaskalikos, chap. 4.7, texte établi par
J. Whittaker et traduit par P. Louis (CUF), Paris, 1990, Belles Lettres,
ALEXANDRE D'APHRODISE 29

C'était là tenter, comme le note H.B. Gottschalk, une pre


mière synthèse de Platon et d'Aristote :
From the early first Century AD, it seems, Platonists distin-
guished the Platonic Form, « eternal pattern of natural
objects », from a Form immanent in particulars. The second
cornes straight from Aristotle and was designated by the
term eTôoç which had been used both by Plato and Aristotle,
while the purely Platonic word lôéa was reserved for the
first.
Dans le médio-platonisme, la distinction entre deux types de
formes (eTôoç vs lôéa) et deux types d'intellections était
complétée par une autre distinction : celle de la forme exis
tant dans l'esprit qui l'appréhende et celle de la forme exis
tant indépendamment de lui - une distinction d'origine
complexe, qui selon Gottschalk, devait à la fois beaucoup et
à Aristote lui-même et aux stoïciens6.
Cet ensemble a traversé les siècles. On le retrouve, bien
des années plus tard, chez Porphyre, chantre de l'harmo
nisation des philosophies d'Aristote et de Platon. Mais il est
également présent chez Alexandre d'Aphrodise, auquel il
fournit une série de problèmes, partiellement résolus dans
ses traités de noétique. Deux difficultés subsidiaires se pré
sentent, néanmoins, sur lesquels Alexandre est également
amené à prendre plus ou moins clairement position :
- faut-il distinguer du point de vue ontologique entre
êtres mathématiques et êtres universels ?
- quelle théorie génétique appliquer à ces entités du
point de vue gnoséologique ?

p. 7 (= éd. CF. Hermann, Platonis dialogL, BT, t. VI, Leipzig, 1853,


p. 155, 39-41): «Et, puisque parmi les intelligibles les uns sont
premiers comme les Idées, les autres seconds, comme les formes
inhérentes à la matière et inséparables de cette matière, il y aura ainsi
deux sortes d'intellection, l'une ayant pour objet les premiers, l'autre
les seconds. ». Cf., sur ce thème, A.C. Lloyd, « Neoplatonic logic and
Aristotelian logic », Phronesis, 1 (1955) et (1956), p. 58-72 et 146-
160.
6. Cf. H.B. Gottschalk, « Aristotelian Philosophy in the Roman
World », p. 1 145, note 314, d'après Alcinoos, Didaskalikos, chap. 9.1
(= éd. Hermann, p. 63).
30 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

Nous rappellerons brièvement l'état des deux dossiers,


avant d'aborder en détail le problème de l'abstraction.

Êtres mathématiques et universaux

Dans le De an. III, 4, 429b 18-22, Aristote évoque les


« êtres abstraits » (trad. J. Tricot), les « choses qui existent
dans l'abstrait », c'est-à-dire, comme le note R. Bodéiis,
« les formes que saisit la science mathématique en faisant
abstraction de leur matière d'inhérence»7. La notion
d'« abstraction » ici employée s'oppose à une autre notion,
l'« addition », utilisée notamment dans le traité Du ciel,
pour distinguer les « objets mathématiques » (xà èÇ à<Jxxipé-
aeoç) et les « objets physiques » (t& èx npoaGÉaeoç)8. En
effet, comme l'explique Bodéùs (qui renvoie aussi, sur ce
point, h Anal. post., I, 5, 74a37-b1) :
Le mathématicien soustrait à la réalité que regarde le natura
liste ce que celui-ci ajoute à l'objet considéré par celui-là,
c'est-à-dire, l'ensemble des déterminations qui lient une
forme à un objet corporel : par exemple le poids, que pos
sède un triangle de bronze et que ne possède pas le triangle9.
Toutefois, c'est seulement en De an. III, 7, 431M2-16,
qu' Aristote explique comment l'intellect « conçoit les abs
tractions » :
Quant à ce qu'on appelle les abstractions, l'intellect les
pense comme on penserait le camus : en tant que camus, on
ne le penserait pas à l'état séparé, mais, en tant que concave,
si on le pensait en acte, on le penserait sans la chair dans
laquelle le concave est réalisé : c'est ainsi que, quand l'intel
lect pense les termes abstraits, il pense les choses mathéma
tiques, qui pourtant ne sont pas séparées, comme séparées l0.

7. Cf. R. Bodéiis, trad. citée, p. 225, n. 4, qui renvoie à De an. I,


1,403b 15.
8. Cf., Aristote, Du ciel, III, 1, 299al5-17 : «Ceux qui s'en
tendent par abstraction sont les objets mathématiques, tandis que les
objets physiques s'entendent par addition. »
9. Cf. R. Bodéiis, trad. citée, p. 87, n. 2.
10. Cf. Aristote, De an. m, 7, 431bl2-16, trad. J. Tricot, Paris,
Vrin, 1969, p. 194.
ALEXANDRE D' APHRODISE 31

Dans l'effroyable traduction latine du Grand Commen


taire d'Averroès sur le De anima, les expressions utilisées
en De an. III, 4, 429b 18-22 et De an. III, 7, 431 bl 2- 16 sont
rendues respectivement par « les choses qui existent dans la
Mathêsis » et « les choses qui sont dites négativement ».
Averroès fait donc remarquer que, par choses qui sont dites
négativement, Aristote « entend les choses mathématiques »,
négation signifiant « la séparation d'avec la matière ».
« Négation » étant, avec « séparation », « ablation », « retran
chement », « soustraction » et, naturellement, « abstrac
tion », l'un des sens possibles du grec à<j>oupeaiç, l'expli
cation d'Averroès montre qu'il est parfaitement conscient de
l'équation : êtres dits négativement = êtres séparés de la
matière = êtres mathématiques. Mais comment distinguer,
de ce point de vue, être mathématiques et universaux ?
Aristote, en général, ne semble pas inciter à tracer une
distinction radicale entre objets mathématiques et univer
saux sur le terrain de l'abstraction, dans la mesure où il
traite les êtres mathématiques comme des concepts abstraits,
et où, plus que tout autre, l'universel semble mériter le titre
de concept abstrait. D'un autre côté, pourtant, la distinction
aristotélicienne des trois sortes de sciences théorétiques
(théologie, mathématiques, physique) suppose une distinc
tion nette entre trois types de formes et, partant, entre deux
types de relation à la matière. En effet, telles que les définit
Métaph. VI, 1, 1026a 10- 16, lesdites sciences se laissent
répartir de manière combinatoire, selon qu'elles portent sur
des êtres mobiles/immobiles, d'une part, séparés/non sépa
rés de la matière, d'autre part.
Mais s'il existe quelque chose d'éternel, d'immobile et de
séparé, c'est manifestement à une science théorétique qu'en
appartient la connaissance. Toutefois cette science n'est du
moins ni la physique (car la physique a pour objet certains
êtres en mouvement), ni la mathématique, mais une science
antérieure à l'une et à l'autre. La physique, en effet, étudie
des êtres [non] séparés", [et] non immobiles, et quelques

1 1 . Nous ne suivons pas ici la correction de Schwegler (xupicrrà


= séparés), reçue par Christ, Ross (I, p. 355) et Tricot (p. 332) et
lisons, avec les médiévaux, le Pseudo-Alexandre (p. 445, 39), Bekker
32 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

branches des mathématiques étudient des êtres immobiles,


probablement inséparables de la matière, et comme engagés
en elle ; tandis que la science première a pour objet des êtres
à la fois séparés et immobiles l2.

Au Moyen Âge, la tripartition des sciences théorétiques


a pris une forme scolaire canonique. Il faut l'évoquer pour
bien comprendre la portée des problèmes soulevés par De
an. III,7,431b12-16.

Séparation et abstraction dans la philosophie médiévale

À l'âge scolastique, la division aristotélicienne des


sciences théorétiques est généralement présentée comme
une division de la « science naturelle » fondée sur les trois
modes de considération possibles des choses de la nature.
Au sommet trône la métaphysique, définie comme la science
qui porte sur les choses de la nature qui sont entièrement
séparées du mouvement et de la matière selon l'être et la
définition. En rigueur des termes, la métaphysique n'est
donc pas une science abstraite ou abstractive, c'est l'étude
d'un certain type de choses, les choses « complètement
séparées » (omnino separate). Cette caractérisation de la
métaphysique était traditionnelle dès le haut Moyen âge,
avant toute traduction de la Métaphysique d'Aristote, grâce
au De Trinitate de Boèce 13 ; puis, au XIIe siècle, grâce aux
traductions latines d'Avicenne14. La délimitation d'une

et Bonitz (p. 284) àx"PlCTta (= non séparés). Pour les médiévaux


« séparés » signifie séparés de la matière. Pour Ross adopiaTa signifie
« séparés les uns des autres », « existant séparément ». Sur cette
alternative, cf. trad. J. Tricot, p. 332, note 1. Nous supposons ici que
les êtres visés à travers les termes x^piaxà et àxûpiaxa sont les
formes, les substances ou essences formelles, et non les choses elles-
mêmes (qui possèdent une forme).
12. Cf. Aristote, Métaph. VI, 1, 1026al0-16 ; trad. J. Tricot,
Paris, Vrin, 1966, p. 331-332, modifiée.
13. Cf. Boèce, De Trinitate, chap. 2, in The Theological Trac
tates, with an English Translation by H.-F. Stewart-E.K. Rand (Loeb
Classical Library), London, 1968, p. 8.
14. Cf. Avicenne, Logica, Venise 1508, f. 2rb, dans Avicenna,
ALEXANDRE D'APHRODISE 33

classe de choses entièrement séparées du mouvement et de


la matière selon l'être et la définition et la caractérisation de
la métaphysique comme science des objets qui appartiennent
à cette classe impliquaient une distinction nette entre choses
séparées (= 1), choses non séparées, susceptibles d'abstrac
tion (= 2) et choses non séparées, non susceptibles d'abs
traction (= 3). La plupart des textes des années 1240-1245
ont opéré cette distinction. C'est ainsi que les manuels sco
laires de l'université de Paris, comme le Compendium exa
minatorium Parisiense, placent dans la classe 3 les objets de
la physique, Le. les « choses de la nature entièrement unies
au mouvement et à la matière selon l'être et la défini
tion » 15, et réservent la classe 2 aux objets mathématiques,
Le. aux « choses abstraites du mouvement et de la matière
selon la définition ou l'intellection, mais unies à eux selon
l'être » 16. Le même dispositif se retrouve dans l'anonyme
Philosophica disciplina, ainsi que dans la Diuisio scientia-
rum d'Amoul de Provence, le De ortu scientiarum de
Robert Kilwardby et l'anonyme Lectura in Librum De
anima éditée par R.A. Gauthier - sans parler des Textes dits
A et D fusionnés à V Introduction à la philosophie d'Hervé
(autrefois Henri) le Breton ou de la Philosophia d'Aubry de
Reims et de bien d'autres n.
Dans les Accessus philosophorum, les mathématiques
sont présentées comme intermédiaires entre la métaphysique

Opera philosophica, Venise 1508. Réimpression en fac-similé agrandi


avec un tableau, Louvain, Édition de la bibliothèque S.J., 1961.
15. Cf. Anonyme, Compendium examinatorium Parisiense cod.
Ripoll. 109, edidit Cl. Lafleur, J. Carrier collaborante, Tumhout, Bre-
pols, 1996 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaevalis), § 59 (à
paraître).
16. Cf. Anonyme, Compendium examinatorium Parisiense, éd.
Lafleur-Carrier, § 14.
17. Voir l'inventaire dressé par Cl. Lafleur, Quatre introductions
à la philosophie au XIIIe siècle. Textes critiques et étude historique
(Université de Montréal, Publications de l'Institut d'Études médié
vales, XXIII), Montréal, Institut d'études médiévales-Paris, Vrin,
p. 183-184. Sur Hervé le Breton, cf. Cl. Lafleur et J. Carrier, « La Phi
losophia d'Hervé le Breton (alias Henri le Breton) et le recueil
d'introductions à la philosophie du ms. Oxford, Corpus Christi
College 283 (Première partie) », AHDLMA,6\ (1994), p. 149-226.
34 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

et la physique - leur objet, les nombres et les grandeurs,


étant constitué par des « choses intermédiaires » (res
mediae), selon une expression explicitement attribuée à
VAlmageste de Ptolémée traduit par Gérard de Crémone18.
L'introduction anonyme Philosophica disciplina use d'une
autre terminologie, mais propose la même doctrine : seule
différence, purement rhétorique, la tripartition métaphy
sique, mathématique, physique, est présentée dans l'ordre de
« séparation » croissante, ou, comme dirait J. Tricot de
« valeur ontologique de ses objets » l9 - physique, mathé
matique, métaphysique.
Les choses [...] dont traite la philosophie spéculative, ou
bien sont liées [coniuncte] au mouvement et à la matière
selon l'être et la connaissance, ou bien sont liées selon l'être
et non cependant selon la connaissance, ou bien sont tout à
fait [omnino] séparées. Si elles sont considérées de la pre
mière façon, on a alors la philosophie naturelle ; si c'est de
la deuxième façon, on a la mathématique ; si c'est de la troi
sième façon, on a la métaphysique. Et c'est pourquoi il n'y a
que trois sciences spéculatives des choses20.

Derrière des expressions légèrement différentes, il y a


donc un point de vue unique sur ce qui distingue les sciences
théorétiques. La métaphysique porte sur des êtres séparés, la
mathématique sur des êtres abstraits. Où placer les univer-
saux dans un tel dispositif ? Il y a a priori diverses possibi
lités. On peut, par exemple, les faire intervenir dans les trois
disciplines, et parler d'universaux métaphysiques, mathé
matiques et physiques (la science qui semble avoir vocation
à les assumer, Le. la logique, n'est pas même mentionnée).
On peut les réserver à la métaphysique et à la physique

18. Cf. Anonyme, Accessus philosophorum, éd. Lafleur, dans


Cl. Lafleur, Quatre introductions..., p. 184, 62-66 avec l'apparat des
sources.
19. Cf. Aristote, Metaph., trad. J. Tricot, p. 331-332, n. 4.
20. Cf. Anonyme, Philosophica disciplina, éd. Lafleur, dans
Cl. Lafleur, Quatre introductions..., p. 261, 73-78 ; passage traduit par
Cl. Lafleur, « Scientia et ars dans les introductions à la philosophie
des maîtres es arts de l'université de Paris au xiiic siècle », Miscel-
lanea Mediaevalia, 22 (1994), p. 48, n. 7.
ALEXANDRE D'APHRODISE 35

(renouant en cela secrètement avec la distinction médio-


platonicienne des deux sortes de formes, eïôoç vs iàéa, et
d'intuition). On peut aussi les situer par excellence dans le
domaine mathématique, pour mieux cerner l'opposition des
mathématiques et de la métaphysique, en posant, par
exemple, comme le fait le CEP, que la mathématique
« abstrait V universel de la matière » ou qu'elle porte sur les
« universaux purs » (par exemple la ligne, abstraite de telle
ou telle matière), contrairement à la métaphysique qui porte
d'emblée sur du séparé. Cette présentation, qui, comme on
le verra, prolonge une théorie d'Alexandre d'Aphrodise,
souligne l'opposition des choses complètement séparées, les
choses dites « divines », et des universaux abstraits, mais,
sous ce dernier vocable, elle ne vise pas explicitement les
genres et les espèces, éclipsés par les universaux mathéma
tiques (comme la ligne).
La place des universaux est donc partout et nulle part,
ou bien hors du dispositif des sciences théorétiques, Le. en
logique. Une tendance domine, toutefois, qui consiste à
réserver aux objets mathématiques le titre d'abstractions et à
attribuer à l'imagination le rôle de medium cognitif de ce
type d'entités - l'intellect n'intervenant que pour assurer la
saisie des objets métaphysiques, et les objets physiques rele
vant de la seule sensation. C'est le cas, par exemple, dans
l'anonyme Dicit Aristotiles ou chez le principal logicien
parisien de la première moitié du XIIIe siècle, Jean Le Page21.

Objets mathématiques et concepts universels :


la thèse de I. Mueller

La caractérisation scolaire de l'objet des sciences théo


rétiques laisse le lecteur face à une série de problèmes irri
tants. Tous, cependant, découlent des décisions que sem
blent véhiculer les textes mêmes d'Aristote, spécialement

21. Cf. CI. Lafleur et J. Carrier, « La Philosophia d'Hervé le


Breton. Première partie », p. 185, n. 75 ; Anonyme, Dicit Aristotiles,
§ 41 ; Jean le Page, ms. Padova, Bibl. Univ. 1589, f. 3ra-rb et Vat. lat.
5988, f. 63ra.
36 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

De an. UJ, 7, 431b12-16. Pourquoi réserver l'abstraction aux


réalités mathématiques ? La couleur n'est pas un être
mathématique, serait-ce qu'elle ne peut être pensée abstrai
tement ? Plus grave : si l'on veut bien admettre qu'un
triangle quelconque soit un objet mathématique, que dire de
la classe des triangles ? S'agit-il d'un universel comparable
à la classe des (objets) blancs ? N'y a-t-il pas, au contraire,
une différence à tracer entre objets mathématiques (le
triangle, voire la triangularité) et universaux mathématiques
(la classe des triangles), ceux-ci (contrairement à ceux-là) ne
se distinguant en rien des autres types d' universaux (le
genre, Le. la classe naturelle des animaux, et l'espèce, Le. la
classe naturelle des hommes) ? Les universaux mathéma
tiques ne posent-ils pas les mêmes problèmes que les uni
versaux tout court ? N'appellent-ils pas le même choix
fondamental entre réalisme et nominalisme ? Le réalisme ne
consiste-t-il pas à soutenir l'existence d'objets idéaux,
comme les objets mathématiques, mais aussi les essences,
les « choses » universelles quelles qu'elles soient ? Le nomi
nalisme ne serait-il pas la doctrine affirmant que tous les
pseudo-objets mathématiques se réduisent, en fait, à des
classes (naturelles) d'individus ?
L'exemple du camus, utilisé en De an. III, 7, 431b12-
16, semble renvoyer à un terme général, à une généralité
abstraite, mais c'est d'abord un exemple de forme géomé
trique (le concave) engagée dans une matière. Cet exemple
est-il transposable au problème du statut de la forme essen
tielle, par exemple celle de l'homme, engagée dans une
matière, en tant que l'une des deux parties essentielles (avec
la matière) de chaque « composé » humain ? Suffit-il à maî
triser le problème de la différence entre êtres physiques et
êtres mathématiques ? On peut, au moins, en douter, princi
palement parce que Aristote ne semble pas faire de diffé
rence nette entre objet et propriété, ce qui, pour l'interprète,
rend en outre aléatoire toute discussion sur une éventuelle
réduction des entités générales à des classes d'individus,
quel que soit son domaine d'application - physique ou
mathématique. Dans un texte comme Métaph. VI, 1, 1025 b
30-1026a5, par exemple, où revient la notion de camus
présentée en De an. III, 7, Aristote parle-t-il d'un bout à
ALEXANDRE D'APHRODISE 37

l'autre du même type d'entités ? Ne commence-t-il pas avec


des objets physiques (ce qui est camus, Le. le aipôv) ou
mathématiques (le concave, Le. le xoïàov) en introduisant,
subrepticement, pour finir, des propriétés mathématiques (la
concavité, la xoiXotrjç en général), distinctes, en principe,
des objets mathématiques (les choses concaves) ? Ou n'y a-
t-il aucune différence entre camus et camosité (aip.ôxnç), ni
entre concave et concavité ? Le texte est, pour le moins,
ambigu (sans parler des difficultés présentées par d'autres
expressions comme sont du même type que ou et, en
général, l'animal) :
... les choses définies et les essences se présentent, les unes
comme le camus, les autres comme le concave, et leur diffé
rence consiste en ce que le camus a été pris dans son union
avec la matière, car le camus est le nez concave, tandis que
la concavité est indépendante d'une matière sensible. Si
alors toutes les choses naturelles sont du même type que le
camus, par exemple, le nez, l'œil, le visage, la chair, l'os, et,
en général, l'animal, et aussi la feuille, la racine, l'écorce, et,
en général, la plante (car aucune de ces choses ne peut être
définie sans le mouvement, et elles ont toujours une
matière), on voit de quelle façon il faut, dans les êtres natu
rels, rechercher et définir l'essence [...] n.

Dans une importante étude sur la doctrine aristo


télicienne de l'abstraction chez les « commentateurs »,
I. Mueller remarque que :
1 . Aristote, Platon et maints commentateurs anciens ou
modernes « ne sont pas toujours clairs sur la distinction
entre universaux mathématiques et objets mathématiques » ;
2. plus profondément, tout en faisant ici ou là la distinc
tion, ils la transgressent « à des moments cruciaux, en invo
quant des vérités concernant les universaux pour justifier ce
qui semble être des thèses sur les objets mathématiques et
vice versa » 23.

22. Cf. Aristote, Métaph. VI, 1, 1025b30-1026a5, trad. J. Tricot,


p. 330-331.
23. Cf. I. Mueller, « Aristotle's doctrine of abstraction in the
commentators », in R. Sorabji (éd.), Aristotle Transformed, Londres,
1990, p. 464 [p. 463-480 pour le reste de l'article] : 1. Platon et
38 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Ces deux remarques expliquent clairement, selon nous,


la perplexité qui saisit le lecteur face aux deux théories ou, si
l'on préfère, aux deux problématiques de l'abstraction pré
sentes chez Aristote : celle de l'abstraction entendue comme
induction, qui vaut pour la formation du concept universel
(espèce ou genre) et celle de l'abstraction comme séparation
d'avec la matière, qui vaut, en premier lieu, pour la saisie
des objets mathématiques.
En fait, le recouvrement des deux problématiques n'est
pas nécessaire, pas plus que la question ontologique du sta
tut de l'universel ne se confond avec celle du mode d'être de
l'objet ou, si l'on veut, de l'idéalité mathématique. En effet,
comme le note Mueller, on peut : soit être réaliste à propos
des universaux tout en soutenant que deux triangles ABC et
DEF mentionnés dans un théorème de géométrie sont des
constructions mentales ou des fictions ; soit être nominaliste
à propos des universaux tout en soutenant que les triangles
ABC et DEF sont des triangles réels définis par des points
dans l'espace.
Reste que les diverses théories du mode d'être des
objets mathématiques que l'on peut tirer d' Aristote semblent
pouvoir s'appliquer aux universaux, moyennant quelques
correctifs, et même, en ce qui concerne la dernière
(= ThMath 4), valoir comme la meilleure description d'une
théorie aristotélicienne couvrant tous les « êtres abstraits »,
qu'il s'agisse d'objets mathématiques ou d'objets généraux.
Rappelons ces théories dans la formulation de Mueller :
ThMath 1 : There are no mathematical objects for Aristotle,
since he believes geometry to be about universals.
ThMath 2 : Mathematical objects are physical objects which
the mathematician studies by leaving out of account their
mathematically irrelevant properties.
ThMath 3 : Mathematical objects are embodied in pure
extension underlying physical objects ; the geometer's abs
traction of non-geometric properties enables him to appre-

Aristote « are not always clear about the distinction between mathe
matical universals and mathematical objects » ; 2. « ... at crucial
points, invoking truths about universals to justify what seem to be
claims about mathematical objects and vice versa ».
ALEXANDRE D'APHRODISE 39

hend thèse things which satisfy the mathematicians's


definitions.
ThMath 4 : Mathematical objects exist only in the mind of
mathematician who reasons about triangles, angles, etc.
which he conceives separately from matter24.
Il ne saurait être question de soutenir ici qu'Aristote et
l'ensemble de sa tradition interprétative confondent « objets
mathématiques » et « universaux ». Notre thèse est diffé
rente, mais compatible avec le diagnostic initial de Mueller.
Nous l'exprimerons ainsi :
• Toute réduction des objets mathématiques à des uni
versaux ouvre la possibilité d'une extension de cette réduc
tion aux universaux eux-mêmes, Le. permet de poser le pro
blème d'une distinction entre objets généraux et généralités
abstraites (= concepts universels) et l'éventualité d'une
réduction des premiers aux secondes.
• Une théorie comme ThMath 4 semble suffisamment
puissante pour répondre au problème du statut ontologique
des généralités, qu'il s'agisse des objets mathématiques ou
des objets généraux quels qu'ils soient.
• Une théorie comme ThMath 4 peut non seulement
entrer en concurrence avec la théorie de l'abstraction induc-
tive pour rendre compte de la production des généralités
abstraites, mais elle peut, à la limite, la rendre inutile ou, au
moins, l'éclipser presque entièrement, surtout si, compte
tenu des disponibilités textuelles ou de la formation du
canon philosophique définissant une épistémé, la discussion
du statut des généralités est conduite en dehors du cadre de
la Métaphysique et des Seconds Analytiques.
Notre hypothèse est que, dans l'« épistémé alexandri-
nienne », la discussion du problème des généralités abs
traites a été principalement conduite du point de vue de
ThMath 4, c'est-à-dire d'une théorie du statut des entités
mathématiques (principalement géométriques), que celles-ci
soient interprétées comme des objets, des classes naturelles
ou, selon ThMath 4, comme des concepts mentaux.

24. Cf. I. Mueller, « Aristotle's doctrine of abstraction... »,


p. 464-465.
40 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Le primat du modèle mathématique (géométrique) de


l'abstraction (= Prim1), qui entraîne celui de Vobjet sur la
classe (= Prim2), est tendanciel. Il peut donc souffrir des
exceptions. Deux s'imposent au regard de l'historien, sur
lesquelles nous reviendrons : a) la théorie boécienne des
genres et des espèces comme concepts formés à partir d'une
« similitude » essentielle, théorie dite de l'universel comme
cogitatio collecta, qui semble être une exception à Prim1 ; b)
la théorie, discutée par Abélard, du genre (ou de l'espèce)
comme collectio, qui, paraissant prôner la réduction des
universaux à des classes (voire à des classes naturelles)
semble être une exception à Prim2. Notre impression est,
néanmoins, que tout au long de la phase de discussion rela
tive à l'« épistémé alexandrinienne » Prim1 et Prim2 n'ont
guère été remis en cause.
Nous voyons à cela deux explications. La première
(= E1 ), au point de départ lui-même, à savoir : Alexandre
d'Aphrodise. La seconde (= E2), dans une étape précise de
la chaîne de transmission : VIsagoge de Porphyre et sa tra
dition interprétative. S'agissant de E1, il faut en effet souli
gner l'importance du De anima d'Aristote dans la réflexion
alexandrinienne. S'agissant de E2, l'importance du rapport
forme (au sens géométrique de figure) I matière dans l'éla
boration des notions de genre et d'espèce.
Nous reviendrons plus bas sur E2, à propos de l'exemple
de la statue, dans Isagoge, III, 10 (« ... de même que la
statue a le bronze à titre de matière et la figure à titre de
forme, de même aussi l'homme commun et spécial est
formé du genre qui correspond à la matière, et de la dif
férence qui correspond à la forme »). Pour ce qui est de E1 ,
le rôle des problèmes rencontrés par Alexandre dans sa
lecture du De anima nous paraît sauter aux yeux. On peut le
résumer ainsi : c'est à cause de textes comme De an. III, 7,
431b12-16, qui fournissaient une formulation précise de
l'abstraction par rapport à la matière, que la discussion du
mode d'être abstrait des universaux s'est déroulée sur ce
terrain, initialement défini pour penser l'abstraction mathé
matique, plus que sur celui, ouvert par les Seconds Analy
tiques, pour penser la production du général à partir de
l'induction.
ALEXANDRE D'APHRODISE 41

Une des raisons fondamentales de cette montée en puis


sance de l'abstraction-dématérialisation par rapport à l'abs-
traction-induction est le rôle joué par les entités mathé
matiques comme exemples privilégiés d'objets généraux. On
peut, en effet, dire que si, comme le note Mueller, « les
discussions dans le domaine de l'ontologie des mathé
matiques sont souvent brouillées par l'affirmation que
celles-ci, ou la science en général, portent sur des univer-
saux », la réciproque est vraie, du moins dans la tradition
que nous étudions ici : pour cette tradition, la discussion
ontologique des universaux est, au minimum, conduite à
partir du cas éminent des objets mathématiques, cas qui
fournit un horizon théorique pour construire une opposition
supposée claire entre Formes séparées et formes abstraites
- opposition qui est le cœur du différend entre Aristote et
Platon, mais aussi le lieu test de leur (possible ou impos
sible) conciliation.
Si le point de départ de cette tradition est le texte du De
an. III, 7, 431b12-16, quelle en est la raison ? Pourquoi lui
plutôt qu'un autre ? La réponse est simple : parce qu'il four
nit un véritable théorème sur l'abstraction, que nous appe
lons ThAr, et que nous synthétisons ainsi :
ThAr : L'abstraction est une opération mentale qui consiste à
concevoir comme séparées de la matière des choses qui
pourtant ne sont pas séparées de la matière.
ThAr a reçu divers prolongements théoriques dans
l'histoire de la philosophie. Nous pouvons donc préciser
notre hypothèse historique en posant que c'est ThAr qui
commande la doctrine des universaux et de l'abstraction qui
règne d'Alexandre d'Aphrodise à Pierre Abélard.
Deux textes d'Alexandre, au moins, ont donné une éla
boration précise de ThAr, dans le cadre général d'une oppo
sition entre Formes incorporelles de soi immatérielles (pour
Alexandre l'Intellect séparé, Premier moteur immobile), et
formes engagées dans une matière. Ces deux textes sont le
Ilepi tyx>yj\ç (éd. Bruns, p. 85, 1 1-25) et l'une des « Apo-
ries » ou Quaestiones, la Quaest. 1 .25 (éd. Bruns, p. 39, 9-
17 ; Sharples, p. 82-83). Nous reviendrons plus bas sur les
analyses qu'ils contiennent. Il suffit, pour le moment, de
42 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

marquer que, pour Alexandre, les formes engagées dans une


matière, n'étant pas de soi intelligibles, deviennent intelli
gibles du fait qu'un intellect « les rend intelligibles : a) en
les séparant de la matière par la pensée ; b) en les appréhen
dant comme si elles étaient par soi ». Cette thèse, qui ne
porte pas prima facie sur les objets mathématiques, mais sur
toutes les sortes de formes dites « matérielles » (Le. enga
gées dans une matière), est une généralisation de ThAr en
dehors du contexte des mathématiques ou, plutôt, de la
géométrie.
Cette généralisation est rendue possible non seulement
par le fait que les intelligibles géométriques font partie des
intelligibles abstraits en général, mais aussi du fait même
que les intelligibles géométriques fonctionnent la plupart du
temps comme exemples des intelligibles abstraits. Que cette
généralisation ait pu se faire n'empêche pas que certains
interprètes d'Aristote aient été conscients que, dans De an.
III, 7, 431b12-16, celui-ci visait exclusivement les êtres géo
métriques. Dans sa paraphrase de 431b12-17, Thémistius
(v. 317-388 apr. J.-C.) évoque encore clairement la géo
métrie :
The intellect thinks things that are in themselves objects of
thought in a different way from the things spoken of by abs
traction - I mean the line, the surface, and the whole matter
of geometry 25.

Reste que ThAr a été étendu au-delà de la géométrie, et


que c'est cette extension qui a déterminé la constitution du
réseau de thèmes et de doctrines que nous étudions ici sous
le titre d'« épistémé alexandrinienne ».

25. Cf. Thémistius, In libros Aristotelis De anima paraphrasis, in


CAG V/3, éd. R. Heinze, Berlin, 1889, p. 114, 9 sqq., trad. anglaise
R.B. Todd, in Two Greek Aristotelian Commentators on the Intellect.
The 'De intellectu' Attributed to Alexander of Aphrodisias and
Themistius' Paraphrase of Aristotle 'De anima' 3.4-8. Introduction,
Translation, Commentary and Notes by F.M. Schroeder - R.B. Todd
(Medieval Sources in Translation, 33), Toronto, Ontario, 1990, p. 128.
ALEXANDRE D'APHRODISE 43

Abstraction et abstractionnisme

Dans son étude sur la doctrine de l'abstraction chez les


commentateurs grecs, I. Mueller appelle abstractionism (que
nous rendons ici par « abstractionnisme ») toute doctrine
affirmant que les objets mathématiques sont inséparables de
la matière, au sens où ils ne peuvent exister par eux-mêmes
à part de la matière, mais qu'ils peuvent être conçus dans la
pensée à part de toute matière ou propriété sensible. Cette
doctrine qui, à l'évidence, est celle de ThMath 4, exploite la
notion d'abstraction formulée dans ThAr. Selon Mueller, le
père de l' abstractionnisme (donc de ThMath 4) est Alexandre
d'Aphrodise, « qui l'a imposé comme interprétation d'Aris-
tote et lui a donné autorité pour les philosophes ultérieurs,
qui en ont fait usage dans leur propre philosophie, parce
qu'ils y voyaient une thèse aristotélicienne » *. Ce renvoi à
Alexandre est justifié par divers passages de son œuvre, spé
cialement : a) le De sensu et sensato (éd. Wendland, CAG
Ul 1, 1901, p. 111, 17-19), qui, selon la lecture de Mueller,
pose qu'un « corps mathématique est quelque chose qui
n'existe pas par soi (in its own rights), mais est appréhendé
par l'èn(voia séparément des propriétés sensibles » ; b) le
Commentaire de la Métaphysique (éd. Hayduck, CAG I,
1891, p. 199, 19-22), qui définit les objets de la physique en
soulignant que, contrairement aux objets mathématiques, ce
ne sont pas des abstractions, puisqu'« il est impossible [dans
leur cas] de séparer par l'èmvoia la substance et le corps
physique ». Plusieurs citations ou références des commenta
teurs viennent à l'appui, notamment Jean Philopon (qui pré
sente la doctrine d'Alexandre comme affirmant que « la géo
métrie utilise seulement les formes sans les substrats », GC,
p. 77, 8-15 ; In An. post., p. 181, 11 sqq.) et Thémistius (In
Phys., p. 29, 20-23), pour qui, selon Alexandre, les formes
géométriques, bien qu'existant toujours dans une substance

26. Cf. I. Mueller, « Aristotle's doctrine... », p. 467 : « [Alexan-


der] who made it authoritative as an interpretation of Aristotle and
authoritative for later philosophers who made use of what they took to
be Aristotelian ideas in their own philosophising. »
LART DES GÊNÉ

Nous rappellerons brièvemen


avant d'aborder en détail le problèi

Etres mathématiques et universau.

Dans le Dean. III, 4, 429b 18


* ê,rcs abstraits » (trad. J. Tricot)
dans l'abstrait », c'est-à-dire, con
« les formes que saisit la science i
abstraction de leur matière d'in
d « abstraction » ici employée s'opi
I « addition ». utilisée notamment
Pour distinguer les « objets mathém
aewç) et les « objets physiques » (n
effet, comme l'explique Bodéiis (qi
Point, à Anal. post., I, 5. 74a37-bl) :
Le mathématicien soustrait à la réaJi
liste ce que celui-ci ajoute à l'otije
c'est-à-dire, l'ensemble des déten
forme à un objet corporel : par exe
sede un tnangle de bronze et que ae |
Toutefois, c'est seulement en De -
qu'Aristote explique comment !*■
tractions » :
Quant à ce qu'on appelle les a
pense comme on pensera* k
ne le pensam pas à l'état
si on le pensait en acte. « k {
laqudfc k concave est lésant : c
^f m ■! III—(I ÉIIMI i
tiques,
ALEXANDRE D'APHRODISE 31

fcTEE': Dans l'effroyable traduction latine du Grand Commen-


Sitjiztaire d'Averroès sur le De anima, les expressions utilisées
;n De an. III, 4, 429b 18-22 et De an. III, 7, 431 bl 2- 16 sont
-endues respectivement par « les choses qui existent dans la
M Wathêsis » et « les choses qui sont dites négativement ».
Vverroès fait donc remarquer que, par choses qui sont dites
' '.égativement, Aristote « entend les choses mathématiques »,
égation signifiant « la séparation d'avec la matière ».
Négation » étant, avec « séparation », « ablation », « retran-
hement », « soustraction » et, naturellement, « abstrac-
on », l'un des sens possibles du grec à<j>atpeaiç, l'expli-
ition d'Averroès montre qu'il est parfaitement conscient de
.- équation : êtres dits négativement = êtres séparés de la
-:>-. atière = êtres mathématiques. Mais comment distinguer,
-.;.. : ce point de vue, être mathématiques et universaux ? "
iaehftf4 A™101e, en général, ne semble pas inciter à tracer une
-. itinction radicale entre objets mathématiques et univer-
jx sur le terrain de l'abstraction, dans la mesure où il
.- .
ite les êtres mathématiques comme des concepts abstraits,
où, plus que tout autre, l'universel semble mériter le titre
concept abstrait. D'un autre côté, pourtant, la distinction
stotélicienne des trois sortes de sciences théorétiques
'ilogie, mathématiques, physique) suppose une distinc-
Sole
-r-r me lette entre trois types de formes et, partant, entre deux
de relation à la matière. En effet, telles que les définit
tODiph. VI, 1, 1026al0-16, lesdites sciences se laissent
irtir de manière combinatoire, selon qu'elles portent sur
êtres mobiles/immobiles, d'une part, séparés/non sépa-
de la matière, d'autre part.
Mais s'il existe quelque chose d'éternel, d'immobile et de
séparé, c'est manifestement à une science théorétique qu'en
appartient la connaissance. Toutefois cette science n'est du
rnoins ni la physique (car la physique a pour objet cenâm
:tres vement), ni la mathématique. mais une science
in' ne et à l'autre. La physique, en effet, .
le. gparés11, [et] non i—r W.«

.Nol ici la corn


fcX res Ross (I, \
eudo-AJc
44 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

ou un substrat, sont considérées par le géomètre « non en


tant qu'elles sont dans une substance, mais per se ».
Nous souscrivons pleinement à la thèse de Mueller.
Pour nous, Alexandre est l'auteur de ThMath 4, c'est-à-dire
d'une certaine interprétation, fondée sur ThAr, des objets
mathématiques considérés comme les « êtres abstraits » ou
les « êtres par abstraction », tôt èÇ à^aipéaeoç. Mais, il y a
plus important. Dans la même étude, I. Mueller envisage
l'hypothèse selon laquelle Alexandre pourrait aussi avoir
été « a major contributor to the tendency to run together
mathematical objects and universals » (p. 469). Ce qui sug
gère cette hypothèse à Mueller est un passage, effectivement
capital, de Mantissa (en réalité le riepl ^v>x^ç lui-même),
p. 90, 2-10, où Alexandre fait observer que les abstractions,
e.g. les objets des mathématiques, sont semblables aux
« universaux et à ce qui est commun », en ce que, comme
eux : 1° ils ont leur être (xinapCiç) dans des particuliers
matériels ; 2° ils deviennent communs et universels quand
ils sont connus séparément de la matière ; 3° ils n'existent
(comme tels) que dans le voOç qui les connaît, ce qui veut
dire que : 4° ils sont supprimés (anéantis ou détruits), bref
cessent d'être, quand ils sont séparés du voOç qui les connaît,
puisque « leur être réside dans l'être-connu (voelaGat) ».
Face à ce formidable parallélisme, où un argument que
nous appellerons dans la suite « argument de la suppres
sion », joue un rôle décisif, Mueller se demande jusqu'où va
exactement la ressemblance. Selon lui, en effet, il n'y a pas
identité, mais seulement analogie : Alexandre veut dire que
les abstractions sont comme les universaux, non que les
abstractions sont des universaux. Elles sont comme les uni
versaux, en tant qu'elles sont séparées de la matière par
l'intellect (le vouç) et existent (comme abstractions) aussi
longtemps qu'elles sont objets d'intellection. Mais elles ne
sont pas des universaux, car sinon on ne verrait pas « de
façon immédiatement claire quelle différence Aristote
cherche à marquer en utilisant le mot abstractions pour
désigner les objets mathématiques ».
Il y a quelque chose de vrai dans l'argument de
Mueller : la raison pour laquelle Aristote utilise le mot abs
tractions pour les objets mathématiques n'est pas « immé
ALEXANDRE D'APHRODISE 45

diatement claire », du moins si l'on part du couple formé par


les abstractions et les universaux. Mais elle l'est parfaite
ment si l'on garde à l'esprit que, chez Aristote, ce terme
technique a pour principale, voire pour unique fonction de
distinguer les objets des mathématiques et les objets de la
physique, ceux-ci, t& èx npoaGéaeoç, étant connus par addi
tion, ceux-là, t& èÇ à^oupéaeoç, par abstraction. Le
problème est celui de la définition : le physicien admet la
matière dans sa définition des choses, il ajoute la matière, le
mathématicien, lui, ne l'admet pas, il la retranche. C'est
cette distinction qui, chez Aristote, explique l'appellation t&
èÇ à<jxxipéaeoç dans le cas des objets mathématiques. Dans
le texte d'Alexandre d'Aphrodise allégué par Mueller, la
pointe de la discussion porte sur la procédure même de
l'à<j>a(peaiç, qui permet de distinguer la forme essentielle et
la matière, c'est-à-dire les propriétés sensibles particulières.
La thèse d'Alexandre est que les formes matérielles (enga
gées dans la matière) deviennent immatérielles « quand elles
sont connues séparément de la matière ». Cela ne veut pas
dire que les abstractions (= les objets mathématiques) sont
des universaux, mais que les universaux et les abstractions
sont des concepts produits par une àfyaîpzoïç, Le. par un
acte de l'intellect consistant à concevoir séparément (de la
matière) quelque chose qui par soi n'existe pas à l'état
séparé (de la matière). Or, c'est bien là selon nous l'origi
nalité d'Alexandre : elle ne consiste pas à interpréter les
objets mathématiques comme des universaux, mais tout au
contraire à interpréter la production des universaux sur le
modèle de l'abstraction des êtres mathématiques.
Ce renversement de perspective répond, à nos yeux, au
deuxième problème d'interprétation posé par Mueller, à
savoir : pourquoi Alexandre se dispense d'une description
génétique précise du passage de l'état de forme engagée
dans la matière à celui de forme particulière séparée, puis de
forme universelle séparée.
... one would expect a clear marking of the stages enmatter-
ed form, separated particular form, separated universal form,
rather than a running together of the last two steps27.

27. Cf. I. Mueller, « Aristotle's doctrine... », p. 470.


46 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

La déception de Mueller est naturelle, mais elle est, de notre


point de vue, sans fondement. Le but même de l'extension
du modèle géométrique qu'opère Alexandre, de l'abstraction
des êtres mathématiques à l'abstraction des concepts géné
riques ou spécifiques, a précisément pour fonction de nous
dispenser de distinguer les deux étapes alléguées, celle de la
forme particulière séparée et celle de la forme universelle
séparée. Pourquoi ? Parce que, selon Alexandre, et c'est tout
le sens de l'extension du modèle géométrique, dans le cas
des concepts universaux l'abstraction de la matière a pour
fonction d'isoler une nature, une essence formelle qui, de
soi, n'est pas universelle, et le devient, par accident, dans la
pensée, sous réserve qu 'elle existe, particularisée, dans une
pluralité de substrats particuliers.
Si l'abstraction matérielle a pour fonction de délimiter
une nature à laquelle l'universalité échoit par accident, parce
qu'elle se trouve exemplifiée (angl. instnntiated) dans la
pluralité, le problème d'Alexandre est d">nc moins, para
doxalement, celui d'expliquer la genèse ,'un concept uni
versel que celle d'un objet ou d'une entite susceptible d'être
universelle par accident. La véritable difficulté de sa théorie
est qu'on lui demande d'expliquer intégralement la genèse
d'un concept universel, dans le cadre d'un modèle (l'abs
traction de l'objet mathématique) qui a pour but premier
d'expliquer sa condition de possibilité, i.u. la production du
concept de nature. Une seconde difficulté est que, si l'on
adopte une certaine interprétation (sur laquelle nous revien
drons plus bas), cette théorie pèche peut-être moins par
défaut, en traitant d'un seul tenant les états de forme parti
culière séparée et de forme universelle séparée, que par
excès, en introduisant une étape ou plutôt un état intermé
diaire entre la pure nature et l'universel : celui de la nature
commune.
La description du passage des deux états de la forme (de
particulier + séparé à universel + séparé), réclamée par
Mueller, existe, mais elle est solidaire du second modèle de
l'abstraction, celui de l'induction abstractive, et Alexandre
n'en fait pas un objectif théorique privilégié. Naturellement,
les deux modèles pourraient être considérés comme com
plémentaires. C'est ce que semble suggérer, par exemple, un
ALEXANDRE D'APHRODISE 47

passage de V Éthique à Nicomaque, VI, 9, dans lequel Aris-


tote semble opposer les connaissances acquises par abstrac
tion aux connaissances acquises par expérience :
On pourrait se demander pourquoi un enfant, qui peut faire
un mathématicien, est incapable d'être philosophe ou même
physicien. Ne serait-ce pas que, parmi ces sciences, les
premières s'acquièrent par abstraction, tandis que les autres
ont leurs principes dérivés de l'expérience, et que, dans ce
dernier cas, les jeunes gens ne se sont formé aucune convic
tion et se contentent de paroles, tandis que les notions mathé
matiques, au contraire, ont une essence dégagée de toute
obscurité œ ?
En distinguant ce qui, dans le domaine des sciences
théoriques, relève de l'abstraction, possible dès l'enfance
(/.«. le mathématique), et ce qui relève de l'expérience (Le.
le physique), Aristote semble nous inviter à distinguer le
mathématique, to: èÇ à^mpéaeoç, les concepts résultant de
l'abstraction, et le physique, tô: èx npooSéaeoç, en faisant
des êtres physiques, connus par addition, des êtres conçus
par l'apport supplémentaire que représentent l'expérience et
l'induction. Cette distinction entre acquisition immédiate
(par abstraction) et acquisition par apprentissage a eu une
certaine fortune dans la tradition interprétative d' Aristote.
On la retrouve jusque chez Averroès. Il n'en demeure pas
moins que le sens obvie de l'expression to: èx npooGéaeoç
renvoie d'abord à la problématique de la définition, c'est-à-
dire au problème posé par les substances naturelles où la
forme est engagée dans la matière, et ne peut en être séparée
dans la définition.
Le modèle géométrique n'est pas destiné à régler le pro
blème de l'induction, mais à le rendre trivial ou secondaire.
Tout l'art d'Alexandre est de distinguer ce qui va de soi - la
genèse inductive du concept universel - et ce qui réclame
une explication nouvelle: 1° la saisie abstractive de la
nature à laquelle échoit l'universalité ; 2° la distinction
éventuelle, en tout cas problématique, du commun et de
l'universel. C'est cette problématique complexe qu'assume

28. Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 9, 1 142al5-20, trad.


J. Tricot, Paris, Vrin, 1967, p. 295-296.
48 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

selon nous l'abstractionnisme, à savoir l'extension de


ThMath 4 à ce qu'on appelle les « universaux ».
On objectera peut-être que beaucoup de lecteurs
d'Alexandre n'ont pas saisi la portée de sa découverte, et
que nombre de commentateurs anciens, comme Ammonius,
ont manifestement cherché à absorber le modèle géomé
trique dans le modèle inductif de l'abstraction. C'est un fait.
On objectera sans doute aussi qu'Alexandre lui-même n'a
pas été suffisamment clair. C'est moins sûr. Les pages qui
suivent sont destinées à analyser la manière dont le philo
sophe d'Aphrodise opère l'extension du modèle géomé
trique de l'abstraction aux universaux, et aux élaborations
théoriques qu'il propose de la distinction entre nature pure,
(nature commune), et concept universel.

Les fondements de la théorie alexandrinienne de


l'abstraction

En tant que théorie du mode d'existence des objets


mathématiques l'« abstractionnisme » soutient : a) que ces
objets sont dérivés des données de la perception sensible,
spécialement de certaines propriétés figurales des objets
matériels ; b) que cette dérivation consiste dans un acte
d' abstraction isolant ces propriétés de leur substrat matériel.
L'extension d'une telle théorie aux objets généraux que sont
les formes ou les essences formelles désignées par les
termes de genre ou d'espèce réclame quelques modifica
tions. Les universaux, en effet, sont censés désigner des
propriétés ou des faisceaux de propriétés des « choses natu
relles », qu'il peut sembler difficile de traiter sur le mode de
simples caractéristiques figurales. En outre, ces propriétés
sont supposées être exemplifiées réellement et de la même
manière dans toutes les choses susceptibles pour cette rai
son même d'être « rangées » ou « classées » dans un même
genre ou une même espèce. Le cadre initial de l'« abstrac
tionnisme » est une ontologie fondée sur la notions aristoté
liciennes de matière et de forme, permettant de distinguer
trois régions de l'être : celle des Formes pures de toute
matière, celle des formes engagées dans une matière, mais
ALEXANDRE D'APHRODISE 49

susceptibles d'en être séparées par la pensée, celle des


formes engagées dans une matière, mais non susceptibles
d'en être séparées par la pensée. Ce cadre, qui permet de
placer les objets mathématiques en position moyenne,
intermédiaire entre les objets de la philosophie première et
ceux de la physique, peut sembler étroit ou inadéquat pour
construire une théorie des genres et des espèces. De fait, les
genres et les espèces ne relèvent, semble-t-il, d'aucun des
types d'entités distinguées dans le dispositif ontologique
général : ce ne sont ni des corps (objets de la physique), ni
des incorporels séparés (objets de la philosophie première
ou théologie) ni, en rigueur des termes, des incorporels non
séparés, mais susceptibles d'abstraction (objets des mathé
matiques). Le genre animal ou l'espèce homme ne sont ni un
corps, ni une forme pure, ni une figure ou une entité abs
traite. L'extension aux universaux du modèle géométrique
de l'abstraction semble donc soit condamnée dans son prin
cipe, soit liée à une réforme ou une reformulation du dispo
sitif général. La contradiction existant entre l'inadéquation
du cadre ontologique initial et l'extension du modèle est,
sans doute, une des sources majeures du complexe de pro
blèmes énoncé par Porphyre dans Vlsagoge, auquel la tradi
tion a réservé le titre de « problème des universaux ». Le
« problème de Porphyre » n'est, cependant, que la dramati
sation d'une discussion antérieure, menée par Alexandre
pour construire une théorie des genres et des espèces fondée
sur l'extension du modèle géométrique de l'abstraction à
l'ensemble des « choses naturelles ».
Que Porphyre dépende d'Alexandre dans la formulation
même de son « problème » est, selon nous, hors de discus
sion. II lui doit jusqu'à son langage. Que serait la première
des trois questions qui composent le « questionnaire » de
Vlsagoge, si Porphyre n'avait pas trouvé chez Alexandre, à
propos, notamment, des surfaces, des lignes et des points,
l'opposition entre « être en hypostase » (exister réellement)
et « être par l'èmvoia » ? N'est-ce pas chez Alexandre qu'il
lit la formulation du problème mathématique qui règle sa
propre compréhension du problème des genres et des
espèces : les objets de la géométrie sont-ils des substances ?
Existent-ils séparément ? Doivent-ils à l'èmvoia d'être dits
50 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

« présents dans des corps », alors que par eux-mêmes,


« dépourvus d'hypostase », ils ne sauraient « exister sépa
rément » et donc « se rendre présents en d'autres choses » ?
Un simple coup d'œil sur le Commentaire de la Métaphy
sique d'Alexandre suffit, par exemple, pour mesurer
l'ampleur de la dette porphyrienne w.
La doctrine alexandrinienne des universaux a fait l'objet
de quelques études, principalement chez les philosophes
anglophones de tradition philosophique « analytique ». Elle
est demeurée lettre morte dans le monde francophone, et est
entièrement absente des études médiévales. Compte tenu de
l'objectif qui est le nôtre, la reconstruction de l'« épistémé
alexandrinienne » et la description de sa longue durée, nous
ne donnerons pas d'emblée une présentation de « la » théo
rie d'Alexandre ni une discussion générale de ses quelques
interprétations. Nous nous efforcerons, au contraire, d'isoler
les séquences de problèmes et d'arguments impliqués dans
la tradition/transmission des envois alexandriniens, puis de
construire le réseau qu'ils dessinent/destinent, en partant de
textes, que nous présenterons dans un ordre ou ils nous
paraissent faire système. Ces textes sont, pour une part, des
textes de noétique, explicitement consacrés à l'exégèse du
De anima ou à l'analyse de difficultés formulées à
l'occasion de son interprétation ; d'autres, plus autonomes,
sont spécialement consacrés aux problèmes théoriques de
l'abstraction.

29. Cf., entre autres, Alexandre d' Aphrodise, In Arist. Metaph., 3,


chap. 5, « aporie » 12 (à propos de 1002a7), p. 230, 1 sqq., trad.
W. E. Dooley et A. Madigan, On Aristotle Metaphysics 2 and 3
(Ancient Commentators on Aristotle), Duckworth, Londres, 1992,
p. 185 (pour la différence entre « être en hypostase » et « être par
<bid., p. 230, 31-231, 1, trad., p. 186-187 (« It is by
that these things are said to be present in bodies, for
of reality [vm6araatç], i.e. the ability to exist in
[>. 4, « aporie » 8 (à propos de 999a24), p. 210, 25
qq. (pour la question du « problème » de Porphyre :
îmon factor, which we call kind or species, exists as
the particulars and individuals or not »).
ALEXANDRE D' APHRODISE 51

Le corpus : De anima et Quaestiones

Les principales œuvres noétiques d'Alexandre parve


nues jusqu'à nous sont : (A) le Ilepl 4juxrjç (ou De anima),
édité par I. Bruns en 1887 (Suppl. Arist. II 1, p. 1-100) et
(B) le De anima liber alter, également appelé Mantissa
(Bruns, ibid., p. 101-186), collection de 25 traités, compre
nant, notamment, en n° 1, un second et bref riepl tpux^ç
(Bruns, p. 101, 1-106, 17) et, en n° 2 (Bruns, p. 106, 18-113,
24), le célèbre Ilepl voîî (« Sur l'intellect »). De ces œuvres,
seul le De anima (= A) présente un véritable intérêt pour le
problème de l'abstraction - on notera, toutefois, qu'il n'en
existe aucune traduction latine ancienne ou médiévale.
Pour ce qui nous occupe, cependant, l'essentiel du cor
pus alexandrinien n'est pas livré par les traités de noétique,
mais par quatre des 69 « Apories » ou Quaestiones préser
vées en grec, éditées par Bruns en 1 892 (Suppl. Arist. II 2,
p. 1-1 16): les Quaest. \A 1,2.14, 1.3 et 2.7.
a) La Quaest. 1.1 1 est constituée par une « exégèse »
d'Aristote, De anima, I, 1, 402b7 : Que signifie la parole
d'Arisîote dans le premier livre de L'Âme : « L'animal pris
universellement (tô ôè Cûov tô xaGôXou) ou bien n 'est rien
ou bien est postérieur (uCTxepov) ». Cette question est trans
mise en deux versions : l'une plus courte, la Quaest. 1.11a,
qui propose une seule solution du problème (= S2), l'autre
plus longue, la Quaest. 1.11b, qui en propose deux (S1 et
S2). Il existe une traduction anglaise mixte de Quaest. 1.11a
+ b par R.W. Sharples *, une traduction anglaise de Quaest.
1.11a par M. Tweedale31, et une de Quaest. 1.11b par A.C.
Lloyd32. Des analyses de la (ou des) doctrine(s) exposée(s)

30. Cf. Alexander of Aphrodisias. Quaestiones 1.1-2.15, Trans


latee! by R.W. Sharples (Ancient Commentators on Aristotle),
Londres, Duckworth, 1992, p. 50-55.
31 . Cf. M. Tweedale, « Alexander of Aphrodisias' Views on Uni-
versals», Phronesis, 29/3 (1984), p. 286-289 [p. 279-303 pour
l'ensemble de l'article].
32. Cf. A.C. Lloyd, Form and Universal in Aristotle, Liverpool,
1980, p. 72-74.
52 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

dans Quaest. 1.11 sont proposées par Lloyd, Sharples33 et


P. Moraux 34.
3) La Quaest. 2.14 a pour titre (ou pour premières
lignes ?) : « Si les choses communes sont des concepts et si
les concepts ne sont pas des corps, le corps commun ne sera
pas un corps, puisque c'est le concept d'un corps commun,
et sa définition ne sera pas la définition d'un corps ». Elle
est traduite par Sharples 35. Elle est également traduite (en
partie) et brièvement commentée par Lloyd36.
y) La Quaest. 1.3: « Sur quelles choses portent les défi
nitions » est traduite par Sharples37 et Lloyd 38. Elle est briè
vement discutée par eux39, ainsi que dans l'article déjà cité
de M. Tweedale.
ô) La Quaest. 2.7 : « Si la matière tient son être de la
privation, en tant que non qualifiée, et de la forme, en tant
que qualifiée et figurée, qu'est-elle [en elle-même] ? », est
traduite par Sharples40.
Un certain nombre des « Apories » d'Alexandre ont été
traduites en arabe : certaines d'entre elles n'étant plus repré
sentées en Grec. Parmi ces Quaestiones conservées en ver
sion arabe, trois textes s'imposent à l'attention. Les deux
premiers (a) et (b) ont des parallèles grecs, le troisième (c)
n'existe qu'en arabe.

33. Cf. R.W. Sharples, « Alexander of Aphrodisias : scholasti-


cism and innovation », Aufstieg und Niedergang der rômischen Welt,
vol. II. 36.1, Berlin, 1987, p. 1199-1202 [p. 1176-1243 pour l'en
semble de l'article] ; « The School of Alexander », in R. Sorabji (éd.),
Aristotle Transformed, Londres, 1990, p. 101-103 [p. 83-111 pour
l'ensemble de l'article].
34. Cf. P. Moraux, Alexandre d'Aphrodise : exégète de la
noétique d'Aristote, Liège-Paris, 1942, p. 50-62.
35. Cf. Alexander of Aphrodisias. Quaestiones 1.1-2.15, éd. cit.,
p. 114-116.
36. Cf. A.C. Lloyd, Form and Universal..., p. 71 et 50.
37. Cf. Alexander ofAphrodisias..., éd. cit., p. 24-26.
38. Cf. A.C. Lloyd, Form and Universal..., p. 69-70.
39. Cf. R.W. Sharples, « Alexander of Aphrodisias : scholas-
ticism and innovation », loc. cit., p. 1199-1202 ; A.C. Lloyd, Form
and Universal..., p. 49-51 et 54-55.
40. Cf. Alexander ofAphrodisias..., éd. cit., p. 102-104.
ALEXANDRE D'APHRODISE 53

a) Traité d'Alexandre d'Aphrodise : Des choses com


munes et universelles, qu'elles ne sont pas des essences
existantes. Ce texte très bref, conservé dans le ms. Escorial
798 (olim 794), f° 87a-b, est le n° 17 de A. Dietrich41. C'est
une « version » arabe de la Quaest. 1 . 1 1 a (= a). Il a été édité
et traduit en allemand par H.-J. Ruland42.
b) Traité d'Alexandre d'Aphrodise : Que le vivant uni
versel ou bien n 'est rien, ou bien sa génération est posté
rieure. Ce texte, qui, contrairement au précédent, se présente
d'emblée comme une exégèse d'Aristote, De anima, I, 1,
402b7, est une seconde « version » arabe de la Quaest. 1.11a
(= a). C'est le n°3 de Dietrich43. Il a été édité deux fois : par
A. Badawi44, puis par H.-J. Ruland45. Badawi en a donné
une traduction française46, insérée dans sa traduction fran
çaise de Dietrich n° 2, en présentant l'ensemble comme
traité n° 3, sous le titre : « Le mobile sur une grandeur se
meut-il, au début de son mouvement, sur sa première partie,
ou non ? », titre qui correspond à celui de la Quaest. 1 .22, le
contenu correspondant quant à la lui à la Quaest. 1 .22, à la
Quaest. 1.21 et à la Quaest. 1.1 la ! Cette situation bizarre
s'explique par les particularités du manuscrit Damas, Zâhi-
riya 'Àmm 4871 suivi par Badawi où, effectivement, trois
Quaestiones distinguées en grec s'enchaînent en arabe dans

41. Cf. A. Dietrich, « Die arabische Version einer unbekannten


Schrift des Alexander von Aphrodisias iiber die Differentia
specifica », Nachr. der Akademie der Wiss. in Gôttingen, phil.-hist.
Kl., 2, 1964, p. 85-148 (spéc. p. 92-100, pour le classement des trente
titres recensés par l'auteur). Le ms. Escorial 798, f° 87a-b, est décrit
p. 97 (sans être rapproché de la Quaestio 1.11a). Le texte, jusqu'ici
inédit en français, est donné en appendice, traduit par M. Geoffroy.
42. Cf. H.-J. Ruland, « Zwei arabische Fassungen der Abhand-
lung des Alexander von Aphrodisias iiber die universalia (Quaestio I
1 la) », Nachr. der Akademie der Wiss. in Gôttingen, phil.-hist. Kl., 10,
1979, p. 253-257.
43. Cf. A. Dietrich, « Die arabische Version... », p. 94.
44. Cf. A. Badawi, Aristû 'inda l-'arab (Diràsàt islâmiyà, 7), Le
Caire, 1948, p. 279, 16-280.
45. Cf. H.-J. Ruland, « Zwei arabische Fassungen... », p. 262-267.
46. Cf. A. Badawi, La Transmission de la philosophie grecque au
monde arabe, Paris, Vrin, 1968, p. 155, 27-156. Les passages corres
pondants aux Quaest. 1.22 et 1.21 sont traduits p. 154-155.
54 L" ART DES GÉNÉRALITÉS

l'ordre Quaest. 1.22 (Badawi, p. 278-279, 5) + 1.21


(Badawi, p. 279, 5-16) + 1.1 la (Badawi, p. 279, 1 6-280) 47.
L'édition H.-J. Ruland de la partie correspondant à 1 .1 la est
sensiblement différente de la version de Badawi, comblant
les lacunes que comporte le texte et proposant quelques cor
rections et conjectures. On notera que c'est cette seconde
version (= b) de la Quaest. 1 . 1 1 a, et non le traité Des choses
communes et universelles (= a), qui a servi de base aux
études de Pinès et de Tweedale.
c) Traité d'Alexandre d'Aphrodise : réfutation de Xéno-
crate sur la [question] que l'espèce est antérieure au genre,
et antérieure à lui d'une antériorité naturelle. Ce texte, édité
par Badawi, est traduit (en anglais) et commenté dans un
article capital de S. Pinès48. Badawi en a donné une traduc
tion française, et J. Van Ess une traduction allemande49.
M. Isnardi Parente y fait également allusion50.
L'extraordinaire dispersion des matériaux alexandri-
niens relatifs aux universaux et à l'abstraction explique que
leur influence ait été si peu reconnue par les historiens de la
philosophie médiévale latine et arabe. L'extrême condensa-

47. Ces particularités ont d'ailleurs partiellement échappé à


Dietrich lui-même qui compte comme un seul texte (= Dictrich n° 2)
les passages correspondants à Quaest. 1.22 et Quaest. 1.21 (d'où le
découpage faisant commencer Dietrich n°2 p. 278 et le faisant s'ache
ver p. 279, 16). Dans la littérature récente, l'assemblage du Zâhiriya
'Àmm 4871 est décrit sous le titre de « Trilogie ». Cf. H.-J. Ruland,
« Zwei arabische Fassungen... », p. 247.
48. Cf. S. Pinès, « A New Fragment of Xenocrates and its Impli
cations », Transactions of the American Philosophical Society, New
Series, 51 (2), 1961, p. 1-34. Trad. allemande de J. Van Ess, en appen
dice à J. Kràmer, « Aristoteles und die akademische Eidolehre »,
Archivfiir Geschichte der Philosophie, 55 (1973), p. 119-187 (texte
p. 188-190].
49. Cf. J. Van Ess, « Abhandlung des Alexander von Aphrodisias,
zur Wiederlegung der Behauptung des Xenocrates, dass die Art vor
der Gattung ist und ihr auf natiirliche Weise vorgeordnet »Archiv fiir
Geschichte der Philosophie, 55 (1973), p. 188-190 (en appendice à
J. (Cramer, «Aristoteles und die akademische Eidolehre», p. 119-
187).
50. Cf. M. Isnardi Parente, Senocrate-Ermodoro-Frammenti (La
Scuola di Platone, 3), Naples, 1982, p. 350-353 (et ft. 121).
ALEXANDRE D^APHRODISE 55

tion des séquences d'arguments fournies dans les Quaestio-


nes, leur haute technicité, expliquent sans doute aussi la
nature de cette influence (qui risque, toujours, d'apparaître
ponctuelle) et le mode de sa réalisation (qui semble appeler
de lui-même une transmission par scholies ou diagrammes
ou, au moins, s'en accommoder parfaitement). Pour pouvoir
saisir les articulations de l'« épistémé alexandrinienne »,
l'historien doit donc bien tenter, comme nous l'avons dit, de
reconstruire la théorie d'Alexandre en isolant les complexes
d'arguments ou de problèmes susceptibles d'avoir fonc
tionné comme envois philosophiques des développements
ultérieurs.

L'exégèse de De anima /, 1, 402b7

Dans le De anima I, 1, Aristote dresse la liste des divers


problèmes à résoudre dans une science de l'âme, touchant la
nature même de son objet : l'âme est-elle une « réalité indi
viduelle et substantielle » (tôôe ti xal oùata) ou bien relève-
t-elle de la qualité, de la quantité ou de l'une quelconque des
autres catégories ? Se range-t-elle parmi les êtres en puis
sance ou est-elle une entéléchie ? Est-elle ou non divisible
en parties ? Toutes les âmes sont-elles de la même espèce ?
C'est parvenu en ce point qu'il ajoute « une question qu'il
faut prendre garde de ne pas omettre » : « N'y a-t-il qu'une
seule définition de l'âme, comme pour l'animal, ou, pour
chaque espèce l'âme a-t-elle une définition particulière »,
comme on pourrait le soutenir pour « le cheval, le chien,
l'homme, le dieu » (qui sont les espèces du genre animal) ?
Cette question en entraîne une autre. Si, en effet, il y avait
une définition particulière pour chaque espèce d'âme, ce qui
revient à dire, dans l'exemple choisi pour illustrer la diffi
culté, s'il y avait une définition particulière pour chaque
espèce animale, « en ce dernier cas, l'animal pris universel
lement ou bien ne serait rien ou bien serait logiquement
postérieur » - x6 ôè Cûov t6 xaGôAou fixOi oùGév èariv fj ii
arepov (402b7). Et de préciser : « De même en serait-il de
tout autre attribut commun que l'on affirmerait ».
À en juger par le ton du texte, et par la doctrine ensuite
adoptée dans le De anima, la réponse d' Aristote ne va pas
56 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

de soi. En effet, l'exemple du cheval, du chien, de l'homme,


et du dieu, devrait normalement illustrer un cas (absolument
clair) d'univocité (toutes ces entités étant les espèces du
genre (ûov). En le sollicitant dans un sens tel que chaque
espèce d'animal doive être définie séparément, comme s'il
n'y avait précisément pas de genre animal, Aristote semble
donc raisonner par l'absurde, et ne devoir répondre positi
vement à aucune des deux branches de l'alternative. Au-delà
de la question directrice - l'âme est-elle un genre dont les
différentes âmes (nutritive, désirante, sensitive, motrice,
dianoétique, intellectuelle ?) seraient les espèces coordon
nées ou les différentes âmes forment-elles une série de
« consécutifs subordonnés les uns aux autres » -, l'exemple
de l'animal, avec la formulation de 402b7, n'en fonctionne
pas moins dans la tradition interprétative antique et médié
vale comme une des réponses aristotéliciennes possibles au
problème du statut de l'universel ou, au minimum, comme
ouvrant les deux seules possibilités théoriques susceptibles
de fonder une réponse aristotélicienne argumentée. En fait,
le texte du De anima est un des lieux privilégiés par les
commentateurs pour exposer le différend Platon-Aristote,
Le. le conflit entre théorie des Idées et théorie des concepts
empiriques abstraits. C'est également l'occasion d'impliquer
le stoïcisme, soit pour l'opposer au bloc formé par Aristote-
Platon, soit pour l'assimiler à l'aristotélisme dans un com
mun (et fatal) rejet de la théorie des Idées. C'est ce que fait,
par exemple, Proclus quand il oppose la Forme (platoni
cienne) aux « concepts » (stoïciens), qu'il assimile plus ou
moins clairement à l'universel post rem (aristotélicien), et
discute en profondeur du statut des Idées (rationes substan-
tiales) par rapport aux « concepts » et aux entités « posté
rieures dans l'ordre de l'être » (ysterogenea)51.
Cette fonction de 402b7 dans l'économie de la discus
sion sur les universaux est d'autant plus importante que le
même texte oblige l'interprète à intégrer deux propriétés

51. Cf., sur ce point, In Parmenidem, lib. II, éd. C. Steel (Ancient
and Medieval Philosophy. De Wulf-Mansion Centre, Series 1, III),
Leuven, University Press-Leiden, E.J. Brill, 1982, p. 90, 79-92, 44, et
ibid., lib. IV, p. 218, 86-223, 79.
ALEXANDRE D'APHRODISE 57

ontologiques remarquables des termes ou choses coordon


nées et des termes ou choses subordonné(e)s, bien expri
mées dans cette remarque de J. Tricot :
D'autre part, le genre est dit antérieur à ses espèces coor
données, en ce que sa suppression entraîne celle des espèces,
alors que la suppression d'une espèce n'entraîne pas celle du
genre ; par contre, dans une série de termes subordonnés, le
premier est antérieur au tout, car sa suppression entraîne
celle du tout ; la série est donc postérieure, et ce qui s'af
firme en commun de tous les termes (sans être leur genre)
est aussi naturellement postérieur52.
L'apparition de la notion de suppression, dans ce
contexte, est capitale, car le rapport un-multiple, caractéris
tique d'une certaine problématique de l'universel, y ren
contre explicitement et conceptuellement le rapport tout-
parties, alimentant une autre approche, que l'on peut dire
méréologique, du problème des universaux. Dans l'état
actuel des connaissances, il semble que ce soit Alexandre
d'Aphrodise qui ait, le premier, repris et articulé l'ensemble
du dossier.
Un bon témoignage de l'intervention d'Alexandre figure
dans ses Quaestiones (préservées en grec) et dans les Traités
(préservés en arabe) qui les recoupent partiellement. Nous
examinerons ici les deux.

L 'argument d 'Alexandre
Le traité arabe Dietrich n°3 (noté par la suite « traité
3») et la quaestio (grecque) 1.11, parallèle au traité 3,
d'Alexandre contiennent, on l'a dit, une longue exégèse de
De anima I, 1, 402b7. Dans ces textes, Alexandre utilise un
argument remarquable, que nous appellerons l'« argument
de la suppression », que l'on retrouve aussi comme argu
ment du auvavaipelaGai, Le. « codisparition » ou « coanéan-
tissement », chez Porphyre et dans le néoplatonisme. L'ori
gine aristotélicienne de l'argument est évidente. Aristote
l'utilise dans les Topiques, à propos du rapport entre genres,

52. Cf. Aristote, De l'âme, trad. Tricot, p. 5, n. 1.


58 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

différences et espèces et de la distinction entre ce qui est


plus connu en soi et plus connu pour nous. C'est même par
cette notion de « destruction » qu'Aristote définit l'anté
riorité naturelle :
... une définition correcte doit définir par le genre et les dif
férences, et [...] ces déterminations appartiennent aux choses
qui sont, au sens absolu, plus connues que l'espèce et anté
rieures à elles. En effet, la suppression du genre et de la
différence entraîne celle de l'espèce, de sorte que ce sont là
des notions antérieures à l'espèce. Elles sont aussi plus
connues : car si l'espèce est connue, le genre et la différence
doivent nécessairement être connus aussi [...] tandis que si
c'est le genre ou la différence qui est connue, il ne s'ensuit
pas nécessairement que l'espèce soit connue aussi : l'espèce
est donc plus inconnue53.
La pérennité de l'argument est également incontestable.
Dans son commentaire de Catégories, 7b23, Ammonius
l'utilise, par exemple, pour traiter le problème de l'anté
riorité du connaissable sur la connaissance et du sensible sur
la sensation54. Toutefois, c'est chez Alexandre que l'argu
ment du ouvavaipeïoGai, étendu et renouvelé, est mis de
manière décisive au service de l'interprétation de De anima
I, l,402b7.
Dans la traduction d'A. Badawi, le traité 3 présente ainsi
l'argument :

53. Cf. Aristote, Topiques, VI, 4, 141b28 sqq. ; trad. J. Tricot,


p. 237. Cf. également, Métaphysique, 1059b30 sqq.
54. Cf. Ammonius, In Cal, p. 75, 20-25 ; trad. S.M. Cohen-G.B.
Matthews (Ancient Commentators on Aristotle), Londres, Duckworth,
1991, p. 88 : « The prior by nature is the one [whose destruction]
destroys (sunanairoun) [the other] along with it but which is not des-
troyed along with [the other], that is, the one which is entailed (suneis-
pheromenon) [by the other] but does not entail it, as is the case with
animal and human. "What is known would seem to be prior to know-
ledge" [= 7b23], for if there is nothing to be known there is no know-
ledge, but there can be something to be known even though there is no
knowledge. Similarly, if there is nothing to be perceived there is no
perception, but nothing prevents there being things to be perceived,
such as fire, earth, and the like, even though there is no perception. »
ALEXANDRE D'APHRODISE 59

[1] Si l'animal en tant que genre existe, il faut nécessaire


ment que l'animal existe. [2.1] Si on supprime la substance
animée et sensible, il existe l'animal en tant que genre, car il
n'est pas possible que ce qui n'existe pas existe en plusieurs.
[2.2] Si, d'autre part, on supprime l'animal en tant que genre,
il n'est pas nécessaire que la substance animée et sensible
soit supprimée, car, comme nous l'avons dit, elle peut exis
ter en un seul 55.
Tel quel, le texte est inintelligible, puisqu'il fait dire à [2.1]
le contraire exact de ce qu'Alexandre veut expliquer. Une
fois rétablie la négation oubliée par Badawï, on obtient, en
revanche, un énoncé très clair (que nous citons dans la tra
duction de M. Geoffroy, imprimée en annexe) :
[1] ... si l'animal ayant le statut de genre existe, il est néces
saire que l'animal existe. [2.1] Si l'on supprime la substance
animée et sensible, l'animal ayant le statut de genre n'exis
tera pas, puisqu'il n'est pas possible que ce qui n'existe pas
existe en plusieurs. [2.2] Par contre, si l'on supprime l'animal
ayant le statut de genre, il n'est pas nécessaire de supprimer
la substance animée, sensible, car il est possible, comme je
l'ai dit, qu'elle existe dans un seul.
Le contenu de l'argument est le suivant : [1] une pre
mière thèse affirme que, du point de vue de l'existence, la
position de l'animal en tant que genre entraîne celle de
l'animal :
3ag —» 3a
(où 'ag' désigne le genre animal et 'a' la substance animée
dotée de sensation). La suite donne deux thèses, qui portent
sur la relation des deux, envisagée du point de vue de leur
non-existence ou, plutôt, dans l'hypothèse d'une suppres
sion, alternative, de l'un ou de l'autre : [2.1] la suppression
de l'animal, Le. de la substance animée, sensible, entraîne
nécessairement avec elle celle du genre, car, par définition,
un genre « existe en plusieurs », or, s'il n'y a pas animal, il
ne peut y avoir animal en plusieurs, ce qui veut dire qu'il ne
peut y avoir animal en tant que genre ; [2.2] en revanche, la
suppression de l'animal en tant que genre n'entraîne pas

55. Cf. A. Badawi, La Transmission..., p. 156.


60 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

nécessairement celle de l'animal, Le. de la substance ani


mée, sensible, car la substance animée sensible peut « exis
ter en un seul ».
Cet argument fait suite à un développement qui mérite
lui-même l'attention. Commentant 402b7, Alexandre précise
l'alternative aristotélicienne en fonction d'une théorie de
l'universel sur laquelle nous reviendrons. Dans la version
Badawi, la reformulation alexandrinienne se présente ainsi :
... donc cet animal, en tant que genre, <1> ou bien n'est rien,
puisqu'il ne désigne pas une nature qui lui est propre mais il
est un accident et dépend de quelque chose ; - <2> ou bien il
existe, si on préfère dire qu'il existe en vue de la chose pour
laquelle il existe. Car il faut que la chose existe avant
l'accident qui lui advient.
C'est pour expliquer le second membre de l'alternative
(= <2>), qu'Alexandre entame le développement que cou
ronne l'argument de la suppression. Dans la traduction
Badawi, le membre <2> n'a plus qu'un très lointain rapport
avec son pendant aristotélicien. Mais il n'a pas plus de rap
port avec la version grecque d'Alexandre. De fait, que dit,
en réalité, la quaestio 1.117 Que l'animal en tant que genre
<1> ou bien n'est rien, car il ne possède56 aucune nature
propre, mais n'est qu'un accident qui s'ajoute à quelque
chose (de l'extérieur) w ; <2> ou bien, si l'on maintient que ce
qui existe ainsi existe (vraiment), qu'il n'en est (pas moins)
postérieur à ce à quoi il appartient - car, nécessairement,
une chose est antérieure en relation à ce qui lui appartient58.
L'alternative est donc simple : soit le genre n'est rien, soit il

56. « Possède » est la leçon de Quaest. 1 . 1 1 b, « désigne » ou


« signifie » est celle de 1.11a (que l'on retrouve dans le texte arabe).
57. Littéralement qui « naît après », « se produit à la suite de »,
« survient », etc. Grec : èmytyvouxxi.
58. Cf. trad. R.W. Sharples, in Alexander of Aphrodisias.
Quaestiones 1.1-2.15, loc. cit., p. 53-54 : « So this living creature as
the genus either is nothing, since it possesses no proper nature of its
own but is an accident that supervenes on some thing ; or, even if
someone should say that what exists in this way does exist, [none the
less] it will be posterior to that to which it applies. For the thing [itself]
must be primary in relation to that which attaches to it. »
ALEXANDRE D' APHRODISE 61

est quelque chose, mais quelque chose de « postérieur ».


C'est ce point qu'explique la suite du texte.
Que l'universel soit postérieur à la chose (même) est
clair, et se prouve ainsi : <a> l'existence de l'animal n'im
plique pas nécessairement celle de l'animal en tant que
genre, car, puisque l'universalité n'est pas (un constituant)
de l'être de l'animal, il pourrait n'exister, hypothétiquement,
qu'un (seul) animal, tandis que si l'animal en tant que genre
existe, l'animal, nécessairement, existe (= traité 3, thèse [1]).
Mais <b> si 'l'être animé doté de sensation' est supprimé,
l'animal en tant que genre n'existera pas, car il n'est pas
possible à ce qui n'est pas d'être en plusieurs59 (= traité 3,
thèse [2.1]), tandis que si l'animal en tant que genre est sup
primé, il n'est pas nécessaire que 'l'être animé doté de sen
sation' soit supprimé, car 'l'être animé doté de sensation'
peut exister en un seul (individu = traité 3, thèse [2.2]).
Le terme 'animal', utilisé en <a>, et l'expression 'l'être
animé doté de sensation', utilisée en <b>, étant équivalents,
on peut donc poser les quatre relations suivantes (où (3a)
désigne 'l'existence de l'animal' ; (3ag) 'l'existence de
l'animal en tant que genre' ; —i (3a) 'la suppression de
l'animal' et —i (Bag) 'la suppression de l'animal en tant que
genre') :
-, N [(3a) -> (3ag)]
N [(3ag) -> (3a)]
N H (3a) ->^ (3ag)]
^N[-,(3ag)->M3a)]
On peut être tenté de rejeter ici l'assimilation que nous
faisons entre 'l'animal' en <a> et 'l'être animé doté de sensa
tion' en <b>. Nous y voyons plutôt une anticipation de la dis
tinction porphyrienne entre différence constitutive et diffé
rence diviseuse, telle qu'elle apparaît dans VIsagoge, III, 8 :

59. La correction proposée par Sharples, Le. « car il n'est pas


possible à ce qui est d'être en plusieurs [qui ne sont pas] », est inutile.
Alexandre veut dire que si 'l'être animé doté de sensation' n'est pas, il
ne peut y avoir de genre animal, c'esl-à-dire d'être en plusieurs pour
l'animal (ce qui va de soi : s'il n'y a rien qui soit 'l'être animé doté de
sensation', ce rien ne peut être en rien). L'« être en plusieurs » est ici
la marque distinctive, définitionnelle, du genre.
62 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

... les différences par soi qui concernent l'animal sont :


'animé' et 'doté de sensation', 'doté de raison' et 'dépourvu
de raison', 'mortel' et 'immortel', les différences 'animé' et
'doté de sensation' font exister l'essence de l'animal (l'ani
mal est, en effet, une essence animée dotée de sensation),
tandis que celle de 'mortel et immortel' et celle de 'doté de
raison et dépourvu de raison' sont les différences qui divi
sent l'animal : c'est en effet par le moyen [de ces diffé
rences] que nous divisons les genres en espèces.
C'est à ce passage que se réfère Porphyre en VIII, 4,
quand il écrit que « même si on anéantit toutes » les dif
férences (de l'animal) - Le. toutes celles qui divisent l'ani
mal -, « on peut encore se représenter une substance
animée, dotée de sensation (oùata ë|jn|>uxoç aïaGrjtixri),
c'est-à-dire, on l'a vu, l'animal (t6 CÇov) » :
Isagoge, VIII, 4 : En outre, les genres sont antérieurs aux
différences qui sont sous eux, c'est pourquoi ils s'anéan
tissent en même temps que les différences, mais ne sont pas
anéantis par leur disparition ; en effet, si 'animal' est
anéanti, est anéanti du même coup 'le doté de raison' et 'le
dépourvu de raison', mais les différences n'entraînent pas de
la même façon l'anéantissement du genre : en effet, même si
on les anéantissait toutes, on peut encore se représenter une
substance animée, dotée de sensation, c'est-à-dire, on l'a vu,
l'animal60.
La formulation porphyrienne de la définition de l'animal
- une essence animée dotée de sensation - permet de bien
comprendre le point <b> : il n'y a genre animal que s'il y a
présence d'un certain type d'essence, l'oùata Ep.ipuxoç.
aia6r)xixf), en une pluralité d'individus ; mais il pourrait y
avoir animal, s'il n'y avait qu'un seul individu participant
cette essence, ce qu'exprime parfaitement la thèse
d'Alexandre posant que l'anéantissement de l'animal en tant

60. Cf. Porphyre, Isagoge, trad. A. de Libera et A.-Ph. Segonds,


loc. cit., p. 18 : "En tô: p£v yévr) npôtepa tûv ûtt' aùtÔ ôioujxjpûv, ôi6
CTWvavaipet piv aùxàç, où cruvavaipeltai ôé - àvaipeGévroç y&P to\J
C<jou CTuvavaipeitai t6 Xoyix6v xal tô ôXoyov. Aï ôè ôia<f>opal oùxén
auvavaipoOai t6 yévoç - xfiv yôp nacrai àvaipeGùaiv, oùala £p.i|n>xoç
aJaGrrrixf) èmvoeitai, fynç fiv t6 £c3ov.
ALEXANDRE D'APHRODISE 63

que genre n'implique pas nécessairement celle de 'l'être


animé doté de sensation'.

Existence et suppression selon Porphyre


La distinction entre existence et suppression, qui appa
raît sous la plume d'Alexandre, est élevée par Porphyre au
rang d'un instrument méthodique. Les deux notions inter
viennent fréquemment dans YIsagoge, sous la forme de
deux arguments complémentaires, que nous appelons res
pectivement l'« argument de l'existence » et l'« argument de
la suppression ».
L'argument de l'existence intervient, par exemple, en X,
3, où Porphyre affirme qu'il ne peut y avoir espèce sans
genre, bien qu'il puisse y avoir genre sans espèces : xal
e'i'ôouç piv ovtoç nàvxuç ëcm xal yévoç, yévouç ôè ôvtoç
où nàvxoç ëaxi xal t6 eïôoç. Cela revient à dire qu'il y a
une relation de présupposition d'existence entre l'espèce et
le genre (l'existence de l'espèce présuppose celle du genre),
mais qu'il n'y a pas de relation d'implication d'existence du
genre aux espèces (l'existence d'un genre n'implique pas
celle de ses espèces).
L'Isagoge recourt plus volontiers à l'argument de la
suppression qu'à l'argument de l'existence. Il apparaît sous
une forme très claire en VIII, 4, mais il est utilisé aussi en
VII, 3, pour spécifier la relation des genres ou des diffé
rences avec les espèces, en XII, 5, pour spécifier celle des
propres avec les genres et, de nouveau, en XVI, 3, pour spé
cifier celle des différences avec les espèces.
Isagoge, VII, 3 : Ils ont encore en commun le fait que, si est
anéanti le genre ou la différence, sont aussi anéanties les
espèces sous le genre et la différence : de même, en effet,
que s'il n'y a pas animal, il n'y a pas cheval ni homme, de
même s'il n'y a pas 'doté de raison', il n'y aura pas non plus
d'animal usant de la raison61.

61. Op. cit., p. 17 : Koiv6v ôè xal tô àvaipeGévToç fi toO yévouç fl


toc 5iac{>opâç àvaipetaGai ta ùn' aùTa - ûç y&P p.f) bvToç (ûou oùx
&mv irtnoç oùôè avGponoç, oUtuç p.f) ôvToç XoyixoO oùôèv ëcrcai CQov
t6 xpwpsvov Xàyij).
64 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

Isagoge, XII, 5 : En outre, les propres s'ils sont supprimés,


n'entraînent pas la disparition des genres, tandis que les
genres, s'ils sont supprimés, entraînent la disparition des
espèces, dont ces propres sont les propres ; par conséquent,
si [les sujets] dont les propres sont les propres viennent à
disparaître, les propres aussi viennent à disparaître62.
Isagoge, XVI, 3 : En outre, la différence est antérieure à
l'espèce qu'elle constitue. En effet, si l'on supprime 'doté de
raison' on supprime du même coup l'homme, mais si l'on
supprime 'homme', on ne supprime pas du même coup 'doté
de raison', puisqu'il y a encore le dieu63.
Dans son commentaire des Catégories « par questions et
réponses », Porphyre explique clairement la structure
logique des deux arguments de l'existence et de la suppres
sion, la relation qui les lie l'un à l'autre, et la fonction qui
leur revient dans la détermination des rapports d'antériorité
et de postériorité.
Antérieur^ : une entité X est antérieure à une autre Y si la
suppression de X supprime Y avec X et que la suppression
de Y ne supprime pas Y avec X.
Antérieur en suppressionjéf. : une entité X est antérieure en
suppression à une entité Y si la suppression de X supprime
Y et que la suppression de Y ne supprime pas X.
Postérieurdéf : une entité Z est postérieure à une entité X si
quand Z existe, il est nécessaire que X existe et si, quand X
existe, il n'est pas nécessaire que Z existe.
Postérieur en existencedéf. : une entité Z est postérieure en
existence à une entité X si l'existence de Z implique néces
sairement celle de X, et si, l'existence de X n'implique pas
nécessairement celle de Z
Ainsi la relation entre existence et suppression est
e : ce qui supprime avec soi autre chose sans être sup-

2. Ibid., p. 20 : "Eti t& p.èv ïôia àvatpoû|ieva où auvavaipei toi


to: ôè yivr) àvaipotyieva auvavaipeï tôt eïôn, &v èoriv ïôia, uote
jv è<mv ïôia àvaipoup.évwv xal aùràt CTuvavaipelxoi.
^Ibid., p. 23 : "Eti o ôio«J>opài npotépa xoO xax' aùxfiv eïôouç-
7 y&P tô Xoyixbv àvaipeGèv tôv ôvGpunov, ô ôè âvBpwnoç
oùx àvyjpnxev tô Xoyixôv, ôVroç Geo0.

i
ALEXANDRE D'APHRODISE 65

primé par la suppression de cette chose est antérieur ; ce qui


« introduit » (dans l'existence) une autre chose sans être
« introduit » (dans l'existence) par cette autre chose est
nécessairement postérieur (Busse, p. 118, 20-1 19, 5). Autre
ment dit, en une formule :
Si X est antérieur à Y en suppression, Y est postérieur à X
en existence. Si Y est postérieur à X en existence, X est
antérieur à Y en suppression.
Les exemples fournis par Porphyre pour illustrer cette
relation sont ceux de la monade et de la dyade, utilisés par
Aristote en Catégories, 14a 19-30, dans son analyse de ce
qui n'est pas réciprocable quant à l'implication d'existence.
La suppression de la monade entraîne celle de la dyade
La suppression de la dyade n'entraîne pas celle de la monade
Donc, la monade est antérieure (en suppression) à la dyade.
L'existence de la dyade implique nécessairement celle de la
monade
L'existence de la monade n'implique pas nécessairement
celle de la dyade
Donc, la dyade est postérieure (en existence) à la monade
Sur cette base, on peut dire, en transposant, que,
s'agissant des universaux :
a. l'existence de l'espèce implique celle du genre ; l'exis
tence du genre n'implique pas nécessairement celle de
l'espèce ; donc, l'espèce est postérieure (en existence) au
genre (Isagoge, X, 3)
b. le genre est antérieur (en suppression) à l'espèce (Isagoge,
VII, 3)
c. la différence est antérieure (en suppression) à l'espèce
(Isagoge, VII, 3 et XVI, 3)
d. le genre est antérieur (en suppression) au propre (Isagoge,
XII, 5)
On notera que Porphyre ne se demande pas si la sup
pression de toutes les espèces entraînerait celle du genre. La
théorie est donc incomplète : b stipule que la suppression du
genre entraîne celle de l'espèce, et l'on peut supposer que la
suppression d'une espèce n'entraîne pas celle du genre, mais
Porphyre ne dit rien du rapport de suppression engagé au
66 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

niveau de la totalité des espèces. Les caractéristiques de la


théorie de Porphyre éclairent en partie le problème affronté
dans le débat Sharples-Lloyd à propos de l'antériorité du
genre sur les espèces et les individus. C'est, en tout cas,
l'argument de la suppression, popularisé au Moyen Âge par
VIsagoge de Porphyre et les commentaires de Boèce, qu'uti
lise, sur ce point brûlant, Alexandre dans la quaestio 1.11.

Le débat Sharples-Lloyd
La quaestio 1.11 (dans les versions grecques 1.11a et
1 .1 lb) se conclut sur un paragraphe de quelques lignes (noté
par la suite PFS2) rejeté comme inauthentique par Lloyd,
qui ne peut admettre du point de vue d'Alexandre la thèse
antiaristotélicienne (notée par la suite ThPFS2) qu'il semble
véhiculer en accordant « à la nature universelle une inaccep
table priorité sur le particulier ». L'interprétation de Lloyd
ayant été critiquée par Sharples, et la quaestio 1.11 ayant
fait l'objet d'une abondante littérature, il est souhaitable de
reprendre ici l'ensemble du dossier.
La première version de la quaestio 1.11 (= 1.11a)
contient une seule solution (= S2) au problème posé (Que
signifie la parole d'Aristote dans le premier livre de
L'Âme : « L'animal pris universellement (tô ôè Cûov xb
xaGôXou) ou bien n'est rien ou bien est postérieur (vate-
pov) » ; Sharples, p. 50 : « What is meant by the saying in
the first book On the Soul [that] "the living creature that is
universal is either nothing or posterior"64. » Une autre
solution (=S1), non exposée, est simplement mentionnée
comme figurant dans le commentaire (aujourd'hui perdu)
d'Alexandre sur le De anima. La seconde version de 1.11
(= 1.1 lb) donne, en revanche, les deux solutions in extenso
(tout en confirmant au passage l'existence de S1 dans le
commentaire sur le De anima). Selon Sharples, ces deux

64. Le texte arabe de la question 1.11a existe, à son tour, en deux


versions : le traité n° 17 de Dietrich, traduit en allemand par Ruland, et
le traité 3 traduit par Badawi. Nous examinons plus loin la version
arabe de S2, traduite par Badawi.
ALEXANDRE D'APHRODISE 67

solutions sont les suivantes (dans l'ordre d'exposition de


1.11b):
51 (1.1 lb, Bruns, p. 22, 23-23, 21) : L'universel est posté
rieur, dans la mesure où il n'y a pas de genre antérieur pour
les choses qui forment une séquence ordonnée, comme, par
exemple, les facultés de l'âme possédées par les différents
vivants animés.
52 (1.11b, Bruns, p. 22, 23-23, 21 = 1.11a, Bruns, p. 21, 19-
22, 20) : L'universel est postérieur aux choses qui se rangent
sous lui, dans la mesure où, s'il n'existe qu'une seule exem-
plification [angl. instantiation] d'une certaine nature, cette
nature existe, sans pour autant exister à titre d'universel,
tandis que, s'il n'y a aucune exemplification de cette nature,
l'universel correspondant n'existe pas65.
S1 n'étant qu'une paraphrase d'Aristote, seule S2 pré
sente un véritable intérêt. Cette solution nous invite à recon
naître : a) qu'une nature comme animal existe, même s'il
n'existe qu'un seul animal individuel ; b) qu'il en va de
même pour une nature comme homme, exemplifiée par un
seul individu ; c) qu'il en est également ainsi pour une
nature comme animal, exemplifiée par une seule espèce. La
mono-exemplification ne compromet pas l'existence de la
nature, ce que compromet la mono-exemplification, c'est,
semble-t-il, seulement l'existence de la nature en tant
qu'universelle. Pour Moraux, S1 est la solution authentique
d'Alexandre, S2, une solution due à un de ses élèves, même
si c'est une bonne interprétation de la thèse d'Aristote sur
les universaux, en général * Sharples note toutefois, à juste
titre, que S2 a des parallèles dans d'autres textes (authen
tifiés) d'Alexandre, spécialement dans la quaestio 1.3, sur
laquelle nous revenons plus bas. Lloyd est, on l'a dit, d'un
autre avis. Cependant, ce n'est pas sur S2 en général qu'il
jette la suspicion, mais avant tout sur la partie finale de S2

65. Cf. Alexandre d'Aphrodise, op. cit., trad. Sharples, p. 101 :


« The nature of the kind does indeed exist but need not exist as a
universel, that is in more than one instantiation, while on the other
hand the universal will not (for a Peripatetic) exist if there are no
instantiations of it at all ».
66. Cf. P. Moraux, Alexandre d'Aphrodise..., p. 50-62.
68 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

(PFS2 = Bruns, p. 24, 16 sqq.), la thèse qu'exposent les


dernières lignes du texte étant, à ses yeux, incompatible avec
ce que l'on sait d'Alexandre. Comment arbitrer ?
Selon Sharples, la thèse finale de S2 (= ThPFS2) peut
être ainsi exprimée : Yuniversel est postérieur à la nature à
laquelle échoit l'universalité, mais il est antérieur à chacun
des individus particuliers qui lui sont subordonnés, supposé
qu'il existe une telle pluralité67. Cette interprétation, très
élégante, suppose chez Alexandre une distinction claire
entre : la nature ; la même nature, mais universelle (ou
« rendue universelle » ou « en tant qu'universelle ») ; les
particuliers. Selon Sharples, on a de bonnes raisons de pen
ser qu'Alexandre fait cette distinction ailleurs qu'en S2 et
qu'il admet, entre les termes distingués, la relation d'ordre
suivante (où '<' signifie « antérieur à ») : nature < nature
universelle < particuliers.
Le problème de l'historien est de déterminer si cette
relation est compatible avec le reste des doctrines
d'Alexandre, en elles-mêmes et telles qu'elles ont été
reçues, unanimement, dans l'Antiquité tardive - i.e. comme
affirmant, sans distinction, que Vuniversel est (de quelque
nom qu'on l'appelle) postérieur aux particuliers68. Selon
Sharples, les critiques adressées par Simplicius ou Dexippe
aux doctrines habituelles d'Alexandre, quand ils accusent ce
dernier d'interpréter à tort l'universel comme postérieur aux

67. Cf. R.W. Sharples, « The School of Alexander ? », in


R. Sorabji (éd.), Aristotle Transformed, Londres, 1990, p. 102.
68. Nous laissons évidemment de côté les textes d'Alexandre
ouvertement destinés à désamorcer le conflit, notamment le passage
d' In Metaph. 5, chap. 11, p. 386, 25-30 (sur les divers sens d'« anté
rieur » et de « postérieur »), expliquant pourquoi l'on peut dire à la
fois que les universaux et les particuliers sont « antérieurs », ceux-ci
l'étant au niveau de la perception sensible, ceux-là l'étant dans leur
formule (Xôyoç) et en nature. Cf. trad. W.E. Dooley, On Aristotle
Metaph. 5 (Ancient Commentators on Aristotle), Londres, Duckworth,
1993, p. 62-63 : « ...universals are prior in their formula, and they are
also prior without qualification by nature (for through them [we have]
the sciences) ; but in sense perception particulars are prior, and they
seem to possess priority so far as we are concerned, but they are not
prior without qualification. According to this meaning of 'prior', then,
both universals and the objects of sense perception will be prior. »
ALEXANDRE D'APHRODISE • 69

particuliers ne prouvent rien quant à l'inauthenticité de


PFS2. Qu'Alexandre, en bon aristotélicien, affirme en géné
ral que l'universel est postérieur aux particuliers n'implique
pas, en effet, qu'il n'ait pas aussi reconnu ou pu reconnaître
dans quelques textes (par exemple PFS2) une certaine forme
d'antériorité de l'universel. Ce que les critiques de Simpli-
cius ou Dexippe suggèrent, c'est seulement que, n'admettant
pas qu'un universel existe s'il n'a aucune exemplification,
Alexandre ne reconnaît pas la bonne forme d'antériorité de
l'universel, celle que professe, justement, selon Simplicius,
le platonisme. Second argument de Sharples en faveur de
l'authenticité de S2 et de PFS2 : bien comprise, PFS2 n'est
ni paradoxale ni antiaristotélicienne. Le seul vrai problème
est de concilier les nombreux textes d'Alexandre affirmant
que les universaux sont créés par l'esprit et ceux qui,
comme S2 (si S2 n'est pas un hapax), affirment que ce que
Sharples appelle une « nature générique » ou « spécifique »,
dès lors qu'elle est exemplifiée, est antérieure à chaque
membre individuel de son extension, pris avec ses accidents.
Ainsi formulée, la question semble devoir nécessairement
déboucher sur l'hypothèse d'une évolution de la pensée
d'Alexandre ou, au moins, sur l'existence de vues rivales
juxtaposées par ses élèves dans le texte de certaines « apo-
ries ». Ces hypothèses, qui, notons-le au passage, ne tiennent
pas compte de la différence supposée cardinale entre la
nature (« pure ») et la même nature « en tant qu'univer
selle », sont-elles obligatoires ? Ce n'est pas sûr. Revenons
donc aux textes.

Un imbroglio herméneutique :
l'explication finale de 402b7 dans la quaestio 1.11

On peut résumer ainsi PFS2 telle qu'elle est transmise


dans les versions grecques de 1.11. Alexandre vient d'établir
en S1 (Le. en 1.1 1b, « à la manière du commentaire » du De
anima aujourd'hui perdu), puis en S2 (Le. en 1 .1 1 a et 1.11b,
en quel sens Aristote est fondé à soutenir que to ôè CÇov tô
xaGôXou, i.e., selon les trois traductions françaises habi
tuelles de 402b7, Vanimal pris universellement (Barbotin)
70 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

ou l'animal en général (Tricot) ou l'animal dans sa généra


lité (Bodéùs), n'étant pas rien, est « postérieur » (= ThDan).
C'est là que commence PFS2, c'est-à-dire l'argumentation
en faveur de la thèse finale de S2 (= ThPFS2) dont Lloyd
rejette l'authenticité. Cette séquence comprend trois argu
ments, numérotés ici /a1/, /a2/, /a3/. Puisque c'est son inter
prétation qui est en cause dans le débat avec Lloyd, considé
rons la traduction du passage par Sharples :
But, being posterior to the thing to which it attaches
[= ThDan], conversely [ThPFS2] it itselfcornes to be primary
in relation to each ofthe things that are particular and Ifall]
under it ; for /a1/ being a genus consists in being predicated
of many and differing things, while being a particular is
being, along with many [other] things, under some one
thing, either genus or species. And for this reason, /a2/ when
one of the things that fall under what is common is done
away with, what is common is not done away with along
with it, since it is in several [individuals] ; but /a3/ if what is
common were done away with, none of the things that fall
under what is common would exist, since their being consists
in possessing it in themselves w.

On peut résumer ainsi la lecture de Sharples : étant pos


térieur à la chose à laquelle il est attaché (= ThDan) « il », à
savoir, normalement, tô ôè CQov tô xaGôAou, l'animal uni
versel, est, inversement, antérieur relativement à chacune
des choses particulières qui sont sous lui (= ThPFS2), car
/a1/ être un genre c'est se prédiquer de plusieurs choses dif
férentes, tandis qu'être un particulier, c'est être, avec une
pluralité d'autres choses, « sous » (subordonné à) une
(seule) chose, genre ou espèce. C'est pourquoi /a2/ la sup
pression d'une des choses subordonnées à ce qui est com
mun (à toutes) n'implique pas celle de ce qui est commun,
car ce qui est commun est en plusieurs, tandis que /a3/ la
suppression de ce qui est commun entraîne celle de toutes
les choses qui sont sous lui, car l'être de ces choses consiste
à avoir ce commun en elles.
ThPFS2 est la thèse que Lloyd rejette comme anti
aristotélicienne et antialexandrinienne. En l'affaire, ce n'est

69. Cf. Alexandre d'Aphrodise, op. cit., trad. Sharples, p. 54-55.


ALEXANDRE D'APHRODISE 71

évidemment pas /ai/ qui peut être en cause, la définition


aristotélicienne la plus courante du genre étant précisément
d'être ce qui est prédicable de plusieurs choses différant par
l'espèce (et à travers les espèces, de plusieurs choses diffé
rant aussi par le nombre).
df Genre : révoç taxi xb xaxài nXeiôvuv xal ôia<j>epôvxwv xû
eïôei èv xû xl taxi xaxnYopoûtievov (Est genre ce qui est
prédicable de plusieurs différant par l'espèce, relativement à
la question : « Qu'est-ce que c'est ? ») TO.
Transi. Boethii : Genus autem est quod de pluribus et dif-
ferentibus specie in eo quod quid est praedicatur11.

Ce qui est en cause dans ThPFS2, c'est l'affirmation que


l'animal universel, le genre, est antérieur à ce qui est sous
lui, autrement dit, le type de déclaration que l'on retrouve
dans VIsagoge de Porphyre, IX, 1-2, Le. : «Le genre et
l'espèce ont en commun d'être [...] prédiqués de plusieurs
[= /ai/]. [...] Ils ont encore en commun d'être antérieurs à ce
dont ils sont prédiqués [= ThPFS2] ». En fait, une affir
mation qui paraît bien banale, et qui correspond à la loi
générale, aristotélicienne, exprimée par Porphyre en Isa-
goge, II, 14 :
[Le genre] le plus général se dit de tous les genres, de toutes
les espèces et de tous les individus qui sont sous lui ; le
genre qui est antérieur à l'espèce spécialissime, de toutes les
espèces spécialissimes et des individus ; l'espèce qui n'est
qu'espèce, de tous les individus, et enfin, l'individu d'un
seul d'entre les particuliers72.

70. Cf. Aristote, Topiques, I, 5, 102a31-32; trad. Brunschwig,


p. 7 : « Est genre un attribut qui appartient en leur essence à plusieurs
choses spécifiquement différentes » ; trad. Tricot, p. 12 : « Le genre
est ce qui est attribué essentiellement à des choses multiples et diffé
rant spécifiquement entre elles. »
71. Cf. Transi. Boethii, in Aristoteles Latinus, V, 1-3, Topica, éd.
Minio-Paluello, Bruxelles-Paris, Desclée de Brouwer, 1969, p. 10,
14-15.
72. Cf. trad. Libera et Segonds, p. 9. Que cette loi soit aristotéli
cienne est pour nous clair : Porphyre y développe, en effet, les indica
tions de Cat., 5, 3a37-39. Sur ce point, cf. notre « Introduction » à
Porphyre, Isagoge, p. XCV-XCVI.
72 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Qu'y a-t-il donc de si antiaristotélicien dans ThPFS2 ?


Serait-ce l'interprétation de /a1/, que nous n'entendons pas
comme il le faudrait, ou le recours à l'« argument de la sup
pression » en ls2J et /a3/, qui, tel qu'il est, exclut de donner
un sens péripatéticien orthodoxe à l'ensemble du para
graphe ? Avant de nous prononcer sur ce point, un obstacle
de taille se dresse sur notre route : la totale discrépance
entre la version grecque de PFS2, traduite par Sharples, et la
version arabe du traité 3 de Dietrich, traduite par Badawi.
Dans la traduction Badawi, PFS2 se présente ainsi.
... Aristote dit que l'animal universel ou bien n'est rien, ou
bien il existe secondement aux choses pour lesquelles il
existe, [ThPFS2] il existerait donc secondement à la chose à
laquelle il advient, et il serait [...] lui-même premier par
rapport à tout ce qui est inclus en lui. En effet, /a1/ en tant
que genre, il se dit de plusieurs, et en tant que particulier, il
peut exister avec plusieurs sous un même genre ou une
même espèce. C'est pourquoi laZI si on supprime l'une des
choses qui sont subsumées sous le général, le général n'est
pas supprimé pour autant, car il existe en plusieurs. Mais /a3/
si le [général] est supprimé, aucune des choses qui sont
subsumées par lui et dont l'existence est en fonction de
l'existence en elles de ce général n'existera non plus73.
Dans cette version, /a1/ stipule que l'(animal) universel
se prédique de plusieurs en tant que genre, mais peut exister
en tant que particulier au côté d'autres particuliers. Cette
affirmation surprenante signifie sans doute qu'en tant que
genre l'animal universel peut être, à son tour, subsumé par
un genre plus élevé. C'est une thèse très différente de celle
de la version grecque, qui, selon Sharples, explique que
l'universel est antérieur à chaque particulier pris un à un, car
il se prédique de choses différentes, contrairement au parti
culier, qui est subordonné avec d'autres particuliers à un
seul (genre ou espèce). L'argument /a2/ est également diffé
rent de la version Sharples, puisqu'il soutient que la sup
pression d'une des choses subsumées par le général n'en
traîne pas celle du général (alors que la version Sharples
pose que la suppression d'une des choses subordonnées à ce

73. Cf. A. Badawi, La Transmission..., p. 156.


ALEXANDRE D'APHRODISE 73

qui est commun n'implique pas celle de ce qui est commun).


De même, /a3/ parle de la suppression du général (si l'on
suit la conjecture de Badawi), qui entraîne celle de tout ce
qu'il subsume (alors que la version Sharples parle à nouveau
de la suppression de ce qui est commun).
Si S2 repose sur une distinction entre nature et nature
universelle ou, comme nous l'avons dit plus haut, entre
l'animal (= a) et l'animal universel ou générique (= ag), le
moins que l'on puisse dire est que ThPFS2 semble un
appendice à la fois inutile et incertain, ambigu, en tout cas,
puis, d'une part, que la version grecque fait intervenir une
entité, l'animal commun, dont on peut se demander si elle
correspond à l'animal comme nature ou à l'animal en tant
qu'universel (= genre), et que, d'autre part, la traduction
Badawi de la version arabe parle du général.
Dans la version Badawi, /a2/ et /a3/, notés pour la cir
constance 7a2/ et 7a3/, peuvent être formulés comme suit
(désignant par [3a/1 & 3a/2 & ... 3a/'n] l'existence des ani
maux individuels) :
-. [-, (3a/1) v -. (3a/2) v -, (3a/'n) -» -, (3ag)]
-, (3ag) -> -, [(3a/1) & (3aP) & ... ( 3a/«)]
Comment comprendre ces deux affirmations ? Vont-
elles au-delà de ce que l'on sait des thèses d'Alexandre ?
Sont-elles compatibles avec ce qu'il dit non du rapport du
genre aux espèces, mais du genre à la nature, autrement dit,
avec :
N [-, (3a) -> -, (3ag)]
-iNH(3a£)-»M3a)]?
La véritable difficulté est 7a3/, thèse standard du néo
platonisme, qui, pour le moins, détonne chez Alexandre. De
fait, à bien y regarder, 7a3/ est même la seule affirmation
qui contredise une thèse explicite du philosophe d'Aphro-
dise. Il s'agit de la thèse, formulée dans VÉpître en réponse
à Xénocrate (= ThXen), affirmant :
ThXen : Les espèces ne sont d'aucune façon supprimées par
la suppression de l'animal générique74.

74. Cf. Cf. Épître d'Alexandre d'Aphrodise en réponse à


Xénocrate, trad. S. Pinès, in « A New Fragment of Xenocrates... »,
74 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

ThXen est l'exacte négation de */a3/. Dans ces condi


tions, il semble qu'il faille rejeter l'authenticité de PFS2 non
pour la raison qu'indique Lloyd (l'irrecevabilité de ThPFS2),
mais pour le simple fait qu'un même auteur ne peut raison
nablement soutenir à la fois 7a3/ et ThXen.
Sharples, qui plaide pour l'orthodoxie du passage contre
Lloyd, n'a réellement en tête que le statut de S2. Sa défense
est donc fondée sur une stratégie large : il n'y a, dit-il, aucun
paradoxe à soutenir, d'une part, que « la nature spécifique
de l'homme existerait même si elle n'était "exemplifiée"
qu'en un seul individu » - autrement dit qu'elle existerait
sans être un universel - et, d'autre part, que la nature
d'homme est, en tant qu'espèce, antérieure à tous les indi
vidus humains pris avec leurs accidents individuels. Ici
Sharples marque incontestablement un point. Mais l'explica
tion qu'il donne est peu satisfaisante. Pour lui, PFS2 signifie
(ou s'inscrit dans) la position la plus générale d'Alexandre,
qui est antiplatonicienne. Ce qu'il faut retenir de cette posi
tion, c'est : IAI que la nature générique d'animal existe, mais
pas comme genre, s'il n'existe qu'une seule espèce d'ani
maux, et IBI qu'elle ne dépend de l'existence d'aucune
espèce particulière. Selon Sharples, ces deux thèses sont
foncièrement distinctes de la position platonicienne, qui sou
tient que la nature spécifique de l'homme existerait même
s'il n'existait aucun individu humain ou que la nature
générique d'animal existerait même s'il n'existait aucune
espèce animale. S2 ne contredit donc pas la position péripa
téticienne. On ne peut que souscrire à ces remarques sur IAI
et IBI. Mais elles ne règlent en rien le problème posé par
7ai/,7a2/,7a3/ ni la contradiction criante existant entre 7a3/
et ThXen.
Que la thèse de Sharples sur IAI et IBI soit fondée est,
selon nous, évident. De même, il est clair que la combi
naison de IAI et de IBI situe bien à la fois l'originalité
d'Alexandre face au platonisme et sa fidélité à Aristote. Tel
•jcprime dans IAI et IBI, Alexandre nous paraît tenter

•ecies are by no mcans done away with through doing


generic animal. »
ALEXANDRE D'APHRODISE 75

de faire simultanément droit à deux exigences fonda


mentales.
La première vient d'Aristote. Comme le dit le De
anima, la notion étant la « forme » de la chose, elle est
« nécessairement engagée dans une matière donnée, si elle
est [réelle] » : 'O pèv y&P Aôyoç eTôoç tov5 npàyii-axoç,
àvàyxrj ô' eTvai toOtov èv v5Xt) toioiôé, et ëoxai75. Aucune
notion, aucun Xôyoç - par exemple celui d'animal, Le. une
'essence animée dotée de sensation' - ne peut donc être,
c'est-à-dire être l'eTôoç de quoi que ce soit, si elle n'est
réalisée dans aucune matière. Pareille notion, cependant, et
c'est la seconde exigence, reste distincte de l'universel qui
lui correspond, ou plutôt d'elle-même en tant qu'universelle,
par le fait même que l'universalité lui est un accident.
En d'autres mots, Alexandre, s'il est bien l'auteur de S2
et de PFS2 (et rien n'interdit de le penser sinon 7a3/) sou
tient à la fois que l'animal - ou, comme dit Aristote, la
notion d'animal - n'existe qu'en tant que réalisé dans un
individu au moins, et que cet animal, du seul fait qu'il est
réalisable en un seul individu, n'est pas de soi universel, ce
qui revient à dire que l'universalité ne fait pas partie de son
« essence ». En somme, il n'y a rien d'universel dans la
notion d'une ovaia e^uxoç aîaGrjxixrj, c'est-à-dire, dans la
notion de l'animal (t6 CÇov) ; mais cette notion n'est réelle,
elle n'« existe », bref elle n'est l'oùata qu'elle est, qu'en
étant réalisée dans un corps.
Il n'y a donc pas contradiction, mais complémentarité
entre la thèse affirmant qu'une « forme » n'est pas sans une
matière et celle stipulant qu'une « forme » n'est pas en elle-
même, mais seulement par accident, universelle. En fait,
cela revient à dire que, pour un aristotélicien, toute forme est
forme d'une matière (ou dans une matière) et n'est univer
selle qu'à titre « postérieur ». En termes scolastiques, la
thèse d'Alexandre est que l'eTôoç ne peut être qu'm re, en
tant que nature, et post rem, en tant qu'universel, mais qu'il
n'est pas ante rem, au sens platonicien, c'est-à-dire existant
de soi séparément de toute matière.

75. Cf. Aristote, De anima, 1, 1, 403b2-3.


76 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Résumons. Dans le système formé par les quatre infé-


rences réglant habituellement le rapport entre Vanimal et
Vanimal en tant que genre du point de vue de l'existence et
de la suppression, et celles définissant ici le rapport de
Vanimal en tant que genre avec son extension, deux points
retiennent l'attention. Le premier est non problématique
- c'est même la grande innovation théorique d'Alexandre,
i.e. la thèse selon laquelle « l'universalité n'est pas [un
constituant] de l'être de l'animal ». Le second point, en
revanche, est tout à fait déconcertant, c'est 7a3/, à savoir
dans le paragraphe final de S2, l'affirmation, contredite par
ThXen, que la suppression du général entraîne celle de tout
ce qui lui est subordonné.

L'hypothèse de Pinès : l'universel et le commun


Que faire face à une telle contradiction ? Il n'y a que six
possibilités.
(1) On peut, avec Lloyd, rejeter l'authenticité de PFS2
(mais pour d'autres raisons que lui). Rejeter PFS2, c'est en
effet rejeter aussi 7a3/, et supprimer le problème.
(2) On peut rejeter 7a3/ en conservant PFS2, mais
comme il n'y a pas de raison de maintenir 7a2/ ou 7a1/ si
l'on rejette */a3/, on ne voit pas que cette solution présente le
moindre avantage.
(3) On peut rejeter l'authenticité de ThXen et/ou de
l'ensemble de VÉpître en réponse à Xénocrate. Rejeter
ThXen, c'est en effet rendre 7a3/ de nouveau acceptable, et
supprimer toute contradiction.
(4) On peut se demander comment les Anciens ont
compris la position d'Alexandre, s'ils y voyaient une
contradiction et, si oui, quelle décision ils ont prise.
(5) On peut encore se demander si les textes discutés en
anglais (Lloyd, Sharples, Tweedale), en français (Badawi)
ou en allemand (Ruland) disent bien ce que leur font dire
leurs traducteurs.
(6) Enfin, on peut se demander si les versions arabes et
grecques d'Alexandre sont directement superposables - ce
qui revient à. étendre aux traducteurs arabes la suspicion
pesant sur les traducteurs modernes.
ALEXANDRE D'APHRODISE 77

« Relativisme » oblige, les trois dernières voies nous


semblent à explorer en premier : (5) et (6), d'abord, puis (4).
En fait, (5) et (6) n'en font qu'une, car on ne peut en
emprunter une sans rencontrer l'autre. L'idéal est donc de se
placer là où elles se confondent, c'est-à-dire là où elles se
croisent, puis, sur cette base, d'aborder l'interprétation des
Anciens.
Cette explication mixte est, semble-t-il, celle qu'a tenté
de mettre en œuvre S. Pinès, sans emporter la conviction de
ses (rares) lecteurs : Lloyd, Sharples et Tweedale.
La thèse de Pinès est claire et forte. Considérant
ensemble 1.11a et 1.11b, il compare les textes grecs à
VÉpître en réponse à Xénocrate (notée par la suite EXen),
qui lui paraît très proche de 1.1 la-b. Sans noter la contra
diction entre ces textes quant au statut de 7a3/, il s'interroge
sur le sens des termes grecs employés par Alexandre en
1.1 la-b, puis sur celui des termes arabes employés dans la
traduction de 1 .1 la (= Dietrich n° 3) et dans EXen (qui rap
pelons-le n'existe plus en grec). La proposition philologique
et théorique de Pinès est de se demander si les expressions
t6 xoivôv et t6 xaGôXou, qui sont souvent associées chez
Aristote et chez Alexandre, sont pour autant toujours syno
nymes chez ce dernier. Son impression est que, dans 1.11a-
b, une « certaine différence » semble « au moins » exister
entre ces deux expressions.
Pour Pinès, tô xoivôv désigne « une substance ou une
essence », qui présente deux propriétés : elle « peut exister
dans une autre chose » ; « son annulation entraînerait celle
de tous » les individus dans lesquelles elle subsiste, par
exemple, dans le cas d'animal, celle de tous les individus
animés, dotés de sensation. En revanche, dans le cas d'ani
mal, t6 xaGôXou renvoie au genre, c'est-à-dire à quelque
chose qui n'existe pas par soi, mais accidentellement ; qui
doit être prédiqué de plus d'une chose ; et dont l'annulation
n'entraînerait pas nécessairement celle des choses dont il est
prédiqué. Dans cette interprétation de la langue technique
d'Alexandre, il y a donc, en principe, une opposition radi
cale entre koinos, « commun », et katholou, « universel ».
Cette opposition est, cependant, flexible. Nulle plume
n'étant infaillible, il arrive, note Pinès : que t6 xoivôv ne
78 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

soit pas bien distingué de x6 xaGôAou - soit qu'il l'englobe,


soit qu'il fonctionne comme son équivalent approximatif
(near-equivalent) ; ou que t6 xaGôAou ne soit pas bien
distingué de t6 xoivôv et qu'il fonctionne, lui aussi, comme
un équivalent approximatif.
Dans EXen, c'est le terme arabe kulli qui est employé.
Selon Pinès, kulli est la traduction usuelle de katholou, les
traductions arabes de koinos étant mushtarik, amûm, 'âmûm
ou 'ammi. Dans la traduction arabe de 1.11a (= Dietrich
n° 3), c'est 'ammi qui est employé pour rendre koinos. La
situation est donc la suivante : dans Dietrich n° 3, pour
lequel il existe une version grecque, on a le couple koinosl
'ammi ; dans EXen, pour laquelle seule la version arabe est
disponible, on a le terme kulli. La seule question qui se pose
à propos d' EXen est donc de savoir ce que traduit exacte
ment kulli: katholou, selon l'usage habituel, ou koinos, si
l'on s'en tient au parallélisme supposé de 1 .1 la-b et d'EXen,
ou katholou employé par Alexandre en EXen comme équi
valent approximatif de ce qui est désigné ailleurs par
koinos ? Selon la réponse que l'on donne à ces questions,
Pinès estime que l'on obtient (ou non) une théorie d'en
semble satisfaisante et cohérente. De fait, pour revenir à
EXen, si l'on admet la différence entre koinos et katholou,
ThXen est très claire : la suppression de l'animal générique,
i.e. de l'animal universel, du katholou, n'entraîne pas la dis
parition des espèces (sous entendu : contrairement à celle de
l'animal commun, du koinos, qui, elle, l'entraîne nécessai
rement). Donc, si l'on admet que kulli rend le grec koinos
(ou katholou pris au sens de koinos), EXen (sur laquelle
nous reviendrons plus bas) affirme, pour commencer, que la
suppression de l'animal commun entraîne celle de l'espèce
homme, puis (= ThXen) que celle de l'animal générique
(universel) ne l'entraîne pas.
Cette analyse est séduisante. Résout-elle notre pro
blème ? Son premier mérite est de lever une (apparente)
contradiction interne à EXen. Dans l'interprétation standard
d'EXen, le texte commence par un énoncé sur l'animal
universel (kulli = katholou) et s'achève par un autre sur
l'animal générique - deux énoncés qui portent sur la même
chose, donc, l'animal universel générique, mais qui lui
ALEXANDRE D'APHRODISE 79

attribuent deux propriétés contradictoires du point de vue


de l'argument de la suppression. Pour sauver Alexandre, il
faut donc soit accepter la solution de Pinès (la première
phrase porte sur tô xoivôv, la dernière sur t6 xaGôXou), soit
faire une différence entre l'animal universel et l'animal
générique (ce qui est inconsistant, contraire à l'usage
commun et, finalement, inefficace), soit attribuer à l'animal
universel une propriété qui, normalement, devrait caracté
riser l'animal commun (ce qui revient à rejeter la différence
entre x6 xoivôv et tô xaGôXou). On peut présenter ainsi
l'alternative :
(1) an\ma\-kulli (= animaï-koinos = animal commun) vs ani
mal générique (= ax\\ma]-katholou = animal universel)
(2.1) ammal-kulli (= anima\-katholou = animal universel) vs
animal générique
(2.2) animal-£u//< (= ammal-katholou au sens de koinos
= animal universel au sens de commun) vs animal générique
Cet imbroglio herméneutique ne peut être tranché auto
ritairement. La clarté et la consistance de la doctrine
d'ensemble semblent pencher décisivement en faveur de (1),
mais rien n'exclut factuellement (2.2) - l'application du
principe de charité réclamant d'exclure méthodologique-
ment (2.1) si rien ne l'impose par ailleurs. Si l'on admet
l'hypothèse la plus élégante - à savoir (1) - qui n'est pas
philologiquement la plus sûre - la plus vraisemblable, de ce
point de vue, étant (2.2) -, la difficulté centrale qui est la
nôtre est-elle résolue ? Il nous semble que oui.
Quel est, en effet, notre problème ? Ce n'est pas, pour le
moment, l'interprétation globale d'EXen, mais la difficulté
posée par l'énoncé */a3/ dans PFS2, tel que le traduit
Badawi, lequel est incompatible avec la dernière phrase
d'EXen (= ThXen : « The species are by no means done
away with through doing away with the generic animal »),
quelle que soit l'interprétation que l'on donne de la pre
mière. Reprenons donc l'ensemble.
Le problème d'interprétation posé par 7a3/ est simple.
Dans la version de Badawi, 7a3/ porte sur le général, c'est-
à-dire l'animal générique. Ainsi compris 7a3/ est incom
patible avec la thèse finale d'EXen (= ThXen). Comment
80 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

sortir de l'impasse ? En combinant l'hypothèse de Pinès et


une critique de la traduction de Badawi. Sur quoi, en effet,
7a3/ porte-t-il dans la version grecque ? Selon nous, sur
l'animal commun, autrement dit t6 xoivôv, non sur l'animal
universel générique (t6 xcxGôaou). Il suffit donc d'accepter
l'hypothèse de Pinès sur la distinction du commun et de
l'universel pour sortir, en grec, de l'aporie. De fait, le texte
grec de 7a3/ est parfaitement compatible avec ThXen, qui ne
porte pas sur l'universel commun, mais sur l'universel géné
rique. Regardons à présent V arabe pour Va3/. Le texte
emploie le mot 'ammi qui, au dire de Pinès, est la traduction
standard de koinos. Il n'y a dès lors aucun problème : la
seule difficulté posée par 7a3/ vient de la traduction Badawi.
Il suffit de donner une version française plus fidèle au texte
original pour voir que rien ne la distingue de 1.11 a-b. Voici
cette version, empruntée à la traduction de M. Geoffroy :
... Aristote a dit que « l'animal universel soit n'est rien, soit
est second vis-à-vis des choses pour lesquelles il existe »
[ThPFS2] C'est donc un existant second vis-à-vis du ma'nâ
dans lequel il est advenu accidentellement, mais il est lui-
même également premier vis-à-vis de chacune des choses
[particulières] qui tombent sous lui, car /a1/ en tant qu'il est
genre, il est prédiqué de plusieurs [choses] différentes, et en
tant qu'il est particulier, il peut exister avec plusieurs
[choses] qui sont sous un même genre ou une même espèce.
Pour cette raison /a2/ lorsqu'on supprime une des choses qui
tombent sous l'item commun ['âmmi], l'item commun n'est
pas supprimé, car il existe en plusieurs Mais /a3/ si on sup
prime l'item commun, alors n'existent aucune des choses qui
tombent sous lui, et qui n'existent que du fait de l'existence
de cet item commun en elles.
À l'évidence cette traduction dit exactement la même
chose que la version grecque : l'argument /a3/ est le même
dans les deux textes - il n'y a pas, dans l'arabe, de thèse
7a3/ telle que l'entend Badawi. Grâce à l'hypothèse de
Pinès et à la retraduction de la version arabe de 1.11a
(Dietrich n°3), nous sommes donc tirés d'affaire : 7a3/ est,
en fait, une thèse alexandrinienne standard. Mais un autre
problème nous attend : celui du sens de PFS2. Nous avons
sauvé Alexandre de la contradiction au niveau de 7a3/, en
ALEXANDRE D'APHRODISE 81

critiquant une traduction française fautive. Avons-nous pour


autant « sauvé » PFS2 ? Revenons à la critique de Lloyd.

ThPFS2 : entre Lloyd et Sharples


Selon Lloyd, ThPFS2, qui est une thèse non péripatéti
cienne, ne saurait être admise comme alexandrinienne, à
moins de considérer que, sur ce point, Alexandre est entiè
rement incohérent. La réplique de Sharples qui, de prime
abord, peut sembler satisfaisante, est qu'il n'y a pas
d'incohérence à soutenir, par exemple, que la nature
d'homme est, en tant qu'espèce, antérieure à tous les indi
vidus humains pris avec leurs accidents individuels. Si nous
acceptons la distinction de Pinès entre tô xoivôv et tô
xaGôXou, cette explication ne tient plus. De même, une fois
fixé le vrai sens de /a2/ et de /a3/ en grec et en arabe, on ne
voit plus qu'il y ait de lien logique entre /ai/ et /a2/-/a3/ ni
d'ailleurs entre /ai/ et ThPFS2. En outre, la justification de
/a2/ n'est pas cohérente avec la théorie de ce qui est koinos.
En effet, comme l'a bien montré Pinès, ce qui caractérise tô
xoivôv, c'est de pouvoir exister dans une (seule) chose, et
non de devoir être en plusieurs (comme l'affirme /a2/). Une
bonne version de /a2/ aurait du être : « car ce qui est com
mun peut bien être dans une seule chose », non celle qui est
fournie ici. Une façon de « sauver » /a2/ serait de dire que
s'il y a un commun, ce commun n'est pas affecté par la sup
pression ou la disparition d'une des choses qui l'« ont en
elles », car le commun est, de nature, apte à être en plusieurs
et, étant (par hypothèse) exemplifié, il est nécessairement
exemplifié en au moins une autre chose particulière. Ce
« sauvetage » de /a2/ laisse, toutefois, une impression
d'insatisfaction. Peut-on « sauver » /a2/ dans la cadre de
l'hypothèse de Pinès ?
Le texte de PFS2 est, pour le moins, confus. Tout
d'abord il faut noter que la version grecque de ThPFS2 n'a
pas de sujet précis. Le sujet de ThPFS2 devrait normalement
être l'expression d'Aristote en 402b7 : tô ôè Cûov tô
xaGôXou, Le. l'animal universel au sens de katholou
(= Bruns, p. 21, 14-15). De fait, cette expression figure tout
au long de la discussion précédente, jusqu'au moment où
82 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

commence la partie finale de S 2. Étant donné donc que,


jusque-là, il a été question de l'animal «catholique»
(universel), il peut sembler logique de donner à ThPFS2 un
sujet du type t6 xaGôXou, voire le genre animal, mentionné
dans le cours de la démonstration de ThDan, achevée p. 22,
14. On note, toutefois, que si ThPFS2 n'a pas de sujet, la
paraphrase alexandrinienne de « est postérieur » (reprenant
la seconde branche de l'alternative ouverte par Aristote en
402b7 : «... ou bien ne serait rien ou bien serait posté
rieur ») n'est plus la même qu'en ThDan. En ThDan,
Alexandre avait établi que l'animal «catholique» (uni
versel) est postérieur à la « chose à laquelle il appartient ».
PFS2 s'ouvre sur l'affirmation que « il » (?) est « postérieur
à la chose dont il est un accident » (cf. Sharples : « being
posterior to the thing to which it attaches » = Bruns, p. 24,
15). La référence de ce « il » (?) n'étant pas précisée, on a
deux possibilités d'interprétation : a) le rattacher à l'animal
« catholique » (universel) dont il a toujours été question
jusque-là, au moins à titre de problème directeur ; b) l'en
tendre à partir de la phrase suivante, qui fait intervenir
l'expression ûn6 t6 xoivôv, et déclarer que ThPFS2 porte sur
l'animal commun (i.e. l'animal au sens de t6 xoivôv). Dans
le cas a, on a une thèse absurde. Dans le cas b, on a l'hypo
thèse suggérée par Pinès : le « commun » est antérieur à
chaque animal particulier. Tant que l'on n'a pas philo
sophiquement interprété le sens de l'expression t6 xoivôv on
n'a donc rien qui permette d'adopter la lecture de PFS2
proposée par Sharples contre celle de Lloyd, ni rien
d'ailleurs qui permette de « sauver » ThPFS2 comme thèse
alexandrinienne.
Il y a donc ici deux questions, l'une générale, l'autre
particulière : 1° la thèse de Pinès est-elle la seule qui rende
cohérent l'ensemble des théories prêtées à Alexandre ?
2° l'interprétation de la séquence /a1/-/a2/-/a3/, qui constitue
la base argumentative de PFS2 impose-t-elle une lecture
uniforme des trois arguments ?
En ce qui concerne la première question, M. Tweedale a
soulevé contre Pinès plusieurs objections fortes que nous
examinerons plus bas. Pour ce qui est de la seconde, il nous
paraît clair que toutes les difficultés de PFS2 et de ThPFS2
ALEXANDRE D'APHRODISE 83

viennent de ce que l'on suppose que /a1/ parle de la même


chose que /a2/ et /a3/. Si l'on accepte heuristiquement la
distinction de Pinès entre katholou et koinos, il nous semble
que PFS2 et ThPFS2 présentent un sens à la fois clair et
aristotélicien, à une condition précise : considérer que /a1/
porte sur t6 xaGôAou, tandis que /a2/ et /a3/ portent sur t6
xoivôv. /a1/ n'a pas de sujet manifeste. Il faut donc lui assi
gner celui qui est textuellement le plus vraisemblable. La
plus grande plausibilité va du côté de l'universel (katholou),
dans la mesure ou PFS2 répond, en quelque sorte, au pas
sage d'Aristote expliqué et démontré en S1 et S2. Quelle est,
à présent, la structure de l'argument complexe formé par
/a1/, /a2/ et /a3/ ? À l'évidence /a1/ est pris comme une sorte
de prémisse, dont /a2/ et /a3/ tirent les conséquences. Cet
enchaînement peut être considéré comme fautif. Mais, s'il
l'est, cela n'implique pas de rejeter /a1/ comme non aristo
télicien (ainsi que le veut Lloyd). On doit noter, en effet, que
/a1/, /a2/ et /a3/ ne mettent pas en œuvre la même relation.
/a1/ utilise la relation de prédicabilité, I&2J, la relation « être
dans », et /a3/, la relation symétrique de /a2/, Le. « avoir en
soi ». Ces deux relations (en comptant /a2/ et /a3/ comme
une seule relation) sont employées par Aristote lui-même
dans ses définitions de l'universel, la première, en De
interpretatione, 7, 17a39-40, la seconde, dans les Seconds
Analytiques, II, 19, mais n'importe quel lecteur d'un manuel
de logique médiévale sait que nombre de logiciens du
XIIIe siècle distinguent le prédicable (caractérisé par la rela
tion dici de multis) et l'universel (caractérisé par la relation
esse in multis). Que cette distinction, chère au réalisme naïf,
soit ou non fondée n'est pas le problème de l'interprète
d'Alexandre. Il lui suffit d'avoir à l'esprit les autorités
d'Aristote dont elle dérive, et de poser qu'en /a1/ Alexandre
aborde l'universel sous l'angle de la prédicabilité, contrai
rement à /a2/ et /a3/, qui l'abordent sous l'angle de la
contenance.
Qu'il y ait lieu ensuite, grâce à l'hypothèse de Pinès, de
préciser qu'Alexandre lève l'équivoque des définitions
aristotéliciennes de l'universel, en distinguant t6 xaGôXou et
tô xoivôv, et, sur cette base, de réserver t6 xcxGôàou au seul
/a1/ est une chose, que /a1/ et ThPFS2 ne soient pas aristoté
84 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

liciens en est une autre. Or ThPFS2 est une thèse aristotéli


cienne, parfaitement banale au demeurant, qui consiste à
dire que le genre est plus élevé que l'espèce, et l'espèce que
chaque individu pris à part, puis, d'une part, que le genre
« contient » l'espèce, et l'espèce, l'individu (comme
l'affirment Cat. 2a 14-1 6 : les « substances » secondes sont
celles dans lesquelles les substances premières sont conte
nues, ûnàpxouaiv, et Cat. 2a 16- 17 : l'homme individuel est
contenu, ûnàpxei, dans l'espèce homme, et l'animal est le
genre de l'homme) et que, d'autre part, le genre se prédique
de l'espèce et l'espèce de l'individu (et le genre, de l'espèce
et de l'individu). Par « antériorité » Alexandre n'entend
donc rien d'autre que le rapport de sujétion ou de subordi
nation logique existant entre le supérieur et l'inférieur au
niveau de la prédicabilité. Cette thèse n'a rien d'onto
logique. Son rapport avec ThDan est clair : le genre et
l'espèce sont génétiquement des concepts « postérieurs »
aux individus (= ThDan), mais en tant que généralités abs
traites, ils sont logiquement antérieurs, c'est-à-dire supé
rieurs, à ce dont ils sont prédiqués, contrairement au parti
culier qui est toujours subordonné ou « contenu » dans le
général. C'est pourquoi, du fait que l'universel (logique),
qui est postérieur à l'individu dans l'ordre de l'être, n'a
d'antériorité que logique par rapport à lui, la situation de
l'universel en tant que commun est toute différente. Le
commun n'est pas postérieur à l'individu dans l'ordre de
l'être et il lui est antérieur non pas seulement logiquement,
mais ontologiquement. C'est tout le sens de /a3/ : la suppres
sion de l'universel-foinos entraîne celle de tous les indivi
dus qui composent son extension, celle de l'universel-
katholou ne l'entraîne pas.
Ainsi reconstruite PFS2 apparaît comme une séquence
d'arguments qui n'ajoute rien à l'interprétation de De an.
402b7 précédemment acquise, sinon, précisément, ce que
suggère la distinction de Pinès : oui, Aristote a raison de dire
que l'animal universel générique est postérieur, car c'est un
concept, et il est engendré à partir des individus, mais il faut
préciser que cette thèse ne vaut que pour l'animal universel
générique et qu'il ne faut pas confondre l'universalité, qui
est un accident, et la communauté, qui ne l'est pas (puisque,
ALEXANDRE D'APHRODISE 85

dès lors qu'un individu existe, sa nature, qui est de soi


commune, quand même elle ne serait exemplifiée qu'en lui,
existe, et qu'un individu n'existe que parce que cette nature
est exemplifiée en lui). Cette interprétation de PFS2, qui
suppose la pertinence de la distinction entre t6 xaGoXou et
tô xoivôv, ne vaut, évidemment, que si l'hypothèse de Pinès
est fondée. Nous serons donc amené à y revenir, en exami
nant la critique de Tweedale. Pour l'instant, il faut nous
demander comment les interprètes anciens d'Alexandre ont
reçu S2 et PFS2. Nous avons la chance de disposer sur ce
point du témoignage (indirect) de Porphyre. Dans son com
mentaire « par questions et réponses » sur les Catégories
Porphyre, discutant la thèse aristotélicienne selon laquelle la
substance au sens le plus fondamental, premier et principal
du terme, est la substance première, semble, en effet,
reprendre l'ensemble du dossier brassé en 1.11a

Porphyre critique d'Alexandre ?


Phénomène fascinant pour le lecteur moderne, le texte
de Porphyre que la tradition regarde comme consacré
(tacitement) à la réfutation d'Alexandre présente les mêmes
ambiguïtés ou difficultés que la question 1.11a. Ces ambi
guïtés sont telles qu'elles nous conduisent à nous demander
si Porphyre vise bien Alexandre dans l'aporie qu'il construit
à propos de Cat. 2a 14- 15
La lecture « naturelle » du texte porphyrien est fondée
sur une hypothèse simple : a) Porphyre est un philosophe
néoplatonicien ; b) Alexandre est un philosophe péri-
patéticien ; c) donc, le texte de l'aporie porphyrienne ne
peut être qu'une réfutation de la thèse « aristotélicienne »
d'Alexandre sur l'universel, Le. la thèse selon laquelle « la
suppression des substances premières entraîne celle des
autres choses » (la thèse inverse, que certains prêtent aussi à
Alexandre, sur la base de leur lecture de PFS2, Le. la thèse
selon laquelle la suppression de l'universel implique celle de
tous les individus particuliers subsumés par lui, étant la
thèse « platonicienne » par excellence). Le premier présup
posé (= a) étant, on le sait, discutable, du moins pour ce qui
concerne la partie de l'œuvre porphyrienne consacrée à
86 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

l'exégèse d'Aristote, l'essentiel de la lecture « naturelle » en


est, à nos yeux, nécessairement affecté. Qu'en est-il exac
tement ?
Une lecture attentive du texte de Porphyre débouche,
selon nous, sur les conclusions suivantes :
1 . La discussion de Porphyre porte sur une certaine
interprétation d'Aristote, celle qui (rappelons-le au passage,
contre un certain nombre de textes de la Métaphysique, tel
Z, 7, 1032b 1-2 : « la forme est la quiddité de chaque être, sa
substance première ») soutient que la substance « au sens le
plus fondamental, premier et principal du terme » est la
substance première, Le. la substance individuelle.
2. Cette interprétation étant fondée sur un recours à
l'argument de la suppression, utilisé dans le sens où
l'emploie couramment Alexandre à propos de l'universel-
katholou, Porphyre y oppose, de ce point de vue même, un
contre-argument qui, selon nous, est également emprunté à
Alexandre, puisqu'il s'agit d'une reprise, développée, de
l'argument /a3/ de PFS2 - argument énoncé là, rappelons-le,
à propos de Vuniverse]-koinos .
3. Ce recours (muet) à l'argument /a3/ d'Alexandre
permet à Porphyre d'aboutir à une thèse affirmant que les
genres et les espèces sont substances au sens premier du
terme.
4. C'est cette thèse, sur quoi se clôt l'aporie, qui est,
et elle seule, contraire à la thèse « aristotélicienne »
d'Alexandre, exposée au début.
Autrement dit (gardant heuristiquement avec Pinès
l'hypothèse d'une distinction entre tô xaGôAou et tô xoi-
vôv), il semble que Porphyre construise, à propos de Cat.
2a14-15, une aporie dont il emprunte le pro et le contra à
deux thèses d'Alexandre, avant d'aboutir à une reformu
lation qui soit constitue une rejet complet de l'aristotélisme
doublé d'une infidélité au platonisme (en ce qu'elle
implique une assimilation des genres et des espèces aux
Idées), soit suppose une confusion entre \miverse\-katholou
et universd-koinos qui ruine toute l'argumentation (puis
qu'elle affirme l'antériorité ontologique des genres et des
espèces sur les individus). Ne disposant pas d'un témoin
direct de l'exégèse alexandrinienne des Catégories, il est
ALEXANDRE D'APHRODISE 87

difficile de savoir ce que vise exactement Porphyre dans son


aporie. L'application du principe d'économie nous suggère
une interprétation conjecturale, mais plausible, quoique peu
charitable pour Porphyre dans l'une de ses deux versions
possibles.
Confronté à la notion aristotélicienne de « substance
seconde », Porphyre a le choix entre deux stratégies : 1 ° il
ramène les substances secondes aux genres et aux espèces,
puis les genres et les espèces à des natures ou essences
considérées « dans leur notion », et il aboutit à une conclu
sion qui n'est pas incompatible avec les thèses d'Alexandre
dans 1.1 la ; 2° il utilise deux thèses d'Alexandre portant sur
des entités distinctes pour, au mépris de cette distinction
même, aboutir à une conclusion provisoire qui ne peut être
ni aristotélicienne (puisqu'elle affirme l'antériorité onto
logique des concepts logiques de genre et d'espèce sur les
individus) ni platonicienne (puisqu'elle affirme que les
substances secondes dont parle Aristote en Cat. 5, autrement
dit les genres et les espèces au sens logique, aristotélicien,
du terme sont identiques aux Formes séparées de Platon). Le
principe de charité interprétative militant en faveur de la
première hypothèse, il nous faut tenter de voir si cette
lecture peut être ultimement justifiée. Reprenons donc le
texte ligne à ligne :
Tu dis que c'est parce que [0 1] la suppression des sub
stances premières entraîne celle des autres choses, alors
qu'elles ne sont pas elles-mêmes supprimées avec les autres
choses, que les substances premières sont substances au sens
le plus fondamental, premier et principal du terme, et que les
substances individuelles sont dites substances au sens pre
mier du terme.
[Ob] Mais, quand nous supprimons par la pensée l'homme
prédiqué en commun [0 2], Socrate, qui est un individu et
une substance première, est supprimé aussi. [Dans ces condi
tions], comment l'espèce ne serait-elle pas plus substance
[que l'individu, et le genre plus substance que l'espèce et
l'individu], puisque, quand l'animal est scmblablement sup
primé dans sa notion, il n'y a plus ni homme ni Socrate ?
Pourquoi l'homme n'est-il pas antérieur à Socrate, si, quand
l'homme est supprimé, Socrate est supprimé aussi, tandis
88 L* ART DES GÉNÉRALITÉS

qu'il n'est pas supprimé quand Socrate est supprimé ? Car


l'homme existe quand Socrate n'existe pas, mais Socrate
n'existe pas quand l'homme n'existe pas. Il en va de même
pour l'animal. Il est possible à Socrate d'exister [seulement]
quand l'animal existe, mais quand l'animal est entièrement
supprimé, Socrate ne peut pas non plus exister.
Que conclure de cela ? [0 2'] Si sont premières les choses
dont la suppression entraîne avec elle celle d'autres choses,
sans être elles-mêmes supprimées quand les autres choses le
sont, et si la suppression de l'animal et de l'homme entraîne
avec elle celle de Socrate, sans qu'eux-mêmes soient sup
primés quand Socrate est supprimé, alors, c'est que Socrate
n'est pas substance au sens premier du terme, mais les
genres et les espèces 76.

Comme on le voit, Porphyre construit d'abord une


certaine lecture de la position aristotélicienne sur l'existence
et la suppression. C'est ce que nous appellerons la thèse
0 1 : la suppression des substances premières entraîne (avec
elle) celle des genres (et des espèces), tandis que celle des
genres (et des espèces) n'entraîne pas celle des substances
premières. Ce qu'on peut exprimer ainsi :
-i [(3a/1) & (3afl) & ...( 3a/"")] -> -, (3ag)
-, [-i (3ag) -> -i [(3a/i) & (3afl) & ...( 3a/")]]

0 1 ne parle pas explicitement des « genres » (ou des


« espèces »), mais des « autres choses » (ce qui semble
inclure d'autres prédicables - les différences et les propres).
C'est le contexte immédiat, portant sur le rapport des sub
stances premières aux substances secondes (i.e. les genres et
les espèces) qui suggère cette interprétation (dans la suite
Porphyre utilise un autre langage). Ainsi comprise, en tout
cas, 0 1 présente la position standard d'Alexandre sur les
genres et les espèces entendus comme universels au sens de
tô xaGôAou.

76. Cf. Porphyre, In Aristotelis Categorias Expositio per


interrogationem et responsionem, éd. A. Busse (cag, IV, 1), Berlin,
G. Reimer, 1887, p. 90, 10-25 ; trad. anglaise S.K. Strange, Porphyry.
On Aristotle Categories (Ancient Commentators on Aristotle), Duck-
worth, Londres, 1992, p. 79-80.
ALEXANDRE D'APHRODISE 89

À 0 1, Porphyre fait une objection (= Ob) : « si l'on


supprime par la pensée (èm'vota) l'homme prédiqué en
commun », on supprime du même coup l'individu Socrate,
qui est une substance première, tandis que si l'on supprime
Socrate, on ne supprime pas l'homme. On ne peut donc
poser que la substance première est plus substance que
l'espèce ni que l'espèce et l'individu sont plus substances
que le genre (ce qui, notons-le au passage est la thèse même
d'Aristote en Cat. 2b7-8)77, puisque si l'on «supprime
l'animal dans sa notion », il n'y a plus ni espèce ni individu,
mais pas l'inverse. Le changement de langage est remar
quable. Telle qu'elle est formulée, Ob porte, en effet, sur la
relation entre V animal et les animaux individuels, non sur la
relation entre l'animal en tant que genre et les animaux
individuels. Les deux règles énoncées par Ob constituent
donc une théorie, 0 2, laquelle, à son tour, est proche de
plusieurs passages d'Alexandre, spécialement la deuxième,
qui est l'équivalent exact de /a3/ dans PFS2 :
-, [(3a/1) & (3aP) & ...( 3a/")] -» -, (3a)
-, (3a) -» -, [(3a/') & (3ai2) & ...( 3a/")]
Bien qu'opposées, 0 1 et 0 2 ne parlent donc pas,
normalement, des mêmes choses : 0 1 parle des genres et
des espèces au sens de t6 xaGôXou, 0 2 de Vanimal « dans
sa notion », autrement dit, dans le langage même de Por
phyre, du commun, non de Vuniversel. De fait, l'expression
« supprimer par l'èmvoia l'homme prédiqué en commun »
ne peut pas ne pas évoquer le passage de V Isagoge, cité plus
haut, où Porphyre parle de la possibilité de se « représenter
une substance animée, dotée de sensation, Le. l'animal »,
« même si toutes les différences [de l'animal] sont suppri
mées » : x&v y&P naaai àvaipeGûaiv, oùaia ëp4>ux0ç oùaGrj-
xixf) ènivoeixai, fjxiç Tjv t6 (ûov. Dans les deux termes de
son aporie, Porphyre est donc proche d'Alexandre, et il
utilise semble-t-il des concepts propres à la théorie alexan-
drinienne, ce qui devrait le mener à une position irénique.

77. Cf. Aristote, Cat. 2b7-8 : « [...] l'espèce est plus substance
que le genre, car elle est plus proche de la substance première [êyyiov
y&p toc TTptiTrjc ovalaç ècrnv]. »
90 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

Le problème est que, la conclusion tirée de Ob réintro


duit les genres et les espèces, conformément à la ligne direc
trice générale de l'aporie - 0 2 servant à mettre en question
la primauté de la substance première au bénéfice des
substances secondes -, en sorte que, ainsi poussée à fond,
0 2 semble affirmer une autre thèse, que nous appelons
0 2', portant sur le rapport de l'universel-Zcerr/zo/ow au
particulier. Cette thèse comprend, à son tour, deux règles :
-, [(3a/1) & (3a/2) & ...( 3ai")] -» -i (3ag)
-. (3ag) -> -. [(3a«') & (3afl) & ...( 3ai")]
Dans cette interprétation de 0 2', le passage de 0 2 à
0 2' a tout du paralogisme. Si l'on tient pour l'authenticité
(et la pertinence) de la distinction entre t6 xaGôXou et t6
xoivôv, il faut ajouter que non seulement Porphyre commet
une erreur catégoriale en passant de 0 2 à 0 2', mais que, en
outre, il ne comprend rien à la thèse d'Alexandre sur
l' homme (prédiqué en) commun ni à l'emploi alexandrinien
de l'argument de la suppression. Last but not least, 0 2' est
la négation expresse de la thèse d'Alexandre sur la suppres
sion du genre, telle que l'expose ThXen. Que conclure ?
La tentation la plus commode est évidemment de dire
que, partisan du platonisme, Porphyre veut à ce point affir
mer le primat des Formes (= genres et espèces) sur les indi
vidus qu'il ne recule ni devant un paralogisme ni devant une
(ou plusieurs) contradiction(s). Cette explication est, il faut
l'avouer, assez misérable. Sa seule plausibilité, historiogra-
phique, est qu'elle est souvent rapprochée d'une certaine
critique néoplatonicienne d'Alexandre - en l'occurrence
celle de Jamblique, transmise par Simplicius. Ce rappro
chement est-il fondé ? C'est ce que nous verrons bientôt.
Pour l'instant, nous devons nous poser une autre question :
le texte de Porphyre est-il à ce point incohérent et incom
préhensible qu'il faille le rapprocher d'un argument de
Jamblique pour lui donner un sens (qui, on vient de le voir,
aboutit à une erreur ou une absurdité) ? La réponse est
négative. Il n'y a aucune raison de lire le texte de Porphyre
autrement que comme un texte influencé d'un bout à l'autre
par Alexandre, y compris pour 0 2' et pour le passage de
0 2 à 0 2'. Pour bien comprendre la pensée de Porphyre, il
ALEXANDRE D' APHRODISE 91

faut voir, au contraire, à quel point il parle le langage


d'Alexandre.
0 2 est, en fait, un argument à deux temps, qui utilise
successivement deux expressions différentes. Une première
séquence, qui porte sur la relation espèce-individu, utilise
l'argument de la suppression au niveau de V homme (prédi-
qué en) commun - argument et expression standard
d'Alexandre. Une seconde séquence, qui porte sur la rela
tion genre-individu, utilise une autre expression, Le. « mais
quand l'animal est entièrement supprimé, Socrate ne peut
pas non plus exister ». Cet argument et cette expression ne
sont pas moins alexandriniens que les précédents. Comment
pourrait-il y avoir, dans ces conditions, incohérence dans le
passage de 0 2 à 0 2' ? Il n'y a ici que deux hypothèses
possibles : ou Porphyre ne comprend pas ce que signifie
l'expression « supprimer entièrement l'animal », et il en
conclut une thèse absurde sur les genres et les espèces, Le.
que l'universel-/:ar/io/oM est « substance au sens fondamen
tal du terme » ou c'est nous qui ne comprenons pas le lan
gage parfaitement alexandrinien de Porphyre et lui faisons
dire autre chose que ce qu'il dit.
Nous optons pour la seconde hypothèse. Pourquoi ?
Pour deux raisons : 1° l'ensemble du texte de Porphyre
se présente comme une aporie, une question, au sens
d'Alexandre ; 2° dans cette aporie, Porphyre se conforme
exactement aux habitudes d'Alexandre qui, souvent, disserte
sur les genres et les espèces sans recourir explicitement à
sa propre distinction entre nature pure/commune (l'animal,
l'homme) et nature universelle (l'animal générique, l'homme
spécifique). Or, que nous dit la dernière partie de 0 2 ? Que
si l'animal est entièrement supprimé, Socrate est supprimé.
Que signifie cette phrase ? Pour le comprendre, il suffit de
chercher un parallèle chez Alexandre. Ce parallèle existe :
c'est EXen. Dans ce texte, en effet, Alexandre explique que
« si un genre n'est pas entièrement supprimé, toutes ses
espèces ne sont pas supprimées », Le. que « si animal est
seulement supprimé comme genre, il n'est pas obligatoire
que homme soit aussi nécessairement supprimé », tandis
que « si c'est l'animal commun qui est supprimé, l'homme
est nécessairement supprimé ». C'est cette thèse, et cette
92 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

formulation, qui, chez Porphyre, président au passage de 0 2


à 0 2'. La suppression totale du genre entraîne la suppres
sion totale de son extension. La simple suppression du genre
comme genre ne l'entraîne pas nécessairement. L'inférence
de 0 2 à 0 2' concerne la première hypothèse, non la
seconde. C'est sur cette base qu'est affirmée une certaine
forme d'antériorité du genre par rapport à l'individu (celle
de l'espèce sur l'individu étant argumentée par la suppres
sion de l'homme commun).
Cette série d'acrobaties logiques peut déconcerter le
lecteur. Mais il ne faut pas oublier que la séquence
0 1/0 2/0 2' a la structure d'une authentique aporie et que
tous les arguments employés tant dans 0 1 que dans
0 2/0 2' sont tirés d'Alexandre. Que Porphyre fasse ou non
un bon usage de l' aporie dans la suite immédiate de son
commentaire des Catégories est une autre affaire. Qu'il
mette l'ensemble 0 1/0 2/0 2' au service d'une interpréta
tion non alexandrinienne de la relation d'antériorité existant
entre substances premières et substances secondes ne chan
gerait) rien, selon nous, à ce fait : au départ, c'est-à-dire
dans l'ouverture même du problème, comme à l'arrivée,
c'est-à-dire dans la formulation finale de la seconde branche
de l'alternative (= 0 2'), Porphyre ne fait que reproduire
une structure argumentative dont tous les éléments sont sus
ceptibles d'avoir été empruntés à Alexandre d'Aphrodise.
Le problème herméneutique soulevé par la supposée
« critique d'Alexandre par Porphyre » est donc bien diffé
rent de celui que nous imaginions : il s'agit moins de com
prendre pourquoi Porphyre s'oppose à une version de
l'alexandrinisme réduite à 0 1 que de comprendre comment
il peut reprendre à Alexandre l'ensemble de la discussion de
0 1 (y compris la formulation de l'alternative 0 2') pour, le
cas échéant, embrasser contre lui la cause du platonisme. La
question est ainsi purement factuelle : Porphyre fait-il ou
non dans la suite de son texte un usage idiosyncrasique
d'une aporie de part en part alexandrinienne ?

L'aporie de la substance : la solution de Porphyre


Si la longue aporie construite par Porphyre, en Bruns,
p. 90, 10-25, pour expliquer le statut des substances
ALEXANDRE D'APHRODISE 93

secondes, c'est-à-dire des genres et des espèces, tels que les


définit Cat. 2a 14-1 5™, est, comme nous pensons l'avoir
montré, empruntée à divers arguments d'Alexandre (au
point que l'on peut se demander si le texte de Porphyre ne
reproduit pas celui d'une quaestio alexandrinienne aujour
d'hui perdue), la question se pose de savoir comment
Porphyre sort de l'aporie, Le. : avec ou contre Alexandre ?
La réponse doit être ici nuancée et passe, une fois de
plus, par une analyse détaillée des thèses successivement
introduites. La thèse générale est claire : c'est un rejet sans
équivoque de 0 2', i.e. de la conclusion provisoire de
l'aporie : « Je soutiens, dit le répondant, que la conclusion
que tu as tirée est fausse. » Ce rejet de 0 2' est parfaitement
en phase avec la pensée d'Alexandre. Est-ce le cas de ses
attendus ? La justification du rejet de 0 2' est fondée sur un
argument principal (= Contra 0 2'). Pour établir 0 2',
l'aporie de la substance fait un certain usage de l'argument
de la suppression : cet usage est fautif. La version fautive de
l'argument de la suppression est celle qui intervient
immédiatement avant l'énoncé de 0 2'. On sait que
Porphyre définit ainsi l'antériorité en suppression :
Antérieur en suppression,^. : une entité X est antérieure en
suppression à une entité Y si la suppression de X supprime
Y et que la suppression de Y ne supprime pas X.
Dans VIsagoge, Porphyre se sert de ce principe pour éta
blir que le genre est antérieur en suppression à l'espèce.
Dans la version fautive de l'argument, employée pour établir
0 2', le principe de l'antériorité en suppression est utilisé
pour montrer que comme la suppression d'une entité X
(= genre/espèce) supprime Y (= Socrate) sans que la sup
pression de Y (= Socrate) entraîne celle de X (= genre/
espèce), Y ne peut être antérieur à X, l'antériorité en sup
pression ayant la même définition que l'antériorité tout
court :

78. Cf. Aristote, Cat. 2a 14- 15 : « Mais on appelle substances


secondes les espèces dans lesquelles les substances prises au sens
premier sont contenues (et aux espèces il faut ajouter les genres de ces
espèces. » Le verbe « contenir » correspond au grec ûTTàpxeiv.
94 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Antérieurdéf : une entité X est antérieure à une autre Y si la


suppression de X supprime Y avec X et que la suppression
de Y ne supprime pas Y avec X.
Selon Porphyre, la preuve de 0 2' fait intervenir un seul
individu (= Socrate). Or, ainsi compris, le principe estfaux :
Socrate peut fort bien être supprimé sans qu'il y ait sup
pression ni du genre animal ni de l'espèce homme. La bonne
analyse de l'expression « substance première » dans le cadre
de l'aporie de la substance renvoie à une totalité d'individus
- ici : tous les hommes particuliers dont est tiré le concept
de l'homme (prédiqué en) commun, ou tous les animaux
particuliers dont est tiré celui de l'animal (prédiqué en)
commun. Les individus sont, en effet, la cause des prédicats
communs (koinêi katêgoroumena). Telle est la fine pointe de
Contra 0 2': il est impossible de concevoir le bœuf,
l'homme ou le cheval (Le. une espèce), ou l'animal en géné
ral, à part des particuliers, car c'est à partir de la percep
tion des particuliers que nous arrivons à concevoir le
prédicat commun, qui n'est pas un ceci. Le. dans le langage
d' Aristote, un tôôe ti, mais un tel, Le. un noiôv ti79.
Cet argument, que nous appellerons l'« argument de la
perception et de la conceptualisation », fonde la reformula
tion porphyrienne de l'argument de la suppression employé
dans l'aporie. Le point n'est pas, comme le soutient la
preuve de 0 2', que l'homme et l'animal ne sont pas suppri
més par la suppression de Socrate, mais que ce qui est (pré
diqué en) commun, e.g. l'animal (prédiqué en) commun, est
supprimé par la suppression de tous les particuliers, Le. de
tous les animaux particuliers. Cette théorie nouvelle qui

79. Contra 0 2' est fondé sur la théorie de la substance seconde


exposée dans le chap. 5 des Catégories. Rappelons que, selon Aristote,
la substance seconde semble signifier un tôôe ti à cause de la « forme
de son appellation », mais signifie, en réalité, un noiôv ti, car le sujet
auquel elle s'attribue est multiple et non pas unique comme dans le cas
de la substance première. En cela, la substance seconde est donc sem
blable à l'accident qui, lui aussi, signifie un noiôv ti. Elle en diffère,
toutefois, dans la mesure où l'accident signifie le noiôv absolument
(dnXùç), tandis que l'espèce (eïôoç) et le genre (yévoç) ne le signifient
pas absolument, mais signifient une oùata « de telle ou telle sorte ».
Sur tout cela, cf. Aristote, Catégories, 5, 3b 1 3-21 ; trad. Tricot, p. 15.
ALEXANDRE D'APHRODISE 95

pose que l'extension totale d'un prédicat commun est


antérieure en suppression et donc antérieure tout court audit
prédicat commun ne saurait être présentée comme anti
aristotélicienne : c'est une reformulation fine de 0 1; c'est
aussi la charte de base de toute théorie empiriste de l'univer
sel comme concept (commun). Au contraire, Porphyre sou
ligne qu'elle est parfaitement adaptée au axonôç (sujet) des
Catégories. Conformément au principe exégétique qui
demande qu'une thèse philosophique soit évaluée dans le
cadre du axonôç de l'œuvre où elle est formulée, on peut
dire que la thèse de l'antériorité des particuliers sur le
concept est la seule qui soit conforme à la démarche et à
l'intention d'Aristote.
Pour Porphyre, le axonôç des Catégories étant constitué
par les « expressions » qui sont à titre premier appliquées
aux sensibles (les sensibles étant les objets premiers de la
perception), Aristote ne peut, de ce point de vue, qu'attri
buer aux substances individuelles le privilège d'être sub
stances au sens premier et fondamental du terme, d'un mot :
substances premières. C'est donc la théorie de la « pre
mière » et de la « seconde » imposition des noms qui sert de
toile de fond générale à la réponse de Porphyre à l'aporie de
la substance. Selon cette théorie, les noms sont appliqués
premièrement (« de prime imposition ») aux sensibles, et
seulement secondairement aux choses qui sont antérieures
en soi (par nature), mais postérieures dans l'ordre de la per
ception (= les intelligibles)80. Autrement dit : a) les sen
sibles, les individus, sont perçus les premiers (Le. avant les
« communs »), et ils sont les objets premiers de la signi
fication (In Cal, éd. Busse, p. 91, 6-12) ; b) les intelligibles
sont également perçus après les sensibles (ibid., p. 91, 20-
27), et ils sont, de ce fait même, objet d'une imposition
linguistique « secondaire ».
Conduite tout entière à la lumière de la détermination du
axonôç des Catégories, cette réponse peut-elle valoir
comme une critique, voire comme un rejet total, des thèses
d'Alexandre ?

80. Cf. Porphyre, In Cat., éd. Busse, p. 90, 20 sqq.


96 L' ART DES GÉNÉRALITÉS

On notera d'abord que la thèse affirmant l'impossibilité


de « concevoir l'animal en général à part des particuliers »
vaut manifestement aussi, aux yeux de Porphyre, pour
l'animal (prédiqué en) commun ou, plus littéralement, pour
les « prédicats communs » (koinêi katêgoroumena). Avant
de contredire éventuellement Alexandre, il faut donc
remarquer qu'elle semble contredire une autre thèse célèbre
de Porphyre lui-même. De fait, cette thèse dure semble
s'opposer assez directement à celle de VIsagoge, VIII, 4,
affirmant qu'il est possible de « se représenter par la pensée
une substance animée, dotée de sensation (oùafa ep4>uxoç
aîaGrjxixrj), c'est-à-dire, on l'a vu, l'animal » (t6 CQov),
même si « l'on anéantit toutes » les différences (diviseuses)
de l'animal. Cette contradiction n'est qu'apparente. On peut,
en effet, arguer que, dans VIsagoge (VIII, 4), Porphyre ne
parle pas du rapport du genre à ses particuliers, mais de
celui du genre à ses différences (diviseuses). Or les diffé
rences (diviseuses) ne sont pas des particuliers, des « sub
stances individuelles », et l'argument du commentaire « par
questions et réponses » porte sur les particuliers, non sur les
différences. L'expérience de pensée décrite en Isagoge,
VIII, 4, ne joue donc pas sur le terrain où se place le com
mentaire : celui de la genèse du concept commun (prédi-
cable) d'animal à partir de la perception des animaux parti
culiers. Le terrain du commentaire est celui dont parle De
anima 402b7, celui de la postériorité du genre par rapport
aux individus.
En se contentant de rétablir 0 1 contre 0 2 et 0 2' sur la
base d'une reformulation plus fine (Le. quantifiée universel
lement) de 0 1, Porphyre paraît ne tenir ici aucun compte de
la différence entre t6 xaGôXou et t6 xoivôv, puisqu'il semble
appliquer à l'universel-fcomos (l'animal commun) un argu
ment qu'Alexandre parait, de son côté, réserver à l'animal-
katholou.
En outre, le recours à la quantification universelle dans
la reformulation de 0 1 s'oppose directement à l'un des
arguments formulés dans l'aporie pour établir 0 2, i.e. à
l'argument /a2/ d'Alexandre en 1.11a : plus exactement, il
en rejette la pertinence dans le contexte de la discussion.
Si cette seconde discrépance est sans importance
ALEXANDRE D'APHRODISE 97

(puisqu'elle ne joue de rôle réel qu'en fonction de l'évalua


tion de la précédente), tout le problème de la fidélité de
Porphyre à Alexandre se concentre donc sur la légitimité et
la portée de la distinction entre t6 xaGôAou et t6 xoivôv. En
fait, la question est impossible à trancher dans ces termes. À
un premier niveau, on peut dire que la réponse de Porphyre
à (Ob) n'est pas alexandrinienne, car elle tient en deux
règles qui, dans leur principe même, paraissent exclure toute
différence entre l'animal pur/commun et l'animal universel
(générique), Le. : si tous les particuliers sont supprimés, les
prédicables communs, c'est-à-dire les universaux, qui sont
conçus à partir d'eux, prédicables qui, en tant que communs
sont pas non des ceci, mais des tels, sont supprimés ; si, en
revanche, un seul particulier, par exemple Socrate, est
supprimé, les prédicables communs, l'homme ou l'animal,
ne sont pas supprimés81. Autrement dit :
-, [(3a/1) & (3aP) & ...( 3a/")] -» -, (3a)/(3ag)
-, [-, [(3a/1) v (3a/2) v ...-.( 3a/")] -> -, (3a)/(3ag)]
Mais, à un autre niveau, la réponse de Porphyre n'est
rien d'autre qu'une justification analytique de 0 1, laquelle
est, on l'a vu, une thèse standard d'Alexandre sur l'uni-
versel-katholou.
Face à cette situation, le plus simple est de se rappeler
quel objectif poursuit Porphyre en construisant et en résol
vant comme il le fait l'aporie de la substance : expliquer par
le axonôç des Catégories pourquoi Aristote a, dans un texte
précis (Cat. 2a14-15), donné la priorité aux substances indi
viduelles pour recevoir le titre (envié) de substances « au
sens premier, fondamental et principal » du terme. Or le
axonôç des Catégories est, on l'a dit, très clair :
The subject of this book is the primary imposition of
expressions, which is used for communicating about things.
For it concerns simple significant words insofar as they
signify things - not however as they differ from another in
number, but as differing in genus82.

81. Cf. Porphyre, In Cat., ibid., p. 90, 30-91, 5.


82. Cf. Porphyre, In Cat., p. 58, 4 sqq., trad. S.K. Strange, loc.
cit., p. 34.
98 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Le primat cognitif (perceptuel)/sémantique des sub


stances individuelles sensibles suffit à expliquer la prise de
position de Porphyre dans le cadre exégétique strictement
régulé où se déploie son interprétation des Catégories. Il
n'implique pas nécessairement le rejet de la différence entre
t6 xaGôAou et t6 xoivôv, mais il ne réclame pas pour autant
cette différence.
On peut donc résumer ainsi la démarche de Porphyre :
prélevant sur une (ou plusieurs) question(s) d'Alexandre de
quoi construire, à propos de Cat. 2a 14- 15, l'aporie de la sub
stance, Porphyre fait une réponse d'exégète, dans le cadre
du axoTTôç des Catégories. Il explique en quoi 0 1, qui est le
meilleur support argumentatif de Cat. 2a14-15, est un argu
ment valide, une fois correctement reformulé (Le. quantifié
universellement). Comme preuve de la pertinence de sa
reformulation, Porphyre recourt à sa théorie de la double
imposition des noms et à la théorie de la perception qui l'ac
compagne et la légitime empiriquement. Cela le conduit à
neutraliser dans ce contexte la différence (supposée) entre t6
xaGôAou et t6 xoivôv et à avancer une thèse extensionnelle
valable à la fois pour l'animal et pour l'animal générique,
Le. :
-, [-. [(3aP) v (3a/2) v ...( 3ai»)] -» -, (Ba)/(3ag)]
Selon nous, cette neutralisation ne l'oppose pas, pour
autant, à Alexandre. De fait :
(a) s'agissant de l'existence, Alexandre maintiendrait et
maintient comme Porphyre que la suppression totale des
animaux particuliers entraîne celle de la nature/essence
d'animal, puisque, comme on l'a vu, pour Alexandre on ne
peut poser la réalisation de l'essence d'animal sans que
celle-ci soit présente en un individu au moins ;
(b) s'agissant non plus de l'existence (réalisation) d'une
essence/nature, mais de l'antériorité du concept universel
sur les particuliers dont il est tiré, Alexandre maintiendrait et
maintient comme Porphyre que la suppression totale des
animaux particuliers entraîne celle de l'universel générique
animal en tant que genre (puisque, on le sait, la suppression
d'une de ses espèces et, a fortiori, de toutes ses espèces
suffit à le supprimer comme genre, si elle ne suffit pas à le
ALEXANDRE D'APHRODISE 99

supprimer comme nature, dès lors qu'« il » est réalisé en un


individu au moins).
Rien n'oppose donc ici Porphyre à Alexandre sinon la
neutralisation de la différence entre tô xaGôXou et xb xoi-
vov 83, laquelle dans le contexte précis ne changerait rien à la
prise de position finale par rapport à 0 2 et 0 2', puisque, si
l'extension totale d'un concept ou d'une essence est suppri
mée, ni l'un ni l'autre ne demeurent. Il n'y a donc, en aucun
sens du terme, de critique porphyrienne d'Alexandre. La
thèse de Porphyre, en son point de départ argumentatif
comme en sa formulation finale, relève de l'« épistémé

83. La seule différence marquée entre Porphyre et Alexandre


résiderait, peut-être, dans la détermination même du ctxottôç des Caté
gories. Si, en effet, le témoignage de Simplicius est, sur ce point,
fiable, Alexandre ne soutient pas, comme Porphyre, l'identification du
cjxottoç aux mots, en tant qu'ils signifient les choses par le biais de
concepts : selon lui, le sujet des Catégories, ce sont les concepts
mêmes. Cf., sur ce point, le passage du commentaire (perdu) sur les
Catégories où Alexandre définit l'« objet du livre », cité dans le com
mentaire de Simplicius (éd. Kalbfleisch, p. 10, 8-19), trad. Ph. Hoff
mann, « Catégories et langage selon Simplicius. La question du 'sko-
pos' du traité aristotélicien des Catégories », in I. Hadot (éd.), Simpli
cius. Sa vie, son œuvre, sa survie. Actes du colloque international de
Paris, 28 sept.-l" oct. 1985 (Peripatoi, 15), Berlin-New York, W. de
Gruyter, 1987, p. 71 : « [...] Aristote veut montrer quelles sont les
notions signifiées par les parties premières et simples de la pro
position, et pour cela il divise l'être non pas en individus particuliers
[...], mais en genres suprêmes, qu'il a appelés "catégories" car ils sont
suprêmement génériques (yevixÛtaxa) et qu'ils ne servent eux-mêmes
de substrats à rien, mais sont prédiqués des autres choses [...]. » On
notera dans le même sens que, dans son commentaire sur les Caté
gories, Ammonius rapporte l'opinion de ceux qui interprètent le axo-
noc de l'œuvre aristotélicienne comme constitué par les « concepts »,
c'est-à-dire les « genres postérieurs dans l'ordre de l'être » ou « genres
d'ordre mental » - ce qui s'appliquerait bien à Alexandre (tel que le
cite Simplicius). Cf. Ammonius, In Cat., p. 9, 1-11 ; trad. Cohen-
Matthews, loc. cit., p. 16-17. On peut se demander, cependant, si en
mettant l'accent sur les « notions signifiées par les parties premières
et simples de la proposition » (= les termes), Alexandre n'entend pas
exactement la même chose que Porphyre, quand il met l'accent sur
« les mots signifiant les choses par l'intermédiaire des concepts », Le. :
l'impossibilité de réduire les catégories soit à des mots, soit à des
choses, soit à des concepts. La question reste ouverte.
1 00 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

alexandrinienne ». En revenant à 0 1, Porphyre ne s'éloigne


pas d'Alexandre : il assume clairement le point de vue
alexandrinien. Simplement, il laisse de côté la thèse spécifi
quement alexandrinienne qui fonde leur commune adhésion
à 0 1 : l'affirmation que la suppression totale des parti
culiers entraîne aussi bien celle de la nature (Le. de l'uni-
versel-koinos) que celle du genre (Le. de l'universel-
katholou). Il n'en va pas de même des autres commentateurs
d'Aristote. Nous examinerons ici successivement la critique
la plus directe, celle de Dexippe, puis celle des autres
commentateurs néoplatoniciens.

Dexippe critique d'Alexandre


Dans son commentaire des Catégories, Dexippe mène
une réfutation en règle d'« Alexandre, Boéthos et des autres
arguments des péripatéticiens » destinés à prouver que « les
universaux ne sont pas naturellement antérieurs, mais posté
rieurs aux particuliers » (cf. Dillon, p. 82-83). Dexippe fait
un triple reproche à Alexandre.
Le premier est de se rendre coupable d'une pétition de
principe, Le. de prendre pour accordé ce qui est à démontrer,
savoir : que les particuliers sont naturellement antérieurs
aux universaux. C'est grâce à cette pétition de principe
qu'Alexandre et les péripatéticiens peuvent soutenir que
« les universaux sont à la fois (1) naturellement antérieurs à
chaque chose prise individuellement et (2) naturellement
postérieurs à toutes ». De fait, cette seconde partie de leur
thèse (= 2) présuppose que les « particuliers sont aussi natu
rellement antérieurs » aux universaux, alors que c'est cela
même qui est à démontrer. Le reproche de pétition de
principe adressé par Dexippe à « Alexandre, Boéthos et les
autres péripatéticiens » vise une thèse précise. Il ne s'agit
pas, en effet, de la simple affirmation d'Aristote en De an.
402b7, Le. de ThDan (les universaux sont postérieurs aux
particuliers), mais de la formulation très particulière
d'Alexandre en 1.1 la - dont l'authenticité est contestée par
Lloyd -, à savoir de ThPFS2. Curieusement, ce fait n'a pas
été remarqué par les historiens, alors que la citation littérale
de ThPFS2 par Dexippe authentifie son origine alexandri
nienne (ou dans l'hypothèse inverse, fournit une piste pour
ALEXANDRE D' APHRODISE 101

une autre attribution de PFS2 : celle de Boéthos de Sidon)84.


Le deuxième reproche de Dexippe à Alexandre/ Boéthos
est de recourir à un argument superficiel concernant la
relation du commun (tô xoivôv) au particulier : l'argument
de la postériorité en existence. Tel que le présente Dexippe,
cet argument (= aDex) est ainsi formulé :
aDex : Si le commun existe, il est nécessaire qu'un individu
existe (car les individus sont contenus dans les communs),
mais si un individu existe, il ne s'ensuit pas toujours qu'un
commun existe, du moins si (être) commun c'est appartenir
à plusieurs choses.
Si l'on comprend bien, cet argument est censé établir
que le commun est antérieur en existence au particulier (= la
thèse même qui a fait l'objet d'une pétition de principe dans
ThPFS2). En effet, on a vu (avec Porphyre) que la définition
de la postériorité en existence est qu'une entité Z (ici : le
commun) est postérieure en existence à une entité X (ici : un
individu) si l'existence de Z (le commun) implique néces
sairement celle de X (= un individu) et si l'existence de X
(= un individu) n'implique pas nécessairement celle de Z
(= le commun).
L'attribution à Alexandre d'un tel argument n'est corro
borée par aucun texte précis. L'ensemble de l'argument
évoque la thèse selon laquelle l'existence de la nature pure/
commune réclame au moins une exemplification. Dexippe,
cependant, n'y fait pas allusion. Il se contente de noter que
le recours à l'argument de la postériorité en existence est
sans valeur, « puisqu'il est évident qu'un particulier ne peut
être un individu sans la présence en lui d'un commun qui
complète son essence ».

84. On sait que Boéthos soutient que la forme est un accident de


la substance (contrairement à la matière et au composé qui ne sont ni
dits d'un sujet ni dans un sujet), et que de cette thèse sur la forme
découle, pour lui, celle de la postériorité de l'universel par rapport au
singulier. Cf. Syrianus, In Metaph., Kroll, p. 106, 5-7 ; P. Moraux,
Aristotelismus, II, p. 600. Sur Boéthos, cf. J.-P. Schneider, « Boéthos
de Sidon », in R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques,
n, Paris, CNRS Éditions, 1994, p. 126-130.
1 02 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

Le troisième reproche de Dexippe est un mauvais usage


de V argument de la suppression, consistant à affirmer que la
suppression du commun n'entraîne pas toujours la
suppression de l'individu. Cet argument fautif ne peut être
rapproché de ThXen, qui porte sur le geme-katholou ou
universel générique, non sur tô xoivôv. En attribuer la
paternité à Alexandre est donc, pour le moins, surprenant,
puisque, on l'a vu, la véritable position d'Alexandre stipule
au contraire que la suppression de l'animal commun (au
sens de la nature pure/commune) entraîne celle de tous les
particuliers qui lui sont subordonnés - ce qui constitue l'ar
gument /a3/ de PFS2 (=«... if what is common were done
away with, none of the things that fall under what is
common would exist, since their being consists in possessing
it in themselves »). Assez bizarrement, c'est une formulation
très semblable à /a3/ que Dexippe oppose à l'argument fautif
qu'il attribue à Alexandre ! La fine pointe de sa critique
consiste à poser que « dans la mesure où le koinon prend son
essence d'une extension en toutes les choses qui tombent
sous lui, la suppression du koinon entraîne celle de tout ce
en quoi il a hypostase ».
Comme on le voit, ce sont toujours les mêmes argu
ments alexandriniens que l'on retrouve diversement combi
nés ou remodelés, jusque chez ses censeurs. L'axe principal
de la critique de Dexippe est le rejet de ThPFS2, rejet com
plété par la discussion de deux arguments attribués à
Alexandre/Boéthos : l'un qui n'a pas de contrepartie directe
chez Alexandre, l'autre qui évoque l'argument 0 1 de l'apo-
rie de la substance chez Porphyre - argument que Dexippe
réfute en s'appuyant sur une thèse alexandrinienne très
proche de /a3/ en PFS2 ! L'extrême confusion qui règne
dans tout ce débat suggère que la critique de Dexippe ne
porte pas directement sur des textes d'Alexandre, mais sur
des matériaux déjà réorganisés à un stade antérieur - vrai
semblablement chez Jamblique, son maître supposé.
Attribuant à Alexandre des thèses qu'il ne soutient pas
(en dehors de ThPFS2) et lui opposant des contre-arguments
qui pourraient venir de lui (sans être pour autant identifiés
ou reconnus comme tels), Dexippe confirme à ses dépens la
remarque de J. Dillon. notant que la doctrine de l'Aphro
ALEXANDRE D'APHRODISE 103

disien a été « interprétée de travers par tous les commen


tateurs néoplatoniciens » 85. Il n'y a donc pas à s'étonner que
le personnage théorique d'Alexandre ait imprégné l'essen
tiel des discussions philosophiques de l'Antiquité tardive
— ce pourquoi nous parlons ici d'une « épistémé alexandri-
nienne » - tout en restant relativement dans l'ombre comme
théoricien de plein exercice. Répétée, déplacée, déformée
d'aporie en aporie, la pensée authentique d'Alexandre a fini
par se résoudre en une poussière d'arguments repris de
commentaire en commentaire, la plupart du temps de
seconde main. Le phénomène observé chez Dexippe est un
symptôme de l'ambivalence de l'alexandrinisme : omni
présent dans les discussions et, paradoxalement, d'autant
plus méconnu à mesure que le temps passe et que le nombre
des intermédiaires augmente. Au bout de la chaîne il ne reste
quasiment plus rien, comme on va le voir avec les commen
tateurs tardifs.

La critique néoplatonicienne d'Alexandre : Ammonius,


Simplicius
Pas plus que Dexippe, les commentateurs néoplatoni
ciens tardifs ne semblent reconnaître la différenciation de t6
xaGôXou et tô xolvôv attribuée par S. Pinès à Alexandre.
À supposer que la distinction entre nature commune et uni
versel soit bien alexandrinienne, on peut dire que, dans le
néoplatonisme, elle est, en général, neutralisée au bénéfice
de la Forme platonicienne, qui se substitue à la nature com
mune, pour prendre rang dans une double opposition avec la
forme immanente à la matière, d'une part, l'universel abs
trait ou « logique », d'autre part. C'est le cas, notamment,
dans le commentaire sur les Catégories de Simplicius.
Comme Dexippe, Simplicius analyse le débat sur l'iden
tification aristotélicienne de la substance « au sens premier »
avec l'individu sensible, dans les Catégories, 5, à partir de la
critique d'Alexandre d'Aphrodise par Jamblique, ici expli
citement mentionné. Son analyse est donc en partie très
semblable à celle de Dexippe, y compris dans sa présenta-

85. Cf. J. Dillon, in Dexippus, On Aristotle Categories (Ancient


Commentators on Aristotle), Duckworth, Londres, 1990, p. 83, n. 34.
1 04 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

tion de l'argument d'Alexandre destiné à prouver que les


individus sont naturellement premiers par rapport aux uni-
versaux - la destruction de l'universel n'entraîne pas tou
jours celle de l'individu -, argument où l'on reconnaît 0 1
chez Porphyre : la suppression des substances premières
entraîne (avec elle) celle des genres (et des espèces), tandis
que celle des genres (et des espèces) n'entraîne pas celle
des substances premières. Contrairement à Dexippe,
Simplicius s'efforce, en revanche, de résoudre le problème
en faisant droit à la pensée d'Aristote (dont il est en train
d'expliquer le texte). C'est dans ce but qu'il fait intervenir
une formulation sienne d'une théorie néoplatonicienne
célèbre, que nous avons étudiée ailleurs, et sur laquelle nous
reviendrons plus bas : la théorie des trois états de l'uni
versel.
Dans la formulation, assez personnelle, qu'il donne de
cette doctrine, Simplicius distingue donc : (1) l'universel
« exempt des singuliers » (èÇriprjpivov tûv xaG' exaaTa),
cause de la « communauté présente en eux, en vertu de
l'unité de sa nature » ; (2) l'universel commun « distribué
en plusieurs espèces distinctes par la cause commune et
inhérent à elles » (toîç ôiac|>ôpoiç eïôeaiv èvim&pxov) * ;
(3) l'universel « subsistant dans notre intellect par abstrac
tion (èÇ à<jxxipéaewç), postérieur dans l'ordre de l'être, et
recevant au sens fondamental la raison de communauté et de
non-différence ».
Tous les termes ici employés mériteraient un commen
taire, notamment l'interprétation de la raison ou notion de
« communauté » comme « non-différence », qui, au-delà
d'un argument remarquable de Socrate dans le Ménon,
lequel sert de matrice théorique à tous les réalismes, évoque
irrésistiblement la doctrine de l'universel comme non-diffé
rence exposée et réfutée en plein XIIe siècle par Pierre
Abélard. Pour l'heure, il nous suffit de décrire le type de
stratégie interprétative appliqué par Simplicius à l'alexan-
drisme pour « sortir » de la confrontation directe entre aris-
totélisme et platonisme et engager une interprétation harmo

86. Cf. Simplicius, In Arist. Cat., éd. K. Kalbfleisch (cag, VIU),


Berlin, G. Reimer, 1907, p. 82, 35-83, 10.
ALEXANDRE D'APHRODISE 105

nisante recherchée par la plupart des commentateurs depuis


Porphyre : l'universel au sens 1 n'est pas la nature commune
selon Alexandre, mais l'universel antérieur aux multiples tel
que l'entend Ammonius, la Forme qui produit l'unité dans
ou entre les choses, l'universel « platonicien ». La « nature
commune » en revanche est clairement assimilée à ce que
les néoplatoniciens appellent l'universel inhérent aux choses
(= 2). Sur cette base, il est facile à Simplicius de réconcilier
Alexandre et Platon, en soutenant à la fois que la suppres
sion des individus entraîne celle de l'universel 2 et que la
suppression (hypothétique) de l'universel 1 entraîne celle
des individus, sans que, pour autant, la suppression de l'uni
versel 3 entraîne celle des individus. En revanche, Simpli
cius rejette énergiquement la doctrine de ceux qui, ne s'éle-
vant pas jusqu'à la contemplation des genres transcendants
(« extrinsèques »), pensent que les « natures communes »
subsistent seulement dans les singuliers.
Quidam autem interimunt quidem communium naturam, in
singularibus autem solis subsistere putant, ipsa secundum se
nusquam considerantes ; et de coordinata quidem communi-
tate recte dicuntur, oportebat autem et extrinsecam meditari,
a qua est quae coordinatur ; ante coordinatum enim est id
quod ereptum est (vel extrinsecum) et ante ens alterius est id
quod suiipsius est ens 87.
C'est, évidemment, la vraie perspective d'Alexandre, et
elle est inconciliable avec celle de Platon. Boèce conservera
l'écho de cette incompatibilité dans son second commentaire
sur VIsagoge, en rappelant que Platon soutient que les
prédicables ne sont pas seulement conçus comme universels,
mais existent et subsistent à part des corps, tandis qu'Aris-
tote soutient qu'ils subsistent dans les sensibles et sont
seulement conçus comme séparés des corps et universels.
Simplicius n'insiste pas sur ce point, qui disqualifierait à la
fois Aristote et Alexandre, il préfère se concentrer sur l'ar
gument de la suppression pour montrer que, selon le niveau

87. Cf. Simplicius, In Praedicamenta Aristotelis, éd. A. Pattin


(Corpus Latinum Commentariorum in Aristotelem Graecorum, V/1),
Louvain, Publications universitaires-Paris, Béatrice-Nauwelaerts,
1971, p. 93, 40-45.
106 L'ART DES GÉNÉRALITÉS

de réalité auquel on l 'applique, il peut jouer de manière


différente. En se situant ainsi par rapport à l'argument de la
suppression, Simplicius se donne le moyen de ne pas
évoquer le dissentiment de Platon et d'Aristote sur le(s)
lieu(x) de subsistance de la nature commune et celui d'orga
niser un type d'« harmonisation » entre deux doctrines glo
balement inconciliables, qui ne communiquent que sous un
seul aspect (Le. l'affirmation que les « natures communes »
subsistent dans les singuliers), mais peuvent être regardées,
par ailleurs, comme complémentaires.
Ce type de lecture « symphonique » d'Aristote (ou
Alexandre) et de Platon n'est évidemment pas inauguré par
Simplicius. Il figure déjà chez Ammonius, quand il explique
la thèse de VIsagoge, X, 3, affirmant qu'il ne peut y avoir
espèce sans genre, bien qu'il puisse y avoir genre sans
espèces : xal eïôoç p.èv ovtoç. nàvxoç ëati xal yévoç, yévoç
ôè ovtoç où nàvxoç ïan xal t6 eTôoç. Selon Ammonius,
Porphyre distingue là implicitement : a) les genres et
espèces « sensibles » inhérents aux multiples (les genres et
espèces dont parle Aristote en Cat. 2a34-35) ; b) les genres
et espèces « intelligibles » antérieurs aux multiples (dont est
censé parler Porphyre en X, 3). Dans la perspective d'Aris
tote (qui est celle d'Alexandre), le genre au sens a ne peut
évidemment exister sans espèces ; dans celle de Platon, en
revanche, le genre au sens b le peut parfaitement :

Certaines choses ont besoin des substances premières pour


être, car les accidents ont l'être dans les substances, et
d'autres en ont besoin pour être prédiquées, car de quoi les
universaux se prédiqueraient-ils sinon des particuliers ? Si
les substances premières étaient anéanties, les accidents, ne
pouvant exister en quoi que ce soit, seraient anéantis. De
même, les universaux, ne pouvant être prédiqués d'aucun
sujet, seraient anéantis. Ce qui est appelé [ici] 'universel'
n'est pas ce qui est antérieur aux multiples (np6 tûv ttoX-
Xûv), mais ce qui est dans les multiples (èv toiç noXXolç). Je
dis cela à cause de la thèse de Porphyre dans VIsagoge, affir
mant qu'/V serait possible à un genre d'exister même si, par
hypothèse, toutes ses espèces étaient anéanties. Car ce dont
parle [Porphyre] à cet endroit, c'est des genres et des espèces
intelligibles, qui sont antérieurs aux multiples, tandis que ce
ALEXANDRE D'APHRODISE 107

dont [Aristote] parle ici, c'est des genres et des espèces


sensibles, à savoir ceux qui sont dans les multiples 88.

Comme on le voit, la thèse caractéristique d'Alexandre


sur la nature commune, au dire de Pinès, Le. la distinction
entre animal et animal en tant que genre, n'est pas non plus
préservée dans cette analyse, centrée, comme toujours chez
les néoplatoniciens, sur la distinction entre universel (« aris
totélicien ») dans les multiples (èv xolç noXAoîç) et universel
(« platonicien ») antérieur aux multiples (npb tôv tToààùv).
Face à cette méconnaissance répétée, on peut évidemment se
demander si la distinction attribuée à Alexandre par S. Pinès
et une partie des interprètes modernes est bien fondée et
documentée. Le scepticisme semble ici de mise. Que dire,
en effet, de l'authenticité d'une distinction que personne
n'attribue, dans l'Antiquité, à Alexandre - fût-ce pour la
rejeter ? Serait-ce qu'elle est trop révolutionnaire pour être
simplement comprise ? Peut-être. Reste qu'on peut se
demander comment une distinction peut être « révolution
naire » (ce qu'elle semble être, en effet, aux yeux d'un
moderne) si personne ne l'a ni discutée ni reprise depuis la
mort d'Alexandre jusqu'à la fin de l'École d'Athènes ?
L'idée d'une révolution silencieuse n'est pas incompatible,
au contraire, avec l'hypothèse de la longue durée de l'« épis-
témé alexandrinienne », que nous défendons ici. Il faut
parfois des siècles pour qu'un principe ou une distinction
trouvent leur point de résonance. Heidegger a médité là-
dessus en rappelant la longue phase de latence, d'« incu
bation