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4. C f. la doctrine kantienne des form es a priori de la sensibilité. Par exem ple: «N otre
intuition sensible n ’est p a s-d ’abord p ercep tio n , car celle-ci est précédée d ’un principe
d ’autoposition et de conscience de cette position — et la form e de cette position du divers
entièrem ent lié est la form e pure de l ’intuition q u ’on appelle espace et tem ps» (K ant, O pus
posthum um . A dikes A577 p. 638) cité par P. Lachièze-Rey, L ’idéalism e kantien, p. 358.
5. « affecté» au sens d ’être « to u c h é » , atteint dans notre m anière d ’être et produits à
nous-m êm es par la façon dont nous nous « tro u v o n s» , en com m unication et en résonance
avec les choses.
266 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE
pathique, l ’existence n ’est pas réductible au prem ier, elle com porte en
toute situation un m om ent pathique q u ’ont m is en vue E rw in Straus et
Victor von W eizsäcker.
«O n peut se représenter des choses qui n ’ont pas d ’autre déterm ination
que d ’être là (Da sein). Elles sont l ’objet d ’énonciation en « est» ; le verbe
être suffit pour com m uniquer toutes m es connaissances qui s ’y rappor
tent»6. Ainsi en est-il d ’une pierre ou d ’une goutte d ’eau. «M ais dans le
cas d ’un être vivant ce genre d ’énoncé ne dit rien de ce qui est ici l ’essen
tiel ; tandis que pour la prem ière classe d ’objets l ’énoncé en “est” dit tout
et suffit à tout dire, pour la seconde classe d ’êtres, que nous appelons des
êtres vivants, l ’essentiel s ’exprim e par une série d ’énoncés en “j e ” , qui
excluent le caractère “est” . Nous appelons ontique le m ode d ’existence de
la prem ière classe, et pathique le m ode d ’existence de la seconde. Le mot
“ontique” doit exprim er q u ’ici le décisif est l ’être nu; tandis que le mot
“pathique” indique que là l ’existence est m oins posée que subie»7.
Von W eizsäcker lie intim em ent les deux caractéristiques du pathique.
Il n ’est pas de l ’ordre de l ’étant et il est personnel. Ce que je veux ou dois
(le voulu ou le dû) [366] n ’est pas. D ’autre part dans un énoncé pathique
nous pouvons rem placer « Je » par « tu » , « il» , « n o u s» , mais la phrase est
frappée de non sens si nous substituons à « je» une chose privée de vie.
Une pierre et de façon générale un « cela» ne veut pas et ne peut ni vou
loir ni ne pas vouloir.
«M a vie m ’est plus essentielle que mon être-là 8 parce q u ’elle est plus
p roprem ent m ienne, de cette « m ie n n e té » qui constitue m on essence.
Cette affirmation de von W eizsäcker qui décide de m on essence soulève
deux questions: ce que je suis, celui que je suis en propre, le suis-je sur le
m ode pathique du subir? E t si oui, le suis-je en tant que vivant, comme il
le dit, ou en tant q u ’existant, ce que ne dit à peu près personne?
Von W eizsäcker parcourt en sens inverse le chem in de «pensée» qui
avait conduit H eidegger de L eben à D asein 9 et dont l ’ouverture se
confond avec l ’instauration de l ’ontologie existentiale. « L a vie, dit-il
dans Sein und Zeit est un m ode d ’être spécifique, mais il n ’est accessible
dans son essence que dans le D asein, l ’ontologie de la vie s ’accomplit sur
la voie d ’une ontologie privative, elle déterm ine ce qui doit être pour que
puisse être quelque chose qui ne serait plus que vie.» M ais une compré
hension de l ’être qui, pour intégrer la vie, se fonde sur l ’analyse du
10. Ludw ig B insw anger, Traum und Existenz, in A usgew ählte Vorträge und Aufsätze,
A. Francke, Bern Bd I, 1947, p. 97.
11. Erw in Straus, Vom Sinn der Sinne, 2C ed., Springer, Berlin, G öttingen, H eidelberg,
1956, p. 297.
268 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE
18. V iktor von W eizsäcker, der G estaltkreis [G .K.] 4 e éd. G eorg. T h iem e, S tuttg art,
1950. R éim pression 1967, p. 131 ; tr. fr. L e cycle de la structure, D esclée de B rouw er,
p. 170.
270 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE
[371] «L ’être chez soi spécifique de l ’anim al, qui n ’a rien de l ’ipséité
de l ’hom m e lequel se com porte à . .. com m e personne, cette absorption en
soi qui conditionne tous ses com portem ents nous les caractérisons
com m e B enom m enheit: obnubilation...
« L ’obnubilation est la condition qui fait que l ’anim al de par son
essen ce, se com porte dans un environnem ent, m ais jam ais dans un
m onde19». Le m ot français «obnubilation» évoque un obscurcissem ent
tandis que l ’allem and Benom m enheit connote des images d ’engourdisse
m ent et de renferm em ent, plus précisém ent d ’absorption en soi, com m e le
marque Heidegger. La vie anim ale est caractérisée en somm e par l ’inclu-
dence. Ce mot est em ployé par Tellenbach pour désigner le m ode d ’être
du typus melancolicus «qui s ’enferm e dans les limites de son ordo.» «La
lim ite a ici un sens concentrique et définitif du fait que l ’on s ’enferm e
dans des ordres.20» L’ordre régnant dans la vie anim ale est celui des pul
sions, dans le cercle desquelles l ’anim al est enfermé.
«C haque pulsion est en elle-m êm e poussée vers ou par d ’autres pul
sions, et cette pulsion, de pulsion en pulsion, m aintient l ’anim al dans un
cercle (Ring) pulsionnel q u ’il ne peut excéder . » 21
Ce cercle pulsionnel n ’est pas une suite d ’événements neutres. L’animal
s ’approprie lui et son com portem ent, lui à travers son com portem ent, en
s’ouvrant à autre chose. À quoi? et com m ent? Il n ’est pas d ’abord là, ayant
ensuite à s ’adapter à un monde donné. A son ouverture correspond un mode
spécifique de donation. Il s ’agit donc d ’apprendre et de comprendre com
ment est structurée la relation de l’animal à son entourage.
[372] H eidegger l ’a appris de von Uexkiill. De tous les biologistes de
son époque il est le seul à avoir perçu que la relation d ’un anim al à ce qui
lui est donné n ’est pas une relation m écanique et que, d ’autre part, sa rela
tion à un donné n ’est pas non plus identique à celle d ’un hom m e. Mais
entre le com portem ent anim al et le com portem ent hum ain le véritable
discrim inant est ailleurs : il ne m et pas en cause la m anière de saisir le
donné, mais la nature du donné avec lequel l ’anim al et l ’hom m e sont, de
part et d ’autre, en relation. «Il ne s ’agit pas de savoir» dit Heidegger «si
et com m ent l ’anim al saisit autrem ent le donné, m ais si en, tout état de
cause il peut percevoir quelque chose en tant que quelque chose, quelque
chose com m e étant. Si c ’est non, alors l ’anim al est séparé de l ’homme par
un abîm e»22.
La position de von Uexküll sur ce point n ’est pas douteuse: «un ani
m al, dit-il, ne peut entrer en relation avec un objet com m e te l . » 23
Les vues de von Uexküll ne font que préparer, selon H eidegger, à une
«interprétation plus radicale de l ’organism e», signifiant que « la totalité
de celui-ci ne se réduit pas à la totalité du corps de l ’anim al
(Leibesganzheit), m ais que la totalité corporelle de celui-ci n ’est com prise
à l ’inverse que sur le fond de la totalité originaire que nous avons nom m é
le cercle de la désinhibition»24. Voilà le concept vers lequel tendait obsti
ném ent von Uexküll. «Q uand il parle de VU m w elt de l ’anim al il n ’a pas
autre chose à l ’esprit que ce nous avons caractérisé com m e cercle de
désinhibition.»
Des trois sens du préfixe «um » « autour», «en vue d e» , «en échange
avec», c ’est le troisièm e qui définit VU m welt au plus près. V U m w e lt est
constitué de tout ce qui est susceptible d ’exciter le vivant, et cette capa
cité [373] d ’exciter le vivant, de l ’éveiller à son com portem ent ne fait
q u ’une avec l ’ouverture à son Umwelt. Les deux coïncident. L’originalité
de H eidegger est d ’avoir conçu l ’ouverture du vivant à son Um w elt en
term es de pulsion et d ’avoir com pris son com portem ent com m e un pro
cessus de désinhibition. L’anticipation, par la pulsion, de son objet est la
m êm e que l ’anticipation, à m êm e sa tension interne, de quelque chose qui
lui appartient en propre: sa désinhibition. Celle-ci est une m ise à l ’écart.
M ais il ne s ’agit pas de la m ise hors jeu ou du laisser pour com pte d ’un
étant donné ne fonctionnant pas com m e excitant. Rien n ’est donné à l ’or
ganism e que ce q u ’il prend en charge sans discrim ination préalable. Ce
n ’est pas son excitab ilité qui conditionne son ouverture à V U m w elt.
Celle-ci lui est originaire et n ’est pas autre chose que son cercle de désin
hibition. Loin que l ’excitabilité de l ’organism e soit la condition de possi
bilité de son ouverture, il n ’est au contraire d ’excitabilité possible que là
où est possible la désinhibition25. C ’est-à-dire au niveau pulsionnel.
« C ’est seulem ent lorsque la relation préalable de l’excitable à ce qui
peut l ’exciter a déjà le caractère de la pulsion et de l’encontre pulsionnel
que quelque chose com m e le déclenchem ent d ’une excitation est p o s
sible . » 26
En fait l ’idée d ’un cercle de désinhibition vient de von Uexküll. De ce
cercle on peut suivre le tracé à m êm e le com portem ent anim al com m e
lieu de rencontre et de constitution de l ’organism e et de V U m w elt.
Chaque phase du tracé a trouvé son expression dans cette form ule de von
23. Jacob von U exküll, M ondes anim aux et m onde hum ain, ed. G onthier, Paris, 1965,
p. 86.
24. H eidegger, G .M ., p. 383.
25. Ibid. p. 372.
26. Ibid., p. 373.
272 PENSER L’HOMME ET LA FOLIE
Uexküll. Chaque phrase du tracé a trouvé son expression dans cette for
m ule de von U exküll: «le caractère actif éteint le caractère p erceptif » . 27
Ainsi dans le com portem ent vital de la tique.
La tique ne peut vivre que du sang d ’un m am m ifère de passage. Son
organe de perception est excité par., (et [374] ne peut l ’être que p a r...) les
exhalaisons d ’acide butyrique provenant des follicules sébacés du m am
m ifère. «D es processus dans l ’organe de perception déclenchent dans
l ’organe de l ’action les impulsions qui suscitent le relâchem ent des pattes
et la chute. L a tique qui se laisse tom ber confère aux poils touchés du
m am m ifère le caractère actif du heurt qui déclenche de son côté un carac
tère perceptif tactile par lequel le caractère olfactif d ’acide butyrique va
être éteint. Le nouveau caractère p ercep tif déclenche un m ouvem ent
d ’exploration, ju sq u ’à ce q u ’il soit à son tour supprim é par le caractère
perceptif chaleur, lorsque la tique parvient à un endroit dépourvu de poils,
q u ’elle com m ence à perforer . » 28
«L a richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une
forme pauvre qui consiste pour l ’essentiel en trois caractères perceptifs et
trois caractères actifs: son milieu. Mais la pauvreté du milieu conditionne la
sécurité de l ’action»29. On pourrait parler d ’une mise à l ’écart globale. Elle
porte sur la plus grande partie de l’entourage, celle qui n ’entre pas en compte
dans le «m ilieu»*. M ais c ’est nous, non l ’anim al, qui procédons dans la
perspective de notre monde, à une mise à l ’écart épistémologique. L’Umwelt
et le com portem ent anim al constitue une m êm e form e contrapuntique.
Caractères perceptifs et caractères actifs ém ergent seuls de l ’indifférencié.
[375] L’ém ergence hors de l ’indifférencié par où se constitue Y Umwelt
de l ’anim al, se produit à m êm e son com portem ent. Il ressort des observa
tions de von Uexküll que l ’absorption de l ’animal en soi et sa relation à
autre chose form ent un seul et même cercle qui se parcourt lui-même. Il
en ressort surtout que cette relation à autre chose — com m e Heidegger à
son tour l ’exprim e — « n ’est pas seulem ent m aintenue mais continuelle
ment requise par l ’encerclem ent»30. Le paradoxe de ce comportem ent est
Le com portem ent anim al, sollicité en deux sens contraires par son
absorption en soi et par son ouverture doit son unité constitutive à sa
dim ension pulsionnelle. La notion de pulsion m ise en œ uvre par
H eidegger répond exactem ent au concept de pulsion que Fichte, son véri
table «inventeur», introduit au cœur de l ’idéalism e pour com prendre les
rapports de moi et du m onde. La tension constitutive d ’une pulsion ne
peut être retenue, « inhibée», que pour autant q u ’elle tend à se déployer,
q u ’elle aspire à une activité de cause agissante. Sa contention contraire à
son extension lui est intrinsèque. C ’est pourquoi Fichte l ’appelle «une
cause sans causalité»32. Telle q u ’elle se présente dans la troisièm e partie
de la G rundlage elle consiste dans un «Streben» (aspiration, effort) du
moi. «L e concept de pulsion im plique q u ’elle est fondée dans l ’essence
intérieure de ce à quoi elle est attribuée»33: le moi. «Le moi est originai
rem ent une aspiration à rem plir [376] l ’in fin ité» 34. Par ailleurs — m ais
ailleurs c ’est ici: «ici en d eu x » » . — Fichte dit: «L e moi se pose absolu
m ent et dans cette m esure son activité est une activité de retour sur soi. La
direction de cette activité est centripète»35.
Cette tendance à l ’appropriation de soi lui est aussi originaire que sa
tendance à s ’ouvrir à l ’infinité. Elle ne peut se réaliser que com m e
conscience de soi. Ainsi l ’aspiration ou l ’effort suppose une inadéquation,
intérieure au m oi, entre le moi absolu, pur agir se posant soi-m êm e, pure
présence à soi sans conscience de soi et le moi conscient de soi com m e de
quelque chose posé par soi com m e étant, c ’est-à-dire attribué à l ’être.
Ces deux m om ents de contredisent. De l ’un à l’autre le rapport du moi
et de l ’être s ’inverse. L’auto-position du m oi, ab-solue de toute condition,
se produit hors la loi de l ’être et du non-être. Elle est pure ouverture dans
laquelle et seulem ent dans laquelle s ’éclairent à soi être et non-être. «L e
moi est posé par lui-m êm e absolum ent et par là est pleinem ent lui-mêm e
et ferm é à toute im pression e x té rie u re . » 36 Ni dehors, ni dedans n ’ont
encore paru. «L e moi dans son action prim ordiale est tout et n ’est rien,
parce q u ’il n ’est rien pour soi et q u ’aucun posant ni aucun posé ne peut
être distingué en lui. Il tend à s ’affirm er dans cet état. Il s ’ouvre en lui une
inégalité et par là quelque chose d ’étranger»37. Pourquoi? Parce que « s ’il
doit être un m oi (et il faut souligner « ê tr e » ), il lui faut aussi se poser
com m e posé par soi et, par ce nouveau poser se rapportant au poser origi
n aire, il s ’ouvre en quelque sorte à l ’influence du d e h o rs » 38? C ette
réflexion sur soi, centripète, par laquelle le moi tend à se com prendre, à
s ’approprier, déterm ine ses aîtres qui ont pour contre-partie leur autre:
l ’extériorité.
[377] Position du non-m oi et lim itation du moi sont une. Ce ne sont pas
des états d ’être, m ais un seul et m êm e acte du moi qui se lim ite en s ’ob-
jectan t un opposé. La lim ite, tran sitio n n elle, im plique une tension, un
écart potentiel entre ouverture et ferm eture. «Le moi lui-m êm e doit poser
en lui-m êm e aussi bien l’inhibition de son activité que le rétablissem ent
de celle-ci»39. Ces m om ents s ’exigent m utuellem ent. Le moi n ’est limité,
inhibé, que pour autant q u ’il tend à soi par delà sa lim ite. Cette tension
ouvrante lui est originaire: le moi fini n ’est un moi q u ’à intégrer en lui
l ’activité du moi absolu dont l ’auto-position définit la m oïté et dont l ’in
carnation dans le moi fini s ’exprim e en celui-ci par une aspiration à rem
plir l ’infinité. C ette aspiration du moi fini ne saurait se satisfaire du
non-moi qui lui fait face, sans cesser d ’être l’expression im m anente de la
pure activité du moi absolu. Elle ne se réalise pas dans un objet, mais fait
retour en elle-m êm e par la réflexion. «L e m oi, par la pulsion, est propulsé
plus avant, par la réflexion il est arrêté, il s ’arrête»40.
A ces deux tensions opposées répondent, dans la doctrine heidege-
rienne de l ’o rganism e, la H ingenorw nenheit, l ’engagem ent v e rs... et
l 'Eingenom m enheit: l ’absorption en soi. L’organism e s ’ouvre à VUmwelt
en s ’ouvrant son U m w elt en vue et du fait de sa désinhibition. Le moi,
selon Fichte s ’ouvre le monde et s ’ouvre à soi par delà la limite du fait et
à dessein de sa propre ouverture. O rganism e et Um welt sont constitués
ensem ble dans le m om ent de l ’ouverture. Le paradoxe est le m êm e de
parler d ’un cercle de désinhibition, c ’est-à-dire d ’un cycle ferm é d ’ouver
ture et de dire que le moi fini se constitue en m aintenant indéfiniment en
ouverture la lim itation qui définit sa finitude.
Il y a toutefois une différence. Le dépassem ent, dans le moi et par le
m oi, de sa lim ite ne s ’ordonne pas en cercle m ais progresse en ligne
droite ouverte à l ’infini. [378] C ’est là précisém ent ce qui distingue l’es
prit et la vie. La vie est sous-jacente au com portem ent de tous les vivants
et chaque cycle unitaire «organism e ± 5 U m w elt» en est une expression
partielle. Au contraire chaque moi fini — s ’il est un m oi — est une
expression intégrale du moi absolu de la liberté. Elle est la dim ension
constitutive du moi qui fait ce q u ’il annonce en opérant en lui-m êm e le
retour de l ’être à la moïté.
L a conscience philosophique fait ce q u ’elle d it: c ’est là son sens
propre. Le savoir du savoir q u ’elle annonce, elle le réalise en le devenant.
Toute son activité est de se faire réceptive à l ’égard de l ’acte auto-consti
tutif du moi absolu, afin de s ’entendre à cet acte d ’auto-intellection, dans
lequel le savoir du savoir se m anifeste en se posant lui-mêm e.
«L ’intellection se fait elle-m êm e et ce n ’est que par là q u ’elle est juste.
Ce qui ne se fait pas par soi, ce q u ’un moi quelconque projette de sa pen
sée est faux.
Q u ’est-ce donc qui revient au moi ?
Dans une totale passivité s ’abandonner à cette image qui se fait elle-
m êm e par soi, Y évidence. C ’est dans cet abandon q u ’il se trouve. N ous
devons ne faire activem ent absolum ent rien»41.
La passivité du moi à l ’égard de ce qui peut l’apprendre à lui-m êm e est
une prem ière esquisse de la transpassibilité.
L ’hom m e est vivant et pensant. Ce et pose la question du passage
d ’une sphère à l ’autre. E lle est au départ de la p h ilosophie du jeu n e
Schelling et elle se pose à lui dans les m êm es term es où nous l ’avons ren
contrée. C ’est dans le passage de la philosophie fichtéenne du m oi à la
philosophie de la nature, q u ’il a conçu la vie, «essence vivante» qui a en
elle-m êm e le principe du m ouvem ent, com m e un «analogon visible de
l’être spirituel.»
[379] La question q u ’il tente de résoudre est celle qui se pose, par delà
toute problématique historique, dans l ’expression de «Zôon hechon logon»;
l’homme est-il un animal à qui survient le sens du sens? ou ce sens est-il co-
originaire avec l ’éveil de sa vie, qui par là diffère de celle de l’animal.
Erwin Straus établit entre l ’anim al et l ’hom m e et, dans l ’hom m e, entre
le vivant et l ’existant une ligne de dém arcation qui passe entre le sentir et
le percevoir. Dans la perception spécifiquem ent hum aine, la chose perçue
se tient en face, à distance d ’objet. Elle se détache sur l ’ensem ble de
l’étant à partir des lim ites qui la d éfinissent et auxquelles on peut la
prendre. Parallèlem ent on peut, dans le langage, la prendre au m ot. Le
mot explicite sur le m ode du «en tant que» l ’être-quoi de l ’objet perçu.
Avec le percevoir com m ence le connaître42. Le sentir, lui, n ’est pas objec
43. Erw in Straus, D ie Form en der R äum lichkeit in P sychologie der m enschlichen Well.
Berlin, 1960, p. 15 1.
44. Erwin S traus, Vom Sinn der Sinne, p. 329.
45. Ibid., p. 200.
46. Viktor von W eizsäcker, A nonym a, p. 12.
47. V iktor von W eizsäcker, der G estaltkreis [G .K .], p. 160; tr. fr. p. 197.
48. Ibid.
49. Ibid., p. 172.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 277
discontinuités, qui sont autant de failles où le vivant est mis en dem eure
d ’être ou de s ’anéantir.
La crise a deux aspects apparem m ent inverses. D ans ces failles le
vivant m anque à soi, incapable de se soutenir lui-m êm e d ’un bout à
l ’autre de sa continuité finie. Elles sont la m arque en creux d ’un fonde
m ent q u ’il ignore. «L a biologie nous enseigne que le vivant est sous le
coup d ’une déterm ination dont le fondem ent ne peut être objectivé. C ’est
ce que nous nom m ons le rapport fondam ental (G ru n d verh a ltn is)60.
L ’apparition de la vie non pas sous form e d ’une continuité ininterrom pue
m ais de déchirem ents et de bonds n ’est q u ’un aspect du rapport fonda
m en tal.» 61 Le moi se trouve désétabli de son m onde et de lui-m êm e et
transporté, autre, dans un m onde autre. C ’est que la vie n ’est pas seule
m ent un «procès». «E lle ne se pose pas seulem ent elle-m êm e et n ’est pas
seulem ent active. Il lui arrive en m êm e tem ps d ’être, ce qui fait sa passi
v ité.»62 Le vivant subit la vie : c ’est ce q u ’exprim e le term e de pathique. Il
subit cette part de vie qui est sienne : le pathique est personnel. Serait-ce à
dire que le vivant se définit par sa passivité? Son statut est pour le moins
équivoque: car s ’il endure la vie ce peut être en deux sens: endurer c ’est
subir; mais l ’endurance im plique une résistance ou un consentem ent qui
sont actifs.
[383] La crise d ’autre part est un rien efficace. Elle conduit d ’un acte à
l ’autre et « l ’origine de l ’acte est la décision.»63 «D ans la véritable crise la
décision se crée elle-m êm e ; elle est com m encem ent et origine (Anfang
und Ursprung).» 64 La décision est la form e par excellence de l ’existence
pathique. Cela veut dire que le conflit entre liberté et nécessité ou pour
parler en term es subjectifs, entre vouloir et devoir (m iisse n : être forcé
d e ...) n ’est pas résolu par des facteurs dynam iques tels que m otivation ou
action causale. Nous apprenons après coup quel devoir ou quel vouloir a
vaincu. Le pathique peut donc se définir com m e l ’origine du vouloir et du
devoir.»65
La décision toutefois est-elle vraim ent cette lutte ? En réalité elle ne se
produit ni après coup ni avant coup; elle est est le coup. Elle se produit
dans l ’instant inversif entre la délibération réversible où sont en lutte les
m otifs et les causes et l ’acte engagé irréversiblem ent. La transpositivite
de cet instant répond à la non positivité de la décision surgissant à elle-
m êm e... de rien. Le second sens de la crise est d ’exprim er le rien dans
60. V iktor von W eizsacker, (1er G estaltkreis, p. 188 ; tr. fr. p. 223.
61. Ibid.
62. Ibid., p. 183 ; tr. fr. p. 219.
63. Ibid., p. 186; tr. fr. p. 221.
64. Ibid., p. 185; tr.fr. p. 220.
65. Ibid.
D E LA TR A N SPA SSIB ILITÉ 279
lequel s ’abîm e non seulem ent tout l ’ontique mais toute référence au rap
port fondam ental.
L a vie ne pouvant se concevoir sans l ’attribut pathique, il n ’est pas
vrai, dit von W eizsäcker, que le phénom ène vivant ait pour arrière-plan
des processus d ’un autre ordre (c ’est-à-dire ontiques) soit physiques soit
psychiques. «L a cause ( U rsache) n ’est pas ici une chose (Sache). Le mot
allem and “ f /r ” placé devant cette chose- ci, ne signifie pas une action
m ais indique un prem ier com m encem ent. IL sig n ifie: origine
(U rsprung)»66. Oui. M ais il convient de m arquer plus nettem ent encore la
différence. U rsache n ’est pas U rsprung. Ils diffèrent [384] entre eux
com m e un état de chose et un bond (Sprung). « Ursache» désigne un état
de choses originel, une àp%r| qui est au com m encem ent et reste au com
m andem ent. « U rsprung» désigne le bond originaire et sans appui qui
ouvre son propre espace opérationnel, com m e précisém ent la décision. La
différence entre eux est celle du fond et du fondem ent.
La dépendance du moi à l ’égard du Grundverhältnis est la m êm e que
celle du vivant et toutes deux s ’exprim ent par des phénom ènes de crise,
de crise du sujet.
«L e cours de développem ents bien réglés se trouve brusquem ent inter
rompu tandis q u ’a lieu une évolution foudroyante; elle peut donner lieu à
une situation toute nouvelle dont la structure désorm ais stable perm et
derechef une explication plus claire m oyennant une nouvelle analyse cau
sale. M ais on ne saurait dériver le nouvel état du précédent. Il faudrait
pour cela que l ’on puisse m ontrer avec précision que la crise constitue un
m alheur interm édiaire. Ce qui est im possible.67
C ependant quand il s ’agit d ’analyser la structure de la crise,
W eizsäcker prend en com pte des « lacu n es très sp é cia le s» . « C ’est en
effet, dit-il, le m alade que les ressent le plus fortem ent. Plus q u ’ailleurs, il
ressent une em prise étrangère, une rupture interne, un saut incom préhen
sible... Ces m alades reconnaissent la transform ation en tant que telle.»68
Or ces transform ations ne concernent pas la vie, mais l’existence, sous la
form e d ’une «contrainte à l ’im possible», où il y va du sens dans le non-
sens q u ’elle im plique, du sens, non de la vie. Une contrainte à l ’im pos
sible n ’est pas com m e W eizsäcker le dit, « l ’im age» d ’un état critique:
elle est la crise m êm e. «L a crise est un passage du fini instable à la stabi
lité d ’un fini par l ’interm édiaire d ’une transcendance.»69 M ais de [385]
quelle transcendance? — D ’une transcendance vers le rien.
Le mot d ’Eschyle 7iâ0ei |ià0oç74 (ce qui est appris par l ’épreuve) ouvre
le sens du pathique. Quel que soit le dom aine de l ’épreuve le pathique est
de l ’o rdre du subir. Si seules les phrases en « J e » paraissent à von
W eizsäcker exprim er l ’existence, c ’est parce que celle-ci s ’identifie pour
lui à la m anière dont, vivant, je subis en cet instant la vie.
La dim ension pathique a sa place dans l ’analytique existentiale de
H eidegger. Et là aussi elle est celle d ’un com m ent, d ’un « W ie » : « w ie
einen ist und w ird»75: «com m ent il en est et en sera pour quelqu’un» ou
(dans la traduction d ’Em m anuel M artineau) : «où l ’on en est et où l ’on en
sera». Ce où ou ce com m ent se m anifeste dans une épreuve; il est subi.
M ais la form ule retenue par H eidegger « w ie einen ist und w ird » l ’in
dique: il ne l'envoie pas à la vie m ais à l ’être. « L ’être-là est devenu à
charge à lui-m êm e. L’être est devenu m anifeste com m e fardeau.»76 [387]
Cette révélation fait partie de l ’être-là lui-m êm e, elle est une form e d ’ou
verture à soi dans laquelle il se trouve. A ussi H eidegger l ’appelle-t-il
Befindlichkeit.
Von W eizsäcker parle du «pathique» de la vie. La Befindlichkeit est la
dim ension pathique du D asein, la capacité q u ’il a dim ensionnellem ent
d ’être toujours accordé à un ton. «C e que nous indiquons ontologique
m ent sous le titre d ’affection est la chose du m onde ontiquem ent la plus
connue et la plus quotidienne: la tonalité (Stim m ung), l ’être accordé à ...
(G estim m tsein).»11 D ans cette tonalité l ’être-là s ’éprouve en tant q u ’il en
est là de lui-m êm e.
Etre là n ’est pas tout unim ent être, mais précisém ent être là, c ’est s ’y
trouver en ce «où l ’on en est de soi». La tonalité dans laquelle l ’être-là se
trouve a valeur révélatrice. L’être-là s ’entend à lui-m êm e en elle sur un
ton déterm iné qui, à la m anière d ’un m usique sans paroles, ouvre à un
sens aussi peu sig n itif m ais aussi pleinem ent sig n ificatif que la petite
phrase de Vinteuil l ’est, dans Proust, d ’un là perdu retrouvé.
Si le ton impliqué dans ce «où l ’on en est» «transporte l ’être en son là
et constitue la m arque de l ’ê tre-là, l ’être ainsi transporté est celui de
l ’étant auquel a été rem ise la charge d ’être le là. L’être-là ne fait pas
nombre avec l ’étant auquel a été com m is le soin ou plutôt le souci d ’être
le là . La tonalité dans laquelle il s ’ouvre est celle de cet étant «auquel il a
été rem is quant à son être com m e à l ’être q u ’il a à être en existant.»78 La
quotidienneté la plus indifférente en tém oigne. «L ’être du Dasein peut y
percer à l’état nu dans ceci : q u ’il est et a à être» 79 « “Le pur q u ’il est” qui
se m ontre alors que le “d ’où” et le “vers où” restent dans l ’obscurité»80,
H eidegger le nom m e « l ’être-jeté» (G ew orfenheit), l ’être-jeté de cet étant
en [388] son là .» 81 C ette expression doit faire entendre « la fa c tic ité de
cette rem ise».82
Bien que l ’origine et la destination du jet de cet étant à son là restent
inconnues, H eidegger déclare expressém ent q u ’il a à être. Ce gérondif
exprim e une dim ension à laquelle ne saurait prétendre l ’effectivité pure
et sim ple de quelque chose qui est là-devant (Vorhanden). La facticité
im plique l ’existence au sens non trivial du m ot: exister pour l ’être-là
c ’est se tenir h o rs... s ’ex h au sser au-dessus de tout l ’étan t, y com pris
celui q u ’il est.
La conjonction dans l ’être-là de ces deux m om ents contradictoires
constitue l ’antilogique du souci. « L ’être de l ’être-là est le souci. Il com
prend en lui facticité (être-jeté), existence (projet) et échéance.»83
«É tant, l ’être-là est jeté (et non pas porté par lui-m êm e) à son là » 84. Là
ne désigne pas un lieu dans le m onde m ais le là où le m onde s ’ouvre et
s ’a p p araît dans cette ouverture. Le m onde n ’est pas l ’ensem ble de
l ’étant. Il est ce d ’où l ’être-là se fait annoncer à quel étant il peut se com
porter et com m ent il le peut. Il est un inétant. Du m êm e coup le là est ce
d ’où l ’ouvert, non pas se fait annoncer, mais se déploie com m e le entre de
toute m anifestation. Etre jeté à son là c ’est pour l ’être-là se trouver (au
double sens de la B e fin d lich keit) jeté dans l ’ouverture du m onde. Ce
m iracle est aussi pour l ’ê tre-là, le m iracle d ’être le là » . «S i le cuivre
s ’éveille clairon il n ’y a rien de sa faute. J ’assiste à l ’éclosion de ma pen
sée. Je donne un coup d ’archet. La sym phonie fait son rem uem ent dans
les profondeurs ou vient d ’un bond sur la scène.»
D ’autre part, «étan t, l ’être-là est déterm iné com m e pouvoir-être qui
s ’appartient» m ais qui « ne s ’est pas rem is lui-m êm e en appartenance à
soi». Ayant à être «il [389] est certes possible et dans cette mesure libre.
M ais q u ’il ait à s ’accom plir, q u ’il soit être possible et q u ’il se trouve tou
jours déjà dans un cercle déterm iné de possibilités ne dérive pas de sa
propre liberté, mais lui est m andaté»85. Il est jeté à son pouvoir-être. Ici
l ’anti-logique du souci est à sa pointe.
Le souci disconvient à la chose et à Dieu. Une chose n ’est pas jetee a
89. H eidegger, Vom Wesen der G ru n d es, p. 4 2 ; cf. Sein und Zeit, p. 146.
90. H eidegger, Vom Wesen der G rundes, p. 42.
* C f. W ittgenstein 2. 0 1 2 4 , « D è s que tous les objets sont do n n és, tous les états de
choses possibles sont égalem ent donnés».
91. H eidegger, Vom Wesen der G rundes.
92. H eidegger, Sein und Zeit, p. 284.
9 3 .Ibid.
94. Ibid.
95. Ibid., p. 144.
96. Ibid.
D E LA T R A N SPA SSIB IL ITÉ 285
diable m élancolie de toute v ie .» 102 C ’est elle qui dans Sein und Z eit
constitue la tonalité fondam entale de la Befindlichkeit que l ’être accable.
«Tout existence, écrit Schelling, exige une condition pour devenir exis
tence réelle, c ’est-à-dire personnelle. M ais l’hom me n ’a jam ais la condition
en son pouvoir, m êm e si dans le mal il y aspire; celle-ci ne lui est jam ais
que prêtée et demeure indépendante de lui ; c ’est pourquoi sa personnalité et
son ipséité ne peuvent jam ais s ’élever ju sq u ’à un acte parfait».103
H eidegger cependant pense avoir découvert le redoutable secret de
cette perfection. C ’est dans le règlem ent trans-fini de la dette q u ’elle est à
jam ais supprim ée dans le principe m êm e de sa possibilité: lorsque l ’être-
là ouvre le projet de la possibilité de sa propre im possibilité. Tel est le
sens de l ’être-pour-la-m ort. Il n ’a rien à voir avec le suicide. Celui-ci en
effet ne supprim e que l ’effectivité mais n ’atteint pas la possibilité d ’être
jeté à son pouvoir-être. Assum er com m e sa possibilité la plus [394] propre
la possibilité de sa propre im possibilité d ’être le là c ’est m ettre fin à la
possibilité et au principe de la dette. En anticipant à travers toutes ses
façons d ’être sa propre im possibilité d ’être le là, l ’existence ouvre elle-
m êm e l ’im possibilité d ’une ouverture où il puisse y avoir sens ou non-
sens ; elle ôte ainsi au destin le sens de son insignifiance. Par delà tous les
possibles auxquels son pouvoir-être est je té , elle ouvre, com m e son
propre, celui de sa propre im possibilité. L ’absolum ent im possible
exprim e, au plan de l ’étant, la transpossibilité de l ’être là.
tout art dans la «pure sensation encore irréfléchie de la v ie» , dans une
«im p ressio n o rig in a ire» (urspriingliche E m pfindung) — bonheur par
chance (Gliick) — dans la ponctualité et l ’éclatem ent de laquelle l ’infinité
de la vie se déterm ine»108, l ’im pression originaire est par essence sur-pre
nante et sur-prise. Elle excède toute prise et tout com prendre. Son expres
sion dans une âm e et dans un corps exige un poèm e à chaque fois
singulier. Pour la création duquel le poète « n ’accepte rien de donné» et se
trouve perdu à son m onde. «Q ue la nature et l ’art tels q u ’il a appris à les
connaître, surtout ne parlent pas avant q u ’un langage n ’existe pour lui»
— c ’est-à-dire «avant que l ’élém ent inconnu et inform ulé ne devienne,
dans son univers, connu et fo rm idable»109. Mais quel univers? «Lorsque
le poète, se sentant intégré par toute sa vie intérieure et extérieure au ton
pur de son im pression o rig in aire, regarde son univers, celui-ci lui est
pareillem ent nouveau et in connu».110 Serait-il alors / ’absolum ent autre 1
108. H ölderlin, Wink fü r d ie D arstellung und Sprache, S.W . D arm stadt, 1970. p . « 8 4' •
tr. fr. p. 628.
109. Ibid., p. 887 ; tr. fr. p. 630.
110 .Ib id .
11 1. E. H usserl, Logique fo rm e lle et logique transcendantale, tr. S. B a c h e l a r d ,
Paris, p. 216.
112. Ibid., p. 213.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 289
est [399] une déterm inité de l ’être-là à chaque fois p ro p re» .117 D éterm inité
tellem ent essentielle q u ’elle lui est co-originaire. «A ppartient à l ’être de
l ’être-là, dont il y va pour lui dans son être m êm e, l ’être avec a u tru i.» 118
L a situation d ’autrui est sem blable. « L ’être-là-avec caractérise aussi
l ’être là d ’autrui, pour autant que celui-ci est l ’ouverture de par son
m onde libéré pour un être-avec.119
«C om m e être-avec l ’être-là est essentiellem ent en vue d ’a u tru i.» 120
Si, par là, la sym étrie est réciprocité, encore faut-il que celle-ci soit fon
dée dans l ’essence de la rencontre (et non l ’inverse). Or la rencontre n ’a
pas encore été produite. Sinon en des term es tels que s ’élève cette ques
tion : est-ce que l ’être-là d ’autrui peut faire encontre à un autre être-là
dans le m onde de celui-ci ? En réalité ren c o n tre annule la rencontre.
Edgar Poe rem arque q u ’il suffit de la présence d ’un autre hom m e dans
un paysage pour que disparaisse l ’espace du paysage, dont j ’étais le ici
absolu. J.-P. S artre voit dans l ’autre un trou qui se produit dans mon
m onde et par lequel tout m on m onde se vide. La raison en est ici et là que
D asein signifie être le là, dont je suis le porteur unique. La question du là
est la m êm e que celle de l ’ego transcendantal. Husserl y répond par l ’exi
gence egologique de l ’unité intersubjective du m onde et H eidegger par
l ’exigence, ouverte en l ’être-là, de l ’être-là-avec.
Il s ’agit de savoir avant tout com m ent m ’est révélé le caractère d ’être
propre à l ’être-là d ’autrui. Je reconnais en lui un étant existant son là; je le
reconnais à son expression. Prétendre que je reconnais cette expression
parce que je suis toujours déjà ouvert à sa possibilité par celle où je suis
d ’exister mon là, c ’est introduire le défini dans les termes de la définition.
Com m ent apparaît-elle?
[400] En prem ier lieu une expression ne nous fait pas encontre dans
notre m onde, à m oins que n ’y figure déjà son m odèle à titre d ’expression
publique ou typique. C ’est ainsi que la perçoit le on. Il en refoule le sai
sissem ent. L’exem ple du schizophrène, au contraire, nous permet de sai
sir la dram atique de l ’expression — laquelle est souvent à l ’origine de
l ’éclatem ent de sa psychose. Il s ’est trouvé un jour devant une nouvelle
expression de lui-m êm e, d ’un autre ou des autres qui ju s q u ’ici consti
tuaient son m onde. Tout à coup il a subi l’événem ent d ’une expression
inintégrable. Elle venait d ’ailleurs ouvrant un autre m onde dont l ’accepta
tion ou l ’accueil exigeait sa transform ation. Il le sait tellem ent — sur un
mode pathique — q u ’il tente de susciter un autre m onde où elle ait place,
là où elle est. La m ain par des m ouvem ents conjugués de flexion et d ’ex
tension se m esure à la chose dont elle éprouve, en les articulant, les résis
tances et les puissances — ce qui s ’appelle: analyser.
«O bservons la m anière dit von W eizsäcker dont un organe du toucher,
la main, qui sent et prend à la fois, se m oule sur l ’objet et dans le même
m om ent l ’agite de côté et d ’autre; elle sem ble connaître déjà ce q u ’elle
veut explorer — on ne sait pas si c ’est la sensation qui guide le m ouve
m ent ou si c ’est le m ouvem ent qui déterm ine le lieu et le m om ent de
chaque sensation. Car le m ouvem ent, com m e un sculpteur, crée l ’objet, et
la sensation la reçoit com m e dans une e x tase» .124
Dans la prise ou la palpation nous avons affaire à un étant m ondain,
dont le m ode de rencontre est d ’avance intégré à la sig nificativité du
m onde, ouvert, dans le projet, à la m ondéité.
L ’appel à l ’autre im plique au contraire la m ise en question de la signi
ficativité du m onde. Q uand un appel tout à coup nous saisit, nous en
reconnaissons l ’urgence à ce q u ’il fait le vide en nous et autour de nous. Il
nous coupe la parole, nous coupe de la parole; nous som m es interdits de
tout sens préalable. C ependant il nous requiert intégralem ent où que nous
soyons et où que nous en soyons de nous, du m onde et des autres. Nous
som m es frappés d ’inconnaissance. L’appel qui nous arrive ouvre soudain
un nouveau m onde.
Quand inversem ent nous lançons un appel à l ’autre nous nous adres
sons à lui com m e à celui qui nous retourne, en le retournant, le sens de
notre appel. Ce faisant il ne cèle ni ne décèle, il fait sig n e... vers notre
secret. L’appel s ’ouvre à ce «faire signe». Il ne procède pas du m onde
auquel notre projet ju sq u ’ici nous avait confiés, [404] et, qui vient précisé
m ent de se dérober. Et pas davantage il ne l ’appelle. Si nous voulons
l ’inscrire dans la m ondéité du m onde, il devient aussitôt appel à l ’im pos
sible. C ’est à l ’être de l ’autre q u ’est confié ce « fa ire sig n e » à p artir
duquel s ’ouvre mon appel. L’être de l ’autre est hors de m on pouvoir-être ;
il ne m ’appartient pas de le «possibiliser». Ce qui fait signe et ouvre mon
appel fait signe vers mon être, en tant que celui-ci est irréductible au pos
sible, y com pris à mon propre pouvoir-être.
D ans l ’appel j ’expose m on être au péril de l ’advenir. D ans le faire
signe à p a rtir d u q u el s ’ouvre l ’appel p erce un tout au tre jo u r, où se
trouve ju stifié l ’être dont je suis passible. L’autre où s ’allum e l ’appel
com m e un attrait qui ne donne rien et qui surgit de rien, injustifiable
autant q u ’irrécusable fait signe vers mon être en lui ouvrant un horizon
d ’originarité.
Quel est cet horizon, qui n ’est pas celui d ’un projet, vers lequel chacun
fait signe en l ’autre à travers son appel? L’amitié et l’amour sont faits d ’ap
pels silencieux dans un espace déjà ouvert par l’accueil. De l ’autre il ne
force pas le secret. Si l ’autre nous était parfaitement transparent nous le tra
verserions sans rencontrer personne. Nous respectons en lui un fond opaque
capable de nous renvoyer une image de nous-mêmes q u ’en raison de notre
propre opacité nous ne connaissions pas. Cette opacité, cette résistance,
m arque de l ’altérité, est aussi la m arque de la réalité de l ’autre. M arque
n ’est pas fondem ent; mais ils sont ensemble au fondem ent de l ’être-avec.
Dans l’amitié ou l’amour, où la surprise d ’être est la même que celle de la
rencontre, l ’être de chacun est confirmé en lui par l ’accueil de l ’autre; mais
chacun est passible de son être dont l ’autre n ’est pas le fondement.
Quel rapport y a-t-il entre l ’être-avec impliqué dans la comm unication
de l’aimant et de l ’aimé ou de l ’appelant et de l’appelé et l’être dont chacun
dans cette communication même, est passible ? Les partenaùes ne com m u
niquent pas face à face, les yeux dans les yeux, à m oins que [405] dans
l’éclair d ’une échappée latérale. Ils communiquent dans la zone marginale
des apprésentations, ou rien ne se présente encore. Le marginal est le plus
proche voisinage du fond de m onde. Il s ’étend ju sq u ’à l ’horizon toujours
ouvert. Celui-ci n ’est pas ouvert par un projet de m onde; il est l ’horizon de
tout ce dont nous sommes passibles, et qui à chaque fois nous arrive sans
aucune détermination à priori ; sans jam ais avoir été d ’abord possible.
Le plus extrêm e de l ’appel, celui de l ’être perdu, est ce qui l ’éclaire le
mieux. L’être perdu qui lance un appel dans l ’espace vide en appelle à une
présence à partir de laquelle, là-bas s ’ouvre un nouvel espace qui lui confère
un site. Il appelle à la transformation du monde en un autre où cesse son être
perdu et avec lui son ici. Ce monde, en effet, il l ’appelle à venu, à s ’ouvrir,
non à partir d ’ici mais à partir d ’un là-bas qui n ’existe pas encore et qui seul
permet l ’appel. L’appel est un mode d ’existence pathique, ouverte à ce qui
n ’est pas — c ’est-à-dire à la faille, néant d ’entre deux m ondes: celui de
l ’être-perdu et celui auquel l ’appel s ’origine : l ’un qui n ’est plus et l ’autre pas
encore. Il appelle la faille à devenir l’ouvert d ’un monde.
S ’il est quelque chose dont l ’être-là ne décide pas, c ’est l ’apparaître.
« A p p a ra ître » , dit Eugène F ink, est «une expression d ’une énigm a
tique p rofondeur». Dans un prem ier sens, le plus nu, l ’apparaître d ’un
être, d ’une chose, d ’un événem ent signifie « sa venue dans l ’ouvert son
surgissem ent entre ciel et terre, dans l ’espace et le tem ps intervallaire
(Zw ischenraum , Zw ischenzeit).125 En réalité ce moment n ’est pas premiei.
125. E ugen Fink in P roblèm es a ctu els de la phéno m én o lo g ie, D esclée de Brouwer,
1952, p. 20-71.
DE L A T R A N SPA SSIBILITÉ 295
Pour que quelque chose apparaisse entre ciel et terre il faut que ciel et
terre eux aussi aient apparu, ainsi que l ’intervalle ou l ’horizon qui les
séparent. L’ouvert n ’est pas cet intervalle entre eux, mais la [406] patence
sans lim ite clans laquelle ensem ble ils com paraissent. Point n ’est besoin
d ’un philosophe pour l’éprouver. Un jour sur un chemin de m ontagne, un
paysan de la Vallouise, vieux chasseur de cham ois, cherchait à dire à un
com pagnon de rencontre le m om ent saisissant où l ’anim al apparaît à la
crête. Et tels furent ces m ots : «on ne l ’a pas vu venir, tout d ’un coup il est
là, com m e un souffle, com m e un rien, com m e un rêve». L’ém otion res
sentie excède l ’attente et le sens de la quête. Elle est bouleversante à la
m esure du m onde bouleversé. L ’apparition du cham ois ne s ’inscrit pas
dans une configuration préalable q u ’au contraire elle annule. Il est le
point d ’éclatem ent d ’un cham p d ’incidence et d ’accueil, le point-origine
de l ’espace-tem ps, ou plutôt de l ’instant-lieu où le ciel et la terre et l ’in
tervalle surgissent dans l ’ouvert, dont il est le là. Cet événem ent-avène
m ent ouvre le monde qui se trouve transform é... en lui-m êm e, là.
Ce m om ent apparitionnel est la réponse à la question « o ù ? » telle
q u ’elle se trouve posée dans ce que von W eizsäcker ajustem ent appelé le
doute sensible».
Suis-je là où je vois
ou vois-je là où je su is? 126
L ’incapacité d ’être en prise sur les choses thém atisées en objets traduit
l’incapacité dans lequel le schizophrène se trouve d ’habiter son corps, au
sens du corps propre (en allem and Leib). C ’est au niveau du corps propre
que se conjoignent les deux aspects d ’une existence en échec dans sa p ré
sence aux autres et dans sa présence aux choses. « L e m alade sch izo
phrène, écrit G isela Pankow, n ’a pas accès à l ’autre parce que son corps
n ’a pas de lim ites.» Il est dé-lim ité: entschrankt.'33
U n corps sans lim ites se prête à la non-discrim ination de l ’espace
propre et de l ’espace étranger — déjà notée par B leuler et analysé par
Roland Kuhn dans La signification des lim ites clans le délire cl’un schizo
p h rè n e.'34
Les lim ites du corps propre sont détruites dans la schizophrénie parce
que son unité est désarticulée, dissociée [410] en une m ultiplicité de par
132. R oland K uhn , D a sein sa n a lytisch e S tudie Uber die B ed eu tu n g von G renzen im
Wahn, Mschr. Psychiatrie und 124, pp. 334-383, 1952b.
133. G isela Pankow , L ’hom m e et sa psychose, A ubier, Paris, 1969, p. 121-122, p. 149,
178; Structure fa m ilia le et psychose, P aris, 1977, p. 3 3 ; L ’être-Ià du schizophrène, Paris,
1 9 8 1 ,p. 144.
134. R oland K hun, op. cit.
298 PE N SER L’H O M M E ET LA FO LIE
par se rassem bler en une béance unique qui l ’engloutit ju sq u ’à, et y com
pris, son horizon. L’existence se trouve alors im m ergée com m e dans l ’eau
d ’un miroir. C ’est ainsi que s ’exprim e « l ’ami des m iroirs» dans la nou
velle de George R odenbach, poète et rom ancier, lui-m êm e psychotique.
«Tout à l ’heure en passant devant la glace j ’ai pris peur; c ’était com m e
une eau qui allait s ’ouvrir et se referm er sur m o i.» 136
« C om m ent se déroule dans le d étail, dem ande G isela Pankow , cet
engloutissem ent dans le m iroir, si spécifique de la psychose? Bien q u ’il
se sente m enacé par les m iroirs, le m alade cherche en eux son image. On
ne trouve au début que la rencontre naturelle avec le miroir. Le m alade y
cherche son image et doit constater q u ’il a m auvaise m ine. A partir de cet
échec il ne peut plus m ettre ce q u ’il perçoit dans le m iroir en relation avec
la réalité de son corps. A ussi à l ’im age du sujet se substitue d ’abord
l ’image de l ’a u tr e ...» 137. M ais est-ce parce que, dans le [412] m iroir, il se
trouve m auvaise m ine q u ’il y voit l ’im age d ’un a u tre ? En réalité le
trouble est déjà dans le regard, dans l ’attention exclusive que le m alade
accorde à son im age. Son attention s ’est déjà détournée, retranchée de
toute apprésentation m arginale. Son être-au-m onde et, très exactem ent,
au fond de m onde n ’est pas au fondem ent de cette image. Et celle-ci appa
raît d ’autant plus injustifiée q u ’en m êm e temps elle se donne pour sienne.
Il s ’apparaît à lui-m êm e com m e un autre. N on seulem ent, écrit
Rodenbach, il considéra com m e un étranger sa propre personne reflétée
mais il lui sem bla q u ’au lieu d ’être une image elle offrait la réalité phy
sique d ’un être. Pourquoi? Parce que les tensions de son corps propre, au
lieu de s ’ouvrir au m onde, convergeaient exclusivem ent vers cette im age,
qui ainsi coupée de sa présence au m onde à travers son co rp s, le regardait
com m e ferait un autre. C ette attention est déjà de soi pathologique, et
authentiquem ent path o lo g iq u e, en ce q u ’elle exprim e sur le m ode de
l ’échec, le désir proprem ent hum ain d ’avoir accès à l ’autre, à soi-m êm e
com m e un autre. Est-ce là son seul désir? Il reste à expliquer l ’am biva
lence du m iroir qui suscite en m êm e temps l ’angoisse et le désir. Le pou
voir de l ’im age sur « l ’am i des m iroirs» tient à son origine. Elle surgit
dans une injustification grandiose — parce q u ’elle apparaît en abîm e dans
la béance. C ’est cette béance qui attire le malade au point q u ’il s ’y préci
pite et q u ’on le trouve au m atin le crâne ouvert et agonisant pour avoir
voulu rentrer dans l ’espace irréel du miroir.
Cette béance, la béance ne résulte pas d ’un rassem blem ent des failles.
Elle est à l ’origine de toutes. En ce sens elle précède la psychose. Celle-ci
n ’est pas un effondrem ent m ais une «organisation défensive liée à une
agonie p rim itiv e » ... « agonie sous-jacente contre laquelle se constitue
toute structuration» — toute structuration, c ’est-à-dire aussi bien celle de
l ’hom m e bien portant que celle du schizophrène. Telle est l ’idée centrale
et dernière de [413] D.W. W innicot que J. B. Pontalis dégage avec une
lucidité extrêm e dans sa préface à Jeu et réalitéJ 38 Cette agonie évoque
en deçà de tout événem ent historique — réel ou sym bolique (com m e la
castration) — « u n e brèche incolm atable ou un abîm e sans fin ... cette
double image de cassure et de chute étant contenu dans le term e aujour
d ’hui affadi par l ’usage, de breakdow n,»139
Cet écroulem ent originel est insituable. Il a déjà eu lieu dans le passé,
mais il a eu lieu sans trouver son lieu psychique. Il n ’est déposé nulle part.
Quelque chose a eu heu qui n ’a pas de lieu».140 A ce non-lieu répond dans le
sujet (et dans l ’histoire) la dim ension de l ’absence. «C e qui déterm ine le
fonctionnement de l ’appareil (psychique) est hors des prises de celui-ci.»141
C ’est dans l ’ordre de l ’existence, le véritable Grundverhaltnis: rapport au
fond ou au fondement, dont précisément la distinction est encore indécidée.
C ’est la lutte contre la béance qui constitue proprem ent Vagonie pri
m ordiale. Ses m odalités esquissées par W innicot: faillite de la résidence
dans le corps, perte du sentim ent du réel, ne com prennent apparemm ent
que du négatif, mais constituent en réalité des positions critiques. «Entre
sens et absence, ce titre de Henri M ichaux, écrit Pontalis, évoquerait bien
le propos de W innicot».142 Il évoque surtout ce en quoi la position schi-
zophrénique est révélatrice de la situation hum aine. «Le soi n ’est pas le
centre — il n ’est pas non plus l ’inaccessible... il se trouve dans l ’entre-
deux du dehors et du dedans, du moi et du n o n-m oi»143, du soi-m êm e et
du soi autre: ici en deux. La position critique du schizophrène consiste en
ceci q u ’il se [414] tient dans l ’espace potentiel, espace sans lieu, axo7ioç
com m e l ’é^oacpvriç de Platon, qui n ’est ni de l ’être ni du non-être mais le
passage intem porel et atopique de l ’un à l ’autre et de l ’autre à l ’un. De
cette lutte contre l ’agonie prim itive quelques uns seulem ent viennent à
bout. Le schizophrène, lui, est toujours en agonie. M ais, com m e nous
l ’avons dit, il ne triche pas. Il ne tente pas d ’occulter l ’entre-deux comme
font les névrosés et la m ultitude des norm opathes réussis. Il ne se masque
pas l ’impensable agonie. M ais « l ’im pensable fait le pensé. Ce qui n 'a pas
138. D.W. W ininicot, Jeu et réalité. L ’espace potentiel, tr. fr. G allim ard, Paris, 1975,
préface de J.B . Pontalis, p. XI.
139. Ibid, p. XI.
140. Ibid.
141. Ibid., p. XII.
142. Ibid., p. XIV.
143. Ibid.
DE LA TRANSPASSIBILITÉ 301
148. Ludw ig B insw anger, Ü ber den S atz von H ofm annsthal : « Was G eist ist, erfasst
nur der B edrängte in Altsgew ählte Vorträge lind Aufsätze, Bd II, p. 243-251.
149. Schelling, A phorism en zur Einleitung in die N aturphilosophie, Säm tlichen Werke,
A bt I, Bd. V II, p. 140.
150. Ludwig B insw anger, op. cit., p. 247.
151. Hugo von H ofm annsthal, Buch der Freunde, H erausg. R.A. Schröder, Inselverlag
1929, 2 A usflage, s. 48 ; cité par L udw ig B insw anger, op. cit., p. 245.
DE LA TR A N SPA SSIB ILITÉ 303
m ité q u ’il ig n o re, et qui se subroge à l ’arb itra ire aveugle de sa pure
extériorité.
L’existence est transcendance. Elle s ’exhausse infiniment au-dessus de
l ’étant. Ou plutôt l ’étant s ’élève en [420] elle, infinim ent au-dessus de ce
q u ’il est. Son projet l ’em porte tellem ent au loin de soi, que cet éloigne
ment infini est un retour infini. L’être-là n ’existe q u ’à devenir contem po
rain de son origine dans la direction de son issue. L’existence s ’ouvre
elle-m êm e en ouvrant la dim ension du possible, du seul possible authen
tique qui ne faillit jam ais à sa possibilité parce q u ’il est possibilisation.
L’existant n ’est tel q u ’à se possibiliser. Il fonde incessam m ent sa propre
possibilité et l ’essence m êm e de la possibilité. Il existe en faisant du ici
auquel il est jeté son là, à titre absolum ent propre, c ’est-à-dire à chaque
fois absolum ent m ien — ce par où l ’étant qui est moi devient l ’étant que
je suis.
Cette situation est la m êm e que celle, selon Schelling, du héros dans la
tragédie grecque: «luttant contre le destin et puni pour un crim e qui est
l ’œuvre du destin.» Au fondem ent de cette contradiction il y a, dit-il «la
lutte de la liberté hum aine avec la puissance du monde objectif» sorti de
ses lim ites et par là devenu sans form e, chaos. «D ans cette lutte le mortel
succom be nécessairem ent et, parce q u ’il n ’a pas succom bé sans com bat,
il doit être puni pour sa d éfaite» 159 II a révélé la liberté dans sa faiblesse.
Seul peut livrer le com bat pour assurer jusque dans la défaite le droit de la
liberté «une génération de Titans.»
En s ’aventurant hors des lim ites du m onde naturel l ’hom me se sent et
est perdu. «Le véritable surnaturel, dit Schelling dans une note, com m en
çait pour les G recs au F a tu m , puissance invisible à laquelle n ’atteint
aucune puissance n a tu re lle » .160 Le destin est V absolum ent autre, un
«m ysterium num inosum trem endum ». Il est l ’altérité générale, «la pure
négativité dans la form e de l ’universalité» sans contenu. Aussi l ’hom m e
l ’a-t-il rem pli d ’une terreur prenant figure(s). M ais l ’absolum ent autre est
toujours le m êm e. Le destin est la déterm ination de l ’être [421] dans la
form e du même. C ’est ce m êm e que redoute le schizophrène quand il se
hâte de com bler les lacunes, les blancs, les vides de son dessin. De là, en
effet peut sortir n ’im porte quoi, un « n ’impoxte quoi» q u ’il sait toujours le
m êm e et qui le contraint de persévérer dans son être jeté.
A m esure que l ’être-jeté se condense, il est pris dans un m onde arrêté,
où personne et chose s ’identifient dans l ’im personnel abstrait d ’une puis
sance ennem ie. La prégnance de celle-ci se m anifeste dans l ’urgence «qui
ram ène le moi vers le corps, lui-m êm e enferm é dans le cercle de la vie, en
M ais l ’événem ent est un défi au destin. Je ne suis pas jeté à lui. Il est
sans raison, sans fondem ent, sans fond. Il a rriv e... « p a r ren co n tre» . Il
n ’est de rencontre q u ’avec un autre et non pas avec 1’altérité en général.
La rencontre avec l ’autre, si elle est vraim ent rencontre, ne se laisse pas
ram ener à un cas particulier du rapport à autrui à l ’intérieur du m onde.
Elle n ’est pas l ’intégrant d ’un certain type de rencontre; elle est fonda
m entalem ent atypique. L’autre est toujours nouveau — et nouveau l ’évé
nem ent. Une rencontre est à justifier non pas en la rendant possible, mais
en la rendant réelle. Il s ’agit d ’accom plir la transform ation q u ’en ouvrant
un autre m onde elle appelle, et dont la surprise de l ’événem ent est le
m om ent avertisseur.
La transpassibilité consiste à n ’être passible de rien qui puisse se faire
annoncer com m e réel ou possible. Elle est une ouverture sans dessein ni
d essin, à ce dont nous ne som m es pas a priori passibles. E lle est le
contraire du souci. «L a rose est sans pourquoi, elle fleurit parce q u ’elle
fleurit, n ’a souci d ’e lle -m ê m e ...» 161 Elle existe [422] pour rien. Pour le
rien qui la libère de toute attache préalable à l ’étant et qui signifie en elle
que son existence est originaire. La transpassibilité sans souci implique
l ’insouciance qui est le contraire de l ’esprit de poids, le contraire de la
Schw erm ut qui tend vers le fond dans un rapport obscur.
Le rapport au fond, le G rundverhaltnis est dans A naxim andre, le rap
port à l ’craeipov Tout sort de l ’cbieipov de l ’indéterm iné sans différence:
tout m ais non chaque être affirm ant son essence, son xo xi ijv eivai (son
« q u ’est-ce qui lui était possible d ’être» ou son « q u ’est-ce q u ’il était à
être»).
L’existence et l ’événem ent échappent pareillem ent au cercle de la vie.
Ils ont originairem ent partie liée en ce q u ’ils instituent, ensem ble et à
l ’état naissant, le pli existential. L’accueil de l’événem ent et l ’avènement
de l’existant sont un. L’événem ent se fait jo u r à travers un état critique
existential qui n ’est pas celui d ’un être fini mis en dem eure d ’assurer sa
continuité à travers une faille, mais celui d ’un existant contraint à l’im
possible, c ’est-à-dire d ’exister à partir de rien.
La transpassibilité à l ’égard de l ’événem ent hors d ’attente est une
transpassibilité à l ’égard du Rien d ’où l ’événem ent surgit avant que d ’être
161. A ngélus Silésius, La rose est sans p o u rq u o i, trad. R oger M unier, A rfuyen, 1988.
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