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Un monde objectif PHILIPPE DESCOLA 1 au naturalisme que l'on doit 'avénemene du souci de Pobjectivité dans la description du monde et dans les images qui en rendent compte, Un point de vue naturaliste commence 3 émerger en Europe clans les textes 4 partir du XVi'siele pour ne prendre une forme achevée que deux siécles plus tard avec apparition de la notion de culture et des sciences qui en traitent, Durant cette période une perception des qualités du monde voit peu 4 peu le jour qui s'appuie sur deux inférences complémentaires = les humains se dissocient nettement du reste des existants du fait des capacités cognitives que leur intério~ rité singuliére leur confére, tout en étant semblables 3 eux par leurs déterminations physiques. La formule clu naturalisme est done inverse de celle de Ta misme : c'est par leur esprit, non par leur corps, que les humains se distinguent des non-humains, notamment par cette intelligence réflexive de soi que Descartes romime le cite, et c'est aussi par leur esprit, hypostasié en une sorted ne collective, qu’ils se distinguent les uns des autres dans des ensembles unifiés par le partage d'une langue, d’une culture, d'un syst usages. Quant aux corps, ils sont tous soumis aux décrets de la nature, is relevent de universe & instar de espace, du temps et de la substance, de sorte qu'il ne peuvent servir i singulariser les humains comme ‘une clase d’étres i part I faut toutefois prendre garde que la figuration n'est pas la simple transcription dans des images d'une ontologie qui se serait développée avant elles et & leur écart, en faisant appel & des ressources purement discursives; car c'est dans tous les domaines de la vie que les modes d'identification opérent leur travail de discrimination entre les exitants au moyen d'une schématsation cognitive de Pexpé rience. Ces schémes sont repérables dans les énoncés, certes, mais aussi dans les modes d'action sur la satire, dans les formes de comportement, dans les attitudes vis-i-vis des non-humains et, bien sir, dans Ia facon de faire des images. (On.sila naissance du naturalisme européen peut étre fixée au Xvul'siécle sous son aspect normatif et propositionnel, avec l'intense production épistémologique qui accompagne le surgissement de la science ‘moderne, il n’en a pas nécesairement é@ de méme dans les autres champs, notamment dans celui des images. Tout indique, en effet, que le monde nouveau a commence & devenir visible dans des représen tations iconiques avant d’tre systématisé dans le discours. Si les deux traits qu’une figuration de T'onto- logie naturaliste doit au premier chef objectiver sont Tintériorité distinctive de chaque humain et la continuité physique des éres et des choses dans un espace homogéne, alors il ne fait guére de doute que ces deux objects ont recu un début de réalisation dans la peinture du nord de I'Burope dés le xv'siécle, este bien avant que les bouleversements scientifiques et ls théores philosophiques de lige clasique ne leur donnent la forme argumentée qui signale d'ordinaire Paccouchement de la période moderne pour les historiens des idées. Ce qui caractérse la nouvelle fagon de peindre qui nait en Bourgogne et fen Flandres & cette époque, st irruption de la figuration de Vindividu, d'abord dans les enluminures, ci sone représentés des personnages aux traits réalistes, dépeints dans un cadre réaliste, en train de réali- ser des tiches ralistes, puis dans des tableaux que caractérisent la continuité des espaces mis en seéne, la précision avec laquelle les moindres détails du monde matériel sont rendus et individuation des sujets humains, dotés chacun d'une physionomie qui lui est propre (il. 42 et 43) La revolution dans Tart de pein- de qui se produit alors insalle durablement en Europe une maniére de figurer qui choisit de mettre 'accent surTidentité indviduelle rout la fois de icone, du prototype, de artiste et du destinataire, une manire de Sgurer qui se traduit par une virtuosité sans cesse croisante dans deux genres inédits: la peinture de l'ime,

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