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COMPTES RENDUS.

HISTOIRE CULTURELLE

Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales »

2013/3 68e année | pages 851 à 939


ISSN 0395-2649
ISBN 9782713223716
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HISTOIRE CULTURELLE

Giovanni Careri et al. (dir.) strates temporelles. De ce point de vue,


Traditions et temporalités des images l’article de Karim Ressouni-Demigneux pré-
Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, 255 p. et sente une étude de cas tout à fait stimulante :
104 p. de pl. l’auteur y commente à la fois un tableau – le
Saint Sébastien soigné par sainte Irène de

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Le présent ouvrage rassemble quatorze contri- Francisco Pacheco (1616), qui contient lui-
butions qui interrogent principalement la caté- même un tableau reproduit dans le coin supé-
gorie de la temporalité et sa visibilité dans les rieur droit, la Sagittation de saint Sébastien de
images, comprises au sens large puisqu’il est Jan Muller (1598) – et la description écrite
question aussi bien d’œuvres bidimension- qu’en offre Pacheco dans son Art de la peinture.
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nelles que tridimensionnelles. Les directeurs Non seulement l’image montre deux moments
de l’ouvrage optent pour une acception large différents de la vie de saint Sébastien, sa sagit-
du terme de temporalité, « qu’il s’agisse du tation puis les soins qu’il reçoit, mais elle
temps de production de l’image, du temps de prend position dans un débat sur la licéité de
sa mise en scène ou des temps historiques et la représentation d’un saint Sébastien jeune
mémoriels auxquels l’image renvoie » (p. 12), et avenant : Pacheco, inspecteur des peintures
sans oublier la question centrale de la manière pour le tribunal inquisitorial de Séville, affirme
dont on figure le temps. Les moyens visuels qu’il faut représenter saint Sébastien comme
de restituer la notion de temps sont un objet un homme de quarante ans, tel qu’il le peint
d’interrogation de longue date en histoire des au premier plan, tandis qu’il cite Muller, à
images, que l’on pense à la réflexion médié- l’arrière-plan, pour le réfuter, pour le brandir
vale sur l’image comme istoria, c’est-à-dire sur en exemple de toute une tradition de saints
son potentiel narratif, ou bien à l’apport de Sébastien jeunes qui trouve ses racines dans le
l’anthropologie visuelle articulée à l’esthé- Quattrocento italien. Le tableau de Pacheco,
tique, interrogé de manière approfondie dans détruit durant la guerre d’Espagne, articule
l’article de Carlo Severi sur le primitivisme de ainsi un premier niveau de temporalité que
l’art européen du début du XXe siècle. l’on pourrait qualifier de narratif ou fiction-
Ce collectif offre une gamme d’enquêtes nel – l’image raconte une histoire et, en
particulièrement variées illustrant ces enjeux, l’occurrence, deux moments de la vie d’un
explorant avant tout le territoire européen, saint – à un second niveau, historique et cri-
Italie et Espagne au premier chef, sans négli- tique – le peintre se positionne en rupture
ger néanmoins une incursion passionnante avec la tradition picturale des deux siècles qui
dans l’art catholique des Indiens du Mexique le précèdent.
aux XVIe et XVIIe siècles (Alessandra Russo). L’article de Jérôme Baschet sur le juge-
Le nombre et la qualité des reproductions en ment des âmes et le Jugement dernier dans
couleur sont particulièrement appréciables les enluminures, les retables et les vitraux du
dans un ouvrage où les auteurs recourent tous Moyen Âge français et catalan illustre l’impor-
à un niveau détaillé de description des images tance de la temporalité dans les images desti-
afin d’y pointer la présence d’un discours sur le nées à un usage religieux. L’auteur souligne à
temps et, dans la plupart des cas, de plusieurs quel point il est parfois ardu, même pour un 851

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œil expert, de distinguer les deux scènes de sélénaire » (p. 145) dans les nocturnes de
jugement. Une confusion sans doute entre- Goya, nombreux parmi les Caprices, et inter-
tenue à dessein par les artistes, tant elle per- prète le choix du jour de vente, publicisé par
met de construire une image « à deux », voire un encart dans le Diario de Madrid, comme une
« à trois temps » selon les cas, lorsqu’elle « farce qui prolonge la fête au-delà de ses
« conjoint le présent de la lecture dévote, le limites », un geste qui, « au lieu de limiter son
futur proche de l’âme séparée au lendemain de imaginaire aux jours réservés aux folies et aux
la mort et le futur ultime du grand Jugement » licences, projette [le carnaval] dans le temps,
(p. 109). Dominique Donadieu-Rigaut, quant [...] en impose un autre, imaginaire cette fois,
à elle, analyse avec finesse la profondeur his- illimité et perpétuel » (p. 146-147).
torique biaisée des images de fondation de La problématique de la temporalité figurée
l’ordre olivétain, au XIVe siècle, qui se dotent emprunte, à l’époque contemporaine, des
de renvois clairs à l’ordre bénédictin, parent voies nouvelles, parmi lesquelles surgit la
idéal du nouvel ordre italien, tandis que les question de la vitesse. L’article d’André
autres branches inspirées de la règle de Gunthert est, de ce point de vue, exemplaire,
saint Benoît – les clunisiens et les cisterciens tout entier consacré à restituer le climat

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par exemple – sont délibérément ignorées. d’émulation dans lequel, à la fin du XIXe siècle,
L’auteur pointe donc la capacité de l’image les photographes ont avant tout recherché à
à forger une mémoire ad hoc puisque, dans le réduire la vitesse de prise de vue. La « pré-
cas olivétain, une part de l’histoire du mona- occupation de la promptitude » trouve ainsi
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chisme issu de l’ordre de saint Benoît fait une solution dans l’invention de l’obturateur
l’objet d’une ellipse figurative dans le but de qui marque « le passage de la chambre à
relier l’ordre du Monte Oliveto au fondateur l’appareil photographique » (p. 197). L’article
dont il se réclame. de Claude Frontisi paraît apporter une réponse
L’amplitude chronologique ainsi que la à la conclusion en forme de provocation de
variété des objets étudiés constituent sans nul celui d’A. Gunthert, où ce dernier pointe la
doute la richesse de l’ouvrage : elles offrent crise traversée par la peinture au moment où
l’opportunité de constater des permanences, la photographie semble se révéler plus efficace
à des siècles et des lieues de distance, à dans sa capacité à saisir et restituer la réalité
l’exemple de la lune et ses cycles au Moyen en image. La peinture futuriste s’empare réso-
Âge central et à la toute fin de l’époque lument des questions de vitesse et utilise la
moderne. Jean-Claude Schmitt commente matière picturale pour travailler la décomposi-
ainsi les enluminures illustrant la vision de la tion de l’image. Le tableau devient le lieu où
relation entre le corps humain et le cosmos le peintre offre son interprétation de la capa-
chez Hildegarde de Bingen (1098-1179) : pour cité de l’œil humain à percevoir mouvement et
la visionnaire du XIIe siècle, la lune est mater vitesse. C’est dans le rendu du « dynamisme »
omnium temporum, mère de tous les temps, et que C. Frontisi identifie la contribution
d’elle dépendent l’homme comme la nature majeure des futuristes à l’expression du temps
pour des phénomènes cycliques tels que la fer- dans l’image (p. 215).
tilité, à l’échelle humaine, ou les marées, à La catégorie de temporalité est ainsi
l’échelle cosmique. Quant à Victor Stoichita, déployée dans ses multiples significations
il enquête sur la signification du jour choisi par (bien davantage que celle de tradition), aussi
Francisco de Goya pour mettre en vente ses bien dans l’introduction du volume que dans
Caprices, à savoir le dernier jour du carnaval de chacun des articles, où il est appréciable de la
1799. Ce mercredi des Cendres, qui correspon- voir convoquée et discutée à chaque fois dans
dait à la fois à la fin du carnaval et à la luna un contexte différent et appliquée à un objet
sicca, la nuit sans lune, place Goya en situation nouveau. Il existe bien sûr un risque de dilu-
de « vendre l’imagerie de la licence le premier tion de la notion puisqu’elle est utilisée pour
jour de carême », au lieu de la vendre durant désigner à la fois le temps, la durée, la vitesse,
le carnaval lui-même. V. Stoichita relève de l’histoire, l’historicité. Les auteurs lancent par
852 plus « l’absence impressionnante d’éclairage ailleurs certaines pistes qui demeurent inex-

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plorées. On serait curieux de savoir si ce qu’il fortes, les morceaux de bravoure qui frappent
est convenu d’appeler les décors ornementaux par leur caractère novateur et les formulations
(mentionnés sans commentaire ultérieur) des audacieuses qui appellent le débat.
mosquées, par exemple, peut receler une Fidèle au souci d’une inscription chrono-
dimension temporelle. Ne serait-il pas intéres- logique fine qui caractérisait les volumes pré-
sant de s’interroger sur la tendance de ces deux cédents, J. Wirth inaugure celui-ci en plongeant
termes, « décor » et « ornemental », à exclure au cœur de la « révolution picturale » de Giotto,
les objets figuratifs qu’ils qualifient du champ dans les années 1290. Il analyse les expé-
d’une analyse dotée de profondeur tempo- riences qui conduisent à une « représentation
relle ? L’échantillon d’études rassemblées cohérente de la troisième dimension » (p. 16),
dans l’ouvrage a néanmoins le mérite d’ouvrir en relation directe avec le savoir optique de
des pistes fécondes sur le rapport entre tempo- l’époque, et notamment les écrits de Witelo
ralité et image, et on ne peut qu’espérer les que Giotto dépasse cependant sur certains
voir emprunter pour d’autres contextes, en aspects. Ce n’est qu’avec le traité de Blaise
particulier non européens. de Parme, en 1390, que le savoir scolastique
rompt avec l’axiome classique des angles et

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GIULIA PUMA permet le saut vers la perspective mesurée
du Quattrocento. Si l’on peut regretter que
l’ouvrage d’Hubert Damisch, L’origine de la
Jean Wirth perspective, ne soit pas pris en compte – car il
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L’image à la fin du Moyen Âge établit clairement que la perspective mesurée


Paris, Éditions du Cerf, 2011, 465 p., ne supposait nullement la conception d’un
187 ill. espace homogène et infini –, cette première
partie souligne judicieusement que l’essor de
Avec ce livre qui fait suite à L’image à l’époque la perspective n’est pas seulement affaire de
romane et à L’image à l’époque gothique 1, Jean technique picturale et qu’il faut prendre en
Wirth achève sa grande trilogie, à la fois hom- compte les fortes résistances auxquelles elle
mage appuyé à l’œuvre fondatrice d’Émile se heurte. Ces réticences sont liées aux pra-
Mâle et dépassement de celle-ci. D’une tiques auxquelles les images sont associées
approche nationale, soucieuse de la grandeur et qui poussent à faire valoir la matérialité
française, l’analyse est étendue à la chrétienté de l’œuvre, le caractère précieux de l’objet
occidentale, mais elle est aussi nettement plus qu’elle orne, l’articulation entre l’image et son
ample par la diversité des types d’œuvre pris environnement. Il est clair pour J. Wirth que
en compte. À la notion d’art est préférée celle les évolutions des images sont liées aux trans-
d’image, ce qui implique un examen appro- formations sociales, mais ce lien n’est ni direct
fondi de ses enjeux théologiques, ainsi que des ni univoque. Ainsi, il met en garde contre les
pratiques rituelles, dévotionnelles ou somp- lieux communs qui invoqueraient le « réa-
tuaires qui obligent à considérer non point de lisme » (mieux vaut parler de naturalisme,
pures représentations mais des objets en situa- entendu comme valorisation de « l’aspect acci-
tion. Il s’agit aussi – autre différence forte avec dentel du visible »), l’essor de la bourgeoisie
l’œuvre mâlienne – de récuser toute familia- (ce sont plutôt les cours princières qui donnent
rité supposée avec le christianisme médiéval le ton) ou l’individualisme (que le nomina-
et de travailler à la dénaturalisation d’un lisme épistémologique n’implique pas).
système religieux dont l’étrangeté appelle La deuxième partie dresse un tableau
une démarche résolument analytique. De fait, extrêmement suggestif de la prolifération des
J. Wirth n’aime rien tant que d’en prendre les œuvres et des objets liés aux formes de
énoncés à rebrousse-poil afin d’en faire appa- dévotion privée des élites ainsi qu’à l’essor des
raître la logique sous-jacente. Autant dire que donations pour le salut des âmes. En découle
la synthèse ne se referme pas sur une appa- la multiplication des messes, des chapelles,
rence descriptive et platement accumulative ; des autels, avec leurs retables et l’ensemble
elle multiplie au contraire les interprétations du mobilier liturgique nécessaire. L’espace 853

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ecclésial devient le lieu d’une compétition nourricier et utérus fusionnel, dans lequel un
somptuaire qui est l’un des moteurs essentiels dévot comme Jacques de Milan désire entrer
de la commande artistique mais qui aboutit et demeurer, sans plus risquer d’en être délogé
aussi à un surencombrement des églises, très par un accouchement.
précisément décrit, qui sera bientôt la cible Dans l’impossibilité de rendre compte de
des réformateurs. C’est dans cette même pers- la richesse des analyses (par exemple en ce qui
pective qu’est interprété l’essor du macabre : concerne l’iconographie du cœur, des bour-
l’esprit de mortification dont témoignent les reaux du Christ ou de l’homme sauvage), on se
transis, à partir de la seconde moitié du contentera d’évoquer un point de discussion
XIVe siècle, serait une concession au discours possible. J. Wirth s’emploie à mettre en évi-
chrétien sur la mort et la vanité des choses dence la féminisation du système religieux à
mondaines, sous couvert de laquelle s’inten- la fin du Moyen Âge : tout en soulignant l’inca-
sifie, dans la partie du tombeau qui exalte la pacité à développer une iconographie convain-
trajectoire terrestre du défunt, la représenta- cante de Dieu le Père, il argumente que le
tion ostentatoire des statuts sociaux. Christ, ayant perdu « ce qui lui restait de viri-

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Consacrée à la « mythologie chrétienne », lité », ne demeure une figure d’identification
la troisième partie revient sur plusieurs ques- que pour les femmes et les clercs et que c’est
tions amplement débattues depuis L’image désormais la Vierge qui est le personnage cen-
médiévale 2, notamment la figuration du corps tral et « règne sur la cour céleste ». Pourtant,
du Christ sexué (en discussion avec les thèses on peut objecter que la Majesté divine conserve
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de Leo Steinberg) ou asexué (comme le dévoile un rôle important et que le Jugement dernier,
le perizonium transparent du crucifié, à partir centré sur le Christ seul (sauf tentative sans
de 1300). Sur ce point, il n’est pas sûr que le suite de Buonamico Buffalmacco à Pise), est
rapprochement avec la posture de Bonaventure, toujours en plein essor, de sorte que, si la fémi-
déniant au Fils la potentia generandi, soit la voie nisation du système religieux est patente, rien
la plus féconde pour éclairer un tel choix (au- n’oblige, pour la faire valoir, à dénier la part
delà de l’insistance sur la nudité du Christ, massivement paternelle des figures divines. Il
pertinente en milieu franciscain) : ne devrait- serait sans doute plus pertinent de souligner
on pas s’en tenir à l’idée d’une tension entre que le cœur théophanique de la chrétienté,
la volonté d’accorder une pleine corporéité jadis centré sur le seul couple Christ/Marie,
humaine au Christ et le fait que le corps du privilégie désormais l’intégration de Marie
crucifié représente l’image de l’Église en tant dans le noyau trinitaire, soit l’expression aussi
que corps spirituel excluant la reproduction complète que possible des relations constitu-
charnelle ? Dans cette partie qui ne néglige ni tives de la parenté divine, laquelle est fondée
l’affirmation iconographique des pouvoirs laïcs sur la dénégation de l’ordre des générations
ni les manifestations visuelles de la critique et la conjonction licite de l’alliance et de la
sociale et de l’anticléricalisme (voir le remar- filiation.
quable dossier des versions de l’histoire du La dernière partie retrace les étapes qui
prêtre crucifié et châtré), J. Wirth analyse le conduisent du triomphe presque absolu des
renforcement du rôle de la Vierge et propose images au XIIIe siècle à l’explosion iconoclaste
une belle lecture des questions associées au du XVIe siècle, analysée ici dans ses multiples
débat relatif à l’Immaculée Conception qui en dimensions et configurations. Un des maillons
est l’expression la plus manifeste. Et, tandis en est la critique théologique croissante des
que l’essentiel de l’imagerie christique répond images à partir d’Henri de Gand et Durand
à la nécessité de donner une forme visible au de Saint-Pourçain et jusque dans les traités
mystère eucharistique, devenu le « moteur de hussites. Malgré les tentatives de réforme du
l’iconographie », l’auteur amplifie notre com- système iconographique (notamment avec la
préhension des images féminisées du corps du réorganisation flamande ou l’austérité d’un Fra
854 Christ, notamment de la plaie, à la fois sein Angelico), la dénonciation des images s’accen-

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tue et conduit, dans les régions où la Réforme Franck Thénard-Duvivier


l’emporte, à la destruction du système ecclé- Images sculptées au seuil des cathédrales.
sial, qui rend l’iconographie antérieure sans Les portails de Rouen, Lyon et Avignon,
objet et oblige à une reconversion de la pro- XIIIe-XIVe siècles
duction artistique. Étendant d’une certaine Mont-Saint-Aignan, Publications des
manière cette conclusion au domaine catho- universités de Rouen et du Havre, 2012,
lique, J. Wirth suggère que le clergé a perdu 338 p.
l’essentiel de son pouvoir, que le pape n’est
plus qu’un souverain comme les autres et que Issu d’une thèse remaniée, l’ouvrage de
Franck Thénard-Duvivier est une étude compa-
le domaine de l’image religieuse, dont « l’art »
rative de cinq ensembles sculptés gothiques,
se serait retiré, ne fait que se survivre à lui-
répartis entre Rouen (portails du transept de
même. Il est permis de ne pas partager ce
la cathédrale Notre-Dame et portail dit des
schéma historique qui, après l’apogée du siècle
Marmousets de l’abbatiale Saint-Ouen), Lyon
de l’ange au sourire, conduit le système ecclé-
(portails de la façade occidentale de la prima-
sial vers un effondrement totalement consommé
tiale Saint-Jean) et Avignon (portail de la Grande

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dès le XVIe siècle. J. Wirth ne minimise-t-il pas
Chapelle du Palais des papes). S’éloignant
l’essor de l’iconographie morale et l’amplifica- de l’étude monographique classique, l’auteur
tion des thèmes judiciaires et des figurations s’intéresse au contenu et à la fonction de ces
de l’au-delà, qui participent d’une intensifica- programmes décoratifs – en particulier des
tion du contrôle clérical sur les conduites (et
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décors rouennais sur lesquels se fonde la


les consciences) ? Le « temps des chrétiens recherche – placés au seuil de quatre édifices
conformes » qu’Hervé Martin situe à la fin ecclésiaux de statuts différents. Il se penche
du Moyen Âge ne perdure-t-il pas aux siècles sur les relations et interactions tant politiques
suivants ? Que le pouvoir de l’institution ecclé- que culturelles que ces portails nouent avec
siale soit de plus en plus contesté est une évi- l’espace urbain qui les entoure et le cadre
dence, mais on aurait sans doute tort d’en hâter historique dans lequel ils prennent forme.
la disparition complète. Ne passe-t-on pas plu- L’ouvrage se place ainsi dans la continuité
tôt d’une domination ecclésiale expansive à une d’études historiques sur la spatialisation du
domination ecclésiale tensive, déjà sur la défen- sacré qui ont renouvelé depuis une vingtaine
sive, reculant sur certains aspects mais se ren- d’années l’approche du bâtiment ecclésial. Il
forçant sur d’autres ? C’est peut-être en fonction fait suite à plusieurs publications qui ont spé-
de ce caractère de plus en plus conflictuel et cifiquement interrogé, notamment à partir
disputé qu’il serait possible d’affiner l’analyse des images monumentales, les pratiques reli-
de bien des transformations iconographiques gieuses et enjeux séculiers liés à la porte de
si judicieusement mises en évidence par le l’église et à sa fonction tant liminale que de
dernier volet du grand triptyque wirthien. passage 1.
À partir d’un corpus de 861 bas-reliefs
étudiés de manière sérielle et contextuelle,
JÉRÔME BASCHET
l’auteur réussit à montrer toute la richesse de
la sculpture gothique au tournant des XIIIe et
1 - Jean WIRTH, L’image à l’époque romane, XIVe siècles, ainsi que le travail d’élaboration
Paris, Éd. du Cerf, 1999, et L’image à l’époque
iconographique savamment orchestré pour
gothique, 1140-1280, Paris, Éd. du Cerf, 2008. Pour
réaliser les cinq programmes analysés.
une discussion de ces deux volumes, voir Jérôme
BASCHET, « Jean Wirth, la Vierge aux longues
Construits suivant un même procédé icono-
nattes et l’ange au sourire. À propos de L’image à graphique et ornemental (des soubassements
l’époque gothique (et de L’image à l’époque romane) », composés majoritairement de piliers en éperon
oct. 2008, http://www.editionspapiers.org/node/26. ornés de quadrilobes historiés), ces bas-reliefs
2 - Jean WIRTH, L’image médiévale. Naissance voient le jour dans le cadre d’une politique
et développements, VIe-XVe siècle, Paris, Méridiens monumentale de prestige qui sert des ambi-
Klincksieck, 1989. tions politiques et religieuses proches ou 855

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rivales. Dans la ville de Rouen, elle est initiée l’ouvrage se situe dans l’analyse de la concep-
par l’archevêque Guillaume de Flavacourt tion des décors qui s’organisent suivant « plu-
(1278-1306) à la cathédrale et par l’abbé Jean sieurs types d’axes structurants » (dualité
Roussel (1303-1339), dit Marc d’Argent, à latérale, opposition intérieur/extérieur, verti-
l’abbatiale Saint-Ouen. À Lyon, elle est portée calité, polarité centre/périphérie, p. 104) et
par l’archevêque Pierre de Savoie (1308-1332), dans une interrogation sur leur réception à tra-
tandis qu’à Avignon, la réalisation du portail vers des dispositifs narratifs plus ou moins éla-
de la Grande Chapelle s’insère dans le chantier borés suivant les programmes (dont l’impact
d’agrandissement du vieux palais voulu par le de la polychromie a en revanche été oublié).
pape Clément VI (1342-1352). Plus particulièrement étudiées dans trois cha-
Respectivement situés au nord et au sud pitres monographiques, les images des portails
du transept de la cathédrale de Rouen, le por- rouennais sont considérées comme de véri-
tail des Libraires et le portail de la Calende tables sources iconographiques suivant une
sont élevés dans un contexte de réaffirmation approche « libéré[e] notamment de l’obsession
de la « puissance en partie perdue – au profit des sources textuelles » (p. 291) et ne sont pas
de Notre-Dame de Paris – depuis le ratta- soumises coûte que coûte à une vision pro-

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chement de la Normandie au domaine royal grammatique d’ensemble. La recherche pri-
en 1204 » (p. 33), même s’ils s’inspirent de vilégie l’étude suivant différentes échelles
modèles franciliens. S’appuyant sur les data- spatiales et en fonction de relations icono-
tions renouvelées des façades latérales pro- graphiques au sein même des décors et entre
eux. L’auteur met ainsi en évidence que la
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posées par Markus Schlicht 2, l’auteur montre


cohérence d’un programme peut se trouver
comment est conçu, au portail des Libraires,
dans la savante articulation entre des thèmes
un modèle iconographique et structurel (1281-
ordonnés et des motifs volontairement désor-
1300) ensuite amplifié au portail de la Calende
donnés.
(v. 1320-1340), et comment ces deux «modèles»
Organisé en huit chapitres, l’ouvrage se
sont diversement repris à Rouen même, à
présente comme un travail conçu de manière
Lyon et à Avignon. Le premier est ainsi suivi
didactique qui se lit aisément, quitte à en
dans l’élaboration de la façade occidentale de
devenir répétitif. Les contraintes éditoriales
la cathédrale de Lyon (1308-1332), pour des l’ont sans doute amené à certaines ellipses au
raisons à la fois politiques et religieuses liées regard du plan initial de la thèse, ce qui expli-
aux prétentions primatiales de l’archevêché. querait le caractère presque indépendant des
Il est également cité intentionnellement au deux derniers chapitres consacrés à la méta-
portail de la Grande Chapelle du palais des morphose ou hybridation humaine et au culte
papes à Avignon (v. 1347-1351), commande de des saints, chapitres qui contrastent avec la
l’ancien archevêque de Rouen devenu pape. forte cohérence des trois premiers. Par ailleurs,
Enfin, c’est dans un contexte rouennais de on reprochera à l’éditeur d’avoir choisi une
concurrence entre la cathédrale, détentrice des mise en page qui ne reflète que très partielle-
reliques de saint Romain, et l’abbaye Saint- ment la richesse du corpus iconographique,
Ouen que le second modèle est emprunté et tant en quantité qu’en qualité. Exception faite
amélioré visuellement au portail sud de l’abba- d’un cahier central d’illustrations couleur, le
tiale (vers la fin des années 1330 mais dont le reste des images en noir et blanc est d’une
décor n’est monté que vers 1420) pour pro- taille limitée et l’impression est fort médiocre.
mouvoir le culte de saint Ouen. On regrette également le manque de photo-
L’étude s’attache à mettre en avant la graphies en pleine page qui auraient permis
composition spatiale des cinq programmes et une vue d’ensemble des différents programmes
à montrer le souci d’« efficacité visuelle » étudiés. En revanche, il faut souligner la très
(p. 19) recherchée par leurs concepteurs : par grande qualité des schémas construits et pro-
exemple, un dédoublement narratif au portail posés par l’auteur. Sa formation d’historien
de la Calende, une lecture en boustrophédon explique aussi une utilisation des outils statis-
– rare pour le XIVe siècle – à Saint-Ouen et une tiques tout à fait probante dans le cadre de
856 logique centrifuge à Lyon. Un des intérêts de l’analyse d’un corpus aussi vaste.

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HISTOIRE CULTURELLE

Véritables « tapis ornementaux » selon interroger l’écart supposé entre une Europe
l’expression de F. Thénard-Duvivier (p. 33), pleinement entrée dans la modernité linguis-
les bas-reliefs rouennais, lyonnais et avignon- tique et un monde arabo-islamique qui ne le
nais avaient jusqu’ici été peu étudiés. L’ana- serait que de manière incomplète. Il apparaît,
lyse sérielle et « multiscalaire » ici proposée à la lecture du livre, que la prise en compte
offre une meilleure connaissance de la culture de la complexité du Moyen Âge des langues
visuelle de la fin du XIIIe siècle et de la pre- constitue un antidote efficace aux descriptions
mière moitié du XIV e siècle, et confirme la linéaires et univoques qui rejouent, consciem-
grande pluralité fonctionnelle de l’espace de ment ou non, le « Grand partage ».
seuil des églises médiévales, fonctions soute- Ce qui caractérise fondamentalement le
nues ou engendrées par le décor monumental. Moyen Âge du point de vue linguistique, c’est
l’existence d’une hiérarchie conceptuelle des
NATHALIE LE LUEL langues, fondée sur la Révélation, qui conduit
à distinguer les langues du sacré de celles en
1 - Par exemple, Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE usage dans les pratiques de communication
sociale. L’auteur propose de discerner non

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(dir.), no spécial « La porte et le passage : porches
et portails », Art sacré, 28, 2010. pas deux mais trois niveaux dans cette échelle
2 - Markus SCHLICHT, La cathédrale de Rouen hiérarchique, dont les tensions engendrent
vers 1300. Un chantier majeur de la fin du Moyen Âge : le dynamisme linguistique médiéval. Aux
portail des Libraires, portail de la Calende, chapelle langues référentielles que sont le latin et
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de la Vierge, Rouen, Société des antiquaires de l’arabe classique, pôles d’une stabilité factice,
Normandie, 2005. s’oppose la rhapsodie locale des langues par-
lées, vulgaires et populaires, soumises à la
variation et aux pressions de la société. Entre
Benoît Grévin ces deux niveaux, B. Grévin distingue le
Le parchemin des cieux. Essai sur le Moyen domaine des langues courtoises, dont l’usage
Âge du langage excède la communication ordinaire et qui pos-
Paris, Éditions du Seuil, 2012, 407 p. sèdent une dimension supra-locale liée aux
enjeux réels et symboliques du développe-
L’ouvrage de Benoît Grévin propose, en sui- ment d’une culture aristocratique, sur laquelle
vant une approche comparatiste des aires lin- vient progressivement se greffer le processus
guistiques du Moyen Âge dominées par l’arabe historique de genèse des pouvoirs étatiques,
et par le latin, de mettre au jour certaines dont la dimension culturelle a été très tôt mise
constantes du régime linguistique des civi- en évidence par Jean-Philippe Genet 1.
lisations traditionnelles qui se caractérise par L’ouvrage est construit en cinq parties.
le poids des langues du sacré. Le livre se Partant d’une description positive du paysage
démarque de l’hypothèse relativiste d’Edward linguistique médiéval, il peut se lire comme une
Sapir et Benjamin Lee Whorf. Tout en recon- tentative pour réintroduire, dans un second
naissant la pertinence passée d’une thèse qui temps, les acteurs médiévaux des langues. La
a permis à la linguistique de se déprendre d’un séparation des formes de théorisation linguis-
héritage issu du XIX e siècle, qui exprimait tique, produite par les savants du Moyen Âge,
une conception hiérarchique des langues du de l’analyse des rapports pratiques que les
monde et de leurs locuteurs – théorie dont les personnes entretenaient avec la diversité des
relents affleurent encore dans certains travaux langues souligne à juste titre la difficulté,
récents –, B. Grévin appuie l’ensemble de ses caractéristique du régime linguistique ancien,
analyses sur la possibilité de déployer en un d’articuler les deux niveaux. B. Grévin explore
lieu de convergence de la diversité du monde ensuite les formes de création rendues pos-
un comparatisme linguistique rationnel. sibles par ce feuilletage étagé des langues,
L’histoire du passé pré-moderne des aires avant d’envisager, à une échelle plus vaste,
culturelles contemporaines, en décrivant les les phénomènes de transferts linguistiques et
cultures linguistiques médiévales, contribue à culturels. 857

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COMPTES RENDUS

L’histoire du Moyen Âge en Europe comme sions sociales. À quelques exceptions près,
en Orient est présentée en quatre temps : au parmi lesquelles figure Isidore de Séville,
temps des invasions et des bouleversements l’Occident a ainsi conçu de très grandes diffi-
(v. 400-v. 800) succède celui de la mise en cultés à penser le rapport génétique du vul-
place de l’unité de la latinité et du processus gaire au latin et à adopter, plus généralement,
d’arabisation des élites du califat (v. 800- un point de vue évolutionniste. En Orient,
v. 1100), puis de l’épanouissement des langues l’unité de l’arabe a facilité, comme chez Ibn
vulgaires et de la turquisation de l’Asie cen- Khaldûn, la description de l’apparition des par-
trale (v. 1100-v. 1300), qui conduisent, durant lers contemporains à partir de l’arabe classique.
les deux derniers siècles du Moyen Âge, à la D’autres travaux de savants hispaniques – tel
stabilisation de la géographie linguistique de Juda ibn Quraysh –, rapidement tués dans
l’Occident. l’œuf par la normalisation almohade, ont posé
L’immense difficulté à laquelle se heurtent la question des rapports entre araméen, hébreu
les savants réside dans la force d’une conception et arabe. Reste que, dans la pensée grammati-
des langues pensée sur le mode d’une fixité cale médiévale, latin et arabe pèsent de tout

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hiérarchique, la place de chacune dépendant le poids que leur confère leur autorité sacrée,
de son éloignement plus ou moins grand avec si bien que les langues vulgaires demeurent de
le sacré. B. Grévin décrit cette situation singu- ce point de vue maintenues dans une position
lière en s’inspirant de la théorie des systèmes mineure – ainsi qu’en atteste l’omniprésence
de Niklas Luhmann qui propose de remplacer, du nom Donat vulgarisé dans les titres des
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pour penser l’évolution, le modèle de la subs- grammaires de l’occitan et du français.


titution linéaire par celui de la superposition Mais parce que les langues ne s’apprennent
concentrique, dont la dynamique procède d’un pas par la théorie, le « répertoire mental » des
mouvement de complexification progressive individus fait fi de ces rigidités et réserve des
des éléments constitutifs par dissociation à possibilités de création foisonnante. B. Grévin,
partir de l’existant. La proposition paraît parti- élargissant les acquis du travail qu’il a consacré
culièrement pertinente car elle permet de se au dictamen, montre l’importance fondamen-
représenter et de penser de manière plus juste tale de l’imprégnation orale et mémorielle
les phénomènes très concrets de discordance dans la formation de l’habitus linguistique des
entre langues et registres d’usage, ainsi que scripteurs, singulièrement de ceux ayant accédé
l’existence de continuums horizontaux et ver- à une culture lettrée. Aux textes sacrés, tels
ticaux nécessaires à l’intercompréhension des le Psautier et le Coran, s’ajoutent des corpus
acteurs. Il en est ainsi des scriptae mixtes qui poétiques qui nourrissent les hommes en pro-
associent latin et langues vulgaires, si pré- fondeur, rendant simplificatrice la tendance
sentes dans les documents administratifs des des médiévistes à surévaluer l’importance des
XIII e et XIV e siècles – corpus il est vrai peu formules et des formulaires, au détriment
exploité par l’auteur –, comme des scriptae des processus par lesquels les savoirs sont
supra-locales qui assurent une compréhension incorporés. Dans ce domaine, le rythme, pour
écrite à vaste échelle. Les trois niveaux dis- la poésie comme pour la prose, tient une place
tingués – référentiel, local et courtois – appa- centrale. Aide mnémotechnique, il sert de
raissent de ce fait comme des balises utiles, guide à la composition des textes, par recombi-
mais ils réifient une réalité qui se caractérise, naison des éléments assimilés. Comme l’auteur
dans les faits, par une très grande ductilité. le souligne, la « carte mentale » du scripteur
Lorsque l’on bascule du côté de la théorisa- (p. 314), que l’arme philologique permet de
tion médiévale des langues, la perception de reconstituer par fragments, fait figure de point
ce continuum est obscurcie par la fixité pré- d’articulation entre les microcosmes textuels
sumée des langues référentielles – arabe et et le macrocosme linguistique et constitue de
latin – qui sont pourtant, sous des formes parti- la sorte une espèce de Graal scientifique que
858 culières, soumises aussi à de très fortes pres- l’auteur appelle à poursuivre.

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HISTOIRE CULTURELLE

Le rapprochement de la rigidité hiérar- Jean-Marie Fritz


chique dans la théorie médiévale des langues La cloche et la lyre. Pour une poétique
et de la fluidité des formes d’incorporation des médiévale du paysage sonore
savoirs dans ce domaine permet de reposer à Genève, Droz, 2011, 472 p.
nouveaux frais la question centrale, pour les
médiévistes, de la dialectique de l’immo- Cet ouvrage analyse les « paysages sonores »
bilisme et de la créativité, dans la mesure des textes littéraires médiévaux, principale-
où l’autorité de l’écrit et des discours vient ment en langue d’oïl et langue d’oc, du XIIe au
s’adosser à un système hiérarchique – dont les XVe siècle, avec quelques exemples tirés du
langues sont parties prenantes – alors que le latin, de l’anglais, de l’italien, de l’allemand et
mode de production des textes, reposant sur de l’espagnol. Il fait suite aux Paysages sonores
des savoirs incorporés, laisse libre cours au du Moyen Âge, une étude de la théorie médié-
déploiement d’une créativité textuelle dont vale du son basée sur des textes philosophiques,
l’efficience est garantie par le travail de la com- théologiques et encyclopédiques 1, et forme
binatoire et du remploi. Il crée, par le tissage avec ce dernier une somme incontournable.
des motifs repris, des proximités et des trans- L’idée d’étudier l’environnement acous-

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ferts de légitimité, et parfois même, comme tique ou « paysage sonore » (soundscape) à tra-
dans le domaine des mystères linguistiques de vers le temps vient de Raymond Murray
l’État, une langue commune diffusée à la fin Schafer, musicien-acousticien canadien, qui a
du Moyen Âge à l’échelle des chancelleries commencé son The Tuning of the World (1977)
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européennes. avec un survol rapide des paysages sonores dis-


B. Grévin rappelle aussi que, dans ce travail parus. J.-M. Fritz est un des rares médiévistes
de création et de transfert, la traduction ad litte- à avoir appliqué le concept de « paysage
ram et ad sensum n’est qu’une portion somme sonore » à la littérature, « victime d’une
toute réduite du champ bien plus vaste de approche esthétique presque exclusivement
la transposition que l’on voit à l’œuvre au visuelle » (p. 9) 2. Il ne se contente pas d’une
XIIe siècle avec la rédaction du Roman d’Énéas, étude lexicologique ni de l’analyse du champ
ou bien encore avec l’écriture du Shâh Nâmeh sémantique du sonore dans la littérature du
de Firdawsî (v.1000). Transposition des motifs Moyen Âge. Il assume l’anachronisme du
narratifs et de la trame factuelle, mais aussi de terme « paysage » et le pousse plus loin en
la forme – rythmes, empreintes étymologiques désignant par les termes « bande sonore » et
pour le français du XVe siècle, rétif aux schèmes « partition » l’agencement de sons évoqués
rythmiques – qui contribue à la légitimation dans nos imaginaires par les mots d’un texte
progressive des langues vulgaires. littéraire.
Il revient au livre de B. Grévin de tenter Le but n’est pas d’étudier « le matériau
au sujet du Moyen Âge des langues une syn- phonique » de la poésie (ses rimes et ses autres
thèse a priori impossible tant la matière utili- effets sonores) mais de « faire sonner et
sée se révèle complexe et foisonnante, sujette d’écouter » les sons auxquels les mots du texte
à des variations infinies qui rendent le travail font allusion (le chant des différents oiseaux,
de comparaison très ardu. C’est dans son le vacarme de la bataille, les cris de détresse) et
apport global, dans la rigueur de son approche ainsi d’imaginer la « bande sonore » de chaque
comparatiste et dans sa capacité à donner des texte littéraire. J.-M. Fritz établit des limites
outils pour penser le régime linguistique des à cette audacieuse entreprise d’imagination
civilisations traditionnelles que cet ouvrage par sa méthode ; il nous livre un jardin à la
apparaît important. française, symétrique et bien rangé en trois
grandes parties, chacune divisée en trois cha-
PIERRE CHASTANG pitres.
La première partie s’intitule « Écarts »,
1 - Jean-Philippe GENET, « Une révolution mais le premier chapitre est dédié à « L’hori-
culturelle du Moyen Âge ? », Le Débat, 14-7, 1981, zon [d’attente] du genre », cadre fondamental
p. 158-165. sans lequel il serait impossible d’apprécier ces 859

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COMPTES RENDUS

écarts. Ce sont les trois genres poétiques J.-M. Fritz écrit qu’une étude « reste à faire
majeurs de la littérature de divertissement des [...] dans les chroniques et mémoires de la
XIIe et XIIIe siècles – lyrique, épique (chanson fin du Moyen Âge » pour déterminer si les
de geste) et roman – qui fournissent les normes, « portraits », auparavant entièrement visuels,
les codes sonores de base. Par exemple, commencent à évoquer des qualités de voix
l’oreille médiévale expérimentée attend la distinctives (p. 169). S’il laisse de côté les récits
mention du chant mélodieux des oiseaux en historiographiques, La cloche et la lyre fournit
ouverture des chansons des troubadours ; de multiples points de repère, à la fois norma-
l’évocation inattendue d’un cri de corbeau ou tifs et novateurs, pour faciliter d’éventuelles
de grenouille crée un paysage sonore distinctif comparaisons 3. Il offre aussi de nombreuses
et marque la subjectivité particulière du poète. pistes à explorer aux spécialistes de la littéra-
Les lyriques attribués au troubadour Marcabru, ture médiévale en d’autres langues ; les spé-
par exemple, sont caractérisés par des paysages cialistes de Geoffrey Chaucer, en particulier,
sonores avec des points de dissonance, des devraient se sentir interpellés.
« grondements ». Le plaisir de lire La cloche et la lyre est de
Ayant établi les aspects qui caractérisent découvrir des détails sonores que J.-M. Fritz

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les paysages sonores des chansons de geste, nous fait remarquer dans des textes souvent
comme la résonance et la réverbération de sons connus mais mal « entendus » jusqu’ici, ou de
forts, J.-M. Fritz démontre qu’« à l’intérieur découvrir que certains sons aujourd’hui fami-
d’un même genre, fortement codé sur le plan liers, comme le clapotis de la pluie, n’ont pas
formel, et dans une même tranche chrono- laissé de trace dans les paysages sonores litté-
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logique, les variations du paysage sonore sont raires du Moyen Âge. L’utile index des « objets
massives » (p. 142). Il en déduit que ce sont sonores » permet des sondages rapides. Le
des choix d’« auteurs » qui expliquent ces plaisir de lire cette somme est aussi d’être
variations à l’intérieur d’un genre et d’une guidé par l’orchestration des extraits en langue
époque. médiévale d’origine, toujours accompagnés de
Il n’y a pas eu jusqu’à présent de mono- traductions fidèles, qui nous font entendre
graphies consacrées à l’oreille d’un poète successivement le chant des oiseaux, la noise
médiéval en particulier, au paysage sonore de de la bataille, les cris du bonimenteur, l’éton-
ses œuvres. Cela est d’autant plus regrettable, nant surréalisme sonore des Fatrasies d’Arras.
d’après J.-M. Fritz, que le développement On ne peut lire ce livre sans être conscient de
d’un « perspectif acoustique » subjectif, d’un l’oreille de celui qui l’a composé.
« point d’écoute » unique (comparable à la
perspective linéaire en peinture), fait son LAURA KENDRICK
apparition au XIVe siècle. Il donne des exemples
frappants de mise en scène d’un sujet qui 1 - Jean-Marie FRITZ, Paysages sonores du Moyen
écoute et nomme les différents sons autour de Âge. Le versant épistémologique, Paris, Honoré Cham-
lui, par exemple le « je » d’Eustache Deschamps pion, 2000.
dans une ballade de guet de nuit. Bien qu’il 2 - Son seul précurseur est Brigitte CAZELLES,
Soundscape in Early French Literature, Tempe/
y ait des nouveautés sonores aux XIV e et
Turnhout, Arizona Center for Medieval and
XVe siècles, comme le canon ou l’horloge méca-
Renaissance Texts Studies/Brepols, 2005.
nique, et des sons qui commençaient à être
3 - Certains aspects des paysages sonores des
remarqués (ou ridiculisés), comme les sons des récits historiographiques du Moyen Âge ont déjà
langues ou dialectes étrangers, le changement été traités par des historiens de la sensibilité, par
le plus important, selon l’auteur, est le déve- exemple Isabelle GUYOT-BACHY, « Cris et trom-
loppement d’un perspectivisme acoustique pettes : les échos de la guerre chez les historiens et
dans la littérature. les chroniqueurs », et Murielle GAUDE-FERRAGU,
Avec un champ d’étude aussi large, il serait « Le cri dans le paysage sonore de la mort à la fin
difficile de déplorer que les récits historio- du Moyen Âge », in D. LETT et N. OFFENSTADT
graphiques aient été très peu traités dans (dir.), Haro ! Noël ! Oyé ! Pratiques du cri au Moyen
l’ouvrage, surtout quand l’auteur lui-même Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, res-
860 signale certaines de ses lacunes. Par exemple, pectivement p. 103-115 et 93-102.

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HISTOIRE CULTURELLE

Jürgen Leonhardt propres à l’Europe des XIX e et XX e siècles,


La grande histoire du latin absents d’Afrique, d’Asie et des États-Unis,
trad. par B. Vacher, Paris, CNRS Éditions, multilingues. Heureusement, la linguistique a
[2009] 2010, 382 p. évolué, et l’on considère aujourd’hui le latin
comme un précurseur de l’anglais en tant que
Jürgen Leonhardt a publié en 2009 une his- langue internationale. Or une langue inter-
toire du latin conçu comme « langue univer- nationale est stricto sensu une langue morte,
selle », ou « internationale », dont l’ouvrage expression à laquelle il faut préférer celle de
recensé ici est une traduction. Disons « langue fixée » (p. 27), à savoir partiellement
d’emblée qu’une plus grande fidélité au titre codifiée, avec un fonds commun inamovible à
original, Latein. Geschichte einer Weltsprache, travers toute son histoire. Pour autant, « fixée »
aurait mieux servi la version française du livre ne signifie pas « figée », et si le latin apparaît
et plus fidèlement reflété les intentions de comme tel, ce serait une pure illusion d’optique
l’auteur. Celles-ci sont clairement exprimées entretenue par notre système scolaire, qui
dans le premier chapitre et éclairées par son bannit, à quelques rares exceptions près, la
parcours personnel évoqué dans la postface, pratique active du latin. À ce stade, d’un point

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avec, comme points forts, l’enseignement du de vue plus réaliste, on peut suggérer que
latin tardo-antique et « une certaine pratique l’enseignement du latin postérieur à l’époque
active du latin ». Ce dernier point l’a convaincu classique (médiéval par exemple) suffit géné-
que « nous ne faisons que commencer à entre- ralement à faire apparaître la vitalité et la
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voir ce que peut représenter le fait d’employer diversité de cette langue. L’auteur écrit
réellement une langue ‘morte’ » (p. 351). d’ailleurs lui-même que les humanistes, en
La problématique centrale du livre est pré- formalisant le latin à outrance, l’ont « figé » ;
cisément de résoudre l’opposition entre le c’est loin d’avoir été le cas au Moyen Âge, où
point de vue historique qui prend en compte le latin vivait encore.
la longévité et l’adaptabilité du latin, encore Un des intérêts majeurs du livre est son
parlé aujourd’hui dans certains cercles, et le point de vue comparatiste, malgré quelques
point de vue linguistique traditionnel selon jugements étonnants. On admet volontiers
lequel le latin ne serait pas une langue « nor- que, si l’écrasante majorité des textes latins
male ». Toute cette question est résumée en jamais écrits l’ont été alors que l’Empire
un clin d’œil par la photo de couverture, qui romain n’était plus qu’un lointain souvenir, le
met en scène un soldat romain casqué à latin ne se distingue pas sur ce point du grec
l’antique, vêtu de bric et de broc, et pilotant ancien, de l’arabe « littéraire », du sanskrit et
une Vespa à travers une rue pavée jalonnée de du chinois classique. Il s’agirait pourtant de la
chariots et de figurants sans âge ! Cette icono- langue la plus malchanceuse : tandis que le
graphie, que l’on trouvera séduisante ou latin se serait trouvé victime d’une « mise à
kitsch, ouvre sur des propos assez ardus, par- l’écart du monde moderne qui équivaut à une
fois un peu obscurs. véritable ségrégation », le sanskrit aurait quant
L’idée générale du livre est militante : il à lui, en tant que langue véhiculaire religieuse
faut tirer le latin de l’ornière des « langues et culturelle, « continué d’exercer sa fonction
mortes » dans laquelle l’a enfermé un ensei- de langue active, et bien mieux réussi son
gnement scolaire aujourd’hui dépassé (j’ose à adaptation aux langues modernes » (p. 52).
peine ajouter que ce même enseignement C’est, me semble-t-il, raisonner sans aucune
l’aura bientôt totalement tué !). La démonstra- attention aux rythmes différenciés de l’histoire
tion est évidemment linguistique, et de haut des continents et des pays ; il y a moins d’un
niveau. Pendant longtemps, dit J. Leonhardt, siècle, en France, les thèses complémentaires
ont triomphé les notions de langue naturelle de l’université devaient encore s’écrire en
(celle qui viendrait du cœur et dont l’élément latin.
central est l’oralité) et de langue maternelle Du point de vue diachronique, cette
(seule capable d’exprimer les pensées pro- « grande histoire du latin » annoncée par le
fondes de l’individu), clichés nationalistes titre (« longue » conviendrait mieux) fait 861

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COMPTES RENDUS

l’objet d’analyses stimulantes, même si poésie des goliards », p. 197) ? Des concepts
d’autres sont sujettes à caution. La mise en étonnent, par exemple celui de « langue spon-
évidence du rôle privilégié de l’Afrique tanée », à laquelle nous aurions accès pour la
romaine dans le maintien culturel du latin du période romaine tardo-antique : quelle part de
IIe au IVe siècle est très pertinente et l’on pour- spontanéité peut donc enregistrer l’écrit et
rait d’ailleurs compléter par cette remarque qu’est-ce qu’une langue spontanée ?
qui n’est paradoxale qu’en apparence : beau- Ces critiques elles-mêmes sont la preuve
coup d’attestations de ce que les linguistes ont de la variété et de l’intérêt des thèmes abordés
appelé le « latin vulgaire » viennent, elles aussi, dans ce livre, qui ouvre sur un univers lin-
de cette région ; dans une langue vivante, tous guistique immense, tant géographiquement
les niveaux sont représentés. Ces formes « vul- que chronologiquement. Traduire le livre de
gaires » (c’est-à-dire les formes latines qui J. Leonhardt était donc une excellente initia-
produiront les langues romanes) se retrouvent tive, car beaucoup de lecteurs français auraient
dans le latin mérovingien, dont il est très peu sans doute reculé devant l’effort requis par
question dans le livre alors qu’il aurait pu la lecture de la version allemande. Mais, si
abondamment documenter la question de la le contenu, très riche et stimulant, mérite

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diglossie vs le bilinguisme, dans laquelle les d’accroître ainsi sa diffusion, sur le plan formel
VIe et VIIe siècles jouent un rôle majeur. Et, la version française est catastrophique. D’un
puisque l’ouvrage s’adresse à des lecteurs bout à l’autre, la lecture est gênée par une
francophones et que le traducteur a conçu des kyrielle de fautes d’orthographe et de gram-
notes de bas de page spécialement à leur maire ; de plus, un remplacement automatique
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intention, on aurait pu accroître et surtout intempestif a affublé d’une majuscule toutes


actualiser la bibliographie de Michel Banniard, les occurrences du mot « état », ce qui nous
le sociolinguiste français vraisemblablement vaut de grotesques « États de langue » ou « État
le plus productif sur la question des rapports des lieux ». Il y a d’autres bévues moins for-
entre latin et roman. melles, comme celle-ci, où le célèbre linguiste
Qui trop embrasse mal étreint. Parfois, la Tore Janson – auteur de A Natural History Of
« grande histoire du latin » s’accorde mal avec Latin et de A Short History of Language – est
la petite, qui contient quelques approxima- désigné par l’expression « une Danoise ».
tions : la reprise du cliché traditionnel sur le Certes, ces défauts sont à mettre au débit du
Xe siècle, qualifié de « siècle de fer et de plomb » traducteur, mais n’est-ce pas in fine à l’éditeur
par Caesar Baronius, est regrettable ; les histo- de garantir la qualité scientifique de ses publi-
riens de la littérature vont tous vers une réhabi- cations ? Un livre d’intérêt linguistique perd
litation du siècle ottonien. À toute « renaissance » forcément de sa crédibilité s’il est émaillé de
(en l’occurrence la carolingienne) succède une fautes graves de langue et de traduction, au
période plus calme ; l’outil d’évaluation de détriment de l’auteur ; on attend de C NRS
l’auteur, qui privilégie la réception des clas- Éditions qu’il assume plus sérieusement les
siques, fausse la mesure. Il faudrait, dit-il obligations scientifiques imposées par le nom
encore, parler non pas du latin médiéval, mais qu’il porte.
des latins médiévaux, tant la période médiévale
est longue et prolifique ; certes, mais le latin MONIQUE GOULLET
dit classique est-il uniforme ? D’ailleurs, que
signifie « classique » quand l’adjectif est appli-
qué indifféremment à l’Antiquité (« La lati- Ronald G. Witt
nité scolastique développe en effet un certain The Two Latin Cultures and the Foundation
nombre de tournures absolument étrangères of Renaissance Humanism in Medieval Italy
aux règles classiques comme l’emploi de quod Cambridge, Cambridge University Press,
pour introduire une subordonnée complétive » 2012, 604 p.
(p. 191), ce qui n’est pas exact et, en tout cas,
un peu court) et au Moyen Âge (« parallèlement Avec la parution de The Two Latin Cultures, une
aux figures classiques de la médio-latinité, de histoire se termine. Ce livre aux allures de
862 nouveaux courants apparaissent tels que la somme a en effet un statut textuel particulier.

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HISTOIRE CULTURELLE

Comme son auteur l’explique en préface, il l’objectif original (en l’absence de synthèse
s’agit d’un prequel du désormais fameux essai articulée sur les cultures latines italiennes
sur les origines de l’humanisme In the Footsteps entre 800 et 1250) mais problématique. En
of the Ancients, qui retraçait le développement effet, dans la mesure où les cultures textuelles
du mouvement humaniste en Italie depuis les italiennes précédant 1250 ne présentent pas
origines padouanes (v. 1270) jusqu’en 1400 1. de trace de mouvements analogues à l’huma-
Ronald Witt s’est toujours intéressé aux condi- nisme mais au contraire, comme l’explique
tions de naissance de l’humanisme et à ses rap- R. Witt, souffrent d’une certaine carence de
ports avec les cultures textuelles qui l’avaient production en latin classicisant, comparées par
précédée en Italie, plus particulièrement la exemple à la France du XIIe siècle, pourquoi
culture rhétorico-juridique de l’ars dictaminis. postuler qu’il faille remonter si loin pour
Il avait tôt annoncé une enquête sur le dévelop- comprendre la naissance de l’humanisme ? Et
pement des cultures textuelles italiennes dans comment marquer le point de départ de
la très longue durée. En 1991, devant l’ampleur l’enquête : 1200, 1080, à la naissance de l’ars
de la tâche, il a choisi d’écrire d’abord la dictaminis, 600 ? Pour qui considère que les
seconde partie de cette histoire, pour retourner cultures textuelles italiennes d’avant 1250 ne

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ensuite aux origines (800-1250). Un dispositif doivent pas être abordées sous l’angle de
qui fait du dernier chapitre de The Two Latin l’obsession humaniste, la démarche est contes-
Cultures le premier d’In the Footsteps invite à table. Elle répond à une logique précise.
lire ces deux ouvrages comme les moitiés La rénovation carolingienne correspond en
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d’une arche créant une perspective sur l’his- effet, en Italie du Nord, à la mise en place
toire textuelle de l’Italie, de Charlemagne à de nouvelles structures socio-institutionnelles
1400. qui évoluent dans les siècles suivants, et parti-
À l’ampleur de ce défi correspond l’inten- culièrement après 1050, de manière originale
sité d’une attente longtemps prolongée. On le (culture communale), avec un poids respectif
sait, l’histoire de l’humanisme et de ses pro- des cultures nobiliaires, citadines et cléricales
dromes occupe une place obsessionnelle non différent de celui de nombreuses régions du
seulement dans l’historiographie italienne, reste de l’Europe. Les spécificités des pro-
mais aussi aux États-Unis, où elle s’est taillé ductions latines qui correspondent à cette
un espace autonome (Renaissance studies). Or organisation socio-institutionnelle méritent
les analyses de R. Witt sur l’humanisme ont effectivement d’être étudiées sur le temps
acquis un statut d’autorité dans ce champ. Il long. C’est ce que fait R. Witt à travers cinq
faut en tenir compte car, à l’heure de la domi- scansions qui mènent le lecteur du contexte
nation de l’anglais, ses thèses conditionnent des cultures du livre du IXe-Xe siècle, encore
une part considérable des études sur la tran- marquées par l’excellence grammaticale héri-
sition vers l’humanisme. D’où l’importance tée de traditions tardo-antiques, jusqu’aux
d’un débat qu’il appelle d’ailleurs de ses prodromes de l’humanisme, à travers l’examen
vœux. Sans prétendre épuiser la richesse de ce de la culture rhétorico-juridique de l’ars dicta-
volume, suggérons certaines des implications, minis, à partir de 1080.
des points forts et des problèmes du nouvel Un point fort de l’essai est la volonté de
opus « wittien ». replacer ces cultures textuelles dans leur enca-
Son postulat de départ participe d’une drement socio-institutionnel. Les « deux
vision de la culture médiévale qui peut être cultures » du titre reflètent cette préoccupa-
qualifiée de téléologique. Il s’agit, à travers tion. Il s’agit de comprendre comment une
l’examen des cultures textuelles (essentielle- culture grammaticale et philologique partagée
ment latines) italiennes depuis la fin du avec d’autres régions de l’Europe interagit
royaume lombard (774) jusqu’en 1250, de avec une culture rhétorico-légale, liée au main-
reconstituer, étape par étape, la mise en place tien puis à la renaissance italienne du droit
d’une exceptionnalité qui rendrait compte du écrit, civil et canonique, à partir du XIe siècle.
« décollage » de l’humanisme dans l’Italie du La place spécifique du notariat et des études
Nord, à partir de 1270. Le pari est passionnant, juridiques dans l’Italie des XIIe et XIIIe siècles, 863

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COMPTES RENDUS

les liens entre les nouvelles cultures de l’ars valeur intrinsèque des styles latins qui donne
dictaminis (art de la composition latine étroite- une prime « conceptuelle » au latin classicisant
ment lié au notariat et au droit) apparues à la et dévalue les autres formes d’écriture latine
fin du XIe siècle et cette mentalité juridique (ars dictaminis, latins pragmatiques de la pra-
sont mis en relation avec un déficit de produc- tique...). L’emploi de catégorisations rigides
tions classicisantes (par rapport aux milieux pour qualifier les différents styles aboutit de
monastiques et cathédraux de l’Europe du plus à renforcer des barrières génériques (écri-
Nord). C’est paradoxalement de cette dyna- tures « littéraires » et « non-littéraires ») en
mique que surgit (en partie par réaction) la contradiction avec l’effort accompli pour histo-
mouvance idéologique et stylistique humaniste. riciser cette histoire textuelle. Si le livre est
L’essai pose à nouveaux frais nombre de tiré vers l’histoire sociale par l’explicitation des
questions centrales, rarement prises à bras-le- conditions d’émergence des textes invoqués,
corps, dont celle des rapports entre le déploie- il est aussi régulièrement entraîné en sens
ment des cultures juridiques nord-italiennes contraire vers une logique littéraire, à travers
et les mutations des cultures latines, à travers l’exaltation des moindres essais d’imitation

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cet éclairage où l’histoire littéraire dialogue d’un latin classique. R. Witt explique les rai-
avec l’histoire sociale. L’architecture et les sons de ce choix, dont on peut se demander
analyses du livre doivent toutefois être discu- s’il aide à analyser de manière constructive des
tées, car elles soulèvent plusieurs problèmes. productions textuelles qui peuvent être parfois
Le conditionnement téléologique déjà évoqué extraordinairement complexes d’un point de
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n’aide pas à un examen dépassionné de ces vue conceptuel, sans pour autant être « clas-
cultures textuelles italiennes d’avant 1250, siques ». On retrouve là le poids « téléologique »
puisqu’il les fait rentrer de force dans le moule d’une enquête exceptionnellement riche mais
d’une préhistoire de l’humanisme. Un autre conditionnée par l’« attente » de l’avènement
problème est la restriction de l’analyse aux humaniste.
centres urbains de l’Italie du Nord, à l’exclu- Suggérons enfin l’existence d’un problème
sion du patrimoine de saint Pierre et du lié à la non prise en compte de divers travaux
Mezzogiorno. Ce choix conforte dès le départ récents. Des omissions sont certes inévitables
le postulat d’un particularisme nord-italien. dans un essai de cette ampleur. Cependant, les
Le livre donne certes sa place aux courants développements (voire certaines conclusions)
d’échanges entre l’Italie et l’espace « post- auraient sans doute été différents si l’auteur
carolingien » au nord des Alpes. Il exclut ou avait utilisé les travaux d’Anne-Marie Turcan-
minore les interactions avec l’Italie du Sud. Verkerk ou plusieurs éditions scientifiques
Emblématique à cet égard est l’exclamation récentes qui ont profondément renouvelé nos
d’étonnement (p. 254) devant l’apparition de connaissances de textes fondamentaux (par
l’ars dictaminis au Mont-Cassin, et non dans le exemple le Breviarium de dictamine d’Albéric
Nord de l’Italie. Cette césure, qui recouvre un de Mont-Cassin). R. Witt n’a pas intégré une
débat historiographique classique (celui des partie des travaux, notamment italiens, les
deux Italie), est-elle vraiment toujours opé- plus novateurs sur ce champ et publiés après
rante pour l’histoire italienne culturelle des 2002. L’importance de son œuvre pour le lec-
XIe-XIIIe siècles ? Le poids d’une Italie centrale torat anglophone aura des conséquences à cet
(Latium, Campanie, Ombrie) où d’autres égard : ces absences, dans une somme qui sera
cultures urbaines se conjuguent à l’influence lue comme faisant date, risquent d’accentuer
de la papauté et de la royauté sicilienne peut la distance entre la recherche textuelle de
difficilement être nié aux XIIe et XIIIe siècles. langue non-anglaise et les Renaissances studies.
Reste une question qui touche à la défini- Il ne s’agit pas de rester sur un constat négatif,
tion même de ces cultures latines. Comme mais d’inviter les chercheurs italiens, alle-
dans ses opus précédents, l’analyse de R. Witt mands ou français concernés à relever le défi,
864 est conditionnée par une appréciation de la en discutant à la lumière de leurs recherches

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HISTOIRE CULTURELLE

les thèses stimulantes de cette œuvre qui sou- Il s’agit de savoir quelle part les cardinaux
lève des questions passionnantes sur la trans- peuvent et veulent prendre à ces transforma-
formation d’une culture textuelle dans le tions, dans un système pontifical centralisé au
temps long, sur les rapports entre culture litté- sein duquel ils n’occupent qu’une place margi-
raire et culture pragmatique, sur le concept nale, sinon lors des élections, puisque leur
d’humanisme. principale fonction au sein de l’Église consiste
à désigner le pape. Dans le cas de Clément VI,
BENOÎT GRÉVIN plus encore, il s’agit de faire la part entre
légende dorée et légende noire entourant
1 - Ronald G. WITT, In the Footsteps of the le personnage dans l’historiographie, et de
Ancients: The Origins of Humanism from Lovato to s’affranchir des sources narratives présentant
Bruni, Leyde/Boston, Brill, 2000. les cardinaux tantôt comme des personnages
de second ordre, tantôt comme des factieux
capables de manipuler un pape également
Ralf Lützelschwab soupçonné d’être le jouet du roi de France.
Flectat cardinales ad velle suum ? C’est tout l’intérêt du livre de R. Lützelschwab

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Clemens VI. und sein Kardinalskolleg. Ein d’y parvenir, et c’est toute son originalité que
Beitrag zur kurialen Politik in der Mitte des de le faire avec des sources jusqu’alors trop
14. Jahrhunderts négligées, les « collations » de Clément VI,
Munich, R. Oldenbourg Verlag, 2007, c’est-à-dire les discours en forme de sermons
prononcés devant les cardinaux à l’occasion de
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509 p.
la création de nouveaux cardinaux, ou de leur
Ce livre est une contribution importante à départ et retour de légation.
l’histoire de la papauté dite « d’Avignon », en Après une longue introduction composée
même temps qu’à l’histoire de la prédication d’une présentation de l’historiographie, de
au XIVe siècle, encore largement dans l’ombre la position des cardinaux sous le règne de
par rapport au XIIIe siècle. Issu d’une thèse de Clément VI puis du parcours de ce dernier,
doctorat, son organisation en porte l’empreinte, l’essentiel du livre consiste en une série
ce qui lui permet de conjoindre les qualités de d’explications de texte des principales colla-
l’essai à celles de l’instrument de travail. Ralf tions, regroupées selon les deux grandes thé-
Lützelschwab se propose d’éclairer les rap- matiques de la création et de la légation. Ce
ports entre le pape Clément VI (1342-1352) et dispositif qui pourrait sembler répétitif est
le Sacré Collège, formé des cardinaux, à un rendu nécessaire par la complexité de la docu-
tournant de l’histoire pontificale : installé à mentation utilisée : non seulement ces dis-
Avignon depuis quatre décennies, la papauté cours se plient à la rhétorique élaborée du
continue à poursuivre le rêve théocratique tout « sermon moderne », mais leur interprétation
en entamant en réalité une mue monarchique est obscurcie à nos yeux par la multiplicité des
qui conduit le pape à devenir, de plus en plus, registres littéraires mobilisés, de la Bible aux
un prince territorial parmi d’autres, et non auteurs scolastiques en passant par les clas-
plus le souverain spirituel et temporel de la siques latins et les Pères de l’Église, et par la
chrétienté. Dans ces temps troublés qui voient place tenue par des lieux communs. C’est donc
le début de la guerre de Cent Ans, le pape se grâce à une étude méticuleuse de la construc-
trouve dans une situation géopolitique diffi- tion, des métaphores, des emprunts et des cita-
cile le conduisant à agir en tant que médiateur tions que R. Lützelschwab parvient à rendre
du conflit entre France et Angleterre, en intelligible ces textes souvent considérés
même temps qu’il prolonge la lutte contre jusque-là comme stéréotypés et de peu d’inté-
l’empereur Louis de Bavière et qu’il tente de rêt. Il dévoile ainsi un horizon nouveau à la
reprendre pied en Italie. Au sein d’une Curie recherche sur la papauté médiévale, montrant
où l’administration pontificale est elle-même comment l’histoire culturelle, appuyée sur la
en pleine évolution, la place des cardinaux sus- philologie, peut renouveler le domaine de
cite dès lors l’interrogation, alors même qu’elle l’histoire politique, diplomatique et institu-
a été fort peu étudiée dans l’historiographie. tionnelle. 865

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COMPTES RENDUS

Le livre donne ainsi une analyse remar- 1 - Ralf LÜTZELSCHWAB et Jürgen DENDORFER
quable d’une parole politique et souveraine au (dir.), Geschichte des Kardinalats im Mittelalter, Stuttgart,
milieu du XIVe siècle, permettant de mieux Anton Hiersemann, 2011.
comprendre pourquoi Clément VI était consi-
déré comme le meilleur orateur de son
époque, exploitant toutes les ressources du Torsten Hiltmann
sermon scolastique au service de démonstra- Spätmittelalterliche Heroldskompendien.
tions nourries d’un nombre très important de Referenzen adeliger Wissenskultur in Zeiten
citations, mais conservant une clarté générale gesellschaftlichen Wandels (Frankreich und
et un souci rythmique et mélodique de nature Burgund, 15. Jahrhundert)
à séduire et convaincre son auditoire. Il montre Munich, Oldenbourg Verlag, 2011, 513 p.
aussi que cette parole, s’adressant à des cardi-
Si l’histoire de l’héraldique est désormais bien
naux dont la place, au sein de l’Église, était
couverte par des monographies, articles et
ambiguë, mettait en évidence une conception
autres études spécialisées, celle des hérauts
du pouvoir pontifical, de l’équilibre des rela-
d’armes l’est moins. Les rois d’armes, maré-
tions entre pontife et cardinaux et du rôle
chaux d’armes et poursuivants transmettaient,

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de l’intervention papale sur la scène politique
certes, la connaissance de l’héraldique mais
européenne souvent suivie d’effets. Derrière
leurs activités étaient plus diversifiées. Ils
les codes et les figures obligées d’une langue
jouèrent, à partir du XIVe siècle, un rôle dans
ecclésiastique qui était aussi diplomatique,
la représentation du pouvoir, les enterrements,
apparaissent des conflits, des rapports de force
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les tournois, la guerre, la diplomatie, ou encore


et des ambitions : accepter, comme le propose
comme messagers. Au XIVe siècle, si les hérauts
l’auteur, de prendre au sérieux ce qui se dit
étaient encore souvent assimilés aux musi-
dans ces moments de solennité conduit à relire
ciens et ménestrels, ils bénéficièrent d’une
l’histoire du pontificat de Clément VI. Plutôt
ascension sociale progressive. Nos connais-
que de voir en lui un pape faible et corrompu
sances de ce phénomène d’envergure inter-
soumis à la cour de France et, dans les cardi-
nationale que constituèrent les hérauts d’armes
naux, des aspirants ou des asservis à la puissance à la fin du Moyen Âge se fondent en partie
pontificale, on découvre un pape soucieux sur un corpus de textes souvent utilisé jusqu’à
de jouer un véritable rôle d’arbitre européen, maintenant mais jamais étudié dans son
conscient des limites de son pouvoir mais ensemble ou comme phénomène propre, et
désireux de plier les cardinaux à sa vision du sans que ne soit pris en compte le contexte
monde, moins pour rogner leurs prérogatives de transmission.
que pour en faire des agents de la papauté, Torsten Hiltmann relève le défi de traiter
comme cela apparaît clairement dans le cadre intégralement le corpus de ces Herolds kompen-
des légations. On y voit concrètement comment dien, les compendia ou compilations de hérauts.
l’exégèse biblique et l’écriture scolastique sont Il n’est pas difficile au demeurant de com-
devenues la langue d’un pouvoir en acte, mais prendre que ce sujet ait été laissé en friche
aussi comment l’Église a élaboré, au cours des jusqu’à maintenant, car il s’agit d’un corpus
siècles, un dispositif de gouvernement origi- difficile à définir et à circonscrire. T. Hiltmann
nal, se tenant à bonne distance d’une véritable a réussi un tour de force avec l’étude de ces
collégialité tout en instituant, avec les cardi- « compilations de textes qui renseignent tant
naux, des rouages nécessaires à la transmission sur la fonction des hérauts que sur des cérémo-
du pouvoir pontifical et à l’expression de sa nies nobiliaires, le monde de la noblesse et
volonté. Complété par des annexes de très ses signes. Ils transmettent des compétences
grande qualité, ce livre pionnier ouvre donc la spécifiques et des connaissances générales qui
voie à des recherches nouvelles et promet- furent utiles pour l’exercice de la fonction des
teuses, qui ont déjà été pour partie brillam- hérauts ou qui correspondaient aux intérêts de
ment prolongées par l’auteur lui-même 1. leur métier » (p. 82).
L’ouvrage est structuré en cinq grandes
866 ÉTIENNE ANHEIM parties. La première introduit la fonction et

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HISTOIRE CULTURELLE

l’exercice du héraut d’armes, avant d’établir dans un manuscrit) et que ce détail ne révèle
un état de la recherche pour constater que, pas une modification ultérieure, mais plutôt la
jusqu’alors, le caractère compilatoire de ces présence de textes mentionnés dans un autre
sources n’avait pas été saisi et qu’une véri- manuscrit et donc une pratique de copie en
table critique de cet ensemble manquait. La masse de ce genre de recueil. T. Hiltmann
deuxième partie a pour but de définir le cor- souligne également que l’intention initiale
pus, partant du cas le plus connu, le compen- d’un texte n’est pas automatiquement trans-
dium du héraut Sicile. La troisième partie mise sur ses copies, même lorsque les mots et
aborde la structure des compendia et leur trans- le contenu ne changent pas, et qu’il est donc
mission : T. Hiltmann distingue neuf compen- essentiel d’en étudier la réception.
dia qui nous ont été transmis à travers vingt- Cette force a son côté sombre. Le but de
quatre manuscrits et une édition, datant dans l’étude – présenter les compendia des hérauts
l’ensemble du XVe et du début du XVIe siècle. et les rendre accessibles – me semble quelque
Dans la quatrième partie, un choix raisonné de peu ambivalent. D’une part, l’analyse fine du
textes est analysé avec précision : deux textes livre de T. Hiltmann est bien plus qu’une pré-
directement liés à la fonction des hérauts (ori- sentation de sources mais, d’autre part, elle

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gine légendaire et rôle dans les cérémonies), en reste très proche. On peut regretter que
deux sur les cérémonies nobiliaires (obsèques l’auteur n’ait pas lancé plus de pistes pour une
et gages de bataille) et quatre concernant la analyse sociohistorique des résultats – par
société de la noblesse et ses signes (blasonne- exemple, ce que l’étude des compendia nous
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ment, signification des couleurs, hiérarchie apprend des modifications du rôle social des
nobiliaire). Une cinquième partie résume hérauts ou de la société nobiliaire (il y fait
l’ensemble et conclut. seulement allusion dans la courte cinquième
Le sous-titre de l’étude annonce l’argu- partie) –, mais il convient de se réjouir que
mentation de T. Hiltmann : les compendia T. Hiltmann ait construit une base solide pour
contiennent moins un Handlungswissen (connais- d’autres études de la sorte.
sances directement applicables pour les actions Il reste que l’apparat critique n’est pas tou-
des hérauts) qu’un Referenzwissen (connaissances jours simple d’utilisation, ni assez explicatif.
secondaires concernant la compréhension de Un texte qui ne figure dans l’index que sous
la culture nobiliaire). Les compendia reflètent le nom de l’auteur Lefèvre de Saint-Rémy, le
donc surtout les signes et le cérémoniel d’un Traktat zu den Wappenminderungen, est réperto-
groupe social en perte de vitesse au Moyen rié dans la liste des plus importants compendia
Âge tardif : la noblesse. Les hérauts d’armes en tant que le Traktat des Toison d’Or zu den
représentent en quelque sorte cette transition, Wappenminderungen, sans mention de l’auteur
à la fois parce que leur fonction est essentielle- (qui fut, en effet, roi d’armes Toison d’Or entre
ment cérémonielle, et donc progressivement 1430 et 1468). En outre, dans un livre qui parle
coupée de la réalité sociale, mais aussi de par de compendia, donc de manuscrits contenant
leur origine sociale de plus en plus bourgeoise des ensembles de textes, il est surprenant de
qui s’éloigne donc du monde féodal et chevale- ne pas y trouver d’index ou de schéma des
resque. manuscrits cités.
Un des grands mérites du volume est que, L’étude de T. Hiltmann reste toutefois
tout en restant une étude véritablement histo- essentielle pour une meilleure compréhension
rique, il traite du manuscrit dans sa matérialité du monde nobiliaire, de ses cérémonies et de
pour le replacer dans son temps : genèse, la place des hérauts d’armes au Moyen Âge
contexte, fonction, diffusion, transmission. tardif. La naissance et le développement de
Grâce à cette attention, T. Hiltmann peut l’héraldique ont déjà été interprétés comme
noter que, dans un manuscrit actuellement la transposition d’un langage symbolique du
conservé au Vatican, la table ne correspond pas monde du sacré au monde de la noblesse 1.
au contenu (mention du traité de Jacques de Dans la même veine, ces compendia de hérauts
Valère finissant sur le mot « folio », apparem- occupent une place importante dans la « laïci-
ment pour pouvoir indiquer l’endroit exact sation » du livre qui accompagne l’insertion de 867

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COMPTES RENDUS

l’écrit dans les pratiques laïques. Les recueils fondamental de l’économie anglaise, qui ali-
de vies de saints et d’autres textes didactiques mente le commerce avec le continent. Elle a
en vernaculaire furent de plus en plus courants donc une importance singulière dans la com-
aux XIVe et XVe siècles et ces compendia s’ins- préhension de soi de l’Angleterre de la fin du
crivent dans ce mouvement. À côté de nom- XVIe et du début du XVIIe siècle. Il s’agit pour
breuses nouvelles traductions vernaculaires, l’auteure de montrer que ces aspects matériels
ces textes jouent donc un rôle dans l’éducation sont étroitement liés à l’idée abstraite de
d’une noblesse toujours plus lettrée. Avec nation, l’étoffe devenant un catalyseur du sen-
cette étude, les compendia des hérauts ont plei- timent d’appartenance à cette dernière.
nement acquis leur place dans un automne du L’ouvrage s’appuie sur l’analyse d’un
Moyen Âge où ils reflètent un monde nobi- corpus varié de textes édités entre 1575 et
liaire qui se replie sur lui-même, utilisant des 1615, et qui participent alors à la constitution
références et un système de signes propre dont de l’identité nationale anglaise : pastorales,
la clé est tenue par les hérauts d’armes. romans, textes de propagande, satires, textes
pour le théâtre et pour les spectacles urbains.
HANNO WIJSMAN Conçus selon les canons littéraires, ou en

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marge de ceux-ci mais reçus avec popularité,
1 - Voir, par exemple, Michel PASTOUREAU, ces textes construisent un discours selon
L’art héraldique au Moyen Âge, Paris, Éd. du Seuil, lequel la draperie est un trésor de l’Angleterre
2009, p. 39-41, et les travaux en cours de Laurent qu’il faut promouvoir et protéger. Un des inté-
Hablot.
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rêts de l’ouvrage est que l’auteure les analyse


à la lumière du contexte économique et social
Roze Hentschell de cette manufacture et qu’elle les y articule
The Culture of Cloth in Early Modern de près : « Textes et textiles sont inextricable-
England: Textual Constructions of a ment noués dans leur pouvoir d’articuler maté-
National Identity riellement l’identité nationale » (p. 9).
Aldershot/Burlington, Ashgate, 2008, Ainsi propose-t-elle par exemple, dans le
209 p. premier chapitre, une relecture de The Countess
of Pembroke’s Arcadia, une pastorale publiée en
L’ouvrage de Roze Hentschell aborde ce 1580 par Philip Sidney. Elle met en relation
qu’elle nomme « la culture du drap » dans ce genre littéraire avec le monde matériel de
l’Angleterre de la première modernité. Elle la production de la laine et avec les débats qui
analyse la façon dont la draperie y était perçue l’entourent. Un parallèle est établi entre les
ainsi que le rôle de celle-ci dans la constitution scènes de révolte de paysans enivrés contre
de l’identité nationale anglaise. Le livre part leur duc, introduisant le désordre dans la buco-
en effet du principe que l’on ne peut com- lique Arcadie, et les émeutes anti-enclosures
prendre l’émergence du nationalisme anglais du milieu du siècle contre les landlords. L’éra-
sans prendre en considération la culture de dication de la révolte dans la pastorale conforte
l’industrie drapière. la position cruciale donnée par les proprié-
La question des identités individuelle ou taires terriens à l’élevage ovin, dont la laine
nationale imprègne les abondantes publica- alimente la production et le commerce du drap
tions anglophones consacrées, dans la dernière anglais jusque-là en plein essor. Haï par la
décennie, à la culture vestimentaire de la pre- résistance agraire mais emblème, pour le poète
mière modernité, dans l’élan des nombreux au lectorat aristocratique, d’un monde imagi-
travaux portant sur la culture matérielle 1 . naire bucolique qui l’idéalise, le mouton est
R. Hentschell se démarque cependant de ces doté d’une « toison d’or », miroir de l’activité
travaux en déplaçant, des apparences vesti- drapière dont dépend la santé de la nation.
mentaires vers le produit manufacturé lainier, La draperie constitue encore en 1615 une part
le questionnement sur l’identité. À la base de vitale de l’économie anglaise. Cette manufac-
l’habillement, l’étoffe de laine est également, ture est pourtant en déclin du fait notamment
868 depuis le Moyen Âge, un produit manufacturé des perturbations du commerce avec les Pays-

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HISTOIRE CULTURELLE

Bas, en révolte contre l’Espagne durant la luxe qui se font au détriment de la production
guerre de Quatre-Vingts Ans, et du blocus drapière et de l’identité anglaises. Devenu un
d’Anvers. Ce déclin ne détrône cependant pas English Monsieur, le vaniteux à la mode fran-
la draperie dans l’imaginaire anglais, confortée çaise n’est plus identifiable dans son apparte-
par le boom drapier du milieu du XVIe siècle nance nationale, argumente une épigramme
qui fait dorénavant figure d’âge d’or pour des de Ben Jonson de 1616. La dernière partie du
Anglais nostalgiques. Dans le contexte de crise livre examine le discours véhiculé par le
qui est celui des années de publication des théâtre et les spectacles civiques londoniens
textes, les discours sur le drap anglais et sur son du premier quart du XVIIe siècle. Le premier
industrie cultivent sa réputation d’ancienneté, dénonce la corruption des marchands drapiers,
de qualité et de richesse pour le pays. Ils cata- agents du déclin de la manufacture et de son
lysent donc autour du drap une part de l’iden- commerce. Dans les rues de Londres, les spec-
tité nationale anglaise. tacles offerts par les drapiers aux nouveaux
La composition de l’ouvrage peut paraître dirigeants urbains en 1614 et 1615 critiquent
surprenante : son développement rassemble la politique royale de régulation sévère qui
en effet des chapitres qui sont des études de accroît la ruine de la draperie et appellent à la

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cas érudites, constituées autour de corpus de restauration de la gloire anglaise en la matière,
textes d’un genre précis (la pastorale dans le « toison d’or » à reconquérir par un lord maire-
chapitre 1) ou autour des écrits d’un auteur Jason.
particulier (Thomas Deloney sur le monde des L’ouvrage est doté d’une solide biblio-
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tisserands dans le chapitre 2). De ce fait, l’ou- graphie concernant la littérature et l’histoire
vrage tient plus du rassemblement d’articles sociale et économique anglaises de la période
rédigés indépendamment au départ, deux étudiée. Néanmoins, le lecteur reste sur sa
d’entre eux ayant été déjà publiés auparavant. faim quant à la démonstration de l’articulation
Ce mode de publication est fréquent dans entre cette « culture of cloth » et la construc-
l’édition anglophone. Néanmoins, l’auteure le tion de l’« identité nationale » anglaise. Celle-
compense, d’une part, en dotant l’ouvrage ci aurait mérité d’être davantage précisée,
d’une solide introduction qui s’achève par une au moins dans l’intéressante introduction au
synthèse des résultats de ses travaux et, volume qui porte plus sur le contexte écono-
d’autre part, en articulant chacun des chapitres mique que sur le sens donné à ces deux
avec l’ensemble dans des paragraphes intro- notions qui titrent pourtant l’ouvrage. Enfin,
ductifs. même si l’objet d’étude de l’auteure est
Enfin, l’ouvrage est structuré autour de l’Angleterre, on peut regretter le manque de
trois sections. La première montre que la comparaisons avec d’autres espaces euro-
pastorale et le roman en prose populaire véhi- péens. La bibliographie de l’ouvrage est
culent, pour l’une, des sentiments de protesta- uniquement anglophone. Or les questions
tion sociale dans le contexte du mouvement d’identité – par exemple sur le point de la
contre les enclosures et, pour l’autre, un natio- confusion qu’entraînent les modes étrangères
nalisme populiste qui voit dans les travailleurs notamment – et de menaces sur l’économie
du textile des éléments vitaux pour la santé locale se posent, elles aussi, sur le vieux conti-
de la nation, auxquels le roi doit prêter nent. Si l’emblème du Naked Englyshman, tiré
l’oreille. La deuxième partie enquête sur les du livre d’Andrew Boorde (1562), qui illustre
sentiments subjectifs qu’inspire le commerce la couverture du livre, signifie que, dans son
du drap anglais. D’un côté, la littérature de obsession à suivre la mode, instable de nature,
propagande pour l’exploration et la colonisa- et à s’habiller selon les modes étrangères,
tion de l’Amérique argumente sur le fait que l’homme finit par rester nu et donc vulnérable
celles-ci feront revivre l’industrie drapière par dans son identité, ni l’emblème ni le discours
la promesse d’un nouveau débouché (civiliser qui l’accompagne ne sont à proprement parler
les « sauvages nus » par le vêtement). De « anglais ». Ils relèvent d’un poncif « européen »
l’autre, la prose satirique diabolise les impor- repéré au XVIe siècle en France, en Espagne,
tations de modes et de textiles étrangers de en Italie ou en Allemagne 2 , et témoignent 869

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COMPTES RENDUS

qu’en matière d’identité, les interrogations L’un des principaux intérêts de l’ouvrage
concernant les textiles et les vêtements sont est de montrer que bien avant le célèbre Malleus
loin d’être insulaires. maleficarum (1486), longtemps considéré
comme le point de départ théorique de la
ISABELLE PARESYS chasse aux sorcières, la pensée scolastique tar-
dive avait déjà amplement fixé les termes et
1 - Ann R. JONES et Peter STALLYBRASS, Renais- les enjeux du sujet. La volonté de remonter
sance Clothing and the Materials of Memory, Cam- « la filière française » (p. 13) du sabbat a mis
bridge, Cambridge University Press, 2000 ; Susan
M. Ostorero sur la piste de plusieurs théolo-
VINCENT, Dressing the Elite: Clothes in Early Modern
giens qui, chacun de leur côté et selon leur
England, Oxford/New York, Berg, 2003 ; Catherine
propre sensibilité, ont tenté, dans le courant des
RICHARDSON (éd.), Clothing Culture (1350-1650),
Aldershot/Burlington, Ashgate, 2004. années 1450-1460, de s’approprier et d’adapter
2 - Marie VIALLON (éd.), Paraître et se vêtir au ce nouveau fantasme répressif. Prenant acte
XVIe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’univer- de l’état récent des recherches sur la question,
sité de Saint-Étienne, 2006 ; Thomas LÜTTENBERG, l’auteur a volontairement porté son choix sur
« Der Nackte Mann mit Schere und Tuchballen. les textes les plus méconnus, à savoir le Tracta-

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Ein Sinnbild der Verhaltensnormierung und seine tus contra invocatores demonum de Jean Vinet
Entwicklung im 16. Jahrhundert », in A. BEUCHLAGE, (v. 1450-1452), le Flagellum hereticorum fascina-
A. PRIEVER et P. SCHUSTER (dir.), Recht und Verhalten riorum de Nicolas Jacquier (1458) et un autre
in vormodernen Gesellschaften. Festschrift für Neithard « fouet » des sorciers, le Flagellum maleficorum
Bulst, Bielefield, Verlag fur Regionalgeschichte,
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de Pierre Mamoris (avant 1462). Ces trois trai-


2008, p. 123-138. tés constituent autant de clés pour essayer de
comprendre comment des esprits savants ont
Martine Ostorero réellement cru et tenté de faire croire que des
Le diable au sabbat. Littérature hommes et des femmes se rassemblaient clan-
démonologique et sorcellerie, 1440-1460 destinement en des lieux écartés pour adorer
Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, le diable. La conviction que ces traités repré-
2011, 806 p. sentent un authentique effort intellectuel pour
penser scientifiquement, selon les critères de
Le présent ouvrage, qui reprend la substance l’époque, un objet qui faisait encore débat vers
d’une thèse de doctorat soutenue en 2008, le milieu du XVe siècle anime ce projet ambi-
s’impose d’emblée comme une contribution tieux et érudit : « bien qu’elle ait des airs de
majeure à l’étude de la genèse médiévale de pseudo-science au caractère un peu occulte, il
la grande chasse aux sorcières. Dans le prolon- faut concevoir la démonologie comme une véri-
gement des travaux de l’École de Lausanne table ‘science naturelle’ » (p. 11). Forte de ces
consacrés aux premiers textes fondateurs de principes, M. Ostorero entreprend de reconsti-
« l’imaginaire du sabbat », Martine Ostorero tuer, sur la base de cette littérature démono-
s’engage dans une nouvelle « aventure intellec- logique « française », l’histoire complexe de
tuelle » qui la conduit à s’éloigner de la matrice la réception de l’imaginaire du sabbat à la
alpine de cet imaginaire pour considérer, vers périphérie du royaume (Toulousain, Poitou,
le milieu du XVe siècle, son implantation pro- Bourgogne). Cette histoire se divise en cinq
gressive et inégale sur les marges du royaume moments.
de France. Ce déplacement du sabbat dans La première partie revient à dresser et
le temps et dans l’espace n’a pas été sans susci- actualiser le bilan des recherches consacrées
ter de nombreux débats parmi l’élite savante. à la première phase de l’installation du sabbat
Le but de cet ouvrage est d’abord de clarifier dans l’arc alpin occidental entre les années
ces débats en reprenant les discussions et les 1430 et 1440. Cette approche initiale du phé-
modèles théoriques qui ont accompagné la nomène sorcier s’avère largement informée
diffusion de l’imaginaire du sabbat et surtout par la lutte contre l’hérésie et n’est pas encore
son inscription, ou du moins ses tentatives foncièrement misogyne. M. Ostorero repère
870 d’inscription, dans le réel. surtout une inflexion majeure dans l’évolution

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HISTOIRE CULTURELLE

du discours savant sur la sorcellerie : au primat sa capacité à résister aux assauts des démons
de la description qui caractériserait la première ou, au contraire, à entrer en contact avec eux.
génération des textes sur le sabbat (1430-1440) Ces trois traités constituent ainsi le témoi-
succéderait celui de la persuasion par les gnage d’un puissant effort intellectuel pour
moyens les plus sophistiqués de la scolastique. intégrer la nouvelle sorcellerie aux schémas de
Les traités placés au centre de l’étude appar- pensée dominants. Les emprunts massifs aux
tiennent à cette seconde génération. autorités du passé, en particulier à Thomas
La deuxième partie s’attache précisément d’Aquin, n’empêchent pas une réelle inventi-
à présenter les textes retenus pour l’étude. vité conceptuelle quand il s’agit notamment
L’auteur renonce ainsi délibérément à étudier de démontrer la forte présence des démons
le discours démonologique en général pour dans le monde. À ce stade de la démonstration,
mieux se focaliser sur un nombre réduit de M. Ostorero excelle à rendre compte des nom-
traités qui retrouvent aussi, du même coup, breux et subtils déplacements qui s’opèrent au
leur véritable statut de texte, avec des auteurs fil du temps dans le discours sur la magie, la
bien identifiés et une histoire singulière. Car possession ou l’action des anges jusqu’à, par
ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage exemple, faire dévier la démonologie d’inspi-

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que d’avoir reconstitué, avec la plus grande ration thomiste de sa vocation initiale – limiter
érudition, l’intégralité textuelle de ces trois l’influence des démons sur l’humanité – pour
traités (quitte à retrouver parfois des manus- la mettre au service de la nouvelle cause des
crits perdus ou oubliés de la tradition), tout en démonologues du XVe siècle, qui est d’accroître
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éclairant du mieux possible le parcours bio- la pression diabolique sur le réel.


graphique de leurs auteurs respectifs. De ce Dans un quatrième temps, l’auteur s’attache
dernier point de vue, les résultats sont inévi- à préciser la vision spécifique que chacun des
tablement contrastés : si la personnalité du trois théologiens se fait du sabbat proprement
dominicain et inquisiteur Vinet se dégage dif- dit. Si tous partagent globalement le même
ficilement de l’ombre, celle de Jacquier est plus imaginaire du sabbat (qui était déjà celui qui
aisée à discerner au moins sur le plan spirituel prévalait dans le monde alpin vers 1430), ils
et pastoral, car son implication concrète dans divergent sensiblement sur la manière de le
les procès demeure incertaine. Mamoris est présenter : un simple maléfice parmi d’autres
sans doute le plus original. Ce clerc séculier, pour Mamoris qui est pourtant le premier démo-
professeur à la jeune université de Poitiers, se nologue à utiliser le mot de « sabbat », un objet
distingue des précédents par une ouverture relativement abstrait pour Vinet qui préfère en
d’esprit proche de la « curiosité ethnologique » traiter séparément les composantes, une réa-
et une ample culture qui le conduit à mobiliser lité matérielle incontestable pour Jacquier,
des savoirs plus diversifiés. Un autre apport dans lequel M. Ostorero reconnaît le plus fana-
essentiel, par-delà l’aspect biographique, réside tique des partisans du réalisme diabolique.
dans l’essai de recontextualisation de la rédac- Dans une ultime partie, elle revient sur
tion de chacun de ces traités qui s’inscrivent l’aspect le plus aberrant du sabbat, du moins
aussi dans différentes perspectives politiques. aux yeux de notre modernité, c’est-à-dire le
Si Vinet, dans le Sud de la France, se révèle assez vol magique des sectateurs du diable. Déter-
proche de la ligne pontificale, Jacquier, plus minés à démontrer la réalité des accusations
au nord, gravite autour des ducs de Bourgogne. portées contre les sorciers et les sorcières, tous
La troisième partie vise à replacer la pen- les auteurs se heurtent à l’autorité d’un texte
sée de ces trois théologiens au sein d’un vaste de référence, le fameux canon Episcopi, véri-
savoir sur les anges et les démons capitalisé table « pierre d’achoppement de tous les théo-
depuis plusieurs siècles. C’est que l’émergence riciens de la sorcellerie au XVe siècle » (p. 568).
du sabbat soulève de multiples questions Là encore, M. Ostorero s’attache à remettre en
détaillées et complexes qui interrogent aussi perspective la discussion de cette autorité en
bien les théologiens que les juges en charge de faisant le point sur sa tradition textuelle, sa
la répression. Cas-limite, le sabbat sert d’outil réception dans la longue durée – qui ne se
conceptuel pour penser la personne humaine, réduit pas, loin s’en faut, à son insertion dans le 871

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COMPTES RENDUS

droit canonique – jusqu’à sa rencontre, dans fait uniquement pour lui : « Ce livre a été écrit
le premier tiers du XVe siècle, avec la construc- pour un public d’étudiants en même temps
tion nouvelle du sabbat. Relativement discrète qu’il est destiné aux experts dans le domaine.
dans les premiers textes sur la nouvelle sorcel- Une de mes préoccupations est de soulever
lerie, la référence au vol magique passe alors certaines questions générales sur la manière
curieusement au premier plan dès lors qu’il dont nous devrions étudier la société politique
s’agit d’évaluer scientifiquement le sabbat selon anglaise du XVIIIe siècle 1. » J. Brewer a prati-
les critères de la démonologie savante. qué à plusieurs reprises ce double registre si
Au final, Le diable au sabbat se révèle une important en politique – s’adressant, si on peut
étude passionnante de ce moment décisif, situé extrapoler, et à l’individu et à la collectivité –
entre 1440 et 1460, où une culture savante afin de convier un large public à ses travaux.
cesse de penser comme elle l’avait fait jusque- Tout comme un autre livre de J. Brewer qui
là pour se mettre à penser autrement. Le déca- lui ressemble, Sentimental Murder: Love and
lage épistémologique est parfois infime, mais Madness in the Eighteenth Century (2004), The
ses conséquences peuvent être considérables, Devil in Disguise commence avec un crime – la
jusqu’à repousser les limites du réel comme dans noyade, en apparence un suicide, d’une jeune

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le cas du vol nocturne magique. M. Ostorero quakeresse de bonne famille à Hertford en
montre bien, surtout, que l’émergence du 1699 – pour ensuite analyser les répercussions
sabbat ne constitue pas l’expression d’un délire de ce drame à travers la société anglaise : des
personnel ou collectif, mais se présente d’abord faits et des fictions dans le débat politique,
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et avant tout comme le résultat d’un prodigieux dans la presse et dans les domaines littéraires
travail intellectuel d’adaptation et d’invention et médico-scientifiques.
que cet ouvrage s’attache à dévoiler avec beau- L’étude de M. Knights trouve dans la forme
coup de finesse et d’érudition. Par l’ampleur de contradictoire du procès un dispositif idéal pour
ses vues et la précision de ses analyses, Le diable aborder une période d’affrontements confes-
au sabbat constitue un ouvrage majeur sur le sionnels et politiques tranchants. Le livre est
sujet. Il vaut aussi comme une invitation à sor- organisé autour d’une série de « cas » plus ou
tir l’histoire de la sorcellerie du « pathologique » moins connexes, le fil rouge étant la vie d’une
dans lequel elle est encore trop souvent confi- famille whig importante de Hertfordshire, les
née (au titre des « superstitions » ou des égare- Cowper. Cependant, tous ces cas ne deviennent
ments de la Renaissance) pour l’inscrire au cœur pas objets de procès, pas plus que le propos
d’une histoire qui est davantage celle de la ne se réduit à la microhistoire d’une petite
vérité, de la science et des pouvoirs qui l’accom- ville à une trentaine de kilomètres au nord
pagnent inévitablement. de Londres. Après avoir décrit la défense de
Spencer Cowper, l’assassin présumé de la
quakeresse, M. Knights examine les rivalités
FRANCK MERCIER
politiques entre les grandes familles whig ou
tory à Hertford. C’est ensuite la situation des
quakers, et un procès intenté précédemment
Mark Knights à leur égard, qui permet à l’historien de mettre
The Devil in Disguise: Deception, Delusion, en relief les particularités de la vie sentimen-
and Fanaticism in the Early English tale dans cette communauté en principe proche
Enlightenment des whigs. L’auteur se penche aussi sur le jour-
Oxford, Oxford University Press, 2011, nal intime de Sarah Cowper, la mère de Spencer
279 p. et 35 ill. et de William, un futur Lord chancelier. Ce
journal est lu comme un document sur les
En 1976, l’historien anglais John Brewer a infortunes du mariage en général, et en parti-
publié une version fortement remaniée de sa culier celui avec Sir William Cowper, un whig
thèse sous le titre Party Ideology and Popular influent qui, au grand dam de son épouse, vit
Politics at the Accession of George III. Une préface encore dans un monde patriarcal. À cela s’ajoute
872 informait le lecteur que ce travail n’était pas la découverte de la polygamie pratiquée par

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HISTOIRE CULTURELLE

William fils et les échos donnés à celle-ci dans langage moderne (on peut parfois regretter ces
la presse et la littérature de l’époque. Le cas ajustements, par exemple quand les Cowper
strictement juridique reprend ses droits dans deviennent « une famille d’égoïstes qui dys-
les derniers chapitres qui abordent deux pro- fonctionne », p. 241). Mais, si une liste des per-
cès clés du XVIIIe siècle britannique : en 1711, sonnages au début du livre invite à penser que
le procès londonien instruit par un gouverne- nous allons lire un récit dramatique, un glos-
ment whig (et qui mobilise Spencer et William saire, une chronologie et des illustrations très
Cowper) contre le pasteur Henry Sacheverell variées montrent que cette histoire se sert de
à la suite de son prêche contre les principes de tous les moyens à sa disposition. En termes
la révolution de 1688 et le procès contre Jane de méthode et de contenu, la tâche est plus
Wenham pour sorcellerie, à Hertford, en 1712. rude : il faut réarmer l’histoire en montrant
Cette femme allait devenir la protégée des combien il peut être utile de penser au présent
Cowper mais sa place dans le récit est essen- en étudiant le passé. La méthode casuistique
tiellement justifiée par le fait qu’après son aide à toucher un lectorat peu sensible aux
acquittement, plus aucun procès ne sera tenu charmes des grands récits. Se servant d’une
en Angleterre contre la sorcellerie. métaphore théâtrale, M. Knights propose de

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Ce qui rapproche les travaux de M. Knights redonner une réalité « in the round » (p. 9) à
et de J. Brewer montre combien les temps ont l’histoire de sa période, ce qui veut dire lui
changé. Dès la première page, M. Knights fait conférer une profondeur en trois dimensions qui
part de la même volonté de parler aux étudiants : relie des phénomènes épars afin de recréer une
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« J’ai voulu expliquer pourquoi la période [la vision générale de l’époque. Cette méthode
fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle] est laisse entendre aussi (par le biais de cette image
importante et vivante, et donne à penser, afin où le public entoure la scène) que tous les
de persuader les étudiants et un lectorat plus spectateurs pourront faire valoir leur perspec-
général que la période est intéressante et mérite tive sur les sujets. C’est au moins un encoura-
d’être étudiée » (p. v). Si J. Brewer pouvait gement.
compter sur l’engagement politique de nom- Ainsi, des années après la « crise générale »
breux lecteurs et sur la pertinence évidente du du XVIIe siècle, crise politique et sociologique
XVIIIe siècle et des questions de représenta- qu’on associe aux noms d’Eric Hobsbawm et
tion, il n’en est rien pour M. Knights. En 1976, Hugh Trevor-Roper 2, M. Knights avance l’idée
le premier se demandait par quelle manière d’une « révolution culturelle » ou d’une « crise
(how) exposer son sujet alors qu’en 2011, le morale [...] générale » qui aurait eu lieu en
second est obligé d’expliquer pourquoi (why) Angleterre au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles
il voudrait le faire. Pour ce professeur d’his- (p. v et 98). Cette crise s’exprime par maints
toire à l’université de Warwick et grand spécia- phénomènes plus ou moins négatifs : les pres-
liste de l’histoire parlementaire, la culture et sions sur l’institution du mariage, la recru-
la pratique du passé sont menacées, y compris descence des suicides, la crise provoquée dans
à l’université. Nous sommes nombreux à l’Église officielle par la tolérance religieuse,
reconnaître ce défi. l’incroyance et la crainte des fanatismes ;
The Devil in Disguise assume très discrète- l’extension des domaines où la science natu-
ment la tâche de recréer une sorte de lettrisme relle devient interlocutrice et même autorité ;
public qui « parlera » à des jeunes gens sou- les prémices d’un « tournant visuel » (p. 172),
cieux de comprendre la vie contemporaine. l’essor du journalisme et de l’opinion publique,
Du point de vue formel, cette mission à mi- et l’émergence de l’individu. Qui plus est,
chemin entre pédagogie et démocratie est rela- pour M. Knights, la culture anglaise est remo-
tivement aisée. M. Knights présente le résultat delée en profondeur par le transfert du « mal »
de ses recherches dans un style simple et direct, hors de la sphère confessionnelle ; les agisse-
un plain style moderne, pour les étudiants qui ments du diable sont naturalisés et relèvent
gagnent toujours à ce qu’on leur rappelle les désormais des prérogatives du politique, de la
informations fondamentales sur la période ou science et du débat public. La densité de tous
qu’on traduise la réalité de la période dans le ces phénomènes dans la vie des Cowper de 873

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COMPTES RENDUS

Hertford encourage même l’idée que leur cas Anaïs Wion


représente une « introduction » à la période Paradis pour une reine. Le monastère
(p. 1), en quelque sorte un manuel. de Qoma Fasilädäs, Éthiopie, XVIIe siècle
Au lieu de soutenir que l’essor de la société Paris, Publications de la Sorbonne, 2012,
britannique résulte du puritanisme, ou de 479 p.
ses deux grandes révolutions politiques du
XVIIe siècle, The Devil in Disguise met en avant Paradis pour l’historienne, le monastère de
ce troisième moment que l’auteur appelle « les Qoma où nous entraîne le livre d’Anaïs Wion,
Lumières anglaises ». L’expression n’est pas minutieuse enquête de microhistoire tirée de
courante, encore moins à la mode, mais c’est sa thèse de doctorat, offre le fascinant exemple
sûrement la partie la plus importante du titre. d’une communauté qui n’a cessé pendant plus
L’auteur en propose une définition qui sou- de trois siècles de raconter sa propre histoire.
ligne la complexité de la nouvelle culture : Commencée comme une enquête sur la tradi-
« Avec les Lumières anglaises, il ne s’agit pas tion orale (l’afä tarik) du monastère auprès de
simplement du triomphe d’un jeu d’idéaux ses derniers dépositaires – les habitants de la

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‘modernes’ par rapport à d’autres qui furent paroisse qui ont encore connu l’Ancien Régime
tournés vers le passé ; il s’agit plutôt d’une auquel mit fin, en 1974, la dictature militaire
lutte, d’un processus, d’un engagement où les du Därg –, l’étude d’A. Wion révèle bientôt
deux parties [sides] se modelaient mutuelle- comment cette tradition n’a cessé d’interroger
ment » (p. 46). Le sujet n’est ni les Lumières et de commenter, à la manière d’une exégèse
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britanniques (bien que tant de thèmes abordés tissée de références scripturaires, les documents
par M. Knights anticipent la carrière de David fondateurs du monastère pieusement conser-
Hume), ni les Lumières provinciales. D’après vés depuis le XVIIe siècle.
le récit de M. Knights, la modernité anglaise Situé au nord-ouest de l’Éthiopie dans la
aurait pu être l’occasion d’une grande et contrai- région du lac T ø ana – où, depuis la seconde
gnante réforme des mœurs, tant les signes moitié du XVIe siècle, les rois des rois préfèrent
d’une corruption sociale furent manifestes. établir leur résidence pour mieux se prémunir
Mais la société fut sans doute trop divisée pour de la double menace, à l’est et au sud, des
y parvenir, trop empêtrée dans une « guerre royaumes musulmans et des pasteurs oromo –,
civile culturelle » (p. 111). Ainsi, ce fut par le le monastère de Qoma occupe le cœur d’un
biais de compromis, d’arrangements et, en fin vaste domaine – une paroisse de quarante-quatre
de compte, d’un rapprochement mimétique églises tributaires – protégé du monde exté-
des opposants whig et tory – serait-ce ce qu’on rieur par ses frontières naturelles et ses limites
appelle la politesse ? – que la paix sociale a légales, statut particulier que résume une for-
été assurée. C’est ce qui explique, dans cette mule coutumière : « aux confins, le feu, au
période, la circulation d’insultes si absolues, centre, le paradis ». Le centre en est précisé-
chacun pouvant accuser l’autre d’incarner le ment l’église de Qoma, peut-être l’une des plus
diable, le fanatique, l’injurieux ou l’impie, tant anciennes du pays à avoir été bâtie selon un plan
« les deux parties se modelaient mutuellement » circulaire et dont le saint des saints (mäqdäs),
(p. 46). C’est dans ce sens aussi que M. Knights orné sur ses quatre faces d’une iconographie
écrit de l’histoire pour tous. savante, abrite la traditionnelle pierre d’autel
consacrée (tabot), ainsi que la dépouille de la
ROBERT MANKIN fondatrice élevée au rang de relique, que l’on
sort une fois l’an pour la fête commémorative
1 - John BREWER, Party Ideology and Popular de la (sainte) reine. L’accès à l’église se faisait
Politics at the Accession of George III, Cambridge, autrefois par la « maison des objets » (eqabét),
Cambridge University Press, 1976, p. VII-IX. le principal bâtiment de l’enceinte où sont
2 - Voir, par exemple, l’anthologie préparée par déposés les manuscrits, bannières et objets
Trevor ASTON (éd.), Crisis in Europe, 1560-1660, liturgiques qui constituent le trésor de l’église et,
874 New York, Basic Books, 1965. dans la sacristie qui occupe le rez-de-chaussée,

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HISTOIRE CULTURELLE

les livres liturgiques les plus usuels qui servent donnèrent naissance à la paroisse : dans un pre-
également de registres d’archives. mier temps, des actes de fondation en waqf,
L’histoire que raconte cette véritable sainte établis en arabe par le métropolite Marqos à la
chapelle d’Éthiopie, à travers le programme manière d’une fondation pieuse perpétuelle
iconographique original qui orne son mäqdäs et de droit islamique, indice de l’entre-deux poli-
les documents d’archives copiés dans les pages tique et juridique où se trouvait le monastère
blanches des livres liturgiques offerts par sa en 1641 ; dans un second temps, des actes de
fondatrice, est celle d’une entreprise audacieuse donation foncière (gult) et de fondation, dres-
menée par la reine Wäld Śä’ala au cours d’une sés une dizaine d’années plus tard en ge’ez par
période troublée de l’histoire du royaume : son successeur, le métropolite Mika’él, appelé
l’établissement, en 1618, d’un monastère d’Alexandrie par le roi Fasilädäs pour rétablir
fidèle à l’orthodoxie du siège d’Alexandrie la foi orthodoxe et l’autorité royale sur l’Église
représenté à la tête de l’Église d’Éthiopie par d’Éthiopie. C’est là que furent copiées égale-
un métropolite égyptien, quand son époux le ment la liste des objets liturgiques et celle
roi Susneyos (1607-1632) faisait le choix, en des manuscrits donnés par la fondatrice à son

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1620, de s’appuyer sur les jésuites et d’adopter monastère. Là que fut copiée surtout la liste
la foi catholique pour refonder son pouvoir ; la des 318 « savants », les bénéficiaires de la fon-
mise en place de la fondation, confirmée en dation nommément désignés, choisis dans
1641 sous la seule autorité du métropolite, l’entourage de la reine et répartis en cinq col-
en appui aux prétentions à monter sur le trône lèges en fonction de leur statut et de leur rôle
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de son fils cadet Gälawdéwos, alors que l’aîné précis dans la vie économique et religieuse de
Fasilädäs (1632-1667) avait succédé à leur père, la communauté. Cette liste de noms est non
chassé les jésuites et rétabli la foi orthodoxe ; seulement au principe de la répartition ori-
enfin, le compromis passé entre la reine mère ginelle des terres de la paroisse, mais aussi
et son fils aîné après l’élimination du cadet à au fondement des droits et des devoirs des
la fin des années 1640, de manière à garantir la descendants des 318 « savants », qui n’ont cessé
pérennité de sa fondation et que traduit, dans d’habiter et de faire vivre le monastère depuis
la liturgie et la mémoire du monastère, la substi- le XVIIe siècle. La tradition orale de Qoma ne
tution de sa dédicace de saint Gälawdéwos à s’y est pas trompée, qui entretient fidèlement
saint Fasilädäs, les martyrs d’Antioche, Claude la mémoire des premiers membres de la com-
et Basilide, dont les princes portaient le nom. munauté tout en réajustant en permanence le
Ainsi une page cruciale de l’histoire du royaume compromis social établi par cet acte fondateur
chrétien d’Éthiopie, mal documentée par entre leurs descendants.
l’historiographie royale, peut-elle être subtile- Ainsi, au-delà de ses apports à la connais-
ment revisitée à la lumière des repentirs, des sance positive d’une période mal connue de
silences et des grattages qui, en un demi-siècle, l’histoire éthiopienne, le livre d’A. Wion met en
ont modifié la lecture et l’interprétation des pleine lumière le rapport intriguant qu’entre-
documents fondateurs du monastère de Qoma tiennent la mémoire et l’écrit dans un univers
Gälawdéwos, devenu Qoma Fasilädäs. intellectuel et visuel saturé de références scrip-
C’est bien là, dans les pages blanches des turaires. Nul doute que la tradition orale vieillis-
livres liturgiques encore en usage au monas- sante de la paroisse aura trouvé dans son travail
tère – le synaxaire, dont chaque fête est l’occa- la matière d’une nouvelle exégèse de ses ori-
sion de commémorer les noms de la reine et gines. Depuis son passage à Qoma, en effet,
de son fils victorieux, et plus encore les deux la transcription des entretiens de l’historienne
manuscrits des Miracles de Marie offerts par la avec les représentants de la communauté, épais
fondatrice –, que réside le trésor mémoriel de dossier donné en annexe du livre, a rejoint dans
Qoma. C’est là que fut copiée la généalogie la « maison des objets » les archives constituées
de la reine dont le monastère devait entretenir par la reine il y a près de quatre siècles.
la mémoire. Là que furent copiés les documents
légaux attestant des donations foncières qui JULIEN LOISEAU 875

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COMPTES RENDUS

Laurence Giavarini Laurence Giavarini, à qui l’on doit notam-


La distance pastorale. Usages politiques de la ment une édition de La Sylvanire et la traduc-
représentation des bergers (XVIe-XVIIe siècles) tion du Compendio de Giambattista Guarini
Paris, J. Vrin/Éditions de l’EHESS, 2010, « sur la poésie tragicomique » (1601), s’inscrit
365 p. ici dans une filiation plus proprement histo-
rienne, celle des travaux de Robert Descimon
Le roman pastoral, paru d’abord en Italie puis et Christian Jouhaud sur les débuts de l’abso-
en Espagne, dont l’exemple le plus connu lutisme. Il s’agit d’une lecture des « usages
en France est l’Astrée d’Honoré d’Urfé (auquel politiques de la représentation des bergers »,
est consacrée la partie médiane de l’ouvrage), ce qu’il ne faut pas craindre d’entendre en un
n’aura duré comme genre que quelques sens étroit : très attentive aux contextes de
décennies, et guère plus si on lui adjoint les production et de réception des œuvres, en par-
formes versifiées qui semblent l’annoncer ticulier aux « postures auctoriales » qui s’y
(Bergeries de Pierre de Ronsard et de Rémi révèlent, elle marque les enjeux particuliers à
Belleau) et les formes théâtrales qui l’ont pro- chaque cas, en situation – ce qu’elle qualifie
longé (les « tragicomédies pastorales », dont fréquemment par l’adjectif « éthique ». Le texte

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La Sylvanire d’Urfé, La Sylvie et La Silvanire pastoral est « éthique en deux sens : parce qu’il
de Jean Mairet). Émergeant des guerres de traite des mœurs (du poète, de son ou de ses
Religion, il « fait événement » à la fin du règne protecteurs) » et « formule des propositions de
d’Henri IV (la première partie de l’Astrée paraît conduite qui ont une valeur modalisatrice [...].
en 1607, la deuxième en 1610) et se poursuit Mais aussi parce qu’il est lisible comme une
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jusque dans les années 1630 – Le Berger extra- présentation se voulant tempérée, distanciée,
vagant de Charles Sorel pouvant en apparaître de questions sociopolitiques », distance « en
comme le « tombeau ». soi politique, quel que fût son rapport à la
Son étude relève donc pour l’essentiel de centralité du pouvoir » (p. 314). La littérature
l’histoire littéraire du premier XVIII e siècle, pastorale se révèle en effet liée à des milieux
longtemps occulté par le Grand Siècle, mais excentrés (sans quoi ils ne pourraient d’ailleurs
largement réhabilité par l’historiographie des se rallier au pouvoir central, comme le fit Urfé),
cent dernières années : l’invention de « l’huma- ceux par exemple des cours de Savoie ou de
nisme dévot » par l’abbé Bremond (1916), dont Chantilly ; milieux proches des « catholiques
la grande figure est François de Sales ; celle du zélés », héritiers de la Ligue convertis à la
« libertinage érudit » par René Pintard, en une « dévotion civile » salésienne, mais « liber-
grande thèse (1943) dont l’influence sera déter- tins » du point de vue qui va s’imposer avec
minante après-guerre ; celle du « baroque » Richelieu du « catholicisme d’État ». La der-
avec Jean Rousset, dans les années 1950 ; la nière partie du livre explore ainsi un « moment
vaste enquête de Marc Fumaroli sur la « civili- libertin » dont l’étude a été profondément
sation littéraire » de l’Europe de la première renouvelée ces dernières années, notamment
modernité (1980), son unité de principe (la par les travaux de Jean-Pierre Cavaillé. Mais
rhétorique, sa place dans la culture juridique la dette la plus sensible est envers C. Jouhaud,
et gallicane, sa fécondité dans l’accommoda- dont l’auteure retrouve la notion d’« actions
tion de l’héritage antique par les pédagogues d’écriture » et, surtout, la perception d’un
jésuites) et, en un contexte encore largement paradoxe au cœur de ce premier XVIIe siècle :
irrigué par le latin, l’émulation entre les comme l’écrit C. Jouhaud à propos de l’un
nations avec, pour la France, la création de des acteurs des mazarinades, Claude Dubosc-
l’Académie ; plus récemment la découverte Montandré, il existe « un lien très solide entre
d’un « théâtre de la cruauté » français, quasi conscience (et revendication) d’une identité
contemporain de l’élisabéthain. Le quatrième d’auteur et affirmation de l’appartenance à
centenaire du début de la publication de l’Astrée un réseau clientélaire dans une position de
a donné l’occasion d’un important travail d’édi- loyauté 2 ». La naissance de l’écrivain doit se
tion 1, l’histoire éditoriale de l’ouvrage étant décrire par conséquent en termes moins d’auto-
d’une rare complexité et son intertexte d’une nomisation que de distanciation, soit un jeu
876 redoutable richesse. complexe d’engagement/dégagement.

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HISTOIRE CULTURELLE

Dans une telle perspective, l’approche ne matique éternelle sous les circonstances chan-
saurait être strictement générique : la « distance geantes » ; c’est l’émergence au contraire très
pastorale » déborde le roman. Une première datée, très circonstanciée, d’une forme (la pas-
partie est ainsi consacrée à une sorte d’archéo- torale) et, à travers elle, non la conscience de
logie du thème, depuis le petit traité de Jean soi de la poésie, mais celle de l’écrivain, être
de Brie, Le bon berger (écrit vers 1379, plusieurs social, et la « conscience historique » (p. 13)
fois édité durant la Renaissance), jusqu’aux elle-même, à l’œuvre aussi bien dans son
œuvres, surtout des poèmes, du temps des propre travail que, par exemple, dans l’écriture
« troubles de Religion » ; elle se projette aussi de l’Astrée.
brièvement à la fin du XVIIe siècle, lors de ce
qui semble un processus d’éloignement dans FRANÇOIS TRÉMOLIÈRES
la « fable » – l’allusion au Télémaque de Fénelon
fait regretter de ne pas avoir poussé au-delà 3 – 1 - Honoré d’URFÉ, L’Astrée. Première partie,
jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, puis à l’imagi- éd. critique établie sous la direction de D. Denis,
naire révolutionnaire (et pas seulement « curial ») Paris, Honoré Champion, 2011 ; Deuxième partie, à
des « bergeries ». Mais ce qui fait l’unité de paraître en 2013 ; en ligne sur http://www.astree.

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la période privilégiée (1565-1635 environ), ce paris-sorbonne.fr.
sont bien des « usages » repérés par une « lec- 2 - Christian JOUHAUD, Les pouvoirs de la littéra-
ture politique », lesquels conjoignent pour un ture. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000,
p. 259.
temps « la présentation éthique de questions
3 - Comme y invitait Françoise LAVOCAT, Arca-
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politiques et protestataires et la condition de


dies malheureuses. Aux origines du roman moderne,
plume de l’auteur » (p. 321). La forme pasto- Paris, Honoré Champion, 1998, p. 479.
rale a ceci de particulier qu’elle « produit une 4 - Iacopo SANNAZARO, Arcadia. L’Arcadie, éd.
représentation qui prend en charge la distance par F. Erspamer, trad. par G. Marino, Paris, Les
qui la fonde » (p. 322) ; elle réfléchit à sa Belles Lettres, 2004.
manière, mélancolique (non à proprement par-
ler utopique, ni exactement uchronique comme
a pu le soutenir Thomas Pavel), une écriture Sandro Landi
de l’histoire, produit de l’exil et de l’étrangeté. Stampa, censura e opinione pubblica in età
Il est difficile de tirer d’une telle méthode, moderna
par principe défiante à l’égard des généralités Bologne, Il Mulino, 2011, 160 p.
et demandant à être évaluée pour ses apports à
chaque cas étudié, une théorie de la « distance » Le petit volume de Sandro Landi n’est pas
(comme rapport nécessaire de l’époque à elle- seulement une remarquable synthèse de la
même), que l’auteure prend beaucoup de soins réflexion historique récente sur le livre et
à nuancer dans les emprunts qu’elle fait à Paul l’opinion publique à l’époque moderne, c’est
Ricœur, Michel Foucault, Michel de Certeau, une proposition pour repenser les dynamiques
Louis Marin surtout. Mais il est clair qu’elle culturelles et politiques de l’Ancien Régime
résiste à l’idée que l’Arcadie, dans sa reprise et, à travers elles, celles de notre temps. Ses
« dialectique » par les modernes, puisse témoi- cinq chapitres thématiques sont organisés par
gner de ce qu’Yves Bonnefoy, en introduction une problématique forte : mettre à distance
à la récente édition du chef-d’œuvre d’Iacopo un lieu commun central de notre imaginaire
Sannazzaro 4, nomme « présence », c’est-à-dire occidental, la relation entre multiplication des
– pour la poésie qui selon lui, au risque de livres et individualisation des pratiques de
l’illusion, en fait son bien propre – différence lecture d’une part, l’émergence de la pensée
radicale, donc tension, d’avec l’histoire, le critique et l’entrée dans la modernité d’autre
« monde » et ses désordres (mais non refus part. Forgé dans le contexte des conflits reli-
de la « finitude », comme l’illustre le fasci- gieux du XVIe siècle, laïcisé par les Lumières,
nant tableau de Nicolas Poussin). Ce n’est pas consolidé dans les années 1960-1970 par l’histo-
l’« intelligence du poétique » qui l’intéresse, riographie complémentaire de la « révolution
selon la formule d’Y. Bonnefoy, « en sa problé- de la lecture » et de la « naissance de l’opinion 877

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COMPTES RENDUS

publique », ce lien héroïque entre lecture et ment de la question dans un monde arabo-
sens critique a, depuis, été mis en cause. Il musulman longtemps réticent au dévelop-
mérite d’être complètement dénoué pour pou- pement des presses. Quoique tributaire d’une
voir questionner, à rebours, les modalités historiographie encore insuffisante, ce décloi-
d’expression du débat d’opinions dans les popu- sonnement est fécond et pourrait sans doute
lations actuelles de « faibles lecteurs » : celles être élargi à des espaces sous influence occiden-
dans lesquelles la Contre-Réforme aurait dura- tale et longtemps sans imprimerie, comme le
blement et efficacement altéré le rapport au Canada français.
livre (Italie), comme celles où l’imprimerie a Dans cette représentation canonique que le
connu un développement tardif (monde arabo- XVIIIe siècle reprend en la laïcisant, la censure
musulman). La démonstration croise les apports constitue une entrave posée à l’expression poli-
d’une bibliographie quadrilingue, qui permet tique, morale ou religieuse. Là encore, le travail
une contextualisation chronologique et géo- de recontextualisation permet d’éviter les
graphique large des phénomènes envisagés, et écueils d’une interprétation réductrice. La cen-
des éclairages originaux issus des précédents sure, c’est-à-dire stricto sensu la procédure de
travaux de l’auteur, où l’histoire des concepts révision des textes avant impression, s’inscrit

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et des institutions vient croiser, nourrir et com- dans un ensemble plus large de contraintes
pliquer l’« histoire instrumentale de la pensée », réglementaires, corporatives et judiciaires
pour reprendre la formule d’Alain de Libera, imposées à la production des livres. À l’inverse,
celle « de la lecture, du livre, de l’écriture et pour les intellectuels de la première modernité
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de la discussion 1 ». comme Nicolas Machiavel ou Jean Bodin,


Consacrés à l’histoire du livre et de la lecture l’archéologie des institutions de la Rome antique
à l’époque moderne, les premiers chapitres conduit à considérer la censure comme un
sont l’occasion de revenir sur le mythe de instrument relativement large des pratiques
l’imprimerie comme ferment de notre moder- culturelles, du contrôle social et de la police
nité. Évaluer la rupture provoquée par cette des populations. Reprenant l’hypothèse forte de
invention suppose d’abord de la replacer dans ses précédents travaux, S. Landi propose ainsi
la série des transformations matérielles qui, de considérer la censure comme « un ensemble
depuis l’invention du codex, de la pecia et du complexe de pratiques institutionnelles et
papier, ont durablement construit notre culture culturelles qui ont limité mais aussi, dans le
du livre comme celle d’un objet sériel de struc- même temps, déterminé les conditions d’exis-
ture feuilletée. La dimension « révolution- tence publique de la communication imprimée
naire » du nouvel art tient plus certainement pendant l’époque moderne » (p. 73). La très
à son articulation avec les bouleversements utile typologie des régimes de censure euro-
contemporains de l’espace du possible et du péens met en effet en évidence l’universalité
pensable, et à sa capacité à amplifier de manière de ces pratiques de contrôle du discours, y
inouïe les conséquences des Grandes Décou- compris dans les pays protestants, ainsi que
vertes et des mouvements réformateurs. C’est leur propension à ménager, à la faveur des
d’ailleurs à la faveur des conflits religieux de conflits de juridiction, des espaces interstitiels
la première modernité, dans un monde protes- où s’exerce une tolérance contrôlée : c’est le
tant pourtant encore largement analphabète, régime des permissions tacites, mais égale-
que se forge le mythe du « livre sauveur », ment le monde de la circulation manuscrite.
instrument d’une liberté individuelle, d’une Dans les pays catholiques, la liberté d’impri-
conscience critique libérée des autorités mer n’est donc jamais à entendre comme alter-
obscurantistes. native au contrôle mais toujours comme « une
C’est ce legs que le paradigme montant liberté interstitielle, coextensive à la censure »
de l’« histoire de la communication » invite à (p. 83). En outre, les effets de la censure sur
repenser, en mesurant l’efficacité de l’imprimé la production intellectuelle doivent être évalués
à l’aune de son interaction avec les formes au cas par cas dans les différents champs du
de l’oralité et de la publication manuscrite, savoir, puisque des dynamiques originales
878 comme invite également à le faire le dépayse- peuvent se développer à la faveur des

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HISTOIRE CULTURELLE

contraintes, comme le montre l’exemple de peut se cristalliser en actions collectives. On


l’« italien d’Église » en ancêtre de la langue doit chercher jusque dans l’histoire des insti-
unitaire italienne ou les formes de communi- tutions et des pratiques politiques (votes, péti-
cation obliques mises en œuvre par le monde tions) la trace du potentiel politique de l’opinion
scientifique. populaire, qui apparaît par exemple a contrario
Le dernier chapitre, le plus long, s’attache dans le travail institutionnel, législatif et poli-
à la question de l’opinion publique. Sortir cier de « dépolitisation de l’espace public »
de l’ornière habermassienne d’une opinion (p. 121) mis en œuvre à Florence par les ducs
publique bourgeoise et rationnelle suppose de médicéens et lorrains. C’est finalement sous
distinguer la construction discursive de sa les auspices de Pierre Bourdieu que S. Landi
consistance sociale. L’auteur propose donc place une réflexion aux conclusions désenchan-
une série d’éclairages sur l’élaboration de tées. La « naissance » de l’opinion publique à la
cet outil dans la pensée politique et philoso- fin de l’époque moderne ne signifie pas l’exis-
phique moderne. Pour les intellectuels italiens tence d’un véritable débat d’opinions : horizon
de la Renaissance, au premier rang desquels d’attente aux attendus contradictoires, c’est
Machiavel, l’efficacité politique des opinions l’atelier où se tissent les nouveaux oripeaux de

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de la multitude – folles ou instinctivement la domination sociale et politique.
sages – impose au pouvoir de les connaître et
de les maîtriser 2. Chez les philosophes anglais EMMANUELLE CHAPRON
du XVIIe siècle, le statut ontologiquement faible
des opinions justifie que la construction d’un 1 - Alain de LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris,
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consensus politique naisse de leur confron- Éd. du Seuil, 1991.


tation (John Locke, John Milton), plutôt que 2 - Sandro LANDI, Naissance de l’opinion publique
de leur gouvernement autoritaire (Thomas dans l’Italie moderne. Sagesse du peuple et savoir de
Hobbes). Enfin, en France, en Prusse ou dans gouvernement de Machiavel aux Lumières, Rennes,
les États des Habsbourg, l’avènement d’un PUR, 2006.
« public », entendu comme sujet rationnel
investi de droits politiques, s’inscrit dans le
contexte des réformes politiques et fiscales de Andrew Pettegree
l’absolutisme éclairé : c’est un être en projet, The Book in the Renaissance
qui doit être façonné par les pédagogies poli- New Haven, Yale University Press, 2010,
tiques plus que par la libération de l’expres- XVI-421 p.
sion imprimée.
L’historicisation de l’opinion publique Andrew Pettegree, spécialiste de l’histoire
comme notion clé du vocabulaire politique européenne de la Réforme 1 et fondateur, en
européen montre la nécessité d’un élargisse- 1993, de l’Institute for Reformation Studies de
ment conjoint de sa compréhension en tant que Saint Andrews, est à la tête du plus ambitieux
réalité sociale, en tant que « capacité des gens programme de bibliographie collective en
ordinaires à produire des opinions à contenu ligne concernant le livre ancien : l’Universal
politique et religieux » (p. 114). Les exemples Short Title Catalogue (USTC). Celui-ci recense
tirés de travaux récents procèdent ainsi d’une les livres publiés aux XVe et XVIe siècles dont
série de décalages : classiquement, des élites des exemplaires subsistent dans les collections
vers les couches populaires, particulièrement du monde entier (désormais mieux connues
les plèbes urbaines ; des Lumières vers la pre- grâce à la multiplication des catalogues numé-
mière époque moderne, notamment dans les riques), en incorporant aussi les données de
aires politiques d’antique tradition républicaine, projets nationaux, tels que Edit 16 pour l’Italie
Venise ou Florence ; du livre sorti des presses et VD 16 pour l’Allemagne. L’USTC a succédé
vers le système de communication tout entier, au St Andrews French Vernacular Book Project,
incluant les éphémères, le manuscrit et les mené de 1997 à 2007, qui a donné lieu à un
mauvais discours ; enfin, de l’opinion conçue catalogue sur papier 2. Cette entreprise est
comme l’exercice d’une parole critique vers étroitement liée à des préoccupations d’histo-
un « secret et tacite consensus » qui, menacé, rien : le recensement fait apparaître quantité 879

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COMPTES RENDUS

d’éditions inconnues, notamment parmi les du jeune Lucas Cop, sévèrement puni à Genève
ouvrages dont les chances de conservation pour ses mauvaises lectures, en 1570. Ainsi
étaient les plus faibles (les petits livres pra- préparé à percevoir l’ambivalence du rôle joué
tiques, les pamphlets, etc.), et, ce faisant, il par le livre, on découvre ensuite les diverses
modifie notre perception du rôle culturel réel- façons dont celui-ci a irrigué la vie sociale et
lement joué par le livre. culturelle de la Renaissance.
Ces informations sont utiles, même si La succession des parties fait avancer dans
A. Pettegree ne les donne complètement que le temps : après celui des incunables, l’ouvrage
dans les quatre pages qui servent de conclu- aborde la première moitié du XVIe siècle, mar-
sion. Cette façon d’attendre la fin pour livrer quée par la pleine révélation des pouvoirs spé-
une clef importante est bien dans le style de cifiques du nouveau média qui a enfin trouvé
l’ouvrage. S’adressant à un public plus large un modèle économique viable, et les deux
que celui d’une histoire savante du livre (sans dernières parties portent principalement sur la
pourtant exclure ce dernier), l’auteur utilise dernière période de la Renaissance. La division
une pédagogie efficace qui évite aussi bien la en chapitres est cependant plus significative
lourdeur du manuel scolaire (avec sa démarche car elle permet d’explorer différents dossiers.

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trop prudente et trop attendue) et celle des Les plus nombreux concernent des domaines
démonstrations de spécialistes (avec leur d’activité du livre : la propagande et la polé-
construction systématique et leur souci mique religieuses, la diffusion des nouvelles,
d’exhaustivité dans la preuve). Il parvient à le loisir des élites, l’éducation, la diffusion des
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entretenir jusqu’au bout l’attention et la curio- sciences, la santé, la constitution de biblio-


sité en faisant découvrir le monde du livre de la thèques. D’autres permettent de suivre la
Renaissance comme un objet complexe, intri- construction progressive d’un marché du livre,
gant et nouveau. après les difficultés initiales dues à l’écart mal
« Nouveau », justement, prend deux sens maîtrisé entre production et débouchés. Dans
dans son ouvrage. Parmi les données ou idées la deuxième partie, est abordée la « Création
qui y sont présentées comme telles, certaines d’un marché européen du livre » et dans la troi-
apportent effectivement du neuf au savoir sur sième, la logique de l’internationalisation, à la
le livre, mais d’autres semblent gagner cette fois dans son triomphe, avec les foires de la fin
qualité simplement parce qu’elles s’opposent de la Renaissance, et dans ses difficultés. La
aux représentations communes. Les admirateurs réglementation par les pouvoirs civils est trai-
d’Henri-Jean Martin, Jean-François Gilmont, tée dans un chapitre qui se clôt curieusement
Roger Chartier, Natalie Zemon Davis ou par un exposé sur les livres d’emblèmes.
Anthony Grafton doivent admettre cette pers- The Book in the Renaissance n’a pas d’introduc-
pective pour jouir sereinement de leur lecture. tion programmatique ni de conclusion-bilan,
Sans cela, ils auront plus d’une fois l’impres- mais sa visée est claire : montrer où l’imprimé
sion que les efforts depuis longtemps dépensés s’est le plus révélé un « ferment », sans se lais-
par ces historiens pour remplacer les préjugés ser séduire par le prestige des « grands » ou
par une connaissance plus fine et mieux docu- des « beaux » livres, mais en identifiant objec-
mentée ont été méconnus. Par exemple, un tivement les lieux de plus grande créativité
novice ne risque-t-il pas de se figurer, en lisant et effervescence, en se basant sur une évalua-
le « Prélude », qu’avant l’exploitation complète tion quantitative de la production et de la dif-
des recensements numériques, l’histoire du fusion. Il est donc naturel de le confronter avec
livre avait tendance à se reposer sur une sorte l’ouvrage qui a imposé ce type d’approche,
de « fable humaniste » en sous-évaluant les fac- L’apparition du livre 3. Celui-ci n’a jamais été
teurs économiques et sociaux ? remplacé, dans la mesure où personne n’a
L’ouvrage commence par juxtaposer deux tenté de recommencer une enquête et une
exempla : le ravissement d’un visiteur lettré démonstration aussi complètes, mais son
découvrant, vers 1490, les boutiques des libraires impressionnante documentation (qui ne repose
de Venise (d’après un dialogue de Marco pas seulement sur la compilation de catalogues
880 Antonio Sabellico) et les infortunes judiciaires et de travaux d’historiens, mais aussi sur des

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HISTOIRE CULTURELLE

recherches de première main en archives) se Un traité de la sphère vénitien (1490), présen-


limite évidemment à ce qui était accessible en tant un essai aussi inventif qu’ingénieux de
1957 – les corrections de la réédition de 1971 pédagogie par l’image, sert à montrer la diffi-
ne portent que sur la bibliographie. Comme culté des premiers imprimeurs à marier texte
A. Pettegree a particulièrement œuvré à préci- et gravures ; la légende signale la « combinai-
ser la connaissance de l’activité éditoriale, on son maladroite d’un texte dense et de gravures
peut se demander quels aspects de L’apparition d’une qualité et d’une pertinence mitigées »
(p. 59). Il n’en demeure pas moins que l’ou-
du livre son propre ouvrage conduit à réviser.
vrage d’A. Pettegree est une passionnante
Certaines parties du tableau ressortent sûre-
introduction à la complexité de l’univers
ment mieux grâce à la profonde connaissance européen du livre de la Renaissance. Remar-
qu’a A. Pettegree de la Réforme européenne quablement complet et documenté, très bien
et des modes et circuits de communication à écrit, il en donne une perception particulière-
la Renaissance – il a consacré un ouvrage à la ment vivante.
« culture de la persuasion » –, grâce aussi à son
intérêt pour les idiosyncrasies des cultures ISABELLE PANTIN

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nationales. Mais l’axe majeur de la composi-
tion reste inchangé : la logique capitaliste qui 1 - Andrew PETTEGREE, Reformation and the
a gouverné l’évolution du marché du livre et Culture of Persuasion, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 2005.
les transformations successives de sa géographie,
2 - Andrew PETTEGREE, Malcolm WALSBY et
appelant un élargissement continuel du public
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Alexander WILKINSON (éd.), French Vernacular


grâce à l’émergence de nouvelles formes de Books: Books Published in the French Language Before
livres et rendant son équilibre très sensible aux 1601, Leyde, Brill, 2007.
aléas sociaux et politiques. De plus, s’agissant 3 - Lucien FEBVRE et Henri-Jean MARTIN,
de l’évaluation quantitative de l’impact de L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, [1958]
l’imprimé, le lecteur reste un peu sur sa faim. 1999.
Pour le nombre des éditions et l’importance
des tirages, les chiffres d’A. Pettegree sont
Roger Chartier
souvent plus élevés que ceux d’H.-J. Martin,
Cardenio entre Cervantès et Shakespeare.
mais ils sont donnés de façon dispersée, aux
Histoire d’une pièce perdue
fins de souligner tel ou tel aspect. Le style Paris, Gallimard, 2011, 375 p.
de l’ouvrage exclut de toute façon l’usage de
graphiques, de tableaux ou de notes détaillées Par la mise en récit d’une enquête ludique
sur l’origine des valeurs indiquées. et érudite, Roger Chartier trace une histoire
D’autres réserves peuvent être formulées. de l’appropriation. Racontant la circulation à
Ainsi, la mise au premier plan du critère du travers l’Europe de la nouvelle dramatisée de
succès (ou de l’échec) commercial semble Cardenio, personnage de Miguel de Cervantès,
parfois réductrice, voire anachronique : même il en analyse les voies de transmission et les
s’il s’agit de corriger les excès des obsédés du déplacements et inflexions de sens à travers
« grand » livre, est-ce le meilleur angle, par ses appropriations successives, d’un genre à
exemple, pour aborder la Bible polyglotte l’autre, d’une langue à l’autre. Avec ce dernier
ouvrage, il enrichit encore son histoire de la
d’Alcalá ? Et l’opposition posée par l’auteur
réception. Le point de départ de l’enquête
entre livre humaniste et livre pour le public ordi-
européenne, que l’historien va dévoiler en six
naire est un peu schématique, d’autant qu’elle
jalons chronologiques, est le croisement de
n’est nullement nuancée par une approche deux courtes mentions d’archives formant une
« empathique » de l’objet, telle que la pratique énigme qui met en scène des protagonistes pour
A. Grafton. Chacun de ses exemples a pour le moins prestigieux. Deux traces indiciaires
fonction d’illustrer un trait particulier : on n’a d’une pièce de théâtre intitulée Cardenio et
jamais le temps de s’arrêter pour comprendre représentée à la cour d’Angleterre durant
l’intelligence et la subtilité d’une mise en page, l’hiver 1612-1613, qui aurait été composée
d’où quelques jugements à l’emporte-pièce. par William Shakespeare et John Fletcher. 881

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COMPTES RENDUS

Disparue, cette pièce est pourtant depuis une éditeurs du « Folio de 1623 », première compi-
quinzaine d’années l’objet non seulement de lation des pièces attribuées à Shakespeare. La
travaux d’érudition importants, mais surtout collaboration entre Shakespeare et Fletcher
de nombreuses expérimentations théâtrales est par ailleurs attestée pour au moins deux
sur les scènes américaines et anglaises. En épi- pièces.
logue, R. Chartier a choisi de révéler l’attention L’historien ne s’attarde pas sur l’irrémé-
soutenue, voire la fascination, que cette énigme diable perte et reconstruit alors l’histoire des
irrésolue entretient encore aujourd’hui. Le cas adaptations théâtrales de cette nouvelle diffu-
est remarquable, il est vrai, par les noms des sée très rapidement en Europe. Don Quichotte,
deux monstres de la littérature qu’il expose, dont la fortune fut rapide et exceptionnelle,
mais l’auteur souligne que son exemplarité a en effet fonctionné comme un réservoir
tient à sa représentativité : 60 % des pièces d’histoires pour le théâtre. R. Chartier suit
de théâtre jouées en Angleterre aux XVIe et deux pistes qui l’emmènent en Espagne, où
XVIIe siècles seraient perdues. est jouée entre 1605 et 1608 une comedia du
La première mention, datée du 9 juillet dramaturge Guillén de Castro, qui met en scène
1613, se trouve dans un registre de comptes don Quichotte et Cardenio, et en France, où

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du trésorier de la Chambre du roi d’Angleterre. fut jouée par les comédiens de l’Hôtel de
Il s’agit d’un paiement de treize shillings et Bourgogne, en 1628, une tragi-comédie, Les
quatre pence versé à John Heminges, un des folies de Cardenio, d’un certain Pichou. En 1638,
acteurs de la troupe des King’s Men pour la repré- une autre comédie intitulée Dom Quixote de
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sentation d’une pièce « called Cardenna », devant la Manche, attribuée sans certitude à Guyon
l’ambassadeur du duc de Savoie à Londres. Guérin de Bouscal, fut représentée.
Cardenio est l’un des personnages du Don Quittant ces fausses pistes, R. Chartier
Quichotte de la Manche de Cervantès, paru à revient au fil principal de son enquête sur la
Madrid en 1605. En 1612, la traduction de pièce perdue pour exposer l’épisode majeur
Thomas Shelton du chef-d’œuvre de la litté- de cette complexe histoire textuelle. En 1727,
rature espagnole venait d’être publiée en le Théâtre royal donne la représentation de
Angleterre. L’histoire du chevalier, de ses Double Falsehood, une adaption de Cardenio par
folies et de ses compagnons, était néanmoins Lewis Theobald. Ce dernier, connu comme
connue depuis plusieurs années. Histoire dans l’un des premiers éditeurs des œuvres de
l’histoire des exploits du chevalier errant, la Shakespeare, prétend posséder un manuscrit
nouvelle, qui narre les aventures et les amours du Cardenio datant du XVIIe siècle. La présen-
contrariées du malheureux Cardenio, est insé- tation de cette pièce comme une relique
rée dans la première partie du récit principal et shakespearienne sauvée de l’oubli participe
met en intrigue les amours croisés entre quatre de l’entreprise de monumentalisation de
jeunes gens. Les passions de Cardenio offraient Shakespeare en tant que poète national et de
une belle matière pour le théâtre. la canonisation d’un répertoire. Quant aux per-
La seconde trace de la pièce disparue appa- sonnages de Cervantès, ils étaient connus et
raît quarante ans plus tard, en 1653. Parmi la présents à la mémoire des lecteurs et specta-
liste des pièces du libraire Humphrey Moseley teurs à travers les estampes et gravures illus-
pour lesquelles il possède un exclusif right in trant les éditions imprimées anglaises de Don
copy, enregistré par la Stationers’ Company, Quichotte. L’authenticité shakespearienne du
communauté des libraires et imprimeurs texte de Theobald a rapidement été contestée
londoniens, un titre : The History of Cardenio, by au cours du XVIIIe siècle. À quoi ont assisté les
M. Fletcher. & Shakespeare. Rien de plus sur spectateurs du Théâtre royal le 13 décembre
cette pièce fantôme, co-écrite semble-t-il. 1727 ? R. Chartier, en un dernier chapitre,
L’écriture théâtrale à plusieurs mains était une s’interroge sur le degré de mystification du
pratique courante. R. Chartier rappelle cepen- projet de Theobald et sur la controverse qui
dant comment la pratique collective du théâtre s’ensuit.
élisabéthain fut effacée par la construction de Au terme de l’épilogue, l’historien, sortant
882 la fiction de l’auteur singulier, effectuée par les du mode du récit, lève le voile sur les enjeux

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HISTOIRE CULTURELLE

de son enquête et la portée de son analyse : la création, en amont de sa mise à l’écrit. Il reste
propriété littéraire. Celle-ci s’organise autour à examiner avec précision les processus de réa-
de trois notions, que R. Chartier distingue : justement qui se mettent en place au moment
l’individualisation de l’écriture, l’originalité même du travail de création et de répétitions
des œuvres et la canonisation de l’auteur. Cette d’une compagnie théâtrale. Un texte de théâtre
définition de la propriété littéraire se parfait à est, par exemple, écrit en plusieurs versions
la fin du XVIIIe siècle (p. 282). La controverse selon les capacités et compétences humaines
sur l’authenticité du Double Falsehood y a parti- et techniques du groupe d’acteurs qui va le
cipé. On comprend alors que l’une des vues jouer. Le texte autorisé est donc multiple,
principales de l’ouvrage était d’offrir une date avant même le réemploi et la réécriture. Sur
de naissance à la fonction-auteur de Michel cette question, la discussion devra s’ouvrir.
Foucault 1 , que R. Chartier circonscrit à la
construction de l’auteur singulier, propriétaire MARIE BOUHAÏK-GIRONÈS
et responsable d’une œuvre sienne et origi-
nale. Il semble pourtant que le paradigme fou- 1 - Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un
caldien entendait couvrir une fonction-auteur auteur ? », Bulletin bibliographique de philosophie,

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moins restrictive. C’est dans une acception 63-3, 1969, p. 73-104, repris dans Dits et Écrits,
plus ample que les médiévistes trouvent vol. I, 1954-1969, éd. par D. Defert et F. Ewald,
d’ailleurs, en la fonction-auteur, un concept Paris, Gallimard, 1994, p. 789-821.
opérant pour leurs objets et leurs problèmes 2 - Roger CHARTIER, Culture écrite et société.
(voisins de ceux ici évoqués). R. Chartier avait, L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin
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en d’autres ouvrages, précisé de beaucoup Michel, 1996, p. 65.


l’analyse foucaldienne en soulignant que la
responsabilité pénale de l’auteur est introduite
dans la législation royale française quand l’édit Jean Starobinski
de Châteaubriant rend obligatoire l’apposition L’encre de la mélancolie
du nom de l’imprimeur et du nom de l’auteur Paris, Éditions du Seuil, 2012, 662 p.
le 27 juin 1551 2. Tout en suivant M. Foucault
qui accordait à la notion de responsabilité juri- Thème essentiel de la culture de la Renaissance
dique une importance majeure, R. Chartier et de l’époque moderne, la mélancolie a suscité
contredisait l’intuition du philosophe qui de nombreuses études. De toutes les enquêtes
estimait, prudemment, au XVIII e siècle ce d’histoire culturelle ou d’histoire de la litté-
changement capital. Quant à l’émergence de la rature, Jean Starobinski se démarque par
fonction-auteur, R. Chartier, comme certains une approche, un style, un souffle spécifique,
médiévistes, l’avait également reconnue dans recherchés et mis en œuvre depuis ses études
la singularisation de la figure de l’auteur litté- de lettres et de médecine. Ce livre nous pré-
raire, que l’on peut voir dès les derniers siècles sente la thèse de médecine encore inédite de
du Moyen Âge avec Dante, Pétrarque ou même l’auteur sur l’Histoire du traitement de la mélan-
Jean de Meung. colie (1960) et une succession d’articles, parfois
Enfin, en un élégant post-scriptum, réédités dans leur version originale, parfois
R. Chartier esquisse une réflexion sur l’insta- remaniés, parus entre 1962 et 2008. En même
bilité et la plasticité des œuvres. Sans doute temps qu’il propose une sorte de somme rétro-
est-ce sur cette question que la spécificité des spective sur la mélancolie, ce recueil invite à
textes de théâtre mérite maintenant d’être se demander pourquoi ce trouble mérite un
étudiée davantage. Car la notion de texte pre- tel intérêt.
mier, qui sous-entend que la démultiplication J. Starobinski affirme d’emblée sa double
du texte a lieu en aval de sa création, lors des formation, son double regard littéraire et médi-
temps de sa transmission, de sa circulation, de cal, qui ne fait pas de lui un « médecin défro-
sa diffusion, de sa réception, ne peut pas être qué » (p. 10). De fait, sa thèse de médecine
efficace pour l’analyse des situations théâ- pose les jalons d’une pensée déjà mûre. Écrite
trales. Le spectacle exige une plasticité fonc- pour des médecins, elle s’ouvre sur Homère
tionnelle de l’œuvre, multiple et instable dès sa et s’achève presque sur un vers de Charles 883

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COMPTES RENDUS

Baudelaire (« Ô juste, subtil et puissant ment de porter un masque, ils se sont délibé-
opium ! », p. 144). En une singulière écono- rément composé un personnage pour mieux
mie de notes de bas de page – on y trouve démasquer le mensonge, jeter les masques
déjà presque une forme essayiste –, l’auteur – un geste auquel J. Starobinski avait voulu,
brosse l’histoire de la description médicale de dans sa jeunesse, consacrer une étude initiale
la mélancolie, de ses diagnostics et médi- suscitée par l’affirmation d’idéologies totali-
cations. Attachée aux humeurs et à la bile taires et par l’engagement de certains écrivains
noire comme cause et conséquence jusqu’au dans la Résistance. Ce regard phénoméno-
XVIIIe siècle, puis aux nerfs à partir du milieu logique, l’auteur le pose aussi sur la relation
du XVIIIe siècle, elle est identifiée au début du entre l’artiste et le médecin – ainsi sur le méde-
XIXe siècle à une idée fixe et un tempérament, cin de Vincent Van Gogh, Paul Ferdinand
reliée au voyage et à l’exil, et devient un objet Gachet, lui-même peintre et graveur anxieux,
d’expérimentation. Vers 1900, à la veille du que Van Gogh considérait comme son double.
développement de la psychanalyse freudienne, Ce regard ne réduit pas la littérature à une glose
les médecins renoncent à administrer un trai- pathologique – Baudelaire, auquel J. Starobinski
tement causal et hésitent fortement à parler consacre près de quatre-vingts pages, « anticipe »

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de guérison. J. Starobinski clôt sa thèse sur ce sur les observations des cliniciens. L’analyse
moment et cette note humble. Au XXe siècle, des Études sur les maladies cérébrales et mentales
le classement de la mélancolie comme forme (1882) de Jules Cotard permet d’éclairer le thème
de la dépression conduit en effet à renfermer poétique de la mort à soi-même, « un tourment
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l’objet et à entraver ses ressorts existentiels, où la conscience, face à l’image de la mort,


culturels, artistiques et éthiques. trouve en elle-même l’aiguillon immortel de son
Les articles qui forment le reste de anxiété » (p. 434 et 535). Ni diagnostic rétro-
l’ouvrage développent en une sorte de varia- spectif, ni quête des similitudes entre l’écri-
tion polyphonique un thème central. Attitude vain et l’écriture, la démarche de J. Starobinski
et expérience de repli, d’inertie, voire de sclé- s’engage en une semi-empathie réflexive dans
rose, qui mène au mutisme tout en ne pouvant la pensée spectatrice de sa sclérose. « Je ne
être perçue que médiatisée par le langage, la tiens nullement à faire de Baudelaire, poète
mélancolie constitue à la fois un déni, un défi du spleen, un mélancolique. Je préférerais dire
et une invitation à la création artistique. Pour qu’il mime admirablement – avec le secours
J. Starobinski, l’histoire de la mélancolie de ce qu’il appelait son ‘hystérie’ – les atti-
relève en effet d’une histoire des idées (l’ico- tudes de la mélancolie et ses mécanismes pro-
nologie de la mélancolie par Erwin Panofsky fonds » (p. 469). La forme de l’essai participe
et Fritz Saxl et, plus généralement, l’history of de cette approche réflexive, en mouvement,
ideas d’abord pratiquée aux États-Unis), de de laquelle la mélancolie constitue le revers.
l’histoire et de la critique littéraires, et d’une Une hypothèse, développée dans la remar-
histoire médicale attentive aux relations quable postface de Fernando Vidal, sur la
entre les états corporels et psychologiques, aux nécessité de la mélancolie dans l’œuvre de
concepts qui les désignent, aux expériences J. Starobinski consiste précisément en l’exa-
dans lesquelles ils s’enracinent et à leurs men de la rencontre entre le regard critique
contextes culturels. et la « rêverie pétrifiante » (Gaston Bachelard,
Quittant la description purement exté- repris par un commentateur du poème « J’ai
rieure à laquelle s’arrêtent les autres études plus de souvenirs que si j’avais mille ans »,
sur le sujet, J. Starobinski pose un regard phéno- Spleen LXXVI ). La mélancolie a été stylisée
ménologique sur le mélancolique. Les grands sous les traits, d’une part, de l’agitation fié-
mélancoliques de l’histoire – à commencer vreuse, désespérée, de celui qui a perdu une
par Démocrite qui se rit de sa mélancolie et relation active au monde – ainsi chez Miguel
qu’Hippocrate ne trouva pas fou, Montaigne, de Cervantès – et, d’autre part, du regard isolé,
Robert Burton, La Rochefoucauld et Søren matériel, immobile et absent de la statue –
Kierkegaard – n’ont eu de cesse de vouloir ainsi chez Baudelaire, Pierre Jean Jouve et
884 dénoncer le mensonge. Hantés par le senti- Roger Caillois. Les mélancoliques ont trouvé un

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HISTOIRE CULTURELLE

remède dans le travail et dans la création artis- sum de René Descartes, et, plus récemment,
tique. La mélancolie, chez Charles d’Orléans, les Sources of the Self de Charles Taylor 1, qui
est donc transmutée en « ancre d’estude » et fait une part belle au boom autobiographique,
« l’impuissance d’écrire est surmontée dans aux pratiques de soi et à la quête d’« authenti-
l’œuvre même qui la déclare » (p. 621-622). cité » dans l’Angleterre puritaine du XVIIe siècle.
L’écriture, néanmoins, nous dit F. Vidal, ne Sur cette base, il s’agit, pour les auteurs, de
délivre pas de l’inquiétude tant qu’elle ne ren- réfléchir sur la transition cruciale entre, d’une
contre pas l’écoute qui définit la critique litté- part, les nouveaux modes d’individualisation
raire et où s’enracine le lien entre le médecin et, d’autre part, les nouveaux chemins d’explo-
et son patient. « Dans la situation extrême que ration des identités et de construction des
la mélancolie incarne, le critique découvre une subjectivités, cela en « situation », c’est-à-dire
virtualité qui l’incite à agir contre la force de à l’étude des contextes sociaux et des artefacts
l’inertie mélancolique », son regard engage un qui permettent d’accéder aux expressions
mouvement, une relation propre à « donner à multiformes du « moi » : images, mots, sculp-
autrui la possibilité et les ressources de la réci- tures, cartes... Pour convaincre pleinement de
procité » (p. 639) – apte à faire en sorte que la la modernité spatiale, il n’aurait pas été inutile

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statue s’anime. de préciser d’emblée que notre conception de
l’espace – un, homogène, isotrope – est un
acquis de la modernité des années 1500 et que,
CLAIRE GANTET
depuis Leon Battista Alberti (1404-1472) au
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moins, l’art de peindre et d’édifier est une opé-


ration cadrée qui suppose de circonscrire et de
David Warren Sabean décomposer 2. Or, du point de vue de l’édifica-
et Malina Stefanovska (dir.) tion, il en va du « moi » comme de n’importe
Space and Self in Early Modern European quelle construction de la main de l’homme.
Cultures Le propos d’ensemble du volume est orga-
Toronto, University of Toronto Press, nisé selon trois axes inégalement représen-
2012, 353 p. tés. Suivant la logique de l’« habitat » et de
l’« habitus », Space and Self examine tout
Placé dans l’ombre portée des autorités d’abord la façon dont l’existence individuelle
conjointes de Thomas Browne – « Le monde est concrètement incorporée dans l’espace de
que je contemple, c’est moi-même » (Religio règles et de pratiques obéissant à une logique
Medici, 1643) – et de Blaise Pascal – « Le silence binaire : public/privé, contemplation/action,
éternel de ces espaces infinis m’effraie » inclusion/exclusion, avec passage d’un terme
(Pensées, Sellier no 233) –, cet ouvrage a pour à l’autre suivant un mouvement pendulaire
objectif ambitieux de revenir sur la question entre les deux « royaumes », celui de l’écart per-
rebattue et controversée de la naissance du sonnel et celui de l’emprise collective, comme
« moi » moderne, en faisant mesurer l’ampleur si, pour se contenter d’un exemple, la Trappe de
du vacillement identitaire vécu par la culture l’abbé de Rancé ne pouvait se concevoir qu’au
européenne aux XVIIe et XVIIIe siècles. miroir de la cour royale, la solitude du désert
Les chercheurs en sciences sociales réunis ne prenant sens qu’à l’aune de l’apparat public
dans ce collectif (pour l’essentiel des histo- de la société de cour. Le grand intérêt du livre
riens, des historiens de l’art, des spécialistes est de travailler dans le détail des reconfigura-
de littérature et des philosophes) partagent la tions sociales et culturelles propres à docu-
thèse courante suivant laquelle la modernité menter la modernité de règles et de pratiques
du « moi » est une invention du XVIIe siècle. nouvelles : l’invention de la perspective, les
En cela, ils s’inscrivent dans le sillage de deux arts du jardin et du paysage ; la nouvelle mesure
œuvres marquantes de la philosophie contem- du cosmos et du monde ainsi que la sortie de
poraine : le tournant cartésien défendu par la « clôture » marquée par la science astrono-
Martin Heidegger, avec le passage du subiectum mique et les pratiques de la « mesure » géogra-
à l’ego dans la fameuse définition du cogito ergo phique et humaine (cartographie, ethnographie, 885

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COMPTES RENDUS

ingénierie) ; enfin, les cadres du contrôle éta- XVIIIe siècles, des Essais de Michel de Montaigne
tique à l’âge de la police des populations si à l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Dans cette
bien mis en valeur par Michel Foucault 3. Les optique, on lira avec intérêt l’étude des lettres
différents contributeurs partagent le sentiment de Jean Calvin que Lee Palmer Wandel met en
que ces règles et pratiques nouvelles sont affaire regard de la cartographie de Gerardus Mercator,
de cadres : lieux physiques (studiolo, cabinet avec une confrontation entre la thématique de
d’étude, café, club, scène, paysage), représen- l’exil intérieur et la nouvelle représentation
tations spatiales (cartes, descriptions orales ou géométrique et abstraite de l’espace extérieur ;
écrites), mais aussi « lieux » de la rhétorique à l’inverse, Christopher Wild insiste sur la
(topoï poétiques ou « lieux théologiques »). Ainsi, liberté spirituelle offerte par le voyage dans le
à partir de l’étude des clubs londoniens du temps et l’espace qu’offrent les cartes abstraites
XVIIIe siècle, tel le célèbre Witehagamot, David des nouveaux géographes et cosmographes.
Shields montre comment se forge l’excentri- La troisième partie, fort peu fournie, est
cité commune au milieu de la lecture et du pour l’essentiel consacrée à l’ailleurs et à l’entre-
débat, générée par la sociabilité de lieux à mi deux. Dans une approche d’ensemble sur la
chemin entre le café, la librairie et le forum, où modernité culturelle d’une Europe en expan-

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s’élabore l’« opinion publique » de la société sion, mise au défi d’autres horizons et d’autres
bourgeoise chère à Jürgen Habermas. S’atta- agencements humains, bref à la remise en cause
quant à ces autres lieux que dévoilent poétique de ses cadres sociaux et mentaux, Space and
et rhétorique, Michael Taormina (sur l’éthos Self invite à prendre la mesure de l’« écart »
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nobiliaire dans la poésie française) et Frédéric en situation de rencontre avec des catégories
Gabriel (sur la construction du self puritain) exogènes, l’espace et le « moi » de la culture
montrent quelle science de l’écart offrent les européenne n’étant pas des catégories aisé-
pratiques de l’écrit savant dans la construction ment transposables. Ainsi, Robert Batchelor,
d’une topique de la liberté, du loisir, de l’indé- avec l’étude de la notion de jian qui permet à
pendance, ou, inversement, dans le déni de soi la culture chinoise de décrire une place dans
pour faire place à l’Autre divin, instance finale l’espace sous la forme d’un « entre-deux », suit
de soi. l’entreprise de Matteo Ricci dans sa traduction
Le second axe de réflexion tourne autour en mandarin de la « ligne » d’Euclide. Pour
des « perméabilités » du « moi » qui n’est jamais autant, aucune contribution du volume n’aborde
que la résultante des règles et des pratiques la question du « moi » en situation interculturelle
sociales, « je » étant un « autre », comme disait alors que l’on sait, depuis les beaux travaux de
Arthur Rimbaud. À l’étude de dossiers divers, Vincent Descombes 4, que la subjectivité est
et qui pourraient se multiplier à plaisir (traités d’abord une affaire de langage, un acte d’appro-
des passions, autobiographies puritaines, récits priation de la langue, une convention gramma-
d’exil, rêves, ruines de la mélancolie dans la ticale, une question structurellement liée au
poésie baroque allemande), il s’agit de montrer déterminant linguistique.
comment la cohérence biographique – l’iden- Dans un ouvrage amené à consacrer une
tité moderne étant définie comme le passage place de choix aux questions du « moi » entre
de la conformité (être identique à) à la conti- hétéronomie et autonomie, dans un univers
nuité de soi-même –, la profondeur psycho- culturel marqué par l’affrontement de chré-
logique, l’individualité et l’« authenticité » du tientés plurielles, par la remise en cause iden-
« moi » sont des constructions en situation, des titaire face à des mondes nouveaux et à des
réactions à un « extérieur » socioculturel qu’on logiques anthropo-sociales singulières et par la
peut qualifier, comme le font les éditeurs du tentation de constructions communautaires
volume, en termes d’« impacts », d’« invasion » sinon sans Dieu tout du moins à bonne dis-
ou de « colonisation », mais dont on peut dire tance de Dieu, on est étonné de la faible place
plus sobrement qu’ils sont des formes d’appren- réservée à l’équation chrétienne de l’espace et
tissage – une question au cœur des réflexions du « moi ». La matrice trinitaire (trois « per-
sur la socialisation de l’être humain à l’âge de sonnes » d’une même substance) oblige à pen-
886 la modernité européenne aux XVI e , XVII e et ser le fidèle chrétien comme un « être dans »,

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HISTOIRE CULTURELLE

comme le suggère l’Évangile de Jean (14,11) : le caractère factice de l’assemblage des autres
« Je suis dans le Père, et le Père est dans moi. » communications autour de thèmes plus lâches
D’où la conception chrétienne de l’apparte- (successivement : secret de famille, solitudes et
nance en termes de contenants, qui fait dire à solidarités, secret des corps, ordres et désordres
saint Augustin que « nous sommes en Dieu, et de soi, la religion, l’événement).
que Dieu habite en nous ». Dès lors, comme La présentation des recherches sur les
le montre très bien F. Gabriel, la question de livres de raison en Europe offre un panorama
la modernité (en l’espèce la modernité extré- passionnant des démarches suivies chez nos
miste rêvée par les puritains qui dénient toute principaux voisins ; on y adjoindra le rappel
propriété sur soi pour mieux affirmer la pro- inaugural par Pascal Even de l’inventaire des
motion du moi en Dieu) revient à penser le livres de raison dans les archives départemen-
problème du corps d’appartenance : du corps tales françaises en 1954. Les études sur l’écri-
mystique de l’Église à un corps civil non moins ture personnelle prennent leur essor il y a une
mystérieux puisqu’il est investi des pouvoirs vingtaine d’années en Espagne (Antonio Castillo
transformateurs de la substance communau- Gómez) comme en Allemagne (Claudia
taire. Ulbrich), dans les années 1980 en Italie et aux

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Pays-Bas. Si ce mouvement s’était amorcé
DOMINIQUE IOGNA-PRAT dans les années 1950 en URSS (Yuri Zaretsky),
il s’est ensuite interrompu, n’étant pas, comme
en Pologne, lié à un élément d’une identité
1 - Charles TAYLOR, Sources of the Self: The
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collective. Les auteurs de ces premiers articles


Making of the Modern Identity, Cambridge, Harvard
University Press, 1989. consacrent une part significative de leur pro-
2 - Philippe CARDINALI, « Leon Battista Alberti : pos à une analyse générique : elle détermine
l’espace et l’art d’édifier », in T. PACQUOT et l’étude des manuscrits italiens conduite par
C. YOUNÈS (dir.), Espace et lieu dans la pensée occi- Raul Mordenti, elle donne la clef des silva rerum
dentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, des nobles polonais que présente Stanisław
2012, p. 63-80. Roszak, elle justifie les regroupements opérés
3 - Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, popu- par Arianne Baggerman parmi les textes hol-
lation. Cours au Collège de France, 1977-1978, éd. landais. Quoique cette dernière traite des rap-
par M. Senellart, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004. ports entre journaux et mémoires et qu’Antonio
4 - Vincent DESCOMBES, Le complément de sujet. Castillo Gómez signale également des lettres,
Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, les livres de raison restent l’archétype d’une
2004. écriture personnelle à dimension familiale. Il
est donc normal que ce soit à l’édition des livres
de raison que Christine Nougaret consacre la
Jean-Pierre Bardet, précise synthèse qui figure dans la huitième
Élisabeth Arnoul partie. En revanche, la passionnante présenta-
et François-Joseph Ruggiu (dir.) tion par France Martineau de l’édition numé-
Les écrits du for privé en Europe rique d’écrits privés de Canadiens francophones
du Moyen Âge à l’époque contemporaine. sort largement du champ géographique retenu
Enquêtes, analyses, publications et traite autant de lettres que de mémoires ou
Bordeaux, Presses universitaires de de journaux. De même, la contribution de
Bordeaux, 2010, 657 p. Cécile Dauphin et Danièle Poublan justifie
surtout l’édition électronique des lettres de la
La remarquable richesse de ce volume consti- famille Duméril et « la question sur la place
tue sa principale faiblesse. Les quelque qua- des lettres dans les écrits du for privé » mérite
rante textes qu’il rassemble se répartissent en en effet d’être posée (p. 638).
effet en huit parties. L’homogénéité de la pre- Quand Verónica Sierra Blas et Laura
mière sur les écrits personnels (un thème de Martı́nez Martı́n scrutent les secrets confiés
recherche européen) et de la dernière intitulée dans des lettres par les émigrés espagnols en
« Éditer les écritures du for privé » fait ressortir Amérique, traitent-elles du même genre que 887

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COMPTES RENDUS

Sylvie Mouysset s’interrogeant sur les secrets fait... On en trouvera confirmation en rappro-
confiés aux livres de raison français ou que chant l’attention portée par Robert Beck au
James Amelang réfléchissant au lieu de rédac- livre de raison d’un artisan bavarois du XIXe et
tion et de conservation des livres de raison ? le discours tenu par Martin Wrede sur le sou-
Les lettres fictives qui composent le journal venir des fautes dans la (grande) noblesse à
du chevalier de Corberon, dont Dominique l’époque moderne. La savante contribution que
Taurisson-Mouret mène une analyse exem- Philippe Martin donne dans la sixième partie
plaire, autorisent-elles les mêmes questionne- sur l’écriture dévote marque à sa manière le
ments que les correspondances mises en œuvre besoin de tracer des frontières au sein des écri-
par Scarlett Beauvalet à propos des couples tures du for privé : la copie, même agrémentée
séparés à Paris au XVIIIe siècle ? Puisqu’elle a de dessins à la plume, vise une circulation
initié l’expression « écriture du for privé », il manuscrite ; l’assemblage de textes distincts
convient de rappeler la mise en garde de ébauche une écriture personnelle.
Madeleine Foisil, dont l’étude du Journal de Que de qualités, pourtant, dans chacune
Gouberville reste la référence : « tous ces textes des contributions ! Sous prétexte de réfléchir

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d’époque et de nature différente ne peuvent à l’apparition de l’intimité dans le journal, celle
être traités, compris, interprétés sur le même de Philippe Lejeune (à tout seigneur tout hon-
plan par l’historien, sous peine de considérables neur) montre l’absolue nécessité de considérer
contresens ». le document dans sa totalité (dans son inté-
Jean-Pierre Bardet le constate d’ailleurs en grité ?) pour l’interroger dans les formes. Le
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conclusion, il serait important de discuter des livre de raison est hétérogène, mais c’est un fait
problèmes de technique et de méthode. La anthropologique dont l’on peut rendre compte
formulation qu’il donne de l’objectif des histo- par un effort de définition, comme le mène
riens explique fort bien le malaise suscité par R. Mordenti, et de chronologie, à la manière
ce volume : « contribuer à la mise en place d’A. Baggerman ou de Jean Tricard, dont on
d’une anthropologie historique consistante en doit saluer la part active dans la redécouverte
partant de l’observation des cheminements des livres de raison, avec une approche d’ailleurs
personnels » (p. 646). Parce que l’écrit du for transnationale. Si les écarts transparaissent
privé est appréhendé comme un moyen et non jusque dans les dénominations, ils n’empêchent
comme un objet d’étude en soi, son utilisa- pas Colette Winn de conduire une belle lec-
tion ne permet guère d’aller au-delà de l’anec- ture de la Généalogie de messieurs Du Laurens.
dote – il ne suffit pas de convier les spécialistes C’est en les acceptant pour ce qu’ils sont que
des autres disciplines à s’asseoir au « banquet l’on poussera l’analyse le plus loin. Anna Iuso
du for privé » si c’est pour reproduire la fable en administre une démonstration aussi puis-
du Renard et la Cigogne. Comment ne pas sante qu’émouvante en rendant compte de ses
avouer sa frustration devant les études de la discussions avec un collègue anthropologue
septième partie ? De même que les adoles- à propos d’un livre de raison tenu par un
cents de la fin du XIXe siècle ne mentionnent employé de ministère romain pendant les
pas directement dans leur journal les transfor- années 1960 : « il a choisi l’argent comme code
mations de leur corps (Marilyn Himmesoëte), d’écriture » (p. 421), et la succession des
on recherche en vain l’événement dans « ces dépenses finit par exprimer des règles de vie
textes brefs, informatifs, d’un laconisme puis- comme des sentiments, des usages comme des
sant » (Michel Cassan, p. 532), où ce qui n’est préférences ; que l’anthropologue soit le fils de
pas décrit est aussi intéressant que ce qui l’est l’auteur du cahier retrouvé dans des archives
(Lûdmina Pimenova). Si les efforts de Georges publiques n’affecte que notre réception de
Pichard sont plus fructueux, c’est sans doute son travail.
parce qu’il traite congrûment un corpus homo- L’inventaire des barbouillages du comte
gène de livres de raison provençaux – les pro- de Thorenc dressé par Valérie Piétri est élo-
888 priétaires fonciers sont attentifs au temps qu’il quent : toute écriture personnelle ne relève

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HISTOIRE CULTURELLE

pas du for privé ni ne revêt une dimension Jean-François Lattarico


mémorielle. Le remarquable dossier constitué Venise incognita. Essai sur l’académie
par Anne Béroujon autour de Pierre Bouscault, libertine au XVIIe siècle
officier lyonnais du XVIIe siècle, en administre Paris, Honoré Champion, 2012, 488 p.
une preuve encore plus éclatante ; si elle ne
travaille pas à partir d’un livre de raison, n’est- Les Incogniti, réunis entre 1630 et 1660 autour
ce pas aussi parce son « héros » a perdu la de la figure du patricien Giovanni Francesco
sienne ? Il apparaît pourtant essentiel, dans Loredan, ont été essentiellement étudiés pour
l’effort de définition à mener, d’assumer la l’accueil chaleureux qu’ils firent aux sujets
diversité du genre au lieu d’en faire un faux- libertins classiques. Composée en bonne part
fuyant. Isabelle Luciani s’engage dans une de membres recrutés dans les rangs de la
voie prometteuse : revenant sur les écrits de noblesse vénitienne et italienne et de religieux,
l’officier arlésien François Rebatu, elle met en l’académie a sans aucun doute constitué l’inter-
valeur la diversité de ses centres d’intérêt et médiaire littéraire par lequel l’aristotélisme
la complexité d’une écriture de soi qui joue hétérodoxe padouan de Cesare Cremonini put
avec les chronologies et crée sciemment un largement pénétrer aussi bien le patriciat

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effet d’authenticité ; elle nous offre ainsi les vénitien que d’autres milieux. Sous certains
moyens de rendre compte d’une écriture très aspects, sa production ne fut pas très différente
proche des cahiers d’exempla des humanistes de celle des autres académies qui, elles-
et des juristes. Plus profondément, la présen- mêmes, se caractérisaient par leur ostentation
tation des enquêtes européennes fait ressortir
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littéraire, par le triomphe du conceptisme et


combien la définition du genre est inséparable des discussions infinies sur des sujets inutiles
de la constitution du corpus de référence, des pris surtout comme prétexte. Mais l’inquié-
considérations pratiques imposant parfois la
tude spirituelle et biographique d’une grande
sélectivité dans la collecte. Le témoignage de
partie de ses membres les plus actifs, aventu-
Frédéric Meyer sur les livres de raison qu’il a
riers – de la plume entre autres –, incroyants,
repérés dans les archives de Savoie et de Haute-
tels que Ferrante Pallavicino, Antonio Rocco,
Savoie, notamment dans le fonds de l’ancien
Maiolino Bisaccioni, Girolamo Brusoni et bien
sénat de Savoie, mérite d’autant plus d’atten-
d’autres, se distinguant tous par une vie
tion qu’il s’était auparavant distingué par
dissolue et instable, en orienta les traits carac-
l’édition d’un de ces livres de raison d’ecclé-
siastiques sur lesquels revient Stéphane téristiques vers un goût de la contestation de
Gomis : si l’enquête a déjà permis d’identifier la morale établie, tout en la rapprochant des
bien des ego-textes inconnus jusqu’alors, le thèmes, chers aux libertins érudits, de la
travail de collecte reste largement ouvert et il liberté sexuelle, de la religion comme impos-
ne pourra être conduit dans de bonnes condi- ture, de la mortalité de l’âme, de la religion
tions qu’avec un cahier des charges précis. naturelle, etc. Agrémentant le tout d’une très
Cette dernière expression renvoie aux condi- vaste opération de propagande anti-papale,
tions mêmes de l’enquête car, dans son excès contre Urbain VIII en particulier.
de richesse, le volume montre que les cher- Ce serait toutefois une erreur que de pré-
cheurs doivent apprendre à faire la part du senter la production des Incogniti de manière
contexte institutionnel : cette production d’un univoque. Comme l’affirme Jean-François
GDR aurait-elle été aussi foisonnante sans un Lattarico – et c’est là un des principaux
contrat A NR ? On se réjouit enfin que se mérites de son livre –, l’académie fut loin
côtoient dans la table des matières des spé- d’être « un ensemble homogène et compact,
cialistes confirmés du livre de raison, telle constitué d’un nombre régulier des lettrés fré-
Élisabeth Arnoul, et de nouveaux chercheurs quentant ensemble le cénacle pendant une
comme Hugo Billard ou Emmanuelle Berthiaud, durée déterminée » (p. 10). La charge contes-
dont les contributions constituent l’une des tataire exprimée par l’un de ses membres les
réussites de cet ouvrage collectif. plus en vue, Pallavicino, ne constitue qu’un
des aspects de la production de l’académie. En
CHRISTOPHE BLANQUIE ce sens, l’objectif de J.-F. Lattarico est moins 889

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COMPTES RENDUS

d’entreprendre une analyse sociologique et dans la décennie 1640 – révèle ses liens pro-
politique de l’activité académique – questions fonds avec l’académie : presque tous les libret-
que l’auteur garde bien à l’esprit, du reste, et tistes en étaient membres, et Bisaccioni, un
qui apparaissent en toile de fond – ou de pro- Incognito lui-aussi, en devint l’imprésario. Il
poser une histoire de l’institution que de mieux s’agit d’une relation qui a suscité récemment
cerner à la fois l’émergence de nouvelles formes l’intérêt, entre autres, d’Edward Muir 1, et que
littéraires et une relation nouvelle entre l’écri- J.-F. Lattarico s’emploie à approfondir notam-
vain et le public. Il s’agit dans ce cas de privilé- ment grâce à l’étude rigoureuse des œuvres
gier une approche véritablement littéraire de de Giulio Strozzi : allusives, imprégnées d’éro-
l’histoire de l’académie, en prenant comme tisme et souvent apologétiques – suivant un
angle d’approche l’étude des formes rhéto- motif largement diffusé dans le discours liber-
riques élaborées par ses membres et, surtout, tin – à l’égard de l’homosexualité, essentiel-
en interrogeant directement les textes, pour lement masculine. Dissimulant habilement
laisser les contextes au second plan. Ainsi l’im- l’apologie derrière une condamnation faible et
portance de la rhétorique paraît-elle centrale inconsistante, Strozzi, d’un côté, fait écho aux
dans la production de nombreux membres de positions de Giovanni Battista Marino et donne,

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l’académie et dans une production qui consi- de l’autre, la possibilité d’une large diffusion
dère que la forme écrite et la performance à des thèmes qui allaient ensuite se trouver
orale sont encore solidement liées et s’inter- dans les œuvres et déclarations publiques
roge sur les questions de l’éloquence, des ver- d’Antonio Rocco (L’Alcibiade fanciullo a scola
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tus de la voix, etc. entre toutes) et s’insérer dans le filon anti-


S’explique donc le choix de J.-F. Lattarico clérical de la critique des religions et de l’idée
d’identifier un fil rouge commun au sein de la même de péché conçu comme moyen de
production de l’académie, en s’intéressant aux contrôle social.
nouveaux genres qu’elle propose et en procé- De ce point de vue, la grande attention
dant à l’analyse des œuvres reconnues comme des Incogniti pour l’homosexualité masculine
paradigmatiques dans une période (entre 1625 s’exprime aussi avec grande clarté dans les
et 1645) où « ceux-ci baignent dans un climat œuvres de Pallavicino. En particulier dans Il
de grande instabilité formelle » (p. 12). Ainsi principe ermafrodito, la question de l’andro-
la première partie de l’œuvre est-elle desti- gynie, largement présente dans l’Adone de
née à l’analyse de genres, telle que la reprise, Marino, revient au centre du discours. Mais
sous forme parodique, de l’épopée héroïque. chez Pallavicino, à la différence de ce que l’on
L’Iliade giocosa de Loredan et les œuvres de trouve chez Marino, le jeu des genres et des
Giovanni Battista Lalli constituent un cas sexes ne se cache pas, aussi complexe soit-il,
d’étude important illustrant l’affirmation de et, tout en passant par les artifices classiques
genres et de sensibilités qui allaient mener, un du théâtre baroque, le thème du désir sexuel
peu plus tard, à la création du romanesque. est ici absolument évident.
Le roman, précisément, est analysé dans ses L’érotisme – c’est le thème de la troisième
intersections variables avec l’histoire, la rhé- partie de l’ouvrage – est présent de manière
torique et la poésie, par rapport aux œuvres capillaire dans les écrits provenant des rangs
d’Agostino Mascardi, de Brusoni, auteur plus de l’académie. Il peut être sublimé, pétrarqui-
actif et plus célèbre, et surtout du médecin de sant et marinisant, il peut trouver une place
Vérone, Francesco Pona, qui écrivit des œuvres dans les drammi per musica ; reste que le
surprenantes comme La lucerna, La maschera thème de l’amour revient dans presque toutes
iatropolitica et La Messalina. les œuvres des Incogniti. Il s’agit toutefois d’un
La seconde partie de l’ouvrage est consa- amour « pragmatique, charnel », dénué de toute
crée à une thématique importante, bien que préoccupation morale, excepté celles liées au
peu connue, les drammi per musica (le théâtre plaisir (p. 337). C’est une dimension absolu-
musical) qui connurent à Venise une saison ment évidente chez des auteurs tels que Rocco
très heureuse. L’histoire du Teatro novissimo et Pallavicino chez qui, cependant, l’érotisme
890 – quand il ne fut actif que quelques années et la sexualité deviennent un prétexte philoso-

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HISTOIRE CULTURELLE

phique pour attaquer la morale traditionnelle des années durant lesquelles le libertinisme
et défendre le naturalisme le plus extrême : avait trouvé dans l’académie des Incogniti un
les désirs sexuels sont considérés comme tout centre culturel actif et influent, un noyau
aussi naturels que les besoins primaires et leur d’élaboration, un pôle d’attraction qui façon-
satisfaction doit donc être recherchée, malgré nait l’hétérodoxie vénitienne, du moins dans
la méfiance des systèmes de pouvoir qui la manière dont elle était perçue dans certains
veulent en empêcher la réalisation, poursui- milieux.
vant des buts purement « politiques ». En d’autres termes, un climat libertin se
La quatrième partie est consacrée à Giovanni développait, dans lequel l’académie des Inco-
Francesco Busenello, un auteur encore peu gniti s’épanouissait sous les auspices et la
connu si ce n’est pour avoir écrit Il coronamento protection ouverte du patriciat. Ceci ne pré-
di Poppea, mis en musique en 1642 par Claudio suppose pas évidemment l’existence d’une
Monteverdi. Mais Busenello est l’auteur d’autres ligne politique et d’une conscience univoque
livrets et de nombreux textes inédits (dont le et dénuée de contradiction dans le milieu gou-
roman La Floridiana), qui constituent un point vernant de Venise, pas même au cours d’une
d’observation privilégié pour examiner de près période, brève somme toute, telle que celle

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la production des Incogniti. J.-F. Lattarico lit ces qui est examinée, et il est évidemment diffi-
œuvres à la lumière d’un traité de Busenello cile de retrouver des tendances unitaires dans
resté à l’état de manuscrit, le Della retorica, qui un contexte qui fut marqué au contraire, bien
constitue la conclusion du livre et, d’une cer- plus qu’il ne semble et qu’on ne le croie tradi-
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taine manière, un retour à l’idée initiale, celle tionnellement, par une multiplicité d’aspects
d’une exploration destinée à définir le rapport souvent opposés les uns aux autres. Mais c’est
entre les textes et leur dimension rhétorique. de là, justement, qu’il s’agit de repartir.
C’est dans le succès de cette tentative que
tient le principal mérite d’un livre qui, comme FEDERICO BARBIERATO
nous l’avons dit, ne se donnait pas pour objec- Traduction de FRÉDÉRIQUE BORDE
tif de proposer une histoire de l’académie des
Incogniti ainsi que de leur rôle au sein de la 1 - Edward MUIR, The Culture Wars of the Late
société et de la culture de Venise et des États Renaissance: Skeptics, Libertines, and Opera, Cambridge,
italiens. C’est là une histoire qui reste à faire. Harvard University Press, 2007.
Demeurent, en toile de fond, des probléma-
tiques que les historiens et chercheurs en litté-
rature pourront aborder armés de ce livre : le Jane McLeod
« libertinisme » des Incogniti, par exemple, ou Licensing Loyalty: Printers, Patrons,
encore leur relation complexe avec la situation and the State in Early Modern France
politique de l’époque. Le conflit de nombre University Park, Pennsylvania State
d’entre eux avec Urbain VIII et la protection, University Press, 2011, 302 p.
parfois insuffisante ou inefficace, du gouver-
nement de la république de Venise. C’est sans L’opposition mise en exergue par l’Histoire de
doute de là qu’il faudra repartir : les Incogniti l’édition française entre la « prééminence de la
peuvent constituer une articulation fonda- librairie parisienne » et l’« anémie provinciale »
mentale pour la compréhension de la première a longtemps cantonné les recherches sur
moitié du XVIIe siècle en Italie, y compris dans l’imprimerie et la librairie provinciales sous
ses aspects politiques. Il s’agit en effet d’une l’Ancien Régime dans le cadre d’espaces
période complexe durant laquelle la France, régionaux bien délimités 1 . Empruntant la
Venise et la Toscane partagèrent une même même perspective que Thierry Rigogne 2,
opposition au pape. Des années durant les- Jane McLeod choisit a contrario d’envisager la
quelles, avec l’épisode éphémère de la guerre question à l’échelle du royaume, en étudiant
de Castro, un front serré et puissant semblait l’extension progressive en province du prin-
être né et avoir trouvé le moyen de tenir tête cipe de régulation du nombre des ateliers
aux prétentions pontificales. En outre, ce furent d’imprimerie, adopté par la monarchie dans le 891

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COMPTES RENDUS

dernier tiers du XVIIe siècle, et les relations l’imprimerie dans plusieurs villes et, ailleurs,
nouvelles que cette politique instaure entre d’âpres luttes entre typographes pour la sauve-
les imprimeurs et l’État. garde de leur officine. L’application de la nou-
Un premier chapitre introductif retrace velle règle repose sur la collaboration active
l’historique de l’installation et du dévelop- des officiers élus des communautés profes-
pement des ateliers typographiques jusqu’au sionnelles avec les agents chargés localement
milieu du XVIIe siècle et identifie quatre élé- de veiller à la mise en œuvre de la politique
ments susceptibles de fonder alors l’« identité » royale, les lieutenants de police, les intendants
des imprimeurs : leur appartenance à l’uni- et leurs subdélégués et, un peu plus tard au
versité, leur position de client de la noblesse XVIIIe siècle, avec des agents spécialisés, les
ou du clergé, leur qualité de marchand ou inspecteurs de la librairie, présents dans vingt-
d’homme d’affaires et celle de membre d’une sept villes en 1737. Solidement argumentés,
communauté de métier. Durant cette période, ces chapitres sont illustrés par des exemples
l’intervention de l’État pour contrôler les nombreux et précis tirés des vastes dépouil-
imprimeries en province se manifeste de façon lements que J. McLeod a effectués dans les
sporadique à l’occasion des conflits religieux archives du Conseil du roi et confirment ainsi,

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ou des grèves ouvrières, mais trouve surtout à mais de façon plus systématique, les observa-
s’exprimer à partir du XVIIe siècle dans la poli- tions déjà mises en évidence par les études
tique d’attribution et de renouvellement des menées dans le cadre régional.
privilèges d’édition, qui favorise les impri- Avec le cinquième chapitre, consacré à l’ar-
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meurs parisiens au détriment des provinciaux. gumentation développée dans les demandes
Les chapitres suivants sont consacrés à de licence d’imprimeurs, s’ouvre un second
l’analyse de la mise en œuvre et de la générali- ensemble d’analyses plus novateur, centré sur
sation de la politique de limitation du nombre l’étude des relations établies, à la faveur de
des ateliers d’imprimerie dans le royaume. la nouvelle réglementation, entre imprimeurs
Inaugurée par deux arrêts du Conseil rendus provinciaux et institutions centrales. Comme
en février et octobre 1667, cette politique le note à juste titre l’auteure, le portrait
consiste, dans un premier temps, à suspendre idéal du « bon imprimeur » que dressent les
toute nouvelle entrée dans le métier, au motif requêtes au Conseil du roi est le produit des
qu’il est préférable de réduire le nombre des échanges entre trois types d’acteurs : les impri-
professionnels mal connus ou économiquement meurs, les juristes qui rédigent les requêtes
vulnérables, soupçonnés d’être tentés de s’en- et les représentants de l’autorité royale qui
gager dans des activités illicites. J. McLeod, y réagissent. Cette conjonction de points de
qui souligne le caractère rhétorique d’un argu- vue est synthétisée par une rhétorique assez
ment inspiré selon elle aux autorités par les stéréotypée, fondée sur les arguments jugés
imprimeurs eux-mêmes, montre, à travers plu- les plus recevables pour emporter la décision
sieurs exemples, que la décision du Conseil de l’administration royale. Compétence et
connaît une amorce d’exécution en province, mérite professionnels, appartenance familiale
contrairement à ce qui était communément au métier, valeur personnelle, moralité et
admis. Ce n’est toutefois qu’après la réalisation, loyauté des individus, sont les plus fréquem-
à la demande du chancelier de Pontchartrain, ment mis en avant et se combinent avec d’autres
d’une enquête générale sur les imprimeries et arguments faisant plus directement référence
librairies du royaume en 1701 et l’organisation au principe même de la fixation du nombre
d’un véritable appareil de contrôle sous l’égide des imprimeurs, pour le défendre ou pour le
du Conseil privé et l’autorité du « Bureau de contester. Au cours du temps, dimension
la librairie » que la réduction du nombre des familiale et mérite tendent cependant à se
imprimeurs est généralisée à toutes les villes confondre au bénéfice principal des familles
de province par un arrêt du Conseil d’État du d’imprimeurs en place.
20 juillet 1704. Le chapitre suivant, particulièrement vivant,
Cet arrêt provoque de véritables « purges » évoque à travers cinq études de cas les par-
892 dans les rangs des imprimeurs, la disparition de cours d’imprimeurs bien établis sous le règne

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HISTOIRE CULTURELLE

de Louis XVI, Jean-Marie Bruyset et Aimé le versant illicite de la production, pose éga-
Delaroche à Lyon, Jean Mossy à Marseille, lement question, car cette absence pourrait
les membres des familles Vatar à Rennes être susceptible de simplifier l’interprétation.
et Lallemant à Rouen, et met en évidence Les deux listes publiées en annexe, l’une sur
l’importance des relations de patronage locales la fortune des imprimeurs et l’autre sur leur
et des liens avec l’administration royale dans implication dans des activités illicites, indé-
les réussites brillantes que tous ont connues, pendamment de leur intérêt documentaire
parfois même, dans le cas de Mossy, en rupture intrinsèque, symbolisent une volonté peut-
ouverte avec la communauté professionnelle être un peu appuyée de l’auteure de soutenir
de sa ville. la thèse qu’elle défend en mettant en scène
Enfin, le dernier chapitre examine les – sans l’évaluer – l’écart entre la position res-
répercussions du contingentement des ateliers pectable des imprimeurs et les limites de la
sur le statut social des imprimeurs provin- loyauté qu’ils revendiquent.
ciaux et sur les attitudes que ceux-ci adoptent
à l’occasion des conflits politiques opposant les SABINE JURATIC

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parlements à l’autorité royale dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Sur le premier plan, 1 - Roger CHARTIER et Henri-Jean MARTIN
la mise en œuvre de la politique royale (dir.), Histoire de l’édition française, vol. 2, Le livre
s’accompagne dans les villes de province triomphant, 1660-1830, Paris, Fayard/Cercle de la
d’une incontestable valorisation du statut des Librairie, [1984] 1990, p. 331-384.
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imprimeurs, qui se traduit par l’élévation de 2 - Thierry RIGOGNE, Between State and Market:
Printing and Bookselling in Eighteenth-Century France,
leur niveau de fortune, par leur inscription
Oxford, Voltaire Foundation, 2007.
dans un environnement social élargi au monde
de la magistrature et même de l’aristocratie, et
par leur accession à des responsabilités poli- Avi Lifschitz
tiques urbaines. Leur notabilité fait parfois de Language and Enlightenment: The Berlin
leurs officines de véritables lieux de rencontre Debates of the Eighteenth Century
pour les élites locales et des imprimeurs, des Oxford, Oxford University Press, 2012,
intermédiaires culturels ouverts aux valeurs 256 p.
des Lumières. Paradoxalement pourtant,
J. McLeod observe que leur position sociale Il s’agit, à plus d’un titre, d’un ouvrage sur le
peut les conduire à rompre le pacte de loyauté langage et sur l’écriture de l’histoire. L’ambi-
conclu avec le pouvoir royal pour s’impliquer, tion d’Avi Lifschitz est de donner à comprendre
par intérêt commercial, par conviction person- comment et pourquoi, à l’apogée des Lumières,
nelle ou en raison de leurs liens de sociabilité les penseurs français et allemands liés à l’Aca-
locale, dans le commerce de livres et libelles démie de Berlin se sont autant intéressés à la
interdits, particulièrement lors des crises poli- problématique du langage. Il a également pour
tiques des règnes de Louis XV et Louis XVI. but d’expliquer la diversité des travaux, tant
L’ouvrage de J. McLeod éclaire d’un jour synchroniques que diachroniques, sur les ori-
nouveau la position occupée par les impri- gines et le développement du langage que
meurs dans les sociétés urbaines provinciales ces intellectuels proposent, c’est-à-dire les
et rend compte des dynamiques qui la ren- différentes raisons pour lesquelles le langage
forcent au XVIIIe siècle. On peut regretter néan- devient essentiel aux conceptions de l’histoire
moins que le contrôle de l’imprimerie exercé développées au milieu du XVIIIe siècle. Pour
par la monarchie ne soit pas situé, même briè- autant, le livre nous en dit peu, directement
vement, dans le contexte de sa politique éco- ou indirectement, sur la façon d’appréhender
nomique d’ensemble. Le fait que le quotidien l’importance du langage dans l’écriture de
des activités d’impression et de commerce du l’histoire aujourd’hui. En termes de méthodo-
livre en province et le partage des responsabi- logie, le travail d’A. Lifschitz s’inscrit dans
lités entre imprimeurs et libraires soient si peu une démarche assez classique consistant à
évoqués, alors que J. McLeod met l’accent sur expliquer les textes à la lumière des contextes 893

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COMPTES RENDUS

intellectuels et institutionnels plutôt que des questions lors des concours précédents et les
problèmes de langue et de communication. tensions entre francophones et germanophones
A. Lifschitz commence par défendre la dans le Berlin du XVIIIe siècle) ainsi que par
thèse selon laquelle la philosophie des une trajectoire intellectuelle germanique spé-
Lumières est un mouvement animé du souci cifique et par des débats linguistiques exté-
théorique central et permanent de fournir rieurs à l’Académie et de portée régionale. En
une explication naturaliste (et non divine) de d’autres termes, bien que l’universalité des
l’ensemble des inventions et des réalisa- problèmes soumis au débat nous permette de
tions de l’esprit humain. Cette préoccupation, continuer à parler « des Lumières », A. Lifschitz
argumente-t-il, explique que le langage soit – comme son père spirituel, l’historien John
devenu un objet d’étude si important pour les Robertson – insiste également sur l’importance
penseurs européens du XVIIIe siècle. Le lan- qu’il y a à explorer le « contexte intellectuel »
gage – et, plus particulièrement, le processus local pour faire apparaître les tournures parti-
par lequel les signes naturels ont été rempla- culières que prennent les débats dans les diffé-
cés par des signes artificiels – était considéré rents espaces concernés par les Lumières.
par des philosophes d’horizons, d’apparte- Quelles étaient ces caractéristiques propres

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nances religieuses et de convictions politiques dans le cas de la Prusse ? Les figures clés de
différents, comme la clé d’une histoire plus cette histoire – Johann Gottfried von Herder
globale de l’émergence de l’ordre social et (qui en constitue l’aboutissement) et Johann
politique et d’une pensée complexe. David Michaelis (qui est au centre de l’ou-
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Mais Language and Enlightenment, comme vrage) – empruntent beaucoup à l’abbé de


l’indique son sous-titre, est aussi un ouvrage Condillac, le penseur français à qui l’on
sur l’importance des particularismes locaux, doit l’histoire spéculative du langage la plus
s’agissant non seulement de l’utilisation du influente du XVIII e siècle ; ni Herder ni
langage, mais aussi des idées sur le langage. Michaelis ne tournent le dos à la tradition
L’ouvrage s’articule, de manière assez restric- naturaliste française, mais ils prennent aussi au
tive, autour des débats qui ont animé l’Acadé- sérieux les critiques de cette position, qu’elles
mie des sciences et des belles lettres de Berlin émanent du côté français ou allemand. Finale-
au milieu du XVIIIe siècle. Le but de l’auteur ment, une synthèse se dégage. Le langage est
n’est ni de suivre la thèse classique d’Isaiah vu sous un nouveau jour, comme une aptitude
Berlin mettant l’accent sur les racines alle- ou une disposition innée, mais une aptitude
mandes de la pensée anti-Lumières, ni de qui nécessite une activation environnementale
fondre complètement les penseurs prussiens et qui est également destinée à refonder le
dans un débat paneuropéen ou dominé par les monde duquel elle a émergé.
Français. A. Lifschitz réussit à dégager des A. Lifschitz décrit comment cette concep-
arguments solides en faveur d’une position tion s’est peu à peu imposée en retraçant une
alternative. Tout en montrant comment les série de débats antérieurs, dans et en dehors
concours de l’Académie de Berlin s’inscrivent de l’Académie, au sujet du langage, de l’esprit
dans des préoccupations intellectuelles à humain, de la société et de leur évolution
l’échelle de l’Europe, il souligne les motiva- parallèle. Les deux premiers chapitres sont
tions spécifiques des principaux concours sur principalement des résumés des grandes ten-
la langue organisés à Berlin entre 1759 et 1771, dances intellectuelles depuis le XVIIe siècle.
à savoir une constante obsession germanique L’auteur se penche tout d’abord sur la renais-
quant à la faiblesse de la thèse naturaliste sance de l’épicurisme – avec sa suggestion
sur l’origine du langage. Il va même plus loin d’une approche diachronique du langage –
en mettant en évidence la spécificité des dans le foyer de l’épistémologie sensualiste
réponses primées lors de ces concours. Pour qu’est la France. Puis il nous invite à découvrir
l’auteur, celles-ci étaient fortement influen- la tradition synchronique allemande, associée
cées par la culture et les institutions locales à Leibniz puis à Christian Wolff et aux pié-
(l’histoire particulière de l’Académie, l’impact tistes, dont l’attention accordée à la pensée
894 du piétisme sur la façon d’appréhender les symbolique a fermement établi la nécessité

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HISTOIRE CULTURELLE

de penser les signes et le développement de mêmes à cette invention ? », citée p. 178) et


la pensée comme étroitement liés. Il faut celui de la réponse primée (celle de Herder).
attendre le troisième chapitre pour arriver fina- Peut-être est-il injuste, dans ces conditions,
lement à Berlin, où le Discours sur les origines de reprocher à l’auteur d’éluder la question de
de l’inégalité de Jean-Jacques Rousseau surgit l’impact de ces débats, exception faite de
à point nommé pour susciter une remise quelques pages superficielles à la fin du livre
en cause de toutes ces conceptions. Pour où l’on apprend que celle-ci, ainsi formulée,
A. Lifschitz, il s’agit là du contexte indispen- est vite passée de mode. Le but d’A. Lifschitz
sable – auquel il faut ajouter la prise en compte n’est pas de nous dire comment ces débats ont
des intrigues politiques qui se jouent au sein pesé sur les conceptions ultérieures de l’his-
de l’Académie et de la permanence d’un ques- toire ou comment ils ont influencé la culture
tionnement parallèle pour déterminer si le allemande de manière générale, mais simple-
caractère d’un peuple est reflété par sa langue ment de nous renseigner sur les raisons pour
nationale – pour comprendre la décision lesquelles ce débat a eu lieu. Néanmoins, il
d’inviter le public à participer, à la fin des est difficile de ne pas voir dans ce livre une
années 1750, à un concours sur la question de opportunité manquée. Dans un ouvrage inti-

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l’influence réciproque des opinions d’un tulé Language and Enlightenment et entièrement
peuple sur le langage et du langage sur les consacré à une réflexion sur les moteurs du
opinions. changement historique, l’auteur en dit peu sur
Les deux chapitres suivants sont axés sur la façon dont pourrait se penser la relation
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Michaelis, l’orientaliste et piétiste de Göttingen du langage à l’histoire telle qu’elle est écrite
qui remporta le concours en 1759 avec son aujourd’hui. Contrairement à Quentin Skinner et
essai sur les relations entre le langage et l’es- à John Pocock, qu’il cite au début, A. Lifschitz
prit, considérées en termes politiques. Mal- ne s’intéresse que très peu aux termes, aux
heureusement, il est difficile de juger de la phrases ou aux structures de la langue dans les
variété des thèses soumises ou de l’originalité textes qu’il lit. Certes, le résumé des idées clés
de celle de Michaelis dans la mesure où les qu’il propose au fil des chapitres est d’une
autres textes proposés ont été perdus. Suit un admirable clarté. Mais comment ces idées sur
chapitre sur une querelle, aujourd’hui peu le langage sont-elles reliées à la langue dans
connue, dans le Berlin des années 1760, à pro- laquelle elles sont formulées et disséminées ?
pos de la signification et de l’importance de Et comment ces idées, à leur tour, façonnent-
la langue française à Berlin. L’auteur cherche elles la langue et le contexte culturel des-
à montrer comment ces questions, qu’elles quels elles ont émergé ?
touchent à la culture ou à la connaissance, A. Lifschitz s’efforce de suggérer que la
étaient liées entre elles et, plus généralement, culture institutionnelle, et non les seuls argu-
comment elles s’articulaient à celle persis- ments antérieurs, joue un rôle formatif en
tante de la validité de la thèse naturaliste sur termes de production de nouvelles idées. C’est
les origines du langage humain. Le concours, pourquoi les différents débats qui ont lieu à
mieux connu, de 1771, dont traite le dernier cha- Berlin sur l’origine, la nature et les consé-
pitre et qui a fait l’objet d’une étude détaillée quences des signes linguistiques sont influen-
de Cordula Neis 1 , était, selon A. Lifschitz, cés par les besoins et les préoccupations
encadré de manière à susciter des réponses spécifiques des éditeurs, des censeurs, des
permettant de sortir enfin de « l’impasse » et mécènes, des pasteurs, des leaders politiques
de résoudre cette question une bonne fois pour et des autorités au sein des universités et des
toutes. En fait, Language and Enlightenment sociétés savantes et sont, en tant que tels,
peut se lire comme l’esquisse d’une sorte reliés entre eux par des personnes, des ques-
d’arrière-plan qui éclairerait à la fois le sens de tions politiques ainsi que par une proximité
la question classique posée (« En supposant conceptuelle. C’est ce qu’A. Lifschitz appelle
les hommes abandonnés à leurs facultés natu- le « contexte intellectuel ». Mais quelle est
relles, sont-ils en état d’inventer le langage ? l’influence de ces débats, à leur tour, sur la
Et par quels moyens parviendront-ils d’eux- culture qui les nourrit – et pourquoi ? Quel rôle 895

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COMPTES RENDUS

joue le langage dans ce processus ? A. Lifschitz plus ou moins censurées mais sans que l’esprit
nous indique la réponse qu’auraient pro - de la démarche soit radicalement altéré. Si le
bablement donnée les penseurs allemands de titre sonne comme un projet encyclopédique
la seconde moitié du XVIII e siècle. Ce qu’il de savoir complet, une démarche de compa-
nous dit moins, c’est comment y répondre raison presque militante – dont la généalogie
aujourd’hui. Cet ouvrage suggère que l’ambi- intellectuelle est retracée par Jacques Revel –
tieux travail qui attend les historiens de la pen- l’informe néanmoins de bout en bout. Le
sée ne se limite pas à prendre en compte le parallèle établi par les commentateurs avec
souci de l’histoire culturelle dans leurs travaux. l’Encyclopédie n’est pas innocent : même cen-
Il s’agit de démontrer comment les mots, les tralité des planches, même prix prohibitif qui
concepts, les genres, les idées et les courants le réserve aux élites, même usage de la neutra-
politiques et culturels sont connectés. L’his- lité au service d’un message contestataire. Le
toire de l’écriture de l’histoire, et notamment livre promeut en effet la tolérance religieuse
de l’histoire linguistique, pourrait être le ter- par le texte mais aussi par l’image, en montrant
rain idéal pour cet exercice. qu’on peut fréquenter tout le monde : Bernard
Picart se représente ainsi partageant le Seder

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de Pâque à la table des Judéo-Portugais
SOPHIA ROSENFELD
d’Amsterdam.
Traduction d’ANTOINE HEUDRE
L’analyse qu’en proposent Lynn Hunt,
Margaret Jacob et Wijnand Mijnhardt est
1 - Cordula NEIS, Anthropologie im Sprachdenken
empreinte de la volonté de redonner une place
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des 18. Jahrhunderts: Die Berliner Preisfrage nach dem


Ursprung der Sprache, Berlin, De Gruyter, 2003.
aux « artisans » des Lumières à côté de ses phi-
losophes patentés. Le qualificatif peut pour-
tant prêter à discussion, tant les deux auteurs
étudiés sont partie prenante du monde du livre
Lynn Hunt, Margaret C. Jacob
sans être véritablement des artisans. Du moins
et Wijnand Mijnhardt (éd.)
ne revendiquent-ils rien de plus que leur sta-
Bernard Picart and the First Global Vision
tut de libraire pour l’un et de graveur pour
of Religion
l’autre, plaçant leurs activités intellectuelles
Los Angeles, Getty Publications, 2010,
sous le signe de leur investissement profes-
364 p.
sionnel. Les Cérémonies jouissent en outre
d’une position singulière dans le parcours
Lynn Hunt, Margaret C. Jacob de chacun. Leur commercialisation, réussie,
et Wijnand Mijnhardt n’était pas indispensable à l’existence maté-
The Book That Changed Europe: Picart and rielle des producteurs : le graveur Picart (1673-
Bernard’s Religious Ceremonies of the 1733), déjà célèbre dans toute l’Europe, dirige
World alors un important atelier qui lui assure des
Cambridge/Londres, Harvard University revenus conséquents ; quant au libraire Jean-
Press, 2010, 383 p. Frédéric Bernard (1680-1752), il a acquis une
solide indépendance financière en spéculant
Ces deux livres – un collectif richement illustré lors des crises financières de 1720. Son gendre
envisageant surtout la circulation des images posthume, Marc-Michel Rey, sera l’un des
et une synthèse portant plutôt sur le projet grands éditeurs des Lumières.
intellectuel – sont consacrés à l’élaboration et Malgré leur position établie, Bernard et
au devenir des Cérémonies et coutumes religieuses Picart sont présentés comme pensant depuis
de tous les peuples du monde, publiées à Amsterdam les marges : tous deux sont des « incertains »
en sept volumes in-folio entre 1723 et 1737. de la foi. Ils ont fréquenté les cercles hétéro-
Cet ouvrage, aujourd’hui relativement oublié, doxes de la première franc-maçonnerie, les
a pourtant connu un retentissement et un « chevaliers de la Jubilation », ainsi que le
succès commercial considérables. La papauté quaker Benjamin Furly, dont la bibliothèque
l’a d’ailleurs mis à l’Index dès 1738. Les tra- à Rotterdam fut un lieu d’effervescence intel-
896 ductions et éditions pirates sont nombreuses, lectuelle, accueillant notamment John Locke.

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HISTOIRE CULTURELLE

Mais, à titre plus personnel, ils sont à la péri- Les Cérémonies sont construites à partir
phérie de leur propre communauté, celle des d’autres livres (récits de voyage, polémiques
huguenots : Bernard vient d’une famille de religieuses, etc.) et d’autres images. Bernard
pasteurs provençaux marquée par le passé vau- et Picart sont des explorateurs de cabinet qui
dois ; Picart est un cas d’espèce puisqu’il s’est effectuent un tour du monde sans sortir de leur
converti au calvinisme après la Révocation de bibliothèque, ne visitant guère que leurs voi-
l’édit de Nantes, apparemment à Paris même. sins des Provinces-Unies, il est vrai fort divers
On peut probablement imputer à ces parcours (juifs et protestants de multiples obédiences,
une vision latitudinaire du salut, dépourvue minorité catholique). Assumant cette volonté
de visée apologétique ou missionnaire, mais de compilation plutôt que de création origi-
désireuse de rapprochement entre les hommes. nale, ils ont pris en compte quasi exhausti-
Certains silences sont éloquents : Bernard vement l’ensemble de la littérature alors
évoque le Christ enseignant mais ne le pré- disponible en Europe, que ce soit sur l’Inde
sente jamais comme Fils de Dieu. (Sanjay Subrahmanyam), la Chine (Marcia
Il s’agit aussi de restituer la contribution Reed, Catherine Clark) ou l’Amérique du Sud
(Verónica Gutiérrez). Les longues citations de

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des croyants aux Lumières, même françaises
ou radicales, en montrant combien celles-ci sources sont légion et les interventions person-
s’ancrent dans des logiques religieuses, contre nelles de Bernard limitées, en dehors des dis-
sertations théoriques liminaires, comme sur le
une vision matérialiste et spinoziste dont le
sens du péché par exemple. L’énorme masse
chef de file (assez nettement pris pour cible)
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de savoir accumulée par les Européens reste


serait Jonathan Israël 1. Car Bernard et Picart
encore assimilable par des individus singuliers
sont bien issus du milieu qui discute le Traité
et susceptible d’être traitée de manière rela-
des trois imposteurs, emblème de la pensée anti-
tivement objective. Cette démarche renvoie
religieuse, et le publie. Le refus de la croyance
surtout au choix de proposer une étude
ne semble pas si communément partagé. La
contemporaine des religions d’où les cultes
synthèse penche donc plutôt du côté des
du passé sont absents. Ce sont les fidèles
analyses de John Pocock ou de David Sorkin,
d’aujourd’hui qui les intéressent : non les
pointant une transformation interne du reli- juifs du Temple, mais ceux que l’on croise
gieux qui mènerait de la théologie à l’histoire à Amsterdam. L’efficacité des réseaux de la
des religions, voire à leur science 2. S’il n’y a République des Lettres explique en partie la
donc pas d’athées dans cette histoire, l’anti- qualité de l’information. Elle fait circuler les
cléricalisme est en revanche bien présent. La images européennes de « reportage » ou indi-
détestation des clergés tyranniques, des super- gènes, toutes retravaillées par Picart sans que,
stitions et des gestes pharisiens affleure sans sauf exception, leur origine soit précisée, à la
cesse sous la plume de Bernard qui exprime différence des citations scripturaires systéma-
son attachement à retrouver une foi « pure », tiquement référencées.
une religion naturelle d’avant son altération La démarche de comparaison procède avant
par l’histoire des hommes. L’origine commune tout par juxtaposition des cas, sans jugement
des religions réside dans leur désir de purifica- de valeur explicite, afin de laisser le lecteur
tion, d’effacement du péché ; leur sort ordi- trancher. Il en est de même des images : il faut
naire est de se transformer progressivement en aller soi-même d’un chapitre à l’autre pour
crainte d’un enfer. Ce que Bernard et Picart établir des liens entre les représentations. La
entendent par religion n’est d’ailleurs pas très similitude des thèmes simplifie la tâche :
clair. L’attention aux pratiques prédomine Picart propose ainsi dans deux volumes diffé-
assurément mais sans empêcher l’examen des rents une semblable apparition du feu sacré
corpus doctrinaux et des légendes des origines. chez les Péruviens et les Grecs orthodoxes.
Bernard s’intéresse en particulier à l’extension L’enthousiasme des premiers est visiblement
et aux différentes formes de la métempsychose plus maîtrisé que l’hystérie des seconds,
chez les peuples du Nouveau Monde, mais encore faut-il disposer des deux volumes côte
aussi chez les Brahmanes. à côte pour le remarquer. Reste que certaines 897

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COMPTES RENDUS

mettent très visiblement l’accent sur la débauche de faciliter la comparaison tout en illustrant le
de luxe des pratiques et que Bernard tisse sou- propos : les différences entre les hommes sont
vent dans les notes des analogies entre deux minces. Une telle démarche s’inscrit bien dans
peuples. Les Cérémonies jugent donc quand la tendance du premier âge moderne, sous-
même parfois. Elles ne sont pas non plus tendue par le monogénisme, à justifier les
exemptes de préjugés : la vraie religion selon idolâtres par rapprochement avec l’Antiquité
Bernard et Picart ressemble beaucoup à une européenne ; et ce, alors même que le souhait
forme ultra-minoritaire de calvinisme, les col- de Bernard et Picart de cerner la singularité
légiants, une secte égalitariste sans clergé et à propre de chaque peuple tendrait à les en éloi-
la foi très épurée (Jesse Sadler). Le livre est gner. Mais ce parallèle pourrait aussi inciter à
cependant dépourvu de mépris envers les une forme d’introspection de l’Occident chré-
autres peuples, y compris les juifs germa- tien au miroir des autres.
niques ou les musulmans. L’expressivité des Ces deux ouvrages apportent donc une
visages à laquelle Picart se montre attentif per- contribution majeure à la thématique du croi-
met de « sensibiliser » le lecteur à cette égalité sement entre religions et Lumières. Donnant
théorique des hommes (Kishwar Rizvi), même à voir les auteurs au travail intellectuel, ils

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si les indigènes n’ont pas vraiment la parole. mettent en évidence les formes différenciées
En outre, les préventions de Bernard et Picart et l’ampleur variable de la circulation de pro-
sont justiciables d’une lecture plus politique ductions culturelles européennes et extra-
que philosophique. Si la polémique anti- européennes. Si l’ampleur et la radicalité du
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catholique est abondante, elle est surtout tour- fascinant projet de Bernard et Picart appa-
née contre Rome et l’Inquisition (Guillaume raissent dès lors clairement, l’absence d’étude
Calafat), tandis que les hétérodoxes, jansé- consacrée précisément aux modalités de
nistes et quiétistes notamment, apparaissent réception et de lecture des contemporains,
sous un jour favorable. La démarche est aussi assurément difficile à réaliser, empêche toute-
informée par le contexte géopolitique des fois d’en saisir nettement la portée et les
alliances des Provinces-Unies. Cette influence modalités d’appropriation.
transparaît dans la comparaison entre Ottomans
sunnites, alliés de la France, et Perses chiites, NICOLAS LYON-CAEN
favorables aux Provinces-Unies (K. Rizvi) : les NATALIA MUCHNIK
premiers, comme les catholiques, confondent
allègrement sacré et profane tandis que les 1 - Jonathan I. ISRAËL, Les Lumières radicales. La
seconds sont graves et austères. Des stéréo- philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité,
types qui correspondent sans doute à ce que 1650-1750, trad. par P. Hugues, C. Nordmann et
pensent Bernard et Picart et aux attentes du J. Rosanvallon, Paris, Éd. Amsterdam, [2001] 2005.
public local. 2 - David SORKIN, The Religious Enlightenment:
Les Cérémonies témoigneraient ainsi d’une Protestants, Jews, and Catholics from London to
pensée antérieure au colonialisme domina- Vienna, Princeton, Princeton University Press,
teur et à la folklorisation des peuples extra- 2008.
européens, qui s’amorcent dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Les images d’origine
non européenne subissent pourtant un proces- Dan Edelstein
sus de traduction, passées au moule de la pers- The Enlightenment: A Genealogy
pective et du naturalisme, comme le plan de Chicago, The University of Chicago
La Mecque (David Brafman). Les cérémonies Press, 2010, 209 p.
sont installées dans des décors répondant aux
canons du classicisme, comme le Convoi funèbre En proposant une nouvelle « généalogie » des
d’un grand de la Chine qui s’apparente aux Lumières, Dan Edelstein entend poser à nou-
processions catholiques (C. Clark). Mais plus veaux frais les questions balisées de l’historio-
qu’une réduction à un universalisme européo- graphie de ce mouvement : comment accorder
898 centré, il faut probablement y voir un moyen élaborations théoriques et pratiques cultu-

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HISTOIRE CULTURELLE

relles ou sociales ? Faut-il envisager une « dif- niques. La thèse polémique de l’ouvrage surgit
fusion » ou une « dissémination » des idées ici : les Lumières pourraient devoir davantage
fortes à partir d’un centre investi par l’élite ? aux Anciens – plus conscients que le progrès
Où et quand commencèrent les Lumières et scientifique et technique peut s’accompagner
quelle fut l’étincelle de leur déclenchement ? d’une admiration renouvelée pour les auteurs
À contre-courant de la littérature récente, sou- classiques – qu’aux Modernes.
cieuse de pluraliser, de décentrer les Lumières L’abbé Dubos constitue, à cet égard, un pro-
ou de les penser à partir des « marges », le parti tagoniste de tout premier plan : ses influentes
pris de l’ouvrage est résolument classique : les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture
Lumières européennes furent bien françaises, (1719) ont donné le ton d’une réflexion sur
et parisiennes, avant tout autre chose. La ques- « l’esprit philosophique » et les « Lumières »
tion de l’origine se trouve ainsi réassignée non qui sont désormais considérées comme la
plus dans la philosophie de tel ou tel auteur caractéristique majeure du siècle 1. Dubos est
(René Descartes, John Locke, Isaac Newton ou un bon connaisseur de Locke, dont il partage
Baruch Spinoza), mais dans une polémique pré- le sensualisme ; il est donc un « moderne »
cise : la Querelle des Anciens et des Modernes. sur le plan épistémologique. Lui-même situe

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D. Edelstein est conscient qu’une théorie ne l’origine du « tournant » des Lumières vers
se diffuse pas comme un dogme. Aussi ne s’agit- 1650-1660, ce qui correspond non seulement à
il pas de dupliquer la méthode de Jonathan la fondation de certaines académies en France,
Israël : l’origine des Lumières, telle qu’il la mais aussi aux travaux de Francis Bacon,
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conçoit, est plutôt la généalogie d’une expres- Descartes et William Harvey. Pourtant, ce
sion précise – celle de l’« esprit philosophique » moderne est aussi un grand admirateur des
ou du « siècle éclairé » qui s’interroge de Anciens dans le domaine esthétique et un
manière réflexive et comparative sur ses thuriféraire de la thèse royale, absolutiste,
mérites et sur ses failles. contre Henri de Boulainvilliers. Enfin, Dubos
Associées à une prise de conscience – plu- a eu l’immense mérite de comprendre le nou-
tôt qu’à une crise de conscience, selon la for- veau rôle octroyé à la « société » et au « public »
mule de Paul Hazard –, rapportées au « récit » cultivé qui la compose. Aussi peut-on résumer
(narrative) élaboré par l’élite éclairée avant la première thèse provocatrice de l’ouvrage :
d’être diffusées aux philosophes puis aux en faisant de la « société » le sujet de leur nar-
sociétés européennes, les Lumières ne font ration historique (historical narrative), Dubos
l’objet d’aucune déconstruction postmoderne : mais aussi Bernard Le Bouyer de Fontenelle
l’auteur s’attache plutôt à retisser la trame et Nicolas Fréret ont été à la source de la philo-
d’une narration cohérente, contre toutes les sophie des Lumières, autant sinon plus que
visions morcelées et fragmentaires du phéno- les grands auteurs du « canon » (Montesquieu,
mène. Empruntant à Peter Gay la vision des Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot,
Lumières comme « paganisme moderne », il etc.). Par ailleurs, ces auteurs du canon n’ont
restaure la grandeur d’un projet philosophique pas été à l’origine d’une rupture radicale avec
dont les sources, selon lui, furent d’abord les Anciens : tout au contraire, il est possible
antiques. de relire leur philosophie en réévaluant l’in-
L’élément-phare de la prise de conscience fluence classique qui les oriente.
qui permet de redonner leur unité aux La deuxième idée majeure de l’ouvrage
Lumières, par-delà la diversité des contextes porte sur les institutions qui ont rendu possible
nationaux et des modes d’expression insti- l’éclosion des Lumières. L’auteur récuse la
tutionnels, réside dans la réflexivité : les thèse en vogue selon laquelle les Lumières
Lumières eurent conscience de faire époque se seraient érigées contre les institutions
et se désignèrent elles-mêmes comme « siècle caduques de l’Ancien Régime, en France du
éclairé ». L’intérêt de l’auteur se cristallise sur moins, pour mieux bâtir une forme de « contre-
les années 1675-1730 qui virent naître une culture » extérieure à la sphère publique aris-
forme particulière de discours académique, tocratique. Pour D. Edelstein, les Lumières
éloignée des doctrines philosophiques cano- ont principalement émané des académies, et 899

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COMPTES RENDUS

même des universités, moins désuètes qu’on Il faut prendre la mesure de la transposition
ne pourrait le croire ; surtout, elles n’ont pas subie par l’analyse entre les Politiques et
joué contre l’État mais ont trouvé en lui (ou L’esprit des lois : dans sa théorie politique,
plutôt dans certaines de ses parties, selon un Montesquieu substitue à une théorie téléo-
modèle polyarchique) le soutien indispensable logique finalisée par la vertu (entendue
et la condition sine qua non de leur existence. comme excellence de l’homme, associée à la
S’érigeant contre la vision du philosophe en perfection de sa nature) une théorie moderne
exil, l’auteur brosse le tableau d’une société orientée par la liberté – opinion que l’on a de
philosophique bon teint désireuse, en respec- sa sûreté. La cité régie par la vertu politique,
tant les codes de la politesse, de se ménager entendue comme amour de la patrie et amour
la protection des puissants (Madame de des lois, préférence continuelle pour l’intérêt
Pompadour, Étienne-François de Choiseul, public au détriment de son intérêt propre,
Jacques Necker...) et souvent complice avec la est bel est bien, comme le soulignera Georg
censure (de Jean-Baptiste Suard à Malesherbes). Wilhelm Friedrich Hegel, « chose du passé ».
L’esprit philosophique n’aurait pu émerger Telle est la raison pour laquelle il est déli-
sans l’alliance, dans les salons, entre « gens du cat de souscrire à la formule selon laquelle

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monde » et « gens de lettres » 2. Montesquieu « regrette » l’économie morale
La troisième hypothèse « révisionniste » de de l’Antiquité (p. 56-57) et plus encore à l’idée
l’ouvrage concerne les rapports entre Lumières selon laquelle la séparation des pouvoirs ne
et radicalisme, ou Lumières et Révolution. serait qu’une reformulation de l’idée classique
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J. Israël est une cible de choix : à l’évidence, de « gouvernement mixte » (concept que
les Lumières ne se départagent pas entre l’auteur de L’esprit des lois prend soin, tout au
l’ivraie modérée et le bon grain radical (maté- contraire, de n’employer jamais). Disposer
rialiste, démocrate, athée). Mais faut-il consi- d’une connaissance parfaite de l’histoire
dérer pour autant que les philosophes n’étaient romaine ou de Tacite n’implique pas d’adhé-
audacieux que dans la mesure où ils voulaient rer à un « modèle classique » du politique
satisfaire leur public ? En voulant à tout prix que l’essor de l’économie moderne, pour
établir qu’il n’existe aucun lien substantiel Montesquieu, rend définitivement caduc.
entre Lumières et Révolution, et en ne citant Cet exemple permet de nuancer la « réha-
pas la « littérature grise » de réaction (jésuite, bilitation » des Anciens promue par l’ouvrage :
janséniste, etc.) aux ouvrages des philosophes, marquer l’importance des effets de la querelle
l’auteur minore leur portée subversive, que ce sur la définition de l’esprit philosophique est
soit dans le registre du libertinage, de la cri- une chose ; assurer que les Anciens exerçaient
tique de l’orthodoxie religieuse, de la critique sur les philosophes un magistère moral et poli-
sociale de l’aristocratie ou de la critique poli- tique en est une autre. Aussi faudrait-il revenir
tique de la monarchie absolue. à la critique finale que D. Edelstein adresse à
Surtout, ce que l’on pourrait nommer le Michel Foucault qui aurait produit un « mythe »
« révisionnisme classique » de l’auteur appelle des Lumières en les associant à la conscience
une réflexion sur la nature de l’influence exer- de soi de la modernité. Prolem sine matre crea-
cée par les Anciens, pour peu qu’on les identi- tam, écrivait Montesquieu à la fin de sa préface
fie de manière précise : comment mesurer leur à L’esprit des lois – « une œuvre née sans
autorité sur les philosophes du canon ? Il va de mère ». La citation latine fournit certes au
soi que les grands auteurs des Lumières ont public cultivé une référence implicite à Ovide,
lu et admiré Platon, Aristote, Plutarque ou de même que la citation en italien (ed io anche
Cicéron. Mais « l’Antiquité n’est pas un bloc » son’ pittore) qui renvoie au Corrège admirant
et les philosophes eux-mêmes ne sont pas un tableau de Raphaël – lui-même dans un
monolithiques. Pour ne donner qu’un seul rapport ambigu de noble émulation sans ser-
exemple, l’idée selon laquelle Montesquieu, vile imitation. Mais l’idée d’« une œuvre née
contrairement aux idées reçues, n’aurait pas sans mère » permet précisément à l’auteur de
surmonté son admiration pour la cité classique manifester la rupture inhérente à son projet,
900 et son modèle de vertu peut être discutée. qui entend transposer la méthode moderne

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HISTOIRE CULTURELLE

des sciences de la nature dans la science nou- lieu à des montagnes d’écrits et d’images. Qui
velle des sociétés (ce pourquoi Charles Bonnet plus est, bien que les vols les plus mémorables
a nommé Montesquieu le « Newton du monde aient eu lieu au-dessus de Paris, le vol en
moral »). Prolem sine matre creatam : le paradoxe ballon n’était pas qu’une activité exclusive-
de l’esprit philosophique n’est-il pas là ? ment urbaine et prit racine en profondeur en
province et à l’étranger, tout particulièrement
CÉLINE SPECTOR en Angleterre et en Allemagne. D’amples
recherches dans des bibliothèques et archives
1 - Céline SPECTOR, « Les lumières avant ont permis à M. Thébaud-Sorger d’étudier
les Lumières : tribunal de la raison et opinion tous les aspects du phénomène et, ce faisant,
publique », 2009, revolution-francaise.net. de découvrir des douzaines de vols en ballon
2 - Antoine LILTI, Le monde des salons. Socia- d’une moindre renommée.
bilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris,
Cette étude propose une exploration à la
Fayard, 2006.
fois subtile et originale de la production des
ballons et de leur réception jusqu’à la pratique.
L’auteur montre comment la route de l’inno-

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Marie Thébaud-Sorger
L’aérostation au temps des Lumières vation aérostatique s’est tracée dans un
Rennes, Presses universitaires de Rennes, contexte où l’on assimilait de plus en plus la
2009, 350 p. science au progrès, comme en attestent les
débats de l’époque au sujet des paratonnerres
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L’histoire de l’aérostation s’est souvent ins- et du mesmérisme. Au début des années 1780,
crite dans une perspective éminemment téléo- la chimie, notamment les propriétés et divers
logique et a souvent porté ses inventeurs aux usages des gaz et fluides invisibles, était très
nues, si bien que c’est avec un certain soulage- en vogue. La conjoncture politique de l’époque
ment ainsi qu’un plaisir considérable que l’on fut propice à l’innovation des frères Montgolfier.
découvre l’excellent ouvrage de Marie Thébaud- Elle fit coïncider l’intérêt du Contrôleur géné-
Sorger, issu de sa thèse de doctorat. ral des finances, Charles-Alexandre de Calonne,
Une des caractéristiques les plus frappantes pour les investissements technologiques et
de cet ouvrage est le fait qu’il offre une d’infrastructures, l’engouement de la haute
réflexion, à différentes échelles, sur l’aéro- aristocratie, pétrie de rivalités, pour les entre-
station en tant que phénomène culturel qui prises hasardeuses attirant un large public
procède d’une interaction entre des facteurs (jusqu’à un certain point, le roi soutint les
sociaux, technologiques, scientifiques, intel- frères Montgolfier et le duc de Chartres leur
lectuels et politiques. M. Thébaud-Sorger rival), ainsi que les élites urbaines avides
place son analyse sous le signe de la « micro- d’innovations scientifiques. La production de
histoire » (p. 26) et se concentre sur les deux ballons ne se fondait pas seulement sur les
années qui succèdent aux premiers vols en réseaux urbains et ruraux préexistants, mais en
ballon en 1783. Néanmoins, bien que cette créait de nouveaux. Les villes qui imitèrent le
perspective micro-historique s’accorde avec plus efficacement les expériences parisiennes
son souci des détails ainsi qu’avec la dimen- étaient des centres manufacturiers très axés
sion sociale des opérations qu’elle décrit, elle sur la communication et les échanges (Bordeaux,
montre en réalité que l’aérostation fut égale- Nantes et Lyon, en particulier). Il fallait avoir
ment un phénomène de la grande histoire. Les l’esprit d’initiative pour se lancer dans la
exploits des frères Montgolfier avec leurs fabrication matérielle des ballons, ces entités
ballons à air chaud (et ceux de leur rival complexes nécessitant une grande variété de
Jacques Charles, qui préférait l’hydrogène, matières premières et exigeant une main-
gaz qui deviendra la technologie privilégiée d’œuvre aux compétences diverses. L’esprit
par défaut) suscitèrent un intérêt des plus d’entreprise et un sens aigu des affaires étaient
répandus à travers l’Europe. Ils nourrirent un également requis pour ce qui était du finan-
engouement quasi universel pour un phéno- cement des projets : des opérations incluant
mène perçu comme marquant et donnèrent le patronage, l’inscription, la vente des billets, 901

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COMPTES RENDUS

etc. Les entrepreneurs dans le secteur du ment leur public. Durant la Révolution, une
ballon devaient également faire en sorte de école d’aérostation fut créée et l’on se mit à
défendre leur légitimité en tant que scienti- utiliser des ballons de reconnaissance à partir
fiques (plutôt qu’hommes de spectacle) face de la bataille de Fleurus. Néanmoins, les bal-
aux savants et aux académiciens, tout en fai- lons ne se révélèrent pas à la hauteur sur les
sant, si possible, des bénéfices. L’aérostation champs de bataille et Bonaparte les utilisa
permit la rencontre entre la science et le davantage comme des instruments de pression
commerce dans des unions nouvelles, parfois psychologique que comme des armes opéra-
risquées, mais généralement fructueuses. tionnelles. Le ballon était synonyme de pro-
Les deux années à l’étude (1783-1785), eu grès et de civilisation, certes, mais d’une façon
égard à la réception de l’aérostation par le relativement lacunaire.
public, nous permettent de suivre la trajectoire Cette monographie bien écrite et joliment
du phénomène depuis l’émerveillement et la illustrée est un modèle du genre. Avec une
stupéfaction des débuts jusqu’à la déception, érudition exemplaire, M. Thébaud-Sorger
à peine dissimulée, suivie par un sentiment offre une contribution importante à l’histoire
d’indifférence face à un processus de banali- culturelle des sciences et des technologies à

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sation, tout particulièrement après quelques la veille de la Révolution française. Une fois
échecs (et décès) spectaculaires, ainsi que par assimilées, les leçons tirées de cette étude
le sentiment qu’il fallait rapidement trouver nous permettront d’explorer de nouvelles
une utilité, quelle qu’elle fût, à cette nouvelle interactions entre la science, le commerce et
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technologie. En outre, hors des villes, les bal- l’État après 1789.
lons étaient généralement vus d’un œil soup-
çonneux, hostile et même craintif. Il est arrivé
COLIN JONES
qu’à cette époque, des ballons qui atterrissaient
Traduction d’AURORE VINCENTI
en zones rurales se fassent attaquer par des
paysans armés de leur fourche, persuadés
qu’ils massacraient un monstre aérien.
Parmi les diverses réactions examinées par Noémie Étienne
M. Thébaud Sorger, une attention toute parti- La restauration des peintures à Paris (1750-
culière est portée aux sensations décrites par 1815). Pratiques et discours sur la matérialité
les aéronautes. L’expérience du vol était si des œuvres d’art
nouvelle que nul langage existant ne leur per- Rennes, PUR, 2012, 354 p.
mettait de retranscrire avec justesse et nuance
les paysages qu’ils survolaient. Ils avaient par
conséquent tendance à recourir à des méta- Pierre-Yves Kairis, Béatrice Sarrazin
phores exaltantes dignes d’une sensibilité et François Trémolières (dir.)
vaguement préromantique, ainsi qu’à des rele- La restauration des peintures et des
vés de mesures prises à l’aide des instruments sculptures. Connaissance et reconnaissance
scientifiques (thermomètres, baromètres, etc.) de l’œuvre
qu’ils emportaient avec eux. L’aérostation au Paris, Armand Colin, 2012, 464 p.
temps des Lumières restait fidèle aux innova-
tions mathématiques de l’époque. En 1750, la Charité d’Andrea del Sarto, transposée
Dès 1785, l’échec des aéronautes et de leurs sur toile par le restaurateur Robert Picault, est
nombreux défenseurs à trouver une utilité exposée au palais du Luxembourg, placée sur
sociale au ballon commença à ternir son poten- un chevalet auprès de son ancien support en
tiel. Toutefois, des entrepreneurs ingénieux, bois. Quelques années plus tard, en 1754, c’est
tels que Jean-Pierre Blanchard, parvinrent à au tour des fameux tableaux de Pierre Paul
établir l’aérostation comme une branche de Rubens, peints pour la galerie du Luxembourg,
l’industrie des loisirs populaires de la France d’être montrés en cours de restauration avec
urbaine. Les réalisations spectaculaires de la des zones provisoirement soustraites au net-
902 science des Lumières trouvaient invariable- toyage, les vernis encore opaques, afin de

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HISTOIRE CULTURELLE

montrer au public l’ampleur des transforma- rateur François-Toussaint Hacquin, et à divul-


tions. Inédite jusqu’alors, la mise en scène par guer ainsi sa technique de transposition. En
la monarchie de ces interventions de restau- dépit des débats très vifs autour du droit de
ration est spectaculaire. Elle témoigne des l’inventeur et de la propriété intellectuelle,
nouveaux enjeux esthétiques, techniques et l’administration impose la publicisation de
politiques de la restauration au XVIIIe siècle, au cette invention. C’est que la restauration est
moment où l’art s’affirme comme valeur mar- devenue très politique, soumise à l’opinion
chande et patrimoniale dans l’espace public. publique, française mais aussi européenne, qui
Longtemps peu explorée, à l’exception scrute avec attention le devenir des chefs-
des travaux d’Alessandro Conti et de Gilberte d’œuvre détachés, mis en caisse puis déballés
Émile-Mâle, l’histoire de la restauration est un dans la cour du Louvre afin d’être exposés
domaine en plein essor. Si la restauration est dans le nouveau Musée central des arts.
d’abord un fait matériel et un geste technique, Comme le montre admirablement N. Étienne,
des travaux récents nous montrent qu’elle a la restauration des œuvres devient un enjeu
aussi une histoire, dont témoigne son évolu- politique majeur sous le Directoire et sert à
tion depuis les restaurations irréversibles du justifier en partie la politique d’annexion des

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passé jusqu’à la réversibilité des interventions œuvres d’art à travers l’Europe. Les partisans
actuelles. Les ouvrages recensés ici montrent des réquisitions en font un argument central
les promesses de ce champ historiographique, de leur discours : il faut sauver ces chefs-
ouvert à l’histoire et à l’histoire de l’art, à la d’œuvre, voués à la destruction par la fumée
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sociologie et à l’anthropologie, aux spécialistes des églises et la crasse des collections privées.
de l’imagerie scientifique et aux profession- La responsabilité de la France en matière de
nels des musées (conservateurs, restaurateurs). conservation et de restauration des œuvres
Issu d’une thèse, le livre de Noémie Étienne devient européenne, comme le montre en
dresse le premier panorama global de l’histoire 1797 l’affaire Marin – du nom d’un député au
de la restauration à un moment fondateur de Conseil des Cinq-Cents qui publie un rapport
cette activité, entre les premières transposi- alarmant sur les restaurations des œuvres
tions réalisées à Paris dans les années 1750 et annexées à Paris. Dans la controverse publique
le retour, en 1815, des œuvres d’art réquisi- qui s’en suit, l’administration muséale et le
tionnées pendant le Directoire et la période ministère de l’Intérieur doivent faire la preuve
napoléonienne 1. de leur bonne gestion des œuvres, tandis que
L’ouvrage commence comme une enquête le rapport Marin est publié et commenté dans
d’histoire sociale et décrit l’activité du res- les grands périodiques européens. La tendance
taurateur dans son atelier. On y découvre un s’inversera ensuite, et les visiteurs, souvent
monde de praticiens souvent polyvalents, res- étrangers, découvrant le musée Napoléon avant
taurateurs, marchands, peintres eux-mêmes, 1815 feront l’éloge de la présentation et de
dont l’identité socioprofessionnelle est labile la restauration des œuvres. Ces belles pages
en fonction des situations institutionnelles ou permettent d’envisager à nouveaux frais
marchandes. La transmission des savoirs est l’historiographie du « patrimoine de la liberté »,
souvent familiale, dans les ateliers des restau- en y introduisant un changement d’échelle, au
rateurs, comme chez les Picault, les Godefroid, plus près des œuvres et de leur matérialité.
les Hacquin, qui travaillent tantôt pour les col- Elles mettent au jour le fonctionnement des
lections privées et le marché, tantôt pour le roi. premières commissions d’experts au musée et
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le la publicité débattue des nouvelles techniques
statut du restaurateur se dévalue lentement au (vernis, transpositions, déposes, contextes des
cours du siècle : Picault, pensionné par le roi, œuvres). Elles témoignent enfin de l’attention
jouit d’un grand prestige lié à son aura d’inven- nouvelle portée aujourd’hui à la matérialité de
teur de la transposition. En revanche, en 1802, la politique patrimoniale sous le Directoire
l’administration muséale n’hésite pas à rendre et l’Empire.
public le rapport de restauration de la Madonne Dans la partie centrale du livre, N. Étienne
de Foligno de Raphaël, contre l’avis du restau- revient sur les parcours des tableaux au 903

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COMPTES RENDUS

moment de leur entrée en collection. Elle une conception dynamique et évolutive de


donne à voir des œuvres sans cesse transfor- l’œuvre et d’envisager la restauration comme
mées, actualisées, réinterprétées par le geste un acte matériel d’interprétation esthétique.
du restaurateur. Ici affleurent les réflexions Avec cette histoire de la restauration, elle par-
menées en anthropologie sur la « vie sociale vient à « effrange(r) la ligne de séparation
des objets ». Dépose des peintures murales souvent maintenue en histoire de l’art entre
comme celles de Charles Le Brun qui ornaient approches spéculative et matérielle des
l’escalier des Ambassadeurs à Versailles, au tableaux » (p. 140) et, ce faisant, impose l’his-
mépris de leur contexte architectonique ; toire de la restauration comme une voie
modification des formats et des supports pour nouvelle de dialogue entre histoire de l’art et
le cabinet de l’Amour et le cabinet des Muses sciences sociales.
d’Eustache Le Sueur, transportés de l’hôtel Un autre ouvrage, issu de la collabora-
Lambert au Louvre. Les œuvres sont recon- tion exemplaire entre l’Institut royal du patri-
textualisées, transformées en « musealia », moine artistique de Belgique et le Centre
encadrées et accrochées sur des parois ver- de recherche et de restauration des musées de
ticales. Ces transformations matérielles et France, s’emploie également à bâtir cette his-

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contextuelles mobilisent une conception, en toire pluridisciplinaire de la restauration, en
acte, des œuvres : leur valeur d’usage décline partant de la singularité des œuvres et des
en faveur de leur perception esthétique. De dossiers d’œuvres constitués dans les musées.
même, le succès de la transposition montre Il serait impossible de résumer les nombreuses
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comment « autour de 1750 s’impose en France contributions qui composent l’ouvrage. Le


une conception de l’œuvre comme image » livre vaut précisément par la confrontation des
(p. 140) – et non pas comme objet. N. Étienne points de vue, tantôt techniques (fonte en
parvient à retisser brillamment les liens entre creux à la cire perdue), tantôt philosophiques
histoire matérielle et approche spéculative des (conception du faux, de l’œuvre prise entre
œuvres : les longs développements accordés matérialité et image), qui témoignent de la
aux débats sur la qualité des vernis utilisés par nécessaire interdisciplinarité de toute approche
les restaurateurs au XVIIIe siècle, bien connus des œuvres d’art – celles-ci étant implicite-
par ailleurs, révèlent des conceptions opposées ment définies, ainsi que dans l’ouvrage pré-
du tableau : les partisans des vernis brillants cédent, comme des artefacts patrimonialisés.
valorisent la surface de l’œuvre tandis que les L’essentiel des contributions repose sur
tenants du vernis mat, comme Denis Diderot, des dossiers d’œuvres, privilégiant des études
font porter l’attention sur leur profondeur, par cas, qui nuisent parfois à une bonne com-
mobilisant également la question du spectateur. préhension des enjeux plus généraux soulevés
L’originalité du livre réside dans son dia- par cette approche pluridisciplinaire de la res-
logue avec les sciences sociales, sans jamais tauration. Pourtant, les historiens de l’art et de
perdre de vue l’œuvre dans sa singularité. la culture y trouveront de nombreuses pistes
L’auteure s’inscrit dans les pas de l’anthropo- documentant les processus de création des
logue Daniel Miller pour défendre l’« exis- œuvres grâce aux technologies modernes et à
tence matérielle du tableau » (p. 17), mais l’imagerie scientifique, qui viennent ainsi enri-
aussi du sociologue Howard Becker en mon- chir les sources classiques de l’histoire sociale
trant la place pleine et entière de la restaura- et culturelle : importance des pratiques
tion dans les chaînes de coopération collective collaboratives au sein de l’atelier autorisant
qui concourent à la création des œuvres. Au Catherine Périer-d’Ieteren à écrire que « le
total, N. Étienne démontre l’importance de rôle personnel d’un peintre apparaît comme
l’histoire de la restauration pour l’histoire de moins important que celui qui lui était dévolu
l’art ; car son histoire sociale et culturelle de la traditionnellement par les historiens de l’art
restauration reste toujours au service d’une depuis le XIXe siècle » (p. 350), traces de des-
démarche interprétative et critique de l’œuvre sins sous-jacents, types de pigments utilisés
d’art, entendue comme work in progress. Son – parfois peu courants comme l’indigo chez
904 horizon théorique est bien de mettre au jour Jean-Antoine Watteau, dévoilant des consom-

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HISTOIRE CULTURELLE

mations nouvelles. Les résultats livrés par les p. 399. Sur ce point, voir Delphine BURLOT, Fabri-
dossiers d’œuvres restaurées offrent de nom- quer l’Antique. Contrefaçons de peintures romaines
breux aperçus sur les parcours des objets patri- antiques au XVIIIe siècle, Rome, École française de
monialisés : loin d’être toujours identiques à Rome, 2013.
eux-mêmes, ceux-ci ont été transformés, recy-
clés, falsifiés. Ils nous montrent, s’il le fallait,
que la patrimonialisation ne constitue pas le Pascal Labreuche
stade terminal de la vie de l’objet, mais seule- Paris, capitale de la toile à peindre,
ment une étape de son actualisation. XVIIIe-XIXe siècle
Venus d’horizons différents, ces deux Paris, CTHS/INHA, 2011, 367 p.
ouvrages partagent la conscience d’une pluri-
disciplinarité nécessaire pour l’étude de la res- Voilà un titre inattendu : l’on savait Paris capi-
tauration. Leur dialogue s’inscrit dans ce que tale de beaucoup de choses, mais pas de cet
l’on peut appeler un material turn de l’histoire objet trivial, et sans doute quelque peu oublié
de l’art, riche d’une dimension théorique et aujourd’hui, qu’est la toile à peindre. Le livre
interprétative qui fait retour sur les concep- n’en est pas pour autant farfelu, bien au

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tions classiques de l’œuvre. Tous deux mettent contraire : d’abord parce qu’il est remarqua-
en suspens la question de l’original, véritable blement mis en page et illustré, ensuite parce
Graal de l’historien de l’art, pour mettre au qu’il met en œuvre une démarche originale
jour des processus continus de réactualisation en matière d’histoire de l’art, en s’intéressant
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et de réinterprétation de l’œuvre. Par-delà ces uniquement à sa dimension la plus matérielle


thèmes propres à l’histoire de l’art, la restaura- que sont les matériaux du peintre – toile, châs-
tion est aussi une plongée dans les représen- sis, couleurs. Bref, il s’agit d’une originale et
tations du passé, au sens où « peu d’activités exemplaire illustration de ce que peut être une
concrètes sont amenées comme [elle] à cons- histoire matérialiste de l’art.
tamment ‘faire’ de l’histoire au sens le plus « Histoire » est d’ailleurs ici un peu réduc-
matériel 2 » : la quête de la blancheur du marbre, teur, tant le fil conducteur de la recherche
qui caractérise les XVIIe et XVIIIe siècles, au prix – suivi grâce à un patient travail aux archives,
de polissages invasifs et destructeurs est le assorti de statistiques et de reconstitutions
produit d’une représentation de l’Antiquité généalogiques – nous promène entre histoire,
bien éloignée de la polychromie de la statuaire technologie, économie, sociologie et esthé-
grecque et romaine dont témoigne l’imagerie tique, sans qu’il soit toujours possible de clai-
actuelle. La restauration est interprétation cri- rement délimiter ce qui relève de l’une ou
tique d’une œuvre, elle est aussi interprétation l’autre discipline, tant ces dimensions sont,
et fabrique matérielle du passé. Marqués par dans la réalité, étroitement mêlées, et sans
une belle envie de dialogue, ces deux ouvrages que, surtout, l’ordre des causalités entre l’une
montrent de manière exemplaire ce que l’his- ou l’autre dimension soit toujours univoque.
toire de la restauration peut apporter à l’his- Loin de trahir un défaut de l’analyse, cette
toire, à l’histoire de l’art et, plus généralement, constante imbrication des causes et des effets,
à l’anthropologie de l’objet. ainsi que du technique et du politique, du
marchand, du hiérarchique et du stylistique,
CHARLOTTE GUICHARD est à mettre au crédit d’une approche non
dogmatique, respectueuse de la réalité.
De la dimension historique, l’on retient
1 - Voir également Ann MASSING, Painting Res-
toration before La Restauration: The Origins of the notamment l’influence, à la toute fin du
Profession in France, Turnhout, Brepols, 2012. XVIII e siècle, de l’ouverture du musée du

2 - Selon Antoine HENNION, « La restauration, Louvre et de l’afflux des trésors de guerre sur
un atelier de l’histoire », in N. ÉTIENNE et l’activité des copistes et des restaurateurs,
L. HÉNAUT (dir.), L’histoire à l’atelier. Restaurer les contribuant à l’augmentation de la demande
œuvres d’art, XVIIIe-XXIe siècles, Lyon, Presses uni- auprès des marchands de couleurs. Ensuite,
versitaires de Lyon, 2012, p. 399-412, citation l’institution des musées de province ainsi que 905

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COMPTES RENDUS

la restauration de la monarchie, en incitant à la du XVIIe siècle, et la séparation de plus en plus


réparation des destructions révolutionnaires et marquée, au XVIII e siècle, entre l’atelier du
à la décoration des églises, fournissent une peintre et la boutique du marchand de cou-
nouvelle dynamique, notamment en direction leurs : suite aux lois d’Allarde et Le Chapelier,
des pièces de grandes dimensions. qui libéralisent l’exercice de la profession
L’innovation technologique est donc étroi- des « marchands de couleurs », ces derniers
tement liée à ces circonstances historiques. deviennent « les fabricants quasi exclusifs des
L’auteur souligne le rôle important joué par la couleurs et supports à peindre » (p. 15-16)
création de l’École polytechnique en 1794, du – cette activité étant auparavant répartie, dans
fait que l’enseignement y fait « la part belle aux le système corporatiste, entre épiciers et
recherches autour des couleurs et autres maté- maîtres-peintres. Cette autonomisation des
riaux de la peinture, ce qui eut une influence marchands entraîne, au XIXe siècle, une dépen-
sur l’émergence d’une nouvelle catégorie de dance accrue des peintres – désormais entiè-
fabricants et spécialistes du domaine » (p. 159). rement dissociés des corps artisans – envers
L’organisation, à partir de 1798, d’expositions eux. Mais pour que s’opère cette « mainmise
des produits de l’industrie nationale, sur le progressive du corps de l’épicerie sur toute

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modèle des Salons de peinture, contribue éga- l’activité de fabrication et de commerce des
lement à la promotion de l’innovation. Cet couleurs », il fallut des « litiges incessants »,
encadrement institutionnel de la recherche dont témoignent les sources judiciaires, et qui,
technologique se manifeste aussi par la créa- sous l’Ancien Régime, poussèrent des épiciers
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tion, en 1802, de la « Société d’encouragement à se faire recevoir peintres, ou inversement


pour l’industrie nationale » qui joue un rôle (p. 88). Ce processus est progressif : dans la
important en lançant des concours ou en décer- première moitié du XIXe siècle, il n’existe pas
nant des prix. Une interaction se crée ainsi entre encore de séparation stricte entre « couleurs
chercheurs et manufacturiers, notamment grâce fines » et « couleurs pour bâtiment ».
aux progrès de la chimie et à sa « forte visibilité De même que les vendeurs de couleurs, les
sociale » (p. 246). fabricants de châssis s’autonomisent à partir de
Circonstances historiques et innovations leur corps initial qu’était celui de la menuiserie-
technologiques sont inséparables de la forme ébénisterie : « Une demande de plus en plus
économique des échanges entre producteurs forte pousse des professionnels à se spécialiser
et utilisateurs de matériaux picturaux. Il existe dans la production de châssis d’artistes » (p. 288)
longtemps un double marché de la toile à – jusqu’à ce qu’à la toute fin du XIXe siècle,
peindre avec, d’un côté, un marché du grand et la mécanisation des méthodes de fabrication
très grand format alimenté par un petit nombre prenne le dessus, avec la mise en place de véri-
d’entreprises et, de l’autre, un marché du tables usines de matériel pour artistes. Cette
tableau de chevalet, « ou plutôt du petit format demande est elle-même étroitement corrélée
normalisé », destiné aux portraits, paysages, à la démultiplication des consommateurs de
marines, scènes de genre, natures mortes, « qui peinture, les élites étant de grandes consom-
se peignent par milliers » et que fournissent matrices de toile pour décor et la bourgeoisie,
« une multitude de petites entreprises » (p. 245). de portraits aux formats standardisés.
Dans le cas du portrait, la tendance à la stan- L’augmentation du nombre de peintres
dardisation des formats indique la prégnance dans le Paris du XIXe siècle, en raison tant de
d’un « marché de commande » plutôt que d’un l’intensification de la demande que de l’éléva-
« marché d’offre » (p. 35). tion hiérarchique de leur statut, est un phéno-
Voilà qui nous amène directement à une mène déjà bien repéré par les historiens et
dimension plus spécifiquement sociologique sociologues, et sur lequel Pascal Labreuche
du phénomène étudié – dimension sur laquelle revient avec des éléments de statistique affi-
cet ouvrage fournit des éclairages particuliè- nés. Si l’on se fie à l’Almanach du commerce de
rement suggestifs. L’on y comprend mieux, Paris, l’on constate un quasi quadruplement
notamment, le lien entre l’élévation du statut des effectifs de « peintres-artistes » entre le
906 des peintres, suite au mouvement académique début du siècle et les années 1840, puis un

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HISTOIRE CULTURELLE

doublement dans les quarante années sui- Reste, pour finir, la question esthétique.
vantes. Mais l’annuaire de l’Association des Elle apparaît par exemple dans la redécou-
artistes peintres, sculpteurs, architectes, gra- verte des procédés de la Renaissance italienne,
veurs et dessinateurs, fondée en 1944, donne des primitifs flamands ou de l’École vénitienne,
pour l’année 1855 « plus de 4 600 membres, puisque « le lancement de toiles dites ‘absor-
presque tous Parisiens et en grande partie bantes’ et ‘à la vénitienne’, à Paris comme
peintres », ce qui suggère un nombre de à Londres, est un résultat de ce climat de
consommateurs de toiles « plus proche de recherches et une résurgence de techniques
3 000 ou de 4 000 que de 1 000 » (p. 243-244). anciennes réinterprétées » (p. 158). On la
Ce phénomène trouve son répondant dans retrouve aussi dans la correspondance étroite
l’augmentation du nombre de marchands de entre les genres picturaux et les formats fixes
toile à peindre – ils sont environ 200 en 1840. de la toile à peindre, dont l’auteur reconstitue
La demande sociale accrue (notamment avec précision les tabulations. De même,
via les commandes de l’État) va donc de pair l’apparition de nouveaux standards de genres
avec l’augmentation de la production, les pro- – les formats « Paysage » et « Marine » – est
contemporaine de l’École de Barbizon puis de

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grès techniques et l’industrialisation de la
fabrication, qui touchent aussi bien les très l’École impressionniste, laquelle coïncide en
grands formats destinés à la peinture d’histoire outre avec le recul du châssis traditionnel, fait
à la main, au profit du châssis mécanique. Il
que les plus petits formats destinés au pastel.
est intéressant de constater que le processus
L’industrialisation opérée vers la fin des
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de personnalisation stylistique propre à l’im-


années 1860, notamment avec le déplacement
pressionnisme va de pair, paradoxalement,
de la première usine en banlieue parisienne,
avec une standardisation matérielle des « for-
signale et renforce à la fois le processus de
mats dictés par les fournisseurs et par l’indus-
démocratisation de la pratique culturelle, qui
trie de la toile à peindre » (p. 312).
fait de la toile à peindre « un produit de grande
À la lumière de cet éclairage inédit sur
consommation » (p. 288) – d’où une considé-
l’histoire de la peinture, on peut aussi regarder
rable baisse des prix entre le début et la fin du
autrement l’activité des grands noms de la
siècle. Et il en va de même pour les châssis. peinture et, par exemple, convertir leur pro-
Après ce mouvement constant d’intensifi- duction en mètres carrés de toile : ainsi, la
cation et d’industrialisation de la production, consommation de toile par Paul Cézanne, de
corollaire d’une démocratisation de la consom- 1860 à 1875, serait d’environ 67 m2, soit 5 m2
mation et de la pratique de la peinture, ainsi par an. Voilà qui ne nous dit pas grand-chose,
que d’une élévation du statut des peintres et certes, sur la qualité proprement esthétique de
d’une forte augmentation des amateurs, le la production picturale ou, comme on dit par-
XXe siècle connaît une évolution bien diffé- fois dans les disputes entre sociologues et
rente : dans la seconde moitié du siècle, la historiens d’art, sur « l’œuvre même ». Mais
concentration de la production industrielle va s’interroger sur les effets des modes de pro-
de pair avec la raréfaction des marchands de duction du matériel pictural sur la peinture
matériel pour artiste et le resserrement de la serait aussi peu pertinent que de s’interroger
gamme des produits, tandis que la toile tout sur les conséquences du prix du pain sur les
apprêtée fait son apparition dans les grands pratiques gastronomiques, ou des technologies
magasins. C’est ainsi que, de nos jours, « il ne de la filature sur le style des grands couturiers.
reste semble-t-il pour toute la France qu’une Car une histoire matérielle de la production
dizaine de fabricants de couleurs fines, dont culturelle a son intérêt en elle-même, sans
six fabricants de toile et châssis, et un de châs- avoir à être subordonnée aux problématiques
sis » (p. 313). Il est vrai que la peinture est de l’histoire de l’art, qui ne concernent qu’un
devenue, de plus en plus, une pratique ama- pan très restreint de l’activité artistique. C’est
teur, tandis que les artistes professionnels se au prix de cette extension des problématiques
tournent plutôt vers le genre de l’art contem- au-delà des cadres dictés par les hiérarchies
porain où elle tient une place marginale. esthétiques que peuvent advenir de véritables 907

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COMPTES RENDUS

avancées dans l’histoire et la sociologie des S’arrêtant sur certaines œuvres en particu-
pratiques. Ce livre en est une excellente illus- lier, elle prolonge notamment la lecture de
tration. Thomas Crow et propose d’envisager Le serment
des Horaces du peintre Jacques-Louis David
NATHALIE HEINICH comme l’image d’une société divisée, séparant
le masculin – guerrier et triomphant – du fémi-
nin – domestique et éploré. L’auteur étudie
Marie-Josèphe Bonnet ensuite plus particulièrement l’année 1789 et
Liberté, égalité, exclusion. Femmes peintres en les initiatives prises par les femmes artistes
révolution, 1770-1804 pour soutenir le projet révolutionnaire. M.-J.
Paris, Éditions Vendémiaire, 2012, 220 p. Bonnet détaille alors les étapes juridiques et
politiques de l’exclusion des femmes des
Les historiens et historiennes de l’art portent sociétés artistiques et savantes, en s’appuyant,
depuis les années 1970 une attention particu- par exemple, sur le journal du graveur alle-
lière aux femmes artistes, et notamment aux mand Johann Georg Wille. Elle étudie aussi
peintres qui travaillent en France durant les les tentatives de résistance de ces artistes,

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XVIIIe et XIXe siècles. La bibliographie sur le notamment par le biais des autoportraits ana-
sujet s’est ainsi considérablement enrichie en lysés comme autant de manifestes identitaires
une quarantaine d’années, sous l’impulsion – rejoignant ainsi L. Auricchio ou M. Sheriff,
des recherches menées par Linda Nochlin qui mettent toutes deux l’accent sur la dimen-
et, plus récemment, par Mary Sheriff et par
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sion performative de ces représentations. Dans


Laura Auricchio, qui signent respectivement ce contexte, elle analyse aussi attentivement
les biographies critiques des deux plus une œuvre allégorique : La liberté de Nanine
célèbres femmes peintres françaises de la fin Vallain. Enfin, elle s’intéresse aux réactions
du XVIIIe siècle : Adélaïde Labille-Guiard et des femmes artistes après leur exclusion des
Élisabeth Vigée-Lebrun 1. Outre ces ouvrages, différentes assemblées et écoles.
essentiels, plusieurs expositions, mono- L’ouvrage s’articule autour d’un argument
graphiques ou thématiques, aussi bien en
central : la Révolution, malgré son idéal d’éga-
France qu’aux États-Unis, ont apporté d’im-
lité, a coïncidé avec un évincement progressif
portantes informations sur les carrières de ces
des femmes de la sphère artistique. M.-J. Bonnet
artistes. Ainsi, le catalogue de l’exposition
s’oppose ainsi à des lectures des temps révolu-
consacrée à la peintre de genre Anne Vallayer-
tionnaires comme une période favorable aux
Coster au musée d’art de Dallas en 2002 com-
femmes, telle celle proposée par Gen Doy dans
prend notamment un article de Melissa Hyde
qui esquisse un panorama des femmes actives son livre Women and Visual Culture in Nineteenth-
à l’époque de Marie-Antoinette. Bien balisé Century France 2 . Centré sur les institutions
dans le monde anglo-saxon, le sujet reste peu officielles, et en particulier sur l’Académie
travaillé en France. Le livre de Marie-Josèphe royale, l’ouvrage de M.-J. Bonnet néglige
Bonnet participe à combler cette lacune, cependant les carrières moins visibles et moins
contribuant toutefois plus à la diffusion du documentées, comme celles des peintres de
savoir qu’au renouvellement de la recherche. l’Académie de Saint-Luc, à laquelle appartenait
La période étudiée s’étend de 1770, année d’ailleurs Labille-Guiard. L’auteur délaisse
de l’admission de Vallayer-Coster comme aussi de nombreux lieux d’exposition, telle la
peintre de natures mortes à l’Académie royale place Dauphine, où les femmes sont pourtant
de peinture et de sculpture, à l’an 1804, date de très présentes : elle ne s’intéresse pas non plus
la promulgation du Code civil par Napoléon. aux femmes peintres, copistes ou restaura-
L’auteur examine d’abord la carrière de plu- trices, par exemple, travaillant à la fin de
sieurs femmes en regard de la hiérarchie des l’Ancien Régime et après la Révolution de
genres picturaux, soulignant leur spécialisa- manière souvent discrète, mais intense, au
tion dans les natures mortes et les portraits. sein des ateliers. Ce faisant, elle évalue l’ac-
Elle met l’accent sur les lieux d’apprentissage tivité féminine à l’aune des catégories de
908 ou d’exposition, tels les Salons de l’Académie. l’époque étudiée. S’aventurer hors des struc-

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HISTOIRE CULTURELLE

tures hiérarchiques permettrait cependant même de la culture. Sur la base de plus de dix
d’opérer une réévaluation en profondeur des ans de travail empirique, puisqu’il s’agit d’une
carrières féminines ainsi que des critères de version totalement remaniée d’une thèse de
réussite sociale. doctorat, il traite en effet de questions impor-
Sans annoncer de découvertes historiques tantes pour l’histoire économique et politique
majeures, le livre de M.-J. Bonnet soutient une de la France du XIXe siècle. À la manière des
thèse claire et convaincante. Malheureusement, travaux de Daniel Roche, il utilise le marché
l’auteur mentionne trop peu d’ouvrages issus des biens culturels pour parler non seulement
de la bibliographie récente et omet l’intégra- de leurs spécificités, mais aussi plus générale-
lité des recherches publiées en anglais ces ment de la régulation des marchés.
vingt dernières années. M.-J. Bonnet a néan- Du Premier au Second Empire – un épi-
moins le mérite de repeupler d’un certain logue ouvrant des perspectives à plus long
nombre d’actrices le monde de l’art des années terme –, on suit ainsi l’émergence d’un nou-
1800, de manière simple et accessible. À sa veau métier, celui d’éditeur, et plus spécifi-
manière, ce livre participe donc à un travail quement des grands éditeurs parisiens qui se
véritablement nécessaire de réécriture d’une considèrent comme des entrepreneurs. Cette

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histoire de l’art caractérisée par des lacunes émergence ne répond à aucune nécessité
majeures – omettant fréquemment les femmes, technologique mais passe par des conflits de
mais aussi les enfants, les artisans, le personnel juridiction avec des métiers plus anciens
de renfort, etc. – et déjà entamé dans le monde – celui d’imprimeur au premier chef, ainsi que
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anglophone depuis plusieurs dizaines d’années. celui des libraires de province. Gouvernements
Il permet, enfin, de s’interroger sur la place et assemblées parlementaires restent les desti-
des femmes au sein des révolutions passées, nataires de la plupart des revendications des
présentes et futures. uns et des autres et in fine décident des grandes
inflexions en termes de régulation du marché
NOÉMIE ÉTIENNE du livre. Contrairement au travail plus récent
de Viera Rebolledo-Dhuin 1 , l’ouvrage de
1 - Mary D. SHERIFF, The Exceptional Woman: Christine Haynes ne propose donc pas une his-
Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of toire sociale des métiers du livre mais bien des
Art, Chicago/Londres, The University of Chicago politiques publiques du livre, une histoire qui
Press, 1996 ; Id., Moved by Love: Inspired Artists donne la plus grande place à la construction
and Deviant Women in Eighteenth-Century France, collective et conflictuelle de leurs différentes
Chicago/Londres, University of Chicago Press, revendications.
2004 ; Laura AURICCHIO, Adélaïde Labille-Guiard:
Les chapitres, très clairement construits,
Artist in the Age of Revolution, Los Angeles, J. Paul
alternent ainsi narrations agréables – malgré
Getty Museum, 2009 ; Id., « Self-Promotion in
le caractère intrinsèquement peu aimable de
Adélaïde Labille-Guiard’s 1785 Self-Portrait with
Two Students », The Art Bulletin, 89-1, 2007, p. 45-62. sources comme les travaux des commissions –,
2 - Gen DOY, Women and Visual Culture in conclusions fermes et, à l’occasion, analyses
Nineteenth-Century France, 1800-1852, Londres/ pertinentes d’images pour raconter l’histoire
New York, Leicester University Press, 1998. du passage d’un système de régulation à un
autre. Un premier équilibre est trouvé sous le
Premier Empire, après bien des débats liés à la
Christine Haynes fin des corporations et à l’affirmation du droit
Lost Illusions: The Politics of Publishing in naturel pendant la Révolution : malgré ces
Nineteenth-Century France deux ruptures, il instaure une propriété intel-
Cambridge/Londres, Harvard University lectuelle relativement limitée, dans le temps
Press, 2010, 328 p. en particulier, et un système de brevets, c’est-
à-dire une autorisation administrative pour
Le public de cet ouvrage, d’une lecture par- l’établissement comme imprimeur ou comme
ticulièrement agréable, devrait largement libraire. L’objet du livre est dès lors de com-
dépasser le cercle des historiens du livre et prendre comment les grands éditeurs, opposés 909

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COMPTES RENDUS

à ces deux mesures, finissent par obtenir, à d’éditeur, qui peut pratiquement être vu
la toute fin du Second Empire, l’équilibre comme une création jurisprudentielle, puis
inverse qui les avantage. L’extension du dans les luttes sur les formes admissibles de la
« droit d’auteur », principalement aux dépens concurrence sur le marché du livre, que ce soit
du domaine public, est en effet envisagée lors de saisies retentissantes d’éditions pirates
avant tout comme une amélioration des droits ou quand le monopole obtenu par Hachette
de l’éditeur, plus à même, à la fin du siècle pour la vente de livres dans les gares est
qu’au début, d’imposer des contrats exclusifs contesté.
de longue durée aux auteurs et même des Le livre de C. Haynes nous plonge ainsi
modifications au contenu des ouvrages. dans un XIXe siècle où les combats entre liberté
Pour C. Haynes, ce passage d’un système et protection, ou entre laissez-faire et interven-
de régulation à un autre est principalement tion de l’État, se jouent sur des scènes parfois
permis par l’organisation collective des édi- inattendues et surtout avec des alliances bien
teurs, plus précoce et davantage liée aux plus malléables qu’on ne l’a longtemps cru : à
milieux politiques que celle des imprimeurs cet égard, il illustre et prolonge à merveille les
(tenants dans l’ensemble de l’ancien système).

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travaux de Jean-Pierre Hirsch sur les « deux
La création du Cercle de la librairie joue ici rêves du commerce » 2. L’ouvrage est pour-
un rôle crucial, analysé dans l’important cha- tant, de ce point de vue, paradoxal puisqu’il
pitre 4 qui, notamment grâce aux archives conserve ostensiblement les vieilles caté-
conservées par l’Institut mémoires de l’édition gories, avec des équivalences explicites
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contemporaine (IMEC), nous fait entrer dans entre « corporatisme », « protectionnisme » et


le monde encore trop méconnu des chambres archaïsme (associés aux imprimeurs) et entre
syndicales, et cela par la grande porte, car le « libéralisme », « marché » et hommes nou-
Cercle en est sans conteste une des plus veaux (les éditeurs) – ce qui finit par gêner la
importantes. Dans la foulée des travaux de lecture, tant ce qui est par ailleurs fort bien
William Sewell, mais en les appliquant très raconté n’entre pas dans ces dichotomies. On
justement à un monde non ouvrier, l’auteure oubliera donc ici quelques introductions et
montre que le rapide succès du Cercle, tant conclusions intermédiaires pour retenir l’in-
pour obtenir des adhérents que pour s’imposer térêt d’une des rares études existantes sur
comme expert auprès des administrations les usages du privilège et du monopole au
(alors même que corporations et syndicats XIXe siècle, de la mise en avant d’une défense
restent en théorie interdits), se fonde sur un du libéralisme opérée par le biais d’une quasi-
mélange délibéré des inspirations, entre corporation et du récit de bien des débats
« idiome corporatif », sociabilité des clubs méconnus et riches d’enseignements. Citons
anglais et revendication de places dans des
ainsi pour finir celui qui porte sur la présence
commissions.
des éditeurs dans les expositions universelles :
Les autres chapitres sont centrés sur la
il pose la question de la définition du « produc-
naissance du métier d’éditeur, les deux grands
teur », qui ouvre sur la reconnaissance, comme
moments de choix de l’administration et deux
tels, d’entrepreneurs-organisateurs plutôt que
grandes figures de l’organisation collective
des seuls industriels ou artisans.
des éditeurs, Laurent-Antoine Pagnerre puis
Louis Hachette, à travers leurs procès et
campagnes publiques. Ils mêlent la relecture CLAIRE LEMERCIER
d’une bibliographie abondante, mais souvent
monographique, et les apports de sources 1 - Viera REBOLLEDO-DHUIN, « La librairie et
jusqu’ici moins sollicitées : outre les archives le crédit. Réseaux et métiers du livre à Paris
du Cercle et les débats des commissions admi- (1830-1870) », thèse, université de Versailles-
nistratives ou parlementaires, il s’agit notam- Saint-Quentin-en-Yvelines, 2011.
ment de facta et d’autres écrits de juristes. 2 - Jean-Pierre HIRSCH, Les deux rêves du com-
Ceux-ci soulignent à quel point les procès sont merce. Entreprise et institution dans la région lilloise,
910 centraux dans la naissance même du métier 1780-1860, Paris, Éd. de l’EHESS, 1991.

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HISTOIRE CULTURELLE

Sylvain Venayre logue qu’il doit en partie à Alain Corbin, fai-


Panorama du voyage (1780-1920). sant le pari que le repérage de l’apparition d’un
Mots, figures, pratiques mot, d’une image ou d’une valeur associée à
Paris, Les Belles Lettres, 2012, 648 p. ce mot permet de faire surgir des moments de
rupture et de dater un phénomène.
Sylvain Venayre, l’un des spécialistes français Pourtant, et c’est sans doute un des pre-
les plus éminents de l’histoire des représenta- miers faits surprenants dans cet ouvrage d’his-
tions de l’espace et du temps au XIXe siècle 1, toire, S. Venayre insiste moins sur les ruptures
propose un ouvrage fin, érudit et absolument que sur les continuités. Pour lui, l’imaginaire
passionnant sur le voyage de 1780 à 1920, à du voyage dominant le siècle résulte d’une
la fois synthétique (il va devenir un usuel matrice créée dès 1780-1810 qui perdure jusque
incontournable pour toute histoire des repré- dans l’entre-deux-guerres, lorsque se met en
sentations au XIXe siècle) et très original par la place un autre paradigme du voyage avec ses
méthode qu’il utilise, revendiquée dès le sous- grandes explorations, ses nouvelles représen-
titre. L’auteur part des mots, en passe par les tations de l’espace de la planète, la diffusion
figures du voyage – modèles et postures – pour de l’automobile et de l’avion, le goût nouveau

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tenter de saisir les pratiques. pour les mers chaudes l’été, pour les mon-
L’introduction souligne les enjeux métho- tagnes l’hiver...
dologiques : cette histoire emprunte à toutes Cette histoire sans rupture explique le plan
les autres formes d’histoires – histoire du tou- thématique en six parties. La première partie
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risme, histoire des techniques, histoire reli- propose une histoire des moyens de transport
gieuse, histoire des sciences, post-colonial mais aussi de certaines utopies de la communi-
studies, histoire du gender, études littéraires, cation. Dans un deuxième temps, qui étudie
histoire de l’art, histoire politique – pour pro- les relations entre la philosophie libérale, fonde-
poser une histoire globale du voyage. En même ment du triomphe du commerce au XIXe siècle,
temps, elle n’est pas fondée sur l’identification et la philosophie du voyage, le livre commence
de quelques voyageurs particuliers (le lecteur à se faire physiologie en faisant émerger le
n’est donc pas encouragé à noter telle ou telle type du Gaudissart, le voyageur de commerce.
absence de globe-trotters prestigieux), ni sur Le troisième temps, absolument passionnant,
l’intérêt accordé à tel ou tel type de destination étudie les liens qui unissent colonisation et
particulière (même s’il est bien montré com- voyage : il montre comment certains voyageurs
bien, au cours du XIXe siècle, les modes via- scientifiques et touristes ont été des instru-
tiques changent). Comment donc inventer une ments plus ou moins conscients de l’avancée
histoire totale du voyage – véritable gageure coloniale.
dans une discipline que seuls l’ouvrage collec- La deuxième partie analyse dans le détail
tif ou le dictionnaire ont paru susceptibles le renouvellement des arts apodémiques au
d’appréhender jusqu’à présent ? XIX e siècle. La troisième partie montre, à
La méthode est dépliée dans une très inté- travers les motifs anthropologique et archéo-
ressante annexe. S. Venayre a étudié l’histoire logique, que le voyage dans l’espace est aussi
du vocabulaire du voyage et de ses usages à souvent voyage dans le temps. Elle s’intéresse
partir de 2 739 ouvrages publiés au XIXe siècle, également, parallèlement à l’étude de l’explo-
présents dans le catalogue de la Bibliothèque rateur et des sociétés savantes, à l’émergence
nationale de France et qui contiennent dans de la figure de l’enquêteur et du reporter. La
leur titre « voyageur », « pèlerin », « touriste », quatrième partie traite du rapport entre le
« explorateur », « excursionniste », « flâneur », voyage et la santé. Le goût de S. Venayre pour
« globe-trotter », « promeneur », ou le féminin le lexique trouve alors à s’exercer à plein dans
et/ou le pluriel d’un de ces mots. Son enquête l’énumération de tous les synonymes du mot
ne s’appuie pas en priorité sur de grands récits « nostalgie » : la pothopadridalgie, la philopa-
littéraires légitimés par la tradition mais implique tridomanie, la nostopatridalgie, la nostopatri-
tout type de texte à condition qu’y apparaisse domanie, la nostomanie... La cinquième partie
ce lexique. Il convoque une méthode de philo- montre comment le voyage religieux est lui 911

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COMPTES RENDUS

aussi peu à peu appelé à devenir recherche de et sans rien céder aux impératifs académiques,
la joie par les sens. Enfin, la sixième partie de produire un objet légèrement anachronique,
étudie le développement du tourisme : un sen- à la tonalité dix-neuviémiste. S’expliquent alors
timent de démocratisation, peut-être plus ima- le titre de l’ouvrage, la structure parfois typo-
ginaire d’ailleurs que réel, explique les griefs qui logique et physiologique du plan, l’élégance
commencent à s’exprimer à l’égard du voyage et le soin de la langue. Il s’agit de jouer en
organisé dès la seconde moitié du XIXe siècle. palimpseste avec ces formes dix-neuviémistes
En fait, malgré sa construction thématique, que sont le panorama, la physiologie et la litté-
ce plan révèle une évolution chronologique rature panoramique pour composer une sorte
tant il paraît motivé, travaillé par l’émergence de pastiche contemporain de ces écritures.
du touriste moderne dont le type s’épanouit Avec une grande prudence, une extrême élé-
complètement à la Belle Époque et à la fin de gance, une érudition et une précision chrono-
l’ouvrage. logique qui font de ce livre un ouvrage indis-
L’ouvrage est passionnant mais peut-être pensable, S. Venayre compose aussi une œuvre
aura-t-on déjà compris que la fécondité de la qui ravira les littéraires, les bibliophiles, les philo-
méthode prônée par S. Venayre a pour contre- logues et les amateurs d’histoire. S. Venayre

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partie quelques biais. D’abord, le mode de est également l’auteur de deux publications
constitution du corpus a pour conséquence récentes ludiques appelant à réfléchir sur les
de surestimer certains voyages, ceux qui écritures possibles de l’histoire 2. À sa manière,
s’appuient justement sur l’édition, et d’en sérieuse, Panorama du voyage relève aussi de
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sous-estimer d’autres, ceux qui ne font pas cette réflexion sur l’écriture de l’histoire.
l’objet, pour des raisons diverses, d’une égale
énonciation ou promotion. Disons que, globa- MARIE-ÈVE THÉRENTY
lement, le livre met en avant les voyages qui
ont un intérêt commercial, médiatique, scien- 1 - Sylvain VENAYRE, La gloire de l’aventure.
tifique, politique à se dire et qu’il est moins Genèse d’une mystique moderne, 1850-1940, Paris,
disert sur les voyages des sans-paroles, des Aubier, 2002, et Rêves d’aventures, 1800-1940,
marginaux, des exclus de la société et de la Paris, La Martinière, 2006.
librairie. Étant donné que S. Venayre prend en 2 - Patrick BOUCHERON et Sylvain VENAYRE,
L’histoire au conditionnel. Textes et documents à l’usage
compte, outre son corpus de travaux primaires,
de l’étudiant, Paris, Mille et une nuits, 2012 ;
l’ensemble de la littérature secondaire sur le
Sylvain VENAYRE, Disparu ! Enquête sur Sylvain
voyage au XIXe siècle – une très complète biblio- Venayre, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
graphie nourrit l’ouvrage –, cet inconvénient
est en partie comblé. Il n’en reste pas moins
que l’on trouve peu de gens du voyage, de Dominique Kalifa
forains, de vagabonds, d’immigrants pauvres, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire social
dans les pages du Panorama du voyage qui ren- Paris, Le Seuil, 2013, 395 p.
voie plutôt globalement à une vision élitiste et
généralement privilégiée du déplacement. Cela fait vingt-cinq ans maintenant que
De plus, la méthode, du fait de la contrainte Dominique Kalifa explore les représentations
nominaliste, donne une vision très dix- du crime. À partir d’une première étude sur
neuviémiste du voyage. S. Venayre dresse les récits de crimes à la Belle Époque, il a élargi
l’inventaire de ce qu’on pouvait appeler voyage le spectre chronologique et thématique de ses
à cette époque en France (ce qui explique sans recherches, remontant vers la première moitié
doute la faible représentation des immigrés). du XIXe siècle et descendant vers l’entre-deux-
Mais apparaît nettement, à cette occasion, une guerres, s’intéressant aux policiers, aux bagnes
autre dimension de l’ouvrage, son caractère à militaires, aux formes de saisie du social et à
la fois ludique et mimétique. L’ambition de la culture de masse. Son dernier ouvrage est
S. Venayre excède sans doute le désir de pro- celui de la maturité. Il ré-embrasse ces diffé-
duire un livre de référence sur le XIXe siècle ; rents objets pour en proposer une configura-
912 son exigence est aussi, autant que faire se peut tion neuve.

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HISTOIRE CULTURELLE

Comme son titre l’indique, l’ouvrage ne est bien « social » car les bas-fonds engagent
livre pas une histoire du crime, car l’objet est la manière de penser le monde social et ses
ici déplacé vers la sinistre liaison du crime, de composants : l’auteur montre comment des
la misère et du « vice », qui définit les « bas- élites découpent dans l’espace social un « bas »
fonds » et réunit tout un monde hétéroclite qu’ils isolent comme un « monde » à part et
peuplé de malfrats, vagabonds, mendiants, qu’ils pensent comme une contre-société, le
prostituées et détenus. L’expression que tant double contrefait de la société ordonnée. De
d’œuvres ont popularisée – de Victor Hugo à cet imaginaire social attaché aux dessous visi-
Auguste Renoir en passant par Maxime Gorki – tés, observés, fantasmés, inventés des sociétés
relève à l’origine de la topographie et du registre contemporaines, D. Kalifa étudie avec talent
maritime (« un fonds où il y a peu d’eau ») avant la production, les principaux lieux, motifs,
d’émerger dans son sens social, moderne, en intrigues et fonctions.
1840, à Paris, dans les trois registres du roman Parce qu’il est « social », cet imaginaire est
(Honoré de Balzac), de la réforme sociale aussi « historique ». Même si des motifs frappent
(Constantin Pecqueur) et de la police (Louis par leur stabilité (à commencer par le modèle
Frégier). Malgré son origine française, cette de la descente aux Enfers qui commande

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émergence lexicale touche d’autres pays qui l’exploration de ces antres des Babylones
adaptent l’expression ou adoptent des termes modernes), il n’est pas ce répertoire de schèmes
au sens proche (par exemple slums ou under- éternels étudié naguère par l’anthropologue
world dans le monde anglophone). Gilbert Durand, dont l’approche a durable-
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Pourquoi et dans quels contextes les socié- ment pesé sur les études de l’imaginaire et en
tés occidentales ont-elles éprouvé le besoin a sans doute d’ailleurs éloigné les historiens.
d’inventer un terme neuf pour renommer les Aussi les bas-fonds relèvent-ils d’une étude
réalités liées à la misère et à la transgression ? généalogique qui identifie les strates succes-
La réponse passe par une histoire culturelle sives ayant constitué cet imaginaire et les lieux
des bas-fonds : si la notion renvoie assurément dans lesquels il a cristallisé. La charnière du
à des réalités sociales et à des expériences Moyen Âge et des Temps modernes constitue
effectives d’indigence et de délinquance, un temps fort avec l’invention du « mauvais
D. Kalifa propose d’envisager les bas-fonds pauvre », puis le projet de « grand renferme-
comme un imaginaire, une construction cultu- ment » qui tente la réunion de toutes les figures
relle par laquelle les hommes du XIXe siècle de l’exclusion sociale dans un même espace
ont renouvelé leur pensée des marges sociales. dont Bicêtre reste, jusqu’au cœur du XIXe siècle,
Parmi les apports multiples de ce livre riche l’horrible symbole. La strate suivante, fruit de
et très maîtrisé, on insistera sur celui qui a trait l’inflation de la production imprimée, est
à la mise en œuvre de cette notion d’imagi- constituée par la littérature de la gueuserie et
naire. Il ne s’agit pas d’une réflexion théo- le motif dominant de la cour des miracles, puis
rique, historiographique ou épistémologique, par la translation progressive de l’imaginaire,
mais d’une étude historique construite autour de la figure du mendiant et du vagabond à
de cette notion. Ce n’est d’ailleurs pas tant celle du bandit. Ces héritages se réordonnent,
d’« imaginaire » qu’il est question que d’un au XIXe siècle, autour de l’association « classes
« imaginaire social », notion définie en intro- laborieuses » et « classes dangereuses », que
duction comme « un système cohérent, dyna- Louis Chevalier a naguère mise en évidence,
mique, de représentations du monde social, dans un contexte renouvelé par l’émergence
une sorte de répertoire des identités collectives du paupérisme, de l’urbanisation et de la ques-
dont se dote chaque société à des moments tion sociale, ainsi que par l’essor de la culture
donnés de son histoire » (p. 20). Les auteurs de masse, et marqué, en France, par les réacti-
convoqués, philosophes comme Bronisław vations de l’événement révolutionnaire sem-
Baczko et Cornelius Castoriadis, ou spécia- blant révéler la solidarité entre l’émeute et les
listes de littérature comme Pierre Popovic, bas-fonds.
suggèrent que cette notion reste encore à De même, si l’auteur peut déceler la perma-
acclimater chez les historiens. Cet imaginaire nence des scénarios qui organisent le récit des 913

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COMPTES RENDUS

bas-fonds (l’inventaire naturaliste, la déambu- en pleine lumière, loin de l’ombre qui enve-
lation nocturne du prince-justicier déguisé, la loppait naguère misérables et gueux, accom-
tournée des grands ducs, la fuite poétique), il pagne cette sortie de l’âge des bas-fonds. Reste
y montre pour chacun le poids des héritages que les différents composants de cet imaginaire
(sous les traits du prince Rodolphe des Mystères ne disparaissent pas pour autant, et l’auteur
de Paris d’Eugène Sue, le calife des Mille et d’en traquer les multiples rémanences, qu’elles
une nuits...), ainsi que le renouvellement des soient institutionnelles (ainsi dans le cas des
représentations : comment, par exemple, on transportés et des relégués qui perdurent res-
passe des taxinomies de voleurs chez le poli- pectivement jusqu’en 1953 et 1970), théoriques
cier de la monarchie de Juillet (boucardiers, (avec les débats sur l’underclass aux États-Unis)
détourneurs, voleurs, careurs, etc.) aux nou- ou fictionnelles (ces « bas-fonds de l’ailleurs »),
veaux types de la pègre qui émergent dans véritables antimondes, peuplés de monstres,
les années 1920 (cocaïnomanes, « métèques », zombies ou races maléfiques, qui prolifèrent
danseurs mondains, etc.). Tout n’est bien sûr dans les films, comics ou jeux vidéos.
pas neuf dans un propos qu’alimentent en Sans doute tout ne rentre-t-il pas dans le
partie les travaux d’une historiographie cultu- tableau dépeint, et l’on peut s’interroger par

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relle du XIXe siècle redynamisée – à laquelle, exemple sur l’articulation à cet imaginaire des
d’ailleurs, l’auteur a beaucoup contribué. Mais bas-fonds de tout un pan du romantisme axé
l’ouvrage, servi par une langue efficace, est sur l’héroïsation du criminel. Peut-être le regard
admirable dans sa manière d’articuler dans « panoptique » tend-il parfois à araser les visages
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l’étude de l’imaginaire les motifs et les et les destins singuliers, fussent-ils de papier,
contextes et de suivre les méandres des héri- et à désincarner quelque peu les expériences
tages et les reconfigurations successives des sociales. Mais il a l’avantage de voir de haut
représentations. et d’embrasser large. Centré sur le XIXe siècle
Historique, cet imaginaire est datable et français, ce volume parvient magistralement à
fini. Raconter son histoire, c’est en retracer la restituer la longue durée d’une histoire des
naissance dans le contexte des années 1840, marges et de la misère, depuis les pauvres
quand les sociétés occidentales affrontent les médiévaux jusqu’aux exclus et S DF de ces
bouleversements sociaux liés à l’industrialisa- dernières décennies, brassant les multiples
tion, à l’essor des villes (les bas-fonds sont fon- références historiques, sociologiques, cinémato-
damentalement urbains). C’est suivre ensuite graphiques. Il réussit aussi le beau tour de force
son développement et mesurer son exten- de promener le lecteur de la « caverne sociale »
sion – l’imaginaire des bas-fonds comme « le hugolienne aux workhouses de Charles Dickens,
premier grand fait de mondialisation culturelle » et des égouts de New York aux bajos fondos
(p. 67). C’est retracer, enfin, son épuisement. mexicains en passant par les bouges d’Alger.
À compter de la première moitié du XXe siècle, À cet égard, le livre a ceci d’exceptionnel qu’il
le socle de représentations des bas-fonds se ouvre l’histoire contemporaine du crime à la
défait : les nouvelles réalités sociales du non- française aux éclairages comparés. Dans un
travail et de la pauvreté désavouent les dis- article récent, D. Kalifa constatait que l’his-
tinctions anciennes (bons/mauvais pauvres), toire culturelle n’était plus aujourd’hui ce
disjoignent les deux figures du pauvre et du front pionnier qui lui avait permis de dominer
criminel, congédient le modèle du voyage en pour une large part le renouvellement historio-
terre inconnue au profit de grilles sociologiques graphique de ces trente dernières années,
et quantifiées dont témoigne la grande enquête paraissant éclipsée par les approches inno-
de Charles Booth à partir de 1886. Au renou- vantes d’une histoire globale, mondiale ou
vellement du regard sur la misère, il faut ajou- connectée 1. Ce livre démontre en tout cas sa
ter aussi les transformations du milieu criminel belle capacité à sortir des confinements natio-
et de ses représentations avec l’invention du naux : des lendemains de bataille nullement
« Milieu » : la promotion sociale des nouveaux désolés.
truands enrichis par le trafic de stupéfiants et
914 la prostitution internationale, qui plastronnent ANNE-EMMANUELLE DEMARTINI

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HISTOIRE CULTURELLE

1 - Dominique KALIFA, « Lendemains de puisqu’il offre désormais, à partir de tech-


bataille. L’historiographie française du culturel niques qui vont progressivement être simpli-
aujourd’hui », Histoire, économie & société, 31-2, fiées, un moyen de communiquer avec ses
2012, p. 61-70. morts.
En France, l’ossature du mouvement se
dessine avec l’idéologie kardéciste formalisée
Guillaume Cuchet en 1857, la fondation de la Revue spirite et la
Les voix d’outre-tombe. Tables tournantes, constitution d’une société d’études en 1858.
spiritisme et société au XIXe siècle Le profil d’Hyppolite Rivail (Kardec) apparaît
Paris, Éditions du Seuil, 2012, 458 p. dans toute sa complexité de réformateur de
l’éducation, de philanthrope, de féministe,
À travers ce livre, Guillaume Cuchet prolonge autant que de prophète d’une nouvelle utopie
son travail sur l’histoire des croyances au religieuse révélant au monde la nature des
XIXe siècle et sur la période des années 1850- esprits frappeurs et un « nouveau » dogme de
1860 qu’il présente comme un moment char- la réincarnation. Avec une grande précision
nière dans l’histoire religieuse et dans celle des fondée notamment sur des outils biblio -

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représentations de la mort. La démonstration métriques, l’auteur établit le rythme de pro-
est convaincante et l’ouvrage d’une clarté gression de la mode spirite en deux temps,
exemplaire. En concentrant son attention et décollage en 1853-1854 puis popularisation au
ses dépouillements sur une phase brève, celle début des années 1860. Il construit également
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du Second Empire, l’auteur réussit à faire une une sociologie du spiritisme, celui des cercles
histoire totale du phénomène spirite en incluant familiaux, des intellectuels parias, des couches
ses aspects doctrinaux, ses dimensions sociale nouvelles ou des ouvriers lyonnais, ce alors que
et culturelle, ses enjeux religieux et politiques. les sources primaires manquent à l’historien.
Le premier des apports de cet ouvrage fort Pourquoi le spiritisme s’est-il implanté si
riche est d’observer le phénomène à l’échelle rapidement en France ? Outre le talent person-
mondiale et d’établir le spiritisme comme un nel et le sens de l’organisation de Kardec, cette
des premiers américanismes de la société fran- diffusion dépend selon l’auteur de facteurs
çaise. La diffusion du modern spiritualism, portée culturels, politiques et religieux qui donnent
par les reconfigurations religieuses améri- à cette histoire du spiritisme une profondeur
caines et l’essor des courants non conformistes, réelle. Dans une période de retour du religieux
est très rapide à partir de 1850. Une des hypo- qui profite notamment au catholicisme alors à
thèses émises par l’auteur est de relier cette son apogée, la conversion au spiritisme atteint
vogue à l’arrivée massive d’émigrants euro- une population d’incrédules, de matérialistes,
péens qui pouvaient trouver dans cette tech- de dépris récents du catholicisme, de croyants
nique de communication avec l’au-delà une attirés par une doctrine rationnelle conforme à
possibilité de conserver un lien avec leurs morts. l’esprit du temps. L’intransigeance catholique
La « danse des tables » migre ensuite sur le des années 1860 contribue sans aucun doute
vieux continent : les premiers articles français à pousser cette population « flottante » vers
qui en font état en insistant sur son excentri- cette religion moderne qui fait également fonc-
cité et son caractère protestant datent de 1852. tion de transition vers la sortie de la religion.
Le succès immédiat emprunte les voies de la Dans cette optique, le spiritisme peut être
modernité puisque le « télégraphe spirituel » considéré à la fois comme une contribution à
– c’est ainsi qu’on le nomme à l’époque – une forme de transfert de l’espérance de la
montre notamment son efficacité sur les pre- religion vers la science, mais aussi comme une
mières photographies. Dans toute l’Europe forme de repli spiritualiste face au monde
on évoque la nouvelle « épidémie » des tables industriel et technologique qui s’annonce.
tournantes dont l’expérience s’apparente, dans Chemin faisant, il suscite l’intérêt des ama-
un premier temps, à la physique amusante du teurs de sciences occultes et des praticiens du
XVIII e siècle. Les tables se mettent alors à magnétisme tout en renouvelant certaines
parler, le phénomène changeant de nature formes de sociabilité qui existent dans la pre- 915

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COMPTES RENDUS

mière moitié du siècle. Il représente également également servi de matrice au développement


un nouveau point d’ancrage pour la génération du spiritisme – comme on peut en juger par
républicaine et socialiste déboussolée par le les nombreuses références éparses présentes
coup d’État. Les fouriéristes ont, par exemple, dans le livre (conception fluidique, anthropo-
été de fervents pratiquants des tables tour- logie des esprits, modèle du baquet mesmérien,
nantes et parlantes, à l’image de Jean Baptiste reconversion des somnambules, etc.) –, ne soit
Godin, le héros du familistère de Guise. Il pas évoqué en tant que tel. Mais le projet
représente, enfin, une forme de philosophie de l’auteur, fondé sur l’étude prioritaire des
populaire démocratique qui vient satisfaire une années 1850 et 1860, n’en souffre guère. L’étude
nouvelle demande métaphysique des classes des facteurs de déclin du mouvement est brève
populaires. mais convaincante. Les effets conjugués de
Les chapitres qui portent sur l’histoire des la réaction catholique et de la critique anti-
croyances et du deuil sont aussi convaincants spiritualiste de la gauche laïque affaiblissent
et comptent parmi les plus belles pages du le mouvement. La grande époque du spiri-
livre. Si l’Église catholique finit par s’opposer tisme semble bien terminée lorsque débute la
au spiritisme sur le plan doctrinal dans les IIIe République même si la pratique subsiste

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années 1860, elle est de fait confrontée à la au XXe siècle en réorientant parfois son action
même demande de consolation qui porte dans le champ thérapeutique. Bien avant le
l’essor de ce mouvement. En replaçant catholi- New Age des années 1970, dans la France de la
cisme et spiritisme dans la conjoncture socio- Belle Époque, de nouvelles synthèses partiel-
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religieuse de ce temps, G. Cuchet montre bien lement inspirées de la doctrine spirite et de


qu’il s’agit dans les deux cas de se démarquer nouveaux courants spirituels comme la théo-
d’une pastorale de la peur trop effrayante en sophie sont portées par une nouvelle vague en
apportant une réponse doctrinale nouvelle provenance des États-Unis.
répondant notamment aux inquiétudes des
familles confrontées à la mort des enfants en
bas âge (privées des anciens sanctuaires à répit HERVÉ GUILLEMAIN
qui s’affaiblissent). L’auteur place de manière
remarquable l’histoire du spiritisme là où on ne
l’attendait pas, entre démographie et histoire
France Nerlich
des sensibilités : « les hommes et les femmes
de ce temps se sont mis de plus en plus à aimer La peinture française en Allemagne,
leurs enfants comme des modernes tout en 1815-1870
continuant à les perdre comme des anciens » Paris, Éditions de la MSH, 2010, 548 p.,
(p. 346). Car rappelons que le spiritisme a pour 95 ill. noir et blanc, XVII pl. couleur.
principal objectif de mettre en contact une
personne endeuillée avec ses chers morts. « Pour le dire rapidement, l’art français a joui
G. Cuchet avait déjà montré dans sa thèse de d’une grande visibilité en Allemagne et les
doctorat comment la dévotion catholique aux artistes français ont été très présents dans
âmes du purgatoire venait répondre à un nou- l’esprit du public allemand avant 1870 » (p. 3).
veau besoin en matière de culte des morts. Le La thèse de cet ouvrage est énoncée simple-
spiritisme s’inscrit donc dans un mouvement ment et clairement dès l’introduction, mais le
plus large de transformation des formes du réseau d’arguments qui la sous-tend est lui
deuil et peut être considéré comme une nou- extrêmement dense et complexe, tout comme
velle « communauté de deuil de substitution » le sont ses conséquences. Il s’agit là, en effet,
destinée à composer avec « les morts qui ne d’une vraie thèse. Non parce que cet ouvrage
passent pas » (p. 334). Il apparaît bien difficile est tiré du doctorat de l’auteur, mais parce que
dès lors de tracer une frontière nette entre France Nerlich défend ici une position nou-
esprits, âmes du purgatoire et revenants. velle, s’inscrivant en faux contre une certaine
On peut certes regretter que le magné- idée de la réception de la peinture française
916 tisme du premier XIXe siècle, qui a visiblement en Allemagne, idée selon laquelle les amateurs

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HISTOIRE CULTURELLE

allemands n’auraient commencé à s’intéresser venir de l’Empire alors même que les œuvres
à l’art français et à le collectionner qu’avec du maréchal Blücher sont au contraire présen-
l’impressionnisme. tées comme un butin de guerre, tout particu-
Dans le cadre d’une histoire de l’art moder- lièrement le Bonaparte franchissant le col du
niste fondée sur l’idée d’une autonomisation de Grand-Saint-Bernard par Jacques-Louis David.
l’art, il est vrai que les noms de Jean-Auguste- Le comte de Schönborn s’appuie quant à lui
Dominique Ingres ou d’Eugène Delacroix sur une certaine tradition aristocratique de
n’apparaissent que peu, ou pas, dans les collec- protecteur des arts, privilégiant toujours les
tions allemandes de l’époque. Mais nombre de commandes directes aux artistes, alors que
peintres aujourd’hui considérés comme acadé- les raisons de la présence du Portrait de Juliette
miques, ou tout simplement oubliés, bénéfi- Récamier par François Gérard dans les collec-
cient au contraire d’une large réception et ont tions du prince Auguste de Prusse sont d’ordre
un impact aussi grand que celui qu’on veut absolument sentimental.
généralement limiter aux modernes. Il en est Parallèlement, les peintres français com-
ainsi des œuvres de Théodore Gudin, Camille mencent à trouver une place au sein des expo-
Rocoplan dit « Roqueplan », Jules Coignet, sitions de l’Académie des beaux-arts de Berlin.

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Claude-Henri Watelet ou Eugène Lepoittevin, Mais ce n’est qu’après 1830 que cette présence
exposés à l’Académie royale des beaux-arts de s’intensifie, véritable « démocratisation de l’art
Berlin en 1836, devant lesquelles le jeune français » (p. 105), objet d’une deuxième partie.
Adolph Menzel emploie le terme de « révolu- La place de l’art français dans les expositions
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tion », révolution provoquée d’après lui par le berlinoises est essentiellement due à la pré-
« matérialisme véritablement spirituel et soigné sence d’un marchand, Louis Friedrich Sachse,
des Français actuels » (p. 118). F. Nerlich en parti chercher à Paris des lithographes pour son
effet ne se contente pas d’analyser une pré- atelier et revenu avec plusieurs œuvres fran-
sence mais en explique également les consé- çaises qu’il présente chez lui avant d’obtenir,
quences : « cette expérience directe des œuvres en 1836, le droit de les exposer à l’Académie
françaises en Allemagne agit à la fois sur le des beaux-arts. Alors qu’en 1838, les rapports
travail des peintres, sur la réflexion de la cri- entre Sachse et l’Académie se tendent, ce sont
tique d’art et sur le goût du public » (p. 3). les Kunstvereine de province qui vont prendre
Tout au long de son ouvrage, l’auteur met le relais, tout particulièrement celui de Leipzig
en regard les œuvres accrochées dans les qui présente pas moins de quatre-vingt-un
expositions, les collections ou les musées et tableaux français à son exposition de 1839.
les réflexions critiques auxquelles elles ont Une troisième partie analyse les débats sus-
donné lieu, permettant de retracer l’évolution cités en Allemagne, entre 1848 et 1870, par
à la fois de la présence artistique française en cette peinture française dont Paul Delaroche
Allemagne et du discours critique qui l’accom- ou Horace Vernet sont alors considérés comme
pagne. les héros. Si les réticences sont parfois fortes
L’ouvrage est divisé en quatre parties, à Berlin de la part de l’Académie dirigée par
reflets du passage d’un art français essentiel- Johann Gottfried Schadow, c’est néanmoins
lement collectionné par certaines élites à une Munich et son Kunstverein qui ferme jusqu’au
ouverture plus large du marché de l’art alle- milieu des années 1850 ses expositions aux
mand, provoquant autant émulation que ten- artistes non-bavarois. Il faut attendre 1863 pour
sions. La première partie est essentiellement que la société des artistes organise une pre-
consacrée aux portraits, jusqu’aux années 1830, mière exposition cosmopolite avant le grand
de collectionneurs aristocratiques rassem- déballage d’art français, souvent médiocre, de
blant, parmi d’autres, des œuvres d’art fran- la foire internationale de 1869. Une dernière
çaises. Les motivations en sont multiples, partie est consacrée aux collections privées et
autant que les acteurs eux-mêmes. Eugène publiques d’art français entre 1830 et 1870.
de Beauharnais, fils adoptif de Napoléon, réfu- Ce déroulement chrono-thématique montre
gié à Munich après le congrès de Vienne, voit la grande diversité des acteurs en présence,
en sa galerie une manière de perpétuer le sou- et donc la nécessité de sources multiples, sur 917

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COMPTES RENDUS

lesquelles s’appuie ce travail. F. Nerlich n’a pas Cette réception de l’art français doit être
seulement compulsé les catalogues d’expo- replacée dans le contexte des grands débats
sition ou de collection, les différents comptes visant à définir un art allemand national et,
rendus critiques et ouvrages savants écrits à pour certains, à le rénover. Si le discours est
l’époque, les archives d’artistes, d’académies emprunt de stéréotypes sur la théâtralité, la
et de marchands. Outre les peintures, elle s’est légèreté et le manque de profondeur de l’art
également intéressée aux reproductions gra- français, sa présence en Allemagne permet
vées de ces œuvres, parfois de grande qualité, cependant peu à peu la constitution de propos
et elles-mêmes objets de collection. Le dernier non moins critiques, mais plus construits et
chapitre leur est consacré, permettant « une moins caricaturaux. Les réflexions sur la maté-
nouvelle approche de l’histoire de l’art ancien rialité et la spiritualité de la peinture, sur le
et contemporain via la reproduction » (p. 359) sens de la peinture d’histoire, sont nourries par
et touchant ainsi à ce qui est peut-être le plus les œuvres françaises. Les bottes crottées du
difficile à cerner pour un historien de l’art : la Napoléon à Fontainebleau de Delaroche, acheté
diffusion auprès du grand public. Mieux encore : par Adolf Heinrich Schletter, collectionneur
l’ouvrage, d’une érudition extrême, sait la faire de Leipzig, en 1845, et présenté au Kunstverein

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oublier. Les références précises sont gardées berlinois de 1847, agissent ainsi comme un
pour l’important appareil de notes en fin de leitmotiv dans le débat entre réalisme et idéa-
volume, rendant la lecture facile et agréable, lisme en peinture. De même, La bataille de
soutenue en outre par un nombre conséquent Hastings de Vernet, que Sachse présente à Berlin
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d’illustrations, faisant aussi la part belle à la en 1846 avant une tournée en Prusse, apparaît
gravure. comme l’exemple type de la peinture d’his-
Cette facilité de lecture n’empêche cepen- toire à la française, d’une sensibilité radicale-
dant pas l’importance des questions soulevées. ment opposée à l’esprit allemand.
En effet, au-delà des seules diffusion et récep- Ces quelques réflexions montrent que
tion de l’art français en Allemagne, ce sont des l’ouvrage de F. Nerlich, en plus de dresser le
débats essentiels pour ces deux pays qui sont portrait de médiateurs oubliés, touche à deux
ici étudiés. La diversité des acteurs en présence points essentiels de l’histoire de l’art. Le pre-
pose ainsi la question des institutions artis- mier est l’importance de la présence physique
tiques d’alors et de leur lien avec les collec- des œuvres dans la constitution d’un discours
tionneurs privés ou les marchands d’art, dont théorique sur l’art : « L’analyse de la présence
le rôle est de plus en plus important. Le conflit des œuvres françaises en Allemagne peut fina-
qui oppose en 1838 le marchand Sachse à lement servir de paradigme à l’importance de
l’Académie des beaux-arts de Berlin en est l’expérience directe des images – originales et
un exemple significatif. Alors qu’il avait été reproductions – ‘dont les récits ne pourraient
mandaté par l’Académie pour faire venir des donner qu’une faible idée’ – par le change-
artistes étrangers, et notamment français, dans ment qu’elle introduit dans le discours sur l’art
ses expositions, l’Académie refuse cette année- français et la formulation du doute théorique
là de rembourser les frais d’acheminement des et artistique » (p. 384). Le second est la néces-
œuvres et écarte même celles qui sont arrivées sité, pour construire un discours historique-
en retard, alors qu’il était pourtant d’usage de ment cohérent, de sortir des canons d’une
les accepter. Face à la plainte de Sachse auprès histoire de l’art uniquement moderniste :
du ministère du Culte, la réponse de l’Académie « au vu de l’importance qu’ont eue les autres
tient en un point essentiel : « la différence fonda- peintres pour la pensée sur l’art en Allemagne
mentale entre le sens de l’action de l’Académie au XIXe siècle, il faut peut-être se poser la ques-
des beaux-arts et celui du marché de l’art » tion de notre propre capacité en tant qu’histo-
(p. 134). L’exposition de l’Académie n’est pas riens à dépasser des critères d’appréciation
une foire et les choix commerciaux d’un orientés et datés » (p. 383). Ce beau volume le
marchand n’y ont pas leur place. De plus, prouve comme une évidence.
l’influence de l’art français sur les artistes alle-
918 mands se serait finalement avérée néfaste. MARIE GISPERT

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HISTOIRE CULTURELLE

Michela Passini des cas, un long Moyen Âge, contre le modèle


La fabrique de l’art national. d’interprétation bien ancré jusque-là d’un
Le nationalisme et les origines de l’histoire de Jacob Burckhardt par exemple. Cependant,
l’art en France et en Allemagne, 1870-1933 l’attrait pour le modèle italien survivait dans
Paris, Éditions de la MSH, 2012, 333 p. l’étude de Louis Dimier – resté un outsider de
la discipline – sur Le Primatice à Fontainebleau
Sous ce titre, Michela Passini publie en l’ayant et dans celle de Paul Vitry sur Michel Colombe
entièrement revue et réactualisée, pour la et la sculpture du XVe siècle : le modèle italien
bibliographie notamment, sa thèse. En deux continuait à dominer, mais pour des artistes
fortes parties centrées, pour l’une, sur « L’Italie étrangers ou français travaillant en France et
comme problème » et la question de la inscrits dans une chronologie de transition
Renaissance et, pour l’autre, sur « Le gothique entre les XIVe-XVe siècles et le XVIe siècle. Le
comme enjeu national », elle analyse « les français Émile Gebhart et l’allemand Henry
assises intellectuelles aussi bien que les condi- Thode s’efforçaient « d’extraire la racine car-
tions sociales et organisationnelles » (p. 2) de rée de la Renaissance » et de mettre en évi-
l’histoire de l’art comme discipline en voie dence ses racines « chrétiennes, médiévales et

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d’affirmation sur la scène européenne, au nationales » (p. 59 et 60) à travers de grandes
tournant des années 1900, et de son écriture figures – celle de saint François d’Assise entre
comme « enjeu politique » (p. 253). De 1870, autres – qui exaltaient, dans la confusion des
et la défaite de la France impériale de temps, autant leur présent national, parfois
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Napoléon III devant la Prusse devenue Reich touché par le mysticisme pour H. Thode (très
un an après, à 1933, avec l’accession d’Adolf proche de Richard Wagner, dont il fut le
Hitler à la Chancellerie, M. Passini montre gendre), que le passé pris pour objet d’enquête.
l’institutionnalisation de plus en plus puis- Konrad Burdach suivit ces voies d’approche
sante d’une histoire de l’art prise dans les réa- en faisant porter son intérêt sur la place du
lités politiques, économiques et sociales des religieux dans l’histoire des civilisations. Les
« identités nationales » en train d’être façon- années 1900 sont imprégnées de ces recons-
nées : elle mène donc l’enquête, et c’est tout tructions nationalistes et marquées par la suite
l’intérêt de sa démarche, sur « les modalités des expositions sur les « Primitifs » : flamands,
d’écriture » d’un « récit national » (p. 3) en cours à Bruges, en 1902 ; français, à Paris, en 1904 ;
d’élaboration. Tant pour la IIIe République, rhénans, à Düsseldorf, en 1902, puis en 1904,
et ses institutions, que pour le Reich allemand, avec les travaux de statistiques monumentales
mais aussi à peu de chose près partout en sur les églises de la Rhénanie dus à Paul
Europe, une antiquité chasse l’autre, l’obser- Clemen. En revenant sur toutes ces tentatives,
vation des « antiquités nationales » étant et en s’interrogeant sur la Renaissance non
substituée à celle classique – de longue date plus comme modèle mais comme problème,
constituée en une somme de savoirs – des l’historien néerlandais Johan Huizinga formula
antiquités grecque et romaine. Deux principes en 1920 le concept de l’« anticipation des ori-
semblent particulièrement actifs dans ce chan- gines » et souligna l’émergence de nouvelles
gement radical de perspective sur le temps de catégories dans l’analyse historiographique :
l’histoire : une « dénormativisation » d’abord, celles d’« art national », de « génie » national
une « nationalisation du discours sur l’art ou encore de « caractère national » furent très
ancien » ensuite (p. 11), les deux conjuguant utilisées au cours de développements de plus
leurs effets pour modifier la compréhension en plus centrés sur le prétendu réalisme des
des arts monumentaux dans la durée 1. œuvres mêmes.
En France, Louis Courajod et Eugène Müntz Émile Mâle, en France, et Henrich Wölfflin,
ont tous deux contribué, de manière opposée en Allemagne, en reprirent les termes dans des
et très différente, à la démythologisation d’une études du reste très différentes, le premier
historiographie centrée sur la Renaissance et autour du gothique et, plus largement, de l’art
sur l’Italie et à la construction d’une « Renais- religieux médiéval (dans sa thèse soutenue en
sance française » qui prolongeait, dans bien 1893 et publiée en 1898, L’art religieux du 919

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COMPTES RENDUS

XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie écrit un ouvrage important pour ces années qui
du Moyen Âge et sur ses sources d’inspiration), voient des « identités nationales esthétiques »,
le second à partir du « sentiment germanique au sens large du mot, être définies sur la base
de la forme » (p. 113) et de la description des d’entités politiques de plus en plus affirmées
« traits stylistiques » propres à chaque art comme des entités nationales (p. 254-255). Par
national (p. 132 et 140-141), revus d’après une là, elle démontre la nécessité de penser une
grille de lecture exacerbant la polarité Nord/ histoire de l’art dans sa propre perception des
Sud, en Europe et ailleurs (les Kunstgeschicht- temps historiques, le plus souvent dans une
liche Grundbegriffe, 1915). Dans ce « moment « discordance des temps 3 ».
des années 1900 », la Grande Guerre devint
l’événement catalyseur de toutes les tendances DANIEL RUSSO
précédentes et ouvrit sur une période historio-
graphique de combat : la dévastation de la cathé- 1 - Sur la IIIe République en France et les
transformations qui font passer de la mystique à
drale de Reims sous les bombardements servit
la politique et à l’institution reconnue du régime,
de déclencheur, dans le camp français, à une
entre les années 1890 et 1914, voir Marie-Claude
série de réactions violentes à l’encontre de la

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BLAIS, Au principe de la République. Le cas Renouvier,
science allemande de l’art, sur le long terme, Paris, Gallimard, 2000 ; Id., La solidarité. Histoire
et à une négation maintes fois répétée de la d’une idée, Paris, Gallimard, 2007.
participation de l’Allemagne à la création du 2 - Georges BATAILLE, « Notre-Dame de
gothique, sur le court terme. Le recueil de ses Rheims », in D. HOLLIER (dir.), La prise de la
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textes de guerre réunis en 1917, à Paris, sous Concorde, suivi de Les dimanches de la vie. Essais sur
le titre L’art allemand et l’art français du Moyen Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1993, p. 33-43.
Âge, fit d’É. Mâle la figure de proue de tout 3 - Suivant le titre de l’un des ouvrages de
ce mouvement, partagé du reste par les autres Christophe CHARLE, La discordance des temps. Une
historiens de l’art de sa génération ou d’une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin,
génération plus jeune (Henri Focillon) et par [2011] 2012.
la communauté universitaire dans son ensemble
(par exemple, le géographe Paul Vidal de la Laurence Danguy
Blache dans La France de l’Est, 1917) et L’ange de la jeunesse. La revue Jugend
certains hommes de lettres ou aspirant à et le Jugendstil à Munich
l’être. Ainsi, souvent oublié, Georges Bataille Paris, Éditions de la MSH, 2009, 339 p. et
composa-t-il Notre-Dame de Rheims à l’été 1918 XXXII p. de pl.
et l’adressa-t-il « À des jeunes gens de Haute-
Auvergne 2. » D’un tableau aussi conflictuel, Dans une « glose » des années 1930, Walter
M. Passini laisse ressortir, à juste titre, la figure Benjamin écrit à propos d’une revue à la
d’un Wilhelm Vöge qui fut soucieux de mar- mode : « On peut dire que la Jugend munichoise
quer les liens du gothique allemand avec les a été l’organe central de ce mystérieux mouve-
réalisations françaises dès sa thèse, soutenue ment d’émancipation qui vit dans l’atmosphère
en 1894 à Strasbourg, sur les origines du style de ces vers : Stell auf den Tisch die duftenden
monumental du Moyen Âge, ou la figure de Reseden, die letzten roten Astern hol herbei ! C’est
« passeur » entre deux mondes que furent sans dans les fleurs <qu’>à l’idée de la jeunesse
cesse Albert Marignan et les relations (de lec- est nouée celle du pervers. Et par là nous
tures) qu’il sut tisser, de Vöge à Courajod et à sommes pénétrés [...] jusqu’au centre véritable
Giovanni Morelli. Dans le même temps, en du Jugendstil 1. » W. Benjamin souligne la dia-
Allemagne toujours, on réfléchissait à la spéci- lectique entre l’idéal émancipatoire et l’élé-
ficité allemande du Spätgotik. ment pervers (Verspannung von Perversion und
M. Passini apporte une contribution très Idealismus). L’émancipation se réduit à une
solide et très riche à « la fabrique de l’art natio- figure de style (Stilangelegenheit) et le Jugendstil
nal », en France et en Allemagne, mais pas seu- est le « style stylisant κ at'exochn », le dernier
lement. Son livre vaut pour ce qui se passe en qui subsiste après la crise de l’historicisme et
920 Europe et dans le monde de 1870 à 1933. Elle de l’imitation tardive.

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HISTOIRE CULTURELLE

La première partie de l’ouvrage de Laurence Renaissance) et le style monumental de


Danguy consiste en un travail très attentif l’Empire, mais la critique – la dérision de la
d’analyse historico-culturelle afin de situer la mode superficielle – masque la recherche
genèse et l’essor de la revue dans le milieu du style, d’un « style pur, seul adéquat » à
munichois et, en général, dans le contexte l’expression des contenus modernes (p. 196).
d’un mouvement pour la « réforme de la vie » Hirth, le fondateur, est un libéral, anti-
(Lebensreform) caractéristique de l’Allemagne clérical et nostalgique du Kulturkampf, impliqué
wilhelminienne – à l’origine la revue devait dans la fondation de la Sezession munichoise.
s’appeler Leben. Le culte de la jeunesse en est un La revue est engagée dans la satire des partis
élément fondateur (Jugendstil et Jugendbewegung politiques, de l’armée, de l’aristocratie prus-
se rejoignent fatalement, dirait W. Benjamin), sienne, elle se bat contre la censure, surtout
mais la rhétorique de l’éternelle jeunesse (« de contre la « lex Heinze » à l’origine d’un vaste
cœur et de volonté reste toujours jeune ») mouvement de réaction dans le monde intellec-
s’accompagne d’une pointe d’ironie, voire tuel, et défend la liberté d’expression artistique.
d’auto-ironie, qui est une constante de la Elle veut puiser à « la fontaine de jouvence
revue. Cette dernière va s’affirmer comme le allemande », à la source d’un art sans entraves

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catalyseur d’un nouveau goût et/ou d’un style (p. 76). Dans ce mouvement, Munich, la
de vie qu’elle propage. Elle annonce des « orne- « république des arts » (la Kunststadt), s’oppose à
ments symboliques à interpréter finement, Berlin, capitale de l’art dirigé : la revue dénonce
[des] fleurs grimpantes à l’élancement gracile / systématiquement la « créativité sous haute
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maints excellents feuillets en l’honneur de la surveillance » dans le Berlin de Guillaume II


femme / louant la beauté du corps humain » où dominent la commande d’État et la xéno-
(p. 26) (les cover-girls de Jugend contribuent à phobie artistique. Le sommet du mauvais goût
sa fortune 2). est l’allée de la Victoire (la célèbre Siegesallee
L’idéal d’une synthèse de « l’art et de la avec les statues des Hohenzollern) où « s’élève
vie » se traduit en projet de réforme, ou de l’âme de tout prussien flânant... »
contre-réforme esthétique selon L. Danguy, La revue traque les éternels « philistins »
au sens d’une refonte globale qui devait – l’art académique (Philisterkunst) est un terme
s’étendre, à travers la recherche d’unité de omniprésent. En ce qui concerne le « genre »,
style par les « arts appliquées », au domaine Jugend se situe dans la tradition très ancienne de
du quotidien. Concrètement, ce programme la « caricature germanique », née avec l’impri-
se rattache à la réforme de l’art dit industriel merie. Le succès est lié à un mélange savant :
(Kunstgewerbereformbewgung) et, en particulier, la satire s’intègre avec le genre des revues illus-
à la réforme de l’artisanat du livre à partir trées pour les familles, comme Gartenlaube,
d’une nouvelle conception graphique. Georg et, bien qu’à un niveau plus populaire, à celui
Hirth est un membre influent du Bayerischer des revues artistiques (Pan, ou les Blätter für
Kunstgewerbe-Verein et, parmi les collabora- die Kunst, pour un public plus restreint). Elle
teurs de la revue, figurent des artistes engagés s’adresse à la bourgeoisie cultivée (Bildungs-
dans le mouvement des arts appliqués, c’est bürgertum), mais ratisse large ; d’après son pro-
le cas de Julius Diez, d’Angelo Jank ou de gramme, Jugend est la revue illustrée « la moins
Bernhard Pankok, directeur de la Staatliche chère du monde ».
Gewerbeschule à Stuttgart. L’engagement culturel va de pair avec
Comme le souligne L. Danguy, le phéno- l’entreprise commerciale et la séduction d’un
mène Jugend donne son empreinte à l’univers public payant, une leçon de marketing appliqué
graphique et à celui des arts appliqués : le style selon L. Danguy. Jugend peut ainsi compter sur
Jugend gagne la production d’objets de la vie un « club de lecteurs » fidèles (50 000 membres
quotidienne, des meubles précieux aux objets réguliers) auxquels elle promet la « délivrance
de pacotille. La revue ne se prive pas d’un intérieure ». L. Danguy souligne le reliquat d’un
commentaire auto-ironique. Elle pourfend le langage militant : « ligne, membres, rejoindre,
« labyrinthe des styles » de la fin du siècle, frères, sœurs, armée, délivrance, remporter »
notamment l’imitation (par exemple le goût sont des termes récurrents (p. 91 sq.). 921

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COMPTES RENDUS

On enregistre une progression specta- l’État éducateur (Estado docente), c’est tout le
culaire des ventes. Le succès de la Jugend fonctionnement de l’État bolivien qui s’en
munichoise peut donc s’inscrire dans un phé- trouve analysé à partir des prémices de la
nomène culturel et économique plus large, lié construction nationale. On pourrait même dire
à l’essor du marché : l’affirmation d’une ten- qui s’en trouve disséqué, tant le souci du détail
dance, aussi bien dans le registre de l’idéologie traverse les dix chapitres de ce travail de réédi-
que dans celui du style, et la stratégie de mar- tion actualisée d’une thèse soutenue en 2000.
ché moderne font un excellent ménage, car L’école et la politique éducative y sont
l’un renforce l’autre et vice versa. Le Pressefieber considérées moins finalement en elles-mêmes
wilhelminien nous en offre maints exemples. que comme prisme d’analyse du libéralisme boli-
L. Danguy revendique une double approche, vien qui se met en place à l’aube du XXe siècle.
où l’histoire culturelle est intégrée par une Par « libéralisme », il faut entendre non tant
« herméneutique de l’image arrimée à l’anthro- une doctrine économique, celle de la loi du
pologie religieuse » (p. 10), centrée sur la figure marché, doublée d’une doctrine politique,
syncrétique de l’ange, messager et « révéla- celle du « laisser-faire », qu’une critique de
teur » du sens caché ou dénié (des « ambiva- l’organisation politique conservatrice et du

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lences » du style Jugend comme des « pulsions » poids de l’Église dans les affaires boliviennes.
inavouables). L. Danguy met l’accent sur la La métaphore de la « régénération » est cen-
« métamorphose » de l’ange en « femme trale dans le programme des libéraux qui
Jugend, jeune et longiligne : une fille de Jugend, accèdent au pouvoir en 1898. Elle est centrale,
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représentation allégorique de Jugend, en style et elle est explicite : il s’agit bien, par l’instruc-
Jugend » (p. 214). Dans le même parcours icono- tion et sa généralisation, de soigner un corps
graphique, l’Avé Jugend, la « femme Jugend à national perçu comme malade. Régénérer par
l’enfant Jugend » témoigne d’une « sacralisa- l’éducation, c’est moderniser, unifier et in fine
tion » (l’ultime) qui « s’opère à travers son rallier au projet de la classe dominante ces frac-
référent chrétien, la Vierge à l’enfant » : une tions de la nation perçues comme des « figures
sacralisation du style Jugend, qui est en même de l’altérité » (p. 25) : Indiens, métis, Cholos,
temps dissolution auto-ironique brisant le ruraux pauvres, etc. La « peur de l’Indien »
poids de la tradition religieuse et le sérieux (p. 107) semble effectivement le primo mobile
des débats intellectuels et esthétiques. d’une politique visant l’unité nationale par
l’homogénéisation territoriale des conditions
MARINO PULLIERO de scolarisation. La question de départ de
F. Martinez est donc de savoir comment
1 - Walter BENJAMIN, Schemata und Glossen zum l’école a été investie du rôle de réduire les
Jugendstil I, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le- distances réelles ou fantasmées entre un
Main, Suhrkamp, 1985, vol. VI, p. 153. groupe blanc dirigeant et ces figures de l’alté-
2 - Giuseppe BEVILACQUA, Letteratura e società
rité restées en marge d’une société en cours
nel secondo Reich, Milan, Longanesi e C., 1977,
de modernisation.
p. 152.
La première partie pose le cadre concep-
tuel du projet de « régénération » éducative. Il
Françoise Martinez s’agit là d’un programme original dans la
« Régénérer la race ». Politique éducative en mesure où le parti libéral bolivien construit
Bolivie (1898-1920) une idéologie ad hoc, faite d’emprunts aux
Paris, Éditions de l’IHEAL, 2010, 455 p. théories libérales occidentales et de recy-
clage de courants de pensée alors d’actualité
L’ouvrage de Françoise Martinez est a priori en Amérique du Sud, soit l’évolutionnisme
assez strictement monographique. Pourtant, d’inspiration darwinienne et le positivisme
son intérêt dépasse les limites de l’historio- tels qu’ils se sont développés en Europe. Le
graphie latino-américaine. Il est loin, par ailleurs, paradoxe mis en lumière par F. Martinez est
de constituer un simple pan d’histoire de l’édu- que l’édification « nationale » est résolument
922 cation, puisqu’à travers une interrogation sur d’inspiration exogène, « ce qui constituait alors,

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HISTOIRE CULTURELLE

dans l’imaginaire collectif, une garantie de d’origine, d’où la nécessité d’un enseignement
qualité » (p. 332), puisqu’elle était inspirée des adapté à ses besoins jugés fondamentaux et
modèles voisins de l’Argentine et du Chili, et qui ferait avant tout de lui un ouvrier agricole
réalisée via le soutien d’un véritable « réseau productif. L’alphabétisation devient superféta-
belge » de pédagogues recrutés à l’École nor- toire, alors que la maîtrise orale d’un espagnol
male de Bruxelles ou à l’université de Louvain, véhiculaire, les travaux manuels et la discipline
ou encore par l’adoption de techniques éduca- des corps par la gymnastique deviennent priori-
tives aussi foncièrement étrangères à la société taires.
bolivienne de l’époque que pouvait l’être la La lecture de l’ouvrage laisse au lecteur
gymnastique suédoise. une impression d’exhaustivité. Ce sont ainsi
La deuxième partie développe les linéa- plus de mille articles de presse, des centaines
ments d’une politique éducative d’unification de débats parlementaires et autant de sources
et de désindianisation. À la différence sans imprimées d’époque qui sont mobilisés par
doute du modèle républicain français, il ne l’auteure. On pourra cependant regretter ce
s’agit pas là seulement de généraliser la scolari- qui constitue un angle mort de ce travail, mais
sation pour renforcer une culture nationale ou sans doute aussi une lacune des sources à sa

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réaliser les conditions de la démocratie, mais disposition : la question de la réception du pro-
« d’homogénéiser en faisant partager aux masses jet éducatif libéral. En effet, à l’exception de
le système de valeurs des classes dominantes, la mention de « résistances sociales sur le ter-
en les amenant à renoncer au leur » (p. 197). La rain » face à la démocratisation de l’enseigne-
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vocation assimilationniste du projet est claire : ment (p. 287), on en sait au final peu sur les
il s’agit de transformer l’Indien, le « blanchir », modalités d’appropriation ou de contourne-
œuvrer à une véritable « rédemption » des ment des velléités exprimées depuis La Paz.
masses indigènes. Cela passe par une castillani- Si l’Indien est au cœur du projet, il en est dans
sation linguistique, par l’accès à un univers de le même temps le grand absent. Il n’en reste
l’écrit et par une dignification morale comme pas moins que l’épisode bolivien dans lequel
préalable à l’intégration des communautés F. Martinez nous plonge illustre à la perfection
autochtones à la nation politique. le dilemme fondateur de toute éducation
La période décrite dans la troisième partie, nationale, celui d’une dialectique qui place en
celle de la deuxième décennie du règne libé- tension l’objectif d’homogénéisation du peuple
ral, marque à cet égard une rupture puisque, par l’instruction et celui d’adjudication d’un
en réponse à la dénonciation du caractère irréa- rôle social déterminé à chaque élément d’une
liste du programme d’une instruction « uni- communauté nationale fortement stratifiée.
fiée » aussi bien parmi les parents d’élèves de
la bourgeoisie urbaine que dans les rangs du MARIE SALAÜN
parti libéral lui-même, c’est une politique de
re-ségrégation scolaire qui se met en place.
L’heure n’est plus à l’assimilation de toutes Isabelle Antonutti
les composantes de la société bolivienne mais Cino Del Duca. De Tarzan à Nous Deux,
bien à l’institutionnalisation d’une école diffé- itinéraire d’un patron de presse
renciée, au service des besoins techniques d’une Rennes, Presses universitaires de Rennes,
économie capitaliste, des intérêts de l’oligar- 2012, 221 p.
chie urbaine et du maintien de l’hégémonie
du parti libéral. Le danger d’une rébellion des D’une thèse d’histoire soutenue en 2012,
Indiens a cédé le pas à celui d’un déracinement Isabelle Antonutti a tiré un ouvrage condensé,
des Indiens, voire d’une ascension sociale des centré sur la vie et les entreprises de Cino
métis. Dans un retournement complet vis-à- Del Duca (1899-1967). Comme le précise le
vis du principe de la décennie précédente, sous-titre, elles sont saisies « de Tarzan à Nous
« civilisation » et « instruction » sont désor- Deux », autrement dit de la presse dédiée à la
mais, pour ainsi dire, disjointes puisqu’il s’agit jeunesse à celle « de genre ». L’empire Del Duca
avant tout d’enraciner l’Indien dans son milieu s’étend toutefois à d’autres domaines des indus- 923

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COMPTES RENDUS

tries culturelles, comme le cinéma ou l’édition utiles sur leur fonctionnement et leurs capitaux
littéraire. Son chiffre d’affaires le place dans les autrement qu’à travers la presse professionnelle
années 1960 à la quatrième place des groupes et économique que l’auteure a dépouillée.
de presse de l’Hexagone. L’auteure prolonge C’est comme représentant chargé de vendre
les travaux entrepris depuis les années 1980 sur des romans en feuilletons et des fumetti que
le capitalisme d’édition en France par Jean- Del Duca débute dans l’édition en 1923. L’ex-
Yves Mollier, qui signe ici la préface. Elle mobi- périence le conduit en 1928 à fonder avec ses
lise également les résultats des études sur les deux frères la Casa Editrice Moderna. Le suc-
publications sérielles dédiées à la jeunesse et cès est rapide. Amorcé par l’édition de romans
aux femmes que Thierry Crépin et Sylvette d’amour et de sagas patriotiques comme Cuore
Giet ont explorées à la fin des années 1990. garibaldino, il se maintient grâce à des pério-
Né dans les Marches, Del Duca se dis- diques qui privilégient la création italienne et
tingue par un engagement militant précoce les fumetti inspirés des séries étatsuniennes,
dans le cercle Liebknecht d’Ancône. Il ren- qui « accommodent le plus possible le mythe
contre un premier succès commercial à Milan du héros fasciste aux aventures rocambolesques
avant de s’installer en France en 1932. Ses qui font le miel des jeunes lecteurs » (p. 35).

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diverses activités permettent de questionner Séparant ses activités de celles de ses frères
les rapports entre médias de masse et poli- en gardant la propriété des rotatives, Del Duca
tique, d’interroger les circulations européennes choisit de s’installer en France. Depuis le siège
dans le domaine des imprimés populaires, de parisien des Éditions mondiales qu’il fonde en
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scruter en regard les évolutions formelles de la 1934, il vise l’Europe, adaptant les recettes qui
presse des années 1930 et de l’après-guerre. ont fonctionné en Italie, créant des filiales en
L’étude d’I. Antonutti se divise en trois parties Suisse, en Belgique et en Espagne. Le défer-
chronologiques : « Les années d’apprentissage, lement de la bande dessinée étatsunienne le
1899-1932 », « La réussite, 1932-1952 » et « La pousse à investir dans les hebdomadaires illus-
reconnaissance, 1952-2004 ». trés pour la jeunesse. En 1935, il lance avec
L’auteure choisit comme scène inaugurale réussite Hurrah ! Sans trop se soucier du droit et
la battue anticommuniste dont Del Duca de la mise en page, il adopte les us de l’époque,
aurait été l’une des cibles en 1922. Consciente « trafiqu[ant] les planches, les coup[ant], les
de l’instrumentalisation postérieure qu’a faite adapt[ant] au format, change[ant] les couleurs,
l’éditeur de cette scène, I. Antonutti tente de modifi[ant] les dessins, agrandiss[ant] les
révéler les ombres et méandres du parcours de strips pour que la série dure plus longtemps,
l’homme de presse : résiste-t-il ou compose-t-il gomm[ant] le copyright, le nom de l’auteur »
avec le nouveau pouvoir fasciste ? Supporte-t-il (p. 49). Hurrah ! réussit à concentrer les cri-
la révolution nationale après 1940 ou aide-t-il tiques des intellectuels communistes et des
les réseaux de la résistance italienne ? Falsifie- censeurs catholiques, l’abbé Bethléem accusant
t-il son passé pour éviter l’épuration qui touche les productions de Del Duca de « corrompre
la presse dans l’immédiat après-guerre ? Les et abêtir » ses lecteurs.
publications des frères Del Duca sont-elles Installé dans le IIIe arrondissement, quar-
proches du Parti communiste italien à qui est tier des grands journaux et des imprimeurs,
un temps proposé de réfléchir au contenu de Del Duca marque au début de la guerre son
Grand Hôtel ou se contentent-elles de suivre au hostilité envers l’ennemi. Il publie le fameux
plus près de l’air du temps, fut-il franchement tract Cherchez la 5 e bête féroce, où la figure
nauséabond ? L’étude d’I. Antonutti n’occulte d’Adolf Hitler naît de la superposition d’un
aucune des questions que pose « l’itinéraire loup, d’un tigre, d’une hyène et d’un serpent.
sinueux » de Del Duca. Elle croise des sources Mais Del Duca maintient son activité sous
diverses : une trentaine d’entretiens, des archives l’Occupation, diffusant ses périodiques en
italiennes et françaises (police, commerce, zone libre et en zone occupée. Forcé de limiter
presse). Les archives des Éditions mondiales, le volume de papier, il réduit le nombre des
dont on ne connaît pas la situation de conser- pages mais ne néglige pas d’envoyer une photo
924 vation, auraient pu donner des informations du maréchal Pétain à chaque nouvel abonné

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HISTOIRE CULTURELLE

de L’Aventureux. L’éditeur se rapproche des et de sociabilités dans lesquels il s’insère suc-


milieux collaborationnistes et participe au lan- cessivement et comment fonctionnent-ils ?
cement de l’hebdomadaire féminin Sensations, Elle ne parvient pas non plus à expliquer les
qui vante à chaque numéro, en double page, allers et retours opérés par Del Duca entre la
« un domaine d’excellence de l’Allemagne » France et l’Italie dans les années 1940, et laisse
(p. 77). Protégé par les témoignages de résis- planer une ambiguïté sur son engagement à
tants devenus ses employés, Del Duca n’est la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est
pas inquiété à la fin de la guerre. Il perd toute- finalement le génie de celui qui « n’invente
fois ses sociétés en Italie, en Espagne et doit rien, reprend ou débusque ce qui plaît au
diversifier ses activités, misant sur l’essor pro- public » qui est placé au cœur de l’ouvrage et
digieux de la « presse de cœur ». L’éditeur que l’on voit se déplacer sur différents objets.
orchestre « lui-même la compétition afin de Situé sur un terrain d’étude défriché de façon
saturer le marché » (p. 100), avec quatorze titres ponctuelle par les historiens, le travail
entre 1948 et 1963, dont Intimité et Nous Deux. d’I. Antonutti fournit une monographie utile,
Les condamnations morales dont ses publi- qui doit aider à penser les transferts culturels
cations font l’objet, mais aussi la nécessité de qui s’opèrent en Europe dans le monde de

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varier ses investissements, conduisent Del Duca l’édition de masse des années 1930 aux années
à se lancer dans de nouveaux secteurs. Il est à 1960, autant que les rapprochements et les
concentrations réunissant le monde de l’im-
la fois producteur de cinéma, éditeur de livres
primé et les différentes industries du divertis-
nobelisés, libraire. Il diversifie également ses
sement. La déconstruction salutaire de l’hagio-
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titres de presse, participant à la naissance d’Il


graphie que livrent Cino puis Simone Del Duca
Giorno en 1956 et, un an plus tard, coordonne
et leurs proches de la vie de l’éditeur justifie
la mue de Franc-Tireur, journal né clandestine-
à elle seule l’intérêt de multiplier les travaux
ment en 1941, en Paris Journal. Il tente en 1960
d’historiens sur les industries culturelles domi-
un éphémère et masculin Lui, puis se lance à
nant leur champ au XXe siècle. Leurs agents
la fin de sa vie dans la presse dédiée à la télé-
s’adonnent à un travail de mise en récit « mai-
vision, avec Télé Poche. Les Éditions mondiales son » masquant leurs intérêts ou leurs engage-
sont cédées à un consortium d’investisseurs en ments, et auquel ils ont les moyens de donner
1980 qui se sépare, dans la décennie suivante, l’écho.
des imprimeries du groupe. Simone Del Duca
entretient la mémoire de son mari, créant une
LOÏC ARTIAGA
fondation à leur nom en 1975. Elle perpétue
la volonté de Del Duca de se détacher symbo-
liquement du rang d’éditeur pour les masses Isabelle Gaillard
et récompense intellectuels et chercheurs de La télévision, histoire d’un objet
renom. de consommation, 1945-1985
L’étude d’I. Antonutti permet de poser des
Paris/Bry-sur-Marne, Éditions du CTHS/
problèmes de méthode : faire l’histoire d’un
INA, 2012, 352 p.
patron de presse, est-ce réaliser la biographie
d’un homme ou travailler sur ses publications Comment la « boîte aux images », ignorée par
et les sociétés qui les ont diffusées ? Peut-on se neuf Français sur dix en 1949, est-elle deve-
passer d’une histoire totale, incluant dans son nue, en une trentaine d’années seulement, la
périmètre de recherche les imprimeries, leurs « télé » pour plus de 90 % des foyers français ?
ouvriers et leurs machines, dont la maîtrise est À partir de cette interrogation, Isabelle Gaillard
pourtant cruciale dans le dispositif des Éditions livre un ouvrage susceptible d’intéresser autant
mondiales ? L’auteure oscille entre le choix de les historiens de la consommation que les spé-
la biographie et l’étude des publications, sans cialistes des médias. En effet, s’il se présente
parvenir à livrer une analyse en profondeur des avant tout comme une histoire économique de
titres des Éditions mondiales, et laissant en l’équipement, ce volume n’ignore pas la dimen-
suspens des pans importants de la vie de l’édi- sion profondément culturelle du phénomène
teur : que lit-il, quels sont les réseaux d’affaires que représente la banalisation du téléviseur. 925

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COMPTES RENDUS

En cela, il illustre parfaitement les renouvel- des produits dans une logique de marques.
lements qui ont enrichi, ces dernières années, Enfin, au cours des années 1960, ils s’orientent
l’histoire de la consommation 1. L’auteure pré- vers la diversification de l’offre de téléviseurs
sente chronologiquement, et dans un style d’une – bien que l’identification des « cibles » qui
grande clarté, les différentes phases qui voient constituent leur clientèle reste hésitante. Au
l’élargissement progressif d’un marché d’abord début des années 1980, Thomson domine
restreint, en mettant en avant le rôle des diffé- ainsi les marchés français et allemand après
rents acteurs, publics et privés, dans sa structu- avoir fait disparaître, dans un vaste mouve-
ration. ment de concentration, la plupart de ses rivaux.
Tout en se défendant de parler de « retard », Le bilan sévère de la politique protectionniste
I. Gaillard explique les raisons pour lesquelles de l’État est donc nuancé par la mise en évi-
le taux d’équipement en téléviseur des Français dence de ses conséquences positives : le main-
progresse lentement, par comparaison avec sa tien de la fabrication des téléviseurs sur le sol
croissance soutenue dans d’autres pays, notam- national et la défense de standards de haute
ment en Allemagne. Elle attribue aux décisions qualité, mis au point par les ingénieurs fran-
de l’État une grande responsabilité dans ce çais. Cependant, et malgré le développement,

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démarrage tardif, en montrant que, dans le dans les années 1970, des grandes surfaces spé-
cadre du monopole établi en 1945, la priorité est cialisées (Darty, Fnac) qui font pression à la
systématiquement donnée aux logiques poli- baisse sur les marges des constructeurs, le prix
tiques sur les logiques économiques. Jusqu’en moyen des téléviseurs français reste élevé.
1953, c’est la reconstruction du pays qui passe Or la constitution du marché est surtout
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avant la couverture en émetteurs. La politique pénalisée par les profondes inégalités d’une
de taxation du téléviseur comme produit de société dans laquelle la progression du niveau
luxe et l’encadrement du crédit contiennent de vie moyen masque d’importantes disparités.
l’inflation mais limitent également l’accès des De plus, la France est à la fois moins peuplée
catégories les plus pauvres au téléviseur. C’est et moins urbanisée que l’Allemagne – alors
surtout le choix de normes protectionnistes qui que les « paysans » ont un taux d’équipement
pèse à long terme : le « 819 lignes » (le standard en téléviseur inférieur à la moyenne jusqu’au
de haute définition de l’image), puis le sys- milieu des années 1970. Toutefois, I. Gaillard
tème de couleurs Secam isolent le marché fran- souligne que les formes de réception collective
çais des autres pays européens qui ont adopté ont permis aux classes populaires de découvrir
des standards différents. Au niveau des pro- la télévision avant de pouvoir acquérir un poste
grammes, enfin, la télévision publique défend et, surtout, que leur retard d’équipement est
son idéal de démocratisation culturelle : elle comblé à une vitesse exceptionnelle, si l’on
n’entend se soumettre ni à la « demande » que prend en considération les disparités bien plus
prétendent mesurer les sondages, ni aux exi- criantes qui se maintiennent pour d’autres biens
gences des publicitaires. durables, comme la machine à laver ou l’auto-
Les grands constructeurs français, eux, ont mobile. Plus que d’un « retard français » géné-
su relever le défi que représente la production ral, il s’agit donc d’une série de disparités et
en masse d’un objet qui, en 1945, sort à peine d’écarts qui se mesurent à plusieurs échelles
des laboratoires et dont les composants se et complexifient l’image linéaire et globali-
renouvellent sans cesse par la suite. Grâce sante de la croissance des Trente Glorieuses.
au croisement de sources combinant la presse Au-delà de ces considérations strictement
d’entreprises, les archives de groupements socio-économiques, l’auteure montre l’impor-
professionnels et les publications des organismes tance de la construction culturelle de la télé-
d’études de marché, I. Gaillard reconstitue les vision comme symbole de la consommation
stratégies des constructeurs pour stimuler une et du loisir pour tous, désormais considérés
demande trop faible. Ceux-ci contribuent à comme des droits, et comme nouveau génie
élargir le marché en développant les orga- du foyer et de la famille. À partir d’enquêtes
nismes de crédit en leur sein. Surtout, ils sur les habitudes et les durées d’écoute, elle
quadrillent le territoire de leurs réseaux de met en avant la diversité des usages qui, conju-
926 revendeurs affiliés qui assurent la promotion guée à la diversité des types d’équipement (du

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HISTOIRE CULTURELLE

poste couleur au poste miniaturisé, en passant chronologique, ni d’un point de vue générique ?
par les premiers magnétoscopes), interdit de Chronologiquement d’abord, puisque l’ouvrage
considérer le public comme une masse, alors se clôt avec la foire de Bâle de 1970, qui marque
même que la télévision est consommée dans la perte d’influence des galeries françaises ; on
tous les milieux. On ne peut que regretter, à n’est donc pas, loin de là, dans la contempora-
ce sujet, que l’éditeur n’ait pas permis la repro- néité – sauf à s’inscrire dans la longue durée, ce
duction de quelques-uns des nombreux gra- qui n’est pas le cas ici. Génériquement ensuite,
phiques qui illustraient la thèse à l’origine de Julie Verlaine semblant ignorer les nombreux
ce livre et qui offraient des synthèses saisis- débats autour de la définition de l’« art contem-
santes des données statistiques. porain », dont certains auteurs – dont je suis –
Plus fondamentalement, la limite d’une estiment que sur toutes sortes de plans, et pas
telle approche du public, fondée essentielle- seulement esthétique, il opère une rupture radi-
ment sur des enquêtes quantitatives, réside dans cale avec l’« art moderne » – celui qui occupe
l’utilisation trop peu réflexive de telles don- massivement les galeries parisiennes dans la
nées. Malgré son souci de la nuance, l’auteure période étudiée. Autant l’expression d’« œuvres
ne questionne pas les présupposés et les caté-
contemporaines » parfois utilisée par l’auteur est

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gories véhiculées par les statistiques. Or la
appropriée lorsqu’elle se réfère à des objets pré-
production de ces données a, elle aussi, une
cisément datés (ces œuvres sont alors « contem-
histoire 2. Une critique plus radicale des repré-
poraines » de la période étudiée), autant la
sentations que les sources « scientifiques » véhi-
catégorie d’« art contemporain » n’a pas sa place,
culent aurait révélé le caractère normatif de
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certains indicateurs (que mesure-t-on quand sinon dans quelques avatars apparus au tour-
on mesure « l’écoute » ?) ou encore les publics nant des années 1960 avec le nouveau réalisme
rendus invisibles par les enquêtes (comme les et qui font manifestement rupture.
étrangers). Ainsi, les grandes figures de cette Or cette méprise sémantique est loin d’être
aventure du petit écran – « la ménagère », anodine, car le défaut de raisonnement dont
« l’inactif », « le paysan » – seraient apparues elle est l’indice empêche J. Verlaine de problé-
dans leurs diverses dimensions : non seule- matiser bon nombre de mutations fondamen-
ment comme des catégories de consommateurs, tales – alors même qu’elle semble en avoir
mais comme de véritables mythes de la France conscience, comme en témoigne son usage de
des Trente Glorieuses. l’expression « changement de paradigme »
(p. 422) ou de « paradigme péri-artistique »
GÉRALDINE POELS (p. 462). Heureusement pour le sociologue, le
livre offre nombre d’indicateurs passionnants
1 - Marie-Emmanuelle CHESSEL, « Où va l’his- de ces mutations mais sans en proposer une
toire de la consommation ? », Revue d’histoire moderne véritable analyse. La prise en compte de cette
et contemporaine, 59-3, 2012, p. 150-157. césure générique entre « moderne » et « contem-
2 - Cécile MÉADEL, Quantifier le public. Histoire porain » aurait dû en outre amener à borner le
des mesures d’audience de la radio et de la télévision,
corpus à 1964, année dont tous les historiens
Paris, Économica, 2010.
d’art s’accordent à dire qu’elle a marqué, avec
la victoire de l’américain Robert Rauschenberg
Julie Verlaine à la biennale de Venise contre le français Roger
Les galeries d’art contemporain à Paris. Bissière, le basculement du monde de l’art de
Une histoire culturelle du marché de l’art, Paris à New York et du moderne au contempo-
1944-1970 rain.
Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, Cette réserve émise, considérons qu’il s’agit
350 p. d’un livre sur les galeries d’art moderne et
reconnaissons-le : c’est un copieux et impec-
Disons-le d’entrée : le seul défaut de ce livre cable travail, issu d’une thèse d’histoire cultu-
remarquable est son titre. Car enfin, pourquoi relle. Complet, structuré, il mêle élégamment
parler d’art « contemporain » alors que cet le récit chronologique à l’organisation théma-
adjectif n’est approprié ni d’un point de vue tique, laquelle traite aussi bien d’esthétique 927

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COMPTES RENDUS

que d’économie et de géographie. La documen- ration. Ces galeries prennent rapidement la


tation est de premier ordre, les illustrations place occupée depuis la seconde moitié du
nombreuses et bien choisies ; loin de se limiter XIXe siècle par les salons qui permettent aux
aux photographies, elles comprennent aussi artistes d’exposer collectivement leur travail
tableaux statistiques, cartes (cartographie des aux regards de tous en se constituant une clien-
galeries, cartographie des expositions de Jacques tèle sans autre intermédiaire que le jury annuel :
Villon organisées par la galerie Louis Carré...), désormais, l’intermédiaire privilégié entre
graphiques (évolution du chiffre d’affaires de l’artiste et son public devient le marchand,
la galerie de France...), photocopies de livres avec qui se nouent des liens plus ou moins
d’or, liste complète des dizaines de galeries pérennes. En même temps, le développement
étudiées... La traçabilité de l’analyse est par- encore faible des achats de l’État (malgré la
faitement assurée et – ce qui ne gâte rien – création du dispositif dit du « 1 % »), menés
l’ensemble est édité à la perfection. On notera dans un esprit moins patrimonial que déco-
seulement deux petits oublis dans la biblio- ratif ou compassionnel, laisse toute latitude
graphie : l’ouvrage d’Alan Bowness sur les aux galeries pour s’imposer comme le lieu de
cercles de reconnaissance et celui, récent, l’« avant-garde », c’est-à-dire d’une modernité

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d’Anne Martin-Fugier, composé d’entretiens incarnée notamment par ce qu’on nommait
avec des galeristes parisiens, qui recoupent par l’École de Paris, puis, dans les années 1950, la
endroits les données exhumées par J. Verlaine 1. Nouvelle École de Paris.
Cette « histoire sociale et culturelle de l’art Professionnalisation par la création d’un
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parisien et de son marché après la Seconde Comité professionnel, féminisation de la pro-


Guerre mondiale », qui se donne pour objectif fession, tendance à la spécialisation visant à la
« une analyse historique de la perte d’influence cohérence et à l’homogénéité des choix esthé-
de Paris dans la consécration mondiale des tiques, essor du rôle du critique dans un « sys-
avant-gardes » (p. 8), s’inscrit en droite ligne tème marchand-critique » hérité des débuts de
du livre pionnier de la sociologue Raymonde l’art moderne, expositions-manifestes, création
Moulin sur Le marché de la peinture en France, de prix : telles sont les principales tendances
ainsi que du célèbre ouvrage de l’historien d’art de ce renouveau des galeries dans l’immédiat
Serge Guilbaut sur Comment New York vola après-guerre. S’y ajoutent, dans les années
l’idée d’art moderne 2 , mais avec des instru- 1950-1960, une bipolarisation topographique
ments approfondis et renouvelés par la focali- marquée entre le centre historique de la rive
sation de l’historien sur les galeries – un choix droite et le nouveau pôle de la rive gauche
hautement pertinent. La césure de 1944 fait autour du quartier Saint-Germain, la tendance
coïncider la grande histoire avec celle de ce au dépouillement moderniste dans le réamé-
microcosme qu’est le monde des galeries pari- nagement des locaux (la galerie devenant un
siennes, car c’est à la fois une nouvelle géné- « contenant invisible », sur le modèle du white
ration de marchands d’art qui apparaît et un cube, p. 442), le recours à la publicité, la commer-
nouveau courant esthétique – l’abstraction – cialisation des multiples dans un contexte de
qui s’impose, au prix de controverses qui ont relatif élargissement du public, ainsi que le
marqué l’histoire de l’art moderne en populari- raccourcissement des délais de la reconnais-
sant l’équation « art classique = droite versus art sance par rapport au début de la carrière artis-
moderne = gauche » (controverses aujourd’hui tique, lié à la multiplication des ventes et à la
obsolètes, remplacées par une « crise de l’art hausse du prix des œuvres.
contemporain » aux ressorts autrement com- En 1962, une crise économique s’abat sur
plexes). le marché de l’art français suite à un bref effon-
L’histoire commence donc avec l’essor, drement des cours de la bourse. Deux ans plus
après la Libération, du marché de l’art parisien tard, arrive le choc qui met fin à la domination
(c’est-à-dire essentiellement français, compte mondiale de l’École de Paris héritée de l’entre-
tenu de la centralisation), porté par une nette deux-guerres et de la Nouvelle École de Paris
augmentation du nombre de galeries et une du milieu des années 1950, en même temps
928 restructuration en partie motivée par l’épu- que de la querelle entre figuration et abstrac-

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HISTOIRE CULTURELLE

tion : l’une comme l’autre sont balayées par prendre toutefois les conditions d’émergence ;
l’irruption du Pop Art américain qui triomphe il nous offre, surtout, une description complète
à la biennale de Venise et, avec lui, les artistes et fouillée de ce que fut le système de l’art
soutenus à New York par Leo Castelli, alors « moderne » saisi à travers le réseau des
même que le nouveau réalisme venait de galeries parisiennes qui en furent le lieu de
secouer allègrement le petit monde des galeries déploiement par excellence.
parisiennes (ce dont l’ouvrage offre quelques
aperçus savoureux à travers les avatars de la NATHALIE HEINICH
galerie Iris Clert). Un nouveau monde de l’art
s’ouvre dans l’après-1968, américanisé, inter- 1 - Alan BOWNESS, The Conditions of Success:
nationalisé, d’où les salons ont pratiquement How the Modern Artist Rises to Fame, New York,
disparu et où la concurrence se réorganise Thames and Hudson, 1989 ; Anne MARTIN-FUGIER,
autour des grandes foires – la première Foire Galeristes : entretiens, Arles, Acte Sud, 2010.
internationale d’art contemporain (FIAC) a lieu 2 - Raymonde MOULIN, Le marché de la peinture
à Paris en 1974 –, des biennales qui se multi- en France, Paris, Éd. de Minuit, [1967] 1989 ; Serge
plient dans le monde entier, ainsi que des salles GUILBAUT, Comment New York vola l’idée d’art

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des ventes, qui ouvrent le « second marché » moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et guerre
aux artistes vivants et non plus seulement froide, trad. par C. Fraixe, Nîmes, J. Chambon,
aux maîtres du passé. De nouvelles figures de [1983] 1988.
marchands (Daniel Templon, Yvon Lambert,
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Daniel Gervis...) apparaissent, dont certains


tiennent encore aujourd’hui le haut du pavé Anna Boschetti (dir.)
parisien. Ce ne sont d’ailleurs plus des « mar- L’espace culturel transnational
chands » mais des « galeristes » – le mot s’impose Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010,
à la fin des années 1960. 510 p.
C’est surtout – mais pour comprendre cela,
il faut lire entre les lignes, faute d’une claire Cet ouvrage collectif occupe une place d’impor-
problématisation du phénomène « art contem- tance dans l’effervescence que connaissent,
porain » – une nouvelle conception de l’art qui depuis près de quinze ans, les recherches en
apparaît et s’impose peu à peu non seulement langue française soucieuses d’ouvrir l’histoire,
dans le marché mais aussi, et surtout, dans les la sociologie ou l’anthropologie à des objets
institutions publiques qui interviennent mas- dont les contours interrogent l’évidence heu-
sivement dans son soutien, à partir des années ristique des frontières nationales. Faisant suite
1980, parfois avant les galeries. L’ère pluri- à des réflexions collectives menées entre 2004
centenaire de la peinture sur toile et de la sculp- et 2009 dans le cadre du projet ESSE (pour un
ture sur socle s’est quasiment achevée au pro- Espace des sciences sociales européen), les
fit de techniques (assemblages, installations, contributions réunies dans ce volume inves-
performances, vidéos, formats monumentaux...) tissent la sphère des pratiques culturelles et
à peu près inassimilables par les amateurs d’art pallient de la sorte le peu d’intérêt que les
qui circulaient dans les galeries de l’après- approches dites globales, jusqu’à présent
guerre, fussent-ils les plus ouverts à l’avant- davantage préoccupées par les processus éco-
garde. Quant à l’ère pluri-générationnelle de nomiques, sociaux ou écologiques, ont géné-
l’art conçu, depuis la révolution impression- ralement accordé aux phénomènes culturels.
niste, comme expression de l’intériorité de Le cas de la littérature, à laquelle sont consa-
l’artiste, elle prend fin elle aussi au profit d’un crés la plupart des chapitres de l’ouvrage, ne
jeu – ludique ou cynique, c’est selon – avec les fait pas exception : rares sont les études his-
limites. toriques ou sociologiques qui, en la matière,
Si le travail remarquable effectué par lorsqu’elles portent sur une période posté-
J. Verlaine ne permet pas de marquer comme rieure au XVIe siècle, n’ont pas fait du contexte
il l’aurait fallu la radicalité de ce tremblement national le cadre décisif, sinon exclusif, de
de terre artistique, il nous en fait mieux com- leurs interprétations. 929

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COMPTES RENDUS

Les dix-sept contributeurs de ce riche Begriffsgeschichte ou la microstoria et la sociologie


volume ne s’aventurent guère au-delà des de la légitimité. Autrement dit, la fidélité à
terrains qui leur sont familiers. C’est, en l’héritage bourdieusien s’accompagne, dans
l’occurrence, un gage de rigueur. La cohésion cette introduction, de la reprise d’anathèmes
d’ensemble de cette entreprise n’est donc pas jadis péremptoires, dont la répétition quasi-
d’ordre empirique : aucun chantier véritable- réflexe se nourrit d’effets de style bien connus
ment commun ne se dégage de ces études de des lecteurs de P. Bourdieu ; mais cette fidélité
cas dont la disparité, très marquée, n’est pas s’augmente aussi, par endroits, d’un effort réussi
compensée par leur regroupement en cinq d’actualisation ou de relance des présupposés
grandes sections (« Genèse et usages sociaux de la sociologie de la légitimité à l’aune des
des catégories de perception », « Intersections propositions théoriques contemporaines.
et décalages », « L’individuel et le social », L’ouvrage est lui aussi traversé par cette
« Construire une littérature nationale », « Fac- tension. Le fait est que le déploiement de la
teurs, agents et enjeux des transferts inter- sociologie de la légitimité à l’échelle trans-
nationaux »). nationale ne peut se résumer à l’extension pure
Si l’on se fie à la longue introduction d’Anna et simple d’un appareillage théorique initia-

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Boschetti, l’ambition de l’ouvrage est d’abord lement forgé pour rendre compte de réalités
théorique. Elle consiste à rappeler la perti- nationales. L’extrapolation n’y suffit pas. Un
nence descriptive et analytique de l’héritage tel redimensionnement appelle des correctifs
de Pierre Bourdieu, en brandissant une socio- et des ajouts. Et l’on en trouve effectivement
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logie de la légitimité à vocation désormais dans plusieurs des enquêtes richement docu-
transnationale contre les prétentions de toutes mentées qui font suite à l’introduction.
les conceptualisations rivales – passées aussi La notion de « capitale culturelle », dont
bien que récentes d’ailleurs : les charges aux- l’usage fédère discrètement certains des
quelles nous avait habitués P. Bourdieu contre chapitres les plus remarquables de l’ouvrage
Antonio Gramsci, Louis Althusser ou Michel (Christophe Charle, Blaise Wilfert-Portal,
Foucault, l’histoire littéraire lansonienne ou Sergio Miceli, Gisèle Sapiro et Laurent
les études littéraires formalistes se retrouvent Jeanpierre), peut être envisagée comme la
telles quelles sous la plume d’A. Boschetti, résultante logique d’une sociologie de la légiti-
une quarantaine d’années plus tard, aux côtés mité rendue attentive aux « jeux d’échelle » de
néanmoins d’autres positionnements théo- la microhistoire : le débordement des champs
riques plus incisifs par rapport aux cultural stu- culturels au-delà du territoire des États-
dies, aux postcolonial studies ou à l’anthropologie nations s’enrichit ainsi de leur redéploiement
de la globalisation. plus restreint à l’échelon local, auquel les villes
Cet espace polémique double dans lequel acquièrent une pertinence majeure comme
s’inscrit l’introduction est à la fois anachro- lieu de production ou de transit des formes
nique, au regard des débats contemporains symboliques.
(la pensée de L. Althusser est-elle à ce point Cette notion de « capitale culturelle » repré-
d’actualité qu’il faille s’en prendre avec viru- sente une part non négligeable de l’apport
lence, aujourd’hui encore, à sa théorie des proprement francophone aux débats contempo-
« appareils idéologiques d’État », comme le rains sur les processus transnationaux. Encore
fait A. Boschetti ?), et précisément indexé sur peu en usage dans les recherches anglophones
plusieurs des renouvellements conceptuels ou germanophones, sinon dans des travaux
intervenus ces vingt dernières années dans les qui, comme ceux de Saskia Sassen, ne portent
sciences sociales françaises : les travaux issus pas à proprement parler sur la circulation de
des départements américains de littérature la littérature, des arts visuels ou des sciences
comparée, dont la réception est actuellement sociales, l’échelle de la ville entendue comme
en cours sous l’impulsion de petites maisons capitale symbolique présente plusieurs avan-
d’édition parisiennes très actives, font l’objet tages : elle permet d’ancrer des processus de
d’une critique sans appel, tandis qu’est rappe- production ou de réappropriation culturelle
930 lée, avec insistance, la compatibilité entre la dans des environnements matériels suscep-

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HISTOIRE CULTURELLE

tibles d’être précisément définis (par le nombre d’un réseau transnational de capitales cultu-
de théâtres, de maisons d’édition, de revues, relles dont la logique propre d’échanges ren-
de traductions publiées, d’organes de presse, drait compte de l’émergence, de la persistance
d’écrivains immigrés, etc.) ; elle délimite un ou de l’affaiblissement des unes et des autres
espace où la coexistence de réseaux inter- au fil des siècles.
individuels peut être observée sans pour autant Cet ouvrage donne ainsi à voir les tensions
que leur somme ne forme aussitôt un « champ », théoriques auxquelles se trouvent exposés les
favorisant un effort descriptif qui ne soit pas questionnaires établis en sciences sociales, dès
d’emblée une explication ; elle donne enfin à lors qu’on les étend à des échelles d’analyse
lire des liens avec d’autres capitales, d’impor- que leur formulation initiale n’avait pas pré-
tance plus ou moins grande, d’une manière qui vues. Et la leçon du volume est sur ce point
dessine, de proche en proche, les reliefs les instructive : l’ajustement conceptuel des théo-
plus saillants de la mondialisation culturelle. ries se nourrit, le plus souvent, d’un travail
Cette sociologie historique renouvelée de la collectif d’enquêtes rigoureuses, plutôt qu’il
culture, en modifiant sur quelques points cru- ne découle d’un regain de vigilance épistémo-
ciaux le questionnaire bourdieusien, se lance logique.

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à elle-même de nouveaux défis. L’ouvrage en
suggère deux. Le premier a trait à la théori- JÉRÔME DAVID
sation des articulations possibles, c’est-à-dire
observées, des échelles nationale et trans-
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nationale. Peut-on défendre, dans certains Heinz Duchhardt et al. (éd.)


cas, comme celui qu’étudie L. Jeanpierre (l’im- Europäische Erinnerungsorte, vol. I, Mythen
portation du « modernisme » américain dans und Grundbegriffe des europäischen
l’espace littéraire français), l’idée selon laquelle Selbstverständnisses, vol. II, Das Haus
un espace culturel véritablement supranational Europa, et vol. III, Europa und die Welt
émergerait et se consoliderait, et dont la Munich, Oldenbourg Verlag, 2012,
logique deviendrait peu à peu indépendante 332 p.-35 ill., 626 p.-44 ill., et
des forces à l’œuvre au niveau national ? Ou 290 p.-22 ill.
doit-on au contraire soutenir, en généralisant
l’étude de B. Wilfert-Portal (sur l’« internatio- Vingt ans tout juste après la parution du
nalité » de Paul Bourget), que les stratégies volume clôturant Les lieux de mémoire de Pierre
des acteurs ne sont jamais internationales que Nora (1984-1992), et alors que prolifèrent
pour mieux servir des intérêts qui demeurent, depuis la fin des années 1990 les projets édito-
en dernière instance, toujours ancrés nationale- riaux, tous aussi monumentaux les uns que
ment ? Et si ces deux hypothèses ne s’excluent les autres, adaptant le modèle français à diffé-
pas, leur opposition ouvre-t-elle, dans l’ordre rents contextes nationaux à travers l’Europe,
des échanges culturels, une interrogation his- le paradigme des « lieux de mémoire » connaît
torique sur les régimes d’imbrication succes- un succès ininterrompu, nuancé et précisé par
sifs du national et du transnational ? Le second les réflexions théoriques qui se sont multipliées
défi tient à l’inventaire des « capitales cultu- au gré de la conjoncture mémorielle de ces der-
relles » sur la longue durée et à leur hiérarchi- nières décennies. L’approche par les « lieux de
sation en termes de légitimité et de pouvoir de mémoire » semble même constituer une clé
consécration. Il semble entendu, dans l’ouvrage, d’intercompréhension essentielle des sociétés
que Paris est la capitale culturelle internationale européennes, s’imposant comme une approche
des XIXe et XXe siècles. Mais d’autres centres privilégiée des histoires étrangères à en juger,
urbains à la légitimité indiscutable se trouvent pour en rester à la France, d’après des tra-
évoqués au fil des chapitres (Londres, Weimar, ductions ambitieuses, ou des projets propres
Milan, Édimbourg, New York, Buenos Aires, travaillant directement sur des pays étrangers,
etc.), sans que leurs grandeurs relatives ne comme les Sites de la mémoire russe 1. Au fil des
soient mesurées à l’aune des caractéristiques années s’est par ailleurs imposée la nécessité
parisiennes, ni que soit envisagée l’hypothèse de prendre en compte les imbrications trans- 931

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COMPTES RENDUS

nationales et la multiplicité des perspectives, nemment prescriptives. Les trois volumes


mises en lumière par les travaux sur les trans- présentés, qui séduisent par l’extrême variété
ferts culturels et les histoires croisées. des approches, pécheraient presque par excès
Dans ce contexte intellectuel, scientifique inverse ; on chercherait en vain ailleurs une
et éditorial, la publication de trois forts volumes réflexion typologique approfondie sur les dif-
transposant à l’échelle européenne un ques- férentes formes de mémoires, traces, patri-
tionnement testé jusqu’à présent dans des moines, traumas, politiques et usages du passé,
cadres nationaux, régionaux, locaux, ou appli- ou sur la thématique de la « rupture de civilisa-
qué à des thématiques particulières, n’a donc tion » qui contamine les cultures mémorielles
rien pour surprendre. Cette réalisation n’en jusque dans leurs moindres ramifications.
constitue pas moins une première très attendue L’architecture d’ensemble épouse la répar-
qu’il faut saluer comme telle et qui impres- tition en trois tomes, le deuxième tome, de loin
sionne tout d’abord par son ampleur, sans doute le plus volumineux, reprenant et développant
jugée nécessaire pour relever le défi. Publiés d’une certaine manière les thèmes du volume
par Heinz Duchhardt, Pim den Boer et Georg inaugural. Fort de vingt-quatre articles, celui-
Kreis, trois spécialistes des mémoires euro- ci, conformément à son sous-titre (« Mythes

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péennes, et Wolfgang Schmale, spécialiste des et concepts fondamentaux de l’identité euro-
mythes européens, les trois volumes se pré- péenne »), se concentre sur les « mythes »,
sentent comme une œuvre collective de grande « l’héritage commun », les « libertés fonda-
envergure, regroupant quelque 124 articles mentales », « l’espace européen », « l’expérience
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proposés par une équipe de 121 auteurs issus de la guerre et l’aspiration à la paix », un dernier
de douze pays différents. article traitant de l’Europe considérée comme
Comme ces dimensions imposantes ne « espace économique ». Un ensemble d’une
permettent pas de passer en revue l’intégralité soixantaine d’entrées, allant du « taureau » à
des entrées, il convient de développer quelques l’« Oural » en passant par « Mona Lisa », la
remarques pour rendre compte d’une impres- « Magna Carta », les « Alpes », l’« euro » et
sion d’ensemble. La première a trait à l’emploi « Guernica », illustre dans le deuxième volume
heuristique ouvert et idéologiquement neutre les notions abstraites (comme « humanisme »,
de la notion de « lieu de mémoire » que les « État de droit » ou « frontières ») analysées
auteurs, historiens dans leur écrasante majo- dans le premier. Pour la clarté, les chapitres
rité, s’approprient avant tout comme instru- reprennent d’ailleurs les mêmes titres. S’y
ment d’analyse et de narration, permettant de ajoute une dernière rubrique consacrée aux
mettre au jour et de mettre en forme une « métaphores, citations et slogans », où le lec-
multiplicité d’« histoires au second degré », teur trouvera des entrées sur les réfractions du
selon l’expression consacrée de P. Nora. L’his- « cogito » cartésien ou de la devise « Liberté,
toire mémorielle de l’Europe ainsi proposée Égalité, Fraternité » dans les mémoires euro-
sous forme kaléidoscopique n’est pas de prime péennes.
abord guidée par ces présupposés normatifs Comprenant trente et un articles, le troi-
qui imprègnent parfois la production historio- sième volume, assez succinct, s’ouvre à une
graphique et « politologique », notamment problématique différente, dont il est peu dire
dans le champ allemand, à l’image du récent qu’elle rejoint une préoccupation majeure de
Combat autour de la mémoire européenne : visite notre temps puisqu’elle traite de l’« Europe
guidée d’un champ de bataille, du politiste et et du monde » et pose la question des inter-
sociologue Claus Leggewie 2. Cet essai exces- sections multiples des histoires à une échelle
sivement subtil et stimulant d’un côté, et globale, qui rendent tout aussi difficile que
cependant très réducteur de l’autre, scrute la passionnante la définition d’une histoire euro-
problématique des mémoires européennes péenne et de ses mémoires. Il est dommage
uniquement à l’aune de « l’âge des extrêmes » qu’une présentation assez peu inspirée, puisque
et du « court XXe siècle », tandis que l’analyse construite selon des critères purement formels
des différents cas de concurrences des vic- (« notions », « concepts », « études de cas »),
932 times débouche sur des conclusions émi- produise l’impression d’un alignement de cas,

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HISTOIRE CULTURELLE

sans ligne directrice. Cette remarque vaut mier grand panorama des lieux de mémoire
malheureusement pour l’ensemble des trois européens et alors même que les trois notions
volumes. Car s’il convient de souligner à nou- du titre, « lieux », « mémoire », « Europe »,
veau les mérites de ce projet éditorial et les sont toutes intrinsèquement problématiques.
bénéfices que les lecteurs, au gré de leurs buti- L’impression, quelque peu frustrante et
nages, tireront de la plongée dans tel ou tel décourageante, qui domine in fine est celle
article, force est de signaler que l’impression d’un appareil complexe et volumineux, mais
générale reste hélas mitigée. livré en pièces détachées éparpillées, parfois
Une première faiblesse, non des moindres, fournies en double (comme « Guernica » et
réside à l’évidence dans le choix des contribu- « Coventry » couvrant deux fois la thématique
teurs, à plus de 80 % originaires d’Allemagne, de la guerre aérienne), sans clé et sans mode
d’Autriche ou de Suisse alémanique. Cette d’emploi. De ce point de vue, les trois volumes,
composition ne peut que surprendre par rap- malgré leurs mérites, présentent un premier
port à l’ambition européenne affichée du pro- essai au bout du compte contradictoire : ambi-
jet et au travail titanesque qu’a dû représenter tieux par sa taille, mais trop modeste par son
sa réalisation. Dans le même ordre d’idée, la propos.

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parution chez un éditeur scientifique allemand
sérieux mais austère laisse craindre que les THOMAS SERRIER
trois livres n’atteindront qu’un lectorat univer-
sitaire limité aux pays et aux cercles germano-
1 - Mario ISNENGHI (dir.), L’Italie par elle-même.
phones.
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Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours, Paris,


Paradoxalement, une ligne éditoriale fon- Éd. Rue d’Ulm-ENS, [1996-1997] 2006 ; Étienne
damentale semble avoir consisté dans le refus FRANÇOIS et Hagen SCHULZE (dir.), Mémoires alle-
d’avancer toute interprétation trop contrai- mandes, Paris, Gallimard, [2001] 2007 ; Georges
gnante de la problématique des mémoires NIVAT (dir.), Sites de la mémoire russe, vol. I, Géo-
européennes : choix surprenant pour un projet graphie de la mémoire, Paris, Fayard, 2007.
totalisant tout de même quelque 1 200 pages. 2 - Claus LEGGEWIE et Anne-Katrin LANG, Der
La brièveté frappante de l’introduction (six Kampf um die europäische Erinnerung. Ein Schlacht-
pages) limitée à un récit de la genèse du projet feld wird besichtigt, Munich, C. H. Beck Verlag,
et à quelques considérations méthodologiques, 2011.
avant même l’absence rédhibitoire de toute
conclusion, laisse le lecteur sur sa faim – sans
parler d’essais interprétatifs intermédiaires qui
Pierre Lassave
eussent été les bienvenus. L’Europe se refu-
L’appel du texte. Sociologie du savoir bibliste
sant bien entendu à tout essai de définition
Rennes, PUR, 2011, 208 p.
unique et consensuelle, il est dommage que
l’entreprise n’affiche pas sa position, à la fois
programmatique et réflexive, quant à la por- Prolongeant sa recherche sur la place du reli-
tée du projet, assumant le risque ou plutôt gieux dans les sociétés 1, Pierre Lassave s’inté-
suscitant résolument une contradiction intel- resse à l’actualité des études biblistes, lesquelles,
lectuelle productive. De même, la taille exces- tout en s’attachant à l’énigme de la foi, consti-
sivement restreinte des articles (jamais plus de tuent un véritable savoir répondant à un « appel
dix pages), qui contraste avec leur très grand du texte qui emprunte des chemins divers et
nombre, leur présentation sous forme de syn- personnalisés » (p. 191). Fondé sur l’exégèse
thèses succinctes renonçant aux notes de bas des textes et donc des traditions concurrentes,
de page, sur des sujets soit très classiques et infiniment retissées, ce savoir se définirait non
attendus (« Aufklärung », « Auschwitz ») soit pas par une vision dogmatique, mais par sa
au contraire anecdotiques ou incongrus (le « disposition prudentielle sensible à la multi-
« restaurant chinois », la « théologie de la libé- plication des significations » (p. 191).
ration »), limitent les possibilités de complexi- L’enquête se déploie auprès de praticiens
fication qui auraient dû, au contraire, être d’une discipline fragilisée par un ancrage
déployées au maximum à l’occasion de ce pre- universitaire incertain, notamment en France. 933

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COMPTES RENDUS

L’auteur montre que l’internationalisation des Le paradoxe à l’origine du livre – les


réseaux biblistes vient cependant consolider controverses médiatiques résultant de l’éphé-
un métier exigeant, qui s’acquiert selon des mère mise au jour de savants biblistes naguère
formations de longue haleine, nécessaires à dans l’ombre et destinés à y retourner – révèle
l’assimilation des outils exégétiques. D’une bien l’implacable logique de l’exposition média-
taille réduite et d’une moyenne d’âge élevée, tique. Outre la rançon que doit verser la science
ce milieu d’acteurs à la fois intellectuels et reli- à la communication, il apparaît que certaines
gieux est relativement bien structuré malgré émissions télévisées d’abord austères et pré-
son caractère hétérogène (le recueil d’entre- tendument élitistes peuvent entrer en réso-
tiens restitue la variété des cursus universitaires nance avec les goûts d’un public sans doute
comme des motivations professionnelles et restreint, mais soucieux d’en apprendre davan-
confessionnelles). Discret au sein de l’espace tage sur les Écritures saintes, à travers les ten-
public pendant plusieurs décennies, ce milieu tatives d’élucidation savante dont elles font
fait depuis peu l’objet d’une exposition média- l’objet. Les tendances à la dénonciation, à la
tique qui, sans être envahissante, lui offre critique, voire à la démolition, bien présentes
néanmoins une résonance publique inédite. Il dans ces entreprises médiatiques, n’ont pas

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s’ensuit un double processus qui tend à valo- entamé le cœur des motivations des biblistes
riser l’érudition de ce milieu tout en le pro-
et sans doute d’une grande partie de leur public
pulsant sur une scène médiatique friande de
occasionnel : l’intérêt pour les « formes sym-
joutes verbales auxquelles il n’est guère pré-
boliques » de la vie humaine, en l’occurrence
paré. Cette médiatisation a-t-elle un impact
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pour « le Christ de la foi [qui est] la principale


sur lui ? Comment traverse-t-il les épreuves
énigme historique à résoudre bien au-delà de
publiques qui en découlent, qu’il s’agisse de
la nécessaire déconstruction des traditions et
sa réorganisation à l’âge d’internet, des instru-
de leurs raisons politiques » (p. 168). Ce constat
mentalisations politiques ou des polémiques
liées à des conflits d’interprétation entre les est décisif dans la mesure où il ne se limite pas
biblistes eux-mêmes ? De précieuses balises à déplorer l’inconsistance de l’espace média-
permettent au lecteur de suivre ce questionne- tique. Si l’analyse se focalise sur le savoir
ment sans se perdre dans un univers de réfé- bibliste, elle anticipe à travers lui le devenir
rences théologiques trop pointues. de l’enseignement des humanités et des dis-
En partant des contenus du savoir exégé- ciplines qui se réclament d’une science du
tique, d’ordre herméneutique, et de son statut social. L’évolution de ce corpus de connais-
cognitif, l’enquête se poursuit au sein des sances reste à la merci d’un nouvel arbitraire
institutions qui dispensent un tel savoir et en délesté du sacré, celui des décideurs poli-
assurent ses modes de circulation et de récep- tiques, et sous la pression insidieuse des solli-
tion. Elle se porte sur quelques colloques où citations médiatiques. Pourtant, la quête d’une
les membres actifs du milieu bibliste confron- pleine autonomie du savoir demeure entière
tent leurs points de vue. P. Lassave revient et légitime : les études biblistes se retrouvent
aussi rapidement sur les querelles qui se sont finalement à la pointe de ce combat, car elles
succédé depuis la « crise moderniste » (Ernest aspirent elles aussi à un savoir cumulé au fil
Renan, le père Lagrange, Alfred Loisy) et ont d’un patient labeur, si ténu et perfectible soit-il.
marqué les générations de biblistes encore en
activité aujourd’hui. Ce sont enfin les « aven- GÉRARD FABRE
tures médiatiques » de ces savants qui sont
narrées, à la suite des émissions d’Arte (Corpus 1 - Pierre LASSAVE, Bible, la traduction des
Christi, L’origine du christianisme et L’apoca- alliances. Enquête sur un événement littéraire, Paris,
lypse), des publications connexes des deux réa- L’Harmattan, 2005.
lisateurs 2, des querelles autour du Da Vinci 2 - À l’intégrale des trois séries éditée en
Code et de l’affaire lancée en 2006 par la coffret DVD, avec un livret de quarante pages
National Geographic Society après la découverte (coéd. Arte Video et Archipel 33, 2009), s’ajoutent
miraculeuse d’une traduction de l’Évangile de plusieurs ouvrages cosignés par les réalisateurs
934 Judas. Gérard MORDILLAT et Jérôme PRIEUR : Corpus

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HISTOIRE CULTURELLE

Christi. Enquête sur les Évangiles, Paris, Mille et critique d’art, sur le discours d’écrivains à
une nuits/Arte Éd., 1997 ; Jésus contre Jésus, Paris, propos de la musique, ou sur l’articulation du
Le Seuil, 1999 ; Jésus sans Jésus, Paris, Le Seuil/ silence et du verbe dans le cinéma muet.
Arte Éd., 2008 ; De la crucifixion considérée comme un Comme c’est le cas également de travaux
accident du travail, Paris, Demopolis, 2008. récents en histoire du livre, ce type de démarche
comparatiste s’inscrit résolument après et contre
les approches de la critique structuraliste ou
Emmanuel Bouju (dir.) de la nouvelle critique, portant attention non au
L’autorité en littérature seul fonctionnement du langage mais aux caté-
Rennes, Presses universitaires de Rennes, gories dont dépend l’intelligibilité des textes
2010, 511 p. littéraires selon les époques et à leur inscription
dans un contexte d’écriture et de réception
Contre d’anciens mots d’ordre critiques défini. De fréquentes références à la « fonction-
aujourd’hui révolus tels que la « mort de auteur » désignée par Michel Foucault comme
l’auteur », ce collectif affirme une positivité distincte de l’« analyse historico-sociologique
de la notion d’autorité et un lien constant, à du personnage de l’auteur » placent au cœur

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travers les époques, des mécanismes de com- de l’ouvrage la relation du texte littéraire avec
position et de réception du texte littéraire les enjeux politiques de la reconnaissance, de
avec différentes formes d’autorité, politiques, la contestation ou de la figuration d’une auto-
sociales ou textuelles. Pendant littéraire des rité qui n’est plus entièrement dépendante de
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réflexions sur la notion d’auteur ou de respon- l’existence ou de l’intentionnalité de l’auteur,


sabilité qui ont pu émaner récemment de l’his- mais dont les grands moments de reformulation
toire du livre d’une part, à travers les travaux scandent l’histoire de l’institution littéraire :
de Roger Chartier, ou de la sociologie de la notamment le passage, au XVIII e siècle, de
culture d’autre part, le collectif embrasse l’appropriation pénale des discours au régime
l’ensemble de la période allant du XVI e au des droits d’auteur ; puis l’émergence, aux XIXe
XXIe siècle : l’autorité est étudiée en lien avec et XXe siècles, d’une figure moderne de l’auteur
les usages (recherche d’une immersion fiction- liée à l’éthique de conviction qui caractérise
nelle, d’une vérité, d’une vision du monde) un temps l’intellectuel prophétique (une
ou les dispositifs (appuis rhétoriques, scéno- contribution de Gisèle Sapiro fait pendant ici
graphies ou déconstruction de la figure du nar- à d’autres articles plus littéraires) ; ce parcours
rateur) de l’œuvre littéraire, autant que dans est complété par plusieurs études de cas de
les rapports de celle-ci avec des contextes insti- réappropriations et conflits d’autorité dans des
tutionnels et politiques successifs. contextes post-totalitaires ou post-coloniaux
Bien que l’ouvrage n’échappe pas, avec au XXe siècle.
quarante auteurs au sommaire, à une certaine L’ouvrage marque ainsi un double retour
dispersion, la démarche comparatiste porte ses critique et politique à un questionnement sur
fruits, éclairant à travers la question de l’auto- l’auteur et sur l’autorité. C’est d’abord un retour
rité l’évolution progressive des deux notions critique qui s’autorise à éclairer l’œuvre litté-
d’auteur et d’œuvre littéraire. On y voit émer- raire d’une réflexion sur le contexte et sur
ger la conception d’une autorité propre au texte l’historicité, faisant suite aux acquis des théo-
littéraire, liée à une dimension cognitive de plus ries de la réception et à ceux de la sociologie
en plus marquée et qui culmine au XIXe siècle de la production culturelle, et faisant contraste
avec l’affirmation du récit mimétique et réa- avec la défiance envers l’autorité du discours
liste ; puis le déclin apparent de cette autorité, en tant qu’exercice implicite du pouvoir qui
ou plutôt sa manipulation toujours plus para- caractérisa la génération critique des années
doxale à travers les multiples remises en ques- 1960 et 1970 et ses lecteurs. Une importante
tion apportées par le roman contemporain. Les section consacrée aux « conflits d’autorité »
rapports de la littérature avec les autres arts récapitule une époque critique écrite dans
sont abordés en fin d’ouvrage par quelques l’articulation constante de la poétique avec
contributions portant sur l’écrivain en tant que l’autorité textuelle, réalisant le bilan de ses 935

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COMPTES RENDUS

outils et rappelant l’apport de quelques figures rique de la crise – l’autorité paraissant vivre
comme Wayne Booth (avec la notion d’« auteur une crise perpétuelle du XVIe au XXIe siècle,
impliqué ») ou Dorrit Cohn (avec la « narration dont l’une des leçons est que la question ne
discordante »). L’évolution d’une position de se pose en littérature que lorsqu’elle est pro-
contestation des différentes formes d’autorité blématique ailleurs –, l’ouvrage met en défini-
vers un intérêt pour l’ambivalence de la notion tive l’accent sur la capacité d’instauration du
même d’autorité apparaît alors comme une texte littéraire et sur sa capacité à opposer aux
tendance partagée non seulement par la cri- héritages du passé des formes porteuses de
tique française, mais aussi, et parfois en amont, valeurs nouvelles.
par la critique de langue anglaise : c’est le sens
qu’il faut donner au choix de conclure le volume LUCIE CAMPOS
par un retour sur l’œuvre de Susan Suleiman,
dont la réflexion sur l’autorité remonte à la
publication d’Authoritarian Fictions : The Ideo-
logical Novel as a Literary Genre (1983), initiale- Thierry Lenain
ment écrit en français. Art Forgery: The History of a Modern

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C’est également un retour politique mar- Obsession
qué, dans un recueil fortement lesté par des Londres, Reaktion Books, 2011, 383 p.
problématiques propres au contexte historico-
politique du XXe siècle, par une autre référence Cette « histoire d’une obsession moderne »
– celle du faux en art – n’est pas une histoire
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récurrente : le texte « Qu’est-ce que l’autorité »


d’Hannah Arendt (La crise de la culture) qui sou- factuelle qui décrirait l’évolution de la pra-
ligne que la notion d’autorité dans les choses de tique des faussaires, mais plutôt une histoire
la pensée et dans les idées est tirée du domaine de son statut dans la culture occidentale, tant
politique et, par conséquent, essentiellement ontologique qu’axiologique. Ce pas de côté par
dérivée. La comparaison des œuvres approfon- rapport à une approche positiviste est fonda-
dit cette idée, retraçant les mutations d’une mental en ce qu’il permet non seulement de
littérature qui n’est plus imbriquée dans les prendre au sérieux la question des représen-
ordres traditionnels du savoir et de la morale : tations et de leur inscription institutionnelle,
la mise en suspens de l’autorité narrative dans cognitive, juridique, mais aussi d’éviter les
la narration moderniste, chez Hermann Broch, trop fréquents sophismes de la longue durée
Franz Kafka ou Lu Xun ; le travail narratif autour consistant à fabriquer une fausse continuité
de moments d’autorité intenables observé chez – même lorsqu’on met l’accent sur les évolu-
des auteurs tels que John Coetzee, Imre Kertész tions – en se donnant pour objet des pratiques
ou Vidiadhar Surajprasad Naipaul ; enfin, le définies à partir de leur statut actuel, donc de
double effondrement politique et historio- façon anachronique. Or le faux en art, affirme
graphique de l’autorité caractérisant les cata- Thierry Lenain, est une préoccupation récente,
strophes issues des régimes totalitaires, auquel et sa pratique n’est nullement attachée à l’exer-
les écrivains répondraient par une « politique cice de la peinture et de la sculpture, puisque
du pire » composant avec l’archive manquante, celles-ci ont pu exister pendant une trentaine
exhibant et aggravant une crise qui affecte tout de siècles avant que ne soient documentés les
à la fois le savoir, le pouvoir et le réel. premiers faux, et donc bien avant que leur
Le paradoxe d’une autorité mise en jeu, fabrication soit déclarée illégale par la loi pion-
propre à toute œuvre d’art, se renouvelle donc nière votée en France en 1895. Il semble que
à chaque nouveau cas soulevé, nourrissant la même des historiens d’art bien informés aient
démonstration d’une littérature qui pense à quelques difficultés à accepter la relativité
sa manière, souvent par la mise en crise des historique de ce phénomène.
conventions narratives ou stylistiques, les De ce livre passionnant, à la fois foisonnant
redistributions épistémologiques, sociales, et parfaitement structuré, l’on pourrait rendre
politiques, des garanties de sens propres à son compte en s’intéressant prioritairement à la
936 époque. Bien qu’il n’échappe pas à une rhéto- dimension ontologique de ces « faux », ciblant

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HISTOIRE CULTURELLE

tant les différentes formes qu’ils ont pu prendre mais aux reliques – et l’on voit là se profiler la
(des fausses reliques aux faux tableaux de césure, déjà si bien analysée par Peter Brown,
maître et, parmi ceux-ci, des copies ou répliques entre le scepticisme des savants et l’adulation
aux « faux » proprement dits) que la fine ou la crédulité du peuple. Le culte des reliques
« symptomatologie » des modes de réaction à présente cependant d’intéressantes similitudes
la découverte d’un faux (du refus au rejet, de avec le marché de l’art, et T. Lenain dresse à
la purification par le feu à la contrition, de ce propos un parallèle suggestif entre les certi-
l’admiration à la fascination). On suivra plutôt ficats authentifiant les reliques, ainsi que les
l’ordre chronologique que respecte d’ailleurs reliquaires, et le rôle, dans notre culture actuelle,
l’ouvrage, de la deuxième à la quatrième par- des étiquettes et cartels de musée ainsi que
tie, passant d’« Avant l’âge du faux en art » à de la mise en scène muséographique. Avec le
« Avant l’âge de l’obsession du faux en art », Mandylion, auquel l’auteur consacre un cha-
puis au « Faux en art comme cauchemar du pitre fourni, le lien entre relique et icône se
connaisseur ». Cette évolution, T. Lenain la resserre, ouvrant la voie à une multiplication
résume ainsi : « L’apparition du syndrome des copies, mais dans un « paradigme de la
résulte de la transformation ‘pathologique’ substitution » assez éloigné de notre radicale

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d’une préoccupation classique, que l’on pourrait distinction, propre à la modernité, entre valeur
qualifier de culturellement ‘saine’, qui émer- de l’original et valeur de la copie. L’auteur met
gea durant la Renaissance et suivit une courbe ainsi en évidence une contradiction interne
ascendante depuis les premiers jusqu’aux der- à la métaphysique chrétienne de la copie, par-
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niers temps de la modernité. Puis, à partir des tagée entre « convertibilité mystique de la
années 1980, sa virulence décroît notablement, copie » et « prestige métaphysique de l’original »
malgré la persistance des symptômes, indiquant (p. 141) – une contradiction qui fait précisé-
que si la pathologie est devenue moins des- ment sa fragilité, sur le plan logique, en même
tructive intellectuellement, elle est loin d’avoir temps que sa robustesse, sur le plan pratique.
disparu » (p. 20). Qu’en est-il à présent de l’époque précé-
Avant l’âge du faux en art donc – c’est- dant non plus le faux en art mais l’obsession
à-dire dans l’Antiquité et au Moyen Âge –, la du faux en art, de la Renaissance à l’âge clas-
notion d’authenticité telle que nous la connais- sique ? La valeur d’authenticité se déplace de
sons n’est pas repérable. Dans la culture gréco- la relique à l’image-relique puis à l’œuvre
romaine, par exemple, la question des faux d’art, au sens où l’œuvre apparaît comme une
n’apparaît nulle part, pas plus d’ailleurs que relique de son auteur. La voie se trouve ainsi
celle des signatures. Si une préoccupation pour ouverte à la double pratique de l’attribution et
l’authenticité peut s’y déceler, elle ne concerne de l’authentification. Si la seconde opération
que la qualité des matériaux ou la justesse des était absente de la culture gréco-romaine, le
inscriptions permettant d’identifier le sujet. nouage des deux s’opère dans la culture médié-
Autant dire que la question des faux apparaît, vale des reliques pour se déplacer ensuite aux
par contraste, comme un symptôme culturel œuvres d’art à partir de la Renaissance. C’est
propre à la modernité. en cela que « toute l’histoire de l’art au sens
Les choses ne sont pas radicalement diffé- moderne du terme doit être considérée comme
rentes au Moyen Âge, où la littérature artis- un développement de l’histoire des reliques
tique, pour le peu que nous en connaissions, chrétiennes » (p. 151).
ne s’intéresse pas à l’attribution mais au talent Il ne s’agit pas pour autant d’assimiler
et à l’observance des canons. Quant à la notion les œuvres d’art aux reliques. Au contraire,
d’authenticité en général, c’est dans les écrits T. Lenain analyse avec subtilité leurs diffé-
de saint Augustin qu’on la voit apparaître avec rences eu égard à la question de l’authenticité :
l’éthique de la sincérité, de la transparence et notamment le fait que, dans l’œuvre d’art, le
du refus du mensonge. Toutefois, concernant style – donc la seule apparence – est le princi-
non plus les humains mais les objets, ce n’est pal garant de l’authenticité ; ou encore que là
pas aux œuvres d’art que s’applique cette exi- où, avec les reliques, l’authentification s’opé-
gence d’authenticité dans la culture médiévale rait à partir de trois éléments (l’objet, le label, 937

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COMPTES RENDUS

le contenant), avec les œuvres d’art, ils tendent remarquable subtilité, évitant les impasses du
à se réduire à la dimension stylistique, inscri- monisme et de la pensée catégorielle – qui
vant l’authenticité de l’œuvre d’art dans le seul inciteraient à décrire l’évolution en termes de
domaine du visible, quand celle de la relique ne passage d’un modèle à un autre – au profit
se voyait pas. En outre, les pouvoirs de l’œuvre du pluralisme et de la pensée typologique, qui
d’art se trouvent réduits par rapport à ceux mettent en évidence la superposition, à une
de la relique : son efficacité pragmatique est même époque, de modèles différents, voire
moindre, notamment dans sa dimension sur- incompatibles, avec une prévalence progres-
naturelle, et elle ne peut se multiplier sans sive de l’un par rapport à l’autre.
perte (où l’on retrouve la définition de Nelson L’on arrive ainsi à l’époque moderne, celle
Goodman de l’œuvre « autographique ») – d’où du « Faux comme cauchemar du connais-
le faux, qui permet de contrer la déperdition seur ». Dans la voie tracée par Carlo Ginzburg,
de valeur du double en le faisant passer pour T. Lenain suit la montée en puissance du
un original. « paradigme de la trace », soit positiviste
C’est ainsi que se développe, à partir de la (l’œuvre d’art comme produit de son milieu),
Renaissance, la pratique du faux en art : elle soit romantique (l’œuvre comme expression

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est documentée dès la première moitié du des sentiments de son auteur). L’on est tou-
XVIe siècle dans une lettre de Pietro Summonte jours dans l’héritage laïc de la relique, le style
sur l’art napolitain, en 1524. Toutefois, elle ne étant le mode d’apparence privilégié de l’ori-
possède pas encore le statut hautement pro- gine, dans une mystique de la présence et du
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blématique qui lui sera ultérieurement attri- lien avec le passé. Mais l’exigence d’authenti-
bué : l’imitation – en particulier dans les Vite cité s’est durcie et, à partir du deuxième tiers
de Giorgio Vasari – relève de la visée de per- du XIX e siècle (corrélativement au déploie-
fection artistique en tant que façon bien insti- ment de la conception romantique de l’art),
tuée de prouver l’excellence tout en rendant la pratique du faux se criminalise, en même
hommage aux maîtres, et les faux ne sont pas temps qu’elle passe du statut de simple acti-
fabriqués par des faussaires, mais par des artistes. vité à celui de spécialisation professionnelle.
L’art des doubles apparaît d’ailleurs chez tous Elle couvre désormais toutes les époques et
les auteurs de la Renaissance comme une les cultures : l’Antiquité tardive et le Moyen
démonstration d’excellence, notamment chez Âge, l’Égypte et l’Asie, puis l’art primitif. Les
Karl van Mander et chez Giulio Mancini, pré- musées en deviennent des cibles de choix,
curseur de l’attributionnisme. autant que des « forteresses défensives contre
L’âge classique se situe, de ce point de vue, l’armée de l’ombre des faussaires » (p. 243).
dans la continuité de la culture renaissante : Paradoxalement, ce sont les développe-
les faux sont objet d’éloges et la signature fait ments mêmes de la science historique de l’art
figure de marque honorifique plutôt que de qui permettent les progrès du faux, en même
certificat d’origine. Cependant, commence à temps qu’ils en favorisent la détection – cer-
se développer un certain intérêt pour l’authen- tains grands faussaires, tel Josef van der Veken,
ticité, corrélatif d’une valorisation de l’original étaient d’ailleurs des restaurateurs d’œuvres
en même temps que de la production mercan- d’art. Dans les années 1880, à l’époque du grand
tile de doubles trompeurs par des faussaires essor de l’attributionnisme, le faux devient
professionnels. L’attributionnisme émerge en définitivement l’objet d’une stigmatisation
tant que compétence propre aux connaisseurs, sans réserve, tandis que le connaisseur se mue,
par opposition aux jugements de valeur des tel Max Friedländer, en criminologiste. Enfin,
amateurs. C’est ainsi qu’apparaît, dans la pre- à partir de la seconde moitié du XXe siècle, la
mière moitié du XVIIe siècle, avec Giovanni police se spécialise dans la traque aux faus-
Baglione, une condamnation morale du faux saires : au début des années 1950 est créé le
qui va de pair avec une différenciation crois- premier « Service de répression contre le faux
sante entre l’art (authentique) et la technique en matière artistique », dirigé par Guy Isnard,
(que l’artiste partage avec le faussaire). Ici, le surnommé « le Sherlock Holmes de la pein-
938 récit proposé par T. Lenain fait preuve d’une ture ».

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HISTOIRE CULTURELLE

T. Lenain décrit finement les trois modes d’inclure la question des limites de l’authenti-
de détection des faux désormais mis en cité. Reste que le faux fait intimement partie de
œuvre : d’abord, le pur connoisseurship, l’exper- notre culture, laquelle a oublié maints artistes
tise de l’historien d’art ; ensuite, la détection secondaires mais conserve une vive mémoire
d’anomalies externes, non esthétiques, notam- des affaires de faux qui émaillent l’histoire de
ment grâce aux analyses en laboratoire ; enfin, l’art à partir de la Renaissance, et la hantent à
la révélation contingente, telle que l’aveu du partir de la fin du XIXe siècle.
faussaire, lorsqu’on a affaire à un « faux parfait », En se donnant pour objet moins les pra-
donc indétectable. Cette troisième hypothèse tiques que les représentations associées au faux,
constitue une menace redoutable contre le et même, plus fondamentalement, la valeur
« paradigme de la trace », puisqu’elle implique qui les sous-tend, T. Lenain nous offre une
un divorce entre perception esthétique, d’une fondamentale et pionnière contribution à une
part, et savoir archéologique, d’autre part – histoire de la valeur d’authenticité en art. Après
autrement dit le court-circuitage de la dimen- un remarquable petit livre sur La peinture des
sion esthétique de l’œuvre d’art comme support singes, et quelques articles hautement origi-
d’authenticité. C’est bien là le « cauchemar »
naux et suggestifs sur le statut de l’image 1, à

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du connaisseur à l’époque moderne.
quand donc un grand essai sur une ontologie
En suivant les cas de faussaires notoires
du double dans la culture occidentale ?
au XX e siècle, tels le Néerlandais Han van
Meegeren, le Français André Mailfert ou les
NATHALIE HEINICH
Anglais Eric Hebborn et Tom Keating, l’on
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constate à quel point le statut du faux en art 1 - Thierry LENAIN, La peinture des singes. His-
témoigne d’une obsession moderne pour toire et esthétique, Paris, Syros-Alternatives, 1990 ;
l’authenticité, grâce à quoi le statut des faus- Id., « Les images-personnes et la religion de
saires est passé peu à peu du génie à la déviance ; l’authenticité », in R. DEKONINCK et M. WATTHÉE-
une obsession qui tend à se relativiser aujour- DELMOTTE (éd.), L’idole dans l’imaginaire occiden-
d’hui, tout comme le paradigme de la trace qui tal, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 303-324 ; Id., « La
en est le corollaire, en partie grâce aux coups question de la valeur des doubles dans les arts
portés par l’art contemporain qui, dans son autographiques », in D. LORIES et R. DEKONINCK
expérimentation des frontières, n’a pas omis (dir.), L’art en valeurs, Paris, L’Harmattan, 2011.

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