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« PAS DE FAITS, RIEN QUE DES INTERPRÉTATIONS »

Véronique Bergen

Editions Léo Scheer | « Lignes »

2002/1 n° 7 | pages 97 à 103


ISSN 0988-5226
ISBN 2914172346
Article disponible en ligne à l'adresse :
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VÉRONIQUE BERGEN

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Si le perspectivisme se définit moins par le fait de voir une même


chose sous diverses facettes que par le fait de saisir les multiples sens
qu'elle déploie en fonction des forces qui s'en emparent, l'expérience
de pensée signée Nietzsche est cela même qui acte ce qu'elle théma-
tise, s'étant par là exposée à des captures plurielles divergeant en
fonction des pulsions soutenant ces lectures. À la verticale d'une
pensée prenant corps à partir d'une entreprise généalogique qui
énonce qu'il n'y a pas de faits, seulement des interprétations, des
symptômes, la brèche ouverte par la volonté de puissance et l'éter-
nel retour se déchiffre comme le non refermable, le non colmatable,
en ce que le nom propre de Nietzsche est précisément cette brèche
qui césure en deux le cours du monde, séparant la métaphysique
d'une nouvelle image de la pensée dont il est à la fois le héraut, le
précurseur sacrifié et l'acteur. La machine de guerre lancée par
Nietzsche contre la métaphysique a pour nom une généalogie, une
typologie physiologique – d'obédience sophistique dirait Alain
Badiou – qui reconduit les jugements, les valeurs à leur soubasse-
ment pulsionnel, aux forces, à la volonté de puissance qui les
exprime : évaluant les productions conceptuelles à partir des puis-
sances d'exister, des approches de la vie qu'elles traduisent, Nietzsche
libère la question : « qui parle ? », remonte des énoncés philoso-

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phiques, scientifiques, religieux, moraux aux types d'énonciateurs


qui les profèrent, bref, interprète les systèmes de valeurs en fonction
du critère de la vie.
« Il n'y a pas de chose en soi, pas de connaissance absolue ; ce carac-
tère perspectiviste et illusoire est inhérent à l'existence 1 ». S'il n'existe
pas d'adéquation du connaissant au connu, pas d'accès direct au
monde, si la seule expérience que nous en avons est celle d'une

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médiation langagière irrémédiablement mensongère, falsificatrice,
seul le critère vitaliste de l'intensité permettra d'établir une hiérar-
chie fonctionnelle, pragmatique, qui évalue les pensées en fonction
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de leurs conséquences, de leurs impacts – fortifiants ou affaiblis-


sants – sur la vie. Le partage normatif entre vrai et faux, bien et mal,
jugeant la vie au nom de valeurs transcendantes qui la déprécient,
cède le pas à une évaluation intensive, éthologique (valences de l'ac-
tif et du réactif, du fort et du faible) qui mesure les dispositifs de
pensée à l'aune de leurs effets vitalistes. L'affirmation nietzschéenne
d'un monde chaotique de forces, d'un flux héraclitéen des phéno-
mènes, d'une innocence du devenir ressortit dès lors aussi à une
interprétation (d'où la stratégie des guillemets), à un point de vue
qui n'atteste de sa plus haute valeur, de la noblesse de sa fiction, qu'au
regard de l'augmentation de la puissance vitale qu'il provoque.
Soutenir l'impossibilité d'une connaissance désintéressée, qui ne
trouverait pas dans les choses ce qu'elle y a mis mais découvrirait le
réel sans le prisme d'une projection, amène Nietzsche à présenter sa
pensée de la volonté de puissance comme une perspective parmi
d'autres, une interprétation « prenant le corps pour guide » qui
tranche sur celles de la métaphysique par sa charge intensive, libé-
ratoire, son degré de puissance. Dans la circularité induite par les
limites d'une connaissance perspectiviste et par l'absence de tout
point de vue de surplomb, c'est l'hypothèse d'une volonté de puis-

1. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, II, trad. G. Bianquis, Paris, Tel/Gallimard, 1995, p. 219.

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sance en jeu dans le monde qui évalue sa consistance au regard du


critère énergétique qu'elle induit, se fondant par ce critérium qu'elle
fonde en retour. Se créant en même temps qu'elle crée l'instrument
de sa mesure, elle court-circuite les prises à revers par la métaphy-
sique en tant que le critère de la vie désécrit celui de la vérité logique
qu'elle démasque comme fiction utile. A contrario, la preuve de la
décadence, de la réactivité, de la grégarité de la fiction métaphysique

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se loge dans son auto-consomption ; méconnaissant le fait que la
logique n'est qu'une falsification méthodique utile à la conservation
de la vie, translatant la permanence des formes de la grammaire et
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des lois logiques dans le réel, la métaphysique atteste de sa nocivité,


de sa maladie en ce qu'anémiant, atrophiant la vie, elle s'autodétruit.
Socrate, le premier contempteur du corps, le premier décadent,
dévoile en sa haine de la vie, en son choix de la mort, une fiction
basse, vengeresse, nihiliste : « Socrate voulait mourir : ce n'est pas
Athènes, c'est lui-même qui s'est tendu la coupe de ciguë, il a forcé
Athènes à la lui tendre […] “Socrate n'est pas un médecin, s'est-il
murmuré à lui-même : la mort seule est médecin […] Socrate, lui, n'a
fait qu'être longtemps malade […]” 2. »
C'est pourquoi le tournant dans la pensée frayé par Nietzsche
saute toujours au-delà des rétorsions d'obédience aristotélicienne (il
est contradictoire de mettre à bas la catégorie de vérité, la négation
de la vérité prétendant encore à la vérité) ou heideggerienne (empri-
sonnement dans un platonisme inversé qui parachève la métaphy-
sique). En raison du changement de plan d'une pensée ralliée à
l'immanence, égale à la vie, là où le philosophe-généalogiste, le philo-
sophe-thérapeute ausculte, traduit le vrai dans le langage de la vie,
on ne peut reconduire le critère intensif de la puissance à celui,
logique et normatif, du vrai : par-là même Nietzsche excède les tests

2. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, trad. J.-Cl. Hémery, Paris, Gallimard, Folio essais,
1974, p. 24.

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qui le jugent en fonction du cadre métaphysique qu'il a fait éclater


et pointent la contradiction performative d'une pensée qui dissout
la valeur de la vérité tout en invoquant la vérité de cette affirmation
quant à la fiction du vrai. En raison de sa revendication constructi-
viste et de son choix d'une évaluation intensive, cette création d'une
nouvelle image de la pensée ne peut être dite victime d'un retour du
refoulé, d'une rechute dans une métaphysique qui la rattraperait dans

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le mouvement où elle pense s'en émanciper. La question « qui
parle ? », s'approfondissant dans une pesée vitaliste des montages
conceptuels, subvertit les coordonnées de la métaphysique par
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l'adoption d'une nouvelle allure de pensée qui n'est plus la proie de


ces dernières. Le soupçon généalogique prend acte de l'impossibi-
lité d'une critique de la raison qui, sautant par-dessus elle-même,
statuerait sur ses exercices légitimes et illégitimes : il ne s'avance pas
dès lors dans la démonstration des contradictions logiques qui
grèvent les systèmes de pensée, mais dans l'évaluation du type d'ins-
tincts qui les porte. « On n'extirpera pas les valeurs fausses par des
raisonnements, pas plus qu'on ne supprime l'optique fausse d'un œil
malade. Il faut comprendre la nécessité de leur existence ; elles sont
la conséquence de causes qui n'ont rien de commun avec les raisons »
(La Volonté de puissance, II, p. 203). Au plus loin d'une réfutation
qui aurait pour seul champ celui de la théorie, Nietzsche procède à
une dramatisation de l'histoire de la métaphysique qui ne vaut qu'à
restituer la pensée au corps qui la sous-tend.
Corrélée au critère vitaliste qui sépare la fiction roborative du
devenir des forces de la fiction décadente de l'être, de la substance,
d'un arrière-monde, s'avance une preuve par l'absurde qui prend la
forme suivante : ce n'est qu'après avoir falsifié, logicisé, schématisé
en constantes et cas identiques le jeu mouvant du monde, et après
l'avoir dénoncé au nom d'un monde idéal que nous pouvons épin-
gler la volonté de néant qui se cachait derrière ce système du juge-
ment et affirmer enfin la seule « réalité » de ce monde-ci dans le
lancer d'une nouvelle manière de penser qui, renouant avec les Préso-

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cratiques, exalte les puissances de la vie. « Sans l'hypothèse d'une


catégorie de l'être opposée à la réalité vraie, nous n'aurions rien à
quoi l'être pût se mesurer, se comparer et se conformer : l'erreur est la
condition de la connaissance. La permanence partielle, les corps rela-
tifs, les phénomènes identiques, – c'est avec cela que nous faussons les
faits véritables, mais il serait impossible de savoir quoi que ce soit sans
l'avoir d'abord faussé de la sorte » (La Volonté de puissance, I, p. 326).

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Ce n'est qu'après avoir assisté au triomphe des forces réactives dans
l'histoire, puis à leur implosion sous le visage d'un nihilisme vaincu
par lui-même, que la pensée peut laisser émerger l'hypothèse de la
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volonté de puissance.
Si, pris dans une oscillation que rien n'est venu trancher, Nietzsche
a tantôt opposé, comme des termes s'excluant l'un l'autre, la connais-
sance et la vie, tantôt expérimenté une connaissance souveraine qui
fût saut par-delà la connaissance catégoriale de l'ontologie, il est l'en-
fant de Dionysos qui a fait de la vie la valeur inévaluable : au travers
de toutes les doctrines, de tous les jugements, c'est la vie qui inter-
prète, une vie qui, en tant que volonté de puissance, exprime une
courbe ascendante, une grande santé, l'essor des instincts ou une dégé-
nérescence, une asthénie, un crépuscule qui la tourne dans le contraire
d'elle-même. La métaphysique n'ayant été que l'instinct négateur de
la vie, l'ayant jugée au nom de valeurs supérieures qui l'ont dénigrée,
il s'agit de la détruire pour libérer la vie. « Des jugements, des juge-
ments de valeur sur la vie, pour ou contre la vie, ne peuvent en fin de
compte jamais être vrais : ils ne valent que comme symptômes [...] la
valeur de la vie ne saurait être évaluée [...] Il faudrait être placé hors
de la vie, et, par ailleurs, la connaître aussi bien que quiconque, que
beaucoup, que tous ceux qui l'ont vécue, pour avoir seulement le droit
d'aborder le problème de la valeur de la vie : autant de raisons qui
prouvent que le problème n'est pas à notre portée. Quand nous parlons
de valeurs, nous parlons sous l'inspiration, dans l'optique même de la
vie: c'est la vie qui nous force à poser des valeurs, c'est la vie qui “valo-
rise” à travers nous chaque fois que nous posons des valeurs […] Il

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s'ensuit que même cette “anti-nature” qu'est la morale posant Dieu


comme antithèse et condamnation de la vie, n'est elle-même qu'un
jugement de valeur de la vie – de quelle vie ? de quelle sorte de vie ?
La réponse, je l'ai déjà donnée : de la vie déclinante, affaiblie, lasse,
condamnée. 3 » Le « oui » à la vie, l'amor fati se dévêt de toute justi-
fication de l'existence, fût-elle esthétique comme dans La Naissance
de la tragédie. Si le réel ne se présente que comme un texte mouvant

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qui nous interdit de croire que nous sommes à même d'en atteindre
la « chose même », d'en percer le niveau fondamental délivré de nos
filtres et projections, la hiérarchie intensive posée par Nietzsche se
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sépare de l'équivalent cognitif que lui apposait Spinoza : un montage


de penser, en tant qu'il augmente les puissances de vie, n'est pas indexé
à la supériorité cognitive de qui aurait traversé le niveau phénoménal
et saisi l'essence de l'être. L'exacerbation des forces de l'existence ne
témoigne pas d'une montée au troisième genre de connaissance; il n'y
a guère d'intuition eidétique qui nous brancherait sur un réel délesté
de tous ses masques.
Ce n'est qu'à occulter cette non-congruence entre échelle inten-
sive et hiérarchie cognitive et à élever la volonté de puissance en
vérité ultime du réel que l'on diagnostique chez Nietzsche une
contradiction logique qui grève la cohérence de son discours (reven-
dication en sous-main de la catégorie de vérité répudiée) ou une
capture perverse dans les rets de la métaphysique (élévation de ce qui
a été jusqu'ici rejeté comme illusoire – le corps, le devenir – à la
dignité du monde vrai, la simple inversion des termes laissant inchan-
gée la structure dualiste de pensée). À l'intérieur d'un dispositif vita-
liste qui, après avoir rompu avec la métaphysique d'artiste de La
Naissance de la tragédie, n'a cessé pourtant d'exalter l'art comme « le
grand stimulant de la vie », les peuples de fictions libérés par la
pensée ne se distinguent que par leur type de nouage à la vie : pensée

3. Id., ibidem, p. 20, pp. 35-36.

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réactive, malade qui condamne et étiole la vie ou pensée qui affirme


la vie, une « vie [qui] serait la force active de la pensée, une pensée
[qui serait] la puissance affirmative de la vie 4 ». Histoire d'un œil
qui traverse les gangues conceptuelles des systèmes pour accéder à
la modalité de vie dont ils témoignent, qui débusque la couleur, l'af-
fect, le rythme vital qui les mobilise : vil mensonge de qui coule la
pensée dans de fausses identités qui la protègent du chaos, mensonge

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réactif d'une connaissance qui, déniant son mouvement de produc-
tion, croit découvrir dans les choses la stabilité qu'elle y a elle-même
injectée d'un côté, mensonge noble, artiste, de qui affirme la puis-
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sance constructiviste, poïétique d'une pensée s'exposant au jeu du


monde, affrontant, en funambule, la ligne de tous les risques de
l'autre. Il n'y a pas à consonner avec une manifestation de l'être qui
nous dévoilerait le don d'un « il y a ». Il n'y a pas à tordre la pensée
dans le sens d'une adéquation à un être préjudiciel, toujours déjà
donné. Aucun être ne précède une pensée qui, convoquée par l'ap-
pel de qui s'en remettrait à sa garde, aurait à le rejoindre, aucun réfé-
rent ne préexiste au rapport qu'elle invente : l'interprétation crée ce
sur quoi elle porte. Ce qu'énonçait Nietzsche dans un fragment post-
hume de 1888 : « Parménide a dit “on ne pense pas ce qui n'est pas”
– nous sommes à l'autre extrême et disons : ce qu'il est possible de
penser est sans aucun doute une fiction. »

4. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 115.

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