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De la tran sp assib ilité

Que sa m aladie soit organique ou vésanique, pour l ’hom m e elle est


d ’abord une épreuve hum aine; et celle-ci n ’est possible à com prendre que
si l ’on sait d ’abord ce que veut dire «être un hom m e». Or, il y a autant de
théories, psychologiques, psychiatriques, psychopathologiques que d ’in­
terprétations de l ’hom m e, dont une seule est vraie, celle qui n ’est pas une
interprétation: celle qui ouvre pour com prendre l’existence les m êm es
voies que l ’hom m e pour exister. Transpossiblité et transpassibilité défi­
nissent deux façons d ’exister en transcendance, dont l ’être m alade est
l ’échec. L’échec de l ’une ou de l ’autre en révèle le sens. Il perm et donc de
com prendre par où elles s ’opposent et de mettre en vue le pli existential
dans lequel cette opposition est impliquée.
Le couple «possible»-« passible» évoque sinon clairem ent, du moins
directem ent un ensem ble de distinctions post-aristotéliciennes qui concer­
nent le fonctionnem ent de la pensée : de la pensée au sens du voûç grec, tra­
duit en latin par intellectus. Ces distinctions que la philosophie m édiévale
n ’a cessé de m ultiplier tournent autour d ’une opposition m ajeure: celle de
1 ’« intellect possible» et de 1 ’« intellect agent». «P ossible» y est pris en
deux sens hérités d ’A ristote. Il signifie d ’une part « en p u issa n c e » par
opposition à «en acte», c ’est-à-dire «en œ uvre», d ’autre part réceptif ou
passif par opposition à actif et créateur. C ette distinction fondam entale
répond à une difficulté inhérente au problèm e de la connaissance tel q u ’il
se pose à A ristote et à ses successeurs. La pensée (voûç) [362] pense par
formes (eï'8 r|) elle est l ’intelligence de ces intelligibles. Com m ent procède-
t-elle? Etant précisém ent elle-m êm e ce procès?
Ces form es n ’existent pas «en acte», réalisées, hypostasiées en monde
intelligible subsistant en soi ( k 6 ü | j o ç vorixoç), dont elles seraient les élé­
ments thém atiques (com m e A ristote im aginait être les idées de Platon).
«OùSércoTe voeî aveu (pavxàa|iaxoç ri \|/uxtl» (de An 1117 4 3 1 a l7 ) « l ’âme
ne pense jam ais sans m ise en vue se n sib le» . Ces form es intelligibles
(eïôri) en lesquelles la puissance de la pensée s ’actualise doivent être
dégagées par elle de la m atière sensible, du (pàvxaa|aa. M ais encore faut-il
pour cela les y avoir rem arquées. Or cette rem arque active ne se ram ène
pas à une inform ation (passive). L ’intellect com m e tel ne peut pas être
informé dans et par une épreuve sensible qui serait un acte com m un du
264 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

sentant et du senti. Ce serait répéter les conditions de la sensation sans


être capable plus q u ’elle d ’en dégager la form e intelligible, la direction de
sens dont elle est la m ise en vue sensible.
Aristote est aux prises avec un dilem m e. Il doit adm ettre l ’im passibi­
lité de l ’intellect à l ’égard des intelligibles et la nécessité où il est de les
dégager du sensible. Ce que Léon Robin expose clairem ent:
« L ’intellect n ’est que puissance ou réceptivité et il est, au contact de la
form e, proprem ent im passible... Il est en résum é ce q u ’est la cire étalée
sur la tablette. L’absence de toute écriture et la possibilité de la recevoir,
ou bien encore le lieu non pas réel mais seulem ent possible de toutes les
form es. » 1
M ais «puisque les form es intelligibles sont engagées, dans les sensa­
tions et dans les im ages [très exactem ent dans les (pavTàapaxa qui sont
autant de m ises en vue, com m ent un intellect qui n ’est que réceptivité les
en [363] dégagerait-il? Il n ’y a q u ’un m oyen d ’esquiver la difficulté: ima­
giner com m e fait A ristote, au-dessus de l ’intellect qui devient les intelli­
gibles et que l ’on a du reste après lui, assez im proprem ent appelé passif,
un autre intellect qui les fait, celui q u ’on nom m e intellect agent»2.
Il est im possible en effet de dériver de l ’expérience, fût-elle prise au
prem ier degré de l ’em pirie, c ’est-à-dire au niveau du cpaviaa^ia, les
formes constitutives de cette m êm e expérience, qui loin d ’en être le pro­
duit en sont les conditions de possibilités et ouvrent le (pàvxao(.ia, a même
sa genèse, à un sens. L’intellect agent, écrit Louis Robin, «illum iné éter­
nellem ent les intelligibles pour perm ettre à l ’autre, sortant de sa. virtua­
lité, de les saisir, quand du m êm e coup ils sortent eux aussi de la matière
où ils étaient enfoncés . » 3
Il les illum inent à partir de lui-m êm e en les suscitant. Le tpàvTaona
suppose la sensation (aïa0ricnç) mais il n ’est pas la sensation. Pas davan­
tage il n ’est le souvenir (|xvrmri). Il est le produit de l ’im agination (cpàv-
xam a), laquelle n ’est pas aveugle mais éclairée par le voûç. L’intellect est
le plasm ateur des form es intelligibles qui lient la (pocvTaoia et l ’éclairent
du dedans en lui prescrivant une direction significative. La conformité du
(pàvTao^a à sa propre loi le rend capable d ’une reconnaissance intérieure
indéfinim ent renouvelable.
Ces conditions transcendantales de l ’expérience ont un analogue dans
la constitution existentiale de la présence (Dcisein). N ous ne savons où
nous en som m es de nous-m êm es q u ’à nous entendre à notre facticite.

1. Léon R obin, L a pensée grecque, coll. «É volution de l ’hum an ité» . La R e n a i s s a n c e


du livre, Paris, 1923, p. 364. Cf. A ristote, de An. I I I ; M étaphysique L 9 1075 a 3-5.
2. Ibid.
3. Ibid.
DE LA TRANSPASSIB1LITÉ 265

Celle-ci a dans l ’ordre existential un statut parallèle à celui du cpàvxao|ia


dans l ’ordre transcendantal. Le (pàvxao|aa com m e m ise en vue n ’a de sens
que par l’im m anence en lui d ’une form e opératoire qui constitue sa loi de
form ation. La facticité de m êm e est sous-tendue de part en part par l ’exis­
tence qui, toujours en précession de soi à m êm e [364] l ’étant q u ’elle
endure, ouvre celui-ci à sa propre possibilité. C ’est cette transcendance
perçant ju sq u ’aux possibilités qui distingue la facticité d ’un existant de la
simple effectivité d ’une chose qui, de soi, est hors sens. Ce que je suis a
sens à raison de mon pouvoir-être propre qui ouvre la dim ension du pos­
sible à l ’étant de fait auquel je suis livré. En l ’ex-istant en jet dans mon
projet, je le suis, non pas à titre de simple étant, m ais com m e présence à
dessein de soi. Ainsi le sens du «possible» se trouve par rapport à la ter­
m inologie traditionnelle, inversé. Ici «puissance» veut dire pouvoir-être.
L’opposition du possible et du passible en est radicalem ent changée.
Elle ne s ’éclaire en effet que de celle de l ’im possible et de l ’im passible.
M ais à condition de se transporter à un autre niveau de réalité ou plutôt
d ’existence, dont l ’articulation transcende ce carré de concepts opposés et
met fondam entalem ent e n je u l ’opposition prem ière de la transpossibilité
et de la transpassibilité.
Q u’en est-il du possible?
Le sens nucléaire du mot indiqué par la racine ressortit à la catégorie du
7iàaxevv (aoriste: 7ta 0 îv): subir, q u ’A ristote oppose au rcoierv — faire.
L’intellect «possible» de la philosophie m édiévale est un voûç 7ta 0 r|TiK6 ç
opposé au voûç rcouiTiKoç Grec, comm e le pâtir à l ’agir, comme le subir au
faire. Cet intellect dit «possible» parce q u ’il n ’est que puissance est, au
sens propre du terme, «passible». M ais comm ent peut-il être en ce cas, «au
contact de la forme, proprement impassible» ? Impassible, il l ’est en ce sens
qu’il ne subit pas l ’imposition d ’une forme comme un patient sous la pres­
sion d ’un agent. Sa réceptivité est d ’une autre sorte. «Passible» signifie
«capable de pâtir, de subir» ; et cette capacité implique une activité, imm a­
nente à l ’épreuve, qui consiste à ouvrir son propre champ de réceptivité :4
[365] «Im passible a un second sens. L’im passibilité de l ’intellect est
une indifférence absolue à l ’égard des form es dont il est le lieu possible;
de sorte q u ’il n ’en est pas a ffe c té » 5. Ici se séparent le gnosique et le

4. C f. la doctrine kantienne des form es a priori de la sensibilité. Par exem ple: «N otre
intuition sensible n ’est p a s-d ’abord p ercep tio n , car celle-ci est précédée d ’un principe
d ’autoposition et de conscience de cette position — et la form e de cette position du divers
entièrem ent lié est la form e pure de l ’intuition q u ’on appelle espace et tem ps» (K ant, O pus
posthum um . A dikes A577 p. 638) cité par P. Lachièze-Rey, L ’idéalism e kantien, p. 358.
5. « affecté» au sens d ’être « to u c h é » , atteint dans notre m anière d ’être et produits à
nous-m êm es par la façon dont nous nous « tro u v o n s» , en com m unication et en résonance
avec les choses.
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pathique, l ’existence n ’est pas réductible au prem ier, elle com porte en
toute situation un m om ent pathique q u ’ont m is en vue E rw in Straus et
Victor von W eizsäcker.
«O n peut se représenter des choses qui n ’ont pas d ’autre déterm ination
que d ’être là (Da sein). Elles sont l ’objet d ’énonciation en « est» ; le verbe
être suffit pour com m uniquer toutes m es connaissances qui s ’y rappor­
tent»6. Ainsi en est-il d ’une pierre ou d ’une goutte d ’eau. «M ais dans le
cas d ’un être vivant ce genre d ’énoncé ne dit rien de ce qui est ici l ’essen­
tiel ; tandis que pour la prem ière classe d ’objets l ’énoncé en “est” dit tout
et suffit à tout dire, pour la seconde classe d ’êtres, que nous appelons des
êtres vivants, l ’essentiel s ’exprim e par une série d ’énoncés en “j e ” , qui
excluent le caractère “est” . Nous appelons ontique le m ode d ’existence de
la prem ière classe, et pathique le m ode d ’existence de la seconde. Le mot
“ontique” doit exprim er q u ’ici le décisif est l ’être nu; tandis que le mot
“pathique” indique que là l ’existence est m oins posée que subie»7.
Von W eizsäcker lie intim em ent les deux caractéristiques du pathique.
Il n ’est pas de l ’ordre de l ’étant et il est personnel. Ce que je veux ou dois
(le voulu ou le dû) [366] n ’est pas. D ’autre part dans un énoncé pathique
nous pouvons rem placer « Je » par « tu » , « il» , « n o u s» , mais la phrase est
frappée de non sens si nous substituons à « je» une chose privée de vie.
Une pierre et de façon générale un « cela» ne veut pas et ne peut ni vou­
loir ni ne pas vouloir.
«M a vie m ’est plus essentielle que mon être-là 8 parce q u ’elle est plus
p roprem ent m ienne, de cette « m ie n n e té » qui constitue m on essence.
Cette affirmation de von W eizsäcker qui décide de m on essence soulève
deux questions: ce que je suis, celui que je suis en propre, le suis-je sur le
m ode pathique du subir? E t si oui, le suis-je en tant que vivant, comme il
le dit, ou en tant q u ’existant, ce que ne dit à peu près personne?
Von W eizsäcker parcourt en sens inverse le chem in de «pensée» qui
avait conduit H eidegger de L eben à D asein 9 et dont l ’ouverture se
confond avec l ’instauration de l ’ontologie existentiale. « L a vie, dit-il
dans Sein und Zeit est un m ode d ’être spécifique, mais il n ’est accessible
dans son essence que dans le D asein, l ’ontologie de la vie s ’accomplit sur
la voie d ’une ontologie privative, elle déterm ine ce qui doit être pour que
puisse être quelque chose qui ne serait plus que vie.» M ais une compré­
hension de l ’être qui, pour intégrer la vie, se fonde sur l ’analyse du

6. Viktor von W eizsäcker, A nonym a, A. Franck, Bern, 1946, p. 10.


7. Ibid, p. 11.
8. Ibid.
9. H eidegger, Sein und Zeit, p . 5 0 ; nous adoptons généralem ent, à quelques v a r ia tio n s
près, la traduction d ’Etre et Temps p ar Em m anuel M artineau.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 267

D asein peut-elle se restreindre ju s q u ’à être en reste de c e lu i-c i? Von


W eizsäcker au contraire privilégie la vie par rapport à l’être. Non pas en
inversant, à proprem ent dit, le sens du passage prescrit par l ’ontologie
ex isten tiale, m ais plutôt en l ’annulant. A insi n ’est-il pas en reste du
D asein, car ce n ’est pas à lui q u ’il dem ande l ’ouverture de l ’être. L’être
dont il parle est celui de la Vorhandenheit, de ce qui se trouve là devant la
main.
[367] Le rapport entre Leben et D asein m et en jeu la dim ension du
« p e rso n n e l» , de l ’appartenance à soi. Il com porte un m om ent critique
reconnu par Ludw ig Binsw anger, dans Rêve et existence, dans cet instant
dim orphe qui est celui de l ’éveil du rêveur.
« L ’hom m e vigile jaillit du rêveur au m om ent insondable où il décide,
non seulem ent de vouloir connaître ce qui lui arrive m ais aussi d ’interve­
nir lui-m êm e dans la m arche des événem ents, d ’introduire dans la vie qui
s ’élève et tombe la continuité et la conséquence. A ce m om ent-là seule­
m ent il fa it quelque chose. M ais ce q u ’il fait n ’est pas la vie — car l ’indi­
vidu ne peut pas la faire — c ’est l ’histoire . » 10
En vérité il fait l ’histoire de sa propre vie, biographie intérieure avec
laquelle il ne faut pas confondre l ’histoire extérieure ou histoire du monde
dans laquelle il ne dépend aucunem ent de lui seul q u ’il s ’y introduise ou
non. Situer les deux term es de la disjonction, vie biologique et vie histo­
rique, sous un dénom inateur com m un com m e on essaie inlassablem ent de
le faire n ’est pas chose possible, car la vie en tant que fonction est une
autre vie que la vie en tant q u ’histoire. C ’est de m êm e dans un chapitre
consacré à l ’état de veille, et à sa distinction d ’avec le rêve, q u ’Erw in
Straus tente de m arquer la lim ite qui sépare le vivant et l ’existant et plus
généralem ent Leben et D asein. Cela en réféxence directe à Heidegger.
«H eidegger dans ses recherches d ’ontologie fondam entale part d ’une
analyse du Dasein hum ain pour s ’ouvrir une voie à la com préhension de
l ’être. Au term e de ce chem in difficile, des perspectives doivent ouvrir à
d ’autres régions, de l ’être. Cependant il n ’est m anifestem ent pas possible
de s ’en rem ettre pour la vie des anim aux à des existentiaux assignés au
D asein inhum ain. En fait déjà la corporéité du D asein est un problèm e
qui [368] place H eidegger devant des difficultés considérables sinon
insurm ontables»11.
Ces difficultés convergent dans une question que résum e avec une
sim plicité abrupte le titre d ’une étude de D idier F ranck: L ’être et le

10. Ludw ig B insw anger, Traum und Existenz, in A usgew ählte Vorträge und Aufsätze,
A. Francke, Bern Bd I, 1947, p. 97.
11. Erw in Straus, Vom Sinn der Sinne, 2C ed., Springer, Berlin, G öttingen, H eidelberg,
1956, p. 297.
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vivant. «L a question de l ’essence de l ’anim alité est celle de l ’essence de


la v ie » 12. H eidegger situe l ’anim al entre la chose et l ’hom m e: un vivant
n ’est pas un étant devant la m ain (Vorhanden) ni non plus un «étant pour
lequel il y va de son être dans cet être m êm e» 13. Tout ce qui vit est orga­
nism e. Un organism e est ce qui a des organes. Q u’est-ce q u ’un organe?
Un outil inséré dans l ’utilisateur»14. M ais cette définition ne suffit pas à
m arquer la différence entre un organe et un outil, parce q u ’elle laisse dans
l ’om bre le cham p topologique unitaire de l ’organe: à savoir l ’organisme.
U n ensem ble d ’organes n ’est pas plus un organism e q u ’un systèm e de
fonctions propositionnelles n ’est une proposition. L’insertion de l ’organe
dans l ’organism e est si différente de l ’ajustem ent d ’un outil à la m ain,
q u ’elle exige l ’introduction d ’une différence dans la Z uhandenheit, de
l ’être à la main. L’organe dem eure assigné à l’organism e en tant que capa­
cité. C ette capacité est le pivot de la doctrine heideggérienne de l ’orga­
nism e et de la vie.
«C e qui est capable — écrit H eidegger — n ’est pas subordonné à une
prescription mais apporte avec lui sa règle et se règle lui-m êm e. Il se pro­
pulse lui-m êm e de m anière déterm inée dans son être capable d e ... Cette
auto- propulsion et cet être propulsé vers ce dont il est capable n ’est pos­
sible, pour ce qui est capable, que si [369] l ’être-capable en général est
pulsionnel. Il y a capacité là seulem ent où il y a pulsion.15»
« Ê tre capable d e ... c ’est se propulser vers ce dont la capacité est
capable: vers Soi-m êm e.16» Ainsi définie la capacité est une form e émi­
nente de la Zuhandenheit, de l ’être-à-la-m ain17. Ce qui constitue le mode
d ’être d ’un outil com m e tel, c ’est l ’être-à-m a-m ain. Il est à ma main en ce
que sa tournure s ’ajuste à ma façon d ’être en prise sur les choses. La tenue
en m ain d ’un piolet se cherche et se trouve dans un équilibre balancé
entre le poids, la grandeur et la form e de la panne et de la pointe, d ’une
part et la longueur, le poids et le galbe du m anche, d ’autre part le tout
convergeant dans une structure d ’ensem ble qui se prête à un usage actuel
ou anticipé (la taille de m arches) variant avec la pente et la texture de la
glace et avec les conditions d ’équilibre de mon corps en appui.
A la différence de l ’outil qui est à m a m ain, on doit dire de l’organisme
q u ’il est à sa propre m ain. Sa capacité im plique un rapport à soi que signi­

12. D idier Franck, « L ’être et le v iv an t» , in Philosophie n° 16, autom ne 1987, Éd. de


M inuit, Paris.
13. Cf. Sein und Zeit, p. 12 et p. 42.
14. H eidegger, die G ru n d b eg riffe d er M eta p h ysik [G .M .], G e s a m t a u s g a b e ,
K losterm ann, Frankfurt am M ain, Bd 29-30, 1983, p. 321.
15. Ibid., p. 333-334.
16. D idier Franck, op. cit., p. 80.
17. Ibid.', cf. H eidegger, G .M ., p. 334.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 269

fient précisém ent les concepts d ’auto-régulation ou d ’auto-conservation.


Ce rapport ne cesse de se constituer. Toujours en voie de lui-m êm e, il
n ’est pas un état mais un procès. La capacité ne tend q u ’à elle-m êm e et
n ’est à elle-m êm e q u ’en y tendant. Elle est essentiellem ent appropriation
à soi. Voilà le m om ent décisif et le plus disputé. La question dom inante
est celle de l ’équivocité du soi. D ’une part nous faisons référence à un soi
dès lors que nous évoquons la caractéristique essentielle de l ’anim al: son
auto-m ouvem ent. L’anim al se meut. Non la chose. Le saut d ’un chamois
diffère du rebond d ’une pierre. La form e du m ouvem ent q u ’il exécute
n ’est pas celle — réductible à une trajectoire — d ’une translation dans
l ’espace. Elle est le lieu de rencontre — lui-même m ouvant — d ’un orga­
nisme et de son Umwelt. Organisme qui au cours du saut ne cesse de [370]
modifier ses limites, par rassemblement, étirem ent, repliem ent, etc et qui
en les transgressant les pose dans cette transgression m êm e qui les nie.
Ainsi la forme d ’un m ouvem ent n ’est pas une Gestalt, mais une Gestaltung,
dont l ’unité, génétique, est celle d ’une transform ation constitutive. Cette
transformation exige, à chaque ici-maintenant, un changem ent proleptique
du système de référence de l ’espace objectif, dont les mesures ne sauraient
exprim er les lois qui président à la genèse du mouvement. L’auto-mouve-
inent de l ’anim al, loin de s ’insérer dans un espace préalable, déterm ine
génétiquem ent à partir de chaque ici-m aintenant, un espace opérationnel
biologique, dont chaque direction constitue une ligne de vie.
«Il y a des lois des form es — dit von W eizsäcker — m ais chaque
forme est u n iq u e» 18, celle en particulier d ’un auto-m ouvem ent. Sa genèse
ne fait q u ’une avec son appropriation. Le vivant qui se m eut, se m eut
selon lui-m êm e. Il est auprès de soi. M ais non pas de la m anière qui est le
propre de l ’hom me.
Entre le soi de l’hom m e et le soi de l ’animal la différence est ontolo­
gique: elle concerne leur sens d ’être et l ’essence de leur com portem ent.
L’hom m e se com porte aux choses en tant q u ’elles sont dans un m onde
auquel il est et dans l ’ouverture duquel il est chez soi. Etre chez soi, pour
un hom m e, c ’est être l ’ouvreur de ses propres aîtres. C ’est se pouvoir soi-
même dans un projet de m onde à dessein de soi (Sich um w illen). C ette
façon de se com porter à s ’exprim e en allem and par Sich verhalten.
L’anim al, le vivant lui aussi est chez soi, m ais en un tout autre sens,
auquel correspond une tout autre form e de com portem ent, un autre soi.
Ce com portem ent ne consiste pas à se porter à ... un acte de l ’ordre du
faire et de l ’agir mais à être porté à . .. une conduite de type pulsionnel.

18. V iktor von W eizsäcker, der G estaltkreis [G .K.] 4 e éd. G eorg. T h iem e, S tuttg art,
1950. R éim pression 1967, p. 131 ; tr. fr. L e cycle de la structure, D esclée de B rouw er,
p. 170.
270 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

[371] «L ’être chez soi spécifique de l ’anim al, qui n ’a rien de l ’ipséité
de l ’hom m e lequel se com porte à . .. com m e personne, cette absorption en
soi qui conditionne tous ses com portem ents nous les caractérisons
com m e B enom m enheit: obnubilation...
« L ’obnubilation est la condition qui fait que l ’anim al de par son
essen ce, se com porte dans un environnem ent, m ais jam ais dans un
m onde19». Le m ot français «obnubilation» évoque un obscurcissem ent
tandis que l ’allem and Benom m enheit connote des images d ’engourdisse­
m ent et de renferm em ent, plus précisém ent d ’absorption en soi, com m e le
marque Heidegger. La vie anim ale est caractérisée en somm e par l ’inclu-
dence. Ce mot est em ployé par Tellenbach pour désigner le m ode d ’être
du typus melancolicus «qui s ’enferm e dans les limites de son ordo.» «La
lim ite a ici un sens concentrique et définitif du fait que l ’on s ’enferm e
dans des ordres.20» L’ordre régnant dans la vie anim ale est celui des pul­
sions, dans le cercle desquelles l ’anim al est enfermé.
«C haque pulsion est en elle-m êm e poussée vers ou par d ’autres pul­
sions, et cette pulsion, de pulsion en pulsion, m aintient l ’anim al dans un
cercle (Ring) pulsionnel q u ’il ne peut excéder . » 21
Ce cercle pulsionnel n ’est pas une suite d ’événements neutres. L’animal
s ’approprie lui et son com portem ent, lui à travers son com portem ent, en
s’ouvrant à autre chose. À quoi? et com m ent? Il n ’est pas d ’abord là, ayant
ensuite à s ’adapter à un monde donné. A son ouverture correspond un mode
spécifique de donation. Il s ’agit donc d ’apprendre et de comprendre com­
ment est structurée la relation de l’animal à son entourage.
[372] H eidegger l ’a appris de von Uexkiill. De tous les biologistes de
son époque il est le seul à avoir perçu que la relation d ’un anim al à ce qui
lui est donné n ’est pas une relation m écanique et que, d ’autre part, sa rela­
tion à un donné n ’est pas non plus identique à celle d ’un hom m e. Mais
entre le com portem ent anim al et le com portem ent hum ain le véritable
discrim inant est ailleurs : il ne m et pas en cause la m anière de saisir le
donné, mais la nature du donné avec lequel l ’anim al et l ’hom m e sont, de
part et d ’autre, en relation. «Il ne s ’agit pas de savoir» dit Heidegger «si
et com m ent l ’anim al saisit autrem ent le donné, m ais si en, tout état de
cause il peut percevoir quelque chose en tant que quelque chose, quelque
chose com m e étant. Si c ’est non, alors l ’anim al est séparé de l ’homme par
un abîm e»22.

19. H eidegger, G .M ., p. 347.


20. H. T ellenbach, M elancholie, Springer, B erlin, H eidelberg, N ew York, 1974, p. 119,
tr. fr. La m élancolie, PUF, Paris, 1979, p. 198.
21. D idier Franck, op. cit., p. 84.
22. H eidegger, G .M ., p. 383.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 271

La position de von Uexküll sur ce point n ’est pas douteuse: «un ani­
m al, dit-il, ne peut entrer en relation avec un objet com m e te l . » 23
Les vues de von Uexküll ne font que préparer, selon H eidegger, à une
«interprétation plus radicale de l ’organism e», signifiant que « la totalité
de celui-ci ne se réduit pas à la totalité du corps de l ’anim al
(Leibesganzheit), m ais que la totalité corporelle de celui-ci n ’est com prise
à l ’inverse que sur le fond de la totalité originaire que nous avons nom m é
le cercle de la désinhibition»24. Voilà le concept vers lequel tendait obsti­
ném ent von Uexküll. «Q uand il parle de VU m w elt de l ’anim al il n ’a pas
autre chose à l ’esprit que ce nous avons caractérisé com m e cercle de
désinhibition.»
Des trois sens du préfixe «um » « autour», «en vue d e» , «en échange
avec», c ’est le troisièm e qui définit VU m welt au plus près. V U m w e lt est
constitué de tout ce qui est susceptible d ’exciter le vivant, et cette capa­
cité [373] d ’exciter le vivant, de l ’éveiller à son com portem ent ne fait
q u ’une avec l ’ouverture à son Umwelt. Les deux coïncident. L’originalité
de H eidegger est d ’avoir conçu l ’ouverture du vivant à son Um w elt en
term es de pulsion et d ’avoir com pris son com portem ent com m e un pro­
cessus de désinhibition. L’anticipation, par la pulsion, de son objet est la
m êm e que l ’anticipation, à m êm e sa tension interne, de quelque chose qui
lui appartient en propre: sa désinhibition. Celle-ci est une m ise à l ’écart.
M ais il ne s ’agit pas de la m ise hors jeu ou du laisser pour com pte d ’un
étant donné ne fonctionnant pas com m e excitant. Rien n ’est donné à l ’or­
ganism e que ce q u ’il prend en charge sans discrim ination préalable. Ce
n ’est pas son excitab ilité qui conditionne son ouverture à V U m w elt.
Celle-ci lui est originaire et n ’est pas autre chose que son cercle de désin­
hibition. Loin que l ’excitabilité de l ’organism e soit la condition de possi­
bilité de son ouverture, il n ’est au contraire d ’excitabilité possible que là
où est possible la désinhibition25. C ’est-à-dire au niveau pulsionnel.
« C ’est seulem ent lorsque la relation préalable de l’excitable à ce qui
peut l ’exciter a déjà le caractère de la pulsion et de l’encontre pulsionnel
que quelque chose com m e le déclenchem ent d ’une excitation est p o s­
sible . » 26
En fait l ’idée d ’un cercle de désinhibition vient de von Uexküll. De ce
cercle on peut suivre le tracé à m êm e le com portem ent anim al com m e
lieu de rencontre et de constitution de l ’organism e et de V U m w elt.
Chaque phase du tracé a trouvé son expression dans cette form ule de von

23. Jacob von U exküll, M ondes anim aux et m onde hum ain, ed. G onthier, Paris, 1965,
p. 86.
24. H eidegger, G .M ., p. 383.
25. Ibid. p. 372.
26. Ibid., p. 373.
272 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

Uexküll. Chaque phrase du tracé a trouvé son expression dans cette for­
m ule de von U exküll: «le caractère actif éteint le caractère p erceptif » . 27
Ainsi dans le com portem ent vital de la tique.
La tique ne peut vivre que du sang d ’un m am m ifère de passage. Son
organe de perception est excité par., (et [374] ne peut l ’être que p a r...) les
exhalaisons d ’acide butyrique provenant des follicules sébacés du m am ­
m ifère. «D es processus dans l ’organe de perception déclenchent dans
l ’organe de l ’action les impulsions qui suscitent le relâchem ent des pattes
et la chute. L a tique qui se laisse tom ber confère aux poils touchés du
m am m ifère le caractère actif du heurt qui déclenche de son côté un carac­
tère perceptif tactile par lequel le caractère olfactif d ’acide butyrique va
être éteint. Le nouveau caractère p ercep tif déclenche un m ouvem ent
d ’exploration, ju sq u ’à ce q u ’il soit à son tour supprim é par le caractère
perceptif chaleur, lorsque la tique parvient à un endroit dépourvu de poils,
q u ’elle com m ence à perforer . » 28
«L a richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une
forme pauvre qui consiste pour l ’essentiel en trois caractères perceptifs et
trois caractères actifs: son milieu. Mais la pauvreté du milieu conditionne la
sécurité de l ’action»29. On pourrait parler d ’une mise à l ’écart globale. Elle
porte sur la plus grande partie de l’entourage, celle qui n ’entre pas en compte
dans le «m ilieu»*. M ais c ’est nous, non l ’anim al, qui procédons dans la
perspective de notre monde, à une mise à l ’écart épistémologique. L’Umwelt
et le com portem ent anim al constitue une m êm e form e contrapuntique.
Caractères perceptifs et caractères actifs ém ergent seuls de l ’indifférencié.
[375] L’ém ergence hors de l ’indifférencié par où se constitue Y Umwelt
de l ’anim al, se produit à m êm e son com portem ent. Il ressort des observa­
tions de von Uexküll que l ’absorption de l ’animal en soi et sa relation à
autre chose form ent un seul et même cercle qui se parcourt lui-même. Il
en ressort surtout que cette relation à autre chose — com m e Heidegger à
son tour l ’exprim e — « n ’est pas seulem ent m aintenue mais continuelle­
ment requise par l ’encerclem ent»30. Le paradoxe de ce comportem ent est

27. Jacob von U exküll, op. cit., p. 21.


28. Ibid., p. 23.
29. Ibid., p. 24.
* « L a percep tio n dit von W eisacker, révèle une restrictio n co n stitu tiv e.» (Del
Gestcütkreis, p. 112)
« L a perte elle-m êm e est en m êm e tem ps le gain. L a co n stitu tio n d ’une v a r i a b i l i t é
im possible à calculer com prend aussi la constatation de la capacité vitale. La r e s t r i c t i o n d e
la conform ité aux lois signifie elle-m êm e la possibilité de vivre» (Ibid., p. 119).
L ’hom m e, qui, com m e vivant, a son U m w elt est, com m e pensant, capable de se repré­
senter un monde objectif, donc de com parer l’extension des deux.
30. H eidegger, G .M ., p. 367.
DE LA TRANSPASSIB1LITÉ 273

d ’être un encerclem ent ouvrant, « l ’auto-encerclem ent de l ’anim al n ’est


pas un encapsulage m ais précisém ent le tracé ouvrant d ’entours à l ’inté­
rieur desquels tel ou tel facteur désinhibant peut désinhiber . » 31

Le com portem ent anim al, sollicité en deux sens contraires par son
absorption en soi et par son ouverture doit son unité constitutive à sa
dim ension pulsionnelle. La notion de pulsion m ise en œ uvre par
H eidegger répond exactem ent au concept de pulsion que Fichte, son véri­
table «inventeur», introduit au cœur de l ’idéalism e pour com prendre les
rapports de moi et du m onde. La tension constitutive d ’une pulsion ne
peut être retenue, « inhibée», que pour autant q u ’elle tend à se déployer,
q u ’elle aspire à une activité de cause agissante. Sa contention contraire à
son extension lui est intrinsèque. C ’est pourquoi Fichte l ’appelle «une
cause sans causalité»32. Telle q u ’elle se présente dans la troisièm e partie
de la G rundlage elle consiste dans un «Streben» (aspiration, effort) du
moi. «L e concept de pulsion im plique q u ’elle est fondée dans l ’essence
intérieure de ce à quoi elle est attribuée»33: le moi. «Le moi est originai­
rem ent une aspiration à rem plir [376] l ’in fin ité» 34. Par ailleurs — m ais
ailleurs c ’est ici: «ici en d eu x » » . — Fichte dit: «L e moi se pose absolu­
m ent et dans cette m esure son activité est une activité de retour sur soi. La
direction de cette activité est centripète»35.
Cette tendance à l ’appropriation de soi lui est aussi originaire que sa
tendance à s ’ouvrir à l ’infinité. Elle ne peut se réaliser que com m e
conscience de soi. Ainsi l ’aspiration ou l ’effort suppose une inadéquation,
intérieure au m oi, entre le moi absolu, pur agir se posant soi-m êm e, pure
présence à soi sans conscience de soi et le moi conscient de soi com m e de
quelque chose posé par soi com m e étant, c ’est-à-dire attribué à l ’être.
Ces deux m om ents de contredisent. De l ’un à l’autre le rapport du moi
et de l ’être s ’inverse. L’auto-position du m oi, ab-solue de toute condition,
se produit hors la loi de l ’être et du non-être. Elle est pure ouverture dans
laquelle et seulem ent dans laquelle s ’éclairent à soi être et non-être. «L e
moi est posé par lui-m êm e absolum ent et par là est pleinem ent lui-mêm e
et ferm é à toute im pression e x té rie u re . » 36 Ni dehors, ni dedans n ’ont
encore paru. «L e moi dans son action prim ordiale est tout et n ’est rien,

31. Ibid., p. 370.


32. F ichte, G rundlage d e r g esam m ten W issenschaftslehre (1794) in F ichtes W erke,
W alter de G ruyter, B erlin, 1971, Bd I, p. 266 et p. 286. C om parer avec H eidegger, C .M .,
p. 370.
33. Ibid., p. 287.
34. Ibid., p. 291.
35. Ibid., p. 275.
36. Ibid., p. 276.
274 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

parce q u ’il n ’est rien pour soi et q u ’aucun posant ni aucun posé ne peut
être distingué en lui. Il tend à s ’affirm er dans cet état. Il s ’ouvre en lui une
inégalité et par là quelque chose d ’étranger»37. Pourquoi? Parce que « s ’il
doit être un m oi (et il faut souligner « ê tr e » ), il lui faut aussi se poser
com m e posé par soi et, par ce nouveau poser se rapportant au poser origi­
n aire, il s ’ouvre en quelque sorte à l ’influence du d e h o rs » 38? C ette
réflexion sur soi, centripète, par laquelle le moi tend à se com prendre, à
s ’approprier, déterm ine ses aîtres qui ont pour contre-partie leur autre:
l ’extériorité.
[377] Position du non-m oi et lim itation du moi sont une. Ce ne sont pas
des états d ’être, m ais un seul et m êm e acte du moi qui se lim ite en s ’ob-
jectan t un opposé. La lim ite, tran sitio n n elle, im plique une tension, un
écart potentiel entre ouverture et ferm eture. «Le moi lui-m êm e doit poser
en lui-m êm e aussi bien l’inhibition de son activité que le rétablissem ent
de celle-ci»39. Ces m om ents s ’exigent m utuellem ent. Le moi n ’est limité,
inhibé, que pour autant q u ’il tend à soi par delà sa lim ite. Cette tension
ouvrante lui est originaire: le moi fini n ’est un moi q u ’à intégrer en lui
l ’activité du moi absolu dont l ’auto-position définit la m oïté et dont l ’in­
carnation dans le moi fini s ’exprim e en celui-ci par une aspiration à rem ­
plir l ’infinité. C ette aspiration du moi fini ne saurait se satisfaire du
non-moi qui lui fait face, sans cesser d ’être l’expression im m anente de la
pure activité du moi absolu. Elle ne se réalise pas dans un objet, mais fait
retour en elle-m êm e par la réflexion. «L e m oi, par la pulsion, est propulsé
plus avant, par la réflexion il est arrêté, il s ’arrête»40.
A ces deux tensions opposées répondent, dans la doctrine heidege-
rienne de l ’o rganism e, la H ingenorw nenheit, l ’engagem ent v e rs... et
l 'Eingenom m enheit: l ’absorption en soi. L’organism e s ’ouvre à VUmwelt
en s ’ouvrant son U m w elt en vue et du fait de sa désinhibition. Le moi,
selon Fichte s ’ouvre le monde et s ’ouvre à soi par delà la limite du fait et
à dessein de sa propre ouverture. O rganism e et Um welt sont constitués
ensem ble dans le m om ent de l ’ouverture. Le paradoxe est le m êm e de
parler d ’un cercle de désinhibition, c ’est-à-dire d ’un cycle ferm é d ’ouver­
ture et de dire que le moi fini se constitue en m aintenant indéfiniment en
ouverture la lim itation qui définit sa finitude.
Il y a toutefois une différence. Le dépassem ent, dans le moi et par le
m oi, de sa lim ite ne s ’ordonne pas en cercle m ais progresse en ligne
droite ouverte à l ’infini. [378] C ’est là précisém ent ce qui distingue l’es­

37. Fichte, G rundlaee d er eesam m len Wissenscluiftslehre, p. 264-265.


38. Ibid., p. 276.
39. Ibid., p. 282.
40. Ibid., p. 289.
DE LA T R A N SPA SSIB IL ITÉ 275

prit et la vie. La vie est sous-jacente au com portem ent de tous les vivants
et chaque cycle unitaire «organism e ± 5 U m w elt» en est une expression
partielle. Au contraire chaque moi fini — s ’il est un m oi — est une
expression intégrale du moi absolu de la liberté. Elle est la dim ension
constitutive du moi qui fait ce q u ’il annonce en opérant en lui-m êm e le
retour de l ’être à la moïté.
L a conscience philosophique fait ce q u ’elle d it: c ’est là son sens
propre. Le savoir du savoir q u ’elle annonce, elle le réalise en le devenant.
Toute son activité est de se faire réceptive à l ’égard de l ’acte auto-consti­
tutif du moi absolu, afin de s ’entendre à cet acte d ’auto-intellection, dans
lequel le savoir du savoir se m anifeste en se posant lui-mêm e.
«L ’intellection se fait elle-m êm e et ce n ’est que par là q u ’elle est juste.
Ce qui ne se fait pas par soi, ce q u ’un moi quelconque projette de sa pen­
sée est faux.
Q u ’est-ce donc qui revient au moi ?
Dans une totale passivité s ’abandonner à cette image qui se fait elle-
m êm e par soi, Y évidence. C ’est dans cet abandon q u ’il se trouve. N ous
devons ne faire activem ent absolum ent rien»41.
La passivité du moi à l ’égard de ce qui peut l’apprendre à lui-m êm e est
une prem ière esquisse de la transpassibilité.
L ’hom m e est vivant et pensant. Ce et pose la question du passage
d ’une sphère à l ’autre. E lle est au départ de la p h ilosophie du jeu n e
Schelling et elle se pose à lui dans les m êm es term es où nous l ’avons ren­
contrée. C ’est dans le passage de la philosophie fichtéenne du m oi à la
philosophie de la nature, q u ’il a conçu la vie, «essence vivante» qui a en
elle-m êm e le principe du m ouvem ent, com m e un «analogon visible de
l’être spirituel.»
[379] La question q u ’il tente de résoudre est celle qui se pose, par delà
toute problématique historique, dans l ’expression de «Zôon hechon logon»;
l’homme est-il un animal à qui survient le sens du sens? ou ce sens est-il co-
originaire avec l ’éveil de sa vie, qui par là diffère de celle de l’animal.
Erwin Straus établit entre l ’anim al et l ’hom m e et, dans l ’hom m e, entre
le vivant et l ’existant une ligne de dém arcation qui passe entre le sentir et
le percevoir. Dans la perception spécifiquem ent hum aine, la chose perçue
se tient en face, à distance d ’objet. Elle se détache sur l ’ensem ble de
l’étant à partir des lim ites qui la d éfinissent et auxquelles on peut la
prendre. Parallèlem ent on peut, dans le langage, la prendre au m ot. Le
mot explicite sur le m ode du «en tant que» l ’être-quoi de l ’objet perçu.
Avec le percevoir com m ence le connaître42. Le sentir, lui, n ’est pas objec­

41. Fichte, W issenschaftslehre 1812. Fichtes W erke, Bd X , p. 320.


42. Erwin Straus, op. cit., p. 377.
276 PE N SER L ’H O M M E E T LA FO LIE

tivant et n ’a pas la structure de l ’intentionnalité. Il est dit, Straus, «com ­


m unication sym biotique avec le m onde.»43 Les langues à m ots l ’outre­
passent sans en faire état. La différence entre sentir et percevoir a trouvé
son expression la plus juste dans la form ule de Straus: « le sentir est au
connaître ce que le cri est au m ot.»44 Sentir est le propre du vivant, lequel
est de tous les étants le seul capable de rencontre. «L e m onde du sentir est
le m onde com m un à l ’anim al et à l ’hom m e; en lui nous nous rencontrons
avec les anim aux.»45
Pour von W eizsäcker aussi la m arque distinctive des vivants est la pos­
sibilité de rencontrer. «Les êtres vivants rencontrent quelque chose et se
rencontrent les uns les autres.»46 Par contre il ne distingue pas entre sen­
tir et percevoir. Entre l ’anim al et l ’hom m e il ne conçoit de différences que
de degrés. De l ’un à l ’autre les relations entre [380] l ’organism e et son
U m w elt s ’organisent en ensem ble de com plexité et de m obilité cro is­
santes, dont la genèse est à chaque fois une im provisation. La question de
cette genèse est celle aussi bien de l ’esprit que de la vie. Il est rem ar­
quable que Victor von W eizsäcker la pose en em ployant indifférem m ent
des term es dont la distinction pourtant sem blait s ’im poser, p u isq u ’elle
répondait à un changem ent de registre de la notion de pulsion. Nous
avons vu celle-ci se rapporter tantôt au moi en référence à Fichte, tantôt
au vivant en référence à H eidegger. O r dans les analyses que fait
W eizsäcker de la relation de l ’organism e et de son m onde, le moi et le
vivant s ’apparentent de si près q u ’ils s ’identifient. D ’un côté «les essais
d ’explication nouvelle (en biologie) partent tous du rapport de l ’être
vivant à son m onde (Welt) qui depuis J. von Uexkiill est appelé Umwelt41.
D ’un autre côté «la façon la plus simple de présenter les opérations biolo­
giques est de m ontrer q u ’elles sont des form es en form ation (Gestaltung)
de la relation du moi et de Y U m w elt»4*. M ais il n ’y a pas deux côtés: le
biologique et le spirituel. Le vivant et le moi sont du m êm e côté et s’op­
posent ensem ble aux objets inanim és. Ils apparaissent d ’ailleurs en indi­
vision dans cette phrase: «le m oi et l ’organism e individuel s ’opposent à
l ’analyse telle que l ’entend la science classique. A l ’ancienne form ule, “la
connaissance connaît l’objectif” , s ’oppose la nouvelle: “un moi rencontre
son m ilieu.” »49

43. Erw in Straus, D ie Form en der R äum lichkeit in P sychologie der m enschlichen Well.
Berlin, 1960, p. 15 1.
44. Erwin S traus, Vom Sinn der Sinne, p. 329.
45. Ibid., p. 200.
46. Viktor von W eizsäcker, A nonym a, p. 12.
47. V iktor von W eizsäcker, der G estaltkreis [G .K .], p. 160; tr. fr. p. 197.
48. Ibid.
49. Ibid., p. 172.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 277

Trouvant le concept de m oi «trop im agé» W eizsäcker en extrait «le


principe qui est au fond de son opposition à V Um welt» et il «le nom me
sujet».50 D ’où l’énoncé de son program m e fondam ental: « l ’introduction
du sujet en biologie».51
[381] La biologie n ’est pas une science de l ’objet, n ’est pas une science
de l’«ontique», mais du pathique. Son projet m éthodique est de m ettre en
vue «le com portem ent com m e form ation d ’une form e de rencontre entre
un organisme et son U m w elt»52. Cette form e est en effet toujours en for­
m ation, c ’est-à-dire en fondation perpétuelle. «L e com portem ent se pré­
sente tantôt com m e une relation stable, tantôt com m e une interruption
critique de cette relation. Tel m ouvem ent paraît d ’abord conserver le
contact entre un organism e et un certain entourage, puis cette cohérence
tout d ’un coup se rom pt l ’instant d 'a p rè s, pour se reconstituer de façon
analogue ou toute différente dans une troisièm e phase.»53
Ce qui décide à chaque fois de la situation, ce n ’est pas l ’action d ’un
stim ulus particulier sur un récepteur déterm iné m ais le décalage relatif
entre l’organism e et son m ilieu; cette relativité nie toute orientation uni­
voque de la causalité.»54 Organism e et milieu sont en interaction sim ulta­
née par où se rétablit incessam m ent l ’équilibre perpétuellem ent m enacé.
« L ’équilibre, ici, c ’est la conservation de l ’identité biologique de l ’être
vivant dans son Umwelt55. Pour anticiper nous nom m ons cette unité bio­
logique : le m oi.»56 La notion à 'Umwelt héritée de von Uexktill est bien le
discrim inant de la nouvelle biologie. M ais ici une différence se fait jour.
Le lien de l’organism e et du m ilieu selon W eizsäcker, n ’est pas un cercle
fonctionnel, mais un cercle form el: un G estaltkreis précisém ent — dont
la genèse constitue le com portem ent.
« L a form e est le lieu de rencontre lui-m êm e autom ouvant — d ’un
organism e et de son U m w elt.» 51 Le com portem ent n ’assure pas « la
constance d ’une form e, mais [382] celle d ’un changem ent de form e, d ’une
transform ation constitutive.»58
Chaque transform ation est une réponse à une situation critique. Si ju s­
tem ent le sujet doit être introduit en biologie, c ’est parce que «toute crise
est une crise du sujet.»59 La vie com porte, par essence, des ruptures, des

50. Viktor von W eizsäcker, der G estaltkreis [G.K.],


51. Ibid., p. 168 ;t r .f r . p. 205.
52. Ibid., p. 141.
53. Ibid., p. 129; tr. fr. p. 169.
54. Ibid.
55. Ibid., p. 164; tr. fr. p. 201.
56. Ibid., p. 165; tr.fr. p. 201.
57. Ibid., p. 141; tr. fr. p. 179.
58. Ibid., p. 128; tr.fr.p. 107.
59. Ibid., p. 171 ;tr. fr. p. 207.
278 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

discontinuités, qui sont autant de failles où le vivant est mis en dem eure
d ’être ou de s ’anéantir.
La crise a deux aspects apparem m ent inverses. D ans ces failles le
vivant m anque à soi, incapable de se soutenir lui-m êm e d ’un bout à
l ’autre de sa continuité finie. Elles sont la m arque en creux d ’un fonde­
m ent q u ’il ignore. «L a biologie nous enseigne que le vivant est sous le
coup d ’une déterm ination dont le fondem ent ne peut être objectivé. C ’est
ce que nous nom m ons le rapport fondam ental (G ru n d verh a ltn is)60.
L ’apparition de la vie non pas sous form e d ’une continuité ininterrom pue
m ais de déchirem ents et de bonds n ’est q u ’un aspect du rapport fonda­
m en tal.» 61 Le moi se trouve désétabli de son m onde et de lui-m êm e et
transporté, autre, dans un m onde autre. C ’est que la vie n ’est pas seule­
m ent un «procès». «E lle ne se pose pas seulem ent elle-m êm e et n ’est pas
seulem ent active. Il lui arrive en m êm e tem ps d ’être, ce qui fait sa passi­
v ité.»62 Le vivant subit la vie : c ’est ce q u ’exprim e le term e de pathique. Il
subit cette part de vie qui est sienne : le pathique est personnel. Serait-ce à
dire que le vivant se définit par sa passivité? Son statut est pour le moins
équivoque: car s ’il endure la vie ce peut être en deux sens: endurer c ’est
subir; mais l ’endurance im plique une résistance ou un consentem ent qui
sont actifs.
[383] La crise d ’autre part est un rien efficace. Elle conduit d ’un acte à
l ’autre et « l ’origine de l ’acte est la décision.»63 «D ans la véritable crise la
décision se crée elle-m êm e ; elle est com m encem ent et origine (Anfang
und Ursprung).» 64 La décision est la form e par excellence de l ’existence
pathique. Cela veut dire que le conflit entre liberté et nécessité ou pour
parler en term es subjectifs, entre vouloir et devoir (m iisse n : être forcé
d e ...) n ’est pas résolu par des facteurs dynam iques tels que m otivation ou
action causale. Nous apprenons après coup quel devoir ou quel vouloir a
vaincu. Le pathique peut donc se définir com m e l ’origine du vouloir et du
devoir.»65
La décision toutefois est-elle vraim ent cette lutte ? En réalité elle ne se
produit ni après coup ni avant coup; elle est est le coup. Elle se produit
dans l ’instant inversif entre la délibération réversible où sont en lutte les
m otifs et les causes et l ’acte engagé irréversiblem ent. La transpositivite
de cet instant répond à la non positivité de la décision surgissant à elle-
m êm e... de rien. Le second sens de la crise est d ’exprim er le rien dans

60. V iktor von W eizsacker, (1er G estaltkreis, p. 188 ; tr. fr. p. 223.
61. Ibid.
62. Ibid., p. 183 ; tr. fr. p. 219.
63. Ibid., p. 186; tr. fr. p. 221.
64. Ibid., p. 185; tr.fr. p. 220.
65. Ibid.
D E LA TR A N SPA SSIB ILITÉ 279

lequel s ’abîm e non seulem ent tout l ’ontique mais toute référence au rap­
port fondam ental.
L a vie ne pouvant se concevoir sans l ’attribut pathique, il n ’est pas
vrai, dit von W eizsäcker, que le phénom ène vivant ait pour arrière-plan
des processus d ’un autre ordre (c ’est-à-dire ontiques) soit physiques soit
psychiques. «L a cause ( U rsache) n ’est pas ici une chose (Sache). Le mot
allem and “ f /r ” placé devant cette chose- ci, ne signifie pas une action
m ais indique un prem ier com m encem ent. IL sig n ifie: origine
(U rsprung)»66. Oui. M ais il convient de m arquer plus nettem ent encore la
différence. U rsache n ’est pas U rsprung. Ils diffèrent [384] entre eux
com m e un état de chose et un bond (Sprung). « Ursache» désigne un état
de choses originel, une àp%r| qui est au com m encem ent et reste au com ­
m andem ent. « U rsprung» désigne le bond originaire et sans appui qui
ouvre son propre espace opérationnel, com m e précisém ent la décision. La
différence entre eux est celle du fond et du fondem ent.
La dépendance du moi à l ’égard du Grundverhältnis est la m êm e que
celle du vivant et toutes deux s ’exprim ent par des phénom ènes de crise,
de crise du sujet.
«L e cours de développem ents bien réglés se trouve brusquem ent inter­
rompu tandis q u ’a lieu une évolution foudroyante; elle peut donner lieu à
une situation toute nouvelle dont la structure désorm ais stable perm et
derechef une explication plus claire m oyennant une nouvelle analyse cau­
sale. M ais on ne saurait dériver le nouvel état du précédent. Il faudrait
pour cela que l ’on puisse m ontrer avec précision que la crise constitue un
m alheur interm édiaire. Ce qui est im possible.67
C ependant quand il s ’agit d ’analyser la structure de la crise,
W eizsäcker prend en com pte des « lacu n es très sp é cia le s» . « C ’est en
effet, dit-il, le m alade que les ressent le plus fortem ent. Plus q u ’ailleurs, il
ressent une em prise étrangère, une rupture interne, un saut incom préhen­
sible... Ces m alades reconnaissent la transform ation en tant que telle.»68
Or ces transform ations ne concernent pas la vie, mais l’existence, sous la
form e d ’une «contrainte à l ’im possible», où il y va du sens dans le non-
sens q u ’elle im plique, du sens, non de la vie. Une contrainte à l ’im pos­
sible n ’est pas com m e W eizsäcker le dit, « l ’im age» d ’un état critique:
elle est la crise m êm e. «L a crise est un passage du fini instable à la stabi­
lité d ’un fini par l ’interm édiaire d ’une transcendance.»69 M ais de [385]
quelle transcendance? — D ’une transcendance vers le rien.

66. Ibid., p. 184; tr.fr. p. 219.


67. Ibid., p. 170; tr. fr. p. 206.
68. Ibid.
69. Ibid., p. 171; tr.fr. p. 207.
280 PE N SER L’H O M M E ET LA FO LIE

Le lien ne fait pas partie du texte de la vie. N on plus que p our


H eidegger, le D asein. La différence q u ’il établit entre Leben et D asein,
entre le vivant et l ’existant est absolum ent, incom patible avec le «m ono­
physism e» de von W eizsäcker. Pourtant vivant et existant sont tous les
deux de l ’hom m e. Et la question de leur unité se pose. H eidegger ne la
résoed pas. M ais il ne la colm ate pas non plus. A la différence de
W eizsäcker il séjourne dans la faille. Il prend en com pte le rien.
Le rien est essentiel à l ’existence. Et plus encore que H eidegger l ’a
pensé. On peut l ’entrevoir dans un passage consacré à la m ise à l ’écart
qui caractérise le com portem ent anim al. Elle ne consiste pas à ne pas
la is s e r su b siste r un é ta n t do n n é a fin de faire le v id e. U n ra p p o rt à
quelque chose com m e le vide n ’est en effet possible que là où existe un
rapport à l ’étant com m e t e l ...70 «S i le com portem ent anim al ne se rap­
p o rte pas à l ’é ta n t, ce n ’e st pas à d ire q u ’il ne se rap p o rte à rien.
S eulem ent ce à quoi il se rapporte lui est ouvert d ’une certaine façon
m ais non pas o uvert com m e é ta n t.» 71 En réalité c ’est p arce q u ’il ne
peut pas se rapporter au rien q u ’il ne peut pas se com porter à l ’étant:
seul est capable d ’un rapport à l ’étant com m e tel un être capable d ’un
rapport au rien. La vie n ’a pas de rapport avec le lie n . C ’est pourquoi
elle ne s ’apparaît pas. Seul le peut l ’ex istan t. A ussi est-il le seul être
qui soit capable d ’angoisse, ce 7tà0ei jiàGoç de la crise absolue.
L ’angoisse, dit H eidegger, révèle le D asein à lui-m êm e com m e être-
pour-la-m ort. «Avec la m ort le Dasein se précède lui-m êm e en son pou-
voir-être le plus p ro p re » 72; il n ’a pour m esure que lui-m êm e,
com m ensurable à rien. «Sa [386] m ort est, pour le Dasein en tant que pou­
voir être là, la possibilité de pouvoir ne pas être là» .73 Il se signifie donc
en ouvrant la possibilité de sa propre im possibilité.
Pourtant ce n ’est pas encore là le fond de l ’angoisse. L ’angoisse
s ’élève à une autre puissance quand cette signification est elle-m ême frap­
pée d ’insignifiance. Cette in-signifiance n ’est pas seulem ent absence de
sens; m ais c ’est le sens du sens et partant du non-sens, c ’est le sens de
l ’absence et partant de la présence qui est abolie en elle. L’angoisse néan-
tit l ’essence de l ’être et du non-être, du possible et de l ’impossible. Il n y
a pas d ’absence ou de présence, ni de y pour aucun là dans cette compa­
cité en laquelle s ’engloutit le sens de la com pacité. A bîm e de l ’inane.
Inanité de l ’abîme.

70. H eidegger, Sein uneIZ eit, p. 367.


71. Ibid., p. 368.
72. Ibid., p. 250.
7 3 .Ibid.
DE LA TR A N SPA SSIB ILITÉ 281

Le mot d ’Eschyle 7iâ0ei |ià0oç74 (ce qui est appris par l ’épreuve) ouvre
le sens du pathique. Quel que soit le dom aine de l ’épreuve le pathique est
de l ’o rdre du subir. Si seules les phrases en « J e » paraissent à von
W eizsäcker exprim er l ’existence, c ’est parce que celle-ci s ’identifie pour
lui à la m anière dont, vivant, je subis en cet instant la vie.
La dim ension pathique a sa place dans l ’analytique existentiale de
H eidegger. Et là aussi elle est celle d ’un com m ent, d ’un « W ie » : « w ie
einen ist und w ird»75: «com m ent il en est et en sera pour quelqu’un» ou
(dans la traduction d ’Em m anuel M artineau) : «où l ’on en est et où l ’on en
sera». Ce où ou ce com m ent se m anifeste dans une épreuve; il est subi.
M ais la form ule retenue par H eidegger « w ie einen ist und w ird » l ’in ­
dique: il ne l'envoie pas à la vie m ais à l ’être. « L ’être-là est devenu à
charge à lui-m êm e. L’être est devenu m anifeste com m e fardeau.»76 [387]
Cette révélation fait partie de l ’être-là lui-m êm e, elle est une form e d ’ou­
verture à soi dans laquelle il se trouve. A ussi H eidegger l ’appelle-t-il
Befindlichkeit.
Von W eizsäcker parle du «pathique» de la vie. La Befindlichkeit est la
dim ension pathique du D asein, la capacité q u ’il a dim ensionnellem ent
d ’être toujours accordé à un ton. «C e que nous indiquons ontologique­
m ent sous le titre d ’affection est la chose du m onde ontiquem ent la plus
connue et la plus quotidienne: la tonalité (Stim m ung), l ’être accordé à ...
(G estim m tsein).»11 D ans cette tonalité l ’être-là s ’éprouve en tant q u ’il en
est là de lui-m êm e.
Etre là n ’est pas tout unim ent être, mais précisém ent être là, c ’est s ’y
trouver en ce «où l ’on en est de soi». La tonalité dans laquelle l ’être-là se
trouve a valeur révélatrice. L’être-là s ’entend à lui-m êm e en elle sur un
ton déterm iné qui, à la m anière d ’un m usique sans paroles, ouvre à un
sens aussi peu sig n itif m ais aussi pleinem ent sig n ificatif que la petite
phrase de Vinteuil l ’est, dans Proust, d ’un là perdu retrouvé.
Si le ton impliqué dans ce «où l ’on en est» «transporte l ’être en son là
et constitue la m arque de l ’ê tre-là, l ’être ainsi transporté est celui de
l ’étant auquel a été rem ise la charge d ’être le là. L’être-là ne fait pas
nombre avec l ’étant auquel a été com m is le soin ou plutôt le souci d ’être
le là . La tonalité dans laquelle il s ’ouvre est celle de cet étant «auquel il a
été rem is quant à son être com m e à l ’être q u ’il a à être en existant.»78 La
quotidienneté la plus indifférente en tém oigne. «L ’être du Dasein peut y

74. E schyle, A gam em non, v. 185.


75. H eidegger, Sein und Z eit, p. 134.
7 6 .Ibid.
77. Ibid.
7 8 .Ibid.
282 PE N SER L’H O M M E ET LA FO LIE

percer à l’état nu dans ceci : q u ’il est et a à être» 79 « “Le pur q u ’il est” qui
se m ontre alors que le “d ’où” et le “vers où” restent dans l ’obscurité»80,
H eidegger le nom m e « l ’être-jeté» (G ew orfenheit), l ’être-jeté de cet étant
en [388] son là .» 81 C ette expression doit faire entendre « la fa c tic ité de
cette rem ise».82
Bien que l ’origine et la destination du jet de cet étant à son là restent
inconnues, H eidegger déclare expressém ent q u ’il a à être. Ce gérondif
exprim e une dim ension à laquelle ne saurait prétendre l ’effectivité pure
et sim ple de quelque chose qui est là-devant (Vorhanden). La facticité
im plique l ’existence au sens non trivial du m ot: exister pour l ’être-là
c ’est se tenir h o rs... s ’ex h au sser au-dessus de tout l ’étan t, y com pris
celui q u ’il est.
La conjonction dans l ’être-là de ces deux m om ents contradictoires
constitue l ’antilogique du souci. « L ’être de l ’être-là est le souci. Il com ­
prend en lui facticité (être-jeté), existence (projet) et échéance.»83
«É tant, l ’être-là est jeté (et non pas porté par lui-m êm e) à son là » 84. Là
ne désigne pas un lieu dans le m onde m ais le là où le m onde s ’ouvre et
s ’a p p araît dans cette ouverture. Le m onde n ’est pas l ’ensem ble de
l ’étant. Il est ce d ’où l ’être-là se fait annoncer à quel étant il peut se com­
porter et com m ent il le peut. Il est un inétant. Du m êm e coup le là est ce
d ’où l ’ouvert, non pas se fait annoncer, mais se déploie com m e le entre de
toute m anifestation. Etre jeté à son là c ’est pour l ’être-là se trouver (au
double sens de la B e fin d lich keit) jeté dans l ’ouverture du m onde. Ce
m iracle est aussi pour l ’ê tre-là, le m iracle d ’être le là » . «S i le cuivre
s ’éveille clairon il n ’y a rien de sa faute. J ’assiste à l ’éclosion de ma pen­
sée. Je donne un coup d ’archet. La sym phonie fait son rem uem ent dans
les profondeurs ou vient d ’un bond sur la scène.»
D ’autre part, «étan t, l ’être-là est déterm iné com m e pouvoir-être qui
s ’appartient» m ais qui « ne s ’est pas rem is lui-m êm e en appartenance à
soi». Ayant à être «il [389] est certes possible et dans cette mesure libre.
M ais q u ’il ait à s ’accom plir, q u ’il soit être possible et q u ’il se trouve tou­
jours déjà dans un cercle déterm iné de possibilités ne dérive pas de sa
propre liberté, mais lui est m andaté»85. Il est jeté à son pouvoir-être. Ici
l ’anti-logique du souci est à sa pointe.
Le souci disconvient à la chose et à Dieu. Une chose n ’est pas jetee a

79. H eidegger, Sein und Zeil.


80. I b i d p. 134.
81. Ibid., p. 135.
8 2 .Ibid.
83. Ibid., p. 284.
8 4 .Ibid.
85. Ibid.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 283

son là. De « là » , elle n ’en a p as; elle n ’est le là de rien. « L à » im plique


une présence. Il est sien. Et il n ’est sien que pour celui qui a à être : celui
dont le « q u ’il e st» n ’existe q u ’en souci dans cet « av o ir à ê tre » , et qui
n ’est là présent (prae-sens) q u ’en avant de soi. Dieu non plus n ’est pas
jeté à son là et à soi. Il n ’a pas à « s ’être». Fondem ent, fond et pourquoi
— ces trois sens du G rund selon H eidegger — en lui s ’abîm ent au rien.
L’affection est une épreuve, un nàGoç, qui s ’éclaire elle-m êm e d ’un
7rà0ei 7tà0oç: d ’un savoir appris par l ’épreuve. C ette épreuve subie par
l ’être-là est une façon d ’apprendre et de com prendre où il en est avec soi.
L’affection ne va jam ais sans com préhension. Inversem ent la com préhen­
sion n ’est jam ais neutre. A ffection et com prendre sont des existentiaux en
lesquels s ’articulent l ’être du là.86 Q uelle q u ’en soit la tonalité, l ’ouver­
ture à soi de l ’être-là sous la form e d ’un « q u ’il est à être» signifie q u ’il est
sim ultaném ent voué et appelé à son là.
Le second aspect, celui de l’appel, ouvre la dim ension du sens.

« L e sens du m o n d e, dit W ittgenstein, doit se trouver en dehors du


m onde. Dans le m onde toutes choses sont com m e elles sont et se produi­
sent com m e elles se produisent: il n ’y a pas en lui de valeurs — et s ’il y
en avait une, elle serait sans valeur.»87
[390] Le sens ne fait pas partie de l ’ensem ble de ce qui arrive. Seul le
D asein a sens. Il a sens parce q u ’il ne fait pas partie de « to u t ce qui
arrive» c ’est-à-dire de l ’ensem ble du m onde.88 Le Dasein a sens et il est
seul à avoir sens en tant q u ’il est à dessein de soi — un soi qui n ’est donné
ni com m e réel ni com m e possible* et qui ne s ’ouvre q u ’à ouvrir sa propre
possibilité. Il n ’est pas établi dans son être-soi, à partir duquel il libérerait
et conduirait au là ce qui précisém ent s ’y m ontre: « q u ’il est et a à être»*.
L’être-jeté ne se trouve pas non plus derrière lui com m e un événem ent
arrivé et réactivé par lui. Ni sa transcendance, ni son être-jeté ne sont des
faits objectivem ent et séparém ent constatables. Ils sont articulés l ’un à
l ’autre de l ’intérieur de chacun d ’eux, dans l ’antilogique du souci qui
récuse toute position ontique.
Le D asein est le là de l ’être-au-m onde. Un là qui est en jet dans le pro­
jet dont il est l ’ouvreur, en possibilité toujours ouverte. D ans l ’être de
l ’être-là il s ’agit, il y va de son propre pouvoir-être com m e pouvoir-être
au m onde. C ’est en transcendant l ’étant vers le m onde q u ’il l ’ouvre à la
significativité, à la m ondéité de ce qui lui est à chaque fois m onde; c ’est
de m êm e en transcendant l ’étant q u ’il est parm i les autres q u ’il l ’ouvre à

86. H eidegger, Sein u n d Z e it, p. 148.


87. W ittgenstein, Trac ta lus 6 .4 1 .
88. Ibid., 1 et 1. I .
284 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

l ’ipséité. «L ’esquisse du projet renvoie à la totalité de l ’étant qui peut être


m is à découvert sous cet horizon de m onde»89. Le projet est le configura­
teur du m onde à travers chaque étant auquel il assigne un site significatif.
Quel que soit l ’étant q u ’il élève à la m ondéité il ouvre à chaque fois la
totalité de l ’être au m onde.
Pourtant «dans le projet du m onde, cet étant ne s ’est pas encore m ani­
festé en lu i-m êm e» 90. S ignificativité n ’est [391] pas réalité. Faudra-t-il
recourir à un succédané de l ’argum ent ontologique pour franchir le pas­
sage du sens à l ’effectif? Assurém ent non. Le nœud qui les unit est noué
dans la facticité. L’ouvreur du projet, l ’être-là dont l ’existence est trans­
cendance, alors m êm e q u ’il le transcende se sent au m ilieu de l ’étant.
D ans la tonalité de la situation où il se trouve « le D asein est si bien
investi par l ’étant que lui appartenant il est accordé à son ton» 91
C ette tonalité pathique est au sens propre un existential. E lle n ’est
pas une donnée préalable caractérisant un étant encore privé de là. Ni
une surdéterm ination ultérieure de celui-ci. Cet étant auquel l ’être-là est
rem is et que pour être il a à être, il l ’est en l ’existant et n ’existe q u ’à
l ’être. « C ’est en tant que cet étant-là, q u ’il est en existant le fondem ent
de son pouvoir ê tre .» 92 M ais ce fondem ent il ne l ’a pas posé lui-mêm e
« il repose dans sa gravité que la tonalité de la situation lui m anifeste
com m e charg e.» 93
Voilà donc l ’é q u iv a le n t, m ais au niveau de l ’e x ista n t, du
G rundverhaltnis, du rapport fondam ental, que von W eizsâcker relevait
au niveau du v iv a n t: « C o m m en t est-il alors ce fondem ent je té ?
U niquem ent de cette m anière et dans ce sens que l ’être-là se projette en
des possibilités auxquelles il est je té » 94. Ces possibilités sont celles de
l ’étant auquel il est rem is et qui s ’en rem ettent à lui de leur ouverture.
L e u r ouv ertu re ne fait q u ’une avec la sienne com m e com prendre.
C om prendre est « u n pouvoir-être ou v ran t» 95 m ais «qui appartient à la
facticité de l ’ê tre -là » .96
Le soi qui pour être un soi ne saurait être ni l ’effet ni le fait d ’un autre,
a à poser le fondem ent de lui-m êm e. O r [392] il n ’est pas le m aître de
celui-ci. 11 a pourtant à assum er, en existant, l ’être-fondem ent : être son

89. H eidegger, Vom Wesen der G ru n d es, p. 4 2 ; cf. Sein und Zeit, p. 146.
90. H eidegger, Vom Wesen der G rundes, p. 42.
* C f. W ittgenstein 2. 0 1 2 4 , « D è s que tous les objets sont do n n és, tous les états de
choses possibles sont égalem ent donnés».
91. H eidegger, Vom Wesen der G rundes.
92. H eidegger, Sein und Zeit, p. 284.
9 3 .Ibid.
94. Ibid.
95. Ibid., p. 144.
96. Ibid.
D E LA T R A N SPA SSIB IL ITÉ 285

propre fondem ent jeté c ’est là le pouvoir-être dont il y va dans le souci».


Ce que le D asein est, ce à quoi il est jeté dans sa facticité, il a à le devenir
en propre en en faisant sa propre possibilité. L’être et le pouvoir-être du là
sont unis dans un véritable cercle de la form e: «D eviens ce que tu es. Tu
ne l ’es q u ’à le devenir.»97
C ’est la form ule de Y A m or f a t i . La constitution existentiale de l’être-là
com m e souci im plique et résout à la fois la co ntradiction, qui lui est
im m anente, entre son être à dessein de soi, c ’est-à-dire à dessein de son
pouvoir-être propre seul capable de sens, et la «surpuissance im puissante
du destin, fût-il l ’être. L’antilogique du souci se résout incessam m ent
dans le projet. Dans le projet «le projetant est arraché à soi et em porté au
loin»98, au loin de soi qui en est aussi le plus près, si bien que cet em por­
tem ent au loin est un retour.»99 Un retour parce que, dit H eidegger, cet
enlèvem ent constitutif du projet a le caractère d ’un enlèvem ent dans le
possible, m ais dans le possible qui rend possible, dans la possibilité de
rendre possible»100 q u ’il nom m e possibilisation (Erm öglichung). Le pro­
jet ouvre l’effectif à la possibilité et par là à la dim ension du sens. Ainsi
soustrait à la contingence de ce qui peut tout aussi bien être et ne pas être,
l ’effectif devient réel.
Q u ’y a-t-il à l ’origine? L’existentialité de l ’être-là. Dans son injustifi­
cation prim aire, l ’être-là est en dette de lui-m êm e en dette de sa «condi­
tion d ’ex isten ce» selon l ’expression de S c h e llin g .101 Le projet est la
justification [393] de l ’être-là. Il lui apporte de quoi s ’acquitter de la dette
q u ’il est, en le créditant du sens, c ’est-à-dire de la dim ension de la vérité.
M ais l ’être-là reste insolvable: il se projette en des possibilités auquel il
est jeté. Il n ’arrive pas à être son propre fondem ent. Toujours, sans cesse,
des possibles se m ontrent déjà là., jetés. L’être-là accroît sa dette à m esure
q u ’il la règle en recourant au fond et au fonds dont il est le débiteur. Le
projet ne fait être la possibilité com m e possibilité que pour autant q u ’en
lui elle est en jet sans jam ais tom ber au rang de réalité thém atique, donnée
ou visée. Un projet à l’infini peut m aintenir indéfinim ent en possibilité le
pouvoir-être de l ’être-là. M ais il ne laisse pas d ’être dans la dépendance
d ’un fondem ent auquel il est jeté. De là com m e l ’écrit Schelling dans
L ’essence de la liberté hum aine «la tristesse qui colle à tout vie finie et ce
voile d ’accablem ent qui s ’étend sur toute la nature, la profonde, irrém é­

97. H eidegger, Sein und Z e it, p. 145.


98. H eidegger, G .M ., p. 327.
9 9 .Ibid.
100. Ibid., p. 328.
101. Schelling, Wesen der m enschlichen Freiheit. Säm tliche Werke, E rste A blheilung,
Bd V II, C otta, Stuttgart und A ugsburg, 1860, p. 399. Trad. fr. in F.W.S. Schelling, Œ uvres
m étaphysiques, Paris, 1 97 4 ,p . 181.
286 PE N SER L’H O M M E E T LA FO LIE

diable m élancolie de toute v ie .» 102 C ’est elle qui dans Sein und Z eit
constitue la tonalité fondam entale de la Befindlichkeit que l ’être accable.
«Tout existence, écrit Schelling, exige une condition pour devenir exis­
tence réelle, c ’est-à-dire personnelle. M ais l’hom me n ’a jam ais la condition
en son pouvoir, m êm e si dans le mal il y aspire; celle-ci ne lui est jam ais
que prêtée et demeure indépendante de lui ; c ’est pourquoi sa personnalité et
son ipséité ne peuvent jam ais s ’élever ju sq u ’à un acte parfait».103
H eidegger cependant pense avoir découvert le redoutable secret de
cette perfection. C ’est dans le règlem ent trans-fini de la dette q u ’elle est à
jam ais supprim ée dans le principe m êm e de sa possibilité: lorsque l ’être-
là ouvre le projet de la possibilité de sa propre im possibilité. Tel est le
sens de l ’être-pour-la-m ort. Il n ’a rien à voir avec le suicide. Celui-ci en
effet ne supprim e que l ’effectivité mais n ’atteint pas la possibilité d ’être
jeté à son pouvoir-être. Assum er com m e sa possibilité la plus [394] propre
la possibilité de sa propre im possibilité d ’être le là c ’est m ettre fin à la
possibilité et au principe de la dette. En anticipant à travers toutes ses
façons d ’être sa propre im possibilité d ’être le là, l ’existence ouvre elle-
m êm e l ’im possibilité d ’une ouverture où il puisse y avoir sens ou non-
sens ; elle ôte ainsi au destin le sens de son insignifiance. Par delà tous les
possibles auxquels son pouvoir-être est je té , elle ouvre, com m e son
propre, celui de sa propre im possibilité. L ’absolum ent im possible
exprim e, au plan de l ’étant, la transpossibilité de l ’être là.

La condition facticielle dans laquelle l’être-là «se trouve» l ’ouvre aux


trois dim ensions constitutives du souci. « À côté des deux précédentes:
l ’ouverture de l ’être-jeté et l ’ouverture à chaque fois de l ’être au monde
dans son intég ralité, elle en com porte une tro isièm e: l ’ouverture du
m onde perm ettant à l ’étant intra-m ondain la rencontre.104 La possibilité
pour l ’être-là de rencontrer et pour l ’étant intra-m ondain de faire encontre
est fondée sur une préoccupation prévoyante qui ressortit au souci. Cette
prévoyance circonspecte (um sichtige) fait le tour de tout ce qui peut être
donné à voir et concerner l ’être-là. C ’est seulem ent à l ’intérieur du monde
dont il a ouvert le p rojet et au reg istre duquel il se trouve tonalem ent
accordé, que l ’être-là peut rencontrer quelque chose. Le souci a t o u j o u r s
déjà ouvert le m onde dans lequel un étant est susceptible de faire e n c o n t i e
à l ’être-là. Il n ’a pas seulem ent déjà ouvert un monde en général mais le
m onde dans son organisation tonale. Nous ne pouvons rencontrer q u e l q u e
chose q u ’en accord avec les tonalités qui définissent l’espace de r e s o -

102. Schelling, Wesen der m enschlichen Freiheit.


103. Ibid.
104. H eidegger, Sein lind Z e it,p . 137.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 287

nance de notre Befindlichkeit. Celles-ci incluent existentialem ent : (c ’est-


à-dire conform ém ent à notre projet de m onde) une assignation qui ouvre
au m onde à partir duquel de l ’étant m ondain peut faire encontre.105
[395] Cette assignation com m ence à l ’outil. Un outil est reconnaissable
com m e tel, même à travers ses déficiences, à sa conform ation, ajustée de
l ’intérieur à la significativité de ce q u ’est pour nous, le m onde. Il est à
notre m ain (Z u h a n d en) en nous m ettant en prise sur des m om ents de
m onde ; parce que l ’être-là en a toujours déjà esquissé significativem ent la
configuration à partir de la tournure d ’ensem ble du m onde dont il est le
configurateur.
L’outil se rapporte à l ’activité. Avec lui nous som m es en action sur les
choses. Est-il perm is d ’étendre le cham p de l ’anticipation prévoyante à
des situations où nous somm es en passion sous les choses et le temps ? La
réponse de H eidegger est affirm ative. «Seul, dit-il ce qui est en situation
de peur ou d ’im pavidité peut d écouvrir ce qui se présente à sa m ain
com m e m enaçant.»106
M ais ce qui fait im pression et dont l ’épreuve est en prem ier lieu celle
d ’un certain clim at n ’est ni nécessairem ent, ni toujours, ni m êm e jam ais
vraim ent de l ’ordre du Zuhanden.
« Il pleure dans mon cœur
com m e il pleut sur la ville»
« Surit lacrym ae rerum .»
Il n ’y a pas lieu de distinguer ici entre dedans et dehors, entre hum eur
et am biance. Peut-on m êm e parler d ’« e n c o n tr e » ? Les deux grands
m om ents pathiques de l’être au monde que sont la confiance et l ’angoisse,
ne se l'apportent pas à quelque chose sur quoi nous soyons en prise. Dans
chaque rencontre qui nous m arque nous nous trouvons tout à coup accor­
dés à un ton. Cette tonalité est universelle. La «haute note jau n e» de Van
G ogh, «les bleus, les bleus là-b as... sous les pins» de C ézanne sont les
tenseurs pathiques de leur ouverture au monde entier où, à l’état naissant
et co-naissant avec lui, ils s ’originent à «ces sensations confuses que nous
apportons en n aissan t» .107 En [396] tout cas ce n ’est pas à l ’intérieur du
m onde dont l’être-là a ouvert le projet m êm e pictural, que l ’événem ent de
cette rencontre, sur-prenant, a lieu; c ’est l ’événem ent de cette rencontre
qui, pour son avènem ent, ouvre un m onde.
La poésie et l ’existence poétique de H ölderlin sont nées de tels
m om ents. Il situe le com m encem ent — non l ’origine — de son art et de

105. H eidegger, Sein und Z eit, p. 138.


106. Ibid., p. 137.
107. C ézanne, Lettre à E m ile Bernard.
288 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

tout art dans la «pure sensation encore irréfléchie de la v ie» , dans une
«im p ressio n o rig in a ire» (urspriingliche E m pfindung) — bonheur par
chance (Gliick) — dans la ponctualité et l ’éclatem ent de laquelle l ’infinité
de la vie se déterm ine»108, l ’im pression originaire est par essence sur-pre­
nante et sur-prise. Elle excède toute prise et tout com prendre. Son expres­
sion dans une âm e et dans un corps exige un poèm e à chaque fois
singulier. Pour la création duquel le poète « n ’accepte rien de donné» et se
trouve perdu à son m onde. «Q ue la nature et l ’art tels q u ’il a appris à les
connaître, surtout ne parlent pas avant q u ’un langage n ’existe pour lui»
— c ’est-à-dire «avant que l ’élém ent inconnu et inform ulé ne devienne,
dans son univers, connu et fo rm idable»109. Mais quel univers? «Lorsque
le poète, se sentant intégré par toute sa vie intérieure et extérieure au ton
pur de son im pression o rig in aire, regarde son univers, celui-ci lui est
pareillem ent nouveau et in connu».110 Serait-il alors / ’absolum ent autre 1

Le problèm e de l ’altérité com m ence à son acm é: à la question d ’au­


trui. L’ontologie existentiale de H eidegger se trouve, pour y répondre,
dans le m êm e em barras de langage et de pensée que l ’ontologie transcen-
dantale de H usserl. «Il s ’agit de com prendre, écrit H usserl, com m ent un
ego transcendantal, fondem ent p rim itif de tout [397] ce qui est valable
pour moi du point de vue de l ’être peut constituer en soi un autre ego
transcendantal et donc une pluralité illim itée d ’e g o ... ego étrangers à moi,
absolum ent inaccessibles à mon ego dans leur être original et cependant
reconnaissables par moi com m e e x ista n t» 111.
«Il est clair que c ’est dans la sphère de ce qui appartient en propre de
façon prim ordiale à mon ego transcendantal que doit résider le fondement
de ce qui m otive la constitution de ces transcendances authentiques qui
dépassent ce qui appartient en propre à l ’ego, qui surgissent en tant
q u ’a u tre s... et qui par là rendent possible la constitution d ’un monde
objectif au sens courant: un m onde du « n o n -m o i», de ce qui est étranger
au m oi. Toute objectivité prise en ce sens est ram enée, d ’une manière
constituante, au prem ier élém ent étranger au moi sous la forme d ’autrui,
c ’est-à-dire du non-moi sous la form e «m oi d ’autrui».112
Ainsi l ’idée de monde constitue un paradoxe. Elle exige une sorte de
liaison à l’im possible entre moi et autrui: l ’ego transcendantal et l’inter­

108. H ölderlin, Wink fü r d ie D arstellung und Sprache, S.W . D arm stadt, 1970. p . « 8 4' •
tr. fr. p. 628.
109. Ibid., p. 887 ; tr. fr. p. 630.
110 .Ib id .
11 1. E. H usserl, Logique fo rm e lle et logique transcendantale, tr. S. B a c h e l a r d ,
Paris, p. 216.
112. Ibid., p. 213.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 289

subjectivité s ’enveloppent l ’un dans l ’autre contradictoirem ent. Il n ’est


selon H usserl q u ’une solution: l ’explicitation de l ’expérience qui est à
prendre avec toutes ses potentialités.
«L e m onde avec toutes ses réalités, entre autres aussi avec m on être
réel hum ain est un univers de transcendances constituées dans les vécus et
les capacités de mon eg o ... qui en tant que subjectivité ayant un rôle de
constitution ultim e précède ce m o n d e.» 113
On ne saurait donc m ettre au m êm e plan l ’ego transcendantal et le
m onde constitué. A utrui, ma relation à autrui et m oi-m êm e nous faisons
partie de ce m onde et participons à sa réalité. Celle-ci n ’est pas la m êm e
que celle de l’ego.
[398] « C e t ego, m oi, subjectivité ayant un rôle de constitution
u ltim e... je le suis pour moi avec une nécessité apodictique, tandis que le
m onde constitué en m oi bien q u ’existant continuellem ent pour m o i...
dans le flux de mon expérience concordante... a seulem ent le sens d ’une
existence p réso m p tiv e ... Ce m onde réel existe seulem ent sous la p ré­
som ption, qui se dessine constam m ent, que l ’expérience continuera
constam m ent à s ’écouler dans le m êm e S ty le» .114
D ans cette perspective chaque autre, pareil à tous les auti'es, est un
term e quelconque dans une série illimitée d ’autres possibles. A supposer
la série réalisée par un passage à l ’infini, autrui est une com m unauté d ’au-
truis où tous com ptent pour un, « p arce q u ’ils sont gouvernés par le
concept (de subjectivité trancendantale). M ais par là n ’est pas explicité, ni
m êm e pris en com pte, le sens de la question qui porte à chaque fois sur cet
autre. Où et com m ent accéder à la toute — et nue — présence de l ’autre?
La problém atique de H eidegger est soum ise à la m êm e astreinte qui
suscite des difficultés parallèles à celles que rencontre Husserl.
La question d ’autrui est intégrée à celle de l ’être-avec et celle-ci est
résolue par l ’intégration de l ’être-avec à l ’être-là. L ’être-là com m e être-
avec laisse l ’être-là d ’autrui faire encontre en son m onde.115 C ette ren­
contre du second type s ’inscrit dans l ’ensem ble de tout ce qui peut faire
encontre dans le m onde ouvert par le projet de l ’être-là com m e pouvoir-
être au m onde. Elle se distingue cependant par une différence essentielle:
« l’étant auquel l ’être-là se com porte en tant q u ’être-avec n ’a pas le mode
d ’être de l ’outil se présentant à la main. (Zuhcinden) Il est lui-m êm e être-
là. (D a se in )» []6 La situation est sym étrique. Et l ’être-avec est im pliqué
dans cette sym étrie parce q u ’il est im pliqué dans l ’être-là. « L ’être-avec

113. E. H usserl, Logic/ue fo rm e lle et logicjue transcendantale, p. 222.


1 1 4 .Ibid.
115. H eidegger, Sein und Zeit, p. 121.
1 1 6 .Ibid.
290 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

est [399] une déterm inité de l ’être-là à chaque fois p ro p re» .117 D éterm inité
tellem ent essentielle q u ’elle lui est co-originaire. «A ppartient à l ’être de
l ’être-là, dont il y va pour lui dans son être m êm e, l ’être avec a u tru i.» 118
L a situation d ’autrui est sem blable. « L ’être-là-avec caractérise aussi
l ’être là d ’autrui, pour autant que celui-ci est l ’ouverture de par son
m onde libéré pour un être-avec.119
«C om m e être-avec l ’être-là est essentiellem ent en vue d ’a u tru i.» 120
Si, par là, la sym étrie est réciprocité, encore faut-il que celle-ci soit fon­
dée dans l ’essence de la rencontre (et non l ’inverse). Or la rencontre n ’a
pas encore été produite. Sinon en des term es tels que s ’élève cette ques­
tion : est-ce que l ’être-là d ’autrui peut faire encontre à un autre être-là
dans le m onde de celui-ci ? En réalité ren c o n tre annule la rencontre.
Edgar Poe rem arque q u ’il suffit de la présence d ’un autre hom m e dans
un paysage pour que disparaisse l ’espace du paysage, dont j ’étais le ici
absolu. J.-P. S artre voit dans l ’autre un trou qui se produit dans mon
m onde et par lequel tout m on m onde se vide. La raison en est ici et là que
D asein signifie être le là, dont je suis le porteur unique. La question du là
est la m êm e que celle de l ’ego transcendantal. Husserl y répond par l ’exi­
gence egologique de l ’unité intersubjective du m onde et H eidegger par
l ’exigence, ouverte en l ’être-là, de l ’être-là-avec.
Il s ’agit de savoir avant tout com m ent m ’est révélé le caractère d ’être
propre à l ’être-là d ’autrui. Je reconnais en lui un étant existant son là; je le
reconnais à son expression. Prétendre que je reconnais cette expression
parce que je suis toujours déjà ouvert à sa possibilité par celle où je suis
d ’exister mon là, c ’est introduire le défini dans les termes de la définition.
Com m ent apparaît-elle?
[400] En prem ier lieu une expression ne nous fait pas encontre dans
notre m onde, à m oins que n ’y figure déjà son m odèle à titre d ’expression
publique ou typique. C ’est ainsi que la perçoit le on. Il en refoule le sai­
sissem ent. L’exem ple du schizophrène, au contraire, nous permet de sai­
sir la dram atique de l ’expression — laquelle est souvent à l ’origine de
l ’éclatem ent de sa psychose. Il s ’est trouvé un jour devant une nouvelle
expression de lui-m êm e, d ’un autre ou des autres qui ju s q u ’ici consti­
tuaient son m onde. Tout à coup il a subi l’événem ent d ’une expression
inintégrable. Elle venait d ’ailleurs ouvrant un autre m onde dont l ’accepta­
tion ou l ’accueil exigeait sa transform ation. Il le sait tellem ent — sur un
mode pathique — q u ’il tente de susciter un autre m onde où elle ait place,

117. H eidegger, Sein u n d Z e il,


118. Ibid., p. 123.
119. Ibid., p. 121.
120. Ibid., p. 123.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 291

qui n ’est ni le m onde ancien ni le m onde q u ’elle ouvre. Il l ’a ressentie


com m e l ’absolum ent autre, com m e à la fois 1’hospes et Yhostis qui exige
l ’abandon de ses aîtres. Le délire évoluant, cette puissance abstraite enne­
m ie prend la figure de persécuteurs établis dans le m onde quotidien.
Ludw ig B insw anger a raison d ’y voir une aggravation. C ar le m alade a
d éfinitivem ent renoncé à intégrer l ’événem ent ex p ressif bo u lev ersan t
dans le m onde autre q u ’il ouvrait dans la déchirure du m onde ancien; il
tente seulem ent de lier, dans un p rojet de m onde à dessein de soi, les
débris du m onde perdu.
C ette dram atique s ’éclaire par un second caractère de l ’expression.
Seul fait encontre l ’ontique. Or l ’expression est pathique; c ’est pourquoi
elle apparaît dans la crise. Dans la crise écrit von W eizsacker, le pathique
revêt l ’im portance d ’une p uissance exclusive. « L ’état pathique est au
fond synonym e d ’une disparition de l ’ontique; la crise de transform ation
m ontre la lutte à m ort engagé entre l ’attribut pathique et l ’attribut
ontiq u e» 121 II s ’agit d ’une lutte entre deux m ondes: l ’un ouvert par l ’ex­
pression et q u ’il s ’agit d ’endurer, l ’autre que constitue pour l ’être-là l ’en­
sem ble de l’étant et plus profondém ent, ce [401] d ’où l ’être-là se faisait
annoncer ju sq u ’ici à quel étant il pouvait se comporter. Dans la psychose,
la transform ation n ’a pas lieu et désorm ais pour l ’existence, m obilisée
dans l ’entre-deux, il n ’y a plus d ’événem ent. Elle est en défaut de cet
existential.
A ucun apriori pathique, m êm e celui de la confiance et de l ’angoisse,
n’est adéquat au surgissem ent de l ’autre, de cet autre. L’accueil implique
une transform ation. Ici le réel précède le possible y com pris mon propre
pouvoir-être. Il exige un devenir-autre — par où K ierkegaard définissait
l ’existence éthique. H eidegger a tenté cette voie. M ais sa recherche
éthique pour accéder à l ’autre est m arquée, dès le départ, par une «esthé­
tique» du même.

L’être-là se constitue com m e être-au-m onde, à un m onde q u ’il n ’in­


vente pas. Il le trouve pour autant que lui-m êm e se trouve dans la
B efindlichkeit. Il a à être ce q u ’il est en en faisant sa propre possibilité,
c ’est-à-dire en se résolvant à soi.
«L a résolution (E ntschlossenheit) transporte justem ent le soi-m êm e
dans ce qui lui est à chaque fois son être préoccupé, soucieux de l ’étant
qui s ’offre à sa m ain ou le pousse dans la sollicitude de son être avec
autrui.
«L a résolution à soi-m êm e m et pour la prem ière fois l ’être-là en pos­
sibilité de laisser être les autres dans leur pouvoir-être le plus propre, et

121. Viktor von W eizsacker, G .K., p. 184; tr. fr. p. 220.


292 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE

d ’ouvrir du m êm e coup celui-ci dans la sollicitude qui devance et


lib è re.» 122
M ais est-il au pouvoir de l ’être-là de «laisser «être» les autres en leur
pouvoir-être le plus p ro p re .» ? D ’une part, « laisser être les autres» ne
veut pas dire les laisser tranquilles en passant à côté d ’eux sans les recon­
naître pour ce q u ’ils sont en propre. D ’autre part, il est im possible de per­
cer ju sq u ’à leur possibilité la plus propre. Cela reviendrait à les exister. La
résolution à soi a un autre sens: elle ouvre l ’être-là à sa dim ension
éthique; et [402] c ’est pourquoi il a affaire avec l ’autre: « l ’être-là résolu
peut devenir conscience d ’a u tru i.» 123

Le m om ent dim ensionnel de la conscience (G ew issen ) est l ’appel.


L’être-là, dit H eidegger, est, en toute ignorance de cause, à la fois l ’appe­
lant et l ’appelé. Du sein de son être-jeté il s ’appelle lui-m êm e à son là; il
s ’appelle à être le là, à l ’être en propre, à en faire sa propre possibilité.
Dans sa Befincllichkeit il est jeté à soi, au m onde, aux autres. M ais si l ’on
peut jeter un prisonnier en otage à soi et aux autres on ne peut pas le jeter
à son être avec un autre. D ’autre part se décider résolum ent à son être-jeté
parm i les autres en s ’en faisant le projet peut bien fonder en possibilité un
être-là-ensem ble mais non le transform er en être-avec.
Dire que « l ’être résolu à soi peut devenir conscience d ’autrui» parce
que l ’être-là est être-avec», cette pétition de principe n ’est pas pour rem ­
placer une phénom énologie de l ’appel. En réalité la réponse a déjà tou­
jours précédé l ’appel. L’enfant qui lance un cri pour en entendre l ’écho
appelle sans doute une réponse à venir. Il l ’appelle à venir parce q u ’elle
est là-bas en réserve dans la voix d ’un espace m ystérieux. Le plaisir
attendu par l ’enfant est celui d ’une attente com blée, m ais com blée par
m iracle. Car en réalité il attend la surprise, ce qui est hors d ’attente. C ’est
elle qui informe l ’attente exprim ée par l ’appel. L’appel est im pliqué dans
l ’espace de jeu d ’un répondant. De m êm e dans l ’appel à l ’autre, nous
nous adressons à lui com m e au précurseur sombre qui a ouvert l ’espace à
l ’éclair de l ’appel.
On peut être tenter de parler ici de prolepse au sens de W eizsacker
dans ses descriptions de l ’auto-m ouvem ent. Dans l ’acte de la prise, par
exem ple, nous n ’allons à la chose ni poing fermé ni main grand ouverte.
Le m ouvem ent de retour, de ram ener à soi, pré-esquissé dans la flexion
des doigts est contenu proleptiquem ent dans le [403] geste d ’aller, dans le
m ouvem ent d ’extension du bras. Et la form e du m ouvem ent est la même
quand, au lieu de ram ener la chose ici, nous la percevons, pour ainsi dire.

122. H eidegger, Sein und Zeit, p. 248.


123, ibid.
DE LA TRANSPASSIBrLITÉ 293

là où elle est. La m ain par des m ouvem ents conjugués de flexion et d ’ex­
tension se m esure à la chose dont elle éprouve, en les articulant, les résis­
tances et les puissances — ce qui s ’appelle: analyser.
«O bservons la m anière dit von W eizsäcker dont un organe du toucher,
la main, qui sent et prend à la fois, se m oule sur l ’objet et dans le même
m om ent l ’agite de côté et d ’autre; elle sem ble connaître déjà ce q u ’elle
veut explorer — on ne sait pas si c ’est la sensation qui guide le m ouve­
m ent ou si c ’est le m ouvem ent qui déterm ine le lieu et le m om ent de
chaque sensation. Car le m ouvem ent, com m e un sculpteur, crée l ’objet, et
la sensation la reçoit com m e dans une e x tase» .124
Dans la prise ou la palpation nous avons affaire à un étant m ondain,
dont le m ode de rencontre est d ’avance intégré à la sig nificativité du
m onde, ouvert, dans le projet, à la m ondéité.
L ’appel à l ’autre im plique au contraire la m ise en question de la signi­
ficativité du m onde. Q uand un appel tout à coup nous saisit, nous en
reconnaissons l ’urgence à ce q u ’il fait le vide en nous et autour de nous. Il
nous coupe la parole, nous coupe de la parole; nous som m es interdits de
tout sens préalable. C ependant il nous requiert intégralem ent où que nous
soyons et où que nous en soyons de nous, du m onde et des autres. Nous
som m es frappés d ’inconnaissance. L’appel qui nous arrive ouvre soudain
un nouveau m onde.
Quand inversem ent nous lançons un appel à l ’autre nous nous adres­
sons à lui com m e à celui qui nous retourne, en le retournant, le sens de
notre appel. Ce faisant il ne cèle ni ne décèle, il fait sig n e... vers notre
secret. L’appel s ’ouvre à ce «faire signe». Il ne procède pas du m onde
auquel notre projet ju sq u ’ici nous avait confiés, [404] et, qui vient précisé­
m ent de se dérober. Et pas davantage il ne l ’appelle. Si nous voulons
l ’inscrire dans la m ondéité du m onde, il devient aussitôt appel à l ’im pos­
sible. C ’est à l ’être de l ’autre q u ’est confié ce « fa ire sig n e » à p artir
duquel s ’ouvre mon appel. L’être de l ’autre est hors de m on pouvoir-être ;
il ne m ’appartient pas de le «possibiliser». Ce qui fait signe et ouvre mon
appel fait signe vers mon être, en tant que celui-ci est irréductible au pos­
sible, y com pris à mon propre pouvoir-être.
D ans l ’appel j ’expose m on être au péril de l ’advenir. D ans le faire
signe à p a rtir d u q u el s ’ouvre l ’appel p erce un tout au tre jo u r, où se
trouve ju stifié l ’être dont je suis passible. L’autre où s ’allum e l ’appel
com m e un attrait qui ne donne rien et qui surgit de rien, injustifiable
autant q u ’irrécusable fait signe vers mon être en lui ouvrant un horizon
d ’originarité.

124. Viktor von W eizsäcker, G .K., p. 158; tr. fr. p. 195.


294 PE N SER L ’H O M M E E T L A FO LIE

Quel est cet horizon, qui n ’est pas celui d ’un projet, vers lequel chacun
fait signe en l ’autre à travers son appel? L’amitié et l’amour sont faits d ’ap­
pels silencieux dans un espace déjà ouvert par l’accueil. De l ’autre il ne
force pas le secret. Si l ’autre nous était parfaitement transparent nous le tra­
verserions sans rencontrer personne. Nous respectons en lui un fond opaque
capable de nous renvoyer une image de nous-mêmes q u ’en raison de notre
propre opacité nous ne connaissions pas. Cette opacité, cette résistance,
m arque de l ’altérité, est aussi la m arque de la réalité de l ’autre. M arque
n ’est pas fondem ent; mais ils sont ensemble au fondem ent de l ’être-avec.
Dans l’amitié ou l’amour, où la surprise d ’être est la même que celle de la
rencontre, l ’être de chacun est confirmé en lui par l ’accueil de l ’autre; mais
chacun est passible de son être dont l ’autre n ’est pas le fondement.
Quel rapport y a-t-il entre l ’être-avec impliqué dans la comm unication
de l’aimant et de l ’aimé ou de l ’appelant et de l’appelé et l’être dont chacun
dans cette communication même, est passible ? Les partenaùes ne com m u­
niquent pas face à face, les yeux dans les yeux, à m oins que [405] dans
l’éclair d ’une échappée latérale. Ils communiquent dans la zone marginale
des apprésentations, ou rien ne se présente encore. Le marginal est le plus
proche voisinage du fond de m onde. Il s ’étend ju sq u ’à l ’horizon toujours
ouvert. Celui-ci n ’est pas ouvert par un projet de m onde; il est l ’horizon de
tout ce dont nous sommes passibles, et qui à chaque fois nous arrive sans
aucune détermination à priori ; sans jam ais avoir été d ’abord possible.
Le plus extrêm e de l ’appel, celui de l ’être perdu, est ce qui l ’éclaire le
mieux. L’être perdu qui lance un appel dans l ’espace vide en appelle à une
présence à partir de laquelle, là-bas s ’ouvre un nouvel espace qui lui confère
un site. Il appelle à la transformation du monde en un autre où cesse son être
perdu et avec lui son ici. Ce monde, en effet, il l ’appelle à venu, à s ’ouvrir,
non à partir d ’ici mais à partir d ’un là-bas qui n ’existe pas encore et qui seul
permet l ’appel. L’appel est un mode d ’existence pathique, ouverte à ce qui
n ’est pas — c ’est-à-dire à la faille, néant d ’entre deux m ondes: celui de
l ’être-perdu et celui auquel l ’appel s ’origine : l ’un qui n ’est plus et l ’autre pas
encore. Il appelle la faille à devenir l’ouvert d ’un monde.

S ’il est quelque chose dont l ’être-là ne décide pas, c ’est l ’apparaître.
« A p p a ra ître » , dit Eugène F ink, est «une expression d ’une énigm a­
tique p rofondeur». Dans un prem ier sens, le plus nu, l ’apparaître d ’un
être, d ’une chose, d ’un événem ent signifie « sa venue dans l ’ouvert son
surgissem ent entre ciel et terre, dans l ’espace et le tem ps intervallaire
(Zw ischenraum , Zw ischenzeit).125 En réalité ce moment n ’est pas premiei.

125. E ugen Fink in P roblèm es a ctu els de la phéno m én o lo g ie, D esclée de Brouwer,
1952, p. 20-71.
DE L A T R A N SPA SSIBILITÉ 295

Pour que quelque chose apparaisse entre ciel et terre il faut que ciel et
terre eux aussi aient apparu, ainsi que l ’intervalle ou l ’horizon qui les
séparent. L’ouvert n ’est pas cet intervalle entre eux, mais la [406] patence
sans lim ite clans laquelle ensem ble ils com paraissent. Point n ’est besoin
d ’un philosophe pour l’éprouver. Un jour sur un chemin de m ontagne, un
paysan de la Vallouise, vieux chasseur de cham ois, cherchait à dire à un
com pagnon de rencontre le m om ent saisissant où l ’anim al apparaît à la
crête. Et tels furent ces m ots : «on ne l ’a pas vu venir, tout d ’un coup il est
là, com m e un souffle, com m e un rien, com m e un rêve». L’ém otion res­
sentie excède l ’attente et le sens de la quête. Elle est bouleversante à la
m esure du m onde bouleversé. L ’apparition du cham ois ne s ’inscrit pas
dans une configuration préalable q u ’au contraire elle annule. Il est le
point d ’éclatem ent d ’un cham p d ’incidence et d ’accueil, le point-origine
de l ’espace-tem ps, ou plutôt de l ’instant-lieu où le ciel et la terre et l ’in­
tervalle surgissent dans l ’ouvert, dont il est le là. Cet événem ent-avène­
m ent ouvre le monde qui se trouve transform é... en lui-m êm e, là.
Ce m om ent apparitionnel est la réponse à la question « o ù ? » telle
q u ’elle se trouve posée dans ce que von W eizsäcker ajustem ent appelé le
doute sensible».
Suis-je là où je vois
ou vois-je là où je su is? 126

«Q uand nous percevons par la vue un objet quelconque, dit Plotin,


nous le voyons et notre vision s ’applique là où se trouve l ’objet
visib le.» 127 Pour être témoin il faut être sur les lieux. «E t tous nous avons
com m encé par croire, dit Bergson, que nous entrions dans l ’objet m êm e,
que nous le percevions en lui et non pas en nous.»
M ais le m êm e Plotin dit aussi: «il n ’y a pas un point où l’on puisse
fixer ses propres lim ites de façon à dire: jusque là c ’est m o i» .128 Je ne
peux rencontrer quelque chose que dans mon propre cham p de présence.
J'a i [407] ouverture au fond de monde qui constitue «cette profondeur des
choses qui précisém ent les fait ch o ses.» 129
Ainsi d ’une expérience à l ’autre, « là » change de signe et notre rapport
au monde s ’inverse. La situation est sans issue. Com m ent sortir de cette
aporie ?
«Il y a dans le vécu de l ’expérience, dit von W eizsäcker, une indéci­
sion qui ne se décide dans un sens ou dans l ’autre, que par des actes de

126. Viktor von W eizsäcker, G .K ., p. 158 ; tr. fr. p. 195.


127. Plotin, E nnéades IV 6 § 1.
128. Ibid., VI 5 § 7.
129. M aurice M erleau-Ponty, L e visible et l ’invisible, Paris, 1964, p. 372.
296 PE N SER L ’H O M M E ET LA FO LIE

conscience ultérieurs et qui se trouve ainsi scindée en deux décisions de


droit égal.130
En vérité ces droits ne sont égaux que par leur égale injustice. L’abus
est en effet le m êm e dans les deux cas: « là » y renvoie à une position à
l ’in térieu r du m onde — alors que lui-m êm e, le m onde est là. « L à »
désigne le locatif absolu, condition de tous les lieux et de la possibilité
m êm e d ’avoir lieu. Sur ce « là» aucune analyse objective, em pirique ou
scientifique, n ’a prise. Il est d ’un autre ordre, antérieur à toute relation de
sujet ou d ’objet. Il ouvre en deçà de toute situation possible, celle qui pré­
cisém ent n ’a pas d ’en deçà et par où nous avons ouverture à l ’être d ’un
monde lui-m êm e s ’ouvrant. Il n ’est ni dans le m onde, ni dans l ’hom m e. Il
est le lieu apertural de leur co-naissance
Dans son analyse du doute sensible, von W eizsàcker em ploie l ’expres­
sion « scin d é en deu x» . D ans le m om ent de l ’incertitude sensible, « là »
veut dire en e ffet: « ic i en d e u x » . Ici en deux est le titre d ’un poèm e
d ’André du Bouchet. Cette expression est la plus propre à définir l ’écart
tendu qui, en se d éch iran t, s ’engloutit dans le jo u r de sa déchirure.
Com m e l ’exprim e en toute rigueur Franck D ucros dans une analyse
m éditante de ce texte.
«O uvrant en deux l ’ici, “en” le disjoint: fendu il se fait deux, d ’entre
lesquels surgit ce “en” de nouveau, mais autre — qui englobe alors même
q u ’il fend: lien qui [408] des deux faisant un nouvel un, se fait — mais
sans lim ites — lie u .» 131
Tout était prêt dans le monde de la chasse, dont l’espace s ’ouvre dans
le projet du chasseur pour l ’apparition d ’un chamois entre ciel et terre à
l ’arête. T o u t... sauf le là de l ’apparaître. Dans un prem ier tem ps le regard,
«ici en deux », parcourt la lim ite qui unit le ciel et la terre au lieu même de
leur séparation. Cette tension critique que le guetteur en attente doit sans
cesse refouler se résout brusquem ent avec l ’apparition de l’animal par la
transform ation du entre — laquelle est à la fois une transcendance et un
renversem ent. La dim ension pathique liée à l ’apparaître est la sur-prise. Il
n ’est pas question de prendre ni de com prendre. «E ntre» ne désigne plus
un intervalle com pris entre la terre et le ciel. Le rapport est inverse. Ce
sont eux: ciel, terre, intervalle qui ont lieu en lui dans l ’ouvert de la mani­
festation. Extatique à l ’ouvert par où elle s ’éclaire à soi, la manifestation
s ’ouvre en elle-m êm e en lui — les deux en un.
«E n ces lieux déserts habités de l ’in v isible lie u ...» Ce début d ’un
texte de Tal Coat ne concerne pas sa rencontre (d ’ailleurs effective) avec

130. Viktor von W eizsäcker, G .K., p. 102-103; tr. fr. p. 143.


131. Franck Ducros in P révue, U niversité Paul Valéry, M ontpellier, n° 34, mars 1987,
p. 59.
DE LA TRA N SPA SSIBILITÉ 297

le chasseur sur un chem in de m ontagne, m ais son œ uvre de p eintre,


requise de m anifester en elle, le là de la m anifestation des choses dans
l ’ouvert.
L ’ouvert n ’est pas ce m ot creux, dont il est devenu l ’otage dans les
m édiathèques philosophiques. A la différence du « o n » qui le refoule,
l ’existence p sychotique — qui, elle, ne triche pas — dans son échec
m êm e l ’atteste. Q uand un schizophrène répond à la question « o ù » , en
disant: «je suis ici, m ais ici pour m oi, ça ne veut rien dire» il déclare q u ’il
n ’a pas de là, q u ’ici à cette place par lui parfaitem ent repérable, il n ’est
pas au m onde. La difficulté d ’être qui caractérise l ’existence d ’un schizo­
phrène se m anifeste suivant les deux directions de [409] l ’être-au-m onde :
celle de l ’être-avec : il ne peut rencontrer personne ; celle de l ’être en prise
sur les choses: l ’étant n ’est pas à sa m ain. Il est incapable d ’avoir accès à
un autre q u ’il lui serait possible de désirer. Q uant aux choses, elles lui
font face com m e aussi, souvent, les m ots. Au lieu que leur tournure, en
s ’offrant à la m ain (Z uhanden), se prête à une certaine façon de s ’em ­
ployer au m onde, elles sont devant la m ain ( Vorhanden) com m e à la
vitrine d ’une exposition de m odèles ou dans un catalogue du m onde.
L’outil le cède à l ’objet. La situation est celle que Roland Kuhn a résum é
en une phrase de H eidegger: « l ’étant du m onde am biant est d ’une façon
générale délim ité (entschrankt). Le tout de l ’étant étalé devient thèm e.
D as A il des Vorhandenen wircl Themci ,» 132

L ’incapacité d ’être en prise sur les choses thém atisées en objets traduit
l’incapacité dans lequel le schizophrène se trouve d ’habiter son corps, au
sens du corps propre (en allem and Leib). C ’est au niveau du corps propre
que se conjoignent les deux aspects d ’une existence en échec dans sa p ré­
sence aux autres et dans sa présence aux choses. « L e m alade sch izo ­
phrène, écrit G isela Pankow, n ’a pas accès à l ’autre parce que son corps
n ’a pas de lim ites.» Il est dé-lim ité: entschrankt.'33
U n corps sans lim ites se prête à la non-discrim ination de l ’espace
propre et de l ’espace étranger — déjà notée par B leuler et analysé par
Roland Kuhn dans La signification des lim ites clans le délire cl’un schizo­
p h rè n e.'34
Les lim ites du corps propre sont détruites dans la schizophrénie parce
que son unité est désarticulée, dissociée [410] en une m ultiplicité de par­

132. R oland K uhn , D a sein sa n a lytisch e S tudie Uber die B ed eu tu n g von G renzen im
Wahn, Mschr. Psychiatrie und 124, pp. 334-383, 1952b.
133. G isela Pankow , L ’hom m e et sa psychose, A ubier, Paris, 1969, p. 121-122, p. 149,
178; Structure fa m ilia le et psychose, P aris, 1977, p. 3 3 ; L ’être-Ià du schizophrène, Paris,
1 9 8 1 ,p. 144.
134. R oland K hun, op. cit.
298 PE N SER L’H O M M E ET LA FO LIE

ties disparates, de m em bra disjecta. Cette dissociation est due à la rupture


du schèm e dynam ique qui liait entre eux des moments hétérogènes en les
unissant dans la constance non d ’une form e mais d ’une transform ation
constitutive. La clairvoyance extralucide du schizophrène ne s ’y trom pe
pas. Une patiente de G isela Pankow dit d ’une part: «Je n ’existe pour per­
sonne», d ’autre part: «m on corps était m orcelé; les m orceaux séparés de
mon corps n ’avaient plus de rapport entre eux.»
L ’absence de lim ites, la contam ination du propre et de l ’étranger qui
m enace l ’existence de dissolution a pour contrepartie co m pensatoire,
dans le délire du m alade de K uhn, la fixation de lim ites unilatérales
rigides, c ’est-à-dire une hyper-lim itation qui, tout autant que l'indéterm i­
nation q u ’elle com bat, interdit toute com m unication. L’image du corps, le
schèm e dynam ique du corps propre subit la m êm e thém atisation que
l ’im age du m onde. Il en résulte une condensation dont L udw ig
Binsw anger a suivi, dans le cas Jtirg Ziind, la dram atique, placée sous le
signe de l ’urgence. « L ’urgence, dit-il citant René le Senne, ram ène le moi
à son corps, il s ’y bastionne... l ’urgence dégrade la sym pathie... Au lieu
d ’élever autant que possible le donné de l’impersonnel vers le nom inatif,
l ’urgence nous rapproche tous des choses.» À quoi il ajoute «les choses,
l ’im personnel, ne sont pas ici, seulem ent choses ni purem ent im person­
nelles m ais des représentants “p erso n n els” d ’une puissance abstraite
ennem ie. La différence entre personne et chose s ’aplatit dans la m odalité
tem porelle de l ’urgence. Personne et chose se rapprochent dans le plan
uniform e de l ’hostile (de l ’antipathique, du choquant, du dangereux) et
deviennent uniform ém ent l ’e n n e m i.» 135
Cette condensation est le contraire de l’ouverture. L’urgence dégrade
la sym pathie parce que le moi résorbe [411] en lui ses lim ites, pour s ’ab­
sorber lui-m êm e avec toutes choses confondues. Elle est une réplique
panique à l ’événem ent qui, ouvrant un m onde autre, appelle à une trans­
form ation de l ’être-là. Le m alade est im perm éable à l ’événem ent impré­
v isible, ab-solu de tout a p riori, parce que — c ’est là l ’essence de la
schizophrénie — il est incapable de transpassibilité. M ais il témoigne de
cette dim ension d ’être qui lui fait défaut, par le travail de l ’existence mal­
heureuse.

La déstructuration de l ’image du corps et celle, corrélative, de l’« his­


toire intérieure de la vie» aboutissent à un ensem ble désordonné de failles
qui sont les constituants négatifs de l ’existence. Ces failles ne c o m m u n i ­
quent pas dans l ’ouvert. Ce sont des intervalles lacunaires. A mesure que
l ’existence se bastionne et s ’étrécit, elles s ’élargissent et finissent parfois

135. Ludw ig B insw anger, Schizophrénie, N eske, Pfüllingen, 1957, p. 248.


DE LA TRANS PAS SIBILITÉ 299

par se rassem bler en une béance unique qui l ’engloutit ju sq u ’à, et y com ­
pris, son horizon. L’existence se trouve alors im m ergée com m e dans l ’eau
d ’un miroir. C ’est ainsi que s ’exprim e « l ’ami des m iroirs» dans la nou­
velle de George R odenbach, poète et rom ancier, lui-m êm e psychotique.
«Tout à l ’heure en passant devant la glace j ’ai pris peur; c ’était com m e
une eau qui allait s ’ouvrir et se referm er sur m o i.» 136
« C om m ent se déroule dans le d étail, dem ande G isela Pankow , cet
engloutissem ent dans le m iroir, si spécifique de la psychose? Bien q u ’il
se sente m enacé par les m iroirs, le m alade cherche en eux son image. On
ne trouve au début que la rencontre naturelle avec le miroir. Le m alade y
cherche son image et doit constater q u ’il a m auvaise m ine. A partir de cet
échec il ne peut plus m ettre ce q u ’il perçoit dans le m iroir en relation avec
la réalité de son corps. A ussi à l ’im age du sujet se substitue d ’abord
l ’image de l ’a u tr e ...» 137. M ais est-ce parce que, dans le [412] m iroir, il se
trouve m auvaise m ine q u ’il y voit l ’im age d ’un a u tre ? En réalité le
trouble est déjà dans le regard, dans l ’attention exclusive que le m alade
accorde à son im age. Son attention s ’est déjà détournée, retranchée de
toute apprésentation m arginale. Son être-au-m onde et, très exactem ent,
au fond de m onde n ’est pas au fondem ent de cette image. Et celle-ci appa­
raît d ’autant plus injustifiée q u ’en m êm e temps elle se donne pour sienne.
Il s ’apparaît à lui-m êm e com m e un autre. N on seulem ent, écrit
Rodenbach, il considéra com m e un étranger sa propre personne reflétée
mais il lui sem bla q u ’au lieu d ’être une image elle offrait la réalité phy­
sique d ’un être. Pourquoi? Parce que les tensions de son corps propre, au
lieu de s ’ouvrir au m onde, convergeaient exclusivem ent vers cette im age,
qui ainsi coupée de sa présence au m onde à travers son co rp s, le regardait
com m e ferait un autre. C ette attention est déjà de soi pathologique, et
authentiquem ent path o lo g iq u e, en ce q u ’elle exprim e sur le m ode de
l ’échec, le désir proprem ent hum ain d ’avoir accès à l ’autre, à soi-m êm e
com m e un autre. Est-ce là son seul désir? Il reste à expliquer l ’am biva­
lence du m iroir qui suscite en m êm e temps l ’angoisse et le désir. Le pou­
voir de l ’im age sur « l ’am i des m iroirs» tient à son origine. Elle surgit
dans une injustification grandiose — parce q u ’elle apparaît en abîm e dans
la béance. C ’est cette béance qui attire le malade au point q u ’il s ’y préci­
pite et q u ’on le trouve au m atin le crâne ouvert et agonisant pour avoir
voulu rentrer dans l ’espace irréel du miroir.

Cette béance, la béance ne résulte pas d ’un rassem blem ent des failles.
Elle est à l ’origine de toutes. En ce sens elle précède la psychose. Celle-ci

136. G isela Pankow , L ’hom m e et sa psychose, A ubier, Paris, 1969, p. 15.


137. Ibid., p. 17.
300 PE N SER L’H O M M E ET LA FO I IF.

n ’est pas un effondrem ent m ais une «organisation défensive liée à une
agonie p rim itiv e » ... « agonie sous-jacente contre laquelle se constitue
toute structuration» — toute structuration, c ’est-à-dire aussi bien celle de
l ’hom m e bien portant que celle du schizophrène. Telle est l ’idée centrale
et dernière de [413] D.W. W innicot que J. B. Pontalis dégage avec une
lucidité extrêm e dans sa préface à Jeu et réalitéJ 38 Cette agonie évoque
en deçà de tout événem ent historique — réel ou sym bolique (com m e la
castration) — « u n e brèche incolm atable ou un abîm e sans fin ... cette
double image de cassure et de chute étant contenu dans le term e aujour­
d ’hui affadi par l ’usage, de breakdow n,»139
Cet écroulem ent originel est insituable. Il a déjà eu lieu dans le passé,
mais il a eu lieu sans trouver son lieu psychique. Il n ’est déposé nulle part.
Quelque chose a eu heu qui n ’a pas de lieu».140 A ce non-lieu répond dans le
sujet (et dans l ’histoire) la dim ension de l ’absence. «C e qui déterm ine le
fonctionnement de l ’appareil (psychique) est hors des prises de celui-ci.»141
C ’est dans l ’ordre de l ’existence, le véritable Grundverhaltnis: rapport au
fond ou au fondement, dont précisément la distinction est encore indécidée.
C ’est la lutte contre la béance qui constitue proprem ent Vagonie pri­
m ordiale. Ses m odalités esquissées par W innicot: faillite de la résidence
dans le corps, perte du sentim ent du réel, ne com prennent apparemm ent
que du négatif, mais constituent en réalité des positions critiques. «Entre
sens et absence, ce titre de Henri M ichaux, écrit Pontalis, évoquerait bien
le propos de W innicot».142 Il évoque surtout ce en quoi la position schi-
zophrénique est révélatrice de la situation hum aine. «Le soi n ’est pas le
centre — il n ’est pas non plus l ’inaccessible... il se trouve dans l ’entre-
deux du dehors et du dedans, du moi et du n o n-m oi»143, du soi-m êm e et
du soi autre: ici en deux. La position critique du schizophrène consiste en
ceci q u ’il se [414] tient dans l ’espace potentiel, espace sans lieu, axo7ioç
com m e l ’é^oacpvriç de Platon, qui n ’est ni de l ’être ni du non-être mais le
passage intem porel et atopique de l ’un à l ’autre et de l ’autre à l ’un. De
cette lutte contre l ’agonie prim itive quelques uns seulem ent viennent à
bout. Le schizophrène, lui, est toujours en agonie. M ais, com m e nous
l ’avons dit, il ne triche pas. Il ne tente pas d ’occulter l ’entre-deux comme
font les névrosés et la m ultitude des norm opathes réussis. Il ne se masque
pas l ’impensable agonie. M ais « l ’im pensable fait le pensé. Ce qui n 'a pas

138. D.W. W ininicot, Jeu et réalité. L ’espace potentiel, tr. fr. G allim ard, Paris, 1975,
préface de J.B . Pontalis, p. XI.
139. Ibid, p. XI.
140. Ibid.
141. Ibid., p. XII.
142. Ibid., p. XIV.
143. Ibid.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 301

été vécu et éprouvé, ce qui échappe à toute possibilité de m ém orisation


est au creux de l ’ê tre .» 144
Ce creux est plus réel que toute tentative de le recouvrir par des m ots,
des souvenirs ou des fantasm es. Il est tout autre chose q u ’une lacune dans
le langage. Il ne résulte pas d ’une forclusion, d ’une censure ni m êm e d ’un
refoulem ent originaire. L’être, dit W innicot, est antérieur au soi. «L e soi
ne peut s ’édifier que sur un sentim ent de l ’être. Ce sentim ent est quelque
chose d ’antérieur à être-un-avec, parce q u ’il n ’y a encore rien d ’autre que
l ’id en tité.» 145 En cette identité sujet et objet sont un, avant d ’être séparés
en deux term es. L ’objet prim ordial — pour l ’enfant, la m ère — n ’est pas
un objet m ais un espace enveloppant et constitutif. L’enfant est son
Umwelt. «D ans cette absolue dépendance où il est, à l ’endroit de l ’apport
m aternel, d ’une qualité particulière, nous pouvons chercher l ’expérience
de la toute puissance qui est la base essentielle de l ’expérience de
l ’ê tr e .» 146 C ’est une toute puissance passive qui n ’agit ni sur ni contre
rien. «C e qui est en jeu ici (dans l ’expérience d ’être) c ’est une continuité
réelle de générations, à savoir ce qui est transm is d ’une génération à
l ’autre par l ’interm édiaire de [415] l ’élém ent fém inin chez l ’hom m e et
chez la fem m e, au nouveau-né, garçon ou fille.» 147
M ais aucune génération ne fut jam ais détentrice de l ’être; le rapport de
l ’enfant à la m ère n ’est pas l ’origine m ais l ’expression d ’une dépendance
prem ière originelle et perpétuelle, où le soi est passible de l ’être. L’être
apparaît sous la form e ou plutôt sous l ’inform e de la béance tant que le soi
passible de l ’être — et passible à l ’infini — n ’a pas payé la dette de l ’être
en l ’existant. Pour autant que l ’agonie est une lutte, une lutte avec la
béance, la lutte contre l’agonie est une form e de celle-ci, qui ne peut en
finir avec la béance q u ’en la transform ant.
La chute dans la béance se produit dans un passé qui n ’est la rétention
d ’aucun présent qui ait eu lieu dans une histoire, et qui, pas davantage,
n ’en est séparé par la rupture d ’une chaîne rétentionnelle. Il est un intem ­
porel «ayant été», il est ce que Schelling appelle le passé absolu.
Dans la dépendance du passé absolu sous-jacent au temps de notre his­
toire, nous som m es passibles de l’être qui est antérieur au soi et qui
échappe à tout projet. Il est le fond que je subis sans l ’avoir anticipé et
dont l’urgence n ’attend pas un quelconque a priori. Celui qui surgit dans
la béance — com m e son image dans le m iroir — peut bien connaître l ’an­
goisse mais il ne connaît pas l ’esprit.

144. D.W. W ininicot, Jeu et réalité. L ’espace p o ten tiel, p. XII.


145. Ibid., p. 112.
146. Ibid., p. 118.
147. Ibid., p. 112.
302 PEN SER L’H O M M E ET LA FO LIE

« C e q u ’est l ’esprit seul le connaît l ’o p p rim é » .148 C ette phrase de


Hugo von Hoffm ansthal fait état d ’une autre urgence qui «ne dégrade pas
la sym pathie». « L ’opprim é» traduit « der Bedrängte» ', celui qui est sou­
m is à une pression. L ’hom m e dans son être-jeté subit la pression du
m onde, c ’est-à-dire de l ’étant dans son ensem ble ou de quelque chose
extraite de cet étant, dont lui-m êm e fait partie. Chaque chose a pour lui
une signification déterm inée dans son projet de m onde qui, en l ’ouvrant
au possible, la fonde en réalité.
[416] M ais, dans un autre sens, le réel précède le possible. Une chose
n ’est pas seulem ent ni d ’abord ce qui nous fait encontre à l ’intérieur du
monde dont notre projet ouvre la signification. Dans son pur être-là elle
est, com m e dit Schelling, «un m onstre ou un m iracle d ’éto n n em en t» 149
qui nous presse d ’une autre m anière, que seuls les poètes et quelques phi­
losophes ne refoulent pas. C ’est sa réalité qui nous presse mais dans l ’ex­
trêm e lointain. Et H offm ansthal en a donné la form ule: «une chose est
une signifiance insignifîable.»150 Voilà pourquoi nous lançons vers elle un
appel. Cette signifiance insignifiable, qui appelle et hante notre appel est à
l ’origine non seulem ent de l ’esprit poétique m ais des prem ières racines
de la langue, dont le déploiem ent ultérieur des significations n ’épuise
jam ais l’ouverture.
La saisie propre à « l ’opprim é» est un subir non un agir. Elle consiste,
écrit B insw anger dans son essai sur H offm ansthal, dans « l ’irruption
d ’une signifiance et non dans la com préhension d ’une signification.»151
Elle est à la fois un éclatem ent et une éclosion. Un éclatem ent: le monde
dans lequel nous avons habituellem ent confiance vole en éclats ; une éclo­
sion : percée d ’un autre m onde. L’esprit que connaît « l ’opprim é» est cette
lucidité de puissance, que la signifiance insignifiable des choses provoque
à un m ouvem ent d ’im possible ouverture.
« Il est certain que, sur notre chem in tortueux nous ne som m es pas
sim plem ent poussés en avant par nos actes, m ais sans cesse attirés par
quelque chose qui apparem m ent nous attend n ’im porte où et est toujours
voilé. Il y a quelque chose du désir de l’amour, de la curiosité amoureuse,
dans notre m arche en avant, m êm e alors que nous [417] cherchons la soli­
tude de la forêt ou le calm e des hautes m ontagnes, ou la plage vide où
com m e une frange d ’argent la m er dans un souffle léger se dissout. A

148. Ludw ig B insw anger, Ü ber den S atz von H ofm annsthal : « Was G eist ist, erfasst
nur der B edrängte in Altsgew ählte Vorträge lind Aufsätze, Bd II, p. 243-251.
149. Schelling, A phorism en zur Einleitung in die N aturphilosophie, Säm tlichen Werke,
A bt I, Bd. V II, p. 140.
150. Ludwig B insw anger, op. cit., p. 247.
151. Hugo von H ofm annsthal, Buch der Freunde, H erausg. R.A. Schröder, Inselverlag
1929, 2 A usflage, s. 48 ; cité par L udw ig B insw anger, op. cit., p. 245.
DE LA TR A N SPA SSIB ILITÉ 303

toutes nos rencontres solitaires se m êle quelque chose de très doux, ne


serait-ce que la rencontre d ’un grand arbre debout, seul, ou la rencontre
avec une bête de la forêt qui s ’arrête en silence et nous regarde du fond de
l ’ob scu rité.» 152
La pression de la signifiance insignifiable est d ’autant plus grande que
«les poètes — (ainsi parle H offm ansthal) — ne supportent pas de donner
form e à ce q u ’il ne croient p a s» .153 C ’est le m om ent de rappeler la parole
de von W eizsäcker « n o u s ne croyons pleinem ent q u ’à ce que nous
n ’avons vu q u ’une fo is .» 154 «Toute répétition affaiblit la croyance. Elle
éveille le soupçon d ’une légalité, non d ’une réalité. Ce qui est légal doit
être mais n ’a pas besoin d ’être. Ainsi l ’impression sensible se légitim e par
l ’o riginalité sans équivoque et indépassable d ’une unique f o is .» 155
L’unique q u ’est l ’événem ent ne se précède pas lui-m êm e en s ’annonçant.
Rien n ’est p ré-étab li. C om m e il est un passé absolu auquel ne donne
accès aucun systèm e de rétentions, il est un avenir absolu que n ’anticipe
aucun systèm e de protensions. Entre le passé absolu et l ’avenir absolu
l’hom m e est «ici en deux.» Où ici? Dans quel présent, absolu lui-m êm e,
et com m e eux insignifiable?

«Il y a de l ’inexprim able. C elui-ci se m o n tre ; il est l ’élém ent m ys­


tiq u e » 156
«C e qui est m ystique, ce n ’est pas com m ent est le m onde, m ais le fa it
q u ’il e s t» 157 énoncent deux propositions du Tractatus de W ittgenstein.
[418] « C e qui est m ystique n ’est pas seulem ent le fa it que quelque
chose soit, mais le fait que soit quelque chose com m e le m onde dans son
être quoi et dans son être ainsi. Pour nous le rappeler point n ’est besoin
d ’un penseur m ystique ou d ’un m étaphysicien, puisqu’elle est de Hobbes
cette rem arque prem ière et dernière: «de tous les phénom ènes qui appa­
raissent, le plus extraordinaire est l ’apparaître lui-m êm e.» Car «si c ’est
par eux seuls que nous avons connaissance du principe des choses, c ’est
finalem ent la sensation qui est le principe de la connaissance des prin­
cipes et tout savoir dérive d ’e lle ... mais la recherche de ses causes ne peut
à son tour partir d ’aucun autre phénom ène q u ’elle m êm e la sensation des
s e n s .» 158 Le plus surprenant c ’est le (pouveaBou. Il est le U rphünom en.
L orsque G oethe jo in t au cadeau q u ’il fait à H egel d ’un verre à boire

152. Ludw ig B insw anger, op. cit., p. 247.


153. Ibid., p. 249.
154. V iktor von W eizsäcker, Anonym a, p. 18.
155. Ibid.
156. W ittgenstein, Tractatus, 6. 522.
157. Ibid., 6. 44.
158. T hom as H obbes, D octrine du corps.
304 PENSER L 'H O M M E ET LA FO LIE

— cette dédicace: « le U rphanom en a l ’honneur de se recom m ander à


l ’absolu», il n ’est aucun concept originel ou final qui puisse signifier le
phénom ène prem ier: l ’apparaître. « L ’inexprim able se m o n tre» dit
W ittgenstein. Ce qui se m ontre est-ce l ’apparaître ou l ’ap p araissan t?
C ’est devenu un leitm otiv que de dire « l ’apparaître n ’apparaît p a s» . À
quoi fait écho une sorte de lem me philosophique: « l ’être ne peut q u ’être
dit». L’un im plique l ’autre. M ais pour une raison qui leur est étrangère : il
n 'est d ’cipparaître que de l ’être. Ils se montrent dans le sentir hum ain. Non
pas com m e des objets ou des concepts transcendantaux mais com m e des
existentiaux. Dans le sentir propre à l’hom m e l ’étant est éprouvé com m e
tel. Et cette situation a un sens pour le sentant parce q u ’en tant que tel il s ’y
éprouve existant. L’art est d ’ailleurs l ’accom plissem ent et la vérité du sen­
tir: c ’est le m êm e pour une form e — qui n ’est pas un signe — d ’appa­
raître, d ’être et de se signifier.
[419] Q u ’en est-il du présent de l ’apparaître? Un événem ent est une
rupture dans la tram e du m onde et son apparaître est soustrait au convoi
des effets et des causes. De m êm e le présent de l ’apparaître est une déchi­
rure dans la tram e tem porelle. Ici en deux — entre passé absolu et avenir
absolu, le présent absolu, le présent de l ’apparaître s ’ouvre suivant la
m êm e transcendance et le m êm e retournem ent que le « entre » ouvrant
l ’espace. Il enveloppe et com prend en lui les deux régions circum -voi-
sines dont il passait pour être la lim ite. L’événem ent qui vu de l ’extérieur
en représentation, paraît se produire entre deux m ondes, le prem ier éclaté
et l ’autre en éclosion, est l ’ouverture m êm e de la transform ation.
L ’événem ent, le véritable événem ent-avènem ent qui nous expose au
risque de devenir autre, est im prévisible. Il est une rencontre avec l ’alté­
rité dont la signifiance insignifiable révèle la nôtre. Il est de soi transfor­
mateur. Il ouvre un monde à Fêtre-là qui l’accueille en se transform ant et
dont l ’accueil consiste dans cette transform ation m êm e, dans un devenir
autre. Si la transform ation n ’a pas lieu, l ’événem ent surgit dans la
béance: elle est le fond sans fond de l ’être-là en perte de son là.

Nous som m es passibles de l ’im prévisible. C ’est cette capacité infinie


d ’ouverture, de celui qui est là «attendant, attendant, n ’attendant rien»,
com m e Nietzsche à Sils M aria, que nous nom mons transpassibilité.
Ce dont nous som m es passibles selon H eidegger n ’est pas l ’im prévi­
sible, m ais ce à quoi nous som m es échus. Nous résoudre à nous-m êm es,
c ’est nous résoudre à notre facticité, m ais d ’une résolution qui en fait
proprem ent notre possibilité. L’ontologie existentiale de H eidegger est
dans ce sen s, et dans son fo n d em e n t, tout autant m ais d ’une autre
m anière que la m étap h y siq u e de S p in o za, une éthique. E lle est une
éthique « h é ro ïq u e » , qui intériorise le destin de l’être dans une legiti-
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 305

m ité q u ’il ig n o re, et qui se subroge à l ’arb itra ire aveugle de sa pure
extériorité.
L’existence est transcendance. Elle s ’exhausse infiniment au-dessus de
l ’étant. Ou plutôt l ’étant s ’élève en [420] elle, infinim ent au-dessus de ce
q u ’il est. Son projet l ’em porte tellem ent au loin de soi, que cet éloigne­
ment infini est un retour infini. L’être-là n ’existe q u ’à devenir contem po­
rain de son origine dans la direction de son issue. L’existence s ’ouvre
elle-m êm e en ouvrant la dim ension du possible, du seul possible authen­
tique qui ne faillit jam ais à sa possibilité parce q u ’il est possibilisation.
L’existant n ’est tel q u ’à se possibiliser. Il fonde incessam m ent sa propre
possibilité et l ’essence m êm e de la possibilité. Il existe en faisant du ici
auquel il est jeté son là, à titre absolum ent propre, c ’est-à-dire à chaque
fois absolum ent m ien — ce par où l ’étant qui est moi devient l ’étant que
je suis.
Cette situation est la m êm e que celle, selon Schelling, du héros dans la
tragédie grecque: «luttant contre le destin et puni pour un crim e qui est
l ’œuvre du destin.» Au fondem ent de cette contradiction il y a, dit-il «la
lutte de la liberté hum aine avec la puissance du monde objectif» sorti de
ses lim ites et par là devenu sans form e, chaos. «D ans cette lutte le mortel
succom be nécessairem ent et, parce q u ’il n ’a pas succom bé sans com bat,
il doit être puni pour sa d éfaite» 159 II a révélé la liberté dans sa faiblesse.
Seul peut livrer le com bat pour assurer jusque dans la défaite le droit de la
liberté «une génération de Titans.»
En s ’aventurant hors des lim ites du m onde naturel l ’hom me se sent et
est perdu. «Le véritable surnaturel, dit Schelling dans une note, com m en­
çait pour les G recs au F a tu m , puissance invisible à laquelle n ’atteint
aucune puissance n a tu re lle » .160 Le destin est V absolum ent autre, un
«m ysterium num inosum trem endum ». Il est l ’altérité générale, «la pure
négativité dans la form e de l ’universalité» sans contenu. Aussi l ’hom m e
l ’a-t-il rem pli d ’une terreur prenant figure(s). M ais l ’absolum ent autre est
toujours le m êm e. Le destin est la déterm ination de l ’être [421] dans la
form e du même. C ’est ce m êm e que redoute le schizophrène quand il se
hâte de com bler les lacunes, les blancs, les vides de son dessin. De là, en
effet peut sortir n ’im porte quoi, un « n ’impoxte quoi» q u ’il sait toujours le
m êm e et qui le contraint de persévérer dans son être jeté.
A m esure que l ’être-jeté se condense, il est pris dans un m onde arrêté,
où personne et chose s ’identifient dans l ’im personnel abstrait d ’une puis­
sance ennem ie. La prégnance de celle-ci se m anifeste dans l ’urgence «qui
ram ène le moi vers le corps, lui-m êm e enferm é dans le cercle de la vie, en

159. Schelling, D ixièm e lettre sur le dogm atism e et le criticism e.


160. Ibid.
306 PE N SER L ’H O M M E E T LA FO LIE

proie aux m êm es douleurs, souvent m uettes, que «celles que provoque


chez toute créature le sentim ent
de sa n o n -ju stificatio n , celles par exem ple chez l ’hom m e qui le
conduisent au suicide, celles chez les végétaux qui les conduisent à leurs
fo r m e s ...» (Francis Ponge A d litem )

M ais l ’événem ent est un défi au destin. Je ne suis pas jeté à lui. Il est
sans raison, sans fondem ent, sans fond. Il a rriv e... « p a r ren co n tre» . Il
n ’est de rencontre q u ’avec un autre et non pas avec 1’altérité en général.
La rencontre avec l ’autre, si elle est vraim ent rencontre, ne se laisse pas
ram ener à un cas particulier du rapport à autrui à l ’intérieur du m onde.
Elle n ’est pas l ’intégrant d ’un certain type de rencontre; elle est fonda­
m entalem ent atypique. L’autre est toujours nouveau — et nouveau l ’évé­
nem ent. Une rencontre est à justifier non pas en la rendant possible, mais
en la rendant réelle. Il s ’agit d ’accom plir la transform ation q u ’en ouvrant
un autre m onde elle appelle, et dont la surprise de l ’événem ent est le
m om ent avertisseur.
La transpassibilité consiste à n ’être passible de rien qui puisse se faire
annoncer com m e réel ou possible. Elle est une ouverture sans dessein ni
d essin, à ce dont nous ne som m es pas a priori passibles. E lle est le
contraire du souci. «L a rose est sans pourquoi, elle fleurit parce q u ’elle
fleurit, n ’a souci d ’e lle -m ê m e ...» 161 Elle existe [422] pour rien. Pour le
rien qui la libère de toute attache préalable à l ’étant et qui signifie en elle
que son existence est originaire. La transpassibilité sans souci implique
l ’insouciance qui est le contraire de l ’esprit de poids, le contraire de la
Schw erm ut qui tend vers le fond dans un rapport obscur.
Le rapport au fond, le G rundverhaltnis est dans A naxim andre, le rap­
port à l ’craeipov Tout sort de l ’cbieipov de l ’indéterm iné sans différence:
tout m ais non chaque être affirm ant son essence, son xo xi ijv eivai (son
« q u ’est-ce qui lui était possible d ’être» ou son « q u ’est-ce q u ’il était à
être»).
L’existence et l ’événem ent échappent pareillem ent au cercle de la vie.
Ils ont originairem ent partie liée en ce q u ’ils instituent, ensem ble et à
l ’état naissant, le pli existential. L’accueil de l’événem ent et l ’avènement
de l’existant sont un. L’événem ent se fait jo u r à travers un état critique
existential qui n ’est pas celui d ’un être fini mis en dem eure d ’assurer sa
continuité à travers une faille, mais celui d ’un existant contraint à l’im­
possible, c ’est-à-dire d ’exister à partir de rien.
La transpassibilité à l ’égard de l ’événem ent hors d ’attente est une
transpassibilité à l ’égard du Rien d ’où l ’événem ent surgit avant que d ’être

161. A ngélus Silésius, La rose est sans p o u rq u o i, trad. R oger M unier, A rfuyen, 1988.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 307

possible. Elle est au fondem ent de la dim ension pathique de l ’existence,


où s ’unissent le subir et le personnel — ce q u ’ils ne peuvent que de ce
Rien. La capacité de subir n ’est déterm inée, lim itée par aucun a priori.
Com m e l ’événem ent lui-m êm e, l ’existence qui l ’accueille est hors d ’at­
tente, infinim ent im probable. Elle n ’a rien à quoi s ’attendre, rien à
attendre de l ’étant. Elle ne peut être faite ni de lui ni par lui. L’étant lui est
une im possible condition d ’exister, au regard de laquelle elle existe à
l ’impossible.
«L e pathique n ’est pas de l ’ordre de l ’étant et il est personnel». La for­
mule de W eizsäcker ne rend son plein que si on l ’applique à l’existence.
Elle signifie q u ’il n ’est pas. Exister n ’est pas être à la façon d ’une chose.
M ais ce n ’est pas non plus vivre au titre de vivant. Est-ce parce q u ’il se
[423] révèle dans la crise que l ’existant n ’est pas ? Il doit s ’agir alors d ’une
crise particu lière, insigne, qui se distingue de celle qui est propre au
vivant. D e celui-ci W eizsäcker déclare que l ’être en crise n ’est rien
actuellem ent q u ’il est tout en puissance et que c ’est là la m arque du sujet.
Quelle est la m arque propre de l ’existant dans la crise?
La dim ension pathique de l ’existence com m e telle lie en elle ces deux
dim ensions caractéristiques: elle s 'a d vien t en personne. Ce sont là les
deux m om ents conjugués en lesquels s ’articule la réceptivité à l ’événe­
m ent. Il est vrai que l’être en état de crise est une essence encore indéci­
dée. M ais l’existant qui est aux prises avec un événem ent qui le désétablit
de son assurance et m enace sa foi originaire ( Urdoxa) existe, en la subis­
sant, et subit, en l ’existant, une contradiction im m anente à son pouvoir-
être, de m êm e q u ’il existera la décision (icpioiç) qui y m et fin. Son rapport
à l ’événem ent est, pour l ’existant, son rapport à soi.
É tant subi l ’événem ent n ’est pas inventé. Il n ’est pas un « o b jet
interne», l ’un des pôles d ’un m onde subjectif. Il surgit de l ’im prévisible.
M ais, à la différence d ’un objet transitionnel au sens de D.W. W innicot, il
n ’est pas trouvé, et c ’est en quoi il est personnel ; l ’existant ne le découvre
pas devant soi dans le m onde: il en subit la réalité à même son existence
à laquelle cet événem ent ouvre un m onde autre, dont la réalité est incom ­
patible avec celle de l ’ancien. Si donc il y a tension dans la crise, c ’est
entre deux m ondes et entre deux façons d ’exister. Il ne s ’agit pas d ’un
passage du subjectif à l ’objectif, q u ’assure par ailleurs l ’objet transition­
nel. « L ’utilisatio n d ’un objet transitionnel sym bolise l ’union de deux
êtres séparés, la m ère et, l ’enfant, en ce point de l ’espace et du temps où
s ’inaugure leur s é p a ra tio n » .162 La puissance de l ’événem ent est plus
abrupte. Il s ’agit d ’une m étam orphose de l ’existence et de ce à quoi elle a
ouverture d ’une m étam orphose de la réalité.

162. D.W. W innicot, op. cit., p. 134.


308

[424] L’événem ent, toujours autre, a toujours un autre visage. La trans-


passibilité, dans laquelle je suis exposé, exclut toute tentative de le ram e­
ner à une expression déjà m ienne — elle im plique au contraire que je
m ’envisage à lui pour en recevoir m on propre visage. C ela veut dire
q u ’ici la réponse précède et ouvre l ’appel. L’incapacité d ’accueillir vient
d ’une ferm eture à l ’événem ent, au nouveau. Le nouveau n ’est pas desti­
nai. Ce rien d ’où l ’événem ent surgit, l ’événem ent l ’exprim e lui-m êm e par
son originarité. L’ouverture à l ’originaire (non à l ’originel), la réceptivité
accueillante à l ’événem ent, incluse dans la transform ation de l ’existant,
constitue sa transpassibilité.
Elle fait défaut dans la psychose. Et son absence est responsable de la
perte de la possibilité. Le m élancolique est incapable d ’accueil et de ren­
contre. Les choses dit-il ne viennent pas à lui. Elles ne lui disent rien. Lui-
m êm e est réduit à rien. «Je ne suis rien. Je ne peux rien. Je ne veux rien.
Je ne dem ande q u ’une chose: q u ’on ne me dem ande rien » . Ce rien est
celui de la béance c ’est-à-dire, dans le sens propre du m ot, du chaos. Le
m élancolique toutefois oscille entre deux sens du chaos: il est un « car­
rousel de pensées», un Wirwar, (confusion totale) et aussi un vide encom ­
bré ju s q u ’à la densité pesante de la Schw erm ut. Il m anque de possible
parce q u ’il m anque d ’ouverture.
Le m aniaque se soustrait sans cesse à l ’accueil en devançant tout ins­
tant où quelque chose risque d ’arriver. Quant au schizophrène, c ’est lui
qui nous a conduit à la découverte de la béance où tout événem ent est
d ’avance englouti. Dans la schizophrénie il n ’y a plus d ’événem ent sauf
celui unique et non transform é, dont son existence est un ressassem ent, et
qui se dém ultiplie sans cesse en lui-m êm e. Ses rapports avec l ’autre de
lui-m êm e qui l ’exproprie de ses aîtres sont des rapports cristallisés à qui
parfois le délire m énage un espace de jeu , enferm é dans ses parenthèses.
M ais tous m anifestent une tension désespérée en direction d ’une impos­
sible ouverture.
[425] La transpassibilité im plique une ouverture, ab-solue de tout pro­
jet. Dans l ’accueil de l ’événem ent ouvrant à chaque fois un m onde autre,
l ’être-là se transform e. Souvent quand éclate l ’ancien m onde, il y a un
m om ent d ’incertitude où l ’être-là est suspendu à l ’événem ent dans la
béance. M ais l ’être-là se transform ant, la béance disparaît à travers elle-
même dans la patence de l ’ouvert, com m e ailleurs et de m êm e, le vertige
dans le rythm e. L’être-là s ’expose à lui-m êm e sous un autre horizon. Cet
horizon n ’est pas le côté tourné vers nous des choses. Il est l ’horizon du
hors d ’attente, d ’où tout arrive, et tel q u ’à l ’exister nous nous arrivons
nous-m êm es.

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