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Référence électronique
GRAVARI-BARBAS, Maria (dir.). Habiter le patrimoine : Enjeux, approches, vécu. Nouvelle édition [en
ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005 (généré le 20 mai 2016). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/2208>. ISBN : 9782753526754.
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Comment les sociétés contemporaines « habitent-elles » les lieux, les sites, les
monuments qu'elles constituent en patrimoine ? Comment investissent-elles le cadre
matériel auquel elles attribuent une valeur patrimoniale et dans lequel elles sont, tout
produire ? Autre question : que peuvent nous apprendre les modalités avec lesquelles les
groupes sociaux réinvestissent les lieux patrimoniaux sur les rapports que ceux-ci
entretiennent avec l'espace ? C'est à ces questions que cherchent à répondre les textes de
trente-sept auteurs (des géographes, des sociologues, des historiens, des ethnologues)
réunis dans cet ouvrage. Habiter le patrimoine explore ainsi la multitude des rapports
que l'Homme tisse avec ses spatialités patrimoniales, les expressions de l'habiter, les
pratiques qui s'y attachent, les contraintes qui y sont liées, les conflits générés ou le
potentiel qui s'en dégage... dans le contexte de la société du début du XIXe siècle.
MARIA GRAVARI-BARBAS
Maria Gravari-Barbas, qui a dirigé ce livre, est professeur de géographie à l'université
d'Angers et chercheur au CARTA (UMR ESO). Ses recherches portent sur la médiation de
la culture, de la fête et du patrimoine urbains dans la compréhension des rapports que les
groupes sociaux entretiennent avec leurs spatialités. Elle a publié, avec Sylvie Guichard-
Anguis, Regards croisés sur le patrimoine à l'aube du XIX' siècle (2003) aux Presses
Universitaires de la Sorbonne.
2
SOMMAIRE
Préambule
Introduction générale
Maria Gravari-Barbas
TOUT D’ABORD, QU’EST-CE QUE « HABITER » VEUT DIRE ?
Introduction
Maria Gravari-Barbas
QUELQUES RÉFLEXIONS INTRODUCTIVES SUR LE SENS D’HABITER LE PATRIMOINE
Habiter le patrimoine : les résidents âgés du centre historique de Mexico face aux
transformations de leur espace de vie
Catherine Paquette et Clara Salazar
INTRODUCTION
LE CENTRE HISTORIQUE DE MEXICO : UNE DÉCENNIE DE PROGRAMMES ET D’ACTIONS DE
REVITALISATION, DES TRANSFORMATIONS RÉCENTES IMPORTANTES MAIS TRÈS SECTORIELLES
LES PERSONNES ÂGÉES, « MARQUEUR » DES TRANSFORMATIONS ?
L’ENQUÊTE « RÉSIDENTS ÂGÉS DU CENTRE HISTORIQUE DE MEXICO »
LE CENTRE HISTORIQUE : UN ESPACE DE FORT ANCRAGE ET D’ATTACHEMENT, DANS LEQUEL LE
PATRIMOINE JOUE UN RÔLE IMPORTANT
LA PERCEPTION DES PROGRAMMES ET DES ACTIONS DE RÉHABILITATION : UNE BONNE
CONNAISSANCE DES ACTIONS RÉCENTES MAIS PAS D’APPROPRIATION
LES IMPACTS DU PROCESSUS DE RÉCUPERATION SUR LA VIE QUOTIDIENNE
CONCLUSION
La nature urbaine patrimonialisée : perception et usage. Les cas de deux jardins marocains
Gaëlle Gillot
INTRODUCTION
DEUX « JARDINS PARLANTS » À RABAT
RACINES IDENTITAIRES, DES JARDINS À LA SYMBOLIQUE SIGNIFIANTE
HABITER UN BIEN PUBLIC « NATUREL » : LA PRATIQUE DE DEUX JARDINS PATRIMOINES
CONCLUSION
Introduction
Maria Gravari-Barbas
HABITER LE PATRIMOINE S’EST SOUVENT ACCEPTER LE REGARD, LES INTERVENTIONS, LES
OPPOSITIONS DES AUTRES...
RECONNAÎTRE LE PATRIMOINE : PROCESSUS DE SÉLECTION ET DIVERGENCE DE VUES ENTRE
ACTEURS
RENDRE LE PATRIMOINE HABITABLE : APPROCHES, PROJETS, DIFFICULTÉS
SE CONCERTER POUR (CO) HABITER : RAPPORTS DE FORCE ENTRE HABITANTS, ACTEURS LOCAUX
ET EXPERTISES INTERNATIONALES
PATRIMONIALISATION – GENTRIFICATION : UNE TAUTOLOGIE ?
Habitat et intégration patrimoniale dans la médina de Fès : quelles politiques, quels enjeux
Alexandre Abry
QUELLES POLITIQUES POUR LE CENTRE ANCIEN ?
LE DÉBAT AUTOUR DE LA SAUVEGARDE
CONCLUSION : QUELLE INTÉGRATION POSSIBLE POUR LE LOGEMENT DANS LA MÉDINA DE FÈS ?
BIBLIOGRAPHIE
La réhabilitation des centres anciens dans les grandes villes du sud : entre maintien des
populations pauvres et tentative de gentrification ?
Élodie Salin
RÉHABILITATION ET MAINTIEN DES POPULATIONS PAUVRES
MAINTIEN DE LA FONCTION RÉSIDENTIELLE ET RENOUVELLEMENT SOCIAL : LA GENTRIFICATION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Espace public/Espace patrimonial : le rôle des citoyens dans la gestion du patrimoine local
Le cas de l’aménagement du Vieux-Montréal et du Vieux-Port de Montréal
Florence Paulhiac
ÉVOLUTIONS DE L’ACTION COLLECTIVE DEPUIS QUARANTE ANS : PATRIMOINE ET
PARTICIPATION AU CŒUR DES POLITIQUES URBAINES QUÉBÉCOISES
LA RECONVERSION DU VIEUX-PORT DE MONTRÉAL : L’ARÈNE PUBLIQUE COMME LIEU
D’ÉMERGENCE D’UNE TRAME PATRIMONIALE
LES AVATARS DE LA PARTICIPATION DANS LA RÉHABILITATION DU VIEUX-MONTRÉAL
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
6
Introduction
Philippe Violier
DES ÉTRANGERS FRÉQUEMMENT À L’ORIGINE DU PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION
L’INTRUSION PREND FORMES... ET DÉFORME ?
L’impact du label « patrimoine mondial » dans les stratégies de développement local fondées
sur le tourisme culturel
Le cas des grandes résidences du Shanxi (Chine)
Bruno Fayolle Lussac
LE PATRIMOINE EN CHINE : NOTION IMPORTÉE, NOTION RÉAPPROPRIÉE
LE LABEL DU PATRIMOINE MONDIAL COMME ENJEU
UN CONTEXTE ET UNE ÉCHELLE INCONTOURNABLES : LA PROVINCE DU SHANXI
LE PROGRAMME D’INSCRIPTION COMMUNE DES SIX VILLES D’EAU DU JIANGNAN COMME
RÉFÉRENT
L’ÉCHEC D’UNE NÉGOCIATION FORCÉE
RESTAURER-RECOMPOSER LA RÉSIDENCE CHANG
MARCHANDISATION DU PATRIMOINE ET DESAPPROPRIATION LOCALE ?
BIBLIOGRAPHIE
7
Le phénomène en France des châteaux prives recevant des hôtes : une innovation issue du
Val de Loire
Jean-René Morice
L’ACCUEIL D’HÔTES AU CHÂTEAU
L’INVENTION DU SÉJOUR EN CHÂTEAU
LA CHAMBRE AU CHÂTEAU COMME INNOVATION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
8
Introduction
Vincent Veschambre
PATRIMONIALISATION OU TABLE RASE ? DES ENJEUX ÉCONOMIQUES ET SYMBOLIQUES À FAIRE
VALOIR
LA CONSTRUCTION DE LA RESSOURCE PATRIMOINE INDUSTRIEL
LE PATRIMOINE INDUSTRIEL : UNE RESSOURCE QUI SUSCITE DES FORMES D’APPROPRIATIONS
CONTRADICTOIRES
Les acquis d’une initiative locale. La mise en valeur du patrimoine industriel de la ville de
Volos, en Grèce
Vilma Hastaoglou-Martinidis
LA PHYSIONOMIE DE LA VILLE ET LA QUESTION DE SA SAUVEGARDE
LA RÉACTIVATION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL : ÉTAT, ACTEURS ET OBJECTIFS
L’AMENAGEMENT DES INSTALLATIONS UNIVERSITAIRES : UN PROJET INNOVATEUR
LE PROJET DE LA MUNICIPALITÉ
BIBLIOGRAPHIE
1 Alexandre ABRY
2 Céline BARTHON
3 Steven BOBE
4 Marie BOCK-DIGNE
5 Luc BOSSUET
6 Liliane BUCCIANTI-BARAKAT
7 Sylvette DENÈFLE
8 Nassima DRIS
9 François DUCHÊNE
10 Édith FAGNONI
11 Bruno FAYOLLE LUSSAC
12 Janique FOURRÉ-CLERC
13 Anne-Marie FRÉROT
14 Virginie GANNAC-BARNABÉ
15 Martine GERONIMI
16 Maria GRAVARI-BARBAS
17 Gaëlle GILLOT
18 Vilma HASTAOGLOU-MARTINIDIS
19 Tun-Chun HSU
20 Sébastien JACQUOT
21 Kiki KAFKOULA
22 Anne-Claire KURZAC
23 Naji LAHMINI
24 Salma LOUDIYI
25 Patrice MELÉ
26 Hélène MELIN
11
27 Jean-René MORICE
28 Antonia NOUSSIA
29 Nathalie ORTAR
30 Anne OUALLET
31 Catherine PAQUETTE
32 Florence PAULHIAC
33 Sarah RUSSEIL
34 Clara SALAZAR
35 Nora SEMMOUD
36 Élodie SALIN
37 Vasso TROVA
38 Vincent VESCHAMBRE
39 Philippe VIOLIER
12
Préambule
1 Les textes réunis dans le présent ouvrage sont issus de la 3e Université d’été du Val de
Loire Patrimoine Mondial ayant comme thème : « Habiter le patrimoine : enjeux,
approches, vécu ». Cette Université d’Été a été co-organisée par l’université d’Angers, la
mission Val de Loire Patrimoine Mondial et la ville de Saumur. Elle s’est déroulée du 13 au
16 octobre 2003 dans le théâtre de Saumur (Maine et Loire).
2 L’Université d’été « Habiter le patrimoine » a été conçue et coordonnée par Maria
Gravari-Barbas (Université d’Angers), avec l’aide précieuse d’un comité scientifique
composé de Nacima Baron-Yelles (Université de Marne-la-Vallée, adjointe à la mairie de
Saumur), Jean-Pierre Berton (Université de Tours), Corinne Larrue (Université de Tours),
Olivier Lazzarotti (Université d’Amiens), Gérard Moguedet (Université d’Angers),
Dominique Poulot (Université Paris I), Valery Patin (Empreinte Communication), Jacek
Rewerski (président de l’association ADES), Mechtild Rössler, (Centre du patrimoine
mondial, Unesco), Noël Tonnerre (Université d’Angers), Dominique Tremblay, (Mission
Val de Loire), Vincent Veschambre (Université d’Angers), Philippe Violier (Université
d’Angers), Minja Yang (Centre du Patrimoine mondial, Unesco) et d’un comité
d’organisation composé de Loïc Bidault (Parc Loire-Anjou-Touraine), Laurent Boron (Pôle
touristique international, Saumur), Chloé Campo de Montauzon, (Mission Val de Loire –
patrimoine mondial), Alain Decaux (DRAC des Pays de la Loire), Francis Deguilly (DRAC de
la Région Centre), Rémi Deleplancque (Mission Val de Loire), Marielle Richon (Centre du
Patrimoine mondial, Unesco).
3 Les textes ont été réunis par Maria Gravari-Barbas qui a assuré la structuration de
l’ensemble et qui a rédigé l’introduction générale, les introductions partielles des
thématiques 1 et 2 ainsi que la conclusion générale. Les introductions des thématiques 3
et 4 ont été respectivement rédigées par Philippe Violier et Vincent Veschambre.
4 L’université d’été « Habiter le patrimoine » n’aurait pas pu être réalisée sans le soutien de
plusieurs partenaires. Ils sont très sincèrement remerciés.
13
Introduction générale
Maria Gravari-Barbas
puisque le patrimoine des uns n’est pas forcément le patrimoine des autres), les
propositions, les approches, les méthodes pour l’habiter de nouveau, ne s’imposent pas
toujours de manière consensuelle : si la sauvegarde du château du bourg est souhaitée par
un grand nombre de personnes (habitants, visiteurs, élus, commerçants, etc.) les
différents scénarios de sa réaffectation (habitation familiale ? Hôtel ? Lieu de visite ?
Colonie de vacances ? Parc de golf ? Maison de retraite ?) témoignent d’options diverses
qui génèrent des dynamiques (économiques, sociales, etc.) très différentes à la fois pour le
patrimoine de nouveau « habité » et pour le territoire dans lequel celui-ci s’inscrit.
12 C’est sur l’ensemble des questions qui se posent autour d’« Habiter le patrimoine » que les
textes réunis dans le présent recueil proposent de se pencher, en cherchant à saisir la
multitude des rapports que l’homme tisse avec son milieu, les modes de « l’habiter », les
pratiques qui s’y attachent, les contraintes qui y sont liées, le potentiel qui s’en dégage.
13 Nous avons souhaité poser les questions liées à « habiter le patrimoine » dans un sens large,
qui fait appel à la fois au matériel et à l’immatériel, au palpable et à l’imaginaire : habiter
au sens propre, y vivre, mais aussi habiter en investissant les lieux par une fonction, par
un projet, par une œuvre artistique, par l’esprit ou par l’imaginaire.
14 De manière générale, l’homme et les groupes sociaux sont placés au cœur de la
problématique de cet ouvrage qui considère, de manière générale, la vacance (vue dans un
sens large : vacance physique, mentale, affective) comme étant le problème principal
auquel le patrimoine doit faire face aujourd’hui.
historique), nous avons souhaité réunir des témoignages qui mettent l’accent sur les
nombreuses contraintes qui pèsent sur ceux qui y habitent : qu’est-ce que cela implique
d’habiter dans un contexte historique sans avoir les moyens de s’en occuper ? Comment
une population en voie de paupérisation accélérée peut-elle être concernée par la
sauvegarde du patrimoine ? Comment peut-on se préoccuper d’un cadre prestigieux
lorsqu’il faut répondre à des préoccupations plus quotidiennes ?
28 On aurait certainement tort de penser que ces problèmes ne se rencontrent que dans les
villes du Sud, même s’ils y revêtent une acuité particulière. Les différents textes réunis ici
montrent que dans les pays développés, ces problèmes ne sont certainement pas absents
et mettent en évidence la nature des conflits entre ceux qui sont les garants de la survie
du patrimoine (professionnels, techniciens, etc.) et ceux qui y vivent (ceux donc pour
lesquels l’attachement au patrimoine est plus corporel qu’intellectuel).
29 La deuxième thématique, « stratégies d’acteurs et enjeux politiques et sociaux »
renvoie à la question des rapports entre acteurs du patrimoine et « habitants ».
30 Parce que le patrimoine est à la fois un cadre et une structure sociale, l’importance du
premier entre souvent en conflit avec la fragilité du second.
31 La patrimonialisation des lieux implique souvent des changements sociaux, souvent
indésirables. Ce constat pose la question du rapport entre les populations et leur milieu,
de la mixité sociale, de la mixité entre différentes fonctions, anciennes et nouvelles. La
problématique des politiques de maintien des populations existantes dans des sites
patrimoniaux est complémentaire de celle visant l’animation de sites et lieux délaissés.
L’installation de nouvelles populations, l’introduction de nouvelles fonctions et la
dynamisation de sites patrimoniaux impliquent également des politiques volontaristes
sur lesquelles il convient de se pencher.
32 « Habiter le patrimoine » s’avère en effet souvent un exercice difficile, le résultat de
négociations et d’ajustements divers entre plusieurs acteurs : les bailleurs de fonds, l’État,
ses relais décentralisés, la technostructure de manière plus générale, les associations, les
résidents, les populations de passage...
33 Cet ensemble d’acteurs n’a pas toujours les mêmes représentations de ce qui est
patrimoine, ni les mêmes besoins, ni les mêmes attentes ou intérêts. Il est donc important
de se poser la question de la manière dont tout ceci se négocie sur la scène publique.
34 Cette thématique se place du côté du politique, au sens large du terme. Elle pose la
question des politiques patrimoniales en rapport avec les politiques sociales et de
l’habitat. Elle explore aussi de manière plus large le positionnement des acteurs (élus,
associations, individus...) qui interviennent dans les politiques d’habitat et de patrimoine
(à travers leurs interventions, leurs motivations, leurs interactions).
35 La troisième thématique, « Habiter c’est aussi recevoir... le rapport à l’altérité » pose
de manière générale la question du rapport entre populations résidentes et populations
en transit dans toute leur complexité (échanges, appropriations, tensions, conflits).
36 Un site patrimonial est en effet à la fois un lieu d’habitation et de vie ainsi qu’un lieu de
passage, de croisements, de mobilités diverses, migratoires, touristiques ou autres.
37 En effet, habiter c’est aussi cohabiter, et partager non seulement un espace commun avec
d’autres mais aussi des contraintes liées à la nature patrimoniale des lieux en question. Il
est ainsi difficile d’évoquer cette question sans se poser celle du rapport à l’altérité.
18
NOTES
1. Pour une analyse des conceptions et représentations de la notion du patrimoine dans le
monde : M. GRAVARI-BARBAS et S. GUICHARD-ANGUIS, 2003, Regards croisés dans le monde à l’aube du XXIe
siècle, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 943 pages.
20
Introduction
Maria Gravari-Barbas
1 Le texte de Luc Bossuet qui ouvre le premier chapitre souligne une des dimensions
essentielles de l’acte « habiter », la question du temps. Habiter le patrimoine intègre en
effet une double temporalité : celle du patrimoine, fruit d’un temps plus ou moins long et
celle « d’habiter » ce patrimoine, ce qui instaure des relations dynamiques et évolutives
entre les hommes et leur cadre habité.
2 Le texte de Luc Bossuet analyse en effet les différentes manières d’habiter un même lieu,
un des plus « beaux villages de France ». Il met l’accent sur le fait que la manière
d’habiter des différents individus dépend étroitement de leur rapport au temps : entre
ceux qui sont originaires des lieux (anciennement et durablement installés), les nouveaux
venus (récemment arrivés mais avec l’intention d’y habiter longtemps, de se poser), les
résidents secondaires (des temporalités souvent longues mais saccadées), les manières
d’habiter le même espace diffèrent considérablement.
3 Cette question du temps traverse l’ensemble des textes, de manière implicite ou explicite.
4 L’acte d’habiter informe ainsi le chercheur sur l’identité collective du groupe interrogé et
le renseigne sur les façons dont les individus et les communautés se distinguent et se
hiérarchisent. Habiter signifie rencontrer d’autres êtres humains et expérimenter la vie
commune. Luc Bossuet montre que le fait d’« habiter » un lieu patrimonial présuppose non
22
seulement de prendre en compte la matérialité de l’espace mais aussi le cadre social qui le
constitue (cadre social qui lui-même doit son existence à l’attrait du lieu patrimonial).
5 Il n’y a certes pas de patrimoine « neutre » : sa nature patrimoniale présuppose justement
l’investissement préalable des individus ou des groupes sociaux. Mais dans certains
contextes, la matérialité patrimoniale est très chargée par des « codes d’habiter »
difficiles à ignorer, comme Sylvie Denèfle le met en évidence dans le cas de la Cité Radieuse
de Le Corbusier à Rezé.
6 Un lieu patrimonial contraint en effet ses habitants à se couler dans un moule. Habiter un
lieu signifie se mettre d’accord avec ceux qui partagent le même cadre de vie, accepter un
certain nombre de valeurs communes. Dans un lieu patrimonial, une des valeurs
communes est précisément celle liée à la nature patrimoniale du lieu. L’intégration des
règles de vie commune peut dans certains cas être particulièrement structurée, comme le
montre Janique Fourré-Clerc dans le cas des maisons compagnonniques. L’intégration des
compagnons dans la « maison » correspond à leur intégration dans la communauté des
compagnons :
« la maison n’est pas un simple lieu d’hébergement et d’accueil, un espace de vie et
de rencontre, mais c’est un espace où se construit, s’affirme et s’observe l’identité »
du groupe qui y habite.
7 Nassima Driss parle de la culture populaire de la Casbah d’Algers, classé patrimoine
mondial de l’Unesco. Une culture marquée par les comportements, « qui a inventé des
modes d’existence adaptés aux conditions de vie difficiles s’inscrivant territorialement au
centre de la ville convoitée ». Ici le problème résulte de cette situation difficile (mais
finalement assez fréquente) d’un quartier ayant un statut patrimonial reconnu à la fois
pas les « acteurs extérieurs » et par ceux qui y habitent mais qui vivent en situation de
rupture avec le reste de la ville. La Casbah représente de manière saisissante les différents
sens d’habiter le patrimoine.
8 « Habiter le patrimoine » représente une plus value importante, économique certes mais
pas uniquement. Cela représente également un capital social, symbolique et politique
pour ceux qui y habitent. Nathalie Ortar rappelle ainsi que dans nos pays occidentaux, où
la légitimité sociale passe par l’inscription dans le temps long, l’historicité du cadre
habité est utilisée, sciemment ou non, dans le but de la renforcer.
9 Catherine Paquette et Clara Salazar mettent l’accent sur la manière dont les habitants âgés
d’un centre ville en voie de revitalisation, celui de Mexico, vivent les transformations de
leur cadre de vie liées à la reconnaissance de la nature patrimoniale de celui-ci. Elles
rappellent qu’une des caractéristiques des centres historiques est l’importance du
rapport au quartier. Elles montrent que la forte valorisation du centre ancien et
l’attachement que les habitants témoignent pour cet espace apparaissent comme étant
très liés au patrimoine architectural et culturel et à sa charge historique. D’ailleurs,
« habiter le patrimoine » confère à cette population souvent vulnérable un statut qui
contraste fortement avec celui que lui nie sa vie quotidienne et qui est constitué de
« pertes » multiples. Plusieurs auteurs témoignent de cette « plus-value » due au contexte
23
patrimonial habité, bien ressentie par les populations qui y résident et liée au « plaisir qui
réside dans la conjonction de la possession d’un objet et de la reconnaissance de cet objet comme
signe ».
10 Ce sentiment varie significativement selon les contextes mais dans tous les cas il ne
concerne pas uniquement ceux qui ont le privilège de vivre dans un monument historique
prestigieux ayant une valeur économique incontestable. Sa dimension symbolique semble
transcender les classes sociales et concerne à la fois les témoins patrimoniaux prestigieux
et les héritages plus modestes.
11 Dans la vie quotidienne des personnes habitant le centre ville historique, la présence du
patrimoine représente par conséquent une donnée essentielle, intervenant dans leurs
habitudes et dans leurs pratiques.
12 C’est ce qu’affirme Gaëlle Gillot en disant que les jardins des Essaims et d’Oudaïas à Rabat,
du fait de leur reconnaissance patrimoniale, représentent bien plus que de simples
espaces verts dans la ville. Et que leur fréquentation relève bien davantage du symbolique
que du simple « bol d’air » du citadin.
20 Selon Christian Norberg-Schulz2, habiter signifie trois choses : être soi-même, c’est-à-dire
choisir son petit monde personnel ; se mettre d’accord avec certains êtres humains, c’est-
à-dire accepter un certain nombre de valeurs communes ; finalement, rencontrer certains
d’entre eux pour échanger des idées, c’est-à-dire pour expérimenter la vie comme une
multitude de possibilités. Il appelle ces trois formes d’habiter : habitat privé, habitat
collectif et habitat public.
21 Sur ce dernier point, la communication de Liliane Buccianti-Barakat apporte des éclairages
importants. C’est en effet à travers la question de l’espace public que L. Buccianti-Barakat
analyse la reconstruction et le réinvestissement du centre ville de Beyrouth. Celui-ci,
vitrine prestigieuse et très esthétique d’une ville ressuscitée, a échoué précisément sur ce
point : sa vocation d’être le centre de la cité, la quintessence de son espace public. La
difficulté de l’habiter ne résulterait-elle pas de ce contraste pesant entre « l’épaisseur » de
la mémoire des lieux et le caractère déconnecté des fonctions actuelles de la vie de la
cité ?
25
22 Les différents textes réunis dans ce chapitre abordent l’apparente contradiction soulevée
dans l’introduction générale entre occupation et préservation du patrimoine, entre
« faire durer » et « faire vivre ».
23 Une des principales conclusions porte sur la nécessité de croiser des histoires et des
destinées à la fois du cadre bâti et de ceux qui y habitent, entre l’histoire personnelle ou
communautaire et l’histoire du bâtiment. Or, les protections portent sur le bâti, donc sur
des entités spatiales, de manière souvent déconnectée de leur contenu social, de ceux qui
y habitent. Un des apports principaux des textes réunis ici réside dans la volonté des
auteurs de faire glisser la réflexion, du cadre bâti habité vers les manières de l’habiter ; de
montrer la relation complexe (tour à tour – ou tout à la fois – intéressée, affective,
passionnelle, conflictuelle) qui se tisse entre le patrimoine habité et ses habitants ; et de
montrer ceci de manière dynamique, en mettant en évidence que la complexité n’a pas
uniquement trait aux différentes manières qu’ont les individus et les groupes à habiter le
même patrimoine, mais aussi à l’évolution et aux temporalités de celles-ci.
NOTES
1. Sur cette question voir aussi le texte de N. Lahmini (Thématique 2).
2. Norberg-Schulz Christian, 1985, Habiter : vers une architecture figurative, Paris, Electa Moniteur.
AUTEUR
MARIA GRAVARI-BARBAS
Université d’Angers- ESTHUA CARTA UMR ESO Espaces géographiques et Sociétés
26
INTRODUCTION
1 Habiter un lieu est différent de parcourir un espace, d’y passer. Habiter intègre le temps
long, celui des saisons, des années, voire des générations successives. Il suppose la
construction de relations particulières tant vis-à-vis de l’espace considéré qu’avec les
autres habitants. Les unes et les autres conduisent les individus à développer différents
sentiments ; ceux de possession du territoire occupé, d’identification à un groupe
spécifique à travers l’intégration de normes et de règles de vie commune, etc. Se faisant,
focaliser sur la façon dont les gens habitent un espace particulier afin de comprendre les
liens qui unissent les premiers au second, nécessite d’intégrer à l’observation le réel et
l’imaginaire, le quotidien et les instants plus exceptionnels.
2 Habiter le patrimoine revêt une double dimension :
3 La première renvoie à un mode de vie qui se nourrit d’une relation privilégiée avec le
passé. Dans ce cas, la vie courante des individus intègre des éléments matériels et
immatériels, des savoir-faire et une culture, hérités des générations précédentes. Si les
individus en connaissent la provenance, au quotidien ce qui leur importe ce sont les
instants de la vie courante et les moments exceptionnels au cours desquels ils les
mobilisent ainsi que les raisons pratiques et sentimentales qui les lient à ces éléments.
Que des étrangers (architectes des monuments historiques, ethnologues, autres passants)
y portent attention, influe sur une prise de conscience collective de la valeur des biens
transmis. Si par la suite ces particularités sont inscrites au registre des sites classés ou
plus simplement sont mentionnées dans des guides touristiques, la fierté des détenteurs
s’en trouve accrue et les encourage à les sauvegarder.
27
11 La troisième partie est consacrée à une analyse des diverses conceptions du patrimoine et
des logiques d’usages auxquelles elles conduisent. Elle aboutit à la construction d’une
typologie croisant logique d’usage et façon d’habiter le patrimoine.
familles. Mais c’est surtout à partir de 1970 que le village commence à reprendre vie avec
l’arrivée de plusieurs familles de néo-ruraux (Léger et ai, 1979 :237).
15 C’est ainsi que des Montalbanais et des Toulousains, ainsi que quelques Belges acquièrent
des maisons plus ou moins à l’abandon tant au bourg que dans la campagne et s’y
installent à l’année. Certaines personnes, résidant dans les villes de la région, achètent
également des ruines, les réhabilitent pour les transformer en résidences secondaires
avant de s’y retirer au moment de la retraite. Quelques familles originaires du Portugal
s’implantent également et se font maçons.
16 Au cours de la décennie quatre-vingt, certains « hippies » repartent alors que les
premiers Anglais font leur apparition. Ce nouveau mouvement d’installation va
s’amplifier au cours des dix années suivantes et se diversifier tant du point de vue des
origines géographiques que sociales. Aujourd’hui, une vingtaine de familles anglaises,
hollandaises, belges, nord-américaines résident là à demeure alors que pour une
quinzaine d’autres, le village est leur lieu de villégiature privilégié (Buller et ai, 1994 :
263-273 ; Bages et al, 1994 :45-58). À leur côté, dix-huit couples de retraités viennent
habiter là à l’année. Enfin, plusieurs familles françaises, avec ou sans enfants,
s’établissent durablement, travaillant dans le village ou dans les villes et les communes
rurales des environs. À ces choix résidentiels s’ajoutent également la multiplication des
résidences secondaires et une fréquentation touristique accrue favorisée par de nouvelles
opportunités d’accueil saisonnières comme le camping, des gîtes, des hôtels, et
différentes activités récréatives développées tout au long de l’année.
17 Aujourd’hui, suite à ces migrations, la population communale compte autant de familles
ancrées dans le terroir depuis trois générations et plus, que de familles de nationalité
étrangère. Les familles originaires du département sont aussi nombreuses que celles
venant du reste de la région et de la France. Mais surtout, si dans les années soixante-dix,
la majorité des actifs étaient agricoles (60 %), aujourd’hui ce n’est plus le cas (4 %). Les
ouvriers et les salariés du bâtiment et surtout des services sont les plus nombreux avec
47 % des actifs. Les chefs d’entreprise artisanale, commerciale et de services, notamment
touristiques représentent 22 % alors que les fonctionnaires et assimilés (services sociaux,
médicaux et de proximité) totalisent 21 %. Enfin, 6 % des actifs exercent une profession
libérale (écrivains, décorateurs, vétérinaires, médecins, avocats...). À cela s’ajoute que
65 % des résidents retraités ne sont pas agricoles. Il faut ainsi remonter au début du XXe
siècle pour trouver dans les archives communales la présence d’une telle diversité
d’activité, ce qui démontre que les années quatre-vingt-dix représentent une période de
rupture avec le passé récent. Les conséquences de cette situation sont innombrables. La
première d’entre elles réside dans le fait qu’habiter ce site classé par les Monuments
Historiques et répertorié parmi « plus beaux villages de France », n’est pas neutre. Il
résulte de multiples perceptions des lieux, ce qui implique des attitudes et des rythmes de
vie individuels et collectifs diversifiés ainsi que des attentes différentes.
règles communément admises. Chaque famille connaît les opinions des autres et sait
comment elles réagissent en telle ou telle occasion (Goffman, 1996 : 372). Des liens
familiaux, amicaux ou de rivalité plus ou moins intenses unissent les unes aux autres.
Certains individus ont pour habitude de se tenir plutôt à l’écart alors que d’autres
exercent un réel leadership sur ce petit monde. L’ensemble possède ses occasions
d’affrontements collectifs qui permettent à chaque camp de compter ses partisans. Les
élections ont ici un rôle primordial. Mais une fois ce rendez-vous passé, les résultats
obtenus n’empêchent pas les réconciliations. Ce qui importe, c’est en effet d’assurer le
bon fonctionnement communal dont la consécration annuelle est l’habituelle fête
villageoise. La vie associative coutumière représente pour cela un réel ciment. Elle permet
en effet de réunir à peu près tout le monde et de ressouder le groupe à travers différentes
activités. Une fois rétablie, cette unité de façade offre au collectif la possibilité d’affirmer
sa cohésion face aux autres habitants du village.
19 Au quotidien comme dans les moments plus exceptionnels, pour ces gens, le village
correspond à leur cadre de vie et de référence. Si pour les plus anciens, il renvoie à leur
enfance et parfois à celle de leurs parents et grands-parents, pour les plus récents, il
correspond à un lieu où ils ont posé leur sac et où ils ont choisi de s’enraciner.
Collectivement, ils puisent dans le terroir et les habitudes régionales leurs façons d’être et
leurs manières individuelles et collectives de vivre. À titre d’exemple, ils se retrouvent
chaque soir de l’été sur l’une des places du village pour d’interminables parties de
pétanque au cours desquels les femmes discutent au milieu des enfants qui jouent. De la
même façon, lors des événements familiaux comme les mariages ou les enterrements,
chaque famille est conviée à assister au rassemblement.
20 Plus concrètement encore, force est de constater que les liens familiaux et amicaux
unissant ces gens se révèlent au fur et à mesure de l’enquête. Il est courant qu’un couple
ou un individu mentionne que dans les jours précédents, ses parents, son frère, sa belle-
sœur ou son proche voisin viennent d’être enquêtes, démontrant ainsi que leurs échanges
sont fréquents et réguliers. Indépendamment des divergences qui les caractérisent, il est
important de montrer sa solidarité.
21 Celle-ci n’empêche pas qu’une certaine distinction sexuelle se manifeste au sein de ce
groupe. Si la majorité des hommes se retrouvent chaque année pour chasser ensemble,
les femmes se rassemblent aussi périodiquement pour le rosaire devant la pieta du XVe en
bois polychrome de l’église paroissiale. En quelque sorte, au quotidien, ces gens intègrent
le passé au présent, sans en être forcément conscient ou sans y porter une attention
particulière. Pour eux l’essentiel est de maintenir leur rythme de vie et d’occuper le cadre
communal dans lequel ils habitent depuis longtemps. En cela, ils sont les dépositaires
d’un passé qu’ils sont loin d’avoir tous connu mais auquel ils se réfèrent couramment,
volontairement ou par habitude. Fiers de celui-ci, ils l’invoquent aisément pour justifier
leurs rébellions à l’égard de la municipalité ou leurs oppositions vis-à-vis de ce qui vient
du dehors. L’esprit collectif templier, le passé radical, le savoir-faire et la liberté des
maîtres verriers qui ont fait la richesse locale du XVIIe siècle autant que la culture
paysanne régionale dont ils se réclament sont mobilisés à cet effet. Farouches défenseurs
de leur autonomie comme de leur patrimoine culturel, architectural, l’ancienne forêt
royale aujourd’hui domaniale, tout autant que le premier cru viticole classé du Galliacois,
situé dans la commune, la fête du village et l’école communale, les parties de pétanque,
leurs dévotions et les liens qui les unissent font partie de leur quotidien. Ces biens et ces
modes de vie reçus en héritage de leurs parents constituent le fondement de leur identité
31
collective et inaliénable. C’est pourquoi aujourd’hui, alors que d’autres s’approprient peu
à peu le village sans participer activement à la vie collective admise jusqu’à présent, ils
tentent de maintenir leur cohésion et leur hégémonie sur le village en maintenant leurs
façons de faire, leurs manifestations et leurs associations, éléments qui à leurs yeux
représentent l’âme du pays.
22 L’essentiel des familles qui ont acquis une bâtisse depuis les années quatre-vingt ont
réalisé cet achat parce qu’elles sont tombées amoureuses du site. La découverte de
l’architecture, du paysage, de la disposition des lieux répondait à leurs attentes (Soudière,
1998 : 102-137). La prise en compte de l’environnement social vient dans un second temps
et se manifeste différemment, suivant quatre modalités.
• Certaines familles, d’origine rurale et de culture paysanne ou des urbains à la recherche
d’authenticité campagnarde supposée, nouent rapidement des relations avec les membres
du premier groupe et l’intègrent. Elles adoptent les rythmes de vie, les façons de faire et les
références du collectif d’accueil et s’y conforment en tout point.
• D’autres familles, y compris des originaires, ont vécu longtemps en ville. Leurs conceptions
de la vie rurale et de leurs relations au patrimoine différent largement de celles exposées
plus haut. En s’installant, elles imaginent trouver dans ce lieu des conditions de vie plus
paisibles et plus proches de la nature, davantage de liberté et d’autonomie. Les ménages sans
attache préalable continue de vivre comme par le passé. Elles considèrent que la vie
courante fait partie du domaine privé. Au cours de la semaine, elles se fréquentent moins
régulièrement que celles rencontrées en premier. La sociabilité qu’elles développent repose
sur une forte proximité socioculturelle (Granovetter, 1973 : 1360-1380) qui exclue l’adoption
des références, des modes et des rythmes de vie du premier groupe. Le dynamisme associatif
qu’elles développent, sans distinction sexuée, est d’autant plus vif qu’il est largement
critiqué par les tenants des habitudes villageoises. À titre d’exemple, en été, ils préparent et
participent au repas du citoyen le 14 juillet, ils organisent des concerts de Jazz et des
apéritifs quotidiens qui ont lieu sur l’une des trois places du village, désertée en ces
occasions par les autres villageois. Pour ces nouveaux résidents, ces moments correspondent
à des occasions d’ouverture vis-à-vis de l’extérieur de sorte qu’ils y invitent les vacanciers
peu intégrés ainsi que toutes les nouvelles familles. Leur refus d’un village refermé sur lui-
même ne les empêche pas de porter attention à son patrimoine. À ce sujet, ils critiquent les
aménagements des remparts et des ruelles réalisés selon eux sans aucun goût par les
représentants municipaux des vieilles familles. Ils créent une association dont le but est de
fournir des conseils pratiques aux habitants pour la réhabilitation de leurs maisons. À leur
façon, les membres de ce groupe habitent le patrimoine communal au quotidien mais avec
modernité et utilisent leur cadre résidentiel comme un théâtre permettant d’assouvir leur
besoin de sociabilité et de vie culturelle contemporaine.
• Un troisième groupe de famille réside là parce qu’il a simplement trouvé la maison de ses
rêves. Indépendamment de son ancienneté résidentielle, cette situation lui suffit. Ces
membres entretiennent peu de relations avec le voisinage et ne participent pas à la vie
locale. Les évolutions de la collectivité leur importent peu. Ils sont toujours au courant des
petites histoires qui émaillent la vie locale avec retard. L’important est que les autres les
laissent tranquilles. Leur attitude à l’égard du patrimoine villageois est restreinte. Elle se
limite à contempler le bâti et l’environnement naturel qui entoure le village. Parmi ces gens,
la majorité des Anglo-saxons privilégie une sociabilité intimiste. La langue, leurs discussions
centrées sur la littérature, la musique et l’histoire, ainsi que les modalités de leurs
rencontres, les distinguent largement des autres villageois. La relation qu’ils entretiennent
32
avec le patrimoine est avant tout architecturale. La remise en état du bâti ancien est leur
principale préoccupation. L’une des plus anciennes villageoises n’hésite pas à dire d’eux :
« Ils sont tombés amoureux des vieilles pierres et les remettent en état. C’est pareil
avec la nature. Il faut tout sauver... Mais en dehors de cela, ils ne participent pas à
la vie du village et ne parlent pas à leurs voisins. »
23 Pour l’ensemble de ces gens, habiter le village correspond à un mode de consommation
qui consiste à résider au cœur d’un patrimoine architectural, sans jamais chercher à lui
donner une âme culturelle collective.
• Enfin, d’autres familles, sans origine locale, se sont implantées dans le village pour des
raisons économiques. Elles ont estimé que le bourg, en surplomb sur la vallée, et son
architecture, les chemins de randonnée, les festivités estivales et l’inscription de la localité
dans de nombreux guides devaient leur permettre de vivre de la fréquentation touristique
des lieux. Afin de développer leurs activités et offrir à leur clientèle ce qu’elle attend, ces
professionnels ont acquis et remis en état des bâtiments en respectant l’architecture
villageoise. Ils ont négocié avec la mairie le droit de disposer de portions de rue et de place
permettant à leur clientèle de s’asseoir, de profiter en toute quiétude du site et d’apprécier
la qualité des produits qui leur sont proposés. Au cours de l’été, ces familles participent peu
à la vie du village prétextant que la clientèle ne leur en laisse pas le loisir. En fait, dans la
majorité des cas, les astreintes qu’elles subissent leur évitent de rallier l’un ou l’autre camp
organisant des manifestations. En hiver ces gens s’investissent uniquement dans le syndicat
d’initiative afin de préparer la prochaine saison touristique. La relation qu’ils entretiennent
avec le patrimoine villageois est avant tout utilitariste et vise à en tirer profit
économiquement.
25 À partir de ces quatre positions, une typologie, croisant les différents groupes résidents et
les logiques d’usage qu’ils développent peut être établie.
26 Dans le cas exposé, les modes d’habiter le patrimoine sont au nombre de quatre. Ils
résultent de constructions socioculturelles et historiques différentes. Ils révèlent que la
34
notion de patrimoine n’englobe pas les mêmes dimensions pour tout le monde de sorte
qu’elle conduit à des usages et des modes de valorisations propres à chacun. La question
qui reste en suspens est de savoir si une telle situation nuit à la préservation de tels biens
et engendre forcément des tensions entre groupes sociaux. Deux exemples issus du
terrain d’enquête permettent d’y répondre. Le premier concerne les deux groupes les
plus impliqués dans la vie collective villageoise. Le fait qu’ils développent simultanément
des modes de vie et de réjouissances différents et qu’ils entretiennent pour cette raison
des relations conflictuelles tend à mettre en question l’héritage socioculturel villageois et
l’identité locale. Le second a trait aux attitudes développées par les plus anciennes
familles villageoises et les professionnels du tourisme à l’égard du patrimoine communal.
Leurs intérêts réciproques devraient les conduire à de fortes oppositions ; les uns
cherchant à préserver leur culture, les autres à tirer partie financièrement du capital
local. Or, les vieilles familles rendent surtout responsables les seconds du bruit, de
l’encombrement des espaces collectifs, du manque de retenue de certains touristes en
période estivale. Inversement, elles reconnaissent que la valorisation économique de leur
patrimoine permet à nombre d’entre eux de pouvoir continuer à vivre au pays grâce aux
emplois saisonniers ainsi offerts, de disposer de commerces et de services qui faute
d’activité touristique ne pourraient pas se maintenir. En quelque sorte le développement
de nouvelles activités développées autour de la valorisation économique du patrimoine
permet aux deux groupes concernés de profiter du lieu et de ses spécificités sans porter
réellement atteinte aux intérêts de l’autre. Leur interdépendance conflictuelle étant
moindre que celle qui oppose les deux groupes cités précédemment, leurs tensions sont
moins vives. Ces différences contextuelles montrent que la modification des pratiques
autour de biens patrimoniaux ne remet pas forcément en question la nature de ceux-ci.
Par contre, dès lors que le patrimoine perd son utilité pratique ou symbolique, sa valeur
tend à s’estomper.
CONCLUSION
27 Le caractère patrimonial accordé à un objet est directement lié à la nature des relations
qu’entretiennent à son égard les générations qui en sont successivement détentrices.
Pour celle qui transmet, la donation répond à une recherche de pérennité au-delà des
limites de l’existence humaine visant à communiquer une âme, un savoir-faire, une
croyance, un capital culturel ou immobilier. Pour celle qui reçoit, l’acceptation du don
répond à une marque de filiation consentie, conduisant à honorer la mémoire du
donateur et impliquant la poursuite de son œuvre dont le but ultime est de transmettre à
nouveau. Habiter pleinement le patrimoine correspond à assumer cette tâche au
quotidien et à ne négliger aucune de ces dimensions. Pour atteindre cet objectif, les
aspects matériels, culturels, symboliques et émotionnels doivent être considérés comme
un capital mobilisable à chaque instant. Aborder de cette façon le patrimoine est investi
d’une dimension utilitaire qui ne peut pas faire abstraction du contexte socio-historique
dans lequel il est construit, vécu et transmis. Reste qu’un bien considéré comme
patrimonial peut être sacralisé, à l’image d’une relique, et faire l’objet de mesures
restrictives d’accès ou d’usage dont l’objectif est d’assurer sa préservation. Avec le temps,
ce type d’action risque de mener à la muséification du bien en question, au point de voir
disparaître l’essentiel de la substance attribuée à ce bien. C’est ce que l’on constate
lorsque le patrimoine est exploité ou utilisé uniquement pour y résider. Des biens
35
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
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36
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la résidence secondaire, refuge des générations Autrement, 178, p. 102-137.
AUTEUR
LUC BOSSUET
Sociologue, chercheur rattaché au LADYSS CNRS
Université Paris X
37
INTRODUCTION
1 Le mot patrimoine possède un double sens, d’un côté il « signifie séparer, identifier,
classer ; de l’autre il signifie appropriation sociale, lien entre les hommes à travers le
temps et l’espace » (Rautenberg, 1998 : 288). L’habitat se situe au cœur de ces
contradictions et le lien entre les deux sens est d’autant plus crucial que cet objet est
habité, c’est-à-dire que pour ses propriétaires il s’inscrit à la fois dans l’espace, la durée et
la quotidienneté. En effet, le patrimoine rural est certes constitué par ses châteaux et
églises mais « surtout de fermes et de maisons particulières qui sont l’expression
rémanente de l’histoire locale et de l’évolution du mode de vie » (Collignon, 1988). Issu
d’une production non savante « où il faut raisonner en termes de modèles, de types, de
variantes » (Chevallier, Chiva, Dubost, 2000 : 14), ce patrimoine pose depuis longtemps la
très controversée question de son esthétique1.
2 Au cours des années 1960-1980, il a très largement été réapproprié par les résidents
secondaires à la suite d’un héritage, pour des raisons financières – ces maisons ont
longtemps été bon marché – ou par choix esthétique. En effet, la résidence secondaire
campagnarde obéit à un certain nombre de clichés. L’un d’entre eux veut que cette
maison soit ancienne, même si l’étendue de son passé n’est pas spécifiée. Son architecture
doit être en accord avec celle du patrimoine local. De fait, ces maisons participent
directement au paysage patrimonial d’une région quel que soit leur usage actuel et
d’après Jean Davallon, André Micoud et Cécile Tardy, « se substitu[ent] peu à peu au
patrimoine rural monumental qui n’apparaît plus comme un support identitaire pour le
milieu rural » (1997 : 196). Toutefois, vivre à l’ombre d’un monument classé représente un
atout supplémentaire mis en avant auprès des connaissances ou lors de la vente. Cette
imagerie cache néanmoins des réalités très contrastées selon les milieux sociaux et les
raisons qui ont présidé au choix du logement. Apprivoiser cet environnement, l’investir,
38
l’habiter le temps des vacances et donc le faire sien, peut être vécu comme un bonheur
et/ou une source de servitudes. De fait, l’habitabilité de ce patrimoine se pose sous l’angle
d’une double problématique. Le premier volet porte sur les contraintes imposées par la
présence d’un monument classé sur la restauration extérieure et intérieure. Le deuxième
volet s’interroge sur le choix d’un passé lors de la restauration d’une maison, de même
que sur la possibilité de l’intégrer aux exigences d’un mode de vie contemporain. En effet,
avant d’arriver aux mains de leurs propriétaires actuels, les maisons ont été l’objet
« d’incessants remaniements, par remembrement, surélévation et percements de baies,
qui ont profondément modifié [leur] structure. » (Chiva et Dubost, 1990 : 22), rénover
impose dès lors des choix.
3 Le terrain d’observation, Chavannes sur Suran, est un village de l’Ain riche d’une église
du XVe siècle classée monument historique et de quelques bâtiments inscrits au répertoire
de cette institution. Toutefois, la première vision du village est celle d’une rue bordée
d’une suite ininterrompue de façades identiques, sans style particulier, et ponctuée d’un
côté par la mairie école, grosse bâtisse cubique datant des années 1960, et de l’autre par
un petit supermarché au toit plat précédé d’un hangar de ferme en tôles. Il faut quitter la
route pour que le village se révèle autour de la petite place entourant l’église où
influences bressane et franc-comtoise se disputent la prééminence, reflet estompé d’une
vieille lutte entre la Franche Comté et la France. Malgré un camping municipal
essentiellement fréquenté par des pêcheurs, la commune n’a pas de réelle vocation
touristique et mise plutôt sur sa proximité avec Bourg-en-Bresse pour se développer. Les
résidents secondaires eux-mêmes sont de plus en plus mal perçus par une municipalité
désireuse que chacune des maisons soit habitée à l’année. De fait, dans cette commune
d’environ cinq cents habitants, il n’existe plus de maisons en pierres sur le marché depuis
deux ans et la majeure partie des granges ont été transformées en habitations. Une
trentaine de constructions neuves ont été autorisées depuis dix ans et un lotissement de
quinze maisons doit être créé en 2004. Malgré un nombre grandissant d’habitants qui
travaillent à Bourg en Bresse ou à Oyonnax, plusieurs familles d’agriculteurs vivent
encore sur la commune et cohabitent avec des industries plastiques et quelques artisans.
4 Les résidents secondaires rencontrés l’étaient dans le cadre d’une recherche doctorale
ethnographique portant notamment sur la restauration des bâtiments, les maisons ayant
toute au moins un siècle d’histoire (Ortar, 1998). La question du patrimoine a été
particulièrement abordée afin de comprendre le sens des transformations entreprises, le
rapport à l’histoire et au patrimoine architectural qu’elles pouvaient dénoter. Ces
données furent enrichies par des entretiens complémentaires effectués en 2003.
protection de l’église, remporte une adhésion variable selon les conditions d’acquisition
du bien et le passé des individus.
6 Les Maurot, tous deux cadres moyens, ont racheté lors de la succession, en 1978, la
maison d’enfance de madame. De lignes très simples, le bâtiment, daté de la fin du XIXe
siècle, est dépourvu de tout style particulier. Situé le long de la route, légèrement à
l’extérieur de l’agglomération, il jouxte un hangar de ferme. Jamais réellement rénovée,
la maison est inconfortable au regard des standards actuels, l’eau courante par exemple
n’arrivant que dans la cuisine. Le couple décide de casser la totalité des cloisons et
d’ouvrir des espaces. En effet, M. et Mme Maurot souhaitent venir vivre au village lors de
leur retraite et veulent une maison qu’ils qualifient de moderne à la fois par ses formes et
son confort. La façade doit subir un traitement identique : l’ouverture de larges baies
vitrées est prévue là où n’existent que des fenêtres. Lors du dépôt de permis de construire
toutes les transformations extérieures sont refusées et des vitrages à petits croisillons,
inexistants auparavant, sont imposés. Les Maurot n’ont jamais totalement accepté cette
décision et ont quand même percé une baie vitrée côté jardin, invisible de la route. Leur
argumentaire porte sur l’éloignement de leur maison du centre historique, l’absence de
qualité architecturale de leur voisinage immédiat, et une certaine idée de la liberté
individuelle. Ces personnes sont très attachées au village où Mme Maurot participe
activement à nombre d’associations et est élue au conseil municipal. Dans la déception de
Mme Maurot entre sans aucun doute le regret de ne pas pouvoir faire totalement sienne
cette maison qu’elle a acquise pour racheter une enfance et un passé familial qu’elle juge
négativement. Ne pas pouvoir reprendre la façade selon ses vœux la frustre de l’affichage
d’une réussite sociale durement acquise. La réaction de Mme Maurot rappelle que
l’habitat, s’il est objet d’histoire, permet aussi à chacun d’inscrire sa propre histoire, de la
réécrire, voire d’essayer de réparer un passé jugé honteux.
7 Mme Durest, une documentaliste aujourd’hui retraitée, possède une maison traversante
dont une des façades donne sur la rue principale tandis que l’autre ouvre sur un jardinet
abrité par un haut mur. Elle a décidé de faire repeindre ses volets en beige, une couleur
pour elle hautement symbolique. En effet, lors d’un précédent ravalement, quelque
quarante ans auparavant, sa mère souhaitait modifier la couleur des boiseries alors
peintes en vert. Son père, héritier du bien, avait refusé. Introduire sa mère dans cette
maison, dont le souhait est explicitement rappelé pour justifier le choix du coloris, est
indubitablement aussi une façon de se faire pardonner d’avoir obligé sa mère à vendre
son propre bien lorsque cette dernière lui avait fait part de son incapacité à entretenir
deux résidences secondaires. Cette maison, qu’elle entoure de beaucoup d’affection et
personnifie à plusieurs reprises lors de l’entretien, fut d’ailleurs l’une des raisons de son
divorce. En effet, son mari possédait également une résidence secondaire héritée et
chacun des conjoints exerçait des pressions sur l’autre pour le convaincre de ne
fréquenter que sa maison. Peu après le ravalement, l’architecte des monuments
historiques fit observer le caractère inapproprié de la couleur des volets par un courrier
officiel sans toutefois demander de changer. Cette remarque entre en conflit avec une
histoire personnelle intrinsèquement liée à celle du bien et dont chacune des
modifications est porteuse de sens.
8 L’inscription dans un ensemble plus large n’est pensé ni par les Maurot, ni par Mme
Durest. Si la mise en valeur de l’ensemble architectural leur semble intéressante dans
l’absolu, elle s’avère insupportable dès lors qu’elle devient une entrave à leurs pratiques.
Cette attitude rejoint d’ailleurs celle de la municipalité qui, si elle est ravie de posséder
40
une église classée et quelques beaux bâtiments, accepte difficilement les contraintes que
cette présence entraîne. La municipalité apparaît porteuse d’un double langage, prise
entre deux intérêts : conserver un village « pittoresque » dans une région peu touristique
ou favoriser le développement du bâti dans une zone qui se périurbanise. Le patrimoine
du village, trop peu visible, souffre de cette concurrence, qui le marginalise d’autant plus.
9 À l’opposé de ces exemples, M. Françon a hérité d’une maison forte datant du XVIe siècle,
à laquelle est accolée un bâtiment plus récent de la fin du XVIIIe siècle. Depuis le décès de
son époux Mme Françon, médecin anesthésiste, gère le bien au nom de ses trois enfants.
Elle a décidé de restaurer l’ensemble inscrit à l’inventaire des monuments historiques par
goût personnel pour les vieilles pierres et pour valoriser un capital, sans que pour
l’instant l’habitabilité des lieux soit réellement pensée. Les restaurations sont entreprises
en concertation avec l’architecte des monuments historiques et sont réalisées par des
entreprises agréées. La majeure partie des structures greffées au bâtiment d’origine a été
supprimée. L’appareillage de pierres a été recouvert d’un crépi à la chaux conforme aux
recommandations en vigueur. Si les propriétaires adhèrent ici tout à fait aux directives et
regrettent qu’elles ne soient pas mieux suivies, les critiques ont été vives parmi les
villageois, qu’ils soient résidents permanents ou secondaires. C’est le choix du crépi qui a
soulevé le plus de polémiques2. En effet, pour nombre de détracteurs, issus de tous
milieux sociaux, crépir reste une marque de mauvais goût, un choix de pauvre ou une
solution de repli lorsque l’état du mur ne semble pas pouvoir offrir d’autre solution, ce
qui n’était pas le cas de la maison forte. Dans le village nombre de personnes s’appliquent
avec une infinie patience à dégager chaque pierre de leurs façades pour ensuite les
jointoyer avec tout autant de patience. La petitesse des pierres et le fait que seules les
granges n’aient pas été crépies par le passé ne freinent en rien cet engouement. Le
crépissage des murs de la maison forte a dès lors été perçu comme un véritable
anachronisme voire même un trait dissonant de modernité. Seules les personnes les plus
âgées qui se souviennent que crépir sa maison était, pour leurs parents, la possibilité
d’afficher une réussite sociale, réinterprètent positivement cet acte à l’aune de leurs
propres valeurs quand elles n’estiment pas qu’il s’agit d’un retour inutile sur un passé
qu’elles souhaiteraient disparu. C’est donc le choix du passé de référence qui heurte et se
heurte à de nouveaux codes du bon goût.
10 Les polémiques soulevées par le traitement extérieur des bâtiments renseignent sur
plusieurs des fonctions du bâti et sur la difficulté rencontrée à préserver une unité autour
d’un monument historique. La maison, y compris son extérieur, donc ce qui est donné à
voir, est porteuse d’une histoire liée à celle de ses propriétaires. Grâce à elle il est possible
d’afficher une continuité ou sa différence ; or résider à l’intérieur du périmètre d’un
bâtiment classé nie cette alternative et oblige à laisser l’histoire globale prendre le pas
sur sa propre histoire. Dès lors, pour préserver leur liberté, les particuliers jouent avec la
légalité : ils omettent de préciser des transformations ou ne les réalisent pas tout à fait de
la façon exigée.
AMÉNAGER SA MAISON
11 L’aménagement intérieur ne comporte pas de contraintes administratives. Néanmoins, de
nombreux écueils guettent les résidents secondaires. En effet, que le bâtiment soit rénové
3 ou restauré, il s’agit de conserver certains éléments du passé et d’en imposer de
Au fil des ans le couple s’attelle à moderniser l’intérieur. Même si des voisins viennent de
temps en temps montrer l’escalier à des amis, les transformations se succèdent pour que
« cette maison soit enfin habitable ». Seul un évier de pierre échappe à la fièvre
modernisatrice car il rappelle à Mme Sauret des souvenirs d’enfance. Mme Sauret ne peut
toutefois pas être considérée comme une modernisatrice forcenée. Si elle est maintenant
trop âgée pour se déplacer facilement, elle a longtemps gardé l’habitude de laver son
linge au lavoir pour le plaisir de revivre des souvenirs et elle apprécie que les Meyer aient
tenu à conserver leur bien à l’identique. Cette personne exprime un véritable bonheur à
pouvoir se replonger dans son passé et s’anime dès qu’elle commence à l’évoquer.
Toutefois cet attachement ne prend sens que par rapport à son histoire personnelle.
L’Histoire ne l’intéresse pas, pas plus que celle de sa maison et des traits du passé qui y
persistent. Le quotidien se doit d’être avant tout rationnel, même pendant le temps des
vacances. La seule concession porte sur le mobilier et l’électroménager qui ont tous vécu
une première vie dans l’appartement citadin avant de venir à la campagne.
14 L’attitude des Guérin se situe à mi-chemin entre celle des Meyer et des Sauret. M. Guérin
est un petit entrepreneur. Bien que propriétaire d’une villa avec piscine à Bourg-en-
Bresse, il souhaitait posséder un bâtiment de ferme à la campagne où il puisse se reposer
sans être dérangé. Dépourvus l’un et l’autre de toutes racines familiales, le choix du lieu
importait peu. Toutefois, Mme Guérin souhaitait que ce bien présente un lien avec son
enfance et Chavannes fut choisi parce qu’elle avait passé toutes ses vacances dans un
village voisin. La maison, datée du XVIIe siècle et flanquée d’un pigeonnier du XVe siècle, a
été trouvée par hasard. Si l’aspect historique a intéressé le couple c’est avant tout pour sa
taille et le nombre de ses dépendances qu’elle a été acquise en 1982. Crépite et peinte en
blanc à l’extérieur, entièrement refaite à l’intérieur peu d’éléments du passé subsistent en
dehors de la cave et de la structure générale du corps de ferme qui n’a pas été modifiée.
Pourtant, deux portes ont été conservées à l’identique, de même que deux marches qui
marquent le passage de l’ancien accès aux réserves transformées en chambres, une
meurtrière, une toute petite fenêtre ainsi que la pierre à évier placée dessous et le petit
garde manger malgré le fait que ces trois éléments se situent maintenant dans un couloir.
La cheminée a été entièrement transformée, surélevée et dotée d’un récupérateur de
chaleur. Seule subsiste la pierre de soutien du manteau. L’ensemble présente un caractère
récent aussi, pour compenser, les propriétaires ont fait forger des chenets en fer
« moyenâgeux » disposés devant la cheminée, ainsi que des candélabres muraux
électriques. Le reste de la maison est meublé d’objets de facture récente. Les vestiges du
passé sont toutefois les premiers éléments que les propriétaires montrent aux visiteurs.
Au cours de l’entretien M. Guérin avoue que la découverte de la maison l’a incité pour la
première fois à s’intéresser à l’Histoire dans le but de retrouver le contexte dans lequel
s’inscrit son bien. Cependant, cet intérêt n’est pas neutre et les traits rappelant
l’historicité de la maison sont utilisés dans le but de renforcer une nouvelle légitimité
sociale qui, dans notre pays, passe notamment par l’inscription dans le temps long.
HABITER LE PATRIMOINE
15 Restaurer ou moderniser présuppose le choix d’un mode de vie, mais aussi d’un rapport
différent à l’histoire et à la culture. S’adapter à la structure d’un bâtiment, respecter ses
matériaux sans vouloir trop les transformer implique un certain ascétisme, le
renoncement à une partie du confort dit moderne. C’est pour s’être embourbés dans cette
43
exigence que les Meyer ne peuvent avancer dans leurs travaux d’aménagement. Habiter
le patrimoine, c’est-à-dire le faire sien et y vivre nécessite de le marquer afin de le rendre
habitable en fonction des standards actuels. Habiter impose d’effectuer des choix et de ne
retenir que certains éléments, a fortiori ceux qui font sens dans le cours d’une histoire
personnelle. La pierre à évier conservée par Mme Sauret entre dans cette catégorie et cet
acte apparaît d’autant plus significatif qu’il intervient à une époque où le patrimoine n’a
pas encore acquis les lettres de noblesse qui seront les siennes vingt ans plus tard. Un
bien patrimonial enracine ses propriétaires, les contraint à se couler dans un moule.
Martine Bergue remarque à propos des exploitations agricoles que « la fixité (ou ce qui lui
ressemble) est immanquablement associée à la mort, mort de la lignée et mort de la
maison. C’est donc dans le cours des choses que les espaces changent de vocation, que les
cultures soient modifiées, que les savoir-faire varient. » (2000 : 108). Un objet patrimonial
ne peut être habité qu’au prix d’une part de perte générée par le besoin d’apprivoiser un
espace, sous peine, pour son propriétaire, de rester le visiteur d’une coquille vide de sens.
16 Est-il donc possible d’habiter le patrimoine tout en le préservant ? Cette apparente
contradiction n’est-elle pas surtout révélatrice de l’assimilation du patrimoine à un
musée. C’est à cette difficulté que se heurtent particuliers et architectes des bâtiments de
France. À la lumière de cette étude, pour que le patrimoine puisse être préservé tout en
étant habité, deux conditions apparaissent nécessaires.
17 Tout d’abord un lien doit pouvoir être établi entre une histoire personnelle et la lecture
du bâtiment. Ces deux éléments apparaissent ici indissociables et expliquent les
transformations souhaitées. Or la protection porte sur l’habitat, c’est-à-dire une entité
spatiale déconnectée de l’habitant, de ses désirs et besoins, mais aussi de son propre
rapport à l’histoire dont la maison est l’une des expressions. Ne pas faire cas de ce rapport
intime aux individus revient à nier une des fonctions symboliques de ce bien. Les
difficultés éprouvées à suivre les directives ou à habiter sa maison apparaissent alors
comme l’expression de ces dysfonctionnements.
18 Habiter le patrimoine implique aussi de faire coïncider un usage et des goûts
contemporains à une architecture qui fut prévue pour d’autres fonctions. Le patrimoine
ne peut être habité que s’il a été apprivoisé et donc transformé pour servir de lieu de vie
selon des standards contemporains. La quête d’une certaine « authenticité » est actuelle
(Babadzan, 2001) et ne doit pas être dissociée du contexte qui la génère, profondément
ancré dans la modernité. C’est bien dans cette contradiction que se débattent tant ceux
qui « restaurent » que ceux qui « modernisent » (Dubost, 1982)4, qu’il s’agisse de
l’intérieur de leur maison ou de l’aspect général du village. L’exemple des résidents
secondaires développé dans cet article a permis d’acquérir une certaine profondeur
historique dans cette étude. Ces personnes sont devenues propriétaires de biens laissés
vacants parce que ces derniers avaient été insuffisamment transformés et donc étaient
devenus inutilisables. Ils ont ainsi été les premiers à expérimenter le fait que « remettre
debout ce qui était tombé, pour le simple fait de le relever, apparaît comme une
entreprise formelle, presque vaine, parce qu’elle se passe du contexte historique dans
lequel les choses ont été érigées, ainsi que des empilements successifs de sens qui les ont
emplies. » (Bergue, 2000 : 116). Toutefois, malgré ces adaptations, habiter à l’ombre d’un
monument classé ou dans une maison inscrite au répertoire des bâtiments de France
implique de renoncer à une part de ses propres désirs et c’est aussi pour cela que sa
préservation soulève autant de polémiques.
44
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
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Ethnologie française, 1, p. 45-60.
ORTAR N., 1998, Maisons, raisons, passions. La résidence secondaire à Chavannes sur Suran et Saint-Martin
d’Entraunes, thèse de doctorat, Université de Nanterre-Paris X.
NOTES
1. L’article d’Isac Chiva (1997) offre un panorama de la lente évolution de la réflexion sur cette
question.
2. Sur cette question cf. DUBOST F. (1999).
3. Il y a vingt ans les bâtiments étaient « modernisés » ou « restaurés ». Le terme rénovation est
actuellement préféré, la différence tenant dans le fait que certains éléments du passé sont
conservés de façon plus ostensible. Cf. DUBOST F. (1982).
45
AUTEUR
NATHALIE ORTAR
Docteur en ethnologie, chercheur hors statut
46
INTRODUCTION
1 Habiter le patrimoine, c’est, le plus souvent, vivre dans un lieu reconnu comme ayant une
valeur exceptionnelle, que ce soit du point de vue paysager, culturel ou architectural.
2 Lorsque la reconnaissance concerne le paysage, c’est un consensus universel qui en
établit la qualité et les exigences de la préservation. Lorsque la reconnaissance est celle
d’une œuvre historique ou culturelle, c’est le plus souvent le poids du temps qui a
construit la forme reconnue, à moins que ce ne soit la qualité de son concepteur.
3 Pour ce qui est de l’exemple dont nous traitons, la « Maison radieuse » de Le Corbusier à
Rezé, la reconnaissance comme patrimoine se pose de façon complexe.
4 C’est en effet, un immeuble d’habitat social qui a été réalisé en 1955 et conçu par un
architecte qui a joué un rôle déterminant dans les réflexions urbanistiques, artistiques et
architecturales de son temps.
17 On est donc en présence du classement d’un patrimoine idéologique tout autant que
matériel. En effet, en mettant sur le devant de la scène une réalisation répondant à un
problème de société, c’est peut-être davantage un archétype idéologique qu’on considère
comme emblématique d’un temps qu’une réalisation concrète.
18 Alors que la reconnaissance patrimoniale du Val de Loire a fait une place très
conséquente à l’exceptionnel patrimoine architectural historique du site, la particularité
de la « Maison radieuse » de Le Corbusier à Rezé-les-Nantes est d’être un immeuble
d’habitat social du second XXe siècle, un immeuble d’habitat social conçu dans ce but et
n’ayant jamais eu d’autres fonctions, et de surcroît un immeuble de coût modeste, servant
une politique de l’urgence des reconstructions d’après-guerre.
19 On se trouve donc assez éloigné, avec cet immeuble, des perspectives de l’habitation de
lieux historiques, le plus souvent transformés ou du moins dont l’usage a varié.
20 D’une certaine façon, c’est, dans ce cas, sa fonction d’habitat social qui a généré sa
reconnaissance patrimoniale et les difficultés de cette reconnaissance ont été liées à son
appartenance à notre quotidien.
21 « Habiter le patrimoine » fait donc évidence dans ce cas, même si la gestion du fait
patrimonial pose des problèmes similaires à ce qu’ils peuvent être ailleurs, notamment
dans la dimension du respect de ce qui a généré la reconnaissance.
22 Toute la particularité de la situation provient en effet de ce qui est reconnu dans cette
construction : l’œuvre d’un homme, l’expression d’un archétype du modernisme
architectural, les pratiques habitantes du siècle, etc.
27 Pour tous, également, s’ouvre une ère de progrès qui permettra l’épanouissement
individuel et familial. C’est le propos défendu par le concepteur et ses commanditaires.
28 La participation à cette expérience est explicite et consentie par les premiers occupants
de la « Maison radieuse ». Et les années soixante restent pour les habitants de l’immeuble
des années de sociabilité, d’échanges, de vie dans un milieu social homogène dont
attestent tous les occupants de longue date qui sont encore nombreux dans l’immeuble.
29 Cette présence continue est due en partie aux changements statutaires d’occupation
produit par la loi Chalandon de 1971 qui a obligé les anciens coopérateurs à choisir entre
le statut de propriétaire ou celui de locataire d’un office de HLM. Un tiers environ des
habitants de l’origine ont choisi la propriété et deux tiers des logements sont devenus la
propriété d’un office de HLM.
30 Cette mesure qui a pérennisé l’occupation originelle de l’immeuble a cependant
également été source d’une déstabilisation de l’homogénéité sociale de l’immeuble. Et
c’est cette mixité sociale entre propriétaires et locataires d’habitation sociale qui, alors
qu’elle est enviée par la plupart des décideurs actuellement, cristallise les questions du
rapport au patrimoine.
31 En effet, les mécanismes de l’exclusion sociale qui compliquent singulièrement la gestion
de l’habitat social de nos jours, n’ont pas totalement épargné la « Maison radieuse ». Et
c’est autour des faits de patrimonialisation que l’observateur actuel peut le plus finement
explorer les particularités de ce que peut signifier « habiter le patrimoine ».
32 Avec la « Maison radieuse », on se trouve à la charnière des phénomènes de gentrification
que provoque fréquemment la patrimonialisation urbaine et des faits de relégation
sociale dont sont porteurs les grands ensembles d’habitat social.
33 Cette double articulation entre pauvreté et aisance, et culture et misère culturelle, prend
ici un relief tout particulier en se focalisant sur la reconnaissance de l’œuvre habitée.
39 Les remarques sont nombreuses sur ces logements en duplex, traversants et éclairés à
l’est et à l’ouest par de vastes fenêtres couvrant toute la façade. Les dimensions des pièces
sont relativement étroites et basses, peu susceptibles de recevoir un mobilier habituel.
Les logements ont, en effet, été conçus avec les aménagements fonctionnels dès l’origine.
40 Tous les habitants apprécient la lumière et l’organisation sur deux niveaux et
pratiquement tous notent le caractère particulièrement innovant de la construction
« pour l’époque » de sa réalisation. Mais précisément, l’époque a changé et ce qui était
d’avant-garde en 1955, comme la cuisine intégrée, le chauffage, les sanitaires, etc. est
devenu banal et courant de nos jours. Mais de surcroît, les évolutions techniques ont
amené de nouveaux outils domestiques qui nous semblent tout aussi indispensables et
qu’il est difficile d’intégrer dans les logements de la « Maison radieuse ». C’est le cas des
machines à laver le linge ou la vaisselle par exemple, des équipements de salle de bain ou
autres équipements électroniques ou audiovisuels.
41 Par ailleurs, les conceptions coloristes et graphistes de Le Corbusier qui allaient de pair
avec l’architecture lumineuse qu’il a réalisée ont quelques difficultés à s’accorder aux
modes diverses du mobilier courant.
42 C’est pourquoi l’on trouve dans l’immeuble des appartements dont l’aménagement nous
paraît être un bon indicateur pour voir comment s’organisent les conceptions du
patrimoine habité.
43 On peut évoquer le cas d’un appartement d’architecte, au mobilier peu prégnant dessiné
par Le Corbusier ou Charlotte Perriand, à l’appareillage électronique le plus récent,
occupant dans une modernité très actuelle l’espace selon les conceptions de l’architecte.
Ici se trouvent à la fois le respect de l’œuvre et la sensibilité au discours sur la modernité
et l’évolution technologique notamment. On a modifié l’existant dans l’esprit du maître
d’œuvre en introduisant par exemple dans la cuisine intégrée un appareillage nouveau.
44 Mais on évoquera aussi, tel autre logement, d’habitants modestes de la première heure
qui, devenus propriétaires, sont à la fois militants du respect du patrimoine et avancent
bien des propos sur la nécessité de garder à l’unité d’habitation ses caractéristiques
originelles, et qui cependant aménagent leur appartement dans un style vaguement néo-
rural apprécié dans le milieu social auquel ils appartiennent (fausses poutres et papiers
peints fleuris).
45 Il faut parler aussi du logement occupé par un locataire qui n’a pas choisi ce lieu de
résidence et qui envahit l’espace d’un mobilier prégnant inadapté à l’espace disponible et
51
souffre donc de l’exiguïté des dimensions du logement et proteste contre les exigences
patrimoniales tout en souhaitant surtout avoir l’opportunité de déménager.
46 On note bien d’autres exemples allant dans ce sens, depuis l’utilisation des pièces jusqu’au
choix de leur usage, ou encore depuis les problèmes techniques posés par le vitrage
jusqu’à ceux du chauffage ou du traitement des déchets, que nous ne pouvons tous
évoquer ici.
47 De Le Corbusier, respecté à la fois dans sa réalisation et dans son esprit, à Le Corbusier
renvoyé à des exigences élitistes, en passant par Le Corbusier vénéré mais peu suivi dans
ses conceptions, on a sur cet aspect un concentré des difficultés qui peuvent naître de la
patrimonialisation d’un immeuble d’habitat social du XXe siècle. Que défendre, que
pérenniser, que modifier et au nom de quelle conception du patrimoine ? Voilà bien le
centre des débats sinon des conflits.
avec son environnement. En fait, l’association des habitants, qui existe depuis que
l’immeuble est occupé, prend place dans des lieux prévus par l’architecte dans l’unité
d’habitation. Elle a porté, au cours des années, des activités diverses, depuis la télévision
collective jusqu’à la bibliothèque, en passant par des services de cireuse ou des activités
de loisirs. Mais toujours cette association a soutenu l’esprit de l’expérimentation du
mouvement moderne, en luttant pour que soient préservés les éléments importants de la
conception originelle de l’unité : respect de l’architecture, maintien des services de
proximité, usages collectifs des espaces communs, ouverture de l’immeuble, etc.
56 Habiter ce patrimoine spécifique, c’est donc, non seulement gérer une situation
matérielle, mais c’est également investir un patrimoine immatériel de conceptions des
modes de vie dont Le Corbusier a été le porte-parole et l’intégrer à sa façon de vivre.
57 Un troisième exemple peut être donné, à la fois des évolutions sociales globales qui ont
déstabilisé le projet initial classé et des conséquences qui en résultent pour les habitants
de ce patrimoine d’habitat social.
58 Il s’agit des liens entre l’immeuble et le reste de la ville, ou plus précisément des
questions urbanistiques posées par un tel ensemble.
59 Dans les conceptions urbanistiques de Charles-Édouard Jeanneret, l’unité d’habitation
prenait sens à la fois dans le fait qu’elle libérait au sol des espaces qui devaient revenir
aux loisirs mais également dans ses liens avec d’autres unités. Or, comme on le sait, en
France du moins, il n’a pu mettre en œuvre ces principes. Pourtant, pour Nantes et
l’embouchure de la Loire un vaste projet de recomposition urbaine avait été proposé aux
édiles durant la période de la reconstruction d’après-guerre, par l’entremise de l’avocat
Gabriel Chéreau.
60 Cependant, pour la « Maison radieuse » de Rezé, l’idée d’un environnement vert a été
mise en œuvre et non seulement un parc entourait la construction initiale mais il fut
largement étendu quelques années après.
61 Un parc est donc à la disposition des habitants qui expliquent combien son usage s’est
modifié, passant d’une zone communautaire de jeux à un « espace vert » relativement peu
investi par les habitants. Il est cependant intéressant de remarquer que les évolutions
actuelles de préoccupations écologiques remettent cet atout au centre de l’actualité.
62 Enfin, un dernier aspect des particularités des modes de vie des habitants de l’immeuble
peut être évoqué pour montrer les confrontations existantes entre l’objet idéel
patrimonial et les pratiques sociales présentes : il s’agit des déplacements.
63 Dans la conception de Le Corbusier, le fonctionnalisme libérait les espaces de vie de la
circulation automobile qui se cantonnait aux déplacements de travail. Dans la situation
actuelle, on pourrait dire que les réalisations de transport en commun sont tout à fait
compatibles avec ce projet. L’immeuble est en effet particulièrement bien desservi par
des lignes d’autobus et par le tramway, il est situé dans le centre administratif de Rezé et
à proximité des zones marchandes. Cependant, les usages actuels imposent, malgré ces
facilités, la présence et l’utilisation permanente de l’automobile. Non seulement les
habitants utilisent leur automobile pour leurs activités professionnelles et pour leurs
besoins d’approvisionnement mais ils vont en voiture à une station de tramway
53
LE PROCESSUS IDENTITAIRE
67 Les conséquences les plus manifestes des situations qui viennent d’être évoquées, se
lisent dans les processus de la construction de l’identité locale, du sentiment
d’appartenance à un lieu.
68 Dans l’unité d’habitation de Rezé, on habite un logement d’habitat social, non seulement
comme dans un grand ensemble, autrement nommé « quartier sensible », mais même un
logement social emblématique de tous les autres. Elle en est le symbole par ses
dimensions, sa verticalité, le nombre de ses occupants, les matériaux austères et bon
marché de sa construction, sa symétrie, etc.
69 Lorsque, donc, la stigmatisation sociale s’est abattue sur les grands ensembles d’habitat
social, la « Maison radieuse » en a été éclaboussée. Comme, par ailleurs, les deux tiers des
logements sont restés des logements sociaux appartenant à un office de HLM, la
population occupante a été considérée comme susceptible de porter la critique
sécuritaire.
70 Pourtant, dans les discours des habitants, reviennent très souvent des propos montrant
ou un sentiment de relégation sociale ou au contraire une volonté d’effacer de l’immeuble
toute trace éventuelle de cette relégation.
71 Cela se manifeste par des discours de locataires très critiques par rapport à leur logement
et souhaitant essentiellement en partir, notamment pour du pavillonnaire. Mais cela est
clair également dans les discours des propriétaires qui souhaitent éliminer toutes
possibilités de vandalisme ou de présence indésirable en développant des logiques de
fermeture ou de gardiennage.
72 Et, ce qui est particulièrement intéressant dans la « Maison radieuse », c’est que c’est
précisément la patrimonialisation, la reconnaissance comme Monument Historique, qui
contrebalance et justifie ces points de vue.
73 L’immeuble n’est pas comme les autres immeubles des grands ensembles puisqu’il est
classé et c’est parce qu’il représente un emblème de l’idéologie égalitariste de la
modernité qu’il est important de le préserver de toute dérive de dégradations liées à la
paupérisation.
54
74 On recueille donc à la fois des discours agacés sur l’encensement de Le Corbusier « qui a
produit en fait les grands ensembles générateurs de problèmes sociaux » et des discours
enthousiastes sur le génie précurseur en acte dans cette réalisation.
75 Le patrimoine est ici appelé au secours de la stigmatisation sociale. Pour preuve, on peut
remarquer que, par exemple, le fait que l’immeuble participe aux journées du patrimoine
et reçoive des visites nombreuses est un objet de fierté générale, y compris de la part de
ceux qui souhaitent en partir.
CONCLUSION
76 Habiter le patrimoine lorsque ce patrimoine témoigne des difficultés sociales de notre
époque est une situation très particulière.
77 Cela a pour conséquence de convoquer à la fois des problèmes de préservation matérielle,
comme en beaucoup d’autres lieux, les pratiques sociales actuelles entrant parfois
difficilement dans les espaces classés, et des problèmes de préservation d’un patrimoine
idéologique.
78 Or sous ce second aspect, nous trouvons évidemment la préservation d’un bien culturel
qui peut même être ici esthétique, architectural, c’est-à-dire culturel au sens étroit de
représentant la culture d’élite, ce qui se trouve dans bien des lieux d’art. Mais il s’agit
aussi de la préservation de modèles idéologiques de la gestion d’un problème social qu’on
est fort loin d’avoir dépassé, celui de l’habitat social.
79 Compte tenu de la prégnance et de l’actualité de cette question, la réalisation classée se
trouve focaliser les critiques souvent violentes contre le modernisme de l’urbanisme des
années cinquante – soixante et celles extrêmement positives de l’avant-gardisme des vues
de l’architecte.
80 À cela se rajoute le balancement entre la reconnaissance des conceptions théoriques de Le
Corbusier et celle de ses qualités artistiques.
81 On se trouve donc, avec ce cas de l’unité d’habitation conforme de Rezé-les-Nantes, seule
construite dans un grand projet utopique d’entrée du Val de Loire, au cœur des questions
des rapports entre les personnes parties prenantes de la préservation des patrimoines
matériels, paysagers, immatériels et celles qui en sont les utilisatrices.
82 Aux premières revient la lourde charge de décider ce qui fait sens pour le patrimoine
universel. Quant aux utilisateurs, le plus souvent engagés dans les préoccupations d’un
présent écrasant, ils peuvent être à la fois en consonance avec cette décision mais
également la rejeter. En tout cas, ils en sont marqués et ne peuvent l’ignorer.
83 Habiter le patrimoine, c’est entrer le plus souvent dans des interactions fortes entre des
systèmes de valeurs qui sont parfois éloignés : ceux de l’Histoire et ceux du quotidien,
pour schématiser. Dans le cas que nous avons considéré, c’est en plus balancer entre la
matérialité d’une œuvre et la théorie qui la sous-tend.
55
NOTES
1. Les façades et toitures ont été inscrites à l’inventaire supplémentaire le 16 septembre 1965
alors que l’immeuble a été achevé le 21 mars 1955. Le Corbusier est mort le 28 août 1965.
2. 1971 est la date du vote de la loi Chalandon qui obligera au changement du statut des
occupants, 1973 la date où cette obligation entrera en application effective.
AUTEUR
SYLVETTE DENÈFLE
Sociologue, Professeur à l’Université François Rabelais, Tours
56
Compagnonnage et patrimoine :
transmission de valeurs et socialisation
des tailleurs de pierre dans la maison
compagnonnique
Janique Fourre-Clerc
INTRODUCTION
1 « Dis-moi comment tu habites, je te dirai qui tu es » (Eleb, 2003 : 1) ; ce dicton révèle
l’interaction qui existe entre l’habitat, la façon de l’investir et le groupe qui y demeure.
L’acte d’habiter n’est pas neutre. Il informe le chercheur sur l’identité collective du
groupe interrogé et le renseigne sur les façons dont les individus et les communautés se
distinguent et se hiérarchisent.
2 Dans le cadre d’une recherche sur le processus de formation et de socialisation des
compagnons tailleurs de pierre, j’ai été amenée à prendre en considération le lieu
d’accueil et de vie de la communauté représenté par la maison compagnonnique. La
maison est le lieu par excellence de la socialisation et de la construction identitaire. Elle
implique la transmission de codes, de valeurs, d’un savoir-être et d’un savoir-vivre.
3 La maison des compagnons qui accueille chaque année des itinérants (futurs
compagnons) n’est pas conçue comme un simple internat ou un hôtel. Elle est pensée
dans son organisation et son architecture afin d’assurer la cohésion du groupe et la
socialisation compagnonnique et professionnelle. Le simple fait d’habiter la maison des
compagnons renvoie à une image de soi, de son métier et de son appartenance
compagnonnique. Elle est vécue par les compagnons comme un lieu identitaire majeur.
Elle matérialise dans le même temps l’idée même du compagnonnage pour le grand
public. Précisons que les principales maisons compagnonniques font partie du patrimoine
architectural de la ville. Ainsi, elles donnent à voir une image valorisée du
57
RÉNOVATION DU COMPAGNONNAGE ET
RESTAURATION DES MAISONS
COMPAGNONNIQUES : DE NOUVELLES MANIÈRES
D’HABITER
5 La création de l’Association Ouvrière des Compagnons Du Devoir Du Tour de France en
1941 s’inscrit dans un processus amorcé depuis le début du XXe siècle pour rassembler les
compagnonnages qui périclitaient. Elle entraîne une fédération des groupes
compagnonniques et des corporations qui étaient jusqu’alors indépendants et autonomes.
Le passage du système corporatif au système associatif implique une nouvelle
organisation communautaire et bouleverse les organisations corporatives. Les espaces, les
acteurs, les rites, les tours de France (parcours de formation à travers la France)
connaissent de profondes transformations. Les manières d’habiter changent également.
Jusqu’à présent, chaque groupe compagnonnique suivait les chantiers d’une ville à l’autre
et trouvait un hébergement dans les auberges compagnonniques. Ces auberges qui
accueillaient une seule société étaient tenues par une aubergiste appelée « la mère ». Au
sein des auberges, les compagnons entreposaient leurs affaires corporatives. Avec la
fondation de l’Association Ouvrière, l’auberge est remplacée par la maison
communautaire qui réunit plusieurs corps de métier et la mère d’une corporation devient
la mère de l’ensemble des compagnons. Le changement de l’habitat implique des
transformations profondes dans les modalités de construction identitaire corporative et
compagnonnique. En particulier, elles vont modifier les rapports entre les métiers
présents au sein de la maison.
6 Quand les statuts de l’Association Ouvrière des Compagnons Du Devoir du Tour de France
furent posés en 1941, tout restait à construire pour relancer le compagnonnage. Il est à
noter que la première action a consisté à établir des maisons compagnonniques sur le
territoire français afin d’accueillir et d’héberger les jeunes itinérants. Le compagnonnage
étant intimement lié au tour de France, il fallait pour relancer l’un, réorganiser l’autre.
L’instauration des maisons compagnonniques participe entièrement à la constitution
d’une telle association. Elles rendent compte de son existence et en représentent les
58
structures les plus fondamentales. C’est à travers elles que l’association devient visible et
remplit sa fonction fédératrice.
7 Les maisons représentent un véritable patrimoine transmis de génération en génération.
Mais ce patrimoine a exigé de nombreux efforts de la part des compagnons. En effet, en
achetant parfois pour un franc symbolique de vieilles bâtisses délabrées, ils devaient
assurer par la suite un travail important de reconstruction dans les règles de l’art. Ce sont
d’ailleurs les itinérants sur le tour de France qui participaient aux travaux. En
s’investissant dans ces restaurations, les futurs compagnons rénovaient symboliquement
le compagnonnage. La première maison des compagnons est celle de Lyon, restaurée en
1943. Ensuite, de 1949 à 1974, les restaurations ont été peu nombreuses mais cependant
régulières : Strasbourg en 1949, Paris en 1950, Bordeaux, Marseille et Nantes en 1953,
Toulouse en 1954, Angers, Tours en 1956. À partir de 1975, la restauration des maisons est
une priorité majeure qui s’explique par les politiques de formation lancées par les
compagnons qui augmentent le nombre de jeunes recrues. On peut dénombrer
aujourd’hui 40 maisons de compagnons et 45 points de passage.
8 Les maisons des compagnons sont la plupart du temps d’importantes propriétés
« bourgeoises » restaurées avec les matériaux nobles de la région. Elles doivent convenir à
l’homme de métier qui aime les contempler et les habiter et doivent renvoyer une image
valorisante du compagnonnage et des métiers du bâtiment. Elles doivent être « belles »
c’est-à-dire comporter des qualités esthétiques indéniables mais surtout des qualités
techniques spécifiques qui mettent en évidence les compétences professionnelles des
hommes du bâtiment. Les maisons de Rodez et du Mans sont par exemple d’anciens hôtels
particuliers, la maison de Saumur qui a été quasiment entièrement reconstruite est une
maison datant du XVe siècle. La maison de Pont de Veyle est un ancien château.
9 Les compagnons tailleurs de pierre distinguent les belles maisons compagnonniques
appartenant au patrimoine historique urbain (maisons de Paris, Rodez, Pont de Veyle...)
et les maisons plus « modernes » (par exemple, la maison de Strasbourg qui est une
ancienne caserne militaire) qu’ils associent plutôt à des lieux scolaires et administratifs. À
Tours, il existe deux maisons compagnonniques accueillant les membres de l’Association
Ouvrière, l’une située en centre ville (rue Littré) et l’autre située en périphérie (Saint-
Symphorien). Alors que la maison de Littré est appréciée par les tailleurs de pierre, celle
de Saint-Symphorien est assimilée à une école ou un internat. Il faut noter que ces deux
maisons ont des dispositions architecturales et des matériaux de construction différents.
La maison de Littré est une construction en pierre qui garde l’aspect d’une grande maison
bourgeoise, une maison familiale. Celle de Saint-Symphorien, construite en béton, dispose
de grandes baies vitrées et d’une porte d’entrée à ouverture automatique rappelant les
bureaux administratifs.
10 Malgré les différences qui existent entre les maisons compagnonniques, on s’aperçoit
qu’il y a une volonté marquée de la part des compagnons de privilégier les maisons de
caractère, qui vont réellement créer les conditions nécessaires à une vie communautaire
réussie.
59
en pierre autour desquelles on peut se réunir renforce ce sentiment d’être « chez soi ».
Enfin, elle est pensée afin de favoriser la cohésion du groupe.
16 Cette pièce est sollicitée pour les repas bien sûr, mais aussi pour toutes les réunions
communautaires. Dès qu’il y a un problème au sein de la maison, la communauté se réunit
dans la salle à manger. De plus, des extraits de la Règle des compagnons sont visibles dans
cette pièce. Cette Règle qui doit être lue et acceptée par les itinérants, institue les
principales recommandations de vie en communauté afin de maintenir la bonne entente
et la stabilité du groupe. Elle concerne à la fois les manières de table, les sujets de
conversation déconseillés, le respect des horaires, l’utilisation de certaines règles de
langage. La Règle des compagnons doit favoriser l’ordre au sein de la maison et permettre
ainsi une bonne ambiance. En interdisant les discussions sur les sujets comme la politique
ou la religion, les compagnons essaient d’éviter les discordes ou les tensions entre les
individus ou les corps de métier. L’emplacement des extraits de la Règle dans la salle à
manger n’est pas anodin puisque cette salle représente le lieu de rencontre, d’échanges et
de socialisation des compagnons.
17 La salle à manger conduit également l’itinérant mais aussi le visiteur extérieur, à
percevoir l’importance accordée par les compagnons au Métier, au bel ouvrage, aux
matériaux nobles. Ainsi, le décor est pensé afin de mettre en évidence les savoir-faire des
professionnels du bâtiment. Rien n’est laissé au hasard et chaque élément de décoration
va être particulièrement travaillé par un corps de métier. Comme le disait un
compagnon :
« Les maisons que nous avons construites ont été voulues belles, d’une part pour
honorer la belle ouvrage et, d’autre part pour donner envie à la jeunesse de vivre au
milieu du témoignage des Anciens, non dans le luxe, mais dans un cadre
démontrant l’amour du métier et la maîtrise des compagnons. »
18 Ainsi, on observera dans de nombreuses salles à manger, des plafonds à la française
(maison d’Angers), des dallages en marbre ou en carreaux de terre cuite, des escaliers
monumentaux souvent très complexes (maisons de Toulouse, de Tours). Les portes en
bois massif moulurées rendent visible un travail de menuiserie. Les lustres forgés (comme
celui de la maison de Nîmes) ou les rampes d’escalier effectuées par les compagnons
serruriers témoignent de qualités techniques maîtrisées. Ces ornementations toujours
présentes dans le cadre de la salle à manger s’observent bien sûr dans l’ensemble du corps
de bâtiment. On peut repérer des trompes en pierre (comme celle de la maison de Paris),
des voûtes originales, des cheminées qui mettent en relief la beauté du matériau pierre et
la compétence professionnelle des hommes de métier. On peut citer également la porte
monumentale de la maison de Strasbourg réalisée par les forgerons ou les lucarnes qui
dominent les toitures de la maison de Paris.
19 De nombreux travaux d’adoption6 ou de réception sont utilisés dans l’ornementation de la
maison. Ces travaux sont réalisés en début et en fin de parcours pour ritualiser l’entrée de
l’itinérant dans la communauté des compagnons. À la fin de son apprentissage, le jeune
professionnel effectue un travail dit « d’adoption » pour marquer son entrée dans le
groupe des aspirants. Il pourra ainsi débuter son tour de France. Les travaux d’adoption
sont très variés mais doivent mettre en évidence à la fois les qualités techniques et
pratiques du professionnel mais aussi son investissement et son engagement dans le
compagnonnage. Les compagnons encouragent les apprentis à effectuer un travail
d’adoption qui s’inscrira dans le décor de la maison comme des éléments de cheminées,
des fontaines ou des objets de décoration. Le deuxième rite de passage, et le plus
62
important aux yeux des compagnons, est celui de la réception. Pour cela, les aspirants
doivent effectuer leur chef-d’œuvre. Là encore, beaucoup choisissent d’accomplir une
pièce complexe qui servira à restaurer ou à orner la maison. Les charpentiers
construisent des pièces de charpentes spécifiques (comme les guitardes), les couvreurs
effectuent des flèches particulièrement complexes, (telles que la flèche de la maison de
Nantes par exemple). Notons que dans chaque maison, il existe une salle des chefs-
d’œuvre où sont entreposés les travaux des différents corps de métier.
20 Enfin, nous observons au sein des maisons, de nombreux travaux issus des stages de
formation. C’est notamment le cas dans la maison de Saumur qui reçoit en stage les
apprentis et les aspirants tailleurs de pierre. Ces travaux sont de tous ordres, ils
concernent les jardinières en pierre, la fontaine dans la cour ou des éléments de
cheminées.
21 Ces différents travaux embellissent et donnent un cachet particulier aux maisons
compagnonniques.
qui sont très coûteuses, les compagnons ont également choisi d’accueillir des colloques et
des séminaires. Dans certaines villes, on peut noter la présence de personnes du Rotary
club. Dans d’autres, des pièces consacrées à l’enseignement des compagnons servent
également à certaines institutions pour donner des cours (on peut citer par exemple les
cours de langues étrangères dans une salle de la maison de Tours).
25 Certains compagnons tailleurs de pierre opposés à ces changements assimilent ces
maisons à de simples lieux d’accueil pour les « étrangers ». Ils estiment difficile
d’appliquer la Règle et d’expliquer à ces intrus, l’importance de la vie en communauté.
Cette occupation des lieux par ces non-compagnons empêche les itinérants de se
retrouver « chez eux », dans un cadre familial. Un compagnon tailleur de pierre nous
dira :
« Bon, les difficultés, elles arrivent parce que les jeunes ne se sentent plus dans des
maisons de compagnons, en fait voilà le problème. Il y a beaucoup de gens de
l’extérieur, notamment du fait des cours d’informatique, des cours de langue, des
salles qui sont louées à des colloques extérieurs pour faire des séminaires, des
choses comme ça. C’est plus des maisons de compagnons comme on les avait
pensées, comme les compagnons pensaient à l’époque réaliser pour la jeunesse.
Voilà le problème. Elles ont aujourd’hui, à mes yeux, une autre destination que celle
qui avait été pensée, il y a 45 à 50 ans. »
26 Ainsi, pour de nombreux tailleurs de pierre, les maisons semblent peu à peu se convertir
en simples internats et perdent leur spécificité compagnonnique.
27 De plus, l’accueil des salariés de la formation continue ou des apprentis transforme les
règles sociales, les codes et les outils de reconnaissance des compagnons. Auparavant, les
personnes présentes dans une maison de compagnons faisaient partie de l’Association
Ouvrière des Compagnons Du Devoir du Tour de France et il s’agissait de deviner
l’appartenance corporative. Un ensemble de codes était d’ailleurs transmis afin de
faciliter cette reconnaissance. Les appellations de « coterie7 » ou de « pays », les
formulations de surnoms d’aspirants, renseignaient les itinérants sur leur métier et leur
rite8. Maintenant, la présence des personnes étrangères transforme les frontières
identitaires de groupe de compagnons. Les itinérants ont des difficultés à se repérer, à se
désigner et à se démarquer des intrus.
28 Les critiques énoncées par certains compagnons tailleurs de pierre sur les nouvelles
mesures d’hébergement au sein des maisons révèlent une réelle inquiétude quant à
l’avenir du processus de socialisation compagnonnique spécifique et parallèlement quant
à la cohésion du groupe des compagnons. La maison devient un espace à défendre et à
protéger car elle représente l’identité du groupe si on se réfère aux travaux d’Isaac Chiva :
« Lieu de l’instant, comme de la durée, de l’enracinement dans le construit comme de l’agi
et du senti, la maison donne à voir d’emblée, à l’instar du langage, des langues et des
messages, à la fois ce que les sociétés humaines ont en commun, et les innombrables
manières qu’ont les individus et les groupes de se distinguer, de se hiérarchiser,
d’exprimer leur identité collective, souvent, leurs modes de pensée les plus cachés » (I.
Chiva, 1987 : 3).
29 Les compagnons se réfèrent alors aux origines de l’Association Ouvrière des Compagnons
Du Devoir du Tour de France pour valoriser le temps de la construction des maisons
compagnonniques. La tradition utilisée ici valorise la fraternité des corps de métiers,
l’essor et la maîtrise de l’élite compagnonnique, la transmission d’un esprit du
compagnonnage. De nombreux itinérants vantent et idéalisent le retour aux petites
maisons, aux campagnes qui doivent permettre de pouvoir faire « du vrai
64
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NOTES
1. Il existe actuellement trois sociétés compagnonniques : l’Union Compagnonnique des
Compagnons du Tour de France des Devoirs Unis, l’Association Ouvrière des Compagnons Du
Devoir du Tour de France et la Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment et autres
activités.
2. La réception est une cérémonie rituelle par laquelle une corporation reçoit un aspirant. Ce rite
de passage conduit l’aspirant tailleur de pierre à recevoir un nom de compagnon (un nom de
vertu et une ville d’origine, par exemple, « La Gaieté de Villebois » ou « la Fidélité d’Argenteuil »),
une canne, un compas, une couleur qui est un ruban de velours où sont frappés plusieurs
symboles.
3. L’Association ouvrière des compagnons du devoir du tour de France réunit 21 métiers :
tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers, couvreurs, maçons, métalliers-serruriers, plâtriers-
staffeurs-stucateurs, plombiers chauffagistes, chaudronniers, mécaniciens constructeurs,
mécaniciens outilleurs, carrossiers, maréchaux-ferrants, tonneliers, selliers, ébénistes, tapissiers,
maroquiniers, cordonniers-bottiers, pâtissiers, boulangers.
4. Le Prévôt est un compagnon en fin de tour de France qui est responsable du siège
compagnonnique. Durant une période de trois ans, il se consacre au bon fonctionnement et à la
bonne tenue de la maison.
5. La mère des compagnons est le seul personnage féminin dans le compagnonnage. Elle s’occupe
avec le prévôt de la bonne tenue de la maison, de l’hôtellerie, et peut être la confidente pour les
nombreux jeunes éloignés de leur foyer parental.
6. La cérémonie d’adoption est un rite de passage qui conduit le jeune stagiaire à l’état d’aspirant.
L’adoption est un rite partagé par tous les corps de métier pour valoriser l’esprit communautaire
et fraternel. Le rite de réception est lui purement corporatif.
7. Les compagnons ne s’appellent jamais « monsieur ». Ils s’interpellent soit coterie, soit pays. Les
coteries correspondent aux métiers qui nécessitent l’utilisation d’un échafaudage. Les pays sont
ceux qui travaillent au sol.
8. Les aspirants tailleurs de pierre ont un nom de province précédé du mot « dit », cela implique
l’appartenance au rite de Maître Jacques. Ainsi, ils se désigneront « aspirant tailleur de pierre dit
Alsacien ». Par contre, les membres du rite de Soubise se désignent par leur nom de province, par
exemple, Julien, aspirant charpentier, Parisien.
66
AUTEUR
JANIQUE FOURRE-CLERC
Université de Tours, laboratoire Ville, Société, Territoire, Dynamiques sociales urbaines
67
INTRODUCTION
1 Au cours des années 1990, la question de la récupération des centres historiques est
véritablement devenue « l’une des préoccupations du débat sur la ville en Amérique
latine et dans les Caraïbes » (Harms et al., 1998). Les programmes de réhabilitation des
centres se sont multipliés, si bien que la récupération de ces espaces fait aujourd’hui
véritablement partie du paysage quotidien, pour ceux qui y résident comme pour ceux
qui n’y vivent pas.
2 Après une phase pendant laquelle, sous l’égide de l’État, la préservation et la restauration
du patrimoine ont dominé, à partir de la fin des années 1980, la quasi-totalité des villes,
qu’elles soient mégapoles ou villes intermédiaires, se sont lancées dans une réhabilitation
plus « intégrale » et une revitalisation dynamique de ce patrimoine irremplaçable que
constituent les centres historiques. Cette démarche de réhabilitation prétend impliquer
tous les acteurs sociaux concernés par la question ; elle promeut un fort partenariat entre
secteurs public et privé et une implication importante de la société civile en général
(Rojas, 2002).
68
7 Sur le terrain, les conséquences de cette politique sont déjà bien visibles : en l’espace de
quelques mois, le secteur concerné a fait peau neuve. À la présence policière forte et à
l’absence d’ambulants sur les trottoirs se sont ajoutées des transformations commerciales
importantes : disparition de commerces traditionnels un peu désuets ou peu « élégants »
au profit de franchises appartenant à de grandes chaînes internationales (visant
principalement une clientèle jeune) ; installation de petites échoppes, cafés et restaurants
à la mode ; travaux d’amélioration dans de nombreux locaux. Aucune gentrification
résidentielle ne semble réellement poindre pour l’instant dans le centre historique de
Mexico (Hiernaux, 2003) mais il se produit bien une « gentrification commerciale », qui, si
elle avait certes déjà débuté au cours des années 1990 (installation de certaines enseignes
comme Zara, par exemple), semble indiscutablement liée aux travaux effectués
récemment.
8 Ces évolutions récentes du « couloir touristico-financier » soulèvent d’importantes
questions :
• Tout d’abord, quels en sont les impacts en ce qui concerne les populations résidentes ?
Certes, comme le souligne fréquemment le « discours » qui accompagne et légitime la
récupération du centre historique, cet espace s’est largement dépeuplé. Ceci est
particulièrement vrai pour la zone concernée par le programme de l’actuel Fideicomiso,
mais cette vision d’un espace quasi vide d’habitants est toutefois à nuancer. Quelque 70 000
personnes vivent encore dans le périmètre dit A du centre historique, dont plusieurs milliers
à proximité immédiate de la zone où se concentrent les actions de rénovation. Dans quelle
mesure leurs pratiques quotidiennes et leur espace de vie sont-ils modifiés par ces
transformations ?
• Qu’en est-il des actions de récupération des années 1990 ? Quel impact ont-elles eu ?
• Enfin, comment ont été perçues ces multiples tentatives de revitalisation et comment les
résidents se sont-ils sentis concernés, impliqués, dans ce processus ? La question de la
participation des habitants est véritablement récurrente dans ce même discours porté sur
les centres historiques et particulièrement dans le contexte mexicain de la mise en place
d’une « planification urbaine participative » (Ziccardi, 2003). Ce point est donc
particulièrement intéressant à soulever1.
70
Figure 1 : L’hôtel Sheraton Centro Histórico, en construction (2002) : symbole du nouveau visage et de
la nouvelle fonction du centre historique ?
Figure 2 : Les travaux de réfection de la voirie, dans le centre historique de Mexico, en novembre 2002
71
Figure 3 : La rue, un espace très fréquenté par les résidents âgés du centre historique
22 Les personnes interrogées ont, de manière générale, une bonne connaissance des actions
très concrètes de réhabilitation réalisées récemment (travaux de réfection de la voirie) :
70 % en ont entendu parler, sans être pour autant capables de mettre un nom sur ce
programme de la Ville. Il s’agit des seules qu’elles sont capables de mentionner
spontanément (mais aussi des seules actions au sujet desquelles elles expriment une
opinion lorsque cela leur est demandé, les opérations ayant eu lieu précédemment, au
cours des années 1990, paraissant totalement méconnues ou oubliées). Assez
logiquement, il semble exister un lien étroit entre le degré de mobilité13 des individus et
leur connaissance de ces programmes : parmi les individus très mobiles, ceux qui ne sont
pas au courant du programme du Fideicomiso actuel sont très peu nombreux14. On ne
constate apparemment pas de différence significative entre secteurs, les personnes âgées
résident dans le quartier de la Merced (le plus distant de la zone des travaux) ne semblant
pas être moins au courant que les autres. Même lorsqu’elles sont géographiquement
éloignées du domicile, les actions de rénovation semblent donc plutôt bien connues.
L’explication réside sans doute dans la forte médiatisation de ces travaux : par la radio et
la télévision, ces actions sont largement diffusées. Cette caractéristique expliquerait aussi
que le degré de connaissance des personnes les moins mobiles soit tout de même élevé.
23 Il est toutefois important de préciser que la connaissance des travaux semble malgré tout
ne pas se fonder uniquement sur un discours politique largement diffusé. En examinant
les fréquences de toutes les rues rénovées citées spontanément par tous les enquêtés
(question ouverte permettant de citer les rues du centre historique qui sont considérées
comme les plus rénovées), on constate ainsi que les rues qui reviennent le plus forment
un groupe qui correspond exactement à celles dans lesquelles les travaux ont eu lieu15.
24 Si les actions récentes et visibles sont donc connues, elles sont aussi globalement perçues
de façon positive. Une large moitié des personnes interrogées considère que le centre
historique est aujourd’hui dans une situation meilleure qu’il y a cinq ans. Parmi les
changements cités spontanément (question ouverte), les trois quarts de personnes
mentionnent la réparation des rues comme raison principale de l’amélioration.
centre historique et du cadre de vie global, qu’au plan personnel (« qu’est ce que ça
change pour moi »)16.
26 Bien que les améliorations soient vécues comme extérieures et ne soient pas sujettes à
une appropriation de la part des résidents âgés, il ne semble pas exister chez ces
personnes un sentiment d’être des laissés pour compte et des « oubliés » du processus de
récupération. En réalité, l’indifférence est plutôt la règle, ce qui contraste fortement avec
l’intérêt des personnes pour le centre historique et l’appropriation qu’ils semblent avoir
de cet espace.
27 Les raisons de cela sont sans doute multiples. Les difficultés de la survie quotidienne, qui
ont tendance à capter toute l’attention des personnes âgées, ainsi qu’un détachement
croissant des individus par rapport à leur environnement, en raison de leur âge
(détachement pourtant assez largement démenti par le lien affectif que les unit au lieu)
sont certainement en cause. Toutefois, la façon dont les actions sont mises en œuvre et
dont les résidents sont impliqués dans le processus de récupération doit être questionnée.
Dans le cas des opérations de rénovation de la voirie et des façades menées sous la
houlette du Fideicomiso actuel, un travail en étroite collaboration a été mené, dans
chacune des treize rues, entre les architectes responsables et les propriétaires
d’immeubles (un comité par rue), commerçants (en majorité) ou résidents, mais les
habitants non propriétaires, comme le sont majoritairement les personnes âgées, n’ont
aucunement été impliqués. D’une certaine manière, il n’est donc pas très étonnant que les
individus interrogés n’aient aucun sentiment d’appropriation quant aux actions récentes
de rénovation de la voirie et des façades. On pouvait cependant s’attendre à plus de
souvenirs et de références faites aux programmes menées précédemment dans le centre
historique, qui ont, semble-t-il, si l’on se réfère au discours qui les a accompagnés,
véritablement tenté de ménager une place plus importante à l’implication de la
population. L’absence des tentatives passées dans le discours des personnes âgées (qui,
par ailleurs, sont très portées à évoquer leur passé proche ou lointain), malgré
l’insistance des enquêteurs, a donc été une source d’étonnement.
centre sur les personnes vulnérables qui vivent dans cet espace ne se pose tout
simplement pas.
30 L’absence de ce type de perception semble tenir au fait qu’il ne se soit pas produit pour
l’instant de transformations allant dans ce sens. Plusieurs questions de l’enquête avaient
pour but de tenter de détecter, de diverses manières, d’éventuelles évolutions,
indépendamment d’une perception consciente de l’existence de ces changements : elles
portaient sur les changements de logement et leurs causes, sur les loyers et leurs hausses
éventuelles, mais aussi sur l’entourage et les déménagements qui avaient pu se produire
(à l’intérieur et hors du centre historique), au cours des dix dernières années, de
personnes proches. Les réponses obtenues tendent clairement à indiquer que, sur aucun
de ces plans, il ne semble s’être produit de changement significatif. L’une des dimensions
que l’enquête devait permettre d’explorer était par ailleurs celles des pratiques
commerciales : où les personnes âgées effectuaient-elles leurs achats de diverses
natures ? La « gentrification commerciale » perceptible dans le secteur rénové
récemment par le Fideicomiso était-elle à l’origine de modifications dans les pratiques
d’achat et, plus généralement, dans les sorties diverses ? Sur ce plan, il est apparu que les
résidents âgés privilégient très largement les marchés du centre historique (nombreux)
pour les denrées alimentaires et, de ce point de vue, aucune modification n’est survenue.
La seule nouveauté significative est intimement liée à l’arrivée de la « carte » d’achat
octroyée aux personnes âgées par le gouvernement du District fédéral : tous les individus
enquêtés en bénéficiaient. Celle-ci ne pouvant être utilisée que dans certaines grandes
chaînes de supermarchés, les personnes âgées effectuent désormais une part de leurs
achats dans les établissements Wallmart et Bodega les plus proches du centre historique,
où ils se rendent majoritairement en métro (tandis qu’ils vont au marché le plus proche
de leur domicile essentiellement à pied).
31 Sur le plan de la « sociabilité urbaine » des personnes âgées et d’éventuelles modifications
de celles-ci, l’enquête a été l’occasion de souligner qu’elle apparaît quelque peu différente
de ce que l’on pourrait imaginer. Contrairement à l’une des hypothèses de départ, les
relations sociales des résidents âgés interrogées ne semblaient pas privilégier la
proximité19. Malgré l’ancienneté des personnes dans le centre historique et dans leur
logement, les relations de voisinage apparaissent limitées. L’entourage des individus
interrogés (c’est-à-dire les personnes le plus souvent et régulièrement fréquentées)
compte peu de voisins et de résidents du centre historique. Si les rencontres avec eux ont
certes lieu, à une écrasante majorité, dans le centre (au domicile des personnes âgées), les
membres de la famille (essentiellement enfants) et les amis vivent majoritairement dans
le District fédéral, hors du centre historique.
32 En revanche, il semble exister des liens sociaux dans le cadre d’associations et de diverses
institutions dédiées aux personnes âgées20. Bon nombre des activités sociales et des
déplacements des personnes âgées sont liés à une participation à ces réseaux (notamment
la fréquentation des musées du centre historique).
CONCLUSION
33 Malgré les transformations récentes du secteur le plus valorisé du centre historique et en
dépit d’une décennie d’actions diverses de réhabilitation les ayant précédées, l’impact sur
une population résidante comme les personnes âgées, pourtant sensible à son
environnement, n’apparaît pas important. Les conséquences sur la vie quotidienne de ces
79
habitants, tant positives que négatives (malgré le caractère très subjectif de ces termes),
sont très limitées. Il ne semble notamment pas exister de pression spécifique pesant sur
eux, contrairement à l’une des hypothèses que cherchait à éclairer le travail réalisé. Cela
s’explique sans doute par le fait que les changements survenus sont très récents et qu’ils
concernent pour l’instant avant tout l’offre commerciale de la zone. Ils affectent peu les
personnes âgées, dont les pratiques commerciales sont très centrées sur les nombreux
marchés que compte le secteur.
34 De manière générale, l’implication des résidents interrogés et, par suite, leur
appropriation des programmes de revitalisation du centre historique et celle des
améliorations qu’ils peuvent introduire apparaissent faibles. Il existe en réalité un
décalage important entre l’intérêt extrêmement réduit qui est porté par les individus au
processus de récupération et celui qu’ils portent au centre historique en lui-même, la
connaissance qu’ils en possèdent et le sentiment d’appartenance qu’ils éprouvent par
rapport à cet espace.
35 Au-delà de ces éléments de réponse apportés par l’enquête, la recherche qui a été menée
(et dont ce texte ne présente que de toutes premières analyses) permet sans doute de
nuancer l’idée, fréquemment avancée (sans être généralement étayée), qu’il existerait
une sociabilité particulière, de proximité dans le centre historique de Mexico (comme
dans les autres centres historiques de la région, d’ailleurs) et qui serait propre à ce type
de tissu urbain ancien, par opposition au mode de vie qui est celui des quartiers plus
récents. Il existe peut-être une image idéalisée des centres historiques qu’il convient
d’aborder avec prudence. Le second volet de cette recherche, qui visera à effectuer un
travail similaire dans deux autres sortes de quartiers populaires de l’agglomération,
permettra de compléter cette analyse.
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NOTES
1. D’autant que le centre historique a été l’objet de l’élaboration de trois « programmes partiels
de développement urbain » à la fin des années 1990 (qui ont impliqué une consultation de la
population).
2. Mères célibataires, indiens, enfants des rues, prostituées étant d’autres groupes sociaux
« fragiles » particulièrement présents.
3. Presque la moitié des enquêtés vivent dans le centre historique depuis cinquante ans ou plus.
Environ la moitié habitent dans le même logement depuis au moins vingt ans.
4. Il y a donc une question qui s’ajoute aux précédentes : si vivre dans le centre historique signifie
une sociabilité urbaine particulière, surtout pour les personnes âgées, celle-ci se trouve-t-elle
modifiée par le processus de récupération de cet espace ?
5. Ce projet de recherche s’inscrit dans le programme plus général IRD-Université Autonome
Métropolitaine (campus Iztapalapa) portant sur les transformations et recompositions du centre
historique de Mexico.
6. Par rapport aux autres approches du projet, qui consistent en l’analyse des transformations
urbaines à partir des données de recensement, des permis de construire ou bien encore des
exemptions fiscales octroyées dans le cadre des investissements réalisés dans le centre...
81
7. Deux organisations qui accueillent des résidents du centre historique pour divers activités
sociales et laborales, un groupe qui propose des activités identitiques dans le centre historique,
mais pour une majorité de non résidants du centre.
8. Le Programme d’appui aux personnes âgées a été lancé début 2001 par le Secrétariat à la santé
du Gouvernement du District fédéral (GDF). Ce dernier nous a permis de sélectionner puis de
contacter des personnes âgées bénéficiant de la « carte » octroyée aux personnes âgées de plus de
70 ans résidant dans le DF, sans conditions de ressources. La carte est en réalité un bon d’achat
mensuel d’une valeur de 67 dollars environ qui peut être utilisée dans un nombre limité de
grandes surfaces.
9. Le centre historique au sens juridique est composé de deux périmètres, A et B. Le périmètre B
est une zone tampon qui compte peu de patrimoine classé, à la différence du périmètre A.
10. La zone qui correspond exactement aux travaux réalisés par le Fideicomiso du centre
historique est très peu peuplée, ce qui constituait un problème pour la sélectionner comme aire
d’étude.
11. Moins de 10 % des personnes interrogées ont le désir de changer de logement.
12. De nombreuses personnes âgées ont longuement fait référence à tel ou tel bâtiment, aux
détails de son escalier intérieur ou de sa façade, démontrant un degré de connaissance et
d’appropriation insoupçonné.
13. Pour mesurer la « mobilité » des personnes, un indice a été construit, sur la base d’une série
de questions présentes dans le questionnaire (activités sociales extérieures fréquentées ou non,
travail en dehors de son domicile, fréquence de la visite de certains lieux et espaces publics dans
le centre historique...). Les personnes ont ensuite été classées en quatre catégories, selon leur
degré de « mobilité ».
14. À une écrasante majorité, les personnes qui disent ne pas avoir connaissance des opérations
très récentes sont des femmes, ce qui s’explique par le fait que ce sont également elles qui sont
en général les moins mobiles.
15. Par ordre d’importance, les rues les plus citées sont : 16 de septiembre, 5 de mayo, Madero,
Venustiano Carranza, Tacuba, Donceles.
16. Malgré plusieurs questions de l’enquête tentant d’aller dans ce sens, les personnes ne
parviennent pas à citer quel est l’impact pour eux, sur le plan personnel (à l’exception de
quelques personnes âgées qui mentionnent le fait que la circulation sur les trottoirs leur est plus
aisée depuis les travaux).
17. Une double stratégie a donc été mise en oeuvre pour tenter de d’identifier les impacts de la
récupération du centre historique : celle qui a consisté à interroger directement les résidents
âgés sur leurs perceptions de politiques et des changements et celle, indirecte, qui visait à
détecter les transformations diverses qui pouvaient se produire dans leur vie quotidienne.
18. « Habiter le patrimoine », c’est en effet également vivre dans un espace objet de convoitise et
d’intérêts divers et, on peut le penser, avoir une position instable, précaire, du fait du contexte
de récupération.
19. Même s’il semble exister une vie de quartiers, comme le soulignent les personnes âgées en
citant par exemple le fait que les « délinquants », qui les connaissent, ne les prennent pas pour
cible mais les aident fréquemment à traverser la rue.
20. En 2000, pas moins de neuf institutions de ce type étaient dénombrées dans le centre
historique (Fideicomiso du centre historique, 2000).
82
AUTEURS
CATHERINE PAQUETTE
Chargée de recherche Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Mexico UR « Mobilités
et recompositions urbaines »
CLARA SALAZAR
Enseignante-chercheuse, Centre d’Études Démographiques et Urbaines (CEDDU), Colegio de
México
83
Nassima Dris
habiter les quartiers de « la ville européenne », tels que Bab-El-Oued, Télemly, Saint
Eugène, etc. Depuis lors, la Casbah est pour les migrants la première porte d’entrée dans
la ville. Elle constitua et constitue encore aujourd’hui une réserve d’habitat de transit et
un lieu d’asile pour les démunis de la capitale. Elle donne à voir un monde en marge, un
véritable ghetto pour la population résidente et un quartier répulsif dans la ville. Bien
qu’à proximité immédiate du centre ville, la Casbah ne constitue le cadre d’aucune
centralité pratique. Elle n’attire guère que toutes « les misères du monde » (migrants,
sans logis, femmes seules avec enfants à charge, groupes mafieux, marginaux, etc.). Peut-
être est-ce là l’expression d’une centralité de la misère et des exclus de tout bord ?
Pourtant l’image d’un lieu de résistance contre toutes les injustices, même si elle est
usurpée et réactivée pour servir des intérêts politiques, demeure un potentiel
emblématique fort permettant de mesurer la place qu’occupe cette portion de ville dans
la mémoire urbaine. Cette force symbolique est à considérer comme un indicateur d’une
forme abstraite de la centralité, celle de la mémoire.
4 Parmi les nombreux problèmes que connaît ce quartier, la surpopulation des logements
en est l’aspect le plus éloquent1. La précarité des habitations et l’effondrement naturel de
certaines bâtisses placent la question du logement au rang des préoccupations
permanentes des pouvoirs publics. La priorité revient au relogement rapide des familles
sinistrées (écroulements naturels de maisons mais aussi tremblements de terre,
inondation...) mais la question est de savoir si une demande importante sans cesse
renouvelée pourrait-être maîtrisée. Certaines familles sinistrées bénéficient
effectivement de logements neufs mais d’autres sont mises en attente plus ou moins
longue en fonction des quotas attribués au relogement mais aussi orientées vers des
centres de transit souvent en grande périphérie. En 1995, environ 2000 familles ont été
déplacées vers la périphérie d’Alger (Eucalyptus, Baraki, Thénia, Boudouaou, Bainem).
Toutes n’y sont pas restées. Pour des raisons de proximité et de liens sociaux, elles ont
préféré rejoindre leurs anciennes habitations en mauvais état. Certaines d’entre elles
occupent des locaux d’utilité publique tels que les écoles, les jardins d’enfants, les salles
de sport, les salles de cinéma, le conservatoire ainsi que des locaux de la mairie.
5 Cette situation n’a pas permis l’émergence d’une stratégie de développement capable
d’insérer ce quartier dans des enjeux économiques et politiques permettant son
désenclavement. La participation de la Casbah à l’activité urbaine globale est évaluée
actuellement à 2 % seulement et à 7 % pour l’activité portuaire2. Les conditions
économiques difficiles maintiennent le quartier en situation de rupture sociale avec le
reste de la ville. En outre, son organisation spatiale enchevêtrée, sa position
géographique, sa proximité du centre ville et le sous-emploi quasi généralisé ont permis
ces dernières années l’émergence d’une importante économie déviante (contrebande,
drogue, trafics de tous genres...) dont les plus-values sont investies hors de la Casbah :
« La prolifération d’organisations de type mafieux structurées autour de la
circulation de flux financiers importants non contrôlés qui sont investis dans les
circuits du commerce de la drogue, des alcools et des activités prohibées 3. »
6 On y observe également, « l’exploitation sauvage d’une main-d’œuvre enfantine ». De
plus, la violence et l’insécurité renforcent la marginalité de ce quartier et rendent
inefficaces toutes tentatives de désenclavement social et économique. Pour les Algérois, la
Casbah est un quartier dangereux à l’origine de l’insécurité dans la capitale. Ce n’est pas
un fait nouveau mais les conflits politiques et la situation sécuritaire de ces dernières
années renforcent le stigmate. Par ailleurs, la déliquescence du quartier n’est pas
85
-sur les 500 constructions de typologie coloniale, il n’en restait plus que 450 environ ;
-sur les 1 200 bâtisses de typologie patrimoniale, près de 250 ont été démolies, 450
bâtisses évacuées et murées (mais réoccupées indûment à 50 %), 50 bâtisses
restaurées, 250 autres toujours occupées par leurs propriétaires et enfin, 200 bâtisses
pour la plupart abandonnées par leurs propriétaires et surpeuplées.
est de constater que les opérations de réhabilitation sont renouvelées à chaque fois de la
même façon, sans innovations, sans tenir compte des échecs passés et en définitive, sans
résultats probants. En 1998, une nouvelle opération de déplacement de populations vers
la périphérie a été engagée : 500 familles ont quitté l’îlot Sidi Ramdane pour Bab-Ezzouar
(banlieue Est d’Alger) pour occuper des logements neufs réalisés dans le cadre du
financement des « Fonds de Solidarité saoudiens ». L’îlot vidé de ses habitants est fermé,
muré et surveillé pour éviter que d’autres familles n’occupent les lieux comme ce fut le
cas depuis des décennies. Cet événement répété n’a jamais convaincu de l’efficacité de ce
type d’opérations. Il en résulte que les actions de réhabilitation demeurent en général
incertaines, fragmentaires et dénuées de cohérence. Sur le plan architectural et
urbanistique, le tissu urbain de la Casbah se déstructure de plus en plus en perdant
progressivement de son harmonie interne (démolitions, effondrements, incivilités, etc.).
De même que les transformations apportées aux façades et les surélévations des maisons
par les habitants eux-mêmes altèrent de façon spectaculaire l’architecture traditionnelle :
autrement dit, la continuité des terrasses tend à disparaître, les patios se couvrent et
deviennent de simples espaces de transition, la faïence disparaît...
10 En définitive, la mobilisation de nombreux organismes publics (ETAU, COMEDOR,
OFIRAC...) n’a pas réussi à engager une véritable dynamique de sauvegarde.
Paradoxalement, les actions dites de réhabilitation participent à la disparition du
patrimoine :
« Il n’y a jamais eu autant de projets visant au maintien de la Casbah, mais en même
temps, il n’y a jamais eu non plus, autant de démolition sans programmes, que
durant les trente dernières années » (LESBET, 1998 : 75-101).
11 La dégradation du tissu urbain résulte bien évidemment de l’effet du temps mais surtout
de l’absence d’une volonté politique forte capable d’insuffler une véritable politique
patrimoniale. Car, limiter les interventions de sauvegarde aux seuls palais et maisons
bourgeoises est à la fois une vision étriquée du patrimoine et le signe d’un urbanisme
privilégiant la fabrication d’espaces nouveaux à la sauvegarde des espaces existants.
L’idée selon laquelle tout espace présentent une certaine complexité est considérée
comme encombrant et constitue par conséquent les « déchets d’une administration
fonctionnaliste » (De Certeau, 1990 : 144) met en cause une gestion urbaine par
élimination. Autrement dit, il y a une sorte de parti pris en faveur de projets à la visibilité
gratifiante et surtout politiquement porteurs aboutissant inéluctablement à une
décontextualisation de la Casbah, c’est-à-dire un espace à part, non situé. Tout le
paradoxe de la gestion urbaine est là. Toutefois, il convient de signaler que le discours
officiel sur la Casbah s’est enrichi de la notion de « réhabilitation sociale », autrement dit
une gestion urbaine plus proche des préoccupations des habitants et la mise en œuvre de
l’exercice de la citoyenne.
impose une gestion complexe et originale. Il s’agit d’innover en matière de gestion pour
lancer des mesures incitatrices et faire en sorte que l’implication des habitants et surtout
la participation des propriétaires soient effectives. L’expérience a montré l’importance du
mouvement associatif dans les opérations de réhabilitation du patrimoine dans des pays
occidentaux. De même que les groupes sociaux à l’origine de ces associations sont très
hétérogènes et peuvent concerner aussi bien le citadin ordinaire que les vieilles familles
bourgeoises, les intellectuels et les spécialistes (architectes, historiens de l’art,
conservateurs, etc.). En revanchen dans les pays du Maghreb, l’amputation des médinas
est justifiée par la volonté d’accéder au progrès technique et social qui ne pourrait se
réaliser sans la destruction de pans entiers de ce que l’on considère comme embarrassant.
La volonté publique de modernisation a instrumentalisé la mémoire et dévalorisé, dans
certains cas, le patrimoine. Il est vrai que la situation des médinas n’est pas homogène
tant dans l’ensemble du Maghreb que dans un même pays5.
13 En Algérie, c’est autour de la mobilisation des intellectuels et plus particulièrement des
architectes, des sociologues et des artistes que s’organisent à l’intérieur de certaines
sphères étatiques mais aussi hors de celles-ci, des prises de positions en faveur de la
préservation du patrimoine. Ce positionnement intellectuel se réfère théoriquement à des
valeurs scientifiques, esthétiques, mnémoniques, sociales, urbaines dont le patrimoine est
porteur.
14 Bien que modeste, le mouvement associatif en Algérie se mobilise contre la « culture de
l’oubli », contre la « rupture de (la) transmission entre les générations » selon la formule
de Yerushalmi (1988 : 7-21). Plusieurs associations en rapport avec la sauvegarde du
patrimoine sont sur le terrain : l’Association des Amis d’Alger (Sauvons la Casbah), la
Fondation Casbah, le Comité de Sauvegarde de la Casbah d’Alger... Si les deux premières
associations sont indépendantes, le Comité de Sauvegarde de la Casbah d’Alger a été créé
en 1994 par le ministère de la Culture et de la Communication pour mettre en place un
« avant-projet du plan général de sauvegarde de la Casbah d’Alger » en collaboration avec
le ministère de l’Habitat, les institutions publiques et le mouvement associatif.
L’Association des Amis d’Alger créée en 1986, est habilitée quant à elle, par l’Unesco. La
mise en place d’un GPU (1997) pour le Grand-Alger, a été pour les membres de
l’Association des Amis d’Alger (Sauvons la Casbah) et de la Fondation Casbah l’occasion
pour remettre à l’ordre du jour la réhabilitation du quartier.
15 Cette nouvelle dynamique urbaine (GPU) a donné le cadre pour relancer le débat public
réunissant différents acteurs. Usant du sens de l’honneur national et espérant par ce biais
bousculer les inerties, les membres de la Fondation Casbah signalent, quant à eux, le fait
que l’Algérie risque d’être désavouée sur le plan international si aucun progrès notable
relatif à la sauvegarde et à la réhabilitation n’est constaté sur le terrain. Force est de
constater que malgré les insuffisances et les multiples obstacles du terrain, il est
désormais possible d’ester en justice les responsables de dommage sur le patrimoine 6.
16 On observe donc une participation de la société civile à la gestion des affaires de la cité
même si elle reste symbolique, le plus souvent. Car de la réflexion au passage à l’acte, il y
a un abîme difficile à combler pour une société confrontée à bien d’autres problèmes plus
urgents. Ce qui semble évident en revanche, c’est l’inertie durable de l’administration
face à ce quartier historique même si des rapports ont été rédigés, des colloques organisés
7
et quelques actions entreprises.
88
fondent encore aujourd’hui sur l’appartenance de groupes (sous ses formes multiples) et
mettent en pratique, le plus souvent, des modes de communautés parentales. L’identité
est liée à la lignée, à la grande famille, au nom que l’on porte plus qu’à un lieu précis.
Autrement dit, l’appartenance liée à un lieu n’est perçue comme telle que si elle
s’accompagne d’une appartenance familiale. On est de telle ville ou telle autre non pas
parce qu’on y est né ou qu’on y vit mais avant tout parce qu’on appartient à une famille
dont le nom résonne comme le symbole de notabilité et de citadinité8. L’attachement à un
saint patron de la ville signifie une filiation et une ascendance liées à un imaginaire
symbolisant la citadinité. La désignation par « ouled (fils de) Sidi Abderrahmane »
transcrirait la descendance au sens large du terme les « enfants de la ville » (ouled el-
bled) autrement dit les citadins (beldiya). Le principe de la citadinité est introduit ici
comme un « processus de symbolisation qui dématérialise la ville » (Lussault, 1996 :
33-48).
21 Dans ce sens, la citadinité correspond à des représentations d’un monde social
permettant de comprendre ses configurations matérielles. Il s’agit d’un rapport
dynamique liant l’acteur social à un dispositif de représentations qui préfigure et justifie
les pratiques urbaines. Dans ce dispositif, l’histoire n’apparaît que sous forme de
« bribes » ou de « fragments » mais jamais sous une forme unifiée et unifiante. La société
se présente alors comme « une mosaïque de lignages dans laquelle chaque élément se
subdiviserait verticalement en sous-ensembles emboîtés » (Dakhlia, 1990 : 23). Même si
cette organisation sociale est plus ténue en milieu urbain, la famille demeure l’expression
des liens fondamentaux régissant les sociétés maghrébines. De tout temps les habitants
de la Casbah se référent à la famille comme signifiant les liens de proximité sociale et
spatiale comme expression des « racines de l’urbanité locale » (Berque, 1993 : 109).
Certains comportements issus de la tradition s’enracinent dans le social en dépit des
changements sociaux comme l’a montré R. Hoggart (1970) pour les milieux populaires en
Angleterre. En ce sens, les codes sociaux tracent les « limites constitutives de l’ordre
social et de l’ordre mental » (Bourdieu, 1982 : 122).
22 Toutefois, par opposition à une citadinité mythique des beldiya (citadins) se forgent des
formes culturelles spécifiques, celles des migrants. À Alger, la culture « populaire » avec
sa musique, ses cafés, ses « bandits d’honneur », etc., témoigne tout autant de
l’enracinement dans la ville. En réalité, dans la plupart des cas, ce sont les symboles de
cette culture, dont les détenteurs sont pour la plupart d’origine rurale, qui servent de
référents aux discours nostalgiques sur la Casbah. On évoque El Anka, chanteur chaâbi 9 né
en Kabylie, comme un des symboles de la vie « casbadji » (de la Casbah). L’image d’une
culture populaire, conviviale, tolérante, et solidaire est dominante dans la quasi totalité
des récits sur la vie quotidienne à la Casbah.
23 Cette culture populaire marquée par des comportements, une gestuelle et des façons de
parler spécifiques, a inventé des modes d’existence adaptés aux conditions de vie
difficiles en s’inscrivant territorialement au centre de la ville convoitée. Le chanteur
algérois Abdelmadjid Meskoud, célèbre pour sa chanson « ya Dzaïr ya el assima 10 » (oh !
Alger, capitale) dans laquelle il stigmatise « les envahisseurs » (el-houl), est l’exemple même
de ceux qui s’identifient à la ville au travers de ses mythes. La citadinité, « écriture
invisible » (De Certeau, 1990 : 132), résonne comme un leitmotiv dans les discours de ceux
qui sont à la recherche d’une légitimité citadine. En somme, c’est de la culture ordinaire
dont il s’agit, une culture ancrée dans les faits et gestes du quotidien. Le mode de vie tant
exalté ressemble plus à une chimère qu’à une réalité perceptible tant la distance entre le
90
vécu et le souvenir est grande. D’autant plus que les îlots de citadins de culture ancienne
se raréfient tout en développant des mécanismes de solidarité interne (Boutef-Nouchet,
1984 : 79). Le repli de la citadinité traditionnelle dans ses derniers retranchements résulte
des mutations socioculturelles qui affectent la société dans son ensemble. Alors même
que ces îlots semblent impénétrables, leurs normes subissent en réalité des
transformations de façon implicite.
24 Toutefois, si de la référence historique, citadine et patrimoniale émane une certaine
fierté, le malaise persiste quant à l’inefficacité des opérations de sauvegarde et
l’impuissance des pouvoirs publics. L’ambivalence du discours sur les représentations est
significative d’une certaine inquiétude à l’égard d’un lieu tout à la fois glorifié et
stigmatisé. À ce titre, la Casbah déclenche autant de discours passionnés et nostalgiques
d’un passé mythique qu’un sentiment de révolte face à un état de décrépitude avancée
même si son identité historique et culturelle du lieu est reconnue.
CONCLUSION
25 L’intérêt porté à la Casbah, en tant que patrimoine, concerne de plus en plus de monde.
Pour ainsi dire, on redécouvre les richesses d’une culture reléguée dans les méandres du
passé. La question du patrimoine soulève de plus en plus de réprobations à l’encontre de
ceux qui n’ont pas su trouver les moyens nécessaires pour le restaurer. Pour éviter que la
pauvreté et l’insécurité ne deviennent les seuls critères distinctifs de cette forme urbaine
ghettoïsée, la priorité est de sortir ce quartier d’une sorte de fatalité qui restreint les
initiatives et confine la ville dans ses dysfonctionnements. Les enjeux du patrimoine
habité ne résident-ils pas dans sa mise en perspective critique grâce au concours de
toutes les compétences dans un processus démocratique où la participation citoyenne est
essentielle.
26 Il est indéniable que la ville est ce « lieu de mémoire » indispensable à la survie de la vie
urbaine. Les sociétés produisent un savoir sur elles-mêmes auquel les individus
participent par une construction réflexive en fonction des risques, des circonstances et
des options contingentes. De ce fait, la prise en compte des usages sociaux liés aux
compétences des habitants dans l’exercice réel du « droit à la ville » contribue à concevoir
des modes d’intervention affranchis des illusions de l’urbanisme rationaliste.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Le taux d’occupation des logements (TOL) à la Casbah est le plus important du pays : on y
rencontre des familles de 8 à 10 personnes partageant l’unique pièce du logement.
2. S.L. « L’enfant et la jungle urbaine », in El Watan, du 27 mars 1997.
92
3. Ibidem.
4. Lors de la XVe session du comité du patrimoine mondial de l’Unesco à Carthage, le 13 décembre
1991, il a été décidé d’inscrire la Casbah sur la liste du patrimoine universel. Cette reconnaissance
a été confirmée à Santa Fe (USA) le 11 décembre 1992. L’Unesco avait retenu pour l’Algérie
plusieurs années auparavant la Kalaâ des Béni-Hammad, le Tassili N’ajjer, la vallée du M’Zab, El-
Djemila, Tipaza et Timgad.
5. « Les rares exemples d’aménagement global comme ceux de la Kasba des Oudaïas à Rabat ou de
la médina de Tunis, ou ponctuel comme ceux de la médina de Fès, montrent, malgré la
multiplicité, la complexité et l’interdépendance des problèmes, des possibilités de passage de
processus négatifs à des dynamiques constructives » cf. B OUMAZA N., « À propos des villes du
Maghreb. Mutations structurelles et formelles », Les Cahiers d’URBAMA n° 9, Tours, 1994, p. 51-95.
6. L’Association algérienne pour la sauvegarde et la Promotion du Patrimoine Archéologique
(AASPPA) et l’Agence Nationale d’Archéologie ont intenté un procès à la wilaya d’Alger
(préfecture) et le CPVA (Comité Populaire de la Ville d’Alger) pour exiger l’arrêt des travaux
concernant la construction d’un parking de 1 200 places et d’un conservatoire de musique,
arguant du fait que sous cette parcelle, se trouvent les vestiges d’Icosium. Par ailleurs, pour les
archéologues, les vibrations des voitures et les gaz d’échappement ont un effet néfaste sur les
monuments historiques voisins (le « Bastion 23 » et la Grande Mosquée) et sur les habitations de
la Casbah. Les travaux avaient débuté en 1987 mais le tribunal d’Alger n’a décidé leur suspension
qu’en décembre 1992 soit 5 années plus tard. Ce qu’il importe de signaler c’est surtout
l’événement, même si cela n’a rien changé à la réalité des choses. Pour la première fois en
Algérie, une affaire est jugée en faveur du patrimoine. Toutefois, les gestionnaires de la ville ne
perdront pas la face et les projets mis en cause seront réalisés.
7. Le dernier colloque sur la réhabilitation de la Casbah a réuni plusieurs spécialistes de divers
pays : « Colloque international sur la Casbah d’Alger : Identification d’une stratégie et de
mécanismes de sauvegarde d’une identité nationale et d’un patrimoine universel » – Alger : 26,
27, 28 mai 1998.
8. Voir à ce sujet un article de Sidi Boumedine (Rachid), « La citadinité, une notion impossible »
in ouvrage collectif, La citadinité en question, Fascicule de recherches n° 29 d’URBAMA, Université
de Tours, (coll. Sciences de la ville), 1996, p. 49-56.
9. Cette musique populaire est un des symboles du mode de vie à la Casbah.
10. Cette chanson de style chaâbi a précédé les émeutes de 1988 marquant le passage symbolique
vers la crise urbaine actuelle. Les paroles évoquent avec nostalgie la citadinité perdue et la
ruralisation excessive de la ville. Hormis quelques journalistes et intellectuels qui avaient perçu
dans cette chanson une atteinte aux libertés et une dévalorisation de la culture rurale, son franc
succès relève du fait que beaucoup d’Algérois et même beaucoup d’Algériens s’identifient à un
citadin déçu dont la ville est confisquée par ceux qui n’ont aucun respect pour elle. Ces dernières
années, de nombreux chanteurs ont évoqué le déclin de la citadinité tant et si bien qu’ils ont été
conviés à une cérémonie officielle au siège du Gouvernorat du Grand Alger à l’occasion du
changement de statut de la capitale en août 1997.
93
AUTEUR
NASSIMA DRIS
Sociologue, Université de Rouen Groupe de Recherche « Innovations et Sociétés » (GRIS) et
Centre Interdisciplinaire d’Études Urbaines (CIEU)
94
INTRODUCTION
1 Partout, les jardins attirent, ils plaisent, quel que soit leur statut. Publics ou privés, ils
constituent des lieux dans lesquels la végétation est mise en scène à l’aide de divers
attributs pour créer une ambiance, un paysage, une aération dans le tissu urbain, un
décor-écrin autour d’un bâtiment, ou un espace de repos, de jeux et de promenade. Ils
constituent les hauts lieux de nature urbaine. Associés par exemple à la pureté, à la
salubrité, dans les représentations sociales (notamment occidentales) depuis au moins
deux siècles, ils résistent moins bien que les bâtiments au passage du temps. Pourtant,
depuis environ vingt ans en France notamment, des historiens et des paysagistes, de
même que des amoureux des jardins cherchent à reconstituer des jardins selon leur tracé
originel et, pour les préserver, cherchent à convaincre les services du patrimoine des
administrations centrales de les classer, tout au moins de les inscrire sur la liste du
patrimoine national. Les « jardins historiques » reconstitués se sont ainsi multipliés. Ce
mouvement n’est pas propre à la France, ni même à l’Europe, on l’observe également au
Maroc.
2 La Wilaya (la préfecture) de Rabat-Salé au Maroc compte 19 monuments, sites ou zones
classés sur la liste du Patrimoine National marocain, dont deux jardins. Ces derniers sont
publics et ont été classés à des périodes très différentes : 1914 pour le jardin des Oudaïas,
et 1992 pour le Jardin d’Essais. Leur histoire n’est donc pas similaire et pourtant, investis
physiquement et symboliquement, ils abritent une part de l’identité nationale.
95
5 La ville de Rabat tient son nom de sa citadelle du XIIe siècle. La forteresse (Riba, qui a
donné Ribât al-Fath, « camp de la victoire ») était un camp militaire et religieux. Elle était
munie d’une vaste enceinte défensive qui contenait à la fois des habitations et des
vergers, les habitations se regroupant dans la casbah.
6 La première trace de jardin dans la Casbah remonte au XVIIIe siècle : la cour d’une belle
demeure située près des remparts en aurait abrité un, mais nous n’en avons aucune
preuve archéologique. La seule certitude est que, si ce jardin a jamais existé, il a été
rapidement transformé en place d’armes en raison de sa situation défensive. Les Français
y auraient campé entre 1912 et 1914. Cette cour aménagée pourrait être l’ancêtre du
jardin andalou que l’on connaît aujourd’hui.
7 Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que Rabat a été dotée de quelques jardins d’agrément
privés. On n’en connaît que deux exemples : le jardin du palais du sultan et celui du palais
d’un riche négociant (le palais de Kebîbât dont il ne reste rien aujourd’hui). Des cours
intérieures de maisons avaient été plantées de quelques arbres, mais Rabat n’a jamais été
une référence en matière de jardins au Maroc.
9 Le service du patrimoine se charge alors de faire un relevé des monuments et des zones
« indigènes » à préserver. Lyautey fait d’ailleurs rénover la demeure qui entoure la cour-
place d’armes dans la Casbah afin de la transformer en musée des arts marocains 3. En
19144 une partie de la Casbah est classée par ses services dans la catégorie « patrimoine ».
Elle est donc protégée des aménagements de la ville nouvelle planifiée par Henri Prost.
10 En revanche, elle est concernée par le « système de parcs » mis au point dès 1913 par
Forestier, conservateur des Promenades de Paris. Ce dernier, qui a séjourné et travaillé à
Séville s’était fortement intéressé aux jardins arabes et compte tenir compte de la culture
« locale » dans ses créations marocaines. C’est ainsi qu’il conçoit en 1914 un jardin public
de style andalou dans la cour du musée de la Casbah, réalisé en 1919. Situé au sein d’un
ensemble de bâtiments patrimonialisés, inspiré d’une tradition architecturale et
paysagère arabo-andalouse, le jardin acquiert alors une dimension historique jamais
remise en question depuis.
11 Dès que Rabat est choisie comme capitale par Lyautey, une ville européenne et moderne
est planifiée à l’écart de la médina jugée inadaptée pour accueillir les services et le
confort qu’une ville et une vie moderne requièrent. Dans son plan directeur en 1914,
Henri Prost propose une planification maîtrisée où chaque élément de la « ville nouvelle
de Rabat », selon l’appellation officielle, est minutieusement étudié pour s’adapter au site
98
Domestiquer la « nature »
12 Les jardins publics sont considérés dans le plan directeur de Rabat comme des éléments
indispensables à la beauté de la ville et, sont le gage de la salubrité matérielle et morale
de la ville. N’oublions pas qu’il était admis au début du XXe qu’une ville idéale était verte5.
Leur place était donc considérée comme essentielle.
13 Forestier aménage lui-même le jardin d’Essais de 1919 à 1922. Il est situé sur l’ancien
emplacement de l’Agdal du palais royal, qui était un terrain planté de vergers. Conçu pour
adapter, à une forme moderne, les qualités et les caractéristiques du jardin traditionnel
islamique6, il est structuré en terrasses, le long de la pente du terrain, ce qui facilite
l’irrigation. Comme son nom l’indique, le jardin d’Essais était un jardin d’acclimatation.
Les allées et les contre-allées, perpendiculaires, de même que les parterres constituaient
une mise en scène d’un jardin classique à la française. Une partie du jardin n’était pas
accessible au public car elle servait de pépinière pour le reste des plantations de la ville.
Figure 4 : Le jardin d’Essais, havre de verdure dans une ville moderne planifiée et ordonnée (Photo
aérienne 1996)
14 Ainsi le jardin d’Essais remplissait plusieurs rôles. À l’échelle du quartier, il aérait le tissu
urbain, l’embellissait et contribuait à sa salubrité ; à l’échelle des habitants, il procurait
un lieu de divertissement instructif et moralement sain ; et à l’échelle de la ville, voire du
99
pays, il était pour les administrateurs du Protectorat une preuve du génie botanique et
scientifique des Français et participait ainsi à l’opération de prestige de la création de la
ville coloniale.
15 La planification suivante, celle d’Écochard (1947), n’accorde pas la même place aux jardins
publics, donnant la priorité au logement afin de résoudre une grave crise de
surpopulation. Les jardins de la période Prost sont ainsi restés les jardins principaux de la
ville actuelle de Rabat.
Figure 5 : Plan du jardin d’Essais (Ministère marocain des Affaires culturelles et du Patrimoine)
Abandon et sauvegarde
18 Mais cette situation ne dure pas. En 1991, le Crédit Agricole projette de construire son
siège social marocain sur le jardin. Bien situé dans un quartier moderne et plutôt bien
réputé, le terrain du jardin d’Essais présente de nombreux avantages pour l’installation
d’un tel bâtiment. Face à ce projet, une association de défense du jardin d’Essais se crée.
Elle est constituée d’habitants du quartier, de professeurs d’universités, de journalistes,
d’urbanistes, d’amoureux de la mémoire de Rabat dont la préoccupation est désormais de
le faire échouer. Afin de contrer les spéculations immobilières, la solution est l’inscription
du jardin sur la liste du Patrimoine national. L’association obtient gain de cause,
notamment appuyée par des chercheurs de l’INRA7 qui montent le dossier de proposition
d’inscription du jardin d’Essais et prennent l’affaire en main. Le jardin d’Essais est inscrit
sur la liste du patrimoine national le 6 mars 1992 (arrêté du ministre des Affaires
culturelles n° 503-91).
19 En contrepartie, l’INRA s’engage à entreprendre des travaux soumis à l’inspection de
l’administration des monuments historiques en vue d’un programme scientifique de
jardin botanique. Il doit donc occuper le terrain, l’habiter. Le jardin a été sauvé en
devenant un patrimoine culturel.
20 La Wilaya de Rabat possède donc depuis 1992 deux jardins patrimonialisés, dans des
circonstances très différents. Ces deux jardins datent de la même époque (ils ont tous
deux été dessinés en 1914), mais ils ne possèdent pourtant pas une même profondeur
historique, ni une symbolique identique. Leur site d’implantation y est pour beaucoup, et
autant le jardin des Oudaïas est connu et apprécié pour sa structure « traditionnelle »,
autant le jardin d’Essais est doté d’une image de progrès scientifique et de modernité
urbaine. Ces lieux ont une symbolique signifiante pour l’identité rabati contemporaine et
leur patrimonialisation est bavarde.
22 L’inscription d’un jardin sur une liste du patrimoine renvoie à la question de l’esthétique,
du beau. La structure du jardin est considérée comme particulièrement belle ou
représentative d’un modèle durable bien réalisé, qu’il est nécessaire de conserver pour le
101
transmettre aux générations futures. L’inscription permet alors en quelque sorte de figer
le modèle et de l’empêcher d’évoluer, parce que ce qui existe est ce qui doit rester.
23 En 1919, lorsque Forestier réaménage le jardin des Oudaïas, il le dessine en fonction des
règles du jardin andalou qu’il a étudiées lorsqu’il a travaillé à Séville. Séduit par
l’ambiance intime et sensuelle de ces jardins, acquis au « mythe andalou » du califat de
Cordoue, la cour du musée lui offre un site idéal. Mais ce jardin andalou est récent
lorsqu’il devient un patrimoine avec le reste de la Casbah. Forestier a ici réinventé la
tradition du jardin d’islam. Il l’a réinterprétée en fonction des conditions du moment en
utilisant à la fois des références « locales » (dont on n’avait pas d’exemple à Rabat) et, un
savoir faire et un regard occidentaux. Ce jardin a cependant acquis une légitimité
historique et son origine française s’est effacée au profit de la tradition arabo-andalouse
qu’il suggérait. La patrimonialisation d’un tel site est aujourd’hui réaffirmée chaque
année à l’occasion d’un festival de jazz qui le met en valeur. Le jardin des Oudaïas fait sens
et est vécu comme une création majeure de l’art des jardins andalous à Rabat.
24 Or, l’art des jardins possède une définition ambiguë et un statut qui n’est pas clair 8. C’est
pourtant en partie en son nom que le dossier pour l’inscription du jardin d’Essais a été
monté. Les arguments esthétiques du ressort de l’art des jardins y ont été fortement mis
en valeur : un chapitre est consacré à « l’intérêt artistique et pittoresque du jardin ». On y
lit par exemple que
« Le tracé est marqué par une conception fonctionnelle et sensorielle polyvalente :
il permet de voir simultanément tous les aspects d’un lieu (lumière, ombre, couleur,
sons, odeurs, eau, végétal, minéral)9. »
25 Cette description nous rappelle que l’art est aussi et avant tout une question de
perception. Or si le jardin d’Essais comme celui des Oudaïas possèdent une légitimité à
être préservés comme patrimoines, ce n’est pas tant parce qu’ils respectent les « règles de
l’art » qu’en vertu du sentiment qu’engendre leur fréquentation, et de l’histoire qu’on
leur prête à l’échelle du tissu urbain de même qu’à l’échelle sociale. Les jardins sont des
lieux surinvestis par l’affect, et peu importe que la tradition ait été réinventée, du
moment que le jardin soit parlant du point de vue de l’identité, et invite à l’imagination et
à l’appropriation symbolique.
26 Dans la patrimonialisation des jardins tels que les Oudaïas, mais surtout pour le jardin
d’Essais, plus récente, se joue la mémoire de la construction d’une ville nouvelle qui était
planifiée et organisée. Rabat a bénéficié d’un schéma directeur bien avant que ce type de
documents soit obligatoire en France10. L’époque à laquelle les extensions modernes de la
ville ont été réalisées reste celle de tous les possibles, dont la réalisation de l’idéal. À cette
époque, en 1922 par exemple, le ratio entre la superficie des espaces de verdure et le
nombre d’habitants s’établissait à 17,8 m2. En 1998 le ratio atteint difficilement 2 m2. Dans
ces conditions les jardins hérités ont pris une importance toute particulière.
27 Des membres de la Direction du Patrimoine du ministère de la Culture font remarquer à
quel point le contraste est saisissant entre le souvenir de la ville jusque dans les années
cinquante et la ville telle qu’elle est aujourd’hui. Ils estiment que ce qui était construit
alors était beau et bien pensé, quand la ville d’aujourd’hui est gérée dans l’urgence. Leur
mémoire, passée au filtre de la nostalgie, compare les constructions d’hier et celles de
maintenant et remarque la pauvreté architecturale, le manque de verdure et la tristesse
102
des jardins. Ainsi par la patrimonialisation, pensent-ils, les jardins seront préservés de
toute atteinte de la ville contemporaine sur le passé. Ils demeureront des témoins du
riche passé de la ville planifiée.
28 L’indépendance du Maroc en 1956, si elle ne clôt pas toute collaboration avec la France,
est l’occasion pour le pays de prendre possession des biens et des constructions hérités de
la période coloniale. Les structures urbaines modernes ont imposé une rupture dans la
structure de la ville, et dans la perception de la nature. La ville moderne avait été
construite selon un modèle à dessein presque à l’opposé de celui de la médina : les rues
larges et aérées avec des bâtiments ouverts et alignés faisaient écho aux petites ruelles
sombres et labyrinthiques de la médina. Le rapport à la nature lui-même avait été
bouleversé. Alors que jusque-là la verdure était privée, contenue entre les murs des cours
des maisons, ou sous forme de vergers ou jardins maraîchers situés autour de la ville, elle
s’inscrit désormais à l’intérieur de la ville, sous forme de jardins d’agrément ouverts à
tous. Surtout, elle est devenue une nature réservée à l’ornementation et ne donne plus ni
fruits ni légumes. Son appropriation par les habitants de Rabat est rapide et les jardins
publics sont très fréquentés, mais ils induisent une pratique différente. Des attitudes
anciennes sont transposées dans les jardins publics. La promenade au jardin devient une
habitude très fréquente pour tous les habitants de Rabat qui s’approprient ainsi les lieux
au rythme de la marche et les incluent dans leur territoire. En occupant les jardins
publics, en les fréquentant, les usagers les ont intégrés à leur représentation et à la réalité
de la ville. Leur végétation, en puisant dans la terre du pays depuis le début du XXe siècle
est devenue un élément du quotidien, profondément enraciné dans le territoire auquel
elle donne une identité qu’il faut préserver.
29 L’histoire des jardins d’Essais et des Oudaïas est liée à une période qui a introduit une
rupture avec la représentation traditionnelle de la nature et a introduit de nouvelles
formes urbaines. Mais ces ruptures sont constitutives de la ville actuelle et les accepter,
les faire siennes revient à accepter et à approprier une histoire imposée, et par
conséquent faire preuve d’une inébranlable force culturelle face à l’occupation du pays.
Ceci a fortement à voir avec la construction, voire la défense, de l’identité nationale.
103
Figure 6 : Le jardin des Oudaias est situé dans le tissu urbain dense. La délimitation de la médina avec
la ville moderne est aisée (Photo aérienne 1996)
30 L’inscription d’un lieu ou d’un espace sur la liste du patrimoine national porte une
signification locale. Les acteurs s’adressent d’abord à leurs concitoyens. Le patrimoine est
vécu comme un « héritage du père »11 à transmettre aux enfants, un bien à conserver et
donc une mémoire à protéger. Or la mémoire est constitutive de l’identité nationale. Si
l’on abuse un peu l’étymologie, on peut dire que dans patrimoine, il y a patrie. La
distinction et l’acceptation en patrimoine des deux jardins de Rabat constituent une
construction symbolique de la culture nationale et une mise en perspective des influences
qui la composent. Ainsi, peu importe que le jardin andalou des Oudaïas ait été construit
par un Français puisqu’il l’a été sur un modèle arabo-andalou que revendiquent les
Rabatis. Peut importe également que le jardin d’Essais ait été conçu entre autres pour
affirmer une puissance scientifique des Français à travers la végétation, dans la mesure
où il a été dessiné en tenant compte de la topographie et d’un système hydraulique
inventé au XIIe siècle par les Almohades à Marrakech. La généalogie des modèles est
conforme au pays, fait sens, même s’ils ont été appliqués via la France.
31 À travers les deux jardins patrimonialisés, c’est une période difficile de l’histoire
nationale que les Marocains s’approprient. Ils l’acceptent et l’intègrent grâce aux
références culturelles plus anciennes auxquelles ils la rattachent, niant de cette manière
la question de la rupture. En intégrant ces jardins dans une continuité historique ils
l’habitent et sont habités par elle puisqu’elle engendre de l’imaginaire. Par la végétation,
être vivant, le passé s’oublie au profit du présent et du futur et le patrimoine prend une
valeur contemporaine indiscutable du point de vue de l’identité nationale et locale.
32 La végétation elle-même assure une continuité dans la durée de la construction
identitaire et prend depuis les années 1980 une autre signification dans la ville.
104
33 Avec l’inscription du jardin d’Essais sur la liste du patrimoine national s’est affirmé un
nouveau type d’arguments en faveur de la préservation des jardins : l’environnement. Un
sentiment écologique émerge doucement au Maroc au cours des années 1980 à la faveur
d’une prise de conscience de la dégradation du milieu naturel mêlée à la culpabilité
envers l’environnement. La représentation du monde comme un géosystème fermé,
terminé et interdépendant à tous les niveaux gagne les consciences non seulement des
scientifiques, mais également celle des amoureux de la nature sous toutes ses formes. La
nature en ville devient un objet de préoccupation lié à la volonté d’améliorer le cadre de
vie et toute destruction de jardin est vécue comme une pollution visuelle, une balafre
paysagère. Tout jardin menacé doit donc être protégé.
34 C’est dans ce contexte que les ingénieurs de l’INRA décidés à sauver le jardin d’Essais
utilisent largement l’argument du « patrimoine naturel » et de l’écosystème à préserver.
On peut lire ainsi dans la proposition d’inscription du jardin que
« Le jardin d’Essais a contribué à enrichir le patrimoine horticole national grâce aux
collections réunies, installées et préservées et à la multitude d’essences multipliées
et vulgarisées » (p. 2).
35 On lit plus loin que le jardin « garantit un écosystème entre la ville (artefact complexe) et
la nature non dominée » et qu’il est une « banque génétique, un conservatoire des
ressources vivantes » (p. 3 et 4). Le rapport conclut sur la nécessaire valorisation du lieu
comme « intermédiaire entre le public et la science botanique », et son rôle « pour
sensibiliser à la valeur d’une de nos richesses nationale : le matériau végétal », « partie
intégrante du patrimoine universel dont la préservation doit être la préoccupation
essentielle de chacun » (p. 4).
36 Inscrire sur la liste du patrimoine national un jardin hérité de la colonisation n’est pas
anodin du point de vue de l’identité nationale. L’argumentaire écologique permet
justement de replacer ce patrimoine dans un contexte universel qui dépasse les clivages
de l’histoire pour en quelque sorte susciter un sentiment de responsabilité nationale
davantage que d’appartenance.
37 La mise en patrimoine de ces jardins ou leur confirmation en tant que patrimoine affirme
leur rattachement au territoire marocain au préalable véhiculé par l’héritage culturel
construit à la suite de la réappropriation des modèles « artistiques ». Lieux vecteurs d’une
culture identitaire, ces jardins publics sont habités par une symbolique construite sur
l’héritage historique mais également et surtout par les représentations et les pratiques
sociales de la ville.
lorsqu’ils étaient enfants) ou indirecte (leurs parents leur ont transmis une
représentation). La mémoire modèle la perception actuelle du jardin en regrets ou en
paradis approché.
Mémoire et regrets
« Avant c’était mieux »
39 Les usagers des jardins de Rabat quel que soit leur âge ne voient pas les jardins tels qu’ils
sont « vraiment ». Ils les perçoivent à travers le prisme de l’histoire et des
représentations sociales. Ainsi, le jardin des Oudaïas jouit d’une très bonne réputation à
Rabat. Bien entretenu, à l’écart des remous de la ville, à proximité du musée, il offre un
lieu de délassement à ses visiteurs. Sa situation dans la Casbah en fait un lieu historique
reconnu par tous et les usagers se projettent dans un passé lointain lié aux racines arabo-
andalouses. Selon de nombreux visiteurs, ce jardin date du XIIe ou XIIIe siècle, il est ainsi
perçu comme aussi ancien que les remparts. Mieux entretenu que la plupart des autres
jardins publics de Rabat, puisqu’il est un site touristique, cette différence fait penser à ses
visiteurs locaux qu’il est plus précieux que les autres. Cela est en partie mis sur le compte
de son passé (supposé) très ancien. Lorsqu’on les interroge, les usagers du jardin des
Oudaïas affirment que le jardin est une preuve d’un certain « âge d’or » de la culture
arabo-musulmane, désormais perdu. Naïma affirme ainsi que
« Avant on savait faire les jardins. L’architecture est très bien organisée ici, j’admire
les allées et la diversité des plantes, tous les petits détails qui font qu’on se sent au
calme dans une ambiance du passé qu’on ne peut pas retrouver aujourd’hui 12. »
Figure 8 : Une fontaine sur le mode « traditionnel » dans le jardin des Oudaïas
Figure 10 : Une tonnelle de lianes dans une allée périphérique du jardin d’Essais
40 Le jardin d’Essais quant à lui possède une autre représentation. Depuis longtemps
abandonné, il fait l’objet de travaux de rénovation depuis son inscription. Il semble en
perpétuel chantier et les bandes de plastique orange signalant les travaux sont peu
favorables à la rêverie. Les adultes qui l’ont connu dans les années quarante ou cinquante
regrettent l’époque antérieure à sa dégradation. Ainsi Monsieur Hamid explique que
« Aujourd’hui le jardin d’Essais n’est plus rien du tout. [...] Les derniers
aménagements qui ont été faits, comme le grand portail qu’on avait installé dans la
rue des chantiers sans consulter personne, sont venus piétiner notre passé et nos
sentiments. Pour nous qui étions des enfants dans la colonisation et juste après la
colonisation, ce jardin était un livre qui s’ouvrait. Nous y allions pour nous
promener et découvrir des espèces nouvelles, des arbres, des noms avec leurs
images vivantes. Aujourd’hui cet espace est dégradé. Nos enfants sont devenus des
bâtards car on a piétiné leur passé13. »
41 L’évolution de la ville et les problèmes rencontrés donnent à penser aux usagers que ces
jardins sont extrêmement importants pour la mémoire culturelle, identitaire, et
environnementale de la ville. À travers leurs témoignages, on comprend que face à
l’évolution incertaine de la ville et la rareté des jardins, ils veulent préserver le passé tel
qu’il reste dans leurs mémoires ou tel que leurs parents leur ont transmis. Ils se disent
conscients de pratiquer des lieux très importants pour la mémoire de Rabat et leur
identité de Rabati, bien qu’ils ne sachent pas toujours que le lieu a été patrimonialisé
(notamment le jardin d’Essais) et cela les rend soucieux de la préservation de ces jardins
et de leur mise en valeur.
42 Ils observent cependant que ces jardins ne sont pas toujours propres et que cela n’incite
pas à respecter les plantations, le mobilier, ni la propreté du lieu. Si les poubelles ne sont
pas vidées régulièrement et que les ordures jonchent le sol, à quoi bon faire l’effort de
ramasser ses propres déchets ? C’est donc avec regret que Mohammed compare le jardin
d’Essais actuel avec celui où il a joué enfant, dans les années soixante. Il dit ne pas
108
comprendre pourquoi un tel lieu n’est pas mis en valeur, pourquoi il n’y a plus
d’étiquettes pour indiquer le nom des arbres, la mise en valeur étant pour lui la seule
manière de le préserver de la destruction du temps et des visiteurs inconscients de sa
valeur de « bout de terre autrefois arrachée à la ville14 ».
43 Malgré les regrets, la perception du jardin des Oudaïas et du jardin d’Essais semble très
positive. Ils revêtent aussi à Rabat une signification particulière liée à la symbolique du
paradis et à une pratique permettant la liberté.
Un havre de paix
44 Face à une ville relativement minérale, les jardins constituent des formes de parenthèses
dans la ville. Rupture spatiale, le jardin public offre aussi une rupture temporelle dans la
vie du citadin. Grâce à ses clôtures, nettement affirmées dans le cas du jardin des Oudaïas,
plus discrètes mais également nettes pour le jardin d’Essais, les jardins s’inscrivent
comme des îlots dans la ville et permettent un instant de l’oublier. Ces jardins, considérés
comme anciens, rappellent l’époque à laquelle ils ont été aménagés et le passage du
temps. Leurs visiteurs laissent leur imagination vagabonder jusqu’aux origines mêmes du
jardin et à ses valeurs symboliques. Difficile ici de ne pas évoquer le fait que jardin et
paradis en arabe classique sont désignés par le même mot, djanna, et que dans le Coran, le
paradis est décrit sous la forme d’un jardin merveilleux où les cinq sens seront comblés.
Lieux favorables à la méditation et à la réflexion, les jardins du paradis symbolisent l’âme
de l’homme destiné à y vivre et le rapprochent du créateur.
45 Dans ces conditions à la fois matérielles et spirituelles, la mémoire historique et religieuse
amène les usagers des jardins de Rabat à y voir davantage qu’un simple espace de
végétation. Comme Marzak, beaucoup de visiteurs considèrent que
« Le jardin c’est la vie, et même plus que la vie : la belle vie, comme il y avait
autrefois ici et comme celle qu’on aura au paradis, avec les fleurs et les oiseaux,
sans bruit, sans pollution15. »
46 Le jardin fait sens pour ses usagers qui le considèrent à la fois comme lieu de mémoire,
bien commun d’une histoire culturelle, lieu écologique et spirituel, puisqu’habité par
Dieu. Ainsi, le rapport entre les usagers et les jardins est un lien presque de l’ordre
amoureux.
47 L’amour et les jardins forment un binôme connu depuis l’antiquité la plus reculée. Or à
Rabat, si les jeunes filles jouissent d’une certaine liberté d’action, le soupçon du
déshonneur plane encore sur leurs conduites, notamment à l’égard du sexe masculin. Les
flirts ne sont pas très bien perçus par l’entourage familial et les jeunes couples non
officiels préfèrent se retrouver dans des lieux calmes, à l’écart d’une éventuelle rencontre
avec une personne de connaissance. Les jardins publics, et notamment le jardin des
Oudaïas car il est perçu comme très romantique, et le jardin d’Essais parce qu’il est peu
fréquenté, sont des lieux de rencontres où les jeunes filles se sentent libres de rencontrer
leur petit ami. Le jardin est un lieu du secret et de l’intimité grâce à ses buissons, ses
haies, la lumière tamisée à travers les feuillages et le silence qui y règne. Les bancs en
109
pierre ou en bois rappellent aux amoureux que des générations d’autres couples ont
débuté leur histoire dans les mêmes conditions et au même endroit. Ils se situent alors
dans une lignée d’amoureux dont ils sont les nouveaux héritiers à travers le lieu. Les
jardins d’amour dont personne ne surveille l’entrée, qui est gratuite, permettent
l’épanouissement de la liberté de rencontre, perçue pour les jeunes couples comme un
symbole de modernité des mœurs sociales. Habités par la liberté et l’amour, ces jardins se
rapprochent du paradis.
48 À travers une mémoire mythique ou historique, les usagers se sentent héritiers des
jardins anciens, peut importe que leur modèle originaire soit perdu ou réinventé. Ils
permettent une continuité de la pratique de la ville, et de ce fait font perdurer les
habitudes citadines et ses valeurs. Lieux de mémoire ils sont aussi des espaces où l’on
oublie le passé tout en vivant dans ses structures.
CONCLUSION
49 Lorsqu’on entend Monsieur Benabdallah, architecte à Casablanca, dire que « Au Maroc,
un jardin qui n’est pas approprié devient vite une décharge publique », on comprend à
quel point le jardin des Oudaïas et le jardin d’Essais ont été investis par les habitants de
Rabat. Espaces vécus, ils possèdent une signification historique, culturelle, mystique et
sociale que leur statut de patrimoine n’a fait que reconnaître officiellement ! La
mobilisation des voisins du jardin d’Essais pour sa sauvegarde, alors même qu’il était très
dégradé et peu fréquenté montre bien que sous l’argument écologique qui a
principalement servi pour son inscription, il s’agissait avant tout de sauvegarder un bien
commun hérité, et dont on jugeait nécessaire qu’il soit transmis aux nouvelles
générations. L’inscription étant une procédure plus rapide que le classement, elle a alors
été privilégiée. Loin de s’adresser à un tourisme international, cette patrimonialisation
relève de la défense et de l’affirmation de l’identité nationale. Assez largement fréquentés
en moyenne, ces jardins publics de Rabat sont habités par la mémoire de l’âge d’or arabo-
andalou, la colonisation, la modernité et la préservation de l’environnement naturel. Une
visite dans ces lieux relève par conséquent bien davantage du symbolique que du simple
bol d’air du citadin.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
« Le jardin notre double. Sagesse et déraison », Autrement, mars 1999, n° 184, 295 p.
CAILLE J., 1949, La ville de Rabat jusqu’au protectorat français. Histoire et archéologie, Publication de
l’Institut des Hautes Études Marocaines, t. XLIV, Paris, ed Vanoest, 3 vol.
GILLOT G., 2002, Les jardins publics dans les grandes villes du monde arabe : politiques et pratiques au
Caire, à Rabat et à Damas, Thèse de doctorat de Géographie, sous la direction de J.-F. Troin et J.-C.
Depaule, Université de Tours, 505 p.
HUNT J. D., 1996, L’art du jardin et son histoire, Odile Jacob, 113 p.
MENJILI-DE CORNY I., 1991, Jardins du Maroc, Paris, Le temps apprivoisé, 271 p.
MOSSER M., NYS Ph. (dir.), 1995, Le Jardin, art et lieu de mémoire, Vassivière-en-Limousin, Les éditions
de l’Imprimeur, 537 p.
ROGER A., 1997, Court traité du paysage, Paris, nrf Gallimard, 199 p.
SIGNOLES P. et alii, 1999, L’urbain dans le monde arabe. Politiques, instruments et acteurs, CNRS éd., 373
p.
NOTES
1. Résident général de la France au Maroc de 1912 à 1916 et de 1917 à 1925.
2. MICAUD Ellen C, « Systèmes politiques et modèles urbains au Maghreb », p. 275.
3. Devenu le Musée National des Beaux-Arts.
4. BO n° 86 du 19 juin 1914, p. 454.
5. Les utopies urbaines de Claude-Nicolas Ledoux, Jean-Baptiste Godin ou Charles Fourier par
exemple qui font une confiance aveugle dans les lois de la science, mettent aussi en avant la
nécessaire présence de la nature, régénératrice et dispensatrice de bien-être, condition du
bonheur. C’est avec Howard et ses cités-jardins que l’utopie de la ville idéale, verte, prend un sens
opératoire poussé.
6. Hérités en premier lieu semble-t-il du modèle persan, les jardins de l’islam se caractérisent
(au-delà de leur diversité) par deux éléments clés : l’eau et la géométrie. L’eau se devait de
paraître abondante alors qu’elle était rare et sa présence et son écoulement reposaient sur le
recyclage et donc sur une science de l’hydraulique très au point. Le jardin s’organisait autour des
angles des canaux d’irrigation qui en déterminaient la forme très ordonnée. L’héritage persan du
plan chahar bagh (un rectangle divisé en quatre rectangles égaux par les canaux d’eau) représente
la base du jardin d’islam car il correspondait parfaitement à la mythologie coranique des quatre
fleuves.
7. Institut National de la Recherche Agronomique Marocain.
8. 8. À ce sujet, on peut par exemple se référer à HUNT J. D., L’art du jardin et son histoire, et/ou à
MOSSER M., NYS Ph. (dir.), Le Jardin, art et lieu de mémoire.
9. Proposition d’inscription du site du jardin d’Essais de la ville de Rabat, Royaume du Maroc, ministère
des Affaires Culturelles, Direction du patrimoine, non daté, non paginé.
10. Inspirée du Town Planning Act de 1909 en Grande Bretagne, la loi Cornudet de 1919 instaure en
France l’obligation faite à chaque grande ville d’établir un Plan d’extension et d’embellissement
urbain.
11. Voir la définition de « Patrimoine » dans le Dictionnaire critique de géographie de BRUNET R,
FERRAS R. et THERY H. (p. 369).
12. Entretien au jardin des Oudaïas. Naïma est journaliste et a 27 ans.
111
13. Urbaniste, aménageur retraité, M. Hamid est le créateur du « Groupement des experts
marocains en développement économique et social » (1996) – Conférence Les jardins de Rabat,
Institut français de Rabat, 17/04/1998, propos recueillis pendant la partie débat.
14. Entretien au jardin d’Essais.
15. Entretien au jardin Hassan, Rabat.
AUTEUR
GAËLLE GILLOT
Urbama, Université de Tours ATER, Université de Grenoble 2, département de géographie sociale
112
INTRODUCTION
1 La ville est un tissu vivant de lieux, de vécus, de mémoires et d’identités. Le sauvetage du
patrimoine urbain dépend pour beaucoup de la capacité de chaque société à « habiter »
ses lieux patrimoniaux et à savoir concilier tradition et modernité.
2 À Beyrouth où, comme le poète Nadia Tuéni le disait : « Elle est mille fois morte, mille fois
revécue », le patrimoine urbain et architectural a été détruit à plusieurs reprises au
courant des deux derniers siècles. Le dernier projet de reconstruction, entamé en 1994, a
procédé à un véritable massacre urbain et archéologique tout en préservant un ensemble
de maisons « ocres » caractéristiques de la période du mandat français.
3 Face à ces destructions-reconstructions, au milieu de ce désordre urbain, comment
réagissent les Libanais, paupérisés par une crise économique sans précédent dans le
pays ? De quelle manière investissent-ils le « nouveau » centre ville de Beyrouth ?
4 Dès 1855, l’empire ottoman commence à constituer une collection publique d’antiquités
qui mènera à la promulgation des premiers règlements sur les antiquités (1884) et en
1891, sera inauguré le Musée Impérial d’Istanbul. Le terme patrimoine fut introduit sous
le mot athâr (vestiges ou ruines antiques) faisant référence à toutes les civilisations ayant
occupé les provinces de l’empire sans aucune connotation idéologique.
5 Ces décisions vont attirer une foule d’occidentaux (pélerins, savants, architectes...) venus
admirer, décrire, dessiner, fouiller le sol... souvent sans l’approbation des autorités
113
ottomanes. Les objets découverts (statuettes, bijoux, monnaies, etc.) étaient pour la
plupart revendus aux collectionneurs autochtones, aux consuls étrangers ou voyageurs.
6 La population d’abord méfiante, puis curieuse et enfin intéressée par ce nouveau gagne-
pain, va piller et saccager les sites archéologiques. Aussi, RENAN constatait-il en 1864 1 :
« Le prix mis à ces objets a excité la cupidité des habitants, et des nuées de
déplorables antiquaires ont exploité depuis vingt ans les tombeaux de Byblos. »
7 Par contre, l’élite « lettrée » de Beyrouth, en admiration devant les multiples vestiges
archéologiques, image des civilisations passées, leur accorde de l’intérêt parce qu’ils lui
permettaient de mieux comprendre ses traditions et l’histoire sans les amener, pour
autant, à saisir leur sens patrimonial de transmission et d’héritage culturel.
8 La preuve en est que dans Bayroût al-Qadimât, leur environnement quotidien constitué de
khâns2, mosquées, madrassat3 églises, souks... n’était pas du tout perçu comme un
ensemble patrimonial mais au contraire, rejeté par la bourgeoisie et la presse qui se
plaignaient de la saleté des ruelles tortueuses, de leur insécurité, des problèmes d’hygiène
et de santé publique... démontrant, une fois de plus, l’absence de distance historique et de
prise de conscience patrimoniale des Beyrouthins.
9 À partir du dernier quart du XIXe siècle, le cœur historique de la ville entre dans une
phase de destructions successives qui dure aujourd’hui encore.
10 À partir de 1875, l’élite urbaine va réaliser les aménagements indispensables à la
modernisation d’une ville (transports, éclairage, alimentation et hygiène). L’empire
ottoman quant à lui, pour mieux répondre aux nouvelles logiques et mécanismes
introduits par les occidentaux, va entreprendre de profondes réformes urbaines
(Tanzimat) qui vont provoquer une mutation des modes de production et de contrôle de
l’espace urbain ainsi que du rôle de l’État. Entre 1880 et 1915, de vastes projets
d’aménagements4 vont transformer le vieux noyau historique. Ces mesures se sont
concrétisées dans trois domaines : extension des espaces publics, établissement de
services publics et voies de communication.
11 Osman Hamdi Bey5, haut fonctionnaire ottoman qui a rédigé les lois sur les antiquités,
écrit alors :
114
« Bientôt on n’en peut douter, toutes ces maisons et ces boutiques d’architecture
arabe si originales et si bien appropriées aux exigences locales, décorées avec tant
de goût et de grâce, vont disparaître pour faire place à de hautes maisons casernes,
à plusieurs étages, bien uniformes. »
12 Toutes ces destructions vont donner naissance à un paysage urbain d’une grande
complexité : néo-baroque pour la Banque ottomane, néo-gothique pour l’église
Évangélique, romano-byzantin pour l’église St-Louis des Capucins, style italianisant pour
les palais Sursock ou Daouk... À proximité desquels, on continue pourtant à construire à
l’ancienne : fontaines, khâns, souks, sérail...
13 Le mandat français (1924-1943), pour légitimer son occupation, va faire des Libanais les
descendants des Phéniciens et des Syriens des Araméens, effaçant ainsi des chronologies
historiques les périodes mameloukes, arabes et ottomanes. Les archéologues privilégient
la recherche sur l’Antiquité et les Croisades. Les Français ont ainsi créé des mythes et
détruit un patrimoine urbain, une mémoire collective vieille de plusieurs siècles afin d’y
greffer les idées urbanistiques de la France.
115
14 C’est ainsi qu’à partir de 1924, un projet d’urbanisme de type colonial intitulé « Beyrouth
en 5 ans » va être lancé. Le vieux noyau arabo-ottoman va disparaître au profit d’une
centralité moderne à la française : place de l’Étoile, plan radioconcentrique, grandes
artères orthogonales qui portent le nom des vainqueurs : Général Allenby, Maréchal Foch,
Weygand... Les khâns vont être transformés en salles de théâtre ou de cinéma...
Entretemps, le Service des Antiquités est créé, le Musée National de Beyrouth est
construit et des archéologues pour la plupart français classent, inventorient et
entreposent les vestiges découverts tout en faisant l’impasse sur le patrimoine arabe
récent et le riche héritage architectural et urbain ottoman.
15 À l’indépendance (1943), le dispositif juridique dressé par l’administration française
demeure et une nouvelle Direction Générale des Antiquités est constituée. La notion de
patrimoine, tant pour les autorités libanaises que pour la population, reste cependant une
notion vague et floue ; les manuels scolaires d’histoire reprennent les préjugés coloniaux
concernant les périodes arabe et ottomane, revalorisant par contre, la montagne
libanaise et les émirs du Liban, promus en Pères de la Nation. Tous les monuments d’un
passé récent (citadelles, palais, hammâms, khâns, fontaines...) sont négligés ou détruits
par le processus de modernité dans lequel s’engage le Liban dès les années 1960.
16 Devenue capitale du Moyen-Orient, Beyrouth s’étale dans le plus grand désordre, ingère
et destructure les bourgs pittoresques du littoral et de la montagne, dégrade
irrémédiablement les milieux naturels et saccage le patrimoine urbain bâti.
17 La guerre civile qui éclate en 1975, va diviser Beyrouth en deux secteurs antagonistes. Les
combattants vont très vite « squatter » le vieux noyau historique qui sera pillé puis
progressivement détruit 15 années durant. À cause des combats quotidiens qui s’y
déroulent, la population va déserter la capitale qui poursuivra donc son expansion
tentaculaire. Dès 1985, on parle désormais de la Région Métropolitaine de Beyrouth6
(RMB).
116
L’enquête
19 L’enquête menée au mois de juin 2003, auprès de 500 personnes a touché trois types de
population :
• 400 étudiants inscrits à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (francophone) et à l’American
University of Beirut (anglophone)
• 10 % des bureaux, commerces, banques, ambassades installés au centre ville
• 50 clients fréquentant les restaurants.
20 L’objectif de notre enquête consistait à recueillir les opinions et les impressions des
personnes qui fréquentent régulièrement le centre ville de Beyrouth. Après avoir posé les
questions relatives au statut civil, social et professionnel, l’enquête comportait trois
volets. Le premier portait sur la société d’exploitation foncière SOLIDERE, le second sur
les raisons pour lesquels ils fréquentent le centre ville, le dernier se préoccupait plus de
ce qu’ils ressentaient, des suggestions qu’ils pouvaient faire et de la représentation qu’ils
se faisaient de cet espace.
117
La reconstruction du Liban
23 Dès 1991, l’État libanais n’a pas chômé et s’est attelé à la reconstruction du pays, de ses
infrastructures de base, des divers secteurs de l’économie, de son administration, etc.
24 Parallèlement, les écoles, les universités, les associations ont multiplié colloques,
expositions, débats... afin de préserver ce qui pouvait être encore sauvé au Liban
cherchant à sensibiliser particulièrement la génération de la relève, aux richesses
patrimoniales de son pays et de Beyrouth.
25 La reconstruction du centre ville, creuset dans lequel se mêlaient avant 1975, les 19
communautés religieuses officiellement reconnues par l’État libanais ainsi que toutes les
classes sociales, symbole donc d’une ville réunifiée, a fait couler beaucoup d’encre.
26 L’idée de confier cette opération à une société foncière unique, tout en dépossédant les
ayants-droits de leurs biens fonds a provoqué un véritable tollé de protestations auprès
d’une population en grande majorité nostalgique d’une époque que l’on savait déjà
révolue.
27 Le projet a suscité de vastes débats articulés autour de la politique de la tabula rasa
appliquée par les concepteurs du projet, de son manque de respect à l’identité de la ville,
de la perte de l’âme du noyau ancien, de la destruction d’un patrimoine urbain et
archéologique. Or en fait, dès le départ les concepteurs s’étaient donné pour objectif le
bouleversement de l’ancienne organisation urbaine et de repartir sur des bases
totalement neuves. Dans le champs ravagé du centre historique, l’image d’une ville
nouvelle avait été projetée sous le slogan de : « Beirut, ancient city of the future ».
28 Les architectes, maîtres d’œuvres du « plus grand projet de reconstruction urbaine de la
fin du siècle », ont-ils décidé seuls de ce qui méritait d’être préservé et de ce qui devait
disparaître ? Néanmoins, les anciens souks de la ville ont été rasés aux bulldozers, les
quartiers ottomans qui les entouraient, dynamités9. Il n’en subsiste plus aujourd’hui que
quelques ilôts isolés.
29 Le romancier Elias Khoury écrira : « C’est la mémoire libanaise et l’âme de cette ville que
l’on tue. »
118
31 C’est en mai 1994 que la responsabilité de reconstruire et d’aménager le centre ville, a été
confiée à la société privée SOLIDERE (SOciété Libanaise DE REconstruction). Les coûts du
projet de reconstruction du centre ville qui s’étend sur plus de 184 ha (soit environ 8 % de
la superficie totale de Beyrouth) sont estimés à près de 10 milliards de dollars.
32 Comme nous avons pu le voir plus haut, les concepteurs ont décidé de réhabiliter pour
des raisons esthétiques et historiques un vieux noyau d’immeubles construits lors du
mandat français, les lieux de culte et les bâtiments administratifs. Ils vont également
intégrer certains vestiges archéologiques découverts lors des trois saisons de fouilles
(1994-1997) et reconstruire un des souks de Beyrouth rasé aux bulldozers.
38 Notre enquête a d’ailleurs montré un fort taux de fréquentation du centre ville : les
personnes touchées par l’enquête s’y rendent souvent en général ou au moins une fois par
semaine.
39 En courant de journée, les étudiants étant sur leurs campus universitaires et les adultes
sur leur lieu de travail, il est naturel que près de 80 % de notre échantillonnage pratique
en soirée le « nomadisme social » dans les uniques rues piétonnes de Beyrouth.
L’acronyme de SOLIDERE
46 À la question : que veut dire SOLIDERE ? Uniquement 8.6 % des personnes à su répondre
avec exactitude alors que 58.8 % de notre échantillonnage ne savait pas ce que signifiait
l’acronyme SOLIDERE.
47 Plusieurs réponses font référence au premier ministre M. Rafik Hariri (un des plus gros
actionnaires de SOLIDERE), identifiant ainsi la société d’exploitation foncière à l’homme
d’affaires qui a dirigé le pays de 1992 à octobre 2004. Une économie défaillante, une dette
extérieure croissante, la dégradation du pouvoir d’achat et de la santé, le spectre d’une
dévaluation future de la livre libanaise... autant de raisons pour lesquelles le Président du
Conseil est impopulaire auprès d’une grande partie de la population libanaise pour qui,
SOLIDERE n’a été qu’une vaste opération de dépossession foncière. Plusieurs personnes
122
utilisent les termes suivants pour la définir : une boîte d’escrocs, des voleurs, l’évangile selon
Hariri...
anciennes demeures au profit de tours (7.1 % est fier du style architectural des anciens
bâtiments). Ce patrimoine historique, pourtant limité et ne servant que de faire-valoir
pour la spéculation immobilière, est la valeur dominante qui ressort des réponses.
57 L’intérêt accordé à des symboles différents, par les trois groupes de notre
échantillonnage, est révélateur de la représentation que chaque catégorie se fait du
centre ville.
58 La centralité de ce lieu a fait l’unanimité des réponses. D’après les personnes, le Centre-
Ville restauré symbolise la capitale qui est le « cœur » de la ville et Beyrouth le « cœur »
du pays. Nous pouvons y lire le désir inconscient de retrouver le Beyrouth florissant
d’autrefois, capitale du Moyen-orient et dans lequel le Centre-Ville concentrait les
activités administratives, économiques, politiques... autant d’images du bien-être social
d’alors.
59 Par la suite, les centres d’intérêts divergent. Ainsi, le centre ville symbolise le travail pour
les personnes actives (38.2 %) puis un lieu de loisirs et d’animations multiples (23.4 %).
Représentation qui les sécurise puisque ces activités attractives devraient leur assurer de
meilleures rentrées qui leur permettront d’amortir les frais occasionnés par leur
implantation au centre ville. 82.9 % des chefs d’entreprise déclarent avoir choisi
SOLIDERE pour y travailler parce que c’est le « centre » de la ville.
60 Tandis que l’espace temporel se dégage beaucoup plus chez les clients (48.9 %) et les
étudiants (23.7 %). Ils sont fiers de pouvoir pratiquer des lieux aussi prestigieux, de
retrouver Bayroût al-Qadimât (le vieux Beyrouth), d’admirer le patrimoine historique, de
visiter les ruines archéologiques... Auxquels ils rajoutent une fois de plus, la valeur
architecturale de cet ilôt réhabilité, représentatif de l’héritage urbain d’une ville
124
pluraliste. Pour 19.5 % des étudiants, ce lieu constitue la meilleure image que le Liban
peut offrir tant à ses habitants qu’aux touristes.
61 Le Centre-Ville dégage aussi dans l’imaginaire des jeunes et des visiteurs une très forte
représentation symbolique associée aux plaisirs des yeux mais aussi aux plaisirs du
ventre. Les activités tant gastronomiques que de loisirs constituent 32 % de leurs
réponses. Pour 53 % de la clientèle, c’est également un lieu où se côtoient, comme
autrefois, toutes les communautés libanaises, toutes les classes sociales, tous les âges...
62 Aujourd’hui, la société libanaise est beaucoup plus extravertie, plus occidentalisée, plus
émancipée... Elle ne recherche plus l’intimité, l’ambiance feutrée des salons de thé, des
petits restaurants... Elle recherche la foule, la cohue, la promiscuité qui fait penser aux
artères commerçantes des capitales occidentales, aux cafés-trottoirs européens ; cette
association lui permet de s’évader... Autrement dit, de fuir la réalité du pays en crise :
traverser la rue qui mène des parkings à la rue Maarad, c’est ouvrir une porte et pénétrer
dans un autre monde, une autre ambiance marquée par de nouveaux repères et de
nouveaux codes : On va au Centre-Ville comme on va en vacances.
63 Le Centre-Ville réhabilité symbolise aussi, d’après les réponses, la paix, la sécurité... car
l’engouement croissant pour ces espaces rassure 23.2 % des jeunes qui y voient la
renaissance du Liban, l’espoir de jours meilleurs (11.5 %) et d’un futur idéal qu’il reste
encore à construire ; cet endroit si différent des autres quartiers de Beyrouth, unique, même
mieux qu’avant... devrait servir de prototype, de modèle.
64 Mais est-ce là le vrai visage de SOLIDERE ? Du nouveau centre ville de Beyrouth ? Une
seconde lecture ne s’impose-t-elle pas ?
66 Ainsi à la question : Voudriez-vous voir autre chose à la place du centre ville ? Plus des
deux tiers se sécurisent en répondant par la négative alors que les employés (53.1 %) et
les visiteurs (51 %) critiquent ouvertement le projet. Ils accusent la société d’exploitation
foncière d’avoir créé un espace destiné aux touristes, aux Arabes du Golfe tout
particulièrement. Ils se plaignent de la cherté tant des baux de location que des prix
pratiqués dans les restaurants, de la qualité du personnel engagé par la société... mais
aussi du manque d’équipements culturels (musées, bibliothèque, théâtre, cinémas...) et de
jardins publics.
125
67 Les personnes touchées par l’enquête font des suggestions destinées à améliorer la
gestion et les services offerts par SOLIDERE (cf. Tableau n° 7).
68 La clientèle est surtout gênée par l’aspect inachevé du périmètre SOLIDERE : les sites
archéologiques ne sont pas encore aménagés, plusieurs immeubles affichent des façades
lépreuses, des terrains sont en friche, le bord de mer en chantier...
CONCLUSION
69 Pourtant les concepteurs du projet du Centre-Ville avaient voulu donner un sens à cet
espace mythifié par une population libanaise qui, 15 années
70 Tableau n° 6 : Voudriez-vous autre chose à la place du nouveau-centre-ville de Beyrouth
durant, s’était mentalement appropriée des lieux tels : le Grand Sérail, les souks, la Place
des Martyrs, Place de l’Étoile, les lieux de culte... SOLIDERE, fortement controversée dès sa
fondation, a cherché à conquérir l’opinion publique, en revalorisant ces lieux pour leur
redonner vie ; il a joué sur les formes pour les relier à un temps révolu, à un style
architectural, à une universalité... en fonctionnalisant chaque portion de cet espace : ici le
commerce, là l’espace public, là celui du politique, etc.
71 Mais face aux acteurs de cette recomposition patrimoniale, urbaine et sociale, bien
délimité dans l’espace géographique de la ville, les individus n’ont pas vraiment adhéré à
l’image figée dans le temps et ont rejeté le nouvel ordre politique que l’on essayait de leur
imposer. Face à la mémoire « officielle », qui a réduit le passé à une collection de
« morceaux choisis » destinés à alimenter la spéculation immobilière17, les mémoires
identitaires communautaires à travers leurs vécus, leurs savoirs, leurs compétences et
leurs valeurs... se sont réappropriées le centre ville en imposant leurs besoins et en y
créant de nouveaux repères.
72 C’est dans la relation histoire-individu que le projet a failli. En voulant créer au sein de la
ville un espace « purifié » dans lequel on se proposait d’effacer les traces de la guerre, de
reconstituer un patrimoine « politiquement correct », les concepteurs se retrouvent
finalement en train de perpétuer les effets d’éclatement et de morcellement générés par
cette dernière et la reconstruction du centre ville de Beyrouth aura été beaucoup plus un
instrument de discorde, reflet de la fragmentation de la société, qu’un thème national
fédérateur.
126
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NOTES
1. RENAN E., 1864, Mission de Phénicie, Paris, Imprimerie Impériale, 498 p.
2. Khân : caravansérail.
3. Madrassa : école coranique.
4. Nouveau Sérail, jardins publics, hôtel municipal...
5. HAMDI O., REINACH Th., 1892, Une nécropole royale à Sidon, Paris, éditions E. Lerous.
6. La Région Métropolitaine de Beyrouth (RMB) va de la localité de Naamé au sud de la capitale
jusqu’au promontoire du Nahr el-Kalb, au nord. Elle couvre une superficie de 23 000 ha et
concentre plus de 1,5 millions d’habitants.
7. La conurbation urbaine de Beyrouth va de la ville de Damour au sud, jusqu’à la ville de Jbaïl, au
nord et englobe les localités situées à près de 900-1 000 mètres d’altitude (Faitroun, Bikfaya,
Broummana, Bhamdoun...).
8. D’après le rapport de l’ESCWA en 2002,28 % de la population libanaise, toutes confessions
confondues, vivrait au-dessous du seuil de pauvreté. Le SMIC en 2003 est de 200 USD.
9. 85 % des bâtiments du centre ville a été rasé.
10. La tendance est à la location à travers des contrats de 7 à 12 ans. Il s’agit donc de contrats de
longue durée ce qui diffère des autres quartiers de la ville où l’on trouve fréquemment des
locations à court terme (3 ans). En règle générale, les locations correspondent à 7-10 % de la
valeur du local commercial. Les prix de location diffèrent d’une rue à l’autre mais la fourchette se
128
situe entre 500 et 800 dollars le m2. En ce qui concerne les prix de vente, ils se situent entre 5 000
et 6 000 dollars le m2.
11. Le périmètre de SOLIDERE est le seul lieu où la circulation est interdite aux voitures le
dimanche matin ; les rues piétonnes permettent d’y faire du VTT, skate board ou du roller, les
larges trottoirs (inexistants ou occupés par des voitures dans les autres quartiers de la capitale)
sont prisés par les adeptes du jogging. La société a également aménagé des terrains in door de
basket, de tennis et un manège.
12. Depuis les attentats à New York, les ressortissants arabes des pays du Golfe et des autres pays
du Moyen-Orient hésitent à se rendre dans leurs résidences situées aux États-Unis ou en Europe
de peur de représailles.
13. Le milliardaire libano-saoudien M. Rafik Hariri possède la chaîne télévisée privée « FUTURE »
et plusieurs organes de presse.
14. La tranche d’âge ayant plus de 35 ans représente 8.2 % de notre échantillon.
15. 30.4 % de ceux qui travaillent et 36 % de la clientèle.
16. Muezzin : appel à la prière des fidèles musulmans.
17. N’oublions que des milliers de familles ont été lésées par l’appropriation abusive des biens-
fonds du Centre-Ville par SOLIDERE et qui ont été indemnisés à vil prix.
AUTEUR
LILIANE BUCCIANTI-BARAKAT
Département de Géographie, Université Saint-Joseph de Beyrouth
129
Introduction
Maria Gravari-Barbas
• Les experts et techniciens du patrimoine de manière plus générale, qui soutiennent une
vision ou une approche du patrimoine non exempte d’a priori liés à la politique locale, à l’air
du temps, à des pressions diverses ;
• Les ONG qui portent sur les espaces et lieux habités ayant une valeur patrimoniale reconnue,
un regard homogénéisant et qui impulsent des standards et des approches de protection et
de gestion qui tendent à transcender les frontières régionales ou nationales.
3 Entre ces différents acteurs, il n’y a pas forcément de consensus en terme de
représentations patrimoniales. Les différents discours peuvent être superposés voire
antinomiques : entre « un discours officiel pour la ville, une vision de socialisation pour le
quartier où le patrimoine officiel est souvent inexistant et un patrimoine individualisé »,
les passerelles n’existent pas toujours (Dominique Couret, Anne Ouallet et Bezunesh Tamru). Et
même si c’est le cas, il n’y a pas toujours de consensus en termes de gestion, de
pérennisation ou de transmission du patrimoine en question.
4 La société « habite » les lieux patrimoniaux en faisant continûment des ajustements, des
transactions, des négociations. C’est le résultat de ces échanges qui « fait » société, qui
permet d’« habiter » le patrimoine et de faire émerger des projets autour de celui-ci.
5 Les écarts d’approches et de vision, les tensions, voire les conflits, peuvent ainsi nous
renseigner sur la manière dont la société habite ses lieux patrimoniaux. Plusieurs textes
mettent l’accent sur les incohérences entre représentations, pratiques et gestion des lieux
patrimoniaux habités. Florence Paulhiac pointe à ce propos la situation « paradoxale » du
Vieux Montréal où tandis que « les références au patrimoine sont toujours clairement
énoncées par les pouvoirs publics au sein des documents d’urbanisme, ceux-ci opèrent
des choix incompatibles avec la protection du patrimoine urbain ».
6 Les consensus apparents masquent des approches qui tendent à favoriser le
développement de fonctions souvent incompatibles entre elles.
7 Dans tous les cas, à travers la diversité des discours patrimoniaux des différents acteurs
en scène, on voit se profiler, au-delà de l’option de passé choisi, l’évolution souhaitée de
l’espace patrimonialisé ; celle-ci puise en effet sa légitimité dans une référence
patrimoniale sélectionnée (Sébastien Jacquot).
10 Dans le cas par exemple du quartier de la Ano Polis de Thessalonique, en Grèce, Kiki
Kafkoula insiste sur le grand éclectisme des éléments patrimonialisés sélectionnés par les
acteurs du patrimoine. Elle montre ainsi que les premières mesures de protection de ce
quartier riche en architecture domestique du XIXe et XXe siècles (dans un pays où les
instances de protection et de restauration sont essentiellement préoccupées par des
témoins de l’antiquité grecque ou romaine et de l’époque byzantine) n’ont concerné
qu’une infime minorité des 4 000 bâtiments du quartier. Parmi ceux-ci ne figurait aucun
témoignage de l’architecture « auto-construite » par les réfugiés qui s’y étaient
massivement installés dans la première moitié du XXe siècle, aucun témoignage des
logements sociaux construits à l’époque pour les accueillir...
11 Les acteurs à l’origine de la patrimonialisation sélectionnent en effet les éléments qui
pourront s’inscrire au « conservatoire de l’espace1 » selon des critères qui peuvent être
pertinents ou non mais qui, dans tous les cas, sont les leurs : « exit la mémoire habitante,
c’est du béton et rien d’autre » (Kiki Kafkoula). Dans le même registre, Vincent Veschambre
montre les hiatus de la mémoire urbaine et l’effacement quasi total de la mémoire des
populations qui vivaient dans les quartiers historiques d’Angers et du Mans avant le
lancement de projets de rénovation ou de réhabilitation.
12 Dans ce rapport de force entre habitants et « entrepreneurs de patrimonialisation » les
derniers peuvent cependant jouer un rôle précurseur : ainsi, Tun-Chun Hsu montre que
dans le cas de Troyes (mais ceci concerne certainement d’autres centres historiques) le
rôle des habitants dans la reconnaissance du bâti médiéval, longtemps déprécié, a été
crucial : en parallèle, voire avant l’action des acteurs locaux et des techniciens, ce sont les
investissements des habitants et leurs actions soucieuses d’une certaine image de ville qui
ont contribué efficacement à la reconnaissance de la valeur patrimoniale de l’ensemble
urbain du centre historique.
et la mise en valeur du Vieux Québec. Celui-ci, certainement très pertinent sur le plan
architectural, a cependant été conçu sans prendre en compte des facteurs économiques et
sociologiques du quartier. La pertinence d’ailleurs des outils architecturaux et la qualité
du cadre urbain qui en résulte tendent d’ailleurs à accentuer davantage l’insuffisance des
mesures sociales.
15 Alexandre Abry montre que les politiques de restauration de la médina de Fès, patrimoine
mondial de l’UNESCO, procèdent, en terme de prise en compte de l’habitat et des
habitants, de logiques totalement différentes. Entre une logique « conservatrice » qui
attribue la dégradation des habitats aux habitants déracinés qui sont venus s’y installer et
une logique « moderniste » qui prône l’adaptation aux cultures locales, l’écart est
considérable, à la fois en terme d’approches de restauration et en terme de contenu
social.
16 Le cas de la médina de Fès montre d’ailleurs de manière exacerbée les difficultés de prise
de décision et de mise en place d’un projet de sauvegarde : entre l’élaboration de plans à
long terme et au bout du compte irréalisables, et les opérations de rénovation radicales
voire tout simplement de démolition, on réalise les difficultés de gestion efficace et
continue d’un patrimoine prestigieux mais délabré.
17 L’article de Naji Lahmini met en évidence l’importance du rôle de « l’habitant acteur »
dans le contexte du logement social en France. Il montre le paradoxe de la situation du
logement social conçu par les grands architectes du XXe siècle (et donc plus apte à être
reconnu et à être patrimonialisé) qui consiste à offrir aux habitants un cadre bâti (à la fois
intérieur et extérieur) figé, et donc à les « neutraliser ». L’auteur fait l’hypothèse que, au
bout du compte, les transformations dans le logement sont les seuls moyens de se
l’approprier, de le rendre « habitable2 ». Et que, plus le logement proposé est innovant
(voire provocateur), plus les transformations seront lourdes. Ces tentatives de
réappropriation d’une architecture imposée (qu’elles soient vues comme des formes de
destruction ou comme des formes d’enrichissement) conduisent dans certains cas à
enlever leur aspect d’origine aux logements transformés et entrent donc de fait en conflit
avec les professionnels qui veillent sur la patrimonialisation de ces espaces.
18 Les habitants peuvent donc être les véritables acteurs de la transformation des espaces
patrimonialisés. La transformation apparaît d’ailleurs consubstantielle à l’acte d’habiter,
puisque c’est à travers celle-ci que s’opère l’appropriation de l’espace habité. Qu’elles
soient faites de manière « savante », au nom de la valeur patrimoniale ou qu’elles soient
faites pour des raisons d’ordre pratique, les transformations opérées par les habitants
sont souvent source de conflit témoignant de manière lisible de divergences de vue entre
la conception des architectes et le vécu des habitants, entre « bien être » et « voir beau ».
quelles conditions ? Pour quel type de projet ? » L’analyse comparée de deux espaces, du
Vieux Port de Montréal (une friche industrielle) et du Vieux Montréal (un quartier
historique) met en évidence que les approches participatives possibles sur le premier ne
l’étaient pas sur le deuxième. La marge de manœuvre, les contraintes et la concertation
diffèrent considérablement entre les différents espaces, même si les acteurs en jeu sont
communs.
20 Les rapports entre acteurs se placent cependant souvent sous le signe du conflit, puisque
les nouvelles fonctions commerciales et touristiques entrent en concurrence avec la
fonction résidentielle. Plusieurs auteurs montrent les difficultés de cette cohabitation
entre fonctions, d’autant plus importantes que les discours semblent se référer à des états
antérieurs imaginaires (le « centre traditionnel », le « village dans la ville » sans les
aspects négatifs indissociables à ceux-ci – insalubrité, vétusté, etc.).
21 Dans le cas de Valparaiso, ville classée patrimoine mondial en 2003, Sébastien Jacquot
témoigne de cette tension entre différentes fonctions, se disputant leur place et leur
légitimité dans les quartiers patrimonialisés. La principale opposition est celle qui sépare
habitants et fonctions tertiaires, touristiques et de loisirs principalement ; elle est
exprimée, selon l’auteur, comme une opposition entre « espace visible et espace voyant »,
entre la ville telle qu’elle est vue par ceux qui y déambulent et la ville telle qu’elle est vue
de l’intérieur des maisons, par ceux qui y habitent. Derrière ces oppositions, on peut voir
pointer les mêmes discours qui, au nom d’une ville archétypale, cherchent à défendre la
légitimité d’une présence dans les centres patrimonialisés (plus ancienne, plus enracinée,
plus consciente) par rapport à d’autres fonctions, censées être moins légitimes.
22 Dans certaines villes, l’opposition entre résidents au quartier et autres occupants,
permanents ou temporaires, conduit à la mise en place de codes de bonne conduite, des
« chartes de civilité ». Habiter le même espace patrimonialisé, convoité par plusieurs
groupes pour des raisons différentes (qui ont certes toutes trait au caractère patrimonial
des lieux tout en l’interprétant ou en l’évaluant différemment) impliquerait donc un
« savoir vivre » spécifique...
23 Dans le cas du Vieux-Montréal, Florence Paulhiac souligne le rôle des « arènes », auxiliaires
de la mise en œuvre de l’action publique et relais vers les acteurs institutionnels. Dans
certains contextes, « habiter le patrimoine » signifie pour les habitants d’adopter un
mode d’habiter « actif », nécessitant une inscription au quartier et un investissement fort.
24 Au bout du compte, que ce soit dans un contexte urbain ou dans le contexte des Îles du
Ponant présentées par Céline Barthon, les contradictions d’un espace patrimonialisé sont
tellement fortes que leur dépassement implique une concertation et une volonté locales
affirmées, un volontarisme plus « militant » que dans un contexte plus neutre.
d’intégration du site visé dans la vie urbaine, que ce soit dans un souci d’habitat (cadre de
vie) ou dans une optique de fonctionnement de la trame urbaine.
26 L’analyse comparée des projets de rénovation du quartier de la Doutre à Angers et de
réhabilitation du Vieux Mans présentée par Vincent Veschambre, montre que dans les
années 1960 et 1970, période pendant laquelle la question des vieux quartiers urbains est
posée en France de manière particulièrement aiguë, rénovation et réhabilitation ont eu le
même impact : la relégation des plus pauvres et le changement de la base socio-
démographique des quartiers en question. Il montre aussi que ceci a été le résultat prévu
et attendu de la stratégie de gentrification des municipalités d’Angers et du Mans, qui ont
ciblé dès le départ des nouvelles populations solvables. On se trouve ici face à des
situations assez ambiguës : les villes souhaitent plus de mixité sociale dans ces quartiers,
elles impulsent des projets qui sont à l’origine d’un premier mouvement de gentrification.
En même temps elles souhaitent maintenir sur place des populations socialement plus
fragiles, et adoptent, dans cet objectif, des stratégies de logement social. Une
gentrification « spontanée » résultat de la réaction du marché à l’offre d’un contexte
urbain désormais revalorisé complète cependant celle initiée par les municipalités et
réduit la marge de manœuvre de celles-ci.
27 Nora Semmoud pose la question de l’évolution des politiques de protection des centres
anciens au cours des dernières décennies. Elle montre que l’affirmation de la politique
patrimoniale, plus franche au cours de la dernière décennie qu’auparavant, est aussi plus
menaçante pour la diversité du peuplement : plus la politique patrimoniale s’affirme, plus
le centre ancien retrouve une qualité et une valeur d’usage attractives pour les couches
moyennes. Elle met ainsi en évidence que la nouvelle optique patrimoniale (glissement
par exemple d’une procédure de PSMV3 vers une OPAH 4, plus pragmatique) conduit
inéluctablement au changement social des quartiers anciens et ce, quels qu’en soient les
énoncés de principe.
28 Elle souligne par ailleurs le paradoxe de ces opérations : tandis que les politiques
publiques cherchent à reconstruire dans les territoires concernés par les politiques de la
ville un « espace social » (du lien social, de la sociabilité, de l’urbanité), celui-ci reste
invisible là où il existe déjà, c’est-à-dire dans les territoires centraux subissant les
opérations de réhabilitation, et de ce fait expérimentant des changements sociaux.
29 Les phénomènes de gentrification passent par une vision européocentrée de la notion du
patrimoine, mais dans un monde globalisé, ils ne sont pas cantonnés aux villes
européennes. Analysant les politiques urbaines à Mexico, Elodie Salin témoigne de la
volonté des acteurs locaux de jongler entre, d’une part, le maintien des populations
pauvres par l’intermédiaire de démarches participatives et l’implication des habitants
aux prises de décisions, et, d’autre part, la gentrification spontanée cherchant à stimuler
le retour des populations aisées dans les centres ville. Les contextes culturels et
historiques jouent incontestablement un rôle important : dans la période douloureuse de
l’après-séisme à Mexico en 1985, la nécessité de maintenir les populations résidentes dans
le centre ville sinistré a généré des approches de réhabilitation qui apparaissent
aujourd’hui globalement plus innovantes et moins élitistes que celles mises en place dans
les vieux quartiers occidentaux. Considéré globalement comme un exemple réussi, le cas
de Mexico aurait pu servir d’exemple pour les opérations de réhabilitation du Caire après
le séisme de 1992. Il garde cependant un caractère de relative exception. L’auteur
considère que de manière générale, les processus de gentrification « autochtone » dans
les villes du Sud suivent des trajectoires différentes.
136
30 À l’échelle du logement social, Naji Lahmini s’interroge aussi sur le rapport entre
patrimonialisation et gentrification : la patrimonialisation est-elle compatible avec le
maintien dans les quartiers et habitats patrimonialisés d’une population socialement plus
vulnérable ? La réflexion de l’auteur est ici essentielle : la proposition d’une architecture
d’avant-garde aux classes populaires est porteuse d’un risque de détournement du
logement, avant même son éventuelle patrimonialisation, de sa destination sociale. Les
exemples de logements sociaux construits dans les années de l’après guerre, mais aussi à
une date beaucoup plus récente (logements Nemasus de Jean Nouvel à Nîmes) en
témoignent.
31 Les auteurs montrent la complexité de l’analyse des mouvements de gentrification, à la
fois sur le plan spatial (celle-ci ne concernant pas l’ensemble d’un secteur patrimonialisé
mais des « poches » spatialisées) et temporel (avec des « degrés » de gentrification
progressive). L’analyse de l’emprise spatiale et de l’évolution temporelle des mouvements
de gentrification apparaît d’ores et déjà comme un terrain de recherche fécond.
32 De manière plus générale, la lecture des textes rassemblés ici tend à confirmer
l’importance de l’analyse des processus et des discours sur la gentrification (y compris
ceux produits ou véhiculés par les chercheurs) en parallèle avec ceux sur la
patrimonialisation (son acceptation ou son refus). Nul doute que nous nous trouvons ici
devant des pistes intéressantes à explorer...
NOTES
1. VERRET M., (1995), Chevilles ouvrières, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, coll.
« Mouvement social ».
2. À ce sujet, voir aussi l’article de S. Denèfle (présenté en thématique 1).
3. Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur.
4. Opération programmée d’amélioration de l’Habitat.
AUTEUR
MARIA GRAVARI-BARBAS
Université d’Angers- ESTHUA CARTA UMR ESO Espaces géographiques et Sociétés
137
INTRODUCTION
1 Valparaiso, port mythique de la côte sud du Pacifique, porte d’entrée de la modernisation
du Chili au XIXe siècle, a beaucoup souffert de la modification des routes maritimes suite à
l’ouverture du canal de Panama en 1904, subissant dès lors un inexorable déclin, qui se
traduit aujourd’hui par des taux de chômage et indices de pauvreté largement supérieurs
aux moyennes chiliennes. Le développement touristique basé sur la patrimonialisation
est perçu à Valparaiso comme une des principales chances de sortie de la crise, avec
l’arrivée espérée des touristes et investissements. Cependant le patrimoine pour ne pas
rester un concept incantatoire creux doit être pourvu d’une signification et d’une
visibilité. La candidature comme ville patrimoine de l’humanité s’inscrit dans cette
stratégie d’une visibilité accrue, en même temps qu’il devient nécessaire d’énoncer les
motifs patrimoniaux, les valeurs au nom desquelles s’impose la protection de Valparaiso.
2 Or ces valeurs ne sont pas déterminées directement par les formes historiques urbaines
mais elles s’inscrivent dans un champ des possibles. Un même édifice peut être considéré
comme patrimoine au nom de valeurs différentes (Riegl, 1983), parfois coexistant entre
elles, parfois l’une au détriment des autres. À partir de là peuvent s’élaborer différents
discours patrimoniaux, lesquels ont un impact sur l’aménagement et la définition de
l’habitant des espaces patrimonialisés.
3 La définition patrimoniale devient alors un enjeu entre différents groupes d’acteurs. Je
me place exclusivement du côté de l’offre patrimoniale : comment la production de
discours patrimoniaux par certains acteurs spécialisés contribue en même temps à définir
les évolutions sociales légitimes de ces espaces.
138
Figure 2 : Photo de la baie de Valparaiso, partie est (cliché Guy Haglund et Lily Moya, 2001)
140
Figure 3 : Carte de Valparaiso, par John Mere, 1826 (in Benavides, Pizzi, Paz, Ciudades y arquitectura
portuaria, 1994)
• Barrio Puerto
• Almendral
• Cerros Alegre et Concepcion, encore vides.
9 Ces aspects paysagers sont souvent mentionnés : les différents types de regards que l’on
peut porter sur la ville sont ainsi ce qui permet de définir ce patrimoine particulier de
Valparaiso. S. Acevedo et J. L. Moraga (1992) définissent des « regards de transgression »,
décrits comme typiques de Valparaiso. Ils naissent par surprise, ne sont annoncés par
aucun élément, profitant d’une trouée du tissu urbain. L’horizon du regard est ouvert ou
semi-ouvert et permet de regarder simultanément différents plans distincts. Le regard
peut être linéaire ou avoir une plus grande amplitude : « Le regard ne se définit pas
comme une perspective mais comme différents plans d’affrontement. » Ainsi il n’est pas
mis en scène mais le jaillissement soudain de ce regard lui donne une dimension presque
impérieuse. Ce regard est défini comme tension : les différents plans requièrent des
regards à différentes échelles pour s’adapter aux variations de distance ; or il n’est pas
possible d’avoir conscience simultanément des différents plans d’où une certaine tension
du regard, loin de l’effet reposant que peut produire la contemplation de l’océan. Ainsi
l’image du kaléidoscope est souvent évoquée à propos de Valparaiso, passage à la limite
où au final tout se confond et perd ses distinctions. Ces regards de transgression sont
permis par la topographie de Valparaiso puisque l’urbanisation des cerros crée des
niveaux topographiques différents visibles à partir d’un même lieu, mais également par le
mode d’urbanisation des cerros : les édifices sont bas et permettent au regard de saisir une
plus grande étendue.
10 Ce type de regard (d’autres expériences visuelles pourraient ainsi être présentées)
conforte l’idée d’une harmonie urbaine. Certes ce regard est perçu d’abord comme
tension, mais en même temps il établit des connexions visuelles entre des lieux disjoints,
s’intégrant à une conception de la ville pensée comme harmonie entre ses parties.
11 Il s’agit là de différents exemples de ce discours où le patrimoine est présenté comme lié
aux valeurs paysagères de Valparaiso et de son intégration à son site. La reprise de ce
141
discours insiste également sur l’aspect banal de ces regards, en ce sens qu’ils peuvent être
partagés par l’ensemble des habitants, quel que soit leur lieu de résidence.
Figures 4 à 6 : Passage Templemann, modifications du paysage urbain le long d’un passage, exemple
d’un regard de transgression. (Source : photos de l’auteur)
12 Face à ces valeurs paysagères, liées à des paysages urbains spécifiques, l’histoire des
espaces historiques peut également être mise en avant. Cette ville se différencie en effet
des villes d’Amérique Latine. Valparaiso ne fut pas fondée par les Espagnols : ce n’est donc
pas une ville au sens juridique, seulement un port, défini par Valdivia (le fondateur de
Santiago) comme « terminaison portuaire de Santiago ». Les lois de 1573 de Philippe II
relatives aux villes du Nouveau Monde ne furent ainsi pas appliquées : Valparaiso ne
compte ni place d’armes ni application d’un plan en damier aux dimensions préétablies,
le développement urbain se fait de façon plus libre. À l’Indépendance en 1811 la ville ne
compte que 3 000 habitants. C’est le XIXe siècle qui marque le développement de la ville
(122 447 habitants en 1895). Valparaiso est en effet la porte d’entrée de la modernisation
économique du Chili (Figueroa, 2000) : nœud du commerce international, place financière
dominée par les sociétés anglo-saxonnes. Des communautés d’immigrés européens se
constituent, avec leurs réseaux de sociabilité (clubs, églises anglicane et protestante,
cimetière spécifique...).
13 Cette communauté étrangère, qualifiée, employée dans les sociétés bancaires,
d’assurances, d’import-export (souvent filiales d’entreprises britanniques), vit dans des
espaces spécifiques. Après le tremblement de terre qui dévaste l’Almendral, les Cerros
Concepcion et Alegre sont les lieux de résidence de la bourgeoisie anglo-saxonne et
allemande. Plusieurs facteurs expliquent ce développement résidentiel particulier.
Malgré leur position centrale les Cerros Alegre et Concepcion sont restés longtemps à
l’écart du développement urbain, constituant d’abord une propriété d’un seul tenant, aux
mains de religieux. Elle fut ensuite vendue et divisée en différentes parcelles. Cette
143
opération commerciale explique qu’il s’agisse des seuls cerros à la voirie relativement
régulière. Cette division parcellaire tardive a permis une relative homogénéité sociale,
conforme au désir de l’entre-soi de la bourgeoisie anglo-saxonne. En effet, lieu de travail
et de résidence tendent de plus en plus à se séparer (Hall, 1999).
14 Ces cerros sont très particuliers au sein de la ville, appelés au XIXe siècle les « cerros des
anglais », reconnaissables par les maisons avec des éléments de l’architecture
néovictorienne : bow Windows, fenêtres en guillotine, agencement intérieur conforme au
mode de vie bourgeois avec salle de billard, bureau, couloir permettant l’individualisation
des chambres. À partir de la fin du XIXe siècle la bourgeoisie étrangère migre vers Viña del
Mar, station balnéaire contiguë à Valparaiso. Le port de Valparaiso est peu à peu
marginalisé par rapport aux échanges mondiaux. La population anglo-saxonne diminue
rapidement. Toutefois la teneur anglo-saxonne est encore aisément reconnaissable et elle
est même accentuée aujourd’hui par les travaux de mise en valeur patrimoniale. Ainsi un
bâtiment a été construit en 1997 dans un style néovictorien, devenant un des édifices
emblématiques de Valparaiso.
15 Les espaces du plan sont également marqués par cette forte intégration de la ville dans
l’économie mondiale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le Barrio Puerto les
bâtiments des banques et compagnies d’assurance témoignent du style architectural
éclectique. Les architectes proviennent d’Europe principalement. Les bâtiments
combinent des éléments néoclassiques, néogothiques, art nouveau, manifestant dans les
paysages urbains cette intégration du port à l’économie mondiale.
16 Ainsi le patrimoine porteño peut être appréhendé de deux façons différentes. Ces deux
grands types de justifications ne sont séparés que dans l’analyse : dans les discours ils
sont souvent mêlés mais à un moment un choix implicite est toujours fait car ils n’ont pas
les mêmes conséquences en terme d’aménagement. Il s’agit donc de dégager deux types
de valeurs, pour mieux comprendre les évolutions du regard patrimonial.
17 Dans le premier cas c’est une vision quasiment détachée de l’histoire de la ville qui est
mise en avant, ne retenant que quelques évènements particuliers, comme si Valparaiso
avait des qualités consubstantielles : paysages particuliers, liés au site en amphithéâtre,
maisons d’un ou deux étages, de différentes couleurs, s’égrenant sur les pentes des cerros,
donnant à la fois une richesse visuelle et une certaine harmonie. Cette vision
patrimoniale ne s’attache pas qu’aux espaces historiques mais au contraire considère la
ville comme un tout indivisible, dont la valeur patrimoniale peut être partagée par tous
les habitants.
18 Dans le second cas le patrimoine est défini par sa valeur historique, manifestant
l’intégration du Chili au système économique mondial au XIXe siècle. La séparation entre
lieux résidentiels bourgeois et populaires, entre lieux résidentiels et lieux des affaires (le
quartier portuaire) s’inscrit dans les nouvelles formes urbaines du XIXe siècle qui
témoignent de la dimension internationale de la ville. Ces valeurs historiques ne
concernent qu’une partie de la ville, qui se voit conférer une plus-value patrimoniale. Une
forte inflation des prix immobiliers depuis 1997 témoigne de cette nouvelle
différenciation.
19 On peut schématiser cela sous la forme d’une triple opposition :
• Valeurs historiques : espaces définis et délimités, historicité de la ville, discours historique
• Valeurs typiques : ensemble de la ville, immutabilité de la ville, discours essentialiste
144
20 Il s’agit d’une opposition idéale, qui décrit deux façons d’appréhender le patrimoine de
Valparaiso. La candidature de Valparaiso comme ville patrimoine de l’humanité a dans ce
sens agi comme un révélateur de ces deux ordres de justifications.
26 Dans la version actuelle acceptée par l’Unesco en juin 2003, la justification de la valeur
universelle de Valparaiso se présente différemment : le mot « naturel » n’apparaît plus et
la zone historique est présentée comme « élément urbain exceptionnel des routes
commerciales durant l’époque industrielle ». Ainsi la dimension historique est accentuée,
au détriment de l’aspect paysager, montrant en quelques années une inflexion dans la
présentation des valeurs patrimoniales de Valparaiso. Dans la tradition des récits de
voyageurs ou des descriptions littéraires de Valparaiso, l’harmonie de la ville avec son
cadre était mise en avant. La dimension historique devient à présent la justification
principale proposée puisque même les éléments qui semblaient atemporels dans les
premières descriptions (la trame urbaine particulière, les formes d’adaptation de la ville à
son milieu) sont désormais rattachés à ce modèle explicatif historique.
27 On peut interpréter cette évolution de deux façons différentes : il pourrait s’agir d’une
progressive émancipation du patrimoine par rapport aux représentations habituelles de
la ville, celles que peut partager l’ensemble des habitants, avec pour corollaire une
spécialisation de sa présentation ; ou alors la suprématie accordée aux valeurs historiques
par rapport à des valeurs à la fois plus locales et présentées sous une forme quasi
atemporelle (l’harmonie, le labyrinthe) indique une conception différente de l’évolution
urbaine.
28 Mais cela montre bien le choix effectué parmi les deux types de valeurs patrimoniales
possibles.
de toutes les contributions, des associations patrimoniales parmi laquelle Ciudadenos por
Valparaiso (Citoyens pour Valparaiso) et les acteurs du développement touristique.
39 L’association Ciudadenos por Valparaiso avec des effectifs peu importants fait beaucoup
parler d’elle, déposant de nombreuses plaintes pour protester contre les transformations
faites sur les maisons des deux cerros et contraires selon eux au droit patrimonial
municipal. En particulier, ils reprochent aux propriétaires d’hôtels et de restaurants
d’élever la hauteur de leur bâti et ainsi de violer la disposition de la quinta fachada. Mais ce
qui motive leur critique n’est pas seulement la rupture de l’harmonie paysagère depuis
des espaces publics mais le fait que ces étages supplémentaires dissimulent la vue aux
voisins. À la protection de l’espace visible depuis l’espace public certains à Valparaiso
opposent la théorie de l’espace voyant, celui depuis l’habitation. Ainsi le conflit sur la
hauteur du bâti ou la couleur de la façade recouvre un conflit plus significatif.
40 Le discours patrimonial de cette association exalte certaines « valeurs sociales » de
Valparaiso pour expliquer le mode de construction des cerros : chaque porteño aurait
toujours eu le respect de son voisin, pour cette raison les édifices se succèdent sur le
versant les uns derrière les autres sans se dissimuler la vue vers la mer. L’accroissement
des hauteurs est ainsi problématique au niveau patrimonial, mais également du point de
vue des relations de voisinage. De plus en augmentant la surface bâtie elle crée
artificiellement de la valeur et entraîne une hausse spéculative des prix immobiliers qui
peut provoquer un départ des plus pauvres.
41 Le patrimoine est en effet selon eux d’abord celui des porteños (habitants de Valparaiso)
et ils ne doivent pas être sacrifiés aux intérêts touristiques. Ainsi l’association en octobre
2000 avait organisé un séminaire sur le patrimoine intitulé « une ville pour l’habitant ».
Mais le terme d’ » habitant » lui-même est fortement connoté car il désigne en fait les
habitants historiques de la ville dans l’esprit des membres de cette association. Il y a en
effet tout un discours relatif aux porteños : « il n’y a pas de riches à Valparaiso », m’avait
dit ce même interlocuteur. Cette phrase est lourde de sens : en effet, Valparaiso est une
ville avec une grande proportion de pauvres mais on assiste tout de même à un
mouvement de retour à Valparaiso de personnes appartenant à des classes sociales
élevées. Leur comportement relatif à la ville est interprété comme une menace pour les
autres habitants : achetant des édifices, ils contribuent à la hausse artificielle des prix
coupable de départs des plus pauvres. Sont-ils alors de vrais porteños ?
42 Par-delà le thème patrimonial et un problème qui pourrait sembler purement technique
(la définition de la hauteur de bâti) apparaissent des préoccupations sociales. C’est pour
cette raison que Ciudadenos était opposé au départ à la candidature à l’Unesco, craignant
que le classement n’aggrave encore davantage cette dépossession de la ville. Sur une
brochure de l’association on peut lire : « Le tourisme peut produire des dommages
supérieurs à ceux d’un tremblement de terre. »
43 Ce discours patrimonial est basé sur l’idée d’une essence de la ville (par la médiation de
ses habitants). L’opposition à la candidature Unesco peut également être interprétée
comme l’opposition à une partition de la ville, avec la création d’un îlot de
développement déconnecté du reste de la ville.
44 Inversement on retrouve le discours sur les valeurs historiques de la ville dans les
arguments justifiant la politique de différenciation des espaces sur une base patrimoniale.
45 Le passé européen de Valparaiso fonctionne comme un mythe : de nombreux ouvrages
décrivent la vie dans les Cerros Alegre et Concepcion au XIXe siècle (Muñoz, 1999).
148
CONCLUSION
47 Le but de cette présentation des voies de la patrimonialisation à Valparaiso était de
montrer la malléabilité des discours sur les valeurs patrimoniales par rapport aux
transformations en cours.
48 À Valparaiso toutefois, si ces discours patrimoniaux ne peuvent être réduits à cette
dichotomie, la force de leur opposition réside en ce qu’ils signifient d’un côté l’idée d’une
ville harmonieuse, solidaire dans ses espaces, immuable en quelque sorte, de l’autre une
ville plongée dans le devenir, soumise ainsi à la différenciation de ces espaces, et orientée
par rapport à un passé révolu mais mythifié. En cela le débat sur les valeurs patrimoniales
de Valparaiso prend une dimension sociale pour les acteurs impliqués, qui y projettent
certains espoirs ou inquiétudes, concernant la gentrification ou les risques d’évolution
sociale trop différenciée de certains espaces.
49 Les discours patrimoniaux fonctionnent alors dans cet exemple comme une façon pour
les différents acteurs de signifier une évolution souhaitée de la ville tout en tentant de lui
conférer une certaine légitimité par une référence patrimoniale.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
ACEVEDO S., MORAGA J.-L., 1992, Miradas de traspaso en Valparaiso, Seminario Lenguaje
arquitectonico.
Consejo de Monumentos Nacionales, 2000, Lista tentativa de bienes culturales de Chile a ser postulados
como sitios del patrimonio mundial. Cuadernos del Consejo de Monumentos Nacionales, n° 30.
HALL C, 1999, « Home Sweet Home », in ARIES Ph. (dir.), Histoire de la vie privée, tome 4, De la
Révolution à la Grande guerre, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
JACQUOT S., 2001, Les patrimoines à Valparaiso : valeurs et développement, mémoire de maîtrise dir. J.
Brun, Paris I.
JACQUOT S., 2003, Réhabilitation et transformation des espaces historiques, Gênes et Valparaiso, dir. A.
Musset, Paris X.
150
MONNET J., 1994, « Centres historiques et centres des affaires : la centralité urbaine en Amérique
Latine », in Problèmes d’Amérique Latine, n° 14.
MUÑOZ Manuel Peña, 1999, Ayer soñé con Valparaiso, cronicas porteñas, RIL.
RIEGL A. 1983, Le culte moderne des monuments : son essence, sa genèse, Paris, Éditions du Seuil.
TORNERO R., 1872, Chile illustrado, guia descriptivo del territorio, Valparaiso, Libreria del Mercurio.
NOTES
1. « Valparaiso préente depuis la baie un aspect des plus pittoresques, les collines élevées qui
l’entourent sont littéralement tapissées de maisons, beaucoup ‘entre elles d’une belle
apparence. »
AUTEUR
SÉBASTIEN JACQUOT
Doctorant, Université d’Angers CARTA, UMR ESO 6590 Espaces Géographiques et Sociétés
151
INTRODUCTION
1 Ano Polis, quartier résidentiel de 58 hectares dans l’enceinte des remparts de
Thessalonique est considéré comme un des lieux les plus privilégiés de la ville. Situé à
flanc de colline, il offre au promeneur une vue panoramique sur le reste de la ville, sur le
Golfe Thermaïque et au fond sur le Mont Olympe. Entouré par les remparts byzantins, il
renferme l’essentiel de l’habitat du XIXe siècle ayant survécu au centre, ainsi que des
monuments séculaires et religieux chrétiens et musulmans.
2 Pendant l’occupation ottomane qui prenait fin en 1912, la population d’Ano Polis était
principalement turque. Le modèle d’occupation ethno-religieuse avait créé des quartiers
urbains structurés autour des églises et autres bâtiments d’utilité publique où se
déroulaient cérémonies et manifestations locales. Au cours du XIXe siècle le tissu urbain
acquerrait une forme compliquée de type pré-industriel et introverti. En 1923,
conformément au Traité de Lausanne, les Turcs quittaient la Grèce et les familles
grecques réfugiées d’Asie mineure étaient installées à leur place1. De nombreuses
parcelles de terrain étaient subdivisées pour accueillir les nouveaux venus et une
multitude de logis très simples émergeaient autour des belles demeures de l’époque
ottomane.
3 Il n’est pas courant pour les villes macédoniennes de compter tant de bâtiments privés
datant du XIXe siècle, puisque presque tous les centres urbains, même ceux de moindre
importance, ont été reconstruits après la guerre. Mais, pour commencer, le grand
incendie de 1917 qui avait ravagé le reste du centre historique avait épargné Ano Polis.
Ensuite, le quartier avait échappé au boom de la reconstruction des années soixante :
152
parce que constitué des petites parcelles originelles, il s’agissait d’un tissu urbain difficile
à exploiter pour les promoteurs.
4 Une explication sur la croissance urbaine de l’après-guerre s’impose ici. À Thessalonique
(comme ailleurs), à partir des années cinquante, toutes les parcelles urbaines, bâties ou
non, s’étaient vues attribuer le droit de construction assorti de coefficients d’occupation
du sol élevés. Les propriétaires des terrains avaient toute liberté d’exercer ce droit de
concert avec les entrepreneurs à leur profit mutuel. L’État, par le biais de ses bureaux
d’urbanisme, n’était concerné que par la surface bâtie totale qui ne devait pas excéder le
maximum permis. La première victime de la spéculation foncière qui s’en suivit fut la
partie de Thessalonique complètement redessinée après l’incendie (selon un plan brillant
conçu par une équipe de spécialistes dirigée par Ernest Hébrard) parce qu’elle renfermait
de grandes parcelles régulières.
dirigée par un professeur d’université dont la mission était d’établir une politique de
développement du quartier, en coopération avec des officiels du Ministère des Travaux
Publics, du Ministère de la Culture, du Bureau de planification de la Ville et de la Chambre
Technique de Grèce. L’Association des propriétaires fonciers était invitée à collaborer à
toutes les phases de l’étude, faisant d’Ano Polis le premier cas de participation du public à
la planification.
certains tombant même en ruine et 11,2 % seulement étaient viables (soit 30,2 % dans un
état intermédiaire)7. Aucun moyen terme n’était envisagé entre la réhabilitation intégrale
de quelques bâtiments et la reconstruction du reste. De même, aucune recommandation
quant à la façon de respecter les bâtiments classés n’était faite pour les nouveaux
bâtiments contigus ou voisins de ces derniers. Il fut entendu que les dispositions sur la
reconstruction s’en occuperaient.
16 Ayant dit qu’il avait été décidé de conserver 47 des 4 000 vieux bâtiments, il est peut-être
inutile d’entrer dans les détails. Ajoutons juste un mot sur le type de bâtiments qu’il avait
été convenu de conserver. Tous (ou presque) dataient du XIXe siècle et appartenaient au
type vernaculaire. Les maisons des réfugiés, qui représentaient le gros du bâti du
quartier, plus de 75 % de l’ensemble (Anastasiadis 1989 : 32), étaient pratiquement
ignorées. La signification historique de l’implantation des réfugiés, qui avait scellé
l’histoire économique et urbaine de par son échelle et les ressources qu’elle a mobilisées 8,
est indéniable. On estime de plus aujourd’hui que ces maisons constituaient des
typologies urbaines bariolées qui méritaient d’être protégées : barrières pleines ou à
claire-voie, toits de tuiles visibles ou dissimulés derrière un parapet, marches en saillie
sur la rue ou non, jardin devant ou derrière, etc. Leur exclusion fut la faillite à voir au-
delà de la catégorie « bâtiment remarquable » et à suggérer des méthodes de rénovation
plus simples que la restauration totale. Cette sélection faisait également fi de la plupart
des bâtiments éclectiques, en particulier ceux qui dataient de l’entre-deux-guerres, ainsi
que des rares maisons unifamiliales modernes qui, contrairement aux immeubles,
vivaient en bon voisinage avec les plus anciennes. En général, la majorité des maisons non
vernaculaires étaient de trop ; un mélange, jusqu’ici riche d’idiomes architecturaux,
devait être aseptisé de ses éléments non conformes.
156
Figure 1 :
En haut : Disposition de maisons anciennes dans un îlot urbain de Ano Polis
En bas : Disposition de ce même îlot dans les propositions pour le développement futur de Ano
Polis en 1979 qui constituèrent le cadre législatif de son développement
Les parties grisées représentent les jardins de derrière
157
Figure 2 :
En haut : Vue des rues d’un ancien îlot urbain
En bas : Vue des rues d’un îlot urbain conformément aux propositions pour le développement futur
de Ano Polis en 1979 (même échelle que l’ancien)
So
Source: ministère des Travaux Publics, 1997
APPLICATION ET RÉSULTATS
18 Après 1979 et pendant les 25 ans qui suivirent, l’application de la législation de
planification à Ano Polis s’est faite en deux temps, influencés tantôt par l’intervention du
secteur public, tantôt par celle du privé. Tout d’abord, les décisions du programme
touchant les améliorations majeures, comme l’aménagement des espaces publics, la
conservation des monuments et la restauration des bâtiments classés progressaient très
peu. La Municipalité ne s’engageait pas sur la réalisation d’objectifs concernant la
158
CONCLUSION
26 En dépit d’un effort d’approche ouverte dans la reconstruction d’Ano Polis, la pratique
vieille d’un demi-siècle de rénovation urbaine a pesé lourd sur les décisions. L’essence de
l’urbanisme en Grèce a été pertinemment décrite comme la création
« d’un système presque clos de transactions économiques en nature entre
propriétaires et promoteurs, ne permettant pas l’émergence ou l’élaboration
d’autres méthodes financières dans le processus de développement foncier »
(Tsoulouvis 1996 : 720).
27 Ce cadre ne laisse guère de place à la gestion des droits individuels dans une cause
commune, pour sustenter des milieux urbains sociables et cultivés.
28 De plus, les experts ont été ambigus dans leur évaluation de l’héritage architectural d’Ano
Polis. Le programme et la conservation étaient deux issues par définition antithétiques,
vues les conditions d’habitat examinées et jugées gravement défectueuses. Il est aussi
ouvertement admis aujourd’hui qu’une part de partialité contre l’espèce architecture
mineure jouait malgré tout un rôle important12. Par idéologie, les propositions de
planification (devenues ultérieurement décisions) ne neutralisaient pas les valeurs de
base de la planification grecque, pas plus qu’elles ne frustraient sérieusement les
aspirations des propriétaires locaux. Des droits de construire satisfaisants facilitaient la
reconstruction des maisons les plus décrépies. Dans ces conditions, les vieux bâtiments
sains se retrouvaient en fin de compte au nombre des effets collatéraux d’un processus
qui ne concernait pas que les maisons en ruine.
29 Le plan adopté était empreint d’une bonne dose de louables pensées qui ne surent
anticiper le rôle des forces du marché dans sa mise en œuvre. « Pour la survie du
quartier », des droits d’exploitation convenables devaient aider les occupants et
propriétaires locaux à s’installer ; ces droits pourtant n’étaient pas attachés aux
propriétaires, mais aux terrains eux-mêmes qui furent vendus par la suite et utilisés par
les nouveaux venus dont les besoins et motivations différaient. Bien que les architectes
aient eu en tête le modèle des voisinages traditionnels, aujourd’hui les promoteurs
spéculateurs amènent beaucoup trop souvent des formes de développement dense et peu
propice au bon voisinage. À la fin des années soixante-dix, on envisageait que les densités
brutes futures atteindraient environ 330 personnes à l’hectare. À la fin des années quatre-
vingt-dix, compte tenu des règlements existants, elles étaient de 450 à l’hectare
(Lagopoulos et al 1997 : 67).
30 Ainsi, en dépit de prétentions architecturales qui tentent de fabriquer à nouveau un cadre
urbain « traditionnel », le désintérêt à l’égard des particularités urbaines précédentes est
profondément dommageable. Comme le volume des constructions, les masses, les
hauteurs, la place et la taille des jardins, la relation à la rue et tant d’autres
caractéristiques moins typiques changent radicalement, l’impact dépasse la question de
l’esthétique, sapant la culture urbaine directement liée aux spécificités de l’espace
urbain : entre voisins si proches (sans pour autant se connaître), chacun peut observer la
chasse à la place de stationnement qui s’engage quotidiennement, au détriment de la
162
sociabilité la plus élémentaire. Le penchant habituel pour la verdure et l’intérêt pour les
espaces ouverts, publics ou privés, s’infléchissent.
31 Certes, les faiblesses de l’application ne doivent pas être attribuées en bloc au
programme. Le processus de reconstruction des villes grecques dans la seconde moitié du
XXe siècle a privé le public et les professionnels du bâtiment les moins cultivés de la
nécessaire compréhension des milieux sensibles. Cela dit, la pratique qui s’est établie
s’agissant d’Ano Polis ne les a pas davantage formés. En fin de compte, par un effort
combiné de facteurs plus ou moins spécifiques, Ano Polis a donné une fausse idée de
l’action de la planification sur les sites historiques. Pour l’esprit commun, il s’agit de faire
valoir une sorte de style que les professionnels autres que les architectes considèrent
comme une particularité avec laquelle il leur faut composer pour vivre. Toujours est-il
pourtant que ce cadre unique a au moins permis l’entrée en scène des architectes : 70 %
des nouveaux bâtiments ont été dessinés par des architectes, pourcentage beaucoup plus
élevé que pour le reste de Thessalonique. Le style architectural inventé a autant été porté
aux nues par certains critiques que totalement rejeté par d’autres. Soyons juste et
reconnaissons que les arrêtés ont réussi à discipliner quelque peu les multiples visages de
la ville en évitant le pire (Hastaoglou, Kalogirou 1992 : 54). En Grèce, défendre
l’architecture urbaine, c’est-à-dire s’occuper d’unités individuelles comme parties
constitutives d’un tout plus large, pour soutenir le caractère local d’un lieu, n’entre pas
dans les objectifs de la planification. De ce point de vue, Ano Polis, comparé à la masse
informe des immeubles du centre ville voisin, est un lieu à part.
32 Des éléments sujets au changement, le tissu urbain s’est révélé le plus durable. Ano Polis
doit son charme en partie au système de rues et ruelles, en particulier lorsque
s’enchevêtrent maisons nouvelles et anciennes, ou que les nouvelles ne sont pas trop
massives. Certes, les coins les plus fascinants restent ceux qui, plus ou moins intacts,
offrent un dédale de maisons et de ruelles impropre à la reconstruction selon un
alignement conventionnel. De même que les zones adjacentes aux murs, où les maisons de
réfugiés tiennent encore debout, dans l’attente d’une décision sur leur sort. Ce sont ces
lieux qui ont réussi à faire de l’enjeu de la conservation une chose publique, en recrutant
des défenseurs de ses valeurs culturelles et environnementales.
33 Il y a cinq ans le souci exprimé par l’Association des Habitants, des activistes de la
conservation, des membres de la communauté universitaire et autres, a conduit à un
amendement de la législation sur la construction à Ano Polis : les coefficients
d’occupation du sol ont été réduits, des voies importantes ont été rétrécies et le trafic a
été dévié. Subséquemment, une nouvelle liste de 340 autres bâtiments classés s’est
ajoutée à la première (grâce à un ministre de Macédoine-Thrace sympathique et un
officier ministériel très engagé dans la question du patrimoine culturel). De plus, la
hauteur des bâtiments autorisée dans les îlots urbains entourant des monuments
byzantins a été réduite à 2 étages seulement ou 6 mètres. Ces îlots sont au nombre de 90
sur un total de 180, on peut donc espérer que d’autres bâtiments de valeur soient sauvés.
Beaucoup reste sans nul doute à faire, mais au moins l’attitude passée face à l’architecture
mineure a été bien ébranlée et certaines incitations à la démolition ont pu être dans
quelques cas neutralisées. Le respect se substituant au mépris peut être le prélude à des
politiques de conservation plus amicales
163
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
ANASTASIADIS A. (1989), Thessaloniki. Ano Polis, coll. « Greek Traditional Architecture »,
Thessaloniki, Melissa.
HASTAOGLOU V., KALOGIROU N. (1992), « Ano Polis à Thessalonique. Les intentions et les effets d’une
opération de planification urbaine », in DOUMANIS O., Design and Art in Greece, Athènes, n° 23, (en
grec avec résumé en anglais).
MAVROMATIS M. (1997), « Ano Polis 1978-1997 », in Ano Polis, la Ville Haute de Thessalonique
(1978-1997), etc. op. cit. (en grec).
Ministère des Travaux Publics (1979), Ano Polis, Thessalonique. Détails de la morphologie et du bâti.
Recommandations pour les nouvelles constructions, études spéciales. Groupe de travail chargé de Ano
Polis, Thessaloniki, sous la direction du professeur N. Moutsopoulos, Thessaloniki (en grec).
MOUTSOPOULOS N. (1997), « Ano Polis : pages extraites du passé », in Ano Polis, la Ville Haute de
Thessalonique (1978-1997), etc. op. cit. (en grec).
TSOULOUVIS E. (1996), « Urban Planning, Social Policy and New Forms of Urban Inequality and
Social Exclusion in Greek Cities », International Journal of Urban and Regional Research, Vol. 20, n° 4.
NOTES
1. La campagne d’Asie Mineure s’est achevée en 1922 par la défaite des Grecs. Conformément au
Traité de Lausanne signé en 1923, la Grèce et la Turquie devaient échanger leurs populations qui
vivaient chacune dans le pays de l’autre.
2. La première loi qui eut pour objet le classement de villages traditionnels et leur
développement fut votée à la fin de 1978. Ce classement concernait 420 villages de 41 préfectures
dont le développement devait se faire dans le respect de leur valeur historique et architecturale
(décret du 19.10.1978, Gazette du Gouvernement n° 594, 4 e partie). Cette loi ne couvrait pas les sites
qui n’étaient expressément mentionnés.
3. Pendant quatre mois jusqu’à fin mars 1979,8 architectes appartenant à l’École d’Architecture
de Thessalonique travaillèrent sous la direction de N. Moutsopoulos, Professeur de morphologie
architecturale. À différents stades de l’étude, l’équipe coopéra avec les architectes et autres
164
RÉSUMÉS
Ano Polis (Ville Haute), quartier résidentiel dans l’enceinte des remparts de Thessalonique,
compte parmi les lieux les plus intéressants de la ville. Un tissu urbain organique persistant
autour de monuments paléochrétiens, byzantins et ottomans a permis le développement d’une
typologie riche de maisons vernaculaires, éclectiques et modernes. Dans la fin des années 1970,
alors que la Ville Basse et le reste du centre historique entraient dans une phase de
reconstruction intense, un règlement spécial était édicté pour Ano Polis qui établissait la future
évolution du quartier. Pour respecter le caractère du lieu, la fonction résidentielle était
préservée, seuls quelques locaux commerciaux étaient prévus. Pourtant le tissu urbain allait se
modifier considérablement. Les parcelles ne portant pas d’édifices classés étaient reloties. Le
nouveau style architectural qui était imposé s’inspirait très profondément de la tradition
vernaculaire. La Ville Haute se transformait dès lors selon quelques dispositions simples,
implémentées par des procédures bureaucratiques. L’exposé présente la réglementation adoptée,
s’interroge sur sa philosophie et sur ses dispositions détaillées et commente sa réalisation qui a
abouti à la formation du paysage urbain contemporain de la Ville Haute.
165
AUTEUR
KIKI KAFKOULA
Architecte, professeur à l’École d’Architecture de Thessalonique
166
INTRODUCTION
1 Les mesures de protection du patrimoine urbain n’ont-elles pas eu parfois pour effet
d’entraver sa sauvegarde ? Et la volonté de promouvoir le patrimoine urbain n’a-t-il pas,
paradoxalement, abouti à la fabrication d’un centre ville artificiellement historicisé ?
L’étude du cas de la ville de Troyes révèle les difficultés rencontrées pour la sauvegarde et
la réhabilitation du patrimoine urbain au cours de la période récente. Ce cas est assez
emblématique des situations auxquelles sont confrontées, de manière plus ou moins
aiguë, les autres centres anciens de beaucoup de villes françaises.
4 C’est grâce à l’incendie catastrophique, du 24 au 26 mai 1524, qui a détruit une très
grande partie de la ville, que Troyes a pu se doter d’un ensemble urbain homogène de
maisons à pan de bois du XVIe siècle. D’après les charpentiers, la charpente de bois atteint
une sorte de perfection aux XVe et XVIe siècles avec des assemblages de pans de bois d’une
grande complexité ainsi que des sculptures et des moulures d’une excellente finesse et
d’une grande fantaisie. Ce sont des maisons de ce stade de perfection que la ville de
Troyes possède.
5 L’ensemble des architectures civiles domestiques fait le caractère unique du centre ville
de Troyes, non seulement par la quantité de maisons à pan de bois, mais aussi par la
qualité de leurs sculptures. Troyes reste, outre son art du vitrail non moins célèbre, l’une
des principales villes françaises possédant un ensemble médiéval complet de bâtiments
en bois.
6 Le tissu urbain troyen reste d’esprit médiéval : le système de la rue et de l’îlot est en
lanières ; les parcellaires sont très étroits et tout en longueur ; son rythme est assez serré
et étroit. Cela conditionne des séries de maisons à pignon sur rue. Un îlot est composé de
petites maisons imbriquées les unes dans les autres avec une complexité qui ne fait que
croître au fil du temps. La taille d’une parcelle est largement déterminée par la dimension
de la maison qui est elle-même déterminée par la longueur des poutres courantes. La
morphologie de l’îlot ainsi que, plus largement, celle de l’ensemble urbain est
conditionnée par la structure architecturale des maisons à pan de bois.
7 Le pignon surmontant la maison est souligné par les fermes d’avant-corps. Le grand
pignon auvent abrite la façade des intempéries. Les toitures donnent une allure assez
élancée aux façades. Cependant, au XIXe siècle, beaucoup de maisons troyennes ont subi
des transformations radicales au niveau de leur toiture. La ferme d’avant-corps a été
remplacée par le toit en croupe alors à la mode. Une autre raison de ces transformations a
été l’aménagement des greniers en logements locatifs pour les ouvriers de l’industrie de
la bonneterie alors en plein développement.
8 Le glorieux passé des Foires de Champagne a fait de Troyes la cinquième grande ville de la
France à l’époque de François Ier. Il a légué à Troyes le quartier Saint-Jean où avaient lieu
les marchés. Ce quartier abritant les négociants et les notables est dense de belles
demeures en pans de bois. La présence de nombreuses places est un « vestige » des
Foires : ce sont d’anciens espaces prévus pour les marchés et les étaux.
9 On trouve encore dans les noms de rues troyennes actuelles de multiples témoignages de
ce passé prospère : la rue des Greniers est celle où se trouvaient les maisons dotées de
greniers particulièrement grands servant d’entrepôts ; la place du Marché-au-Pain et la
rue du Marché-au-Noix.
10 La plupart des rues ont été rebaptisées : les rues de la Draperie, de la Ganterie, de la
Savaterie, des Chaudronniers et de la Chausseterie sont les sections qui font l’actuelle rue
Molé ; la rue du Poids-le-Roi ou rue du Poids-du-Roi, où se trouvait la balance étalon
servant de contrôle pendant les Foires, a été rebaptisée successivement rue au Lard et rue
du Marché-au-Lin avant de devenir l’actuelle rue Mignard.
11 Conséquence de l’Édit de Sully de 1607 – il avait pour objectif de parer le risque d’incendie
–, les façades des maisons à pan de bois du XVIIe et du XVIIIe siècles sont couvertes dès leur
construction par du plâtre ou des enduits à la chaux. Avec leurs moulures de bas-relief de
plâtre, ces façades donnent souvent l’illusion de façades de pierre.
168
12 La plupart des maisons construites après le grand incendie de 1524 se sont séparées de
leurs voisines par un mur mitoyen de pierre. On en trouve encore des exemples rue du
Général-Saussier et rue Émile-Zola. Ce mur mitoyen a pour objectif de limiter la
propagation des flammes.
13 Le mur mitoyen en pierre séparant deux maisons à colombages et le crépi de façade sont
des moyens destinés à prévenir la propagation de l’incendie à Troyes. C’est une
particularité architecturale et urbaine spécifique d’un ensemble urbain qui s’est
longtemps développé sous l’influence de ces constructions très facilement inflammables.
14 En définitive, la présence dominante de maisons à pan de bois, non seulement, constitue
le paysage urbain de Troyes, mais également, cristallise un savoir-faire et une culture
transmise à travers les siècles.
16 Parmi les destructions de quartiers entiers de maisons à pan de bois, nous avons retenu le
cas de la destruction de « maisons jumelles » en 1985. Il s’agit de deux maisons siamoises,
appelées « les jumelles », situées dans le quartier de la cathédrale. Ces deux maisons, qui
datent du début du XVIe siècle, sont estimées comme les deuxièmes plus anciennes
constructions à pan de bois de Troyes. Elles ne sont que deux maisons d’un quartier
populaire, et ne portent ni blason, ni niche de saint. Néanmoins, elles présentent un
intérêt historique important. « C’est le type de maison qui devait exister dans le quartier
Saint-Jean avant le gigantesque incendie de 1524 » explique Alfred Morin (Reportages, 12
juin 1994), historien troyen, qui a fait des recherches particulières retraçant l’histoire de
chaque maison dans le Bouchon de Champagne. Pourtant, ni la caution donnée par
l’historien, ni le périmètre de protection institué autour de la cathédrale, classée
monument historique depuis 1862, n’a empêché « les jumelles » d’être démolies en 1985.
169
17 À l’époque, la municipalité avait promis de démonter ces deux maisons siamoises et de les
remonter ailleurs dans l’avenir. Un journaliste, Frédéric Marais, a enquêté sur le devenir
de ces pans de bois démontés et a révélé des résultats scandaleux. Les poutres ont été
entreposées à l’air libre sur les terrains municipaux. Pourries, elles ont été par la suite
brûlées. Celles qui ont échappé aux intempéries, ont été emportées par des charpentiers,
avec l’autorisation de la municipalité. D’après les entretiens, les charpentiers qui ont été
accusés de cet acte ont confirmé qu’ils ont payé la ville pour les acheter1. Un des derniers
vestiges de maisons antérieures à l’incendie du 1524 a, de ce fait, disparu à jamais.
18 Les continuelles démolitions dans le Bouchon ont créé des terrains laissés longtemps à
l’abandon. Les Troyens appellent ces terrains vacants provenant de la destruction des
vieux quartiers, « les dents creuses ». Olivier Denert, dans son mémoire consacré à la
politique du patrimoine à Troyes, estime qu’entre 1945 à 1985, le Bouchon de Champagne
a perdu un quart de ses maisons à pan de bois (cité par d’Hulst, 1998c). Aujourd’hui, on
peut trouver au centre ville de Troyes des vastes terrains vagues, ce qui est très rare dans
les vieilles villes françaises. En 2000, on compte encore 2,8 hectares de terrains vagues
dans la Tête du Bouchon ; et 0,6 hectare dans le Corps (Rapport PSMV de Troyes, 2000 : 29).
19 L’effondrement économique de l’industrie textile, ainsi que les démolitions de ces
quartiers ont largement diminué la population du Bouchon. De 1974 à 1990, la population
du département de l’Aube est restée stable, tandis que celle du centre ville de Troyes a
continué à diminuer de 18 % (Rapport PSMV de Troyes, 2000 : 35).
170
21 Les maisons à pan de bois demandent des entretiens constants tous les trois ou quatre ans
au niveau de la toiture, de la charpente et de l’hourdage. Avec des entretiens réguliers et
appropriés, les pans de bois en chêne ayant traversé quatre siècles, peuvent être encore
en parfait état2. Quelques années d’abandon suffisent à ruiner ces bâtiments ayant
traversé des siècles. Souvent, l’effondrement de ces maisons est causé par le
pourrissement de la sablière, l’assise de toute l’ossature de bois. L’effondrement peut
également être causé par la ruine des cheminées de craie, matériau de la région qui est
tendre, fragile, hydrophile et gélif. Il est donc impératif de protéger ce type de
construction de l’eau et de veiller aux infiltrations de pluie.
22 La vacance a laissé ces bâtiments sans soin. Le centre ville de Troyes, en particulier la tête
du Bouchon, et ces maisons à pan de bois se sont dégradées de plus en plus avant que la
reconnaissance des valeurs patrimoniales ne suscite les efforts, publics et privés, de
sauvegarde de ces maisons dès 1960 et plus activement ensuite.
171
Figure 2 : Le Bouchon de Champagne – le centre ville de Troyes. La partie entourée est le périmètre du
secteur sauvegardé de Troyes
Source : n.62. Rapport de présentation. Plan de Sauvegarde et de Mise en valeur de Troyes, juin 2000
34 La première opération de ce genre a été lancée, en 1989, rue du Paon. À l’époque, l’objectif
principal était de stopper les destructions des vieux quartiers de la Tête du Bouchon,
partie de la ville longtemps négligée par les efforts de la municipalité et des particuliers.
La rue du Paon, située en face du Corps du Bouchon à la bordure du canal, est choisie pour
démontrer aux Troyens et à la municipalité que les maisons situées dans la Tête peuvent
être restaurées, et peuvent présenter une belle image de la ville au bord du canal. Ce
premier coup d’essai a été un succès. Les autres tranches de ce type d’opérations
groupées se sont ensuite enchaînées dans les différents quartiers de Troyes.
LE FAÇADISME À TROYES
35 Dès 1968, le conseil municipal de Troyes a décidé de ne pas accorder de subventions aux
opérations architecturales qui consistent en placages de façades de pans de bois sur des
bâtiments nouvellement construits. Pourtant, ceci n’a pas découragé la propagation du
phénomène du façadisme à Troyes.
36 Les expériences montrent que le placage des façades de pans de bois sur les murs des
bâtiments neufs, souvent en béton, a une durée de vie limitée. Les pans de bois se
gondolent naturellement au fil du temps tandis que d’autres matériaux, comme les
parpaings, résistent. Ces murs de placage déformés n’échappent pas à la démolition. Et les
pans de bois ne sont plus réutilisables.
37 Pourtant, la moitié des maisons restaurées de la rue Paillot-de-Montabert, située dans le
quartier Saint-Jean et jouant le rôle de vitrine touristique de Troyes, ne sont plus de
vraies maisons à pan de bois. Elles ne possèdent que des façades en pans de bois. Il s’agit
dans la plupart des cas de façades postiches, apposées devant les parpaings. Cependant, il
s’agit aussi du remploi des anciens pans de bois provenant des quartiers démolis : par
exemple, les pans de bois de la façade du 18 de la rue proviennent de l’îlot Camusat.
38 L’encorbellement et le pignon sont imposés par l’autorité aux propriétaires afin de
récréer l’aspect d’une rue du XVIe siècle.
39 Dans plusieurs opérations menées par le PACT3 (centre d’amélioration de l’habitat), les
bâtiments ont été complètement reconstruits en dur. Les colombages de bois sont
simplement accrochés sur ces murs préconstruits côté rue et côté cours.
54 À part les politiques menées par la municipalité et les efforts des particuliers ainsi que de
l’association patrimoniale cherchant à restaurer et réhabiliter la tradition architecturale
du centre ville, on remarque un autre effort visant à renouveler l’image traditionnelle de
la ville.
55 Dans certains projets de lotissement dans le centre ville de Troyes ou à sa proximité, le
design des nouvelles constructions reprend le gabarit des maisons à pan de bois
traditionnelles. Au lieu de construire haut et large comme les nouvelles techniques de
construction le permettent, ces nouvelles constructions adoptent la forme et les
dimensions des maisons à pan de bois, c’est-à-dire basses et étroites.
56 Ces nouvelles constructions reproduisent le rythme d’ouvertures de portes et de fenêtres
des maisons à pan de bois, par exemple avec l’entrée du bâtiment disposée latéralement,
au lieu de la concevoir au milieu. Et elles possèdent, en plus, l’encorbellement au premier
étage pour reprendre la forme traditionnelle des maisons troyennes. Tandis qu’au niveau
176
apposant des façades à pan de bois sur de nouveaux bâtiments, plusieurs opérations
publiques continuent ce type de construction au centre ville.
65 Si cette décision semble indiquer une prise de conscience des dangers du façadisme,
l’artificialité du centre ville, les nombreuses opérations publiques réalisées révèlent, pour
le moins, une grande bienveillance à son encontre.
66 Nous pouvons constater, dans le cas de la maison de la rue Charbonnet, que les esprits de
la société contemporaine n’osent toujours pas s’aventurer dans des projets
architecturaux contemporains pour les quartiers anciens. Ils préfèrent plutôt « des
constructions d’accompagnement ou des pastiches aucunement créatifs4 ».
67 Il est intéressant de noter que ce n’était pas l’ABF, représentant administratif de la
sauvegarde du patrimoine architectural, qui était opposé aux projets contemporains. Bien
au contraire, il était prêt à donner un avis favorable sur un des projets contemporains
présentés. Ce sont les conseillers municipaux, représentants de l’opinion publique, qui
avaient peur de l’impact d’une architecture contemporaine avoisinant les monuments
historiques.
68 Est-ce que les quartiers anciens sont ainsi condamnés à une image figée et ce au risque de
créer des « faux anciens » ? Est-il vrai que les architectures historiques s’accommodent
tellement mal des architectures contemporaines ? Et que les nouvelles constructions ne
peuvent exister dans les quartiers anciens que sous forme de pastiches ?
69 Dans la presse locale troyenne, nous avons constaté l’emploi fréquent de l’expression « à
l’identique » concernant les opérations architecturales. Dans ce cas, le mot « à
l’identique » devient, en quelque sorte, un qualitatif des travaux, une approbation de la
qualité des travaux réalisés. Pourtant, l’emploi de ce mot ne se limite pas aux opérations
de restauration architecturale au sens strict ; il est également utilisé pour les opérations
de type façadisme, comme les placages de façades à pan de bois à la surface des nouveaux
bâtiments. La documentation à notre disposition ne nous permet pas de vérifier si ces
façades dites remontées « à l’identique » étaient telles qu’elles sont aujourd’hui et si elles
étaient à l’emplacement même de l’opération.
70 L’emploi de l’expression « reconstruit à l’identique » est ambigu. Dans le domaine de
l’aménagement urbain, « reconstruire » signifie tout détruire avant de construire à
nouveau ; l’opération de reconstruction désigne l’opération de table rase dans le premier
temps et une nouvelle construction dans un deuxième temps. Tandis que « reconstituer »
ou « restituer » désigne le rétablissement des éléments architecturaux altérés ou disparus
d’après la documentation et les traces archéologiques.
71 À vrai dire, comment « reconstruire à l’identique » ? L’engouement du passé et la folie
pour le patrimoine ont conduit à un mythe du « à l’identique » ou « à l’ancienne ».
72 Nous avons constaté, via les politiques publiques et les efforts des particuliers, une
volonté de créer et de renforcer une image de la ville à travers le patrimoine urbain. Cette
volonté est illustrée dans différents aspects. Moyennant le permis de travaux, la
municipalité a tendance à exiger, des projets concernant les vieilles maisons, de rendre
178
apparents les pans de bois de la façade. Tandis que les amoureux du patrimoine
rappellent dans la presse locale l’intérêt de respecter des couleurs traditionnelles locales
sur la façade. Et que certaines constructions nouvelles adoptent le gabarit traditionnel
des maisons à pan de bois.
73 Quoique cette volonté de renforcer l’image de la ville s’exprime parfois par des opérations
un peu obsédantes qui peuvent aller jusqu’à contredire l’authenticité de ce patrimoine
architectural et urbain, par exemple les façades de pan de bois de pastiche ou les faux
encorbellements, on peut voir dans ces faits la volonté de valoriser l’image de la ville ainsi
que de s’identifier à son patrimoine urbain.
74 Quel est le bilan que l’on peut, à grands traits, retirer de l’analyse de la réhabilitation du
centre historique de Troyes ? En premier lieu, elle ne se fait pas nécessairement de façon
équilibrée et équitable.
75 La Tête du Bouchon, partie de la ville où vivait entassée la population ouvrière de la
bonneterie au XIXe siècle, n’a pas pu attirer les opérations de réhabilitation et a été
beaucoup détruite. Le quartier Gros – Raisin, quartier populaire des façonniers depuis des
siècles, est abandonné par les défenseurs du patrimoine et a été complètement rasé 5. Le
contexte social, l’image sociale du quartier et les opinions publiques pèsent effectivement
sur la sauvegarde et la restauration du patrimoine urbain.
76 La prise en compte du contexte social aide, également, à comprendre et à expliquer la
lenteur et la difficulté du sauvetage et de la réhabilitation du centre ville de Troyes.
Comme l’habitat est majoritairement de statut privé, il dépend d’abord de la volonté de
ses propriétaires. Jusque dans les années 1970 et peut-être même 1980, dans les
représentations de la bourgeoisie troyenne, une maison à pan de bois est synonyme de
taudis. La bourgeoisie ne trouve pas de charme aux maisons à colombages. Les
représentations sociales considèrent ainsi l’habitat : les pauvres habitent les maisons en
bois, les riches habitent des hôtels particuliers en pierre. Rares sont donc les Troyens qui
restaurent les maisons à pan de bois et y habitent. À partir des années 1990, la mode du
« retour » au centre ville, et le charme retrouvé des architectures domestiques chargées
d’histoire incitent les particuliers à investir dans ce champ immobilier, autrefois jugé peu
intéressant. Et cette fois-ci, les particuliers restaurent les maisons à colombages et y
habitent eux-mêmes.
CONCLUSION
77 Ce changement d’attitude de la bourgeoisie vis-à-vis des maisons à pan de bois n’a pas de
raison économique objective. Pour que les comportements des Troyens se modifient, les
incitations ou encouragements financiers ne suffisent pas. En fait ce changement est
indissociable de l’élargissement de la notion du patrimoine. L’extension du patrimoine,
culturel et économique, de ce qui est intéressant à sauvegarder et qui donc peut justifier
d’investissement, fait que les objets qui étaient méprisés ainsi que voués à la destruction
peuvent un jour devenir les objets à conserver et à valoriser.
78 Les investissements des particuliers dans la réhabilitation des maisons à pan de bois ne
sont pas toujours immédiatement rentables. Ils sont sans doute au contraire
179
économiquement assez aberrants. Il s’agit plutôt d’une sorte de passion. Les actions peu
rentables des particuliers sont encouragées par les dividendes immatériels de leur
investissement : la passion, le plaisir et l’aventure de la restauration et de la
réhabilitation des vieilles maisons. Jean-Michel Leniaud a analysé ce plaisir qui « réside
dans la conjonction de la possession d’un objet et de la reconnaissance de cet objet
comme signe » (Leniaud, 1992 : 6-7).
79 Nous voyons, à travers cela, la transformation de statut de ces bâtiments. Lorsque l’on est
prêt à sacrifier pour sauvegarder et mettre en valeur un objet, cet objet acquiert par cette
reconnaissance un statut de patrimoine, d’après André Chastel « le patrimoine se
reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des
sacrifices » (Chastel, 1994 : 101).
80 On pourrait dire que le patrimoine urbain de Troyes ne s’est véritablement forgé, non pas
tant grâce aux mesures juridiques ou incitatives qui se révèlent assez hasardeuses,
erratiques et rarement suivies d’effets rapides, qu’au travers des volontés exprimées par
ses habitants. Ce sont leurs investissements et leurs actions soucieuses d’une certaine
image de la ville qui contribuent efficacement à la reconnaissance de la valeur
patrimoniale d’un ensemble urbain de maisons à pan de bois.
Sites Internet
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
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de Droit et de science politique, Université de Reims.
NOTES
1. Entretiens informels, 20 avril 2001.
2. L’exemple de la Maison de Jennyfer, 90 rue Émile-Zola.
3. Dans les années 1940, le sigle PACT signifiait « Propagande et Action Contre les Taudis ».
Aujourd’hui il désigne « Protection, Amélioration, Conservation et Transformation de l’habitat ».
4. Archives du Secteur Sauvegardé, dossier Maison rue Charbonnet, procès verbal, sans date.
5. Le cas d’étude du quartier Gros-Raisin n’a pas pu être raconté en détail en raison de limite
pour l’article.
AUTEUR
TUN-CHUN HSU
Doctorante en muséologie, Laboratoire Culture et Communication, Université d’Avignon.
182
Innovations « radicales » et
patrimonialisation dans le logement
populaire : des exemples pour
comprendre, enjeux et problèmes de ce
« rapprochement » récent
Naji Lahmini
1 À partir du moment où le logement social est devenu une catégorie émergente du champ
patrimonial, la question de sa conservation en tant que Monument demeure entière :
cette communication tentera de s’y atteler et d’apporter des éléments de discussion au
débat, sans jamais prétendre à l’exhaustivité, ni à la résolution des problèmes soulevés.
2 Comment concilier harmonieusement l’espace où les transformations sont fréquentes et
un statut qui suppose une conservation à travers les âges, sans pervertir l’œuvre
d’origine ? C’est une question incontournable, et c’est un truisme de dire qu’elle est
compliquée. Seulement, lorsque l’on traite du logement social, elle se révèle être d’un
niveau de complexité bien supérieur. Ceci tient au paradoxe suivant : traditionnellement
l’habitat social français a témoigné d’une volonté d’intégrer les toutes dernières
innovations dans sa conception1. Or, des études montrèrent que les classes populaires
avaient plutôt tendance à rejeter l’innovation quand elle s’applique à leur espace
domestique (Léger, 1990).
3 Notre attention s’est focalisée d’une part sur les innovations architecturales, car selon les
spécialistes, elles ont eu un impact majeur sur les typologies de logement (Léger, 2000 :
47). D’autre part, ces innovations devaient être radicales, au sens où elles bousculent
profondément les modèles culturels de l’habitat français. Dans ces conditions, à moins de
s’en séparer, les transformations dans le logement deviendraient – c’est une hypothèse –
le seul moyen de se l’approprier, de le rendre « habitable ». En situation « normale », la
gestion du « conflit » entre les usages et la forme initiale du logement relève du bailleur
183
qui peut faire preuve de sévérité, laisser faire ou cas extrême, assouplir sa politique
d’attribution. Que se passerait-il si l’habitat en question était promu au statut de
Monument historique ? Quel type de lecture conviendrait-il de faire sur les éventuelles
modifications apportées par les habitants ? Comment gérer un patrimoine inhabité ?
4 L’objectif de cette communication n’est pas de répondre à ces questions, mais de les faire
ressortir pour en discuter, avec à l’appui des exemples concrets, bien étudiés et connus.
Le point de départ de la réflexion se situe dans la relation, première fois énoncée en
France par Henri Raymond, entre les usagers et l’architecture, donc pour le cas présenté
ici, dans la rencontre des classes populaires avec une architecture à caractère avant-
gardiste. Par-là, nous souhaitons démontrer qu’entre autres facteurs, c’est de la réception
architecturale par les habitants dont pourra dépendre le destin principal de ce
patrimoine moderne : son habiter.
5 Le postulat sur lequel repose notre raisonnement est le suivant : le patrimoine n’est pas
une donnée naturelle, sa reconnaissance demande du temps, ainsi avant d’être
patrimonialisé, le logement, fraîchement sorti des plans de l’architecte, est d’abord
« soumis au tribunal des usages » (D. Pinson, 1996). Les productions corbuséennes n’y font
même pas exception, si ce n’est que l’Unité d’habitation de Marseille n’a attendu que
quelques années après l’achèvement des travaux pour être classée Monument. D’ailleurs,
elle fera partie de notre corpus principal, en compagnie des logements ouvriers de Pessac.
D’autres exemples seront évoqués, mais cette fois-ci, afin d’énoncer des types de
scénarios possibles après la patrimonialisation. Dans un premier temps, il conviendra de
faire le point sur ce rapprochement entre, le logement social, le processus de
patrimonialisation, et l’innovation : autant la première relation est fort récente, autant la
seconde l’est beaucoup moins.
• Les « Gratte-Ciel » du centre ville de Villeurbanne, édifiés en 1931 par Môrice Leroux, dont
l’intégration dans une ZPPAUP2 remonte au début des années quatre-vingt-dix (en 1993).
8 À moins d’un arrêt brutal, le phénomène devrait pouvoir se prolonger d’après un
recensement établi par les services du ministère de la Culture en 1996, dans lequel on
peut lire que « sur 8 000 grands ensembles répertoriés entre 1945 et 1975, 130 sont
actuellement en attente d’un label certifiant leur valeur3 ». En tous les cas, à travers ces
premiers exemples beaucoup d’idées se confirment à propos du patrimoine, à commencer
par l’imprévisibilité de son évolution. Comme diraient A. Querrien et P. Lassave, « les
mystères de la patrimonialisation étonnent4 » : certains espaces peuvent rester longtemps
anonymes avant d’être reconnus par les plus hautes instances nationales. Ainsi, la
reconnaissance du logement social présagerait-elle un changement dans la perception de
l’architecture du XXe siècle, fort décriée ces derniers temps 5. Effectivement, les édifices
datant du siècle passé ne représentent guère que 2,5 % du parc des immeubles protégés, à
l’intérieur desquels 40 % sont antérieurs à 1914 et 10 % postérieurs à 1945.
9 Enfin, malgré son intégration au patrimoine, le logement social reste lui aussi soumis au
filtrage inhérent à la patrimonialisation : à regarder de près l’évolution du rythme des
démolitions programmées dans les quartiers d’habitat social, les grands ensembles n’ont,
semble-t-il, pas leur place dans le « conservatoire de l’espace » (M. Verret, 1995). Entre les
ministères qui se succèdent, l’impression du « qui en démolira le plus ? » est grande. Cette
surenchère a même franchi un nouveau palier sous l’impulsion de l’actuel ministre de la
Ville, Jean-Louis Borloo puisque la moyenne annuelle exigée dans le cadre du
renouvellement du parc social obsolète, n’est plus de 12 000 mais 40 000 démolitions.
10 Au-delà de ces chiffres impressionnants, c’est le déni de patrimonialité qui s’exprime par
le geste de la démolition. Même si l’on entend souvent dire que les constructions de
l’après-guerre sont monumentales, il ne faut pas se leurrer : ce sont « [...] les dimensions
souvent imposantes de ces constructions [...] [qui] induisent aisément chez ceux qui les
côtoient une lecture en ces termes6 ». Le traitement explosif réservé aux tours et aux
barres de logements ne laisse par contre aucune ambiguïté sur leur valeur patrimoniale
actuelle : nulle (Pinçon-Chariot & Pinçon, 2003 : 322). Les programmes de réhabilitation
menés dans les années quatre-vingt ne correspondaient pas non plus à une célébration de
leur architecture, loin s’en faut. Il fallait la masquer, la corriger, rompre avec ses
spécificités qui portent en elles une partie de la stigmatisation. Si l’on suit cette analyse
faisant de la réhabilitation un premier signe de négation vis-à-vis de la forme
architecturale7, alors la démolition en est sa négation extrême puisqu’elle ne provoque
pas moins que son effacement matériel. À Grande-Synthe8 comme ailleurs, les figures
modernes des « Trente glorieuses » tombent les unes après les autres sans que
n’émergent dans le débat, des signes tangibles d’une conscience patrimoniale, en tout cas,
pas du côté des acteurs de la ville, pour qui, le grand ensemble, exit la mémoire habitante,
« c’est du béton et rien d’autre ».
11 N’est-ce pas là une illustration frappante de la relativité de l’innovation dans le
logement ? C’est une notion que nous allons maintenant aborder, car, à côté de la valeur
historique d’une cité, sa qualité architecturale et technique9 constitue sans conteste un
critère de distinction pour les spécialistes. La valeur économique, constate F. Choay 10, l’est
de moins en moins. Ce qui permet de comprendre pourquoi la patrimonialisation apparaît
souvent comme une opération de « sauvetage » contre la démolition, symbolisant la
logique économique.
185
12 À l’origine, l’architecte travaillait seulement pour un nombre limité de clients qui ne lui
commandaient que des édifices prestigieux comme des palais ou de grandes villas
luxueuses par exemple. Puis l’architecture s’est ouverte au logement, avec pour
principale conséquence la confrontation avec de nouveaux publics et un commanditaire
qui n’est plus un individu mais une administration (Loyer, 1999 : 219). Pris dans le
mouvement, les plus grands architectes dévoueront leur talent au logement,
principalement collectif : Le Corbusier bien sûr, mais beaucoup d’autres également,
comme E. Aillaud, J. Dubuisson, M. Lods ou encore J. Nouvel, Y. Lion et H. Ciriani pour les
plus contemporains d’entre eux. La monumentalisation, tendance inévitable, qui en
résulte, prendra une nouvelle ampleur dans les années quatre-vingt, du fait que
« les collectivités territoriales ont intégré le mythe selon lequel l’architecture et
l’urbanisme pouvaient devenir des enjeux d’importance dans la compétition des
villes au niveau national et international » (Segaud, 1995 : 13).
13 Dès lors, la question de la lisibilité des programmes de logement occupe une place
prépondérante dans les stratégies identitaires. Pour l’opinion commune, il est difficile de
se représenter le logement social autrement que par une barre lisse, grise et purement
fonctionnelle. Et pourtant, de par les innovations techniques et architecturales qui s’y
concentrent, il est en France, comme dirait H. Raymond, la « locomotive du logement tout
court11 ».
14 Inutile de réduire les réflexions en matière d’innovation à une période donnée, elles
existent continuellement. Maintenant, force est de constater qu’il y a des moments
privilégiés pour poser la question du changement : les lendemains de guerres
dévastatrices, et dans le cadre d’une politique de renouvellement du tissu urbain. Après
1945, l’innovation dans la production du logement et du bâtiment est propulsée au rang
de priorité absolue par les pouvoirs publics : il y a eu l’épisode des grands ensembles sur
lequel nous ne reviendrons pas, puis, après 1970, sous l’égide du Plan Construction et
Architecture, différentes expériences innovantes qui ont vu « le meilleur comme le pire »
se produire (Gotman & Léger, 1983). Le Plan Construction et Architecture12 est un
organisme interministériel qui a, dès sa création en 1971, favorisé la recherche,
l’innovation et l’expérimentation dans le logement social. Les architectes privés de leur
liberté de création quelques années auparavant, ne pouvaient rêver mieux. Idem pour les
organismes HLM à la recherche d’une revalorisation de leur image ternie par le dit
« malaise des banlieues ». Les actions mises en œuvre sont multiples, mais soulignons le
rôle majeur qu’ont pu jouer les concours PAN13, les REX14 et les modèles d’innovation15
dans le renouvellement de l’architecture de l’habitation (Léger, 2000 :48).
15 Relevant de sa volonté, l’État doit s’assurer que les expériences inscrites dans le logement
social sont suivies et évaluées. La logique est inverse à la fabrication d’un logement étant
donné que l’évaluation de la conception repose sur sa réception. En outre, peut-on parler
186
de critique sociologique de l’innovation quand celle-ci n’est pas testée sur l’ensemble des
groupes sociaux ? Si depuis les années vingt, l’architecture moderne s’est cantonnée dans
l’habitat social, c’est que celui-ci offre des conditions avantageuses et cristallise certains
projets utopiques.
16 Dans le privé, les maîtres d’ouvrage se montrent très réticents lorsque les architectes leur
proposent la réalisation de logements qui sortent de l’ordinaire. Les raisons sont simples
à comprendre : cela représente un risque économique majeur vu que les clients, toutes les
enquêtes le montrent, recherchent avant tout les produits les plus classiques, et une
satisfaction immédiate (Déhan, 1999). En logement social par contre, en plus des primes
de risques versées par l’État au gestionnaire, le scénario de la mévente est peu probable
puisqu’il s’agit souvent de catégories de population qui ne peuvent pas toujours
sanctionner l’offre ni en la détournant ni par une demande sélective (Ibid., 1983 :114).
17 L’espace domestique a de par son organisation, certains découpages, une influence dans
l’acquisition de nouvelles normes de vie. Il peut restreindre certains comportements pour
en favoriser de nouveaux. La conception du logement est donc une occasion rêvée pour
ceux qui aspirent à transformer les pratiques des gens, au premier rang desquels on
trouvera les architectes qui se sentent investis par une sorte de mission pédagogique :
penser le bon usage pour le peuple, « apprendre » aux gens à habiter, car ils ne savent pas
disait M. Lods (Chombart de Lawe, 1959 :190). Leur approche si particulière a pu se marier
avec le mouvement du logement social qui, de tout temps, a eu un côté utopique,
reconnaît P. Quercy16. L’utopie en question consiste à penser qu’en changeant le logement
des habitants, on changera leur vie. Cependant, dans le contexte des années soixante-dix
marqué par une vive critique à l’égard des grands ensembles, le Plan Construction ne
pouvait pas viser la réalisation de nouveaux « condensateurs sociaux ». Les ambitions
étaient moindres. Les architectes étaient seulement invités à « favoriser », à « faire
sortir », à « accompagner » de nouveaux modes d’habiter. (Léger, 2002 : 133).
». Ensuite, nous étions dans les deux cas en situation de logement social : cela peut
paraître plus surprenant pour les habitations du quartier Frugès du fait qu’elles soient
d’initiative privée. Or, avant qu’il ne devienne l’affaire de l’État comme aujourd’hui, le
logement social fut d’abord sous la tutelle du patronat, un moyen efficace de fixer la main
d’œuvre directement sur les lieux de production. Enfin, ce choix couvrait à la fois le
logement collectif et le pavillonnaire ; ce sont aussi des exemples bien étudiés 18.
19 Dans la présentation suivante, notre but est seulement de vérifier l’hypothèse de départ :
dans une architecture provocatrice, les transformations risquent d’être plus lourdes que
dans un logement conventionnel.
20 La commande par Henri Frugès d’une cité ouvrière à Pessac est une aubaine pour Le
Corbusier, pressé de tester ses théories sur l’habitat social bon marché. Fidèle à son
habitude, au moment de la conception, il ignore totalement les préférences des habitants
pour l’échoppe bordelaise et la chartreuse19, provoquant sans surprise mécontentements
et critiques. Elles concernent principalement la disposition tête-bêche des pavillons par
rapport à la rue, l’absence d’espaces intermédiaires (vestibule, couloir) entre la porte et la
salle de séjour ou la cuisine selon les cas, sans oublier les dimensions réduites de cette
dernière. Et que dire du parloir, un espace dont la présence en étonnait plus d’un, ou
encore des couleurs vives sur les façades qu’ils rejettent en bloc.
21 Passé le stade des reproches, vient celui de l’action : les habitants, surtout les
propriétaires, se démènent pour « remanier » ces espaces inadaptés à leur mode de vie.
Ce fut laborieux mais au final, les transformations sont telles que les maisons auront
perdu leur aspect d’origine : l’intérieur a subit une restructuration complète le
rapprochant du dispositif « consacré » de l’échoppe. Aussi peu épargné, l’extérieur des
maisons est remodelé par la création d’un sas d’entrée face à la rue, la réduction des
fenêtres en bande jugées trop visibles, l’abandon des couleurs d’origine et la mise en place
d’une toiture.
22 L’unité de Marseille offre un nouveau mode d’habitat qui regroupe logis et ses
prolongements extérieurs : loggia, équipements placés en toiture, sept « rues
intérieures » assurant la desserte des 337 appartements, en majorité traversants et à
double hauteur. La cuisine, toute équipée mais de taille réduite, est ouverte sur le salon et
la salle à manger. La disposition des duplex est assez particulière du fait de leur
emboîtement tête-bêche de part et d’autre de la rue intérieure. Principale conséquence,
les usages vont varier selon que l’on se situe dans un appartement « montant » ou
« descendant ».
188
23 Dans le type a, davantage apprécié, les chambres et la salle de bains sont en mezzanine
par rapport à la cuisine, le séjour et l’entrée. Dans le type b, en mezzanine se trouvent
l’entrée, la cuisine et la salle à manger tandis qu’en bas, sont disposés dans cet ordre, le
salon, la chambre des parents, la salle de bains, et enfin la chambre des enfants.
24 Dans peu de cas, les logements sont restés inchangés. L’appartement montant a été
découpé par le prolongement du plancher de la chambre, obturant complètement
l’espace qui, de la mezzanine au brise-soleil, offrait un volume architectural à l’usager
(Raymond, 1984/1985 : 41)20. Dans l’autre, il s’agissait d’accroître la salle à manger pour la
convertir en séjour ; l’ancien a donc pu fusionner avec la chambre des parents. Quant à la
cuisine, elle a souvent été fermée au moyen d’une porte et d’une vitre dépolie placée au-
dessus du passe-plat pour lui donner de la lumière.
25 Autrement, vue de l’extérieur, on pouvait s’apercevoir que certains habitants ont utilisé
le brise-soleil des façades de devant comme « balcon supplémentaire, comme support de
plantations montrées » (Catex et alii, 1975 : 136).
26 À présent, nous sommes en mesure de préciser un peu plus notre questionnement de
départ : les actions des habitants sont-elles arbitraires ? Sont-elles une forme de
« destruction » de l’architecture ou au contraire son « enrichissement » ? En posant ces
questions, il est – une nouvelle fois dirons-nous – impossible d’échapper au grand débat
de l’architecture prise entre sa finalité sociale et sa vocation artistique.
29 La question des usages sociaux de l’habitat a été largement explorée depuis les années
soixante par les sciences sociales dans leur ensemble, même s’il faut reconnaître que les
sociologues sont à l’origine des principaux acquis. Les géographes, quant à eux, comme le
souligne J. E Staszak21 , sont restés en retrait des problématiques liées à l’espace
domestique. Les recherches sont donc nombreuses, mais en 1966, la publication des
résultats d’une grande enquête établie par l’Institut parisien de Sociologie Urbaine fait
date : l’Habitat pavillonnaire22 se présentait comme un « inventaire » des modèles culturels
du logement en France. Les enquêtes venues après23 permirent d’évacuer le doute de leur
influence en habitat collectif. Par rapport à la notion d’« habitus » avancée par Bourdieu,
l’expression « modèle culturel » se veut plus pragmatique, en ce sens où elle exprime
clairement le fait que l’habitant organise son logement en conformation à des modèles,
lesquels impliquent à la fois une pratique et une symbolique. Ainsi, à Pessac comme à
Marseille, nous avons assisté au lent passage d’un espace « aberrant 24 » à un espace
« normal » ou conventionnel. Mais comme le signalait aussi S. Geidel, en étudiant les
logements économiques de Casablanca au Maroc,
« le logement transformé ne correspond sans doute pas à l’idéal recherché, les
modifications sont souvent le fruit d’un compromis plus ou moins habile entre la
disposition architecturale et l’imagination des usages25 ».
30 De surcroît, il ne faut pas négliger le rôle du statut de l’habitant (locataire/propriétaire)
sur ses possibilités de personnaliser le logement. H. Raymond et N. Haumont 26 avaient par
exemple noté que les modifications s’effectuaient plus librement dans l’Unité d’habitation
de Marseille qui est une copropriété. Dans le secteur HLM, les interdictions concernant
l’usage du logement sont nombreuses, elles agissent comme une entrave certaine à son
perfectionnement et plus simplement à sa personnalisation (Kaufmann, 1983 : 52-53).
Enfin, Il n’est pas impossible que l’habitant, lui même conscient de sa situation de
locataire temporaire, se montre avare en investissements.
31 Quant au mot « culturel », il indique que ces modèles sont partagés par l’ensemble des
individus d’une culture donnée. Les logements peuvent rebuter une grande partie de la
population et non seulement une catégorie particulière puisqu’il n’y a pas, semble-t-il, de
distinctions majeures en fonction de l’âge, le sexe, le CSP, les revenus perçus ou même le
type d’habitat27. Cependant, l’existence d’un fond commun de pratiques à la nation
française n’exclut en rien les variantes entre les groupes sociaux : M. Verret 28 a travaillé
sur la culture de la classe ouvrière, D. Pinson fit de même en se penchant sur l’habitat
ouvrier situé en Basse-Loire29, là où il re-découvra l’incidence des modèles culturels dans
l’organisation de l’espace, avec toutefois quelques spécificités propres. Sans doute aussi
que certaines personnes revendiquent des pratiques domestiques singulières. Il y a par
190
exemple une clientèle de Le Corbusier, mais elle ne représente qu’une petite minorité de
gens.
32 Mettons à contribution ce bref détour théorique pour tenter de comprendre certaines
transformations identifiées précédemment. Le mécontentement des Marseillais par
rapport à une trop forte exposition visuelle et/ou sonore de la chambre conjugale, peut
trouver son sens dans le fait que selon le modèle de la sexualité, cette pièce constitue un
espace résolument privé, voire sacré. Sa fermeture est donc fortement exigée. Idem, la
cuisine, espace où le désordre et la saleté propres à la préparation des repas ne sont pas
spécialement incongrues, constitue dans le logis corbuséen un espace public : en entrant
dans la salle à manger (app. descendant) ou le séjour (app. montant), elle est visible dans
son ensemble, ce qui impliquerait l’adoption de comportements peu communs comme le
fait de garder constamment sa cuisine au propre. Ainsi la majeure partie des
modifications observées dans ces deux pièces consistait à les « privatiser » parce qu’elles
doivent l’être selon des modèles bien enracinés. Ailleurs, la salle de séjour, suivant le
modèle des relations sociales, correspond à un espace semi-public, réservé à la réception
d’amis et aux réunions familiales. En général, les habitants n’apprécient guère qu’elle se
donne directement à voir dès le seuil de la porte franchi car elle deviendrait vite « source
d’intrusions, de désordre et donc de troubles dans les relations sociales30 ». Pour y
remédier, les habitants de Pessac ont souvent ajouté un couloir.
33 En fin de compte, du strict point de vue des usages sociaux, l’espace intérieur présentait
des « contraintes architecturales » (Raymond & Haumont, 1972 :4) que les habitants ont
tenté de dépasser voire de surpasser (Pinson, 1993 : 156), en occupant d’abord l’espace
produit pour eux, en l’arrangeant à leur manière, en le détournant parfois, en bref, en
créant leur propre espace, l’espace de la pratique sociale, différent des prévisions de
l’architecte (Huet, 1981 : 81). Celui-ci se structure à partir d’une série d’oppositions
fondamentales pour l’habiter : sale/propre, montré/caché, privé/semi-public/public,
masculin/féminin, parents/enfants, devant/derrière etc. C’est donc la relative stabilité
des modèles culturels qui se vérifie en dépit de la prescription par le concepteur de
dispositifs spatiaux qui les nient outrageusement : l’habitant, quel que soit le contexte, se
montre actif, aménageur, et parfois même audacieux dans l’appropriation de son
logement. Au pire il le quitte, mais dans la plupart des cas, il ne reste pas sans rien faire,
du moins pour ce qui est de l’intérieur, reconnu comme l’« espace du chez soi ». Cette
pesanteur dans les manières d’habiter n’est pas une surprise, elle a été confirmée par
plusieurs travaux de recherche. Doit-on en conclure que la prise en compte des usages
sociaux tire l’architecture du logement vers le bas ? Le logement est-il de fait exclut du
champ de l’innovation ? Ces questions se poseraient davantage si l’ensemble des
architectes considérait ce savoir sociologique comme un acquis. Or la position d’Y. Lion 31
et ses productions récentes32 montrent que ce n’est pas toujours le cas. Il y a
vraisemblablement une autre manière d’évaluer les usages du logement.
35 Nous l’avons dit, les règles sur la bonne présentation des logements interdisent de fait à
l’usager certaines pratiques jugées « inesthétiques » comme le fait de suspendre son linge
au balcon ou aux fenêtres. Encore une fois, la gestion propre au logement social et la
pensée des architectes se conjuguent bien. En effet on sait que ces derniers « ont
longtemps considéré l’œuvre architecturale comme un tout intangible et défendu aux
habitants de la modifier, d’en altérer l’aspect33 » (Raymond, 1984 : 41-43). Pour
illustration, nous proposons cette anecdote : bien que les marquages muraux se révèlent
être des actes constitutifs de l’habiter, J. Nouvel avait interdit aux habitants de poser du
papier peint sur les murs des logements qu’il conçût à Nimes. Dans le même esprit, Le
Corbusier avait minutieusement tout prévu pour que l’habitant ne vienne simplement
qu’avec sa valise et rien d’autre (allusion aux meubles notamment) pour habiter son unité
d’habitation (Pinson, 1993 :154).
39 Si « tout ensemble urbain qui bénéficie du statut de patrimoine se distingue du reste qui
l’entoure ou le côtoie » (Mercier, 1998 : 269), alors il fera l’objet d’une protection
particulièrement attentive. Sa revalorisation passera le plus souvent par une
restauration, y compris pour le logement social, à l’image de ce qu’il est advenu aux HBM
du Blanc-Mesnil toute de suite après leur inscription à l’inventaire supplémentaire des
Monuments Historiques. La restauration se distingue nettement de la réhabilitation par le
fait qu’elle vise un retour à l’état initial du bâtiment. Son intérêt est louable, mais à partir
du moment où le champ patrimonial s’ouvre aux objets de la vie quotidienne comme le
logement, faut-il nécessairement restaurer à l’identique et faire ainsi table rase des traces
de son appropriation laissées par les habitants ? Cette question, il y a de quoi se la poser
dans le cas des maisons ouvrières de Pessac. Malgré leur inadaptation originelle par
rapport aux attentes des ouvriers, elles sont inscrites dans un mouvement de
patrimonialisation dont le corollaire bien connu est la restauration37. Le Corbusier
n’aurait-il pas lui même concédé, « c’est toujours la vie qui a raison et l’architecte qui a
tort » ?
40 Il ne faut pas tout permettre aux habitants, ni tout leur restreindre : il y a un équilibre à
trouver dans la restauration du patrimoine moderne. C. Pozzi38 proposait de savoir
distinguer dans cette opération, les usages « impropres » du patrimoine et l’usage
critique pour mieux l’habiter. Effectivement, même s’il y a une perception de l’œuvre par
les habitants, comment peut-on leur demander d’adopter la conception corbuséenne de la
vie conjugale ? Certains diront que le façadisme est un compromis possible. C’est
d’ailleurs un scénario très répandu du fait que les législations et les subventions sur la
protection de l’immeuble concernent davantage l’extérieur que l’intérieur. Cette façon de
réduire l’architecture au spectacle n’est pas exclusivement propre à la restauration. C.
Flament39 a montré que même pendant la réhabilitation des grands ensembles, le
traitement visuel des façades l’avait emporté sur les investissements consentis à
l’intérieur des appartements. Elle est aussi partagée par l’architecte C. Devillers qui
explique que le respect du goût de l’habitant dans la conception de l’espace intérieur est
légitime, vu que c’est son espace de vie à lui seul et personne d’autre. Mais il ajoute, « ce
n’est plus vrai pour l’esthétique extérieur de l’édifice, qui intéresse non seulement tous
les usagers de la ville, mais aussi les générations futures40 [...] ». On touche ici à un autre
débat relativement ancien : faut-il considérer la façade et l’intérieur d’un même bâtiment
comme deux parties autonomes ? Au regard des divergences observées dans les réactions
des participants à un colloque portant sur le façadisme41, le débat n’est pas clos.
41 Toujours est-il qu’entre l’amélioration souhaitable du logement et sa restructuration, le
chemin est à la fois court et vite franchi. L’application des normes contemporaines de
sécurité y aide beaucoup. D’autre part, dissocier la façade du contenu néglige le fait
qu’habiter son logement implique aussi un rapport avec les Autres. L’extérieur n’est pas
193
regardé par l’habitant comme « extérieur » à l’habitat lui même, mais comme partie
intégrante. Bien entendu, il accordera une importance plus grande à son intérieur, mais
néglige-t-il pour autant sa façade ? Pouvoir la refaire à son goût, c’est également une
manière d’exprimer que l’on est chez soi. Les travaux de Raymond et Haumont permirent
de suggérer l’idée d’une correspondance entre le « dedans » et le « dehors » du logement.
Ils appellent « relation parfaite » quand la façade reflète bien l’intérieur, une situation
que jugent « normale » les habitants. Inversement, la relation est imparfaite quand
l’intérieur, qui leur sert toujours de référence, détrompe l’extérieur. Avec ce que nous
venons de dire précédemment, il arrive que la façade-décor surestime le confort
intérieur. De toute manière, ces remarques doivent être modulées selon que l’habitant vit
dans du logement individuel ou du collectif : dans le premier cas, l’extérieur compte
beaucoup (voir les habitants de Pessac), car chaque ménage dispose d’une façade qu’il
peut personnaliser pour approcher pourquoi pas la « relation parfaite ». En appartement,
il s’avère que les habitants ont moins l’impression d’avoir un extérieur, ne serait-ce parce
qu’il est le même pour tous (1 800 personnes à Marseille).
42 Les exemples choisis jusqu’à maintenant sont ceux où les habitants tentent de
« dompter » le logement pour continuer d’y habiter. La restauration devient donc
problématique quand vient la patrimonialisation. Mais ce n’est pas toujours le cas. Un
décalage trop grand entre la réalité des usages et leur représentation savante peut
dissuader certaines populations d’y vivre trop longtemps. Le risque introduit par
l’innovation diffère selon les publics. Est-il plus grand dans le logement populaire ?
La muséification47 du logement
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NOTES
1. Se souvenir qu’au XIXe siècle déjà, le Familistère de Godin constituait en soi une mini-
révolution.
2. Zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager.
3. LELOUP M., « Les HLM ont droit de cité », in L’Express, dossier spécial « Logement social : ghetto
ou monument ? », 24 mai 2001.
4. QUERRIEN A. et LASSAVE P., 1996, Patrimoine et Modernité, Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 72,
p2-3.
5. Ce qui faisait d’ailleurs dire à B. Vayssière que « le recollement des mots “patrimoine” et
“architecture contemporaine” est [donc] une piste très ténue en France ». Pour plus
d’informations, voir l’article : « Grands ensembles : pourquoi les démolir ? », in Études foncières, n°
103, mai-juin 2003.
6. V OYÉ L., Du modernisme au postmodernisme : le monument architectural, in Actes du colloque « Le
Corbusier, et la Modernité et Après... », p 166-167.
7. Lire l’article de M ICOUD A. et Roux J., 1996, « L’architecture en procès de réhabilitation », Les
Annales de la recherche urbaine, n° 72, p 136-143.
8. Commune située à l’ouest de Dunkerque, et que nous étudions par ailleurs dans le cadre d’une
thèse sur la démolition des grands ensembles.
9. Nous sommes conscients que l’innovation n’est pas toujours synonyme de qualité pour
l’habitant, mais la représentation des spécialistes (notamment dans les revues d’architecture) est
telle que le logement est tout de même reconnu comme œuvre d’art.
10. C HOAY F., 2002, « Cité de la Muette, Drancy : le culte patrimonial », Urbanisme, juillet-août
2002, n° 325, p 90-92.
11. R AYMOND H., 1996, « L’usage du logement. Traduire ou trahir », Les Cahiers de la recherche
architecturale, n° 37, p 19.
12. Devenu en 1999 le Plan Urbanisme Construction et Architecture
13. Programme Architecture Nouvelle devenu en 1989 Europan, suite à son élargissement à
l’Europe. L’objectif, à travers ces appels d’idée lancés par le PC, était de faire accéder les jeunes
architectes à la commande.
14. Réalisations Expérimentales dans lesquelles sont testés des dispositifs techniques et
architecturaux. Le complexe Néamausus bâti à Nîmes par J. Nouvel en est un exemple.
15. Les modèles d’innovation ont été lancés en 1972 en même temps que les REX et les PAN.
16. Q UERCY P., 2000, L’usage comme limite à l’expérimentation, in. Actes des conférences « Les
Mercredis de l’Utopie », p. 59. Pour information, il fut à ce moment directeur de l’Union
Nationale des Fédérations d’organisme HLM.
17. RAYMOND H., 1996, art. cit., p 23.
18. Pour l’Unité de Marseille, la bibliographie est longue, et pour les logements de Pessac, les
recherches de Ph. Boudon (1969), J.-C Depaule et alii (1970), B. B. Taylor (1972) et G. Monnier
(1986) sont à consulter.
19. L’échoppe bordelaise est un type implanté en bord de rue, et la chartreuse, au milieu de la
parcelle.
20. Retrouver ce texte et d’autres dans M ATHIEU-FRITZ A. et S TÉBÉ J.-M., 2002, Architecture,
urbanistique et société, (Hommage à H. Raymond), Paris, L’Harmattan.
21. S TASZAK J. F., 2001, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », Annales de
géographie, n° 620, p 339-363.
22. RAYMOND H. et alii., 1966, L’habitat pavillonnaire, Paris, CRU.
198
23. À consulter entre autres LÉGER J.-M., 1990, Les derniers domiciles connus. Enquête sur les nouveaux
logements 1970-1990, Paris, Créaphis.
24. Voir les réactions des habitants de l’Unité de Marseille : « c’est curieux comme idée »,
« anormal », « abérrant », etc. C’est, pour reprendre le concept d’H. Raymond, la compétence des
usagers qui s’exprime par la parole.
25. G EIDEL S., « Les pratiques transformatrices dans le logement économique à Casablanca », Les
Cahiers de la recherche architecturale, 1er trimestre 1992, n° 27/28, p 172.
26. R AYMOND H. et H AUMONT N., 1972, Habitat et pratique de l’espace. Étude des relations entre
l’intérieur et l’extérieur du logement.
27. Voir sur ce sujet H AUMONT N., « Habitat et modèles culturels », in Revue française de Sociologie,
X-1968.
28. VERRET M., 1979, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
29. P INSON D., 1992, « Du logement pour tous aux maisons en tous genres. Ethnographie de
l’habitat ouvrier en Basse-Loire », Les cahiers de la recherche architecturale, n° 27/28, p 151-164.
30. RAYMOND H., 1974, « Habitat, modèles culturels et architecture », in Architecture d’Aujourd’hui,
n° 174, juillet-août 1974, p. 50-53. Texte présenté par STÉBÉ et M ATHIEU-FRITZ, 2002, Architecture,
urbanistique et société, (Hommage à H. Raymond), L’Harmattan.
31. Il définit toute construction de logements comme la « ré-invention du monde » (Lion,
1987 :23 ; cité par Léger, 1990).
32. Particulièrement son concept de « Bande active » appliqué à Villejuif (Val-de-Marne).
33. MATHIEU-FRITZ et STÉBÉ, 2002, op. cit.
34. « J’espère bien que certains auront horreur de mes logements et qu’alors on leur donne la
possibilité d’aller accrocher ailleurs leurs rideaux et leurs petits trucs cucul la praline » (Nouvel,
1987 :10 ; cité par Léger, 1990).
35. SEGAUD M., 1999, « L’usager, homme de goûts », Urbanisme, n° 307, juillet-août 1999, p 70.
36. LAZZAROTTI O., 2000, « Patrimoine et tourisme : un couple de la mondialisation », Mappemonde
1/00, n° 57.
37. Sauf pour une déclarait A. Debarre ; Informations glanées dans l’ouvrage de P. D ÉHAN, 1999,
Qualité architecturale et innovation, t. 1.
38. P OZZI C, Les heurts du mouvement moderne avec la tradition de la construction et de l’habitat,
communication dans le cadre des conférences Domocos.
39. F LAMENT C, 1995, « Voir le voir. Architecture de réhabilitation, traitement visuel du social,
enjeux d’un changement de regard dans les cités », in S EGAUD M. (dir.), 1995, Espaces de vie, espaces
d’architecture.
40. Propos recueillis dans DÉHAN P., 1999, op. cit., p. 55-56.
41. Voir les actes du colloque international, Façadisme et identités urbaines, 28, 29 et 30 janvier
1999.
42. COING H., 1966, Rénovation urbaine et changement social, Paris, Les Éditions Ouvrières.
43. P INÇON-CHARLOT M. et P INÇON M., 2003, « Le patrimoine habité », in SEGAUD M. (dir.),
Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Armand Colin, 2003, p 319-323.
44. « Si l’ensemble du projet Firminy-vert a séduit les appelous [...], jamais l’unité d’habitation
n’a véritablement été adoptée », in DUPAIN J.-Y., « La cité radieuse de Firminy renaît de ses
cendres », Études foncières, n° 80, automne 1998.
45. R EICHLIN B., 1997-1998, « Sauvegarde du moderne : questions et enjeux », extraits de Faces, n°
42/43, p. 3-5.
46. Elle est la seule des quatre unités d’habitation françaises à avoir connu l’épreuve de la
fermeture complète pour cause de vacance totale (Monnier, 2002 : 125).
47. À prendre au sens de la transformation du logement en musée.
199
AUTEUR
NAJI LAHMINI
Géographe, Université du Littoral Côte d’Opale Dunkerque, Institut des Mers du Nord (IMN)
200
NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte fait partie d’un travail de doctorat en géographie intitulé « La question de
l’habitat dans la sauvegarde des médinas : enjeux, stratégies et méthodologie
opérationnelle dans un contexte de patrimonialisation de l’espace du centre ville
historique. Le cas de la médina de Fès », préparée au sein de CITERES-EMAM (ex-
URBAMA), Université François Rabelais de Tours sous la direction de Nadir Boumaza. Les
enquêtes de terrain nécessaire pour ce travail de doctorat ont pu être réalisées grâce à
mon intégration dans l’Action Intégrée intitulée « le patrimoine à l’heure de la
mondialisation : inventaire et mise à niveau » mis en place entre l’Université de Tours –
de CITERES-EMAM (ex-URBAMA) – et celle de Fès-Saïss.
1 La médina de Fès, fondée en 809, compte une population actuelle d’environ 160 000
habitants occupant 12 000 unités d’habitation sur une superficie de plus de 300 hectares.
Elle se compose de deux zones distinctes : la médina médiévale traditionnelle, Fès el Bali,
où logent 77 % de la population et une zone plus récente, Fès-Jdid. La vieille ville actuelle a
connu un processus de dégradation continu tout au long du XXe siècle. Plusieurs facteurs
rendent compte de ce processus. Le facteur originel réside dans l’ouverture de l’économie
marocaine au commerce européen et au système capitaliste à partir de la moitié du XIXe
siècle. D’autre part, le transfert du centre de gravité économique et politique du Maroc de
l’intérieur du pays vers des villes littorales comme Casablanca et Rabat, a eu comme
conséquence la marginalisation de Fès. Cette marginalisation s’est accentuée lors de la
création, par décision politique1, de la ville coloniale – appelée la ville « nouvelle » – à
l’écart de la vieille ville et destinée à accueillir les colons et les activités mises en place
201
lors du protectorat. Le départ croissant des fassis aisés vers la ville « nouvelle » et vers les
villes côtières a eu pour conséquence un repeuplement des maisons vidées qui ont été
remplies peu à peu par des vagues de migrants ruraux, pauvres dans leur majorité et qui
s’y sont installés directement. La sur-occupation des habitations a provoqué leur
dégradation : ces mutations ont été à la base du processus de « prolétarisation » de la
population de cette médina ainsi que de la dégradation de son habitat et de son
environnement (Idrissi Janati, 2001 : 358).
2 En 1974, peu de temps après l’adoption de la Convention sur le « Patrimoine mondial
culturel et naturel » par l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la
Culture (Unesco), le Maroc fit appel à cette dernière afin de classer la médina de Fès sur la
liste des ensembles à protéger2 . Puis, à partir de 1976, toujours avec l’aide de cette
institution et du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), une aide a
été apportée pour établir le premier Schéma Directeur d’Aménagement Urbain de Fès
(SDAU) approuvé en 1980. L’élaboration de ce document a conduit à la formulation d’un
projet spécifique pour la médina de Fès en 1985. Depuis cette date, la médina de Fès a fait
l’objet de nombreuses études qui ont donné lieu à la formulation de plusieurs projets de
sauvegarde sans qu’aucun d’entre eux ne devienne opérationnel. Ce n’est qu’en 199943,
après une longue phase d’études qui a précédé le montage du projet – 1996-1999 –, que la
Banque Mondiale accepte d’octroyer un prêt au gouvernement marocain. Ce projet,
pionnier4 en la matière, a l’ambition pour les responsables de la Banque Mondiale de
devenir « une vitrine et un pilote pour tirer les leçons des liens qui peuvent exister entre
le développement économique et social et la préservation d’un patrimoine culturel 5 ».
3 Vingt ans ont passé sans que ni le projet de 1985 formulé par l’UNESCO et le PNUD, ni
celui de 1992 monté par le PNUD ne voient effectivement le jour. Ces projets, qui
appellent tous un ensemble d’actions systémiques ont été produits dans un contexte local
d’incertitude, caractérisé par une forte expansion urbaine et une forte mobilité
résidentielle tant externe qu’interne. Leurs échecs successifs traduisent les forts enjeux
qui sont présents dans le débat au sujet de la sauvegarde des centres anciens. Les
multiples enjeux – qu’ils soient économiques, sociaux, culturels ou encore symboliques –
sont tels qu’ils vont générer un contexte de patrimonialisation, entraînant une vision
particulière de l’aménagement de la vieille ville (Abry, 1999 : 62). Cette vision est
introduite sur le terrain par des politiques publiques6 d’aménagement dites « de
sauvegarde » ou de « réhabilitation » et constituées par un ensemble de normes. En
reprenant les termes de Pierre Muller et d’Yves Surel à propos de la construction des
normes, on considère que ce n’est pas un processus abstrait. La construction de normes
est au contraire « indissociable de l’action des individus ou des groupes concernés, de leur
capacité à produire des discours concurrents, de leurs modes de mobilisation. Elle dépend
aussi de la structure plus ou moins fluctuante de leurs relations et des stratégies
élaborées dans les contextes d’action » (Muller, Surel, 1998 : 79).
4 À partir du cas exemplaire que constitue l’exemple de Fès, l’objectif de ce texte est de
montrer comment les centres villes historiques sont tiraillés entre les organisations
internationales, notamment les bailleurs de fonds, qui influencent de manière parfois
décisive le développement d’un pays en définissant de manière précise le cadre et la
budgétisation d’une intervention, les relais décentralisés de l’État qui déploient des
stratégies de mise à niveau des centres anciens et enfin les résidants qui trouvent dans la
médina un moyen d’accès à la ville.
202
5 La méthodologie utilisée dans ce texte s’appuie dans un premier temps sur l’analyse des
différents projets de sauvegarde qui ont été formulés depuis le classement de la médina
de Fès comme « patrimoine mondial de l’humanité ». Cela nous permettra de cerner
l’évolution de l’analyse qui a été faite des centres historiques avec l’objectif d’établir un
bilan de ces différents documents. Cela permettra aussi de mettre en relief les
nombreuses difficultés auxquelles cet espace est confronté ainsi que les critiques
concernant ces différentes politiques (I). Dans un second temps, et à partir d’une enquête
qualitative effectuée auprès des différents acteurs institutionnels et des habitants, nous
nous interrogerons sur les enjeux qui orientent ces politiques (II). Même si la formulation
des enjeux liés aux différents projets qui ont été établis est différente en fonction des
catégories d’acteurs, l’arrivée à Fès de bailleurs de fonds internationaux permet d’unifier
certains points de vue au sujet de la sauvegarde de la médina.
6 Jusqu’à présent, bien qu’il y ait un objectif clair – la dédensification – les politiques
d’aménagement qui ont été projetées sur l’espace historique étaient tiraillées par de
nombreux groupes d’acteurs différents : l’UNESCO et le PNUD au niveau international, le
ministère de l’habitat et celui de l’intérieur au niveau national, l’ADER-Fès7 et l’AUSF8 au
niveau local, etc. Cette multiplicité d’acteurs et les quelques opérations qui ont été
réalisées, bien qu’elles aient permis le développement de la connaissance, ont contribué à
faire de la sauvegarde de la médina de Fès une question problématique qui dépasse les
seules contraintes physiques.
difficulté principale (vient du fait que) la solution des problèmes particuliers et bien
identifiés dépend des modifications de l’ensemble du système [...] (en cela) les actions
individuelles dans la médina dépendent donc de la réussite d’actions dans d’autres
domaines » (PNUD, 1992 : 32-33).
9 L’identification des problèmes à résoudre dans la médina et la réflexion qui s’est engagée
sur la question de la centralité de la médina est allée de pair avec la multiplication des
acteurs institutionnels sur le terrain. Des instances ont été créées pour soutenir l’action
de la municipalité de Fès-médina et de l’Inspection des Monuments Historiques,
traditionnellement en charge de la gestion urbaine et de la conservation du patrimoine.
10 L’ADER-Fès, principal acteur de la sauvegarde, a comme objectifs la déden-sification et la
réhabilitation. Ses statuts et ses missions, qui se sont avérés relativement ambigus,
comprenaient aussi bien « des objets généraux visant la sauvegarde, et des tâches très
précises d’aménageur voire d’agent immobilier » (PNUD, 1992 : 721). Principalement par
manque de moyen, cet organe a participé au développement de la connaissance de la
médina10 et à son rayonnement international mais n’a rempli que très partiellement sa
mission de dédensification et de réhabilitation. Le chevauchement de ses compétences
avec d’autres acteurs a alimenté une confusion sur son rôle et ses limites, confusion
exacerbée par des difficultés financières. En 1999, à la suite d’une grève du personnel –
qui n’a pas été payée pendant plusieurs mois –, un audit réalisé par un cabinet
indépendant révèle de nombreuses défaillances dans sa gestion. Le ministère de
l’Intérieur intervient en destituant le Directeur de l’ADER-Fès et le ministère des Finances
accorde une rallonge budgétaire sous forme d’augmentation de capital afin de faire face à
la crise financière que traverse cet organisme. Une partie du fonds servira à régler les
dettes et l’autre à relancer les divers projets non achevés par l’ADER-Fès11.
11 En 1991, l’Agence Urbaine et de Sauvegarde de la médina de Fès (AUSF) est créée et a pour
objectif de couvrir l’agglomération en documents d’urbanisme (Schéma Directeur
d’Aménagement Urbain et Plans d’Aménagement). Dès sa création, et bien que ses statuts
mentionnaient la sauvegarde de la médina de Fès comme un de ses objectifs principaux,
cette institution ne s’est pas engagée sur ce terrain à cause de l’ampleur du travail à
réaliser afin de doter l’agglomération d’un ensemble de Plans d’Aménagement (PA) mais
aussi à cause de la présence de l’ADER-Fès comme acteur omniprésent sur le terrain.
Depuis 1999, l’intérêt de cette institution pour la médina est manifeste. En 2001, elle s’est
dotée d’une cellule de « conservation du patrimoine et de sauvegarde des médinas » afin
de montrer sa volonté de participer au débat au sujet de la sauvegarde. Malgré ses
moyens limités et l’ampleur de sa tâche12, cette cellule participe activement aux prises de
décisions.
12 Sur le terrain, ces deux institutions se côtoient régulièrement, ce qui alimente un
sentiment de compétition entre elles. Ce fait est d’autant plus visible que leurs
attributions et leurs compétences se chevauchent13. De plus, plusieurs cadres14 travaillant
pour l’une de ces institutions se sont faits engagés par l’autre et vice versa ce qui alimente
encore plus la confusion sur leurs compétences et leurs responsabilités respectives.
204
13 Malgré toutes les opérations réalisées, nombreuses sont les critiques qui mettent en relief
le manque de stratégie et de réalisme des projets de 1985 et de 1992. Ces critiques
s’expriment diversement en fonction du groupe d’acteur auquel appartient la personne
interrogée.
14 Un point de vue pessimiste se dégage chez certains acteurs institutionnels et architectes
qui voient dans la complexité et l’imbrication des problèmes présents dans la médina,
tant physiques que sociaux, l’impossibilité de développer une politique de sauvegarde qui
soit efficace. Le représentant du ministère de la Culture et des Monuments Historiques va
même jusqu’à affirmer que
« personne ne sait exactement ce qu’il faut faire dans la médina, personne n’a un
programme précis, clair et net car c’est tellement complexe, c’est trop difficile, [...]
c’est pas possible15 ».
15 Au-delà de la teneur des propos, c’est l’image du statu quo qui entoure la question de la
sauvegarde de la médina qui est mise en question, exacerbant ainsi la rivalité
traditionnelle entre conservateurs et modernistes.
16 Ce point de vue est contrebalancé par l’image positive de l’UNESCO auprès de la
population, qui se révèle très populaire. À ce propos, N. Lahbil Tagemouati note que ses
actions sont amplifiées et quelque peu déformées par l’imaginaire collectif, si bien « que
l’on peut évoquer un « mythe », ou la légende de l’UNESCO » (Lahbil Tagemouati, 2001 :
39). Même si plusieurs entretiens avec des habitants ont confirmé l’existence du « mythe
Unesco », il n’en reste pas moins que cette organisation est perçue comme le médiateur
grâce à qui la valeur de la médina s’est imposée mondialement16.
17 Pour les pouvoirs publics, cet imaginaire collectif permet d’unifier leurs points de vues au
sujet de la population de la médina. En effet, et malgré l’hétérogénéité de leurs
conceptions, « deux points communs les unissent [...]. La majorité des actions et
initiatives des habitants restent très mal connues des institutions, et cette ignorance se
double d’un refus de prise en considération de ces initiatives » (Navez-Bouchanine, 1995 :
14).
18 Le peuplement de la vieille ville, caractérisé par l’entrée de catégories pauvres issues de
l’exode rural dont la mobilité est forte, a alimenté pendant longtemps une certaine forme
de dénigrement des habitants de la part des pouvoirs publics en même temps qu’il est
devenu une cause expliquant a priori la dégradation. Néanmoins, plusieurs enquêtes
récentes contredisent ce raisonnement en montrant qu’il y a certaines formes de stabilité
résidentielle de la part de ménages qui ne sont pas issus de Fès.
19 D’un point de vue économique, N. Lahbil Tagemouati dégage plusieurs raisons qui
peuvent expliquer « le quasi échec17 » du projet Unesco de 1985 et de celui du PNUD de
1992. Tout d’abord, l’auteur montre que l’État marocain « n’est pas prêt à s’endetter
davantage », expliquant ainsi la réduction du budget qui a été estimé par les différents
projets. Ensuite, l’échec proviendrait, selon elle, du fait que « la barre a été placée trop
haut : les études ont privilégié une approche globale ; or, l’État ne peut pas intervenir sur
l’ensemble ; donc l’immobilisme se développe ». Sur le plan des représentations enfin, elle
estime que « la société marocaine n’est pas encore mûre pour résoudre les problèmes
posés par la mise à niveau de la médina » (Lahbil Tagemouati, 2001 : 145). Si toutes ces
raisons trouvent une justification économique, on peut simplement se demander si le
205
quasi-échec de ces projets n’a pas été « d’oublier » la composante sociale, c’est-à-dire les
habitants.
20 Du point de vue de la gestion urbaine, P. Signoles, G. El Kadi et R. Sidi Boumedine nous
rappellent que la situation qui a prévalu en la matière dans un certain nombre de pays en
développement était celle où « le laisser faire – on dirait aujourd’hui la tolérance – peut,
par défaut, tenir lieu et place d’une action volontaire et constituer, en soi, une manière de
gérer le système urbain18 ». À Fès, on peut constater que cette situation s’est peu à peu
développée. En effet, les projets Unesco de 1985 et PNUD de 1992, abandonnés pour
plusieurs raisons, bien qu’ils aient permis que se développe une connaissance affinée des
composantes de l’espace, ont confiné la sauvegarde dans des opérations ponctuelles de
restauration ou de réhabilitation qui étaient développées grâce à l’appui de nombreux
mécènes19. Cette situation, qui se révèle être par défaut une stratégie, a alimenté
l’impression que la sauvegarde puisait dans le seul registre « muséal ».
21 Après avoir promu sans réserve la politique des plans d’ajustements structurels
d’inspiration néo-libérale « la Banque Mondiale a pris conscience des dégâts sociaux
qu’elle a provoqué [...] si bien qu’en 2000, le rapport sur le développement dans le monde
de la Banque Mondiale s’intitulait : combattre la pauvreté » (Vermeren, 2001 : 91).
22 Cette institution considère que l’échec relatif de ces politiques vient du fait que l’on a
sous-estimé les phénomènes d’exode rural qui ont alimenté la pauvreté urbaine et qu’un
des leviers sur lequel il faut s’appuyer est constitué par la population. À Fès, cette vision
nouvelle issue de la réflexion sur le thème de la gouvernance et de la participation rompt
avec celle qui prédominait auparavant et qui faisait de la population le facteur principal
de la dégradation.
23 D’une manière générale, la Banque Mondiale estime que la pauvreté et l’exclusion sociale
peuvent être réduites par la mise en valeur de la culture et du patrimoine culturel et c’est
à partir de deux perspectives qu’est envisagée l’intervention de cette institution.
24 D’un côté, elle considère la culture et le patrimoine culturel comme « des éléments
constitutifs des sociétés humaines auxquels il est nécessaire de se confronter pour éviter
qu’ils ne se transforment en obstacles freinant la réalisation des objectifs fixés par les
interventions de développement » (Banque Mondiale, 2001).
25 De l’autre, ces deux termes renvoient à une nouvelle opportunité économique qui peut
aussi avoir des impacts sociaux significatifs. Par exemple, ils se traduisent par
« l’amélioration des niveaux d’éducation et le renforcement de l’identité, par la
consolidation du capital social et par le renforcement de la cohésion sociale. Mais ils ont
aussi un impact sur le développement du patrimoine culturel national, sur la sauvegarde
du patrimoine pour les générations futures et enfin sur le développement du tourisme et
le maintien de l’emploi » (Banque Mondiale, 2001).
26 Ces deux perspectives permettent de se demander si le développement de la culture et du
patrimoine culturel est un facteur de réduction de la pauvreté ou si c’est plutôt une
opportunité économique.
206
27 Au niveau du projet, les objectifs formulés par la Banque Mondiale ne diffèrent pas
fondamentalement des objectifs des deux précédents20. J.-L. Sarbib, président de la région
MENA21 au sein de la Banque Mondiale, estime néanmoins que la condition d’application
d’une politique de réduction de la pauvreté sur l’espace de la médina réside dans « le
besoin fondamental de participation des populations. Il semble qu’un projet comme celui
sur lequel nous travaillons ne peut réussir que si les populations se le sont pleinement
approprié et que les gens puissent savoir à quelle porte aller frapper quand ils ont un
problème. Cela s’inscrit tout à fait dans la politique actuelle du Maroc de décentralisation
de l’autorité et de l’exercice de l’autorité d’une manière différente, avec un
gouvernement local et national qui est à l’écoute des populations, plutôt que le
fournisseur de services pour les populations. Il semble que le succès de ce projet va
dépendre essentiellement de la capacité non pas de travailler pour la population mais
avec la population22 ». Il y a donc un retournement complet de tendance par rapport aux
deux politiques précédentes puisqu’une partie du projet est constituée par l’implication
des populations dans la conduite des opérations23.
28 Si la politique de la Banque Mondiale est bien de réduire la pauvreté, on peut se
demander quelles seront les conséquences de cette réduction à l’échelle de la médina. En
effet, l’objectif de désenclavement de la médina par la « réhabilitation de l’infrastructure
et l’amélioration de l’accessibilité24 » peut être analysé comme un facteur soutenant
l’embourgeoisement de l’espace tout en confirmant le processus de dédensification
engagé plus ou moins spontanément par la population. En améliorant l’accessibilité, on
améliore l’attractivité pour des catégories sociales supérieures, ce qui a tendance à faire
augmenter les valeurs foncières des maisons, rendues plus accessibles. Comme le note N.
Lahbil Tagemouati, « l’accroissement du standing social des quartiers de la médina est à
la fois une condition et un moyen de réhabilitation de la médina » (Lahbil Tagemouati,
2001 : 151), avec néanmoins le risque de tomber dans les travers de « l’industrie
culturelle ».
29 Au final, les échecs du projet Unesco de 1985 et de celui du PNUD de 1992 peuvent être
analysés comme autant d’hésitations liées au développement de la connaissance de la
médina et à la structuration progressive du champ institutionnel. Au milieu des années
quatre-vingt-dix, l’entrée de la Banque Mondiale dans le champ du développement de la
culture et du patrimoine culturel comme moyen de réduire la pauvreté urbaine semble
avoir fait consensus puisque le projet à été approuvé en 1999. Si on pose l’hypothèse
qu’un consensus s’est formé autour du projet financé par la Banque Mondiale, on peut se
demander autour de quels enjeux il a été élaboré.
30 L’enjeu économique est très présent pour les habitants de la médina puisque cet espace
reste un lieu de travail par excellence, qui offre près de la moitié des emplois totaux de
l’agglomération, même si le secteur informel, faiblement rémunéré, prédomine (Fejjal,
207
1994). De tous ces secteurs, l’artisanat est celui qui offre le plus de possibilités
d’apprentissage pour les jeunes ainsi que des possibilités de promotion sociale pour les
migrants venant du milieu rural. En ce sens, l’enjeu social est formulé par le projet PNUD
de 1992 en des termes « d’apprentissage » et de « promotion sociale »25. Il s’agit donc de
confirmer l’importance de l’artisanat et du commerce dans la médina. Cette idée est
alimentée par le fait que la population, non seulement de la médina mais de l’ensemble de
la ville, « s’y ravitaille régulièrement et que beaucoup d’industries modernes basées dans
les zones industrielles extra-muros sous-traitent en médina une part de leurs activités, à
des artisans ou à de petits entrepreneurs » (PNUD, 1992 : 4).
31 Mais le poids économique de la médina est considéré d’une manière diamétralement
différente dans le projet approuvé par la Banque Mondiale en 1999, puisqu’associé au
développement de la culture, il permet à ce bailleur de fonds de pouvoir rentabiliser son
investissement. Comme l’affirmait J.-L. Sarbib en 2002,
« nous essayons aujourd’hui de regarder à travers le prisme culturel toutes les
opérations que finance notre institution [...] et quand on a cette richesse, comme au
Maroc, c’est un peu comme si on avait du pétrole ou du gaz naturel ».
32 Les études effectuées par l’ADER-Fès, appuyée par des experts de l’Université américaine
de Harvard, ont cherché à concevoir « la conservation comme un investissement dont on
peut calculer le taux de rendement interne, tant financier qu’économique et social 26 »,
estime M. Hajjami, directeur de l’ADER-Fès de 1989 à 1999. Selon toutes les estimations
réalisées, « ce taux se situerait entre 14et 17 % [...] d’ailleurs, les habitants de la vieille
ville consacrent plus de 2 % de la valeur du foncier à la restauration de leur demeure.
Pourquoi alors ne pas canaliser ces efforts et les intégrer dans l’ensemble de notre
travail ?27 ».
33 L’idée, pour la Banque Mondiale, est moins de faire de l’apprentissage ou de la promotion
sociale que de s’appuyer sur un taux de rendement qui pourrait être produit par les
habitants.
34 L’idée selon laquelle la sauvegarde de la médina doit s’appuyer sur l’économie locale est
partagée par l’ensemble des projets de sauvegarde, même si elle a été diversement
formulée. Néanmoins, s’appuyer sur les dynamiques développées par les habitants tout en
considérant la conservation comme un investissement rentable permettant la lutte
contre la pauvreté est une nouveauté dans le projet de sauvegarde.
forte présence de l’artisanat dont la demande de main d’œuvre à bon marché est
importante, le peuplement de la médina permet à ce secteur de tirer des revenus
importants28. La médina correspond aussi à un refuge pour des populations captives,
même si cette tendance est à nuancer. En effet, durant les années soixante et soixante-
dix, la faiblesse de l’offre de logement en location a incité des ménages issus de l’exode
rural à s’installer directement dans l’intra muros. Mais cette tendance s’est inversée dans
le courant des années quatre-vingt. En effet, de nombreuses zones périphériques souvent
proches de la médina et composées d’habitats clandestins « en dur » se sont créées, de
sorte que l’entrée des migrants ruraux ne se fait plus principalement par la médina.
D’autre part, de nombreux ménages, lorsque leurs revenus le permettent ou bien parce
que leur logement est trop dégradé et menace de tomber en ruines, cherchent une
solution alternative, dans un autre quartier de la médina ou bien dans sa proche
périphérie29.
38 Pour les pouvoirs publics, l’enjeu social de la sauvegarde se cristallise sur la question du
peuplement et des logements. N. Boumaza rappelle à ce sujet que les logements « ne
constituent pas une priorité dans les plans de sauvegarde si on tient compte des fonctions
symboliques et politiques de la capitale religieuse et culturelle [...] (et ce) pour deux
raisons principales. (Tout d’abord) une dynamique de promotion par le logement
remettrait en cause le statut social des habitants, ce qui pourrait renverser les
représentations dominantes, composées d’une valorisation des symboles de la médina
associées à la dévalorisation du tissu et de la population qui l’occupe. [...] (D’autre part)
parce que le système de production du bâti est fondé sur la spéculation foncière et
immobilière, duquel s’écarte l’habitat ancien » (Boumaza, 1999 : 212).
39 Pour la Banque Mondiale, l’enjeu réside dans « la capacité de travailler, non pas pour la
population mais avec la population, de sorte qu’il y ait une véritable appropriation de ce
projet qui est le seul garant de sa pérennisation30 ».
40 Pour cet acteur, l’enjeu social est essentiellement constitué par la participation de la
population. En effet, il s’agit de s’appuyer sur les dynamiques habitantes en matière
d’investissement sur le logement31.
L’argument culturel
Les dangers du développement culturel
41 Le PNUD estimait en 1992 que l’enjeu culturel de la sauvegarde de la médina « n’est plus à
souligner », parce que « la sollicitude dont la médina fait l’objet, de la part de la
population marocaine et de la communauté internationale, mais aussi du mouvement de
dons que la sauvegarde de ses monuments suscite, attestent de cet enjeu » (PNUD, 1992 :
31).
42 Certes, la « sollicitude » est importante, mais l’enjeu culturel est aussi très important
puisque, lié au tourisme, il devient une ressource. En effet, c’est en partie grâce au
tourisme – et principalement culturel – que le Maroc vise à faire rentrer des devises 32 . En
ce sens, les interventions dans le domaine culturel permettent de faire « le lien entre le
centre ancien et l’économie mondiale et sont une façon de donner la médina à
consommer aux touristes » (Boumaza, 2001). Mais les interventions doivent être
réfléchies, sans quoi le patrimoine risque de tomber dans les travers de « l’industrie
culturelle33 ». Cette dernière standardise et banalise le patrimoine par la mise au point
209
« de procédés d’emballage permettant de livrer les centres et les quartiers anciens prêts à
la consommation culturelle [...] États et municipalités y recourent en fonction de leurs
choix et du produit à lancer et selon l’importance des revenus escomptés » (Choay, 1992 :
168).
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Dès l’installation du protectorat, en 1912, le maréchal Lyautey imposa une nouvelle politique
urbaine basée sur la bipolarisation spatiale, « stratégie qui se résume en deux mots : deux
populations, deux villes », (Barrou, 2001 : 98).
2. D’après la Convention de 1972, peuvent être considérés comme « patrimoine culturel » des
monuments, des ensembles et des sites. La médina de Fès est classée dans la catégorie des
« ensembles », entendus comme des « groupes de constructions isolées ou réunies qui, en raison
212
de leur architecture, de leur unité, ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur
universelle exceptionnelle du point de vue de l’histoire, de l’art ou de la science » (Choay, 1992 :
154).
3. Trois projets de sauvegarde de la médina de Fès ont été définis entre le royaume du Maroc et
différentes organisations internationales. Le premier, en 1985, étiqueté Unesco et PNUD et établi
lors des travaux du SDAU, prévoyait une enveloppe globale de 541 millions de dollars, a été
abandonné ; le second, réalisé grâce à l’aide du PNUD en 1992, prévoit 64 millions de dollars mais
est finalement rejeté. Le troisième, en collaboration avec la Banque Mondiale, est en cours
d’exécution, pour un montant de 29 millions de dollars (Lahbil Tagemouati, 2001 : 127).
4. Ce projet est pionnier puisque c’est la première fois que la Banque Mondiale octroie un prêt à
une municipalité : la moitié des 29 millions de dollars est allouée au gouvernement marocain et
l’autre moitié à la municipalité de Fès-Médina.
5. Communication de J.-L. Sarbib le 31 mai 2002 lors de la conférence des bailleurs de fonds qui
s’est tenue à Fès entre le 31 mai et le 2 juin.
6. De nombreuses définitions des politiques publiques existent ; nous retenons ici celle du
courant d’analyse comparée en sociologie politique qui considère les politiques publiques comme
« un champ d’analyse qui est celui de ce que les autorités publiques font ou ne font pas, des
raisons pour lesquelles elles le font ou ne le font pas et pourquoi elle suivent telle ou telle voie
d’action ou d’inaction » (cité par J.-P. Durand et R Weil, 1999,527 p., in HeidenheimerA, Helco H.,
Adams C, 1978).
7. L’ADER-Fès (Agence de Dédensification et de Réhabilitation de la médina de Fès) a été créée en
1989 par remplacement de l’ancienne Délégation de Sauvegarde de la Ville de Fès (DSVF), qui
avait elle-même été créée à la suite des travaux préparatoires du premier SDAU, en 1980. Elle a le
statut d’une société anonyme dotée d’un capital de 5 millions de Dirhams. Elle est administrée
par un conseil dont le ministre de l’Intérieur est le président.
8. L’AUSF (Agence Urbaine et de Sauvegarde de la médina de Fès) a été créée en 1991 afin
d’établir la couverture de l’agglomération en textes réglementaires, notamment par des Plans
d’Aménagement (PA).
9. Cette zone, Aïn Azliten, située au nord-est de la médina de Fès, correspond à environ 20 % de la
superficie totale de la médina de Fès. Elle présente l’intérêt de recouvrir « tous les types
d’interventions susceptibles d’être menés en médina » (PNUD, 1992,24).
10. Peu après sa création, l’ADER-Fès s’est lancée dans la mise au point d’un Système
d’Information Géographique (SIG) recensant l’ensemble des caractéristiques de la médina.
Finalisé en 1992, ce SIG n’a pas fait l’objet d’une actualisation régulière si bien qu’en 2002 une
grande partie des données sont inutilisables.
11. Hebdomadaire marocain L’Économiste du 13 novembre 1999.
12. En 2003, cette cellule de l’AUSF comprenait deux personnes : un cadre – architecte de
formation – et un géographe nouvellement recruté. Elle avait la charge non seulement de la
médina de Fès mais aussi de toutes les médinas de la région administrative du Centre-Nord, soit
une demi-douzaine de centres villes historiques.
13. Cette compétition a été visible lors de l’élaboration du Plan d’Aménagement (PA) de la
médina. Ne trouvant pas le moyen de collaborer, l’ADER-Fès a été chargée de l’étude du PA intra-
muros tandis que l’AUSF s’occupait des abords de la médina.
14. C’est le cas par exemple d’un architecte de l’AUSF qui a été recruté par l’ADER-Fès dans la
Division des Études et de la Planification à la suite du changement de direction.
15. Entretien, 11 novembre 2002.
16. De nombreux habitants ont tenu des propos optimistes quand à l’action de l’UNESCO dans la
médina de Fès. Même si certains d’entre eux attribuent à tort certaines actions dans la médina,
tous sont d’accord pour dire que c’est une bonne chose pour le Maroc que l’on parle de leur ville
au niveau international.
213
34. La majorité des opérations financées par des mécènes ont fait l’objet d’une communication
importante : les chantiers étaient repérés grâce de nombreux panneaux explicatifs.
35. C’est le cas par exemple de la restauration de Dar Adiyel, à l’origine destiné à se transformer
en une maison des jeunes et de la culture et qui a dû attendre plusieurs années avant d’avoir une
fonction. Cette maison devrait accueillir très bientôt un musée et un conservatoire des
instruments de musique traditionnelle.
36. Entretien avec M. Benbassou le 15 novembre 2002.
37. Entretien avec M. Slitini Serghin, architecte, le 6 mai 2002.
38. Id. J.-L. Sarbib, Fès, mai 2002.
AUTEUR
ALEXANDRE ABRY
Géographe, CITERES-EMAM (ex-URBAMA),
Université François Rabelais de Tours
215
Effacement et réappropriation de
l’habitat populaire dans les centres
anciens patrimonialisés : les exemples
du Vieux-Mans et de la Doutre à Angers
Vincent Veschambre
1 Comme l’avait mis en évidence Jean-Paul Lévy, les centres villes connaissent des cycles de
valorisation/dévalorisation liés notamment au vieillissement et à la dégradation du parc
immobilier (Levy, 1987). Alors que nous sommes plutôt dans une phase de revalorisation
foncière et de gentrification1 de ces espaces centraux à l’échelle mondiale (Bidou-
Zachariasen (dir.), 2003), il ne faut pas oublier que les centres ont été il y a quelques
décennies (et le sont encore pour tout ou partie selon les aires culturelles) des foyers de
concentration des classes populaires2, ouvriers, petits artisans et commerçants, précaires
et sans emploi, dans un habitat dégradé et dévalorisé. Comme l’a montré Jacques Lucan
(Lucan, 1992) à propos de Paris, la thématique des « îlots insalubres » a servi de fil
conducteur aux politiques urbaines françaises durant une bonne partie du XXe siècle,
justifiant les rénovations et la relégation des catégories populaires en banlieue (Lévy-
Vroëlant, 1999). Depuis une trentaine d’années, c’est le processus de patrimonialisation
qui est moteur dans la revalorisation symbolique et foncière de ces quartiers centraux et
donc dans leur changement social.
2 Nous souhaitons revenir sur ces processus de transformation sociale à travers l’analyse
comparative de deux quartiers de centre ville, dans deux agglomérations de taille
moyenne3 de l’Ouest de la France : Angers et Le Mans. Nous avons choisi plus précisément
deux quartiers historiques qui sont aujourd’hui très prisés, après avoir longtemps
fonctionné comme espaces de concentration des plus pauvres : La Doutre à Angers et le
Vieux- Mans4. Nous essaierons de bien préciser la manière dont les décideurs ont utilisé
les héritages urbains en tant que « structures sociales », soit pour les dévaloriser et les
démolir, soit pour les reconnaître et les patrimonialiser. Au bout du compte, il s’agit de
216
6 Au milieu du XXe siècle, Angers est une ville marquée par la vétusté de son tissu urbains5,
conséquence de décennies d’immobilisme économique et politique (Jeanneau, 1993). La
pauvreté se concentre dans les quartiers centraux où l’on compte 40 % de logements
surpeuplés et 75 % de locataires (au lieu de 17 % et 66 % dans le reste de la commune) au
milieu des années 1960 (Branchereau, Cayla, 1980). Un quartier est plus particulièrement
marqué par cette concentration et par là même stigmatisé : il s’agit de la Doutre, qui est
considérée comme « la partie la plus déshéritée d’Angers » (Jeanneau, 1993, p. 45). Nous
retrouvons là une très ancienne géographie sociale de la ville d’Angers où s’opposent
« hauts quartiers » aristocratiques et bourgeois de la ville close, situés entre le château et
l’ancien hôtel de ville, et « bas quartiers » portuaires inondables, notamment ce quartier
d’outre-Maine, anciennement marqué par l’implantation d’institutions religieuses
caritatives6 et par la présence d’activités génératrices de nuisances (fig. 1).
7 Quartier populaire par excellence, dont la vie sociale, faite de difficultés et de solidarités,
a été décrite par Maurice Poperen (Poperen, 1979), la Doutre constitue depuis longtemps
un « monde à part », à l’image de marque très négative. Un recensement de 1769 montre
que la paroisse de La Trinité, qui couvre l’ensemble du quartier, est à la fois la plus
peuplée et la plus déshéritée de la ville (Biguet, Letellier, 1987). Il faut cependant
distinguer deux sous-ensembles à l’intérieur ce quartier. C’est dans le secteur Saint-
217
Nicolas, bas quartier anciennement occupé par les artisans et les ouvriers, que la
population est la plus défavorisée et a la plus mauvaise réputation. Au tout début des
années 1960, le profil social en est éloquent, avec un tiers d’actifs irréguliers (dont
retraités, saisonniers, chiffonniers) et plus de la moitié de manœuvres7. Dans ce « parc
social de fait » le bâti est extrêmement dense et dégradé, avec les trois quarts des
logements dont le plancher est en mauvais état, le cinquième qui sont totalement
dépourvus d’ensoleillement et les quatre cinquièmes qui ne sont pas dotés de WC
intérieurs.
8 La partie haute de la Doutre a quant à elle été occupée durant le Moyen Age et la
Renaissance par une frange de l’aristocratie et de la bourgeoisie angevine : la présence
d’hôtels particuliers des XVe, XVIe et XVIIe siècles témoigne encore aujourd’hui de cette
« splendeur passée ». Mais abandonnée à partir du XVIIe siècle par l’élite sociale, la Doutre
dans son ensemble a fonctionné depuis comme espace de relégation des pauvres.
9 Le pont qui relie les deux rives de la Maine a longtemps représenté une barrière
symbolique.
10 Si Angers fait partie des villes les plus sinistrées en matière de logement au milieu du XXe
siècle, Le Mans n’apparaît guère mieux lotie. Une étude présentée en avril 19368 indique
une surmortalité de 4 points supérieure à la moyenne des autres villes françaises, qui est
expliquée notamment par les conditions d’hygiène dans le Vieux-Mans, où la tuberculose
est endémique, dans un contexte de forte densité : le quartier compte à l’époque environ
4500 habitants, soit 500 habitants à l’hectare9. Les enquêtes qui se sont succédées depuis,
218
11 Mais la ville intra-muros n’a pas toujours été caractérisée par la pauvreté de ses habitants.
Témoins archéologiques et architecturaux nous rappellent que le centre du pouvoir de la
cité romaine (thermes), puis médiévale (cathédrale, Palais comtal, Palais royal) était
localisé dans cette partie de la ville, entourée depuis la fin du IIIe siècle par des remparts
(fig. 2). Les nombreuses maisons et les hôtels des XVe, XVIe et XVIIe siècles, qui constituent
aujourd’hui l’essentiel du patrimoine protégé de la ville, indiquent que les plus riches ont
continué à se concentrer dans la ville intra-muros après le Moyen Âge. Quelques hôtels
particuliers ont encore été construits au XVIIIe siècle, mais c’est à partir de cette époque
que les bourgeois et les magistrats ont commencé à s’installer en dehors de la cité. Après
la Révolution, la cité devint le refuge de la prostitution (Dumay, Poitevin, 1991), ce qui
témoigne d’un profond changement social. Cette spécialisation, associée à une réputation
de « coupe gorge » est entérinée et renforcée par un arrêté du 23 décembre 1878, qui
cantonne les maisons closes à la partie basse de la vieille ville. À partir de là,
appauvrissement de la population et dégradation du bâti vont de pair.
12 Le quartier fonctionne comme foyer de concentration des plus pauvres durant toute la
première moitié du XXe siècle. Dans un témoignage, une ancienne habitante du Vieux-
Mans résume de manière parlante la composition sociale de l’entre-deux-guerres en trois
classes : « les épiciers, les ouvriers et les miséreux10 ». La population s’appauvrit encore
après la seconde guerre mondiale, dans un contexte de grave pénurie de logements.
219
13 C’est donc après un long abandon par les pouvoirs publics que les municipalités angevine
et mancelle décident d’intervenir au tout début des années 1960.
15 Par ailleurs, des associations se sont créées depuis la fin de la guerre et se donnent pour
objectif de veiller à la « sauvegarde » et à « la renaissance » de leur quartier : ce dernier
terme apparaît à quelques années d’intervalle dans le titre de deux associations mancelle
et angevine11.
16 Mais alors que le Vieux-Mans est protégé en grande partie à partir de 1966 par un secteur
sauvegardé, une partie de la Doutre est démolie dans les années 1960.
17 Dans les années 1960, les responsables politiques mettent en pratique la politique de
démolition des quartiers insalubres, qui était envisagée dès l’entre-deux-guerres. Avec le
faubourg Saint-Michel, Saint-Nicolas dans la Doutre figure parmi les premiers objectifs.
18 Une société d’économie mixte est créée dès le 3 juin 1961. Le plan masse élaboré prévoit
la démolition des 3/4 du quartier (fig. 1), avec construction de deux centres commerciaux
et de logements en barres, « tout pastiche d’une architecture archaïque (étant) interdit 12
». Les documents d’époque révèlent la vision moderniste des responsables angevins :
l’expression « d’opération bulldozer » revient à plusieurs reprises dans les archives de la
SEM. Il faut de nombreuses interventions du ministère des affaires culturelles pour que
les héritages architecturaux soient pris en considération : le ministère s’appuie
notamment sur un arrêté de classement à l’inventaire des sites qui est pris le 29 janvier
1963, pour la partie centrale de la Doutre, autour de la Place de la Laiterie, caractérisée
par un alignement de maisons à pans de bois. Un projet de secteur sauvegardé est
220
21 C’est à l’intérieur du site classé qu’ont lieu les premières réhabilitations, à partir de 1975.
Mais il faut attendre l’opération programmée d’amélioration de l’habitat des années 1980,
221
qui concerne la moitié du quartier, pour que l’impulsion soit vraiment donnée (fig. 1).
Cette campagne a créé une véritable dynamique de revalorisation symbolique et
immobilière. Au cours des années 1990, la ville a mené des restaurations prestigieuses sur
les principaux monuments historiques du quartier, notamment l’ensemble hospitalier
Saint-Jean (XIIe siècle) : cela a contribué à valoriser encore un peu plus l’image de la
Doutre, qui figure désormais sur les parcours touristiques et fait partie intégrante du
centre-ville14. En une quinzaine d’années, les prix de location ou d’achat ont couramment
quadruplé (Dubois, 1999) pour atteindre voire dépasser les prix de l’hypercentre. Trois
types d’acheteurs se présentent aujourd’hui pour investir ce quartier à la mode : des
professions libérales, des cadres du privé et des retraités aisés.
22 Inversement, nous pouvons parler d’une véritable disparition des catégories populaires :
entre 1975 et 1990, le pourcentage d’ouvriers dans la Doutre est passé de 34 à 7 %.
Maurice Poperen, l’enfant du quartier, a bien décrit cette transformation sociale :
« Le quartier a été profondément remodelé, rénové, aseptisé ! Il offre, désormais, un
visage jeune, qu’habite une population également jeune, d’une texture sociologique
très différente, et dont le niveau de vie plus élevé (ce dont on ne peut que se
réjouir) ne saurait être comparé à celui de ses anciens occupants. Mais dans
l’aventure, la Doutre a perdu son âme ! On y habite... On n’y vit plus... de cette
existence communautaire, faite de familiarité, de bonhomie, de serviabilité
spontanée et aux heures difficiles pour certains d’entraide désintéressée »
(Poperen, 1979, p. 19).
24 La tentation de raser le Vieux-Mans a sans doute été présente dans certains esprits, dans
le contexte de la Reconstruction15. Mais le grand nombre d’édifices protégés, qui a encore
augmenté au sortir de la guerre, rend l’opération très improbable. Et l’existence de
l’association « les amis du Vieux- Mans », fondée en 1945, témoigne de la vigilance
précoce de certains habitants. Au début des années 1950, lorsque la municipalité se décide
à intervenir, le maire prend acte de la nécessité de « faire avec » cet héritage :
« Il serait trop coûteux pour nous de faire place nette pour reconstruire ensuite.
Enfin, un attachement sentimental à nos vieilles pierres et le prodigieux intérêt des
curiosités architecturales du Vieux-Mans nous interdisent ce geste iconoclaste »
(cité par Porcheron, 1990).
25 Les murailles gallo-romaines, qui sont les plus importantes que l’on ait conservées 16, sont
mises en avant pour justifier la valeur du quartier. Une fois établie cette nécessité de
conservation, les conflits vont porter sur l’ampleur des restaurations et des démolitions.
26 Dans l’étude de 1936, trois zones sont définies. La première qui s’étend entre l’enceinte
gallo-romaine et la Sarthe et qui est promise à la démolition. Comme dans le cas du quai
de Ligny au pied du château d’Angers, on argumente sur la disparition des taudis et la
mise en valeur des murailles. La deuxième zone, qui correspond au faubourg Saint-Benoît,
est jugée stratégique, en termes de construction de logements et de desserte automobile :
elle doit faire l’objet d’une importante rénovation, quelques maisons seulement devant
222
être épargnées. Seule la troisième zone, intra muros, est jugée digne d’intérêt, moyennant
le curetage des îlots et la démolition des maisons les plus dégradées 17.
27 Le plan masse de 1961, rectifié en 1963, reprend dans ses grandes lignes le projet de 1936.
Un périmètre de rénovation est établi, correspondant aux deux premières zones définies.
Sur une surface de 4,5 hectares, il est prévu de construire des immeubles de 4 étages en
forme de barres, des parkings et une pénétrante reliée à la future voie rapide prévue au
pied des remparts.
28 C’est alors qu’intervient la procédure du secteur sauvegardé. Dès la création du dispositif
par A. Malraux en 1962, le Vieux-Mans fait partie des objectifs du ministère. Avant même
l’officialisation du secteur sauvegardé en 1966, le préfet intervient pour geler les
démolitions autour de l’église Saint-Benoît. Le découpage retenu (fig. 2) n’englobe
finalement pas cette zone qui est pourtant la plus menacée. Il faudra attendre 1971 pour
que la « ville basse » soit intégrée au secteur sauvegardé, comme le demandaient les
défenseurs du Vieux-Mans : ce sont 17 hectares qui sont alors protégés. Au fil des ans, la
rénovation du faubourg est devenue beaucoup plus modeste que prévu, sous la pression
notamment des habitants et des associations patrimoniales.
36 À travers ces deux exemples, nous repérons qu’à des dosages différents, rénovation et
réhabilitation ont eu le même impact en matière de relégation des plus pauvres et de
changement social. La stratégie de gentrification des municipalités est avérée dans les
deux cas : il n’est jamais question de reloger sur place les habitants des taudis, qui
perdent ainsi les bénéfices de la centralité, mais de rechercher de nouvelles populations,
en construisant des logements pour les ménages solvables, puis en impulsant la
revalorisation symbolique et immobilière à travers des opérations de réhabilitation. Une
réhabilitation intervenue dès les années 1970 au Mans, où l’on a bien senti la demande de
patrimoine des élites, durant les années 1980 à Angers, où la prise de conscience du
potentiel patrimonial a été plus tardive.
38 Le logement social n’est pas absent de ces quartiers historiques gentrifiés, représentant
environ un cinquième du parc dans les deux cas. Ce chiffre correspond au seuil de la loi
SRU, mais s’avère inférieur à la moyenne communale des deux villes, qui est de 30 %.
225
45 On peut tout d’abord se demander si l’habitat populaire hérité des périodes médiévale et
renaissance notamment, figure aujourd’hui parmi le patrimoine reconnu. Au Vieux-Mans
comme dans la Doutre, ce sont en priorité les îlots denses, dégradés et « mal famés » de la
ville basse, qui ont disparu les premiers dans les opérations de rénovation. L’instauration
du site classé dans la Doutre a permis de conserver la Place de la Laiterie, un ensemble de
maisons à pans de bois, qualifié de « petit patrimoine » par les chercheurs de l’Inventaire,
qui en soulignent le caractère populaire, en comparaison avec celles du centre ville.
46 Le patrimoine du Vieux-Mans, même s’il a été longtemps investi par les plus démunis,
reste globalement représentatif d’un centre ville qui a été construit pour les élites
sociales. Les éléments les plus modestes, liés à la densification du tissu urbain, ont
généralement disparu. Il est aujourd’hui bien difficile de trouver trace de ces catégories
populaires qui ont habité le quartier jusque dans les années 1970. C’est ainsi que Guy
Porcheron déplore la démolition d’un édifice significatif :
« Le 1er octobre 1966, le restaurant Saint-Benoît (...) ferma ses portes devant être
démoli. Ce qui n’avait pas d’importance car son décor à pans de bois était factice.
Mais il gardait le souvenir d’Henri Champion, qui servait autrefois à la population
laborieuse ou indigente du quartier, des bols de bouillon à des prix dérisoires »
(Porcheron, 1991, p. 15).
47 Qu’il ait été produit ou investi par les catégories populaires, le patrimoine bâti des
quartiers anciens est actuellement fortement approprié par les classes dominantes. C’est
ainsi que la Place de la Laiterie est aujourd’hui le secteur le plus recherché et le plus cher
de la Doutre (Dubois, 1999). Ancien lieu d’enfermement des prostituées, l’hôtel des
Pénitentes est devenu un lieu de réception de la mairie, réservé en dehors des journées du
patrimoine à l’accueil des hôtes de marques. Il y a une véritable neutralisation de ces
édifices qui sont pourtant caractéristiques d’un passé de quartier populaire. Une ancienne
habitante du Vieux-Mans traduit fort bien ce sentiment de dépossession lorsqu’elle
déclare : « Ce qu’ils ont fait, c’est beau, même si ça ne ressemble plus à ce que l’on a connu
26
.»
48 Comme le souligne le couple Pinçon, « les hautes classes impriment profondément leur
marque dans les commerces et les services de leurs zones de résidence » (Pinçon, Pinçon-
Chariot, 1989, p. 112). Dans les deux quartiers étudiés, les commerces alimentaires ont
régressé en nombre (de moitié entre 1970 et 1999 dans la Doutre) voire ont disparu
(Vieux-Mans). Les bars, fortement associés à ces anciens quartiers populaires de centre
ville, sont également moins nombreux et ont changé de standing et de clientèle. Ce sont à
l’inverse les restaurants qui se sont multipliés : ils représentent la moitié des commerces
dans le Vieux-Mans. On a vu également apparaître les boutiques spécialisées, galeries,
cabinets d’architectes, qui traduisent l’élévation du niveau de vie.
49 Les équipements publics correspondent également à l’image que l’on se fait désormais des
centres anciens avec la création de musées et de centres culturels. Le Vieux-Mans a vu
s’implanter un cinéma d’art et d’essai et une École nationale de musique de danse et d’art
dramatique. À Angers, ce sont notamment le nouveau théâtre et l’abbatiale du Ronceray,
utilisée comme lieu d’exposition, qui rayonnent sur l’ensemble de la ville.
227
50 Les fêtes elles-mêmes, qui ont contribué à la revalorisation de ces quartiers anciens, ont
changé de tonalité sociale. Le Vieux-Mans avait sa cavalcade et son bal populaire le 26
juillet. À partir du début des années 1970, ce sont les animations et les fêtes à caractère
historique et artistique qui se sont imposées, à l’initiative des associations et de la mairie,
avec les Cénomanies, lancées en 1986, comme temps fort27. Plus récemment, la Doutre a
connu également ses reconstitutions historiques et ses foires à la brocante, dans le cadre
notamment du festival des quais.
51 Mouvement de solidarité avec les plus démunis, ATD28 quart-monde commémore chaque
année le 17 octobre, déclaré « journée mondiale du refus de la misère » par l’ONU depuis
1992. Cette commémoration suppose le choix de lieux de rassemblement qui ne sont pas
neutres.
Fig. 5 : Sur le parcours de la commémoration du 17 octobre : rue Saint-Nicolas dans la Doutre. Photo :
V. Veschambre, 17octobre 2002.
52 Constatant que les visites guidées et les brochures touristiques occultaient totalement les
populations et les conditions de vie qui caractérisaient le quartier avant sa restauration,
les militants d’ATD de la Sarthe ont organisé en 1996 une commémoration du 17 octobre
qui partait du Vieux-Mans, pour rejoindre la place de la République, en traversant tout le
centre ville. Des témoignages d’anciens habitants ont été lus en cette occasion. Cette
démarche n’a pas été rééditée depuis et n’a pas laissé de traces.
53 En revanche, du côté d’Angers, l’objectif affiché depuis 2001 est de construire
durablement la mémoire de la pauvreté dans les quartiers anciennement taudifiés du
centre ville. Le 17 octobre 2001 s’est déroulé à l’emplacement de l’ancien quai de Ligny.
Mais les militants d’ATD ont dû constater que ce quartier entièrement disparu ne parlait
plus ; ils se sont alors tournés vers la Doutre, où subsistent quelques traces, maisons ou
228
ateliers (Veschambre, 2002). Un tel choix a dans un premier temps embarrassé la mairie
qui s’inquiétait de voir ressurgir une « mémoire honteuse » dans ce quartier gentrifié. Le
mouvement ATD a dû bâtir un argumentaire, en relation avec des universitaires, afin
d’obtenir l’accord de la mairie pour l’édition 2002 de sa manifestation. Celle-ci a pris la
forme d’un itinéraire (fig. 5), visant à réinvestir symboliquement le quartier et à
« informer le regard sur la ville » (Chivalon, 2000). Une plaque vient même d’être
apposée, à proximité immédiate du quartier de la Doutre, sur la maison où vécut durant
toute sa jeunesse le fondateur du mouvement, le père Joseph Wresinski, dans des
conditions de grande pauvreté.
CONCLUSION
« Curetage, îlots insalubres, mise en valeur, réhabilitation, patrimoine, les grands
mots de l’urbanisme étaient lancés. Avec eux, la population ouvrière perdait son
droit à la ville. (...) Le ghetto de la misère n’allait pas tarder à devenir un quartier
chic quand histoire et architecture anciennes attireraient les classes aisées et la cité
un quartier fantasmé où l’on évoluerait dans le beau et le symbolique. » (Dumay,
Poitevin, 1991, p. 159)
54 Ces réflexions concernant le Vieux-Mans, rebaptisé significativement « Cité Plantagenêt »
depuis décembre 2003, sont transposables à la Doutre et plus généralement à l’ensemble
des quartiers centraux des villes occidentales. Elles nous rappellent à juste titre, comme
nous l’avons reconstitué à travers nos exemples, que derrière le vocabulaire technique et
froid de « rénovation » et de « réhabilitation », s’est mise en place une véritable stratégie
d’éloignement et d’invisibilisation des couches populaires urbaines et inversement,
d’attraction des élites sociales. Les termes d’« expropriation » versus « appropriation »
décrivent plus justement les processus auxquels nous avons assisté dans les centres
anciens. Et ce ne sont pas les programmes de logements sociaux prévus dans ces
opérations d’urbanisme qui ont remis en question ce processus, ni même assuré une
véritable mixité sociale.
55 Cependant, rénovation ou réhabilitation n’ont pas eu tout à fait les mêmes conséquences.
Alors que la rénovation a effacé, comme à Angers, toute trace des quartiers taudifiés,
ainsi que des populations qui y ont vécu, la réhabilitation laisse place à la construction
patrimoniale et mémorielle. Même si elle se fait jour à travers les exemples abordés, cette
construction de la mémoire populaire est largement occultée par l’appropriation
concrète et symbolique de ce patrimoine urbain, de la part des classes moyennes et
supérieures. La patrimonialisation est devenue le support de nouvelles formes
d’appropriation de l’espace et par là même, de légitimation des groupes sociaux (Candau,
1998).
56 Cette stratégie de gentrification, conçue comme « stratégie urbaine globale » (Smith,
2003), fonctionne aujourd’hui dans des espaces péricentraux, sous les appellations
euphémistiques de « régénération » ou de « renouvellement » urbain.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages généraux :
BIBLIOGRAPHIE
BIGUET O., LETELLIER D., 1987, Angers : la Doutre, coll. « Images du patrimoine », Nantes, DRAC.
DUBOIS S., 1999, L’évolution de la Doutre, un quartier de la ville d’Angers de 1970 à aujourd’hui, mémoire
de maîtrise, Université d’Angers.
JEANNEAU J., 1993, Les villes de l’Anjou au milieu du XXe siècle, Nantes, Ouest édition.
POPEREN M., 1987, La Doutre à l’orée du siècle : souvenirs d’enfance, Angers, Imprimerie angevine.
VESCHAMBRE V., 2002, « Une mémoire urbaine socialement sélective, réflexions à travers
l’exemple d’Angers », Les Annales de la recherche urbaine, n° 92, p. 65-74.
Sur le Vieux-Mans :
BERTRAND J.-R., CHEVALIER J., DODIER R., GASNIER A., 2000, Le Mans : peut-on changer la ville ?, Paris,
Anthropos.
DUMAY M., POITEVIN E., 1991, Le livre du Vieux-Mans, Le Mans, éditions Cénomanes, 189 p.
GUILLEUX J, 1999, Une politique locale du patrimoine : le secteur sauvegardé, L’Échotier, n° 39,
mars, p. 8-9.
LEVY A. (dir.), 1987, Le Mans, métamorphose d’une ville, Le Mans, éditions Bordessoules.
NOTES
1. Nous avons choisi la version francisée de gentryfication, plutôt que le terme
« d’embourgeoisement », afin de nous inscrire dans une série d’analyses qui, depuis le début des
années 1960, décrivent une transformation à la fois matérielle, sociale et symbolique des centres
villes, dans une logique d’appropriation par les classes moyennes et supérieures de quartiers
anciennement populaires. À travers ce terme de gentrification, il s’agit bien de caractériser un
processus d’embourgeoisement et non d’euphémiser les polarisations sociales en cours.
2. Même si les « catégories populaires » incluent « les pauvres », elles ne s’y limitent pas. Ce
terme renvoie à des pratiques culturelles, à des modes d’habiter, mais aussi à une position
sociale, celle de dominés. Nous aurons l’occasion de donner du contenu à cette expression à
travers nos exemples.
3. Avec un peu plus de 200 000 habitants.
4. Dans une logique comparative, il aurait fallu en toute rigueur comparer le Vieux-Mans au
quartier que l’on nomme la Cité à Angers. Mais ce quartier situé entre le château et la cathédrale
n’a jamais été vraiment abandonné par l’élite sociale angevine, et n’a donc pas connu ce
processus de dévalorisation/revalorisation qui nous intéresse ici.
5. Angers est l’une des cinq villes les plus vétustés de France, selon les enquêtes des années 1960
(Branchereau, Cayla, 1980).
6. Telles que l’hôpital Saint-Jean ou la chapelle des lépreux Saint-Lazare ( XIIe).
7. Archives DDE, enquête réalisée entre 1957 et 1960 sur 2000 personnes (citée par Cayla,
Branchereau, 1980).
8. Dans le cadre de la « commission extra-municipale du logement sain ».
9. Contre 60 en moyenne dans le reste de l’agglomération, (Guilleux, 1999). Au recensement de
1999, on ne compte plus que 1300 habitants dans le Vieux-Mans.
10. Le Maine, 19 décembre 2000.
11. La Renaissance du Vieux-Mans en 1961 et la Renaissance de la Doutre en 1964.
12. Rapport justificatif et programmes. Ville d’Angers, janvier 1966, archives municipales, 1459
W10.
13. CA de la SEM, 23 avril 1963, archives municipales, 1459 W 9.
14. Comme en témoignent les plans de ville et le découpage INSEE.
15. Un courrier d’un commerçant au ministre de la Reconstruction daté du 15 mai 1963 est
révélateur de l’état d’esprit de certains habitants : « depuis déjà de longs mois, le « Vieux-Mans »
(qui après démolition doit être reconstruit) se dépeuple par suite d’expulsions obligatoires »
(archives municipales, 98 W 4).
16. Par leur longueur, ce sont les troisième plus importantes du monde romanisé, après les deux
capitales Rome et Constantinople.
17. L’étude reconnaît que le quartier constitue pour partie « un véritable site historique, (qui)
doit être conservé comme tel et aménagé ». On envisage cependant la démolition de 20 % du bâti.
(Porcheron, 1990).
18. Notons la similitude des espaces de relégation : la cité Verneau à Angers jouxte une caserne et
celle de la Bruyère est implantée sur un ancien camp militaire.
19. La restauration-rénovation du Vieux-Mans, Ouest France 14/09/1971.
20. Cité dans l’article « 4 millions accordés par l’État pour la restauration du « secteur
opérationnel » du Vieux Mans », Ouest France, 22/12/1971.
21. Conclusions de l’enquête de la jeune chambre économique du Mans, citées par le Maine Libre,
4 mai 1976.
231
22. Citons Le beau mariage d’E. Rohmer ou le Cyrano de Bergerac de J.-R Rappeneau, parmi bien
d’autres films.
23. Entretien avec Gérard Legout, « maire » de la Commune libre du Vieux-Mans, 18/11/02.
24. Le fait que le maire actuel, M. Boulard (PS) habite le Vieux-Mans est tout à fait symbolique de
ce profond changement d’image et de population depuis une trentaine d’années. L’ancien maire,
M. Jarry, qui était issu du Parti communiste, qualifiait quant à lui le Vieux-Mans de « ghetto
doré » à la fin de son mandat.
25. P. Lefort, 1978, Rapport à la SEM, archives municipales, 453 W 9.
26. Le Maine, 19 décembre 2000.
27. À propos du lancement des Cénomanies, un article de Ouest-France indique qu’il s’agissait de
« redonner ses lettres de noblesse au Vieux-Mans » (12/05/2000). Aujourd’hui, ce sont les
« Nocturnes aux bougies », le « Marché aux fleurs » et le « Mans au bout du pinceau » qui
constituent les principales animations dans le quartier.
28. Aide à toutes détresses.
AUTEUR
VINCENT VESCHAMBRE
Géographe, Maître de conférences à l’Université d’Angers CARTA/UMR 6590 Espaces
géographiques et Sociétés
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Valorisation patrimoniale et
changement social : un pléonasme ?
Nora Semmoud
INTRODUCTION
1 L’évolution de la politique patrimoniale, autant que les autres actions publiques urbaines,
n’échappe pas aux tendances actuelles des pratiques urbanistiques et s’inscrit ainsi dans
les démarches que l’on nomme tour à tour, projet urbain ou renouvellement urbain1. Quel
qu’en soit le sens, cette démarche est conçue comme une alternative à l’urbanisme
fonctionnaliste. La genèse même de la politique patrimoniale correspond à une
opposition au mouvement moderne et à la société qui l’a généré, ainsi que le souligne
Françoise Choay :
« La consécration du monument historique est, en outre, fondée sur un ensemble de
pratiques dont l’institutionnalisation a été catalysée par la puissance des forces
destructives, non plus délibérées et idéologiques, mais inhérentes à la logique de
l’ère industrielle, qui menace désormais les monuments historiques » (1999, p. 107).
2 Notre réflexion s’intéresse particulièrement à l’impact de la politique patrimoniale sur le
tissu social des centres anciens. Intérêt suscité par les questions que pose l’évolution de
cette politique. Elle s’est progressivement écartée d’une pratique exclusive de protection
ponctuelle des édifices dont l’intérêt architectural était manifeste, pour englober
l’ensemble du centre ancien, notamment les espaces résidentiels. Avec de nombreux
hiatus, cette dynamique fait émerger la question de territoire, des rapports entre
morphologie sociale et espaces patrimoniaux et de leur devenir. La première hypothèse
de ce travail considère que les atermoiements du processus de modernisation de cette
politique ont produit, quasiment à l’insu des acteurs institutionnels, une sorte de
paradoxe en matière d’investissement social des centres anciens. Ainsi, des micro-
territoires se gentrifient2, pendant que d’autres continuent à abriter des catégories
sociales plus modestes. Cette diversité sociale s’accompagne d’une variété, plus ou moins
grande selon les villes, d’activités économiques qui vont du tourisme à l’artisanat en
233