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HISTOIRE CULTURELLE
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nelles que tridimensionnelles. Les directeurs Non seulement l’image montre deux moments
de l’ouvrage optent pour une acception large différents de la vie de saint Sébastien, sa sagit-
du terme de temporalité, « qu’il s’agisse du tation puis les soins qu’il reçoit, mais elle
temps de production de l’image, du temps de prend position dans un débat sur la licéité de
sa mise en scène ou des temps historiques et la représentation d’un saint Sébastien jeune
mémoriels auxquels l’image renvoie » (p. 12), et avenant : Pacheco, inspecteur des peintures
sans oublier la question centrale de la manière pour le tribunal inquisitorial de Séville, affirme
dont on figure le temps. Les moyens visuels qu’il faut représenter saint Sébastien comme
de restituer la notion de temps sont un objet un homme de quarante ans, tel qu’il le peint
d’interrogation de longue date en histoire des au premier plan, tandis qu’il cite Muller, à
images, que l’on pense à la réflexion médié- l’arrière-plan, pour le réfuter, pour le brandir
vale sur l’image comme istoria, c’est-à-dire sur en exemple de toute une tradition de saints
son potentiel narratif, ou bien à l’apport de Sébastien jeunes qui trouve ses racines dans le
l’anthropologie visuelle articulée à l’esthé- Quattrocento italien. Le tableau de Pacheco,
tique, interrogé de manière approfondie dans détruit durant la guerre d’Espagne, articule
l’article de Carlo Severi sur le primitivisme de ainsi un premier niveau de temporalité que
l’art européen du début du XXe siècle. l’on pourrait qualifier de narratif ou fiction-
Ce collectif offre une gamme d’enquêtes nel – l’image raconte une histoire et, en
particulièrement variées illustrant ces enjeux, l’occurrence, deux moments de la vie d’un
explorant avant tout le territoire européen, saint – à un second niveau, historique et cri-
Italie et Espagne au premier chef, sans négli- tique – le peintre se positionne en rupture
ger néanmoins une incursion passionnante avec la tradition picturale des deux siècles qui
dans l’art catholique des Indiens du Mexique le précèdent.
aux XVIe et XVIIe siècles (Alessandra Russo). L’article de Jérôme Baschet sur le juge-
Le nombre et la qualité des reproductions en ment des âmes et le Jugement dernier dans
couleur sont particulièrement appréciables les enluminures, les retables et les vitraux du
dans un ouvrage où les auteurs recourent tous Moyen Âge français et catalan illustre l’impor-
à un niveau détaillé de description des images tance de la temporalité dans les images desti-
afin d’y pointer la présence d’un discours sur le nées à un usage religieux. L’auteur souligne à
temps et, dans la plupart des cas, de plusieurs quel point il est parfois ardu, même pour un 851
œil expert, de distinguer les deux scènes de sélénaire » (p. 145) dans les nocturnes de
jugement. Une confusion sans doute entre- Goya, nombreux parmi les Caprices, et inter-
tenue à dessein par les artistes, tant elle per- prète le choix du jour de vente, publicisé par
met de construire une image « à deux », voire un encart dans le Diario de Madrid, comme une
« à trois temps » selon les cas, lorsqu’elle « farce qui prolonge la fête au-delà de ses
« conjoint le présent de la lecture dévote, le limites », un geste qui, « au lieu de limiter son
futur proche de l’âme séparée au lendemain de imaginaire aux jours réservés aux folies et aux
la mort et le futur ultime du grand Jugement » licences, projette [le carnaval] dans le temps,
(p. 109). Dominique Donadieu-Rigaut, quant [...] en impose un autre, imaginaire cette fois,
à elle, analyse avec finesse la profondeur his- illimité et perpétuel » (p. 146-147).
torique biaisée des images de fondation de La problématique de la temporalité figurée
l’ordre olivétain, au XIVe siècle, qui se dotent emprunte, à l’époque contemporaine, des
de renvois clairs à l’ordre bénédictin, parent voies nouvelles, parmi lesquelles surgit la
idéal du nouvel ordre italien, tandis que les question de la vitesse. L’article d’André
autres branches inspirées de la règle de Gunthert est, de ce point de vue, exemplaire,
saint Benoît – les clunisiens et les cisterciens tout entier consacré à restituer le climat
chisme issu de l’ordre de saint Benoît fait une solution dans l’invention de l’obturateur
l’objet d’une ellipse figurative dans le but de qui marque « le passage de la chambre à
relier l’ordre du Monte Oliveto au fondateur l’appareil photographique » (p. 197). L’article
dont il se réclame. de Claude Frontisi paraît apporter une réponse
L’amplitude chronologique ainsi que la à la conclusion en forme de provocation de
variété des objets étudiés constituent sans nul celui d’A. Gunthert, où ce dernier pointe la
doute la richesse de l’ouvrage : elles offrent crise traversée par la peinture au moment où
l’opportunité de constater des permanences, la photographie semble se révéler plus efficace
à des siècles et des lieues de distance, à dans sa capacité à saisir et restituer la réalité
l’exemple de la lune et ses cycles au Moyen en image. La peinture futuriste s’empare réso-
Âge central et à la toute fin de l’époque lument des questions de vitesse et utilise la
moderne. Jean-Claude Schmitt commente matière picturale pour travailler la décomposi-
ainsi les enluminures illustrant la vision de la tion de l’image. Le tableau devient le lieu où
relation entre le corps humain et le cosmos le peintre offre son interprétation de la capa-
chez Hildegarde de Bingen (1098-1179) : pour cité de l’œil humain à percevoir mouvement et
la visionnaire du XIIe siècle, la lune est mater vitesse. C’est dans le rendu du « dynamisme »
omnium temporum, mère de tous les temps, et que C. Frontisi identifie la contribution
d’elle dépendent l’homme comme la nature majeure des futuristes à l’expression du temps
pour des phénomènes cycliques tels que la fer- dans l’image (p. 215).
tilité, à l’échelle humaine, ou les marées, à La catégorie de temporalité est ainsi
l’échelle cosmique. Quant à Victor Stoichita, déployée dans ses multiples significations
il enquête sur la signification du jour choisi par (bien davantage que celle de tradition), aussi
Francisco de Goya pour mettre en vente ses bien dans l’introduction du volume que dans
Caprices, à savoir le dernier jour du carnaval de chacun des articles, où il est appréciable de la
1799. Ce mercredi des Cendres, qui correspon- voir convoquée et discutée à chaque fois dans
dait à la fois à la fin du carnaval et à la luna un contexte différent et appliquée à un objet
sicca, la nuit sans lune, place Goya en situation nouveau. Il existe bien sûr un risque de dilu-
de « vendre l’imagerie de la licence le premier tion de la notion puisqu’elle est utilisée pour
jour de carême », au lieu de la vendre durant désigner à la fois le temps, la durée, la vitesse,
le carnaval lui-même. V. Stoichita relève de l’histoire, l’historicité. Les auteurs lancent par
852 plus « l’absence impressionnante d’éclairage ailleurs certaines pistes qui demeurent inex-
plorées. On serait curieux de savoir si ce qu’il fortes, les morceaux de bravoure qui frappent
est convenu d’appeler les décors ornementaux par leur caractère novateur et les formulations
(mentionnés sans commentaire ultérieur) des audacieuses qui appellent le débat.
mosquées, par exemple, peut receler une Fidèle au souci d’une inscription chrono-
dimension temporelle. Ne serait-il pas intéres- logique fine qui caractérisait les volumes pré-
sant de s’interroger sur la tendance de ces deux cédents, J. Wirth inaugure celui-ci en plongeant
termes, « décor » et « ornemental », à exclure au cœur de la « révolution picturale » de Giotto,
les objets figuratifs qu’ils qualifient du champ dans les années 1290. Il analyse les expé-
d’une analyse dotée de profondeur tempo- riences qui conduisent à une « représentation
relle ? L’échantillon d’études rassemblées cohérente de la troisième dimension » (p. 16),
dans l’ouvrage a néanmoins le mérite d’ouvrir en relation directe avec le savoir optique de
des pistes fécondes sur le rapport entre tempo- l’époque, et notamment les écrits de Witelo
ralité et image, et on ne peut qu’espérer les que Giotto dépasse cependant sur certains
voir emprunter pour d’autres contextes, en aspects. Ce n’est qu’avec le traité de Blaise
particulier non européens. de Parme, en 1390, que le savoir scolastique
rompt avec l’axiome classique des angles et
ecclésial devient le lieu d’une compétition nourricier et utérus fusionnel, dans lequel un
somptuaire qui est l’un des moteurs essentiels dévot comme Jacques de Milan désire entrer
de la commande artistique mais qui aboutit et demeurer, sans plus risquer d’en être délogé
aussi à un surencombrement des églises, très par un accouchement.
précisément décrit, qui sera bientôt la cible Dans l’impossibilité de rendre compte de
des réformateurs. C’est dans cette même pers- la richesse des analyses (par exemple en ce qui
pective qu’est interprété l’essor du macabre : concerne l’iconographie du cœur, des bour-
l’esprit de mortification dont témoignent les reaux du Christ ou de l’homme sauvage), on se
transis, à partir de la seconde moitié du contentera d’évoquer un point de discussion
XIVe siècle, serait une concession au discours possible. J. Wirth s’emploie à mettre en évi-
chrétien sur la mort et la vanité des choses dence la féminisation du système religieux à
mondaines, sous couvert de laquelle s’inten- la fin du Moyen Âge : tout en soulignant l’inca-
sifie, dans la partie du tombeau qui exalte la pacité à développer une iconographie convain-
trajectoire terrestre du défunt, la représenta- cante de Dieu le Père, il argumente que le
tion ostentatoire des statuts sociaux. Christ, ayant perdu « ce qui lui restait de viri-
de Leo Steinberg) ou asexué (comme le dévoile un rôle important et que le Jugement dernier,
le perizonium transparent du crucifié, à partir centré sur le Christ seul (sauf tentative sans
de 1300). Sur ce point, il n’est pas sûr que le suite de Buonamico Buffalmacco à Pise), est
rapprochement avec la posture de Bonaventure, toujours en plein essor, de sorte que, si la fémi-
déniant au Fils la potentia generandi, soit la voie nisation du système religieux est patente, rien
la plus féconde pour éclairer un tel choix (au- n’oblige, pour la faire valoir, à dénier la part
delà de l’insistance sur la nudité du Christ, massivement paternelle des figures divines. Il
pertinente en milieu franciscain) : ne devrait- serait sans doute plus pertinent de souligner
on pas s’en tenir à l’idée d’une tension entre que le cœur théophanique de la chrétienté,
la volonté d’accorder une pleine corporéité jadis centré sur le seul couple Christ/Marie,
humaine au Christ et le fait que le corps du privilégie désormais l’intégration de Marie
crucifié représente l’image de l’Église en tant dans le noyau trinitaire, soit l’expression aussi
que corps spirituel excluant la reproduction complète que possible des relations constitu-
charnelle ? Dans cette partie qui ne néglige ni tives de la parenté divine, laquelle est fondée
l’affirmation iconographique des pouvoirs laïcs sur la dénégation de l’ordre des générations
ni les manifestations visuelles de la critique et la conjonction licite de l’alliance et de la
sociale et de l’anticléricalisme (voir le remar- filiation.
quable dossier des versions de l’histoire du La dernière partie retrace les étapes qui
prêtre crucifié et châtré), J. Wirth analyse le conduisent du triomphe presque absolu des
renforcement du rôle de la Vierge et propose images au XIIIe siècle à l’explosion iconoclaste
une belle lecture des questions associées au du XVIe siècle, analysée ici dans ses multiples
débat relatif à l’Immaculée Conception qui en dimensions et configurations. Un des maillons
est l’expression la plus manifeste. Et, tandis en est la critique théologique croissante des
que l’essentiel de l’imagerie christique répond images à partir d’Henri de Gand et Durand
à la nécessité de donner une forme visible au de Saint-Pourçain et jusque dans les traités
mystère eucharistique, devenu le « moteur de hussites. Malgré les tentatives de réforme du
l’iconographie », l’auteur amplifie notre com- système iconographique (notamment avec la
préhension des images féminisées du corps du réorganisation flamande ou l’austérité d’un Fra
854 Christ, notamment de la plaie, à la fois sein Angelico), la dénonciation des images s’accen-
rivales. Dans la ville de Rouen, elle est initiée l’ouvrage se situe dans l’analyse de la concep-
par l’archevêque Guillaume de Flavacourt tion des décors qui s’organisent suivant « plu-
(1278-1306) à la cathédrale et par l’abbé Jean sieurs types d’axes structurants » (dualité
Roussel (1303-1339), dit Marc d’Argent, à latérale, opposition intérieur/extérieur, verti-
l’abbatiale Saint-Ouen. À Lyon, elle est portée calité, polarité centre/périphérie, p. 104) et
par l’archevêque Pierre de Savoie (1308-1332), dans une interrogation sur leur réception à tra-
tandis qu’à Avignon, la réalisation du portail vers des dispositifs narratifs plus ou moins éla-
de la Grande Chapelle s’insère dans le chantier borés suivant les programmes (dont l’impact
d’agrandissement du vieux palais voulu par le de la polychromie a en revanche été oublié).
pape Clément VI (1342-1352). Plus particulièrement étudiées dans trois cha-
Respectivement situés au nord et au sud pitres monographiques, les images des portails
du transept de la cathédrale de Rouen, le por- rouennais sont considérées comme de véri-
tail des Libraires et le portail de la Calende tables sources iconographiques suivant une
sont élevés dans un contexte de réaffirmation approche « libéré[e] notamment de l’obsession
de la « puissance en partie perdue – au profit des sources textuelles » (p. 291) et ne sont pas
de Notre-Dame de Paris – depuis le ratta- soumises coûte que coûte à une vision pro-
Véritables « tapis ornementaux » selon interroger l’écart supposé entre une Europe
l’expression de F. Thénard-Duvivier (p. 33), pleinement entrée dans la modernité linguis-
les bas-reliefs rouennais, lyonnais et avignon- tique et un monde arabo-islamique qui ne le
nais avaient jusqu’ici été peu étudiés. L’ana- serait que de manière incomplète. Il apparaît,
lyse sérielle et « multiscalaire » ici proposée à la lecture du livre, que la prise en compte
offre une meilleure connaissance de la culture de la complexité du Moyen Âge des langues
visuelle de la fin du XIIIe siècle et de la pre- constitue un antidote efficace aux descriptions
mière moitié du XIV e siècle, et confirme la linéaires et univoques qui rejouent, consciem-
grande pluralité fonctionnelle de l’espace de ment ou non, le « Grand partage ».
seuil des églises médiévales, fonctions soute- Ce qui caractérise fondamentalement le
nues ou engendrées par le décor monumental. Moyen Âge du point de vue linguistique, c’est
l’existence d’une hiérarchie conceptuelle des
NATHALIE LE LUEL langues, fondée sur la Révélation, qui conduit
à distinguer les langues du sacré de celles en
1 - Par exemple, Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE usage dans les pratiques de communication
sociale. L’auteur propose de discerner non
de la Vierge, Rouen, Société des antiquaires de l’arabe classique, pôles d’une stabilité factice,
Normandie, 2005. s’oppose la rhapsodie locale des langues par-
lées, vulgaires et populaires, soumises à la
variation et aux pressions de la société. Entre
Benoît Grévin ces deux niveaux, B. Grévin distingue le
Le parchemin des cieux. Essai sur le Moyen domaine des langues courtoises, dont l’usage
Âge du langage excède la communication ordinaire et qui pos-
Paris, Éditions du Seuil, 2012, 407 p. sèdent une dimension supra-locale liée aux
enjeux réels et symboliques du développe-
L’ouvrage de Benoît Grévin propose, en sui- ment d’une culture aristocratique, sur laquelle
vant une approche comparatiste des aires lin- vient progressivement se greffer le processus
guistiques du Moyen Âge dominées par l’arabe historique de genèse des pouvoirs étatiques,
et par le latin, de mettre au jour certaines dont la dimension culturelle a été très tôt mise
constantes du régime linguistique des civi- en évidence par Jean-Philippe Genet 1.
lisations traditionnelles qui se caractérise par L’ouvrage est construit en cinq parties.
le poids des langues du sacré. Le livre se Partant d’une description positive du paysage
démarque de l’hypothèse relativiste d’Edward linguistique médiéval, il peut se lire comme une
Sapir et Benjamin Lee Whorf. Tout en recon- tentative pour réintroduire, dans un second
naissant la pertinence passée d’une thèse qui temps, les acteurs médiévaux des langues. La
a permis à la linguistique de se déprendre d’un séparation des formes de théorisation linguis-
héritage issu du XIX e siècle, qui exprimait tique, produite par les savants du Moyen Âge,
une conception hiérarchique des langues du de l’analyse des rapports pratiques que les
monde et de leurs locuteurs – théorie dont les personnes entretenaient avec la diversité des
relents affleurent encore dans certains travaux langues souligne à juste titre la difficulté,
récents –, B. Grévin appuie l’ensemble de ses caractéristique du régime linguistique ancien,
analyses sur la possibilité de déployer en un d’articuler les deux niveaux. B. Grévin explore
lieu de convergence de la diversité du monde ensuite les formes de création rendues pos-
un comparatisme linguistique rationnel. sibles par ce feuilletage étagé des langues,
L’histoire du passé pré-moderne des aires avant d’envisager, à une échelle plus vaste,
culturelles contemporaines, en décrivant les les phénomènes de transferts linguistiques et
cultures linguistiques médiévales, contribue à culturels. 857
L’histoire du Moyen Âge en Europe comme sions sociales. À quelques exceptions près,
en Orient est présentée en quatre temps : au parmi lesquelles figure Isidore de Séville,
temps des invasions et des bouleversements l’Occident a ainsi conçu de très grandes diffi-
(v. 400-v. 800) succède celui de la mise en cultés à penser le rapport génétique du vul-
place de l’unité de la latinité et du processus gaire au latin et à adopter, plus généralement,
d’arabisation des élites du califat (v. 800- un point de vue évolutionniste. En Orient,
v. 1100), puis de l’épanouissement des langues l’unité de l’arabe a facilité, comme chez Ibn
vulgaires et de la turquisation de l’Asie cen- Khaldûn, la description de l’apparition des par-
trale (v. 1100-v. 1300), qui conduisent, durant lers contemporains à partir de l’arabe classique.
les deux derniers siècles du Moyen Âge, à la D’autres travaux de savants hispaniques – tel
stabilisation de la géographie linguistique de Juda ibn Quraysh –, rapidement tués dans
l’Occident. l’œuf par la normalisation almohade, ont posé
L’immense difficulté à laquelle se heurtent la question des rapports entre araméen, hébreu
les savants réside dans la force d’une conception et arabe. Reste que, dans la pensée grammati-
des langues pensée sur le mode d’une fixité cale médiévale, latin et arabe pèsent de tout
écarts. Ce sont les trois genres poétiques J.-M. Fritz écrit qu’une étude « reste à faire
majeurs de la littérature de divertissement des [...] dans les chroniques et mémoires de la
XIIe et XIIIe siècles – lyrique, épique (chanson fin du Moyen Âge » pour déterminer si les
de geste) et roman – qui fournissent les normes, « portraits », auparavant entièrement visuels,
les codes sonores de base. Par exemple, commencent à évoquer des qualités de voix
l’oreille médiévale expérimentée attend la distinctives (p. 169). S’il laisse de côté les récits
mention du chant mélodieux des oiseaux en historiographiques, La cloche et la lyre fournit
ouverture des chansons des troubadours ; de multiples points de repère, à la fois norma-
l’évocation inattendue d’un cri de corbeau ou tifs et novateurs, pour faciliter d’éventuelles
de grenouille crée un paysage sonore distinctif comparaisons 3. Il offre aussi de nombreuses
et marque la subjectivité particulière du poète. pistes à explorer aux spécialistes de la littéra-
Les lyriques attribués au troubadour Marcabru, ture médiévale en d’autres langues ; les spé-
par exemple, sont caractérisés par des paysages cialistes de Geoffrey Chaucer, en particulier,
sonores avec des points de dissonance, des devraient se sentir interpellés.
« grondements ». Le plaisir de lire La cloche et la lyre est de
Ayant établi les aspects qui caractérisent découvrir des détails sonores que J.-M. Fritz
logique, les variations du paysage sonore sont raires du Moyen Âge. L’utile index des « objets
massives » (p. 142). Il en déduit que ce sont sonores » permet des sondages rapides. Le
des choix d’« auteurs » qui expliquent ces plaisir de lire cette somme est aussi d’être
variations à l’intérieur d’un genre et d’une guidé par l’orchestration des extraits en langue
époque. médiévale d’origine, toujours accompagnés de
Il n’y a pas eu jusqu’à présent de mono- traductions fidèles, qui nous font entendre
graphies consacrées à l’oreille d’un poète successivement le chant des oiseaux, la noise
médiéval en particulier, au paysage sonore de de la bataille, les cris du bonimenteur, l’éton-
ses œuvres. Cela est d’autant plus regrettable, nant surréalisme sonore des Fatrasies d’Arras.
d’après J.-M. Fritz, que le développement On ne peut lire ce livre sans être conscient de
d’un « perspectif acoustique » subjectif, d’un l’oreille de celui qui l’a composé.
« point d’écoute » unique (comparable à la
perspective linéaire en peinture), fait son LAURA KENDRICK
apparition au XIVe siècle. Il donne des exemples
frappants de mise en scène d’un sujet qui 1 - Jean-Marie FRITZ, Paysages sonores du Moyen
écoute et nomme les différents sons autour de Âge. Le versant épistémologique, Paris, Honoré Cham-
lui, par exemple le « je » d’Eustache Deschamps pion, 2000.
dans une ballade de guet de nuit. Bien qu’il 2 - Son seul précurseur est Brigitte CAZELLES,
Soundscape in Early French Literature, Tempe/
y ait des nouveautés sonores aux XIV e et
Turnhout, Arizona Center for Medieval and
XVe siècles, comme le canon ou l’horloge méca-
Renaissance Texts Studies/Brepols, 2005.
nique, et des sons qui commençaient à être
3 - Certains aspects des paysages sonores des
remarqués (ou ridiculisés), comme les sons des récits historiographiques du Moyen Âge ont déjà
langues ou dialectes étrangers, le changement été traités par des historiens de la sensibilité, par
le plus important, selon l’auteur, est le déve- exemple Isabelle GUYOT-BACHY, « Cris et trom-
loppement d’un perspectivisme acoustique pettes : les échos de la guerre chez les historiens et
dans la littérature. les chroniqueurs », et Murielle GAUDE-FERRAGU,
Avec un champ d’étude aussi large, il serait « Le cri dans le paysage sonore de la mort à la fin
difficile de déplorer que les récits historio- du Moyen Âge », in D. LETT et N. OFFENSTADT
graphiques aient été très peu traités dans (dir.), Haro ! Noël ! Oyé ! Pratiques du cri au Moyen
l’ouvrage, surtout quand l’auteur lui-même Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, res-
860 signale certaines de ses lacunes. Par exemple, pectivement p. 103-115 et 93-102.
voir ce que peut représenter le fait d’employer diversité de cette langue. L’auteur écrit
réellement une langue ‘morte’ » (p. 351). d’ailleurs lui-même que les humanistes, en
La problématique centrale du livre est pré- formalisant le latin à outrance, l’ont « figé » ;
cisément de résoudre l’opposition entre le c’est loin d’avoir été le cas au Moyen Âge, où
point de vue historique qui prend en compte le latin vivait encore.
la longévité et l’adaptabilité du latin, encore Un des intérêts majeurs du livre est son
parlé aujourd’hui dans certains cercles, et le point de vue comparatiste, malgré quelques
point de vue linguistique traditionnel selon jugements étonnants. On admet volontiers
lequel le latin ne serait pas une langue « nor- que, si l’écrasante majorité des textes latins
male ». Toute cette question est résumée en jamais écrits l’ont été alors que l’Empire
un clin d’œil par la photo de couverture, qui romain n’était plus qu’un lointain souvenir, le
met en scène un soldat romain casqué à latin ne se distingue pas sur ce point du grec
l’antique, vêtu de bric et de broc, et pilotant ancien, de l’arabe « littéraire », du sanskrit et
une Vespa à travers une rue pavée jalonnée de du chinois classique. Il s’agirait pourtant de la
chariots et de figurants sans âge ! Cette icono- langue la plus malchanceuse : tandis que le
graphie, que l’on trouvera séduisante ou latin se serait trouvé victime d’une « mise à
kitsch, ouvre sur des propos assez ardus, par- l’écart du monde moderne qui équivaut à une
fois un peu obscurs. véritable ségrégation », le sanskrit aurait quant
L’idée générale du livre est militante : il à lui, en tant que langue véhiculaire religieuse
faut tirer le latin de l’ornière des « langues et culturelle, « continué d’exercer sa fonction
mortes » dans laquelle l’a enfermé un ensei- de langue active, et bien mieux réussi son
gnement scolaire aujourd’hui dépassé (j’ose à adaptation aux langues modernes » (p. 52).
peine ajouter que ce même enseignement C’est, me semble-t-il, raisonner sans aucune
l’aura bientôt totalement tué !). La démonstra- attention aux rythmes différenciés de l’histoire
tion est évidemment linguistique, et de haut des continents et des pays ; il y a moins d’un
niveau. Pendant longtemps, dit J. Leonhardt, siècle, en France, les thèses complémentaires
ont triomphé les notions de langue naturelle de l’université devaient encore s’écrire en
(celle qui viendrait du cœur et dont l’élément latin.
central est l’oralité) et de langue maternelle Du point de vue diachronique, cette
(seule capable d’exprimer les pensées pro- « grande histoire du latin » annoncée par le
fondes de l’individu), clichés nationalistes titre (« longue » conviendrait mieux) fait 861
l’objet d’analyses stimulantes, même si poésie des goliards », p. 197) ? Des concepts
d’autres sont sujettes à caution. La mise en étonnent, par exemple celui de « langue spon-
évidence du rôle privilégié de l’Afrique tanée », à laquelle nous aurions accès pour la
romaine dans le maintien culturel du latin du période romaine tardo-antique : quelle part de
IIe au IVe siècle est très pertinente et l’on pour- spontanéité peut donc enregistrer l’écrit et
rait d’ailleurs compléter par cette remarque qu’est-ce qu’une langue spontanée ?
qui n’est paradoxale qu’en apparence : beau- Ces critiques elles-mêmes sont la preuve
coup d’attestations de ce que les linguistes ont de la variété et de l’intérêt des thèmes abordés
appelé le « latin vulgaire » viennent, elles aussi, dans ce livre, qui ouvre sur un univers lin-
de cette région ; dans une langue vivante, tous guistique immense, tant géographiquement
les niveaux sont représentés. Ces formes « vul- que chronologiquement. Traduire le livre de
gaires » (c’est-à-dire les formes latines qui J. Leonhardt était donc une excellente initia-
produiront les langues romanes) se retrouvent tive, car beaucoup de lecteurs français auraient
dans le latin mérovingien, dont il est très peu sans doute reculé devant l’effort requis par
question dans le livre alors qu’il aurait pu la lecture de la version allemande. Mais, si
abondamment documenter la question de la le contenu, très riche et stimulant, mérite
Comme son auteur l’explique en préface, il l’objectif original (en l’absence de synthèse
s’agit d’un prequel du désormais fameux essai articulée sur les cultures latines italiennes
sur les origines de l’humanisme In the Footsteps entre 800 et 1250) mais problématique. En
of the Ancients, qui retraçait le développement effet, dans la mesure où les cultures textuelles
du mouvement humaniste en Italie depuis les italiennes précédant 1250 ne présentent pas
origines padouanes (v. 1270) jusqu’en 1400 1. de trace de mouvements analogues à l’huma-
Ronald Witt s’est toujours intéressé aux condi- nisme mais au contraire, comme l’explique
tions de naissance de l’humanisme et à ses rap- R. Witt, souffrent d’une certaine carence de
ports avec les cultures textuelles qui l’avaient production en latin classicisant, comparées par
précédée en Italie, plus particulièrement la exemple à la France du XIIe siècle, pourquoi
culture rhétorico-juridique de l’ars dictaminis. postuler qu’il faille remonter si loin pour
Il avait tôt annoncé une enquête sur le dévelop- comprendre la naissance de l’humanisme ? Et
pement des cultures textuelles italiennes dans comment marquer le point de départ de
la très longue durée. En 1991, devant l’ampleur l’enquête : 1200, 1080, à la naissance de l’ars
de la tâche, il a choisi d’écrire d’abord la dictaminis, 600 ? Pour qui considère que les
seconde partie de cette histoire, pour retourner cultures textuelles italiennes d’avant 1250 ne
d’une arche créant une perspective sur l’his- effet, en Italie du Nord, à la mise en place
toire textuelle de l’Italie, de Charlemagne à de nouvelles structures socio-institutionnelles
1400. qui évoluent dans les siècles suivants, et parti-
À l’ampleur de ce défi correspond l’inten- culièrement après 1050, de manière originale
sité d’une attente longtemps prolongée. On le (culture communale), avec un poids respectif
sait, l’histoire de l’humanisme et de ses pro- des cultures nobiliaires, citadines et cléricales
dromes occupe une place obsessionnelle non différent de celui de nombreuses régions du
seulement dans l’historiographie italienne, reste de l’Europe. Les spécificités des pro-
mais aussi aux États-Unis, où elle s’est taillé ductions latines qui correspondent à cette
un espace autonome (Renaissance studies). Or organisation socio-institutionnelle méritent
les analyses de R. Witt sur l’humanisme ont effectivement d’être étudiées sur le temps
acquis un statut d’autorité dans ce champ. Il long. C’est ce que fait R. Witt à travers cinq
faut en tenir compte car, à l’heure de la domi- scansions qui mènent le lecteur du contexte
nation de l’anglais, ses thèses conditionnent des cultures du livre du IXe-Xe siècle, encore
une part considérable des études sur la tran- marquées par l’excellence grammaticale héri-
sition vers l’humanisme. D’où l’importance tée de traditions tardo-antiques, jusqu’aux
d’un débat qu’il appelle d’ailleurs de ses prodromes de l’humanisme, à travers l’examen
vœux. Sans prétendre épuiser la richesse de ce de la culture rhétorico-juridique de l’ars dicta-
volume, suggérons certaines des implications, minis, à partir de 1080.
des points forts et des problèmes du nouvel Un point fort de l’essai est la volonté de
opus « wittien ». replacer ces cultures textuelles dans leur enca-
Son postulat de départ participe d’une drement socio-institutionnel. Les « deux
vision de la culture médiévale qui peut être cultures » du titre reflètent cette préoccupa-
qualifiée de téléologique. Il s’agit, à travers tion. Il s’agit de comprendre comment une
l’examen des cultures textuelles (essentielle- culture grammaticale et philologique partagée
ment latines) italiennes depuis la fin du avec d’autres régions de l’Europe interagit
royaume lombard (774) jusqu’en 1250, de avec une culture rhétorico-légale, liée au main-
reconstituer, étape par étape, la mise en place tien puis à la renaissance italienne du droit
d’une exceptionnalité qui rendrait compte du écrit, civil et canonique, à partir du XIe siècle.
« décollage » de l’humanisme dans l’Italie du La place spécifique du notariat et des études
Nord, à partir de 1270. Le pari est passionnant, juridiques dans l’Italie des XIIe et XIIIe siècles, 863
les liens entre les nouvelles cultures de l’ars valeur intrinsèque des styles latins qui donne
dictaminis (art de la composition latine étroite- une prime « conceptuelle » au latin classicisant
ment lié au notariat et au droit) apparues à la et dévalue les autres formes d’écriture latine
fin du XIe siècle et cette mentalité juridique (ars dictaminis, latins pragmatiques de la pra-
sont mis en relation avec un déficit de produc- tique...). L’emploi de catégorisations rigides
tions classicisantes (par rapport aux milieux pour qualifier les différents styles aboutit de
monastiques et cathédraux de l’Europe du plus à renforcer des barrières génériques (écri-
Nord). C’est paradoxalement de cette dyna- tures « littéraires » et « non-littéraires ») en
mique que surgit (en partie par réaction) la contradiction avec l’effort accompli pour histo-
mouvance idéologique et stylistique humaniste. riciser cette histoire textuelle. Si le livre est
L’essai pose à nouveaux frais nombre de tiré vers l’histoire sociale par l’explicitation des
questions centrales, rarement prises à bras-le- conditions d’émergence des textes invoqués,
corps, dont celle des rapports entre le déploie- il est aussi régulièrement entraîné en sens
ment des cultures juridiques nord-italiennes contraire vers une logique littéraire, à travers
et les mutations des cultures latines, à travers l’exaltation des moindres essais d’imitation
n’aide pas à un examen dépassionné de ces vue conceptuel, sans pour autant être « clas-
cultures textuelles italiennes d’avant 1250, siques ». On retrouve là le poids « téléologique »
puisqu’il les fait rentrer de force dans le moule d’une enquête exceptionnellement riche mais
d’une préhistoire de l’humanisme. Un autre conditionnée par l’« attente » de l’avènement
problème est la restriction de l’analyse aux humaniste.
centres urbains de l’Italie du Nord, à l’exclu- Suggérons enfin l’existence d’un problème
sion du patrimoine de saint Pierre et du lié à la non prise en compte de divers travaux
Mezzogiorno. Ce choix conforte dès le départ récents. Des omissions sont certes inévitables
le postulat d’un particularisme nord-italien. dans un essai de cette ampleur. Cependant, les
Le livre donne certes sa place aux courants développements (voire certaines conclusions)
d’échanges entre l’Italie et l’espace « post- auraient sans doute été différents si l’auteur
carolingien » au nord des Alpes. Il exclut ou avait utilisé les travaux d’Anne-Marie Turcan-
minore les interactions avec l’Italie du Sud. Verkerk ou plusieurs éditions scientifiques
Emblématique à cet égard est l’exclamation récentes qui ont profondément renouvelé nos
d’étonnement (p. 254) devant l’apparition de connaissances de textes fondamentaux (par
l’ars dictaminis au Mont-Cassin, et non dans le exemple le Breviarium de dictamine d’Albéric
Nord de l’Italie. Cette césure, qui recouvre un de Mont-Cassin). R. Witt n’a pas intégré une
débat historiographique classique (celui des partie des travaux, notamment italiens, les
deux Italie), est-elle vraiment toujours opé- plus novateurs sur ce champ et publiés après
rante pour l’histoire italienne culturelle des 2002. L’importance de son œuvre pour le lec-
XIe-XIIIe siècles ? Le poids d’une Italie centrale torat anglophone aura des conséquences à cet
(Latium, Campanie, Ombrie) où d’autres égard : ces absences, dans une somme qui sera
cultures urbaines se conjuguent à l’influence lue comme faisant date, risquent d’accentuer
de la papauté et de la royauté sicilienne peut la distance entre la recherche textuelle de
difficilement être nié aux XIIe et XIIIe siècles. langue non-anglaise et les Renaissances studies.
Reste une question qui touche à la défini- Il ne s’agit pas de rester sur un constat négatif,
tion même de ces cultures latines. Comme mais d’inviter les chercheurs italiens, alle-
dans ses opus précédents, l’analyse de R. Witt mands ou français concernés à relever le défi,
864 est conditionnée par une appréciation de la en discutant à la lumière de leurs recherches
les thèses stimulantes de cette œuvre qui sou- Il s’agit de savoir quelle part les cardinaux
lève des questions passionnantes sur la trans- peuvent et veulent prendre à ces transforma-
formation d’une culture textuelle dans le tions, dans un système pontifical centralisé au
temps long, sur les rapports entre culture litté- sein duquel ils n’occupent qu’une place margi-
raire et culture pragmatique, sur le concept nale, sinon lors des élections, puisque leur
d’humanisme. principale fonction au sein de l’Église consiste
à désigner le pape. Dans le cas de Clément VI,
BENOÎT GRÉVIN plus encore, il s’agit de faire la part entre
légende dorée et légende noire entourant
1 - Ronald G. WITT, In the Footsteps of the le personnage dans l’historiographie, et de
Ancients: The Origins of Humanism from Lovato to s’affranchir des sources narratives présentant
Bruni, Leyde/Boston, Brill, 2000. les cardinaux tantôt comme des personnages
de second ordre, tantôt comme des factieux
capables de manipuler un pape également
Ralf Lützelschwab soupçonné d’être le jouet du roi de France.
Flectat cardinales ad velle suum ? C’est tout l’intérêt du livre de R. Lützelschwab
509 p.
la création de nouveaux cardinaux, ou de leur
Ce livre est une contribution importante à départ et retour de légation.
l’histoire de la papauté dite « d’Avignon », en Après une longue introduction composée
même temps qu’à l’histoire de la prédication d’une présentation de l’historiographie, de
au XIVe siècle, encore largement dans l’ombre la position des cardinaux sous le règne de
par rapport au XIIIe siècle. Issu d’une thèse de Clément VI puis du parcours de ce dernier,
doctorat, son organisation en porte l’empreinte, l’essentiel du livre consiste en une série
ce qui lui permet de conjoindre les qualités de d’explications de texte des principales colla-
l’essai à celles de l’instrument de travail. Ralf tions, regroupées selon les deux grandes thé-
Lützelschwab se propose d’éclairer les rap- matiques de la création et de la légation. Ce
ports entre le pape Clément VI (1342-1352) et dispositif qui pourrait sembler répétitif est
le Sacré Collège, formé des cardinaux, à un rendu nécessaire par la complexité de la docu-
tournant de l’histoire pontificale : installé à mentation utilisée : non seulement ces dis-
Avignon depuis quatre décennies, la papauté cours se plient à la rhétorique élaborée du
continue à poursuivre le rêve théocratique tout « sermon moderne », mais leur interprétation
en entamant en réalité une mue monarchique est obscurcie à nos yeux par la multiplicité des
qui conduit le pape à devenir, de plus en plus, registres littéraires mobilisés, de la Bible aux
un prince territorial parmi d’autres, et non auteurs scolastiques en passant par les clas-
plus le souverain spirituel et temporel de la siques latins et les Pères de l’Église, et par la
chrétienté. Dans ces temps troublés qui voient place tenue par des lieux communs. C’est donc
le début de la guerre de Cent Ans, le pape se grâce à une étude méticuleuse de la construc-
trouve dans une situation géopolitique diffi- tion, des métaphores, des emprunts et des cita-
cile le conduisant à agir en tant que médiateur tions que R. Lützelschwab parvient à rendre
du conflit entre France et Angleterre, en intelligible ces textes souvent considérés
même temps qu’il prolonge la lutte contre jusque-là comme stéréotypés et de peu d’inté-
l’empereur Louis de Bavière et qu’il tente de rêt. Il dévoile ainsi un horizon nouveau à la
reprendre pied en Italie. Au sein d’une Curie recherche sur la papauté médiévale, montrant
où l’administration pontificale est elle-même comment l’histoire culturelle, appuyée sur la
en pleine évolution, la place des cardinaux sus- philologie, peut renouveler le domaine de
cite dès lors l’interrogation, alors même qu’elle l’histoire politique, diplomatique et institu-
a été fort peu étudiée dans l’historiographie. tionnelle. 865
Le livre donne ainsi une analyse remar- 1 - Ralf LÜTZELSCHWAB et Jürgen DENDORFER
quable d’une parole politique et souveraine au (dir.), Geschichte des Kardinalats im Mittelalter, Stuttgart,
milieu du XIVe siècle, permettant de mieux Anton Hiersemann, 2011.
comprendre pourquoi Clément VI était consi-
déré comme le meilleur orateur de son
époque, exploitant toutes les ressources du Torsten Hiltmann
sermon scolastique au service de démonstra- Spätmittelalterliche Heroldskompendien.
tions nourries d’un nombre très important de Referenzen adeliger Wissenskultur in Zeiten
citations, mais conservant une clarté générale gesellschaftlichen Wandels (Frankreich und
et un souci rythmique et mélodique de nature Burgund, 15. Jahrhundert)
à séduire et convaincre son auditoire. Il montre Munich, Oldenbourg Verlag, 2011, 513 p.
aussi que cette parole, s’adressant à des cardi-
Si l’histoire de l’héraldique est désormais bien
naux dont la place, au sein de l’Église, était
couverte par des monographies, articles et
ambiguë, mettait en évidence une conception
autres études spécialisées, celle des hérauts
du pouvoir pontifical, de l’équilibre des rela-
d’armes l’est moins. Les rois d’armes, maré-
tions entre pontife et cardinaux et du rôle
chaux d’armes et poursuivants transmettaient,
l’exercice du héraut d’armes, avant d’établir dans un manuscrit) et que ce détail ne révèle
un état de la recherche pour constater que, pas une modification ultérieure, mais plutôt la
jusqu’alors, le caractère compilatoire de ces présence de textes mentionnés dans un autre
sources n’avait pas été saisi et qu’une véri- manuscrit et donc une pratique de copie en
table critique de cet ensemble manquait. La masse de ce genre de recueil. T. Hiltmann
deuxième partie a pour but de définir le cor- souligne également que l’intention initiale
pus, partant du cas le plus connu, le compen- d’un texte n’est pas automatiquement trans-
dium du héraut Sicile. La troisième partie mise sur ses copies, même lorsque les mots et
aborde la structure des compendia et leur trans- le contenu ne changent pas, et qu’il est donc
mission : T. Hiltmann distingue neuf compen- essentiel d’en étudier la réception.
dia qui nous ont été transmis à travers vingt- Cette force a son côté sombre. Le but de
quatre manuscrits et une édition, datant dans l’étude – présenter les compendia des hérauts
l’ensemble du XVe et du début du XVIe siècle. et les rendre accessibles – me semble quelque
Dans la quatrième partie, un choix raisonné de peu ambivalent. D’une part, l’analyse fine du
textes est analysé avec précision : deux textes livre de T. Hiltmann est bien plus qu’une pré-
directement liés à la fonction des hérauts (ori- sentation de sources mais, d’autre part, elle
ment, signification des couleurs, hiérarchie apprend des modifications du rôle social des
nobiliaire). Une cinquième partie résume hérauts ou de la société nobiliaire (il y fait
l’ensemble et conclut. seulement allusion dans la courte cinquième
Le sous-titre de l’étude annonce l’argu- partie) –, mais il convient de se réjouir que
mentation de T. Hiltmann : les compendia T. Hiltmann ait construit une base solide pour
contiennent moins un Handlungswissen (connais- d’autres études de la sorte.
sances directement applicables pour les actions Il reste que l’apparat critique n’est pas tou-
des hérauts) qu’un Referenzwissen (connaissances jours simple d’utilisation, ni assez explicatif.
secondaires concernant la compréhension de Un texte qui ne figure dans l’index que sous
la culture nobiliaire). Les compendia reflètent le nom de l’auteur Lefèvre de Saint-Rémy, le
donc surtout les signes et le cérémoniel d’un Traktat zu den Wappenminderungen, est réperto-
groupe social en perte de vitesse au Moyen rié dans la liste des plus importants compendia
Âge tardif : la noblesse. Les hérauts d’armes en tant que le Traktat des Toison d’Or zu den
représentent en quelque sorte cette transition, Wappenminderungen, sans mention de l’auteur
à la fois parce que leur fonction est essentielle- (qui fut, en effet, roi d’armes Toison d’Or entre
ment cérémonielle, et donc progressivement 1430 et 1468). En outre, dans un livre qui parle
coupée de la réalité sociale, mais aussi de par de compendia, donc de manuscrits contenant
leur origine sociale de plus en plus bourgeoise des ensembles de textes, il est surprenant de
qui s’éloigne donc du monde féodal et chevale- ne pas y trouver d’index ou de schéma des
resque. manuscrits cités.
Un des grands mérites du volume est que, L’étude de T. Hiltmann reste toutefois
tout en restant une étude véritablement histo- essentielle pour une meilleure compréhension
rique, il traite du manuscrit dans sa matérialité du monde nobiliaire, de ses cérémonies et de
pour le replacer dans son temps : genèse, la place des hérauts d’armes au Moyen Âge
contexte, fonction, diffusion, transmission. tardif. La naissance et le développement de
Grâce à cette attention, T. Hiltmann peut l’héraldique ont déjà été interprétés comme
noter que, dans un manuscrit actuellement la transposition d’un langage symbolique du
conservé au Vatican, la table ne correspond pas monde du sacré au monde de la noblesse 1.
au contenu (mention du traité de Jacques de Dans la même veine, ces compendia de hérauts
Valère finissant sur le mot « folio », apparem- occupent une place importante dans la « laïci-
ment pour pouvoir indiquer l’endroit exact sation » du livre qui accompagne l’insertion de 867
l’écrit dans les pratiques laïques. Les recueils fondamental de l’économie anglaise, qui ali-
de vies de saints et d’autres textes didactiques mente le commerce avec le continent. Elle a
en vernaculaire furent de plus en plus courants donc une importance singulière dans la com-
aux XIVe et XVe siècles et ces compendia s’ins- préhension de soi de l’Angleterre de la fin du
crivent dans ce mouvement. À côté de nom- XVIe et du début du XVIIe siècle. Il s’agit pour
breuses nouvelles traductions vernaculaires, l’auteure de montrer que ces aspects matériels
ces textes jouent donc un rôle dans l’éducation sont étroitement liés à l’idée abstraite de
d’une noblesse toujours plus lettrée. Avec nation, l’étoffe devenant un catalyseur du sen-
cette étude, les compendia des hérauts ont plei- timent d’appartenance à cette dernière.
nement acquis leur place dans un automne du L’ouvrage s’appuie sur l’analyse d’un
Moyen Âge où ils reflètent un monde nobi- corpus varié de textes édités entre 1575 et
liaire qui se replie sur lui-même, utilisant des 1615, et qui participent alors à la constitution
références et un système de signes propre dont de l’identité nationale anglaise : pastorales,
la clé est tenue par les hérauts d’armes. romans, textes de propagande, satires, textes
pour le théâtre et pour les spectacles urbains.
HANNO WIJSMAN Conçus selon les canons littéraires, ou en
Bas, en révolte contre l’Espagne durant la luxe qui se font au détriment de la production
guerre de Quatre-Vingts Ans, et du blocus drapière et de l’identité anglaises. Devenu un
d’Anvers. Ce déclin ne détrône cependant pas English Monsieur, le vaniteux à la mode fran-
la draperie dans l’imaginaire anglais, confortée çaise n’est plus identifiable dans son apparte-
par le boom drapier du milieu du XVIe siècle nance nationale, argumente une épigramme
qui fait dorénavant figure d’âge d’or pour des de Ben Jonson de 1616. La dernière partie du
Anglais nostalgiques. Dans le contexte de crise livre examine le discours véhiculé par le
qui est celui des années de publication des théâtre et les spectacles civiques londoniens
textes, les discours sur le drap anglais et sur son du premier quart du XVIIe siècle. Le premier
industrie cultivent sa réputation d’ancienneté, dénonce la corruption des marchands drapiers,
de qualité et de richesse pour le pays. Ils cata- agents du déclin de la manufacture et de son
lysent donc autour du drap une part de l’iden- commerce. Dans les rues de Londres, les spec-
tité nationale anglaise. tacles offerts par les drapiers aux nouveaux
La composition de l’ouvrage peut paraître dirigeants urbains en 1614 et 1615 critiquent
surprenante : son développement rassemble la politique royale de régulation sévère qui
en effet des chapitres qui sont des études de accroît la ruine de la draperie et appellent à la
tisserands dans le chapitre 2). De ce fait, l’ou- graphie concernant la littérature et l’histoire
vrage tient plus du rassemblement d’articles sociale et économique anglaises de la période
rédigés indépendamment au départ, deux étudiée. Néanmoins, le lecteur reste sur sa
d’entre eux ayant été déjà publiés auparavant. faim quant à la démonstration de l’articulation
Ce mode de publication est fréquent dans entre cette « culture of cloth » et la construc-
l’édition anglophone. Néanmoins, l’auteure le tion de l’« identité nationale » anglaise. Celle-
compense, d’une part, en dotant l’ouvrage ci aurait mérité d’être davantage précisée,
d’une solide introduction qui s’achève par une au moins dans l’intéressante introduction au
synthèse des résultats de ses travaux et, volume qui porte plus sur le contexte écono-
d’autre part, en articulant chacun des chapitres mique que sur le sens donné à ces deux
avec l’ensemble dans des paragraphes intro- notions qui titrent pourtant l’ouvrage. Enfin,
ductifs. même si l’objet d’étude de l’auteure est
Enfin, l’ouvrage est structuré autour de l’Angleterre, on peut regretter le manque de
trois sections. La première montre que la comparaisons avec d’autres espaces euro-
pastorale et le roman en prose populaire véhi- péens. La bibliographie de l’ouvrage est
culent, pour l’une, des sentiments de protesta- uniquement anglophone. Or les questions
tion sociale dans le contexte du mouvement d’identité – par exemple sur le point de la
contre les enclosures et, pour l’autre, un natio- confusion qu’entraînent les modes étrangères
nalisme populiste qui voit dans les travailleurs notamment – et de menaces sur l’économie
du textile des éléments vitaux pour la santé locale se posent, elles aussi, sur le vieux conti-
de la nation, auxquels le roi doit prêter nent. Si l’emblème du Naked Englyshman, tiré
l’oreille. La deuxième partie enquête sur les du livre d’Andrew Boorde (1562), qui illustre
sentiments subjectifs qu’inspire le commerce la couverture du livre, signifie que, dans son
du drap anglais. D’un côté, la littérature de obsession à suivre la mode, instable de nature,
propagande pour l’exploration et la colonisa- et à s’habiller selon les modes étrangères,
tion de l’Amérique argumente sur le fait que l’homme finit par rester nu et donc vulnérable
celles-ci feront revivre l’industrie drapière par dans son identité, ni l’emblème ni le discours
la promesse d’un nouveau débouché (civiliser qui l’accompagne ne sont à proprement parler
les « sauvages nus » par le vêtement). De « anglais ». Ils relèvent d’un poncif « européen »
l’autre, la prose satirique diabolise les impor- repéré au XVIe siècle en France, en Espagne,
tations de modes et de textiles étrangers de en Italie ou en Allemagne 2 , et témoignent 869
qu’en matière d’identité, les interrogations L’un des principaux intérêts de l’ouvrage
concernant les textiles et les vêtements sont est de montrer que bien avant le célèbre Malleus
loin d’être insulaires. maleficarum (1486), longtemps considéré
comme le point de départ théorique de la
ISABELLE PARESYS chasse aux sorcières, la pensée scolastique tar-
dive avait déjà amplement fixé les termes et
1 - Ann R. JONES et Peter STALLYBRASS, Renais- les enjeux du sujet. La volonté de remonter
sance Clothing and the Materials of Memory, Cam- « la filière française » (p. 13) du sabbat a mis
bridge, Cambridge University Press, 2000 ; Susan
M. Ostorero sur la piste de plusieurs théolo-
VINCENT, Dressing the Elite: Clothes in Early Modern
giens qui, chacun de leur côté et selon leur
England, Oxford/New York, Berg, 2003 ; Catherine
propre sensibilité, ont tenté, dans le courant des
RICHARDSON (éd.), Clothing Culture (1350-1650),
Aldershot/Burlington, Ashgate, 2004. années 1450-1460, de s’approprier et d’adapter
2 - Marie VIALLON (éd.), Paraître et se vêtir au ce nouveau fantasme répressif. Prenant acte
XVIe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’univer- de l’état récent des recherches sur la question,
sité de Saint-Étienne, 2006 ; Thomas LÜTTENBERG, l’auteur a volontairement porté son choix sur
« Der Nackte Mann mit Schere und Tuchballen. les textes les plus méconnus, à savoir le Tracta-
du discours savant sur la sorcellerie : au primat sa capacité à résister aux assauts des démons
de la description qui caractériserait la première ou, au contraire, à entrer en contact avec eux.
génération des textes sur le sabbat (1430-1440) Ces trois traités constituent ainsi le témoi-
succéderait celui de la persuasion par les gnage d’un puissant effort intellectuel pour
moyens les plus sophistiqués de la scolastique. intégrer la nouvelle sorcellerie aux schémas de
Les traités placés au centre de l’étude appar- pensée dominants. Les emprunts massifs aux
tiennent à cette seconde génération. autorités du passé, en particulier à Thomas
La deuxième partie s’attache précisément d’Aquin, n’empêchent pas une réelle inventi-
à présenter les textes retenus pour l’étude. vité conceptuelle quand il s’agit notamment
L’auteur renonce ainsi délibérément à étudier de démontrer la forte présence des démons
le discours démonologique en général pour dans le monde. À ce stade de la démonstration,
mieux se focaliser sur un nombre réduit de M. Ostorero excelle à rendre compte des nom-
traités qui retrouvent aussi, du même coup, breux et subtils déplacements qui s’opèrent au
leur véritable statut de texte, avec des auteurs fil du temps dans le discours sur la magie, la
bien identifiés et une histoire singulière. Car possession ou l’action des anges jusqu’à, par
ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage exemple, faire dévier la démonologie d’inspi-
droit canonique – jusqu’à sa rencontre, dans fait uniquement pour lui : « Ce livre a été écrit
le premier tiers du XVe siècle, avec la construc- pour un public d’étudiants en même temps
tion nouvelle du sabbat. Relativement discrète qu’il est destiné aux experts dans le domaine.
dans les premiers textes sur la nouvelle sorcel- Une de mes préoccupations est de soulever
lerie, la référence au vol magique passe alors certaines questions générales sur la manière
curieusement au premier plan dès lors qu’il dont nous devrions étudier la société politique
s’agit d’évaluer scientifiquement le sabbat selon anglaise du XVIIIe siècle 1. » J. Brewer a prati-
les critères de la démonologie savante. qué à plusieurs reprises ce double registre si
Au final, Le diable au sabbat se révèle une important en politique – s’adressant, si on peut
étude passionnante de ce moment décisif, situé extrapoler, et à l’individu et à la collectivité –
entre 1440 et 1460, où une culture savante afin de convier un large public à ses travaux.
cesse de penser comme elle l’avait fait jusque- Tout comme un autre livre de J. Brewer qui
là pour se mettre à penser autrement. Le déca- lui ressemble, Sentimental Murder: Love and
lage épistémologique est parfois infime, mais Madness in the Eighteenth Century (2004), The
ses conséquences peuvent être considérables, Devil in Disguise commence avec un crime – la
jusqu’à repousser les limites du réel comme dans noyade, en apparence un suicide, d’une jeune
et avant tout comme le résultat d’un prodigieux dans la presse et dans les domaines littéraires
travail intellectuel d’adaptation et d’invention et médico-scientifiques.
que cet ouvrage s’attache à dévoiler avec beau- L’étude de M. Knights trouve dans la forme
coup de finesse et d’érudition. Par l’ampleur de contradictoire du procès un dispositif idéal pour
ses vues et la précision de ses analyses, Le diable aborder une période d’affrontements confes-
au sabbat constitue un ouvrage majeur sur le sionnels et politiques tranchants. Le livre est
sujet. Il vaut aussi comme une invitation à sor- organisé autour d’une série de « cas » plus ou
tir l’histoire de la sorcellerie du « pathologique » moins connexes, le fil rouge étant la vie d’une
dans lequel elle est encore trop souvent confi- famille whig importante de Hertfordshire, les
née (au titre des « superstitions » ou des égare- Cowper. Cependant, tous ces cas ne deviennent
ments de la Renaissance) pour l’inscrire au cœur pas objets de procès, pas plus que le propos
d’une histoire qui est davantage celle de la ne se réduit à la microhistoire d’une petite
vérité, de la science et des pouvoirs qui l’accom- ville à une trentaine de kilomètres au nord
pagnent inévitablement. de Londres. Après avoir décrit la défense de
Spencer Cowper, l’assassin présumé de la
quakeresse, M. Knights examine les rivalités
FRANCK MERCIER
politiques entre les grandes familles whig ou
tory à Hertford. C’est ensuite la situation des
quakers, et un procès intenté précédemment
Mark Knights à leur égard, qui permet à l’historien de mettre
The Devil in Disguise: Deception, Delusion, en relief les particularités de la vie sentimen-
and Fanaticism in the Early English tale dans cette communauté en principe proche
Enlightenment des whigs. L’auteur se penche aussi sur le jour-
Oxford, Oxford University Press, 2011, nal intime de Sarah Cowper, la mère de Spencer
279 p. et 35 ill. et de William, un futur Lord chancelier. Ce
journal est lu comme un document sur les
En 1976, l’historien anglais John Brewer a infortunes du mariage en général, et en parti-
publié une version fortement remaniée de sa culier celui avec Sir William Cowper, un whig
thèse sous le titre Party Ideology and Popular influent qui, au grand dam de son épouse, vit
Politics at the Accession of George III. Une préface encore dans un monde patriarcal. À cela s’ajoute
872 informait le lecteur que ce travail n’était pas la découverte de la polygamie pratiquée par
William fils et les échos donnés à celle-ci dans langage moderne (on peut parfois regretter ces
la presse et la littérature de l’époque. Le cas ajustements, par exemple quand les Cowper
strictement juridique reprend ses droits dans deviennent « une famille d’égoïstes qui dys-
les derniers chapitres qui abordent deux pro- fonctionne », p. 241). Mais, si une liste des per-
cès clés du XVIIIe siècle britannique : en 1711, sonnages au début du livre invite à penser que
le procès londonien instruit par un gouverne- nous allons lire un récit dramatique, un glos-
ment whig (et qui mobilise Spencer et William saire, une chronologie et des illustrations très
Cowper) contre le pasteur Henry Sacheverell variées montrent que cette histoire se sert de
à la suite de son prêche contre les principes de tous les moyens à sa disposition. En termes
la révolution de 1688 et le procès contre Jane de méthode et de contenu, la tâche est plus
Wenham pour sorcellerie, à Hertford, en 1712. rude : il faut réarmer l’histoire en montrant
Cette femme allait devenir la protégée des combien il peut être utile de penser au présent
Cowper mais sa place dans le récit est essen- en étudiant le passé. La méthode casuistique
tiellement justifiée par le fait qu’après son aide à toucher un lectorat peu sensible aux
acquittement, plus aucun procès ne sera tenu charmes des grands récits. Se servant d’une
en Angleterre contre la sorcellerie. métaphore théâtrale, M. Knights propose de
« J’ai voulu expliquer pourquoi la période [la vision générale de l’époque. Cette méthode
fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle] est laisse entendre aussi (par le biais de cette image
importante et vivante, et donne à penser, afin où le public entoure la scène) que tous les
de persuader les étudiants et un lectorat plus spectateurs pourront faire valoir leur perspec-
général que la période est intéressante et mérite tive sur les sujets. C’est au moins un encoura-
d’être étudiée » (p. v). Si J. Brewer pouvait gement.
compter sur l’engagement politique de nom- Ainsi, des années après la « crise générale »
breux lecteurs et sur la pertinence évidente du du XVIIe siècle, crise politique et sociologique
XVIIIe siècle et des questions de représenta- qu’on associe aux noms d’Eric Hobsbawm et
tion, il n’en est rien pour M. Knights. En 1976, Hugh Trevor-Roper 2, M. Knights avance l’idée
le premier se demandait par quelle manière d’une « révolution culturelle » ou d’une « crise
(how) exposer son sujet alors qu’en 2011, le morale [...] générale » qui aurait eu lieu en
second est obligé d’expliquer pourquoi (why) Angleterre au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles
il voudrait le faire. Pour ce professeur d’his- (p. v et 98). Cette crise s’exprime par maints
toire à l’université de Warwick et grand spécia- phénomènes plus ou moins négatifs : les pres-
liste de l’histoire parlementaire, la culture et sions sur l’institution du mariage, la recru-
la pratique du passé sont menacées, y compris descence des suicides, la crise provoquée dans
à l’université. Nous sommes nombreux à l’Église officielle par la tolérance religieuse,
reconnaître ce défi. l’incroyance et la crainte des fanatismes ;
The Devil in Disguise assume très discrète- l’extension des domaines où la science natu-
ment la tâche de recréer une sorte de lettrisme relle devient interlocutrice et même autorité ;
public qui « parlera » à des jeunes gens sou- les prémices d’un « tournant visuel » (p. 172),
cieux de comprendre la vie contemporaine. l’essor du journalisme et de l’opinion publique,
Du point de vue formel, cette mission à mi- et l’émergence de l’individu. Qui plus est,
chemin entre pédagogie et démocratie est rela- pour M. Knights, la culture anglaise est remo-
tivement aisée. M. Knights présente le résultat delée en profondeur par le transfert du « mal »
de ses recherches dans un style simple et direct, hors de la sphère confessionnelle ; les agisse-
un plain style moderne, pour les étudiants qui ments du diable sont naturalisés et relèvent
gagnent toujours à ce qu’on leur rappelle les désormais des prérogatives du politique, de la
informations fondamentales sur la période ou science et du débat public. La densité de tous
qu’on traduise la réalité de la période dans le ces phénomènes dans la vie des Cowper de 873
britanniques (bien que tant de thèmes abordés tissée de références scripturaires, les documents
par M. Knights anticipent la carrière de David fondateurs du monastère pieusement conser-
Hume), ni les Lumières provinciales. D’après vés depuis le XVIIe siècle.
le récit de M. Knights, la modernité anglaise Situé au nord-ouest de l’Éthiopie dans la
aurait pu être l’occasion d’une grande et contrai- région du lac T ø ana – où, depuis la seconde
gnante réforme des mœurs, tant les signes moitié du XVIe siècle, les rois des rois préfèrent
d’une corruption sociale furent manifestes. établir leur résidence pour mieux se prémunir
Mais la société fut sans doute trop divisée pour de la double menace, à l’est et au sud, des
y parvenir, trop empêtrée dans une « guerre royaumes musulmans et des pasteurs oromo –,
civile culturelle » (p. 111). Ainsi, ce fut par le le monastère de Qoma occupe le cœur d’un
biais de compromis, d’arrangements et, en fin vaste domaine – une paroisse de quarante-quatre
de compte, d’un rapprochement mimétique églises tributaires – protégé du monde exté-
des opposants whig et tory – serait-ce ce qu’on rieur par ses frontières naturelles et ses limites
appelle la politesse ? – que la paix sociale a légales, statut particulier que résume une for-
été assurée. C’est ce qui explique, dans cette mule coutumière : « aux confins, le feu, au
période, la circulation d’insultes si absolues, centre, le paradis ». Le centre en est précisé-
chacun pouvant accuser l’autre d’incarner le ment l’église de Qoma, peut-être l’une des plus
diable, le fanatique, l’injurieux ou l’impie, tant anciennes du pays à avoir été bâtie selon un plan
« les deux parties se modelaient mutuellement » circulaire et dont le saint des saints (mäqdäs),
(p. 46). C’est dans ce sens aussi que M. Knights orné sur ses quatre faces d’une iconographie
écrit de l’histoire pour tous. savante, abrite la traditionnelle pierre d’autel
consacrée (tabot), ainsi que la dépouille de la
ROBERT MANKIN fondatrice élevée au rang de relique, que l’on
sort une fois l’an pour la fête commémorative
1 - John BREWER, Party Ideology and Popular de la (sainte) reine. L’accès à l’église se faisait
Politics at the Accession of George III, Cambridge, autrefois par la « maison des objets » (eqabét),
Cambridge University Press, 1976, p. VII-IX. le principal bâtiment de l’enceinte où sont
2 - Voir, par exemple, l’anthologie préparée par déposés les manuscrits, bannières et objets
Trevor ASTON (éd.), Crisis in Europe, 1560-1660, liturgiques qui constituent le trésor de l’église et,
874 New York, Basic Books, 1965. dans la sacristie qui occupe le rez-de-chaussée,
les livres liturgiques les plus usuels qui servent donnèrent naissance à la paroisse : dans un pre-
également de registres d’archives. mier temps, des actes de fondation en waqf,
L’histoire que raconte cette véritable sainte établis en arabe par le métropolite Marqos à la
chapelle d’Éthiopie, à travers le programme manière d’une fondation pieuse perpétuelle
iconographique original qui orne son mäqdäs et de droit islamique, indice de l’entre-deux poli-
les documents d’archives copiés dans les pages tique et juridique où se trouvait le monastère
blanches des livres liturgiques offerts par sa en 1641 ; dans un second temps, des actes de
fondatrice, est celle d’une entreprise audacieuse donation foncière (gult) et de fondation, dres-
menée par la reine Wäld Śä’ala au cours d’une sés une dizaine d’années plus tard en ge’ez par
période troublée de l’histoire du royaume : son successeur, le métropolite Mika’él, appelé
l’établissement, en 1618, d’un monastère d’Alexandrie par le roi Fasilädäs pour rétablir
fidèle à l’orthodoxie du siège d’Alexandrie la foi orthodoxe et l’autorité royale sur l’Église
représenté à la tête de l’Église d’Éthiopie par d’Éthiopie. C’est là que furent copiées égale-
un métropolite égyptien, quand son époux le ment la liste des objets liturgiques et celle
roi Susneyos (1607-1632) faisait le choix, en des manuscrits donnés par la fondatrice à son
de son fils cadet Gälawdéwos, alors que l’aîné précis dans la vie économique et religieuse de
Fasilädäs (1632-1667) avait succédé à leur père, la communauté. Cette liste de noms est non
chassé les jésuites et rétabli la foi orthodoxe ; seulement au principe de la répartition ori-
enfin, le compromis passé entre la reine mère ginelle des terres de la paroisse, mais aussi
et son fils aîné après l’élimination du cadet à au fondement des droits et des devoirs des
la fin des années 1640, de manière à garantir la descendants des 318 « savants », qui n’ont cessé
pérennité de sa fondation et que traduit, dans d’habiter et de faire vivre le monastère depuis
la liturgie et la mémoire du monastère, la substi- le XVIIe siècle. La tradition orale de Qoma ne
tution de sa dédicace de saint Gälawdéwos à s’y est pas trompée, qui entretient fidèlement
saint Fasilädäs, les martyrs d’Antioche, Claude la mémoire des premiers membres de la com-
et Basilide, dont les princes portaient le nom. munauté tout en réajustant en permanence le
Ainsi une page cruciale de l’histoire du royaume compromis social établi par cet acte fondateur
chrétien d’Éthiopie, mal documentée par entre leurs descendants.
l’historiographie royale, peut-elle être subtile- Ainsi, au-delà de ses apports à la connais-
ment revisitée à la lumière des repentirs, des sance positive d’une période mal connue de
silences et des grattages qui, en un demi-siècle, l’histoire éthiopienne, le livre d’A. Wion met en
ont modifié la lecture et l’interprétation des pleine lumière le rapport intriguant qu’entre-
documents fondateurs du monastère de Qoma tiennent la mémoire et l’écrit dans un univers
Gälawdéwos, devenu Qoma Fasilädäs. intellectuel et visuel saturé de références scrip-
C’est bien là, dans les pages blanches des turaires. Nul doute que la tradition orale vieillis-
livres liturgiques encore en usage au monas- sante de la paroisse aura trouvé dans son travail
tère – le synaxaire, dont chaque fête est l’occa- la matière d’une nouvelle exégèse de ses ori-
sion de commémorer les noms de la reine et gines. Depuis son passage à Qoma, en effet,
de son fils victorieux, et plus encore les deux la transcription des entretiens de l’historienne
manuscrits des Miracles de Marie offerts par la avec les représentants de la communauté, épais
fondatrice –, que réside le trésor mémoriel de dossier donné en annexe du livre, a rejoint dans
Qoma. C’est là que fut copiée la généalogie la « maison des objets » les archives constituées
de la reine dont le monastère devait entretenir par la reine il y a près de quatre siècles.
la mémoire. Là que furent copiés les documents
légaux attestant des donations foncières qui JULIEN LOISEAU 875
jusque dans les années 1630 – Le Berger extra- présentation se voulant tempérée, distanciée,
vagant de Charles Sorel pouvant en apparaître de questions sociopolitiques », distance « en
comme le « tombeau ». soi politique, quel que fût son rapport à la
Son étude relève donc pour l’essentiel de centralité du pouvoir » (p. 314). La littérature
l’histoire littéraire du premier XVIII e siècle, pastorale se révèle en effet liée à des milieux
longtemps occulté par le Grand Siècle, mais excentrés (sans quoi ils ne pourraient d’ailleurs
largement réhabilité par l’historiographie des se rallier au pouvoir central, comme le fit Urfé),
cent dernières années : l’invention de « l’huma- ceux par exemple des cours de Savoie ou de
nisme dévot » par l’abbé Bremond (1916), dont Chantilly ; milieux proches des « catholiques
la grande figure est François de Sales ; celle du zélés », héritiers de la Ligue convertis à la
« libertinage érudit » par René Pintard, en une « dévotion civile » salésienne, mais « liber-
grande thèse (1943) dont l’influence sera déter- tins » du point de vue qui va s’imposer avec
minante après-guerre ; celle du « baroque » Richelieu du « catholicisme d’État ». La der-
avec Jean Rousset, dans les années 1950 ; la nière partie du livre explore ainsi un « moment
vaste enquête de Marc Fumaroli sur la « civili- libertin » dont l’étude a été profondément
sation littéraire » de l’Europe de la première renouvelée ces dernières années, notamment
modernité (1980), son unité de principe (la par les travaux de Jean-Pierre Cavaillé. Mais
rhétorique, sa place dans la culture juridique la dette la plus sensible est envers C. Jouhaud,
et gallicane, sa fécondité dans l’accommoda- dont l’auteure retrouve la notion d’« actions
tion de l’héritage antique par les pédagogues d’écriture » et, surtout, la perception d’un
jésuites) et, en un contexte encore largement paradoxe au cœur de ce premier XVIIe siècle :
irrigué par le latin, l’émulation entre les comme l’écrit C. Jouhaud à propos de l’un
nations avec, pour la France, la création de des acteurs des mazarinades, Claude Dubosc-
l’Académie ; plus récemment la découverte Montandré, il existe « un lien très solide entre
d’un « théâtre de la cruauté » français, quasi conscience (et revendication) d’une identité
contemporain de l’élisabéthain. Le quatrième d’auteur et affirmation de l’appartenance à
centenaire du début de la publication de l’Astrée un réseau clientélaire dans une position de
a donné l’occasion d’un important travail d’édi- loyauté 2 ». La naissance de l’écrivain doit se
tion 1, l’histoire éditoriale de l’ouvrage étant décrire par conséquent en termes moins d’auto-
d’une rare complexité et son intertexte d’une nomisation que de distanciation, soit un jeu
876 redoutable richesse. complexe d’engagement/dégagement.
Dans une telle perspective, l’approche ne matique éternelle sous les circonstances chan-
saurait être strictement générique : la « distance geantes » ; c’est l’émergence au contraire très
pastorale » déborde le roman. Une première datée, très circonstanciée, d’une forme (la pas-
partie est ainsi consacrée à une sorte d’archéo- torale) et, à travers elle, non la conscience de
logie du thème, depuis le petit traité de Jean soi de la poésie, mais celle de l’écrivain, être
de Brie, Le bon berger (écrit vers 1379, plusieurs social, et la « conscience historique » (p. 13)
fois édité durant la Renaissance), jusqu’aux elle-même, à l’œuvre aussi bien dans son
œuvres, surtout des poèmes, du temps des propre travail que, par exemple, dans l’écriture
« troubles de Religion » ; elle se projette aussi de l’Astrée.
brièvement à la fin du XVIIe siècle, lors de ce
qui semble un processus d’éloignement dans FRANÇOIS TRÉMOLIÈRES
la « fable » – l’allusion au Télémaque de Fénelon
fait regretter de ne pas avoir poussé au-delà 3 – 1 - Honoré d’URFÉ, L’Astrée. Première partie,
jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, puis à l’imagi- éd. critique établie sous la direction de D. Denis,
naire révolutionnaire (et pas seulement « curial ») Paris, Honoré Champion, 2011 ; Deuxième partie, à
des « bergeries ». Mais ce qui fait l’unité de paraître en 2013 ; en ligne sur http://www.astree.
publique », ce lien héroïque entre lecture et ment de la question dans un monde arabo-
sens critique a, depuis, été mis en cause. Il musulman longtemps réticent au dévelop-
mérite d’être complètement dénoué pour pou- pement des presses. Quoique tributaire d’une
voir questionner, à rebours, les modalités historiographie encore insuffisante, ce décloi-
d’expression du débat d’opinions dans les popu- sonnement est fécond et pourrait sans doute
lations actuelles de « faibles lecteurs » : celles être élargi à des espaces sous influence occiden-
dans lesquelles la Contre-Réforme aurait dura- tale et longtemps sans imprimerie, comme le
blement et efficacement altéré le rapport au Canada français.
livre (Italie), comme celles où l’imprimerie a Dans cette représentation canonique que le
connu un développement tardif (monde arabo- XVIIIe siècle reprend en la laïcisant, la censure
musulman). La démonstration croise les apports constitue une entrave posée à l’expression poli-
d’une bibliographie quadrilingue, qui permet tique, morale ou religieuse. Là encore, le travail
une contextualisation chronologique et géo- de recontextualisation permet d’éviter les
graphique large des phénomènes envisagés, et écueils d’une interprétation réductrice. La cen-
des éclairages originaux issus des précédents sure, c’est-à-dire stricto sensu la procédure de
travaux de l’auteur, où l’histoire des concepts révision des textes avant impression, s’inscrit
d’éditions inconnues, notamment parmi les du jeune Lucas Cop, sévèrement puni à Genève
ouvrages dont les chances de conservation pour ses mauvaises lectures, en 1570. Ainsi
étaient les plus faibles (les petits livres pra- préparé à percevoir l’ambivalence du rôle joué
tiques, les pamphlets, etc.), et, ce faisant, il par le livre, on découvre ensuite les diverses
modifie notre perception du rôle culturel réel- façons dont celui-ci a irrigué la vie sociale et
lement joué par le livre. culturelle de la Renaissance.
Ces informations sont utiles, même si La succession des parties fait avancer dans
A. Pettegree ne les donne complètement que le temps : après celui des incunables, l’ouvrage
dans les quatre pages qui servent de conclu- aborde la première moitié du XVIe siècle, mar-
sion. Cette façon d’attendre la fin pour livrer quée par la pleine révélation des pouvoirs spé-
une clef importante est bien dans le style de cifiques du nouveau média qui a enfin trouvé
l’ouvrage. S’adressant à un public plus large un modèle économique viable, et les deux
que celui d’une histoire savante du livre (sans dernières parties portent principalement sur la
pourtant exclure ce dernier), l’auteur utilise dernière période de la Renaissance. La division
une pédagogie efficace qui évite aussi bien la en chapitres est cependant plus significative
lourdeur du manuel scolaire (avec sa démarche car elle permet d’explorer différents dossiers.
Disparue, cette pièce est pourtant depuis une éditeurs du « Folio de 1623 », première compi-
quinzaine d’années l’objet non seulement de lation des pièces attribuées à Shakespeare. La
travaux d’érudition importants, mais surtout collaboration entre Shakespeare et Fletcher
de nombreuses expérimentations théâtrales est par ailleurs attestée pour au moins deux
sur les scènes américaines et anglaises. En épi- pièces.
logue, R. Chartier a choisi de révéler l’attention L’historien ne s’attarde pas sur l’irrémé-
soutenue, voire la fascination, que cette énigme diable perte et reconstruit alors l’histoire des
irrésolue entretient encore aujourd’hui. Le cas adaptations théâtrales de cette nouvelle diffu-
est remarquable, il est vrai, par les noms des sée très rapidement en Europe. Don Quichotte,
deux monstres de la littérature qu’il expose, dont la fortune fut rapide et exceptionnelle,
mais l’auteur souligne que son exemplarité a en effet fonctionné comme un réservoir
tient à sa représentativité : 60 % des pièces d’histoires pour le théâtre. R. Chartier suit
de théâtre jouées en Angleterre aux XVIe et deux pistes qui l’emmènent en Espagne, où
XVIIe siècles seraient perdues. est jouée entre 1605 et 1608 une comedia du
La première mention, datée du 9 juillet dramaturge Guillén de Castro, qui met en scène
1613, se trouve dans un registre de comptes don Quichotte et Cardenio, et en France, où
sentation d’une pièce « called Cardenna », devant la Manche, attribuée sans certitude à Guyon
l’ambassadeur du duc de Savoie à Londres. Guérin de Bouscal, fut représentée.
Cardenio est l’un des personnages du Don Quittant ces fausses pistes, R. Chartier
Quichotte de la Manche de Cervantès, paru à revient au fil principal de son enquête sur la
Madrid en 1605. En 1612, la traduction de pièce perdue pour exposer l’épisode majeur
Thomas Shelton du chef-d’œuvre de la litté- de cette complexe histoire textuelle. En 1727,
rature espagnole venait d’être publiée en le Théâtre royal donne la représentation de
Angleterre. L’histoire du chevalier, de ses Double Falsehood, une adaption de Cardenio par
folies et de ses compagnons, était néanmoins Lewis Theobald. Ce dernier, connu comme
connue depuis plusieurs années. Histoire dans l’un des premiers éditeurs des œuvres de
l’histoire des exploits du chevalier errant, la Shakespeare, prétend posséder un manuscrit
nouvelle, qui narre les aventures et les amours du Cardenio datant du XVIIe siècle. La présen-
contrariées du malheureux Cardenio, est insé- tation de cette pièce comme une relique
rée dans la première partie du récit principal et shakespearienne sauvée de l’oubli participe
met en intrigue les amours croisés entre quatre de l’entreprise de monumentalisation de
jeunes gens. Les passions de Cardenio offraient Shakespeare en tant que poète national et de
une belle matière pour le théâtre. la canonisation d’un répertoire. Quant aux per-
La seconde trace de la pièce disparue appa- sonnages de Cervantès, ils étaient connus et
raît quarante ans plus tard, en 1653. Parmi la présents à la mémoire des lecteurs et specta-
liste des pièces du libraire Humphrey Moseley teurs à travers les estampes et gravures illus-
pour lesquelles il possède un exclusif right in trant les éditions imprimées anglaises de Don
copy, enregistré par la Stationers’ Company, Quichotte. L’authenticité shakespearienne du
communauté des libraires et imprimeurs texte de Theobald a rapidement été contestée
londoniens, un titre : The History of Cardenio, by au cours du XVIIIe siècle. À quoi ont assisté les
M. Fletcher. & Shakespeare. Rien de plus sur spectateurs du Théâtre royal le 13 décembre
cette pièce fantôme, co-écrite semble-t-il. 1727 ? R. Chartier, en un dernier chapitre,
L’écriture théâtrale à plusieurs mains était une s’interroge sur le degré de mystification du
pratique courante. R. Chartier rappelle cepen- projet de Theobald et sur la controverse qui
dant comment la pratique collective du théâtre s’ensuit.
élisabéthain fut effacée par la construction de Au terme de l’épilogue, l’historien, sortant
882 la fiction de l’auteur singulier, effectuée par les du mode du récit, lève le voile sur les enjeux
de son enquête et la portée de son analyse : la création, en amont de sa mise à l’écrit. Il reste
propriété littéraire. Celle-ci s’organise autour à examiner avec précision les processus de réa-
de trois notions, que R. Chartier distingue : justement qui se mettent en place au moment
l’individualisation de l’écriture, l’originalité même du travail de création et de répétitions
des œuvres et la canonisation de l’auteur. Cette d’une compagnie théâtrale. Un texte de théâtre
définition de la propriété littéraire se parfait à est, par exemple, écrit en plusieurs versions
la fin du XVIIIe siècle (p. 282). La controverse selon les capacités et compétences humaines
sur l’authenticité du Double Falsehood y a parti- et techniques du groupe d’acteurs qui va le
cipé. On comprend alors que l’une des vues jouer. Le texte autorisé est donc multiple,
principales de l’ouvrage était d’offrir une date avant même le réemploi et la réécriture. Sur
de naissance à la fonction-auteur de Michel cette question, la discussion devra s’ouvrir.
Foucault 1 , que R. Chartier circonscrit à la
construction de l’auteur singulier, propriétaire MARIE BOUHAÏK-GIRONÈS
et responsable d’une œuvre sienne et origi-
nale. Il semble pourtant que le paradigme fou- 1 - Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un
caldien entendait couvrir une fonction-auteur auteur ? », Bulletin bibliographique de philosophie,
Baudelaire (« Ô juste, subtil et puissant ment de porter un masque, ils se sont délibé-
opium ! », p. 144). En une singulière écono- rément composé un personnage pour mieux
mie de notes de bas de page – on y trouve démasquer le mensonge, jeter les masques
déjà presque une forme essayiste –, l’auteur – un geste auquel J. Starobinski avait voulu,
brosse l’histoire de la description médicale de dans sa jeunesse, consacrer une étude initiale
la mélancolie, de ses diagnostics et médi- suscitée par l’affirmation d’idéologies totali-
cations. Attachée aux humeurs et à la bile taires et par l’engagement de certains écrivains
noire comme cause et conséquence jusqu’au dans la Résistance. Ce regard phénoméno-
XVIIIe siècle, puis aux nerfs à partir du milieu logique, l’auteur le pose aussi sur la relation
du XVIIIe siècle, elle est identifiée au début du entre l’artiste et le médecin – ainsi sur le méde-
XIXe siècle à une idée fixe et un tempérament, cin de Vincent Van Gogh, Paul Ferdinand
reliée au voyage et à l’exil, et devient un objet Gachet, lui-même peintre et graveur anxieux,
d’expérimentation. Vers 1900, à la veille du que Van Gogh considérait comme son double.
développement de la psychanalyse freudienne, Ce regard ne réduit pas la littérature à une glose
les médecins renoncent à administrer un trai- pathologique – Baudelaire, auquel J. Starobinski
tement causal et hésitent fortement à parler consacre près de quatre-vingts pages, « anticipe »
remède dans le travail et dans la création artis- sum de René Descartes, et, plus récemment,
tique. La mélancolie, chez Charles d’Orléans, les Sources of the Self de Charles Taylor 1, qui
est donc transmutée en « ancre d’estude » et fait une part belle au boom autobiographique,
« l’impuissance d’écrire est surmontée dans aux pratiques de soi et à la quête d’« authenti-
l’œuvre même qui la déclare » (p. 621-622). cité » dans l’Angleterre puritaine du XVIIe siècle.
L’écriture, néanmoins, nous dit F. Vidal, ne Sur cette base, il s’agit, pour les auteurs, de
délivre pas de l’inquiétude tant qu’elle ne ren- réfléchir sur la transition cruciale entre, d’une
contre pas l’écoute qui définit la critique litté- part, les nouveaux modes d’individualisation
raire et où s’enracine le lien entre le médecin et, d’autre part, les nouveaux chemins d’explo-
et son patient. « Dans la situation extrême que ration des identités et de construction des
la mélancolie incarne, le critique découvre une subjectivités, cela en « situation », c’est-à-dire
virtualité qui l’incite à agir contre la force de à l’étude des contextes sociaux et des artefacts
l’inertie mélancolique », son regard engage un qui permettent d’accéder aux expressions
mouvement, une relation propre à « donner à multiformes du « moi » : images, mots, sculp-
autrui la possibilité et les ressources de la réci- tures, cartes... Pour convaincre pleinement de
procité » (p. 639) – apte à faire en sorte que la la modernité spatiale, il n’aurait pas été inutile
ingénierie) ; enfin, les cadres du contrôle éta- XVIIIe siècles, des Essais de Michel de Montaigne
tique à l’âge de la police des populations si à l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Dans cette
bien mis en valeur par Michel Foucault 3. Les optique, on lira avec intérêt l’étude des lettres
différents contributeurs partagent le sentiment de Jean Calvin que Lee Palmer Wandel met en
que ces règles et pratiques nouvelles sont affaire regard de la cartographie de Gerardus Mercator,
de cadres : lieux physiques (studiolo, cabinet avec une confrontation entre la thématique de
d’étude, café, club, scène, paysage), représen- l’exil intérieur et la nouvelle représentation
tations spatiales (cartes, descriptions orales ou géométrique et abstraite de l’espace extérieur ;
écrites), mais aussi « lieux » de la rhétorique à l’inverse, Christopher Wild insiste sur la
(topoï poétiques ou « lieux théologiques »). Ainsi, liberté spirituelle offerte par le voyage dans le
à partir de l’étude des clubs londoniens du temps et l’espace qu’offrent les cartes abstraites
XVIIIe siècle, tel le célèbre Witehagamot, David des nouveaux géographes et cosmographes.
Shields montre comment se forge l’excentri- La troisième partie, fort peu fournie, est
cité commune au milieu de la lecture et du pour l’essentiel consacrée à l’ailleurs et à l’entre-
débat, générée par la sociabilité de lieux à mi deux. Dans une approche d’ensemble sur la
chemin entre le café, la librairie et le forum, où modernité culturelle d’une Europe en expan-
nobiliaire dans la poésie française) et Frédéric en situation de rencontre avec des catégories
Gabriel (sur la construction du self puritain) exogènes, l’espace et le « moi » de la culture
montrent quelle science de l’écart offrent les européenne n’étant pas des catégories aisé-
pratiques de l’écrit savant dans la construction ment transposables. Ainsi, Robert Batchelor,
d’une topique de la liberté, du loisir, de l’indé- avec l’étude de la notion de jian qui permet à
pendance, ou, inversement, dans le déni de soi la culture chinoise de décrire une place dans
pour faire place à l’Autre divin, instance finale l’espace sous la forme d’un « entre-deux », suit
de soi. l’entreprise de Matteo Ricci dans sa traduction
Le second axe de réflexion tourne autour en mandarin de la « ligne » d’Euclide. Pour
des « perméabilités » du « moi » qui n’est jamais autant, aucune contribution du volume n’aborde
que la résultante des règles et des pratiques la question du « moi » en situation interculturelle
sociales, « je » étant un « autre », comme disait alors que l’on sait, depuis les beaux travaux de
Arthur Rimbaud. À l’étude de dossiers divers, Vincent Descombes 4, que la subjectivité est
et qui pourraient se multiplier à plaisir (traités d’abord une affaire de langage, un acte d’appro-
des passions, autobiographies puritaines, récits priation de la langue, une convention gramma-
d’exil, rêves, ruines de la mélancolie dans la ticale, une question structurellement liée au
poésie baroque allemande), il s’agit de montrer déterminant linguistique.
comment la cohérence biographique – l’iden- Dans un ouvrage amené à consacrer une
tité moderne étant définie comme le passage place de choix aux questions du « moi » entre
de la conformité (être identique à) à la conti- hétéronomie et autonomie, dans un univers
nuité de soi-même –, la profondeur psycho- culturel marqué par l’affrontement de chré-
logique, l’individualité et l’« authenticité » du tientés plurielles, par la remise en cause iden-
« moi » sont des constructions en situation, des titaire face à des mondes nouveaux et à des
réactions à un « extérieur » socioculturel qu’on logiques anthropo-sociales singulières et par la
peut qualifier, comme le font les éditeurs du tentation de constructions communautaires
volume, en termes d’« impacts », d’« invasion » sinon sans Dieu tout du moins à bonne dis-
ou de « colonisation », mais dont on peut dire tance de Dieu, on est étonné de la faible place
plus sobrement qu’ils sont des formes d’appren- réservée à l’équation chrétienne de l’espace et
tissage – une question au cœur des réflexions du « moi ». La matrice trinitaire (trois « per-
sur la socialisation de l’être humain à l’âge de sonnes » d’une même substance) oblige à pen-
886 la modernité européenne aux XVI e , XVII e et ser le fidèle chrétien comme un « être dans »,
comme le suggère l’Évangile de Jean (14,11) : le caractère factice de l’assemblage des autres
« Je suis dans le Père, et le Père est dans moi. » communications autour de thèmes plus lâches
D’où la conception chrétienne de l’apparte- (successivement : secret de famille, solitudes et
nance en termes de contenants, qui fait dire à solidarités, secret des corps, ordres et désordres
saint Augustin que « nous sommes en Dieu, et de soi, la religion, l’événement).
que Dieu habite en nous ». Dès lors, comme La présentation des recherches sur les
le montre très bien F. Gabriel, la question de livres de raison en Europe offre un panorama
la modernité (en l’espèce la modernité extré- passionnant des démarches suivies chez nos
miste rêvée par les puritains qui dénient toute principaux voisins ; on y adjoindra le rappel
propriété sur soi pour mieux affirmer la pro- inaugural par Pascal Even de l’inventaire des
motion du moi en Dieu) revient à penser le livres de raison dans les archives départemen-
problème du corps d’appartenance : du corps tales françaises en 1954. Les études sur l’écri-
mystique de l’Église à un corps civil non moins ture personnelle prennent leur essor il y a une
mystérieux puisqu’il est investi des pouvoirs vingtaine d’années en Espagne (Antonio Castillo
transformateurs de la substance communau- Gómez) comme en Allemagne (Claudia
taire. Ulbrich), dans les années 1980 en Italie et aux
Sylvie Mouysset s’interrogeant sur les secrets fait... On en trouvera confirmation en rappro-
confiés aux livres de raison français ou que chant l’attention portée par Robert Beck au
James Amelang réfléchissant au lieu de rédac- livre de raison d’un artisan bavarois du XIXe et
tion et de conservation des livres de raison ? le discours tenu par Martin Wrede sur le sou-
Les lettres fictives qui composent le journal venir des fautes dans la (grande) noblesse à
du chevalier de Corberon, dont Dominique l’époque moderne. La savante contribution que
Taurisson-Mouret mène une analyse exem- Philippe Martin donne dans la sixième partie
plaire, autorisent-elles les mêmes questionne- sur l’écriture dévote marque à sa manière le
ments que les correspondances mises en œuvre besoin de tracer des frontières au sein des écri-
par Scarlett Beauvalet à propos des couples tures du for privé : la copie, même agrémentée
séparés à Paris au XVIIIe siècle ? Puisqu’elle a de dessins à la plume, vise une circulation
initié l’expression « écriture du for privé », il manuscrite ; l’assemblage de textes distincts
convient de rappeler la mise en garde de ébauche une écriture personnelle.
Madeleine Foisil, dont l’étude du Journal de Que de qualités, pourtant, dans chacune
Gouberville reste la référence : « tous ces textes des contributions ! Sous prétexte de réfléchir
conclusion, il serait important de discuter des livre de raison est hétérogène, mais c’est un fait
problèmes de technique et de méthode. La anthropologique dont l’on peut rendre compte
formulation qu’il donne de l’objectif des histo- par un effort de définition, comme le mène
riens explique fort bien le malaise suscité par R. Mordenti, et de chronologie, à la manière
ce volume : « contribuer à la mise en place d’A. Baggerman ou de Jean Tricard, dont on
d’une anthropologie historique consistante en doit saluer la part active dans la redécouverte
partant de l’observation des cheminements des livres de raison, avec une approche d’ailleurs
personnels » (p. 646). Parce que l’écrit du for transnationale. Si les écarts transparaissent
privé est appréhendé comme un moyen et non jusque dans les dénominations, ils n’empêchent
comme un objet d’étude en soi, son utilisa- pas Colette Winn de conduire une belle lec-
tion ne permet guère d’aller au-delà de l’anec- ture de la Généalogie de messieurs Du Laurens.
dote – il ne suffit pas de convier les spécialistes C’est en les acceptant pour ce qu’ils sont que
des autres disciplines à s’asseoir au « banquet l’on poussera l’analyse le plus loin. Anna Iuso
du for privé » si c’est pour reproduire la fable en administre une démonstration aussi puis-
du Renard et la Cigogne. Comment ne pas sante qu’émouvante en rendant compte de ses
avouer sa frustration devant les études de la discussions avec un collègue anthropologue
septième partie ? De même que les adoles- à propos d’un livre de raison tenu par un
cents de la fin du XIXe siècle ne mentionnent employé de ministère romain pendant les
pas directement dans leur journal les transfor- années 1960 : « il a choisi l’argent comme code
mations de leur corps (Marilyn Himmesoëte), d’écriture » (p. 421), et la succession des
on recherche en vain l’événement dans « ces dépenses finit par exprimer des règles de vie
textes brefs, informatifs, d’un laconisme puis- comme des sentiments, des usages comme des
sant » (Michel Cassan, p. 532), où ce qui n’est préférences ; que l’anthropologue soit le fils de
pas décrit est aussi intéressant que ce qui l’est l’auteur du cahier retrouvé dans des archives
(Lûdmina Pimenova). Si les efforts de Georges publiques n’affecte que notre réception de
Pichard sont plus fructueux, c’est sans doute son travail.
parce qu’il traite congrûment un corpus homo- L’inventaire des barbouillages du comte
gène de livres de raison provençaux – les pro- de Thorenc dressé par Valérie Piétri est élo-
888 priétaires fonciers sont attentifs au temps qu’il quent : toute écriture personnelle ne relève
d’entreprendre une analyse sociologique et dans la décennie 1640 – révèle ses liens pro-
politique de l’activité académique – questions fonds avec l’académie : presque tous les libret-
que l’auteur garde bien à l’esprit, du reste, et tistes en étaient membres, et Bisaccioni, un
qui apparaissent en toile de fond – ou de pro- Incognito lui-aussi, en devint l’imprésario. Il
poser une histoire de l’institution que de mieux s’agit d’une relation qui a suscité récemment
cerner à la fois l’émergence de nouvelles formes l’intérêt, entre autres, d’Edward Muir 1, et que
littéraires et une relation nouvelle entre l’écri- J.-F. Lattarico s’emploie à approfondir notam-
vain et le public. Il s’agit dans ce cas de privilé- ment grâce à l’étude rigoureuse des œuvres
gier une approche véritablement littéraire de de Giulio Strozzi : allusives, imprégnées d’éro-
l’histoire de l’académie, en prenant comme tisme et souvent apologétiques – suivant un
angle d’approche l’étude des formes rhéto- motif largement diffusé dans le discours liber-
riques élaborées par ses membres et, surtout, tin – à l’égard de l’homosexualité, essentiel-
en interrogeant directement les textes, pour lement masculine. Dissimulant habilement
laisser les contextes au second plan. Ainsi l’im- l’apologie derrière une condamnation faible et
portance de la rhétorique paraît-elle centrale inconsistante, Strozzi, d’un côté, fait écho aux
dans la production de nombreux membres de positions de Giovanni Battista Marino et donne,
phique pour attaquer la morale traditionnelle des années durant lesquelles le libertinisme
et défendre le naturalisme le plus extrême : avait trouvé dans l’académie des Incogniti un
les désirs sexuels sont considérés comme tout centre culturel actif et influent, un noyau
aussi naturels que les besoins primaires et leur d’élaboration, un pôle d’attraction qui façon-
satisfaction doit donc être recherchée, malgré nait l’hétérodoxie vénitienne, du moins dans
la méfiance des systèmes de pouvoir qui la manière dont elle était perçue dans certains
veulent en empêcher la réalisation, poursui- milieux.
vant des buts purement « politiques ». En d’autres termes, un climat libertin se
La quatrième partie est consacrée à Giovanni développait, dans lequel l’académie des Inco-
Francesco Busenello, un auteur encore peu gniti s’épanouissait sous les auspices et la
connu si ce n’est pour avoir écrit Il coronamento protection ouverte du patriciat. Ceci ne pré-
di Poppea, mis en musique en 1642 par Claudio suppose pas évidemment l’existence d’une
Monteverdi. Mais Busenello est l’auteur d’autres ligne politique et d’une conscience univoque
livrets et de nombreux textes inédits (dont le et dénuée de contradiction dans le milieu gou-
roman La Floridiana), qui constituent un point vernant de Venise, pas même au cours d’une
d’observation privilégié pour examiner de près période, brève somme toute, telle que celle
taine manière, un retour à l’idée initiale, celle tionnellement, par une multiplicité d’aspects
d’une exploration destinée à définir le rapport souvent opposés les uns aux autres. Mais c’est
entre les textes et leur dimension rhétorique. de là, justement, qu’il s’agit de repartir.
C’est dans le succès de cette tentative que
tient le principal mérite d’un livre qui, comme FEDERICO BARBIERATO
nous l’avons dit, ne se donnait pas pour objec- Traduction de FRÉDÉRIQUE BORDE
tif de proposer une histoire de l’académie des
Incogniti ainsi que de leur rôle au sein de la 1 - Edward MUIR, The Culture Wars of the Late
société et de la culture de Venise et des États Renaissance: Skeptics, Libertines, and Opera, Cambridge,
italiens. C’est là une histoire qui reste à faire. Harvard University Press, 2007.
Demeurent, en toile de fond, des probléma-
tiques que les historiens et chercheurs en litté-
rature pourront aborder armés de ce livre : le Jane McLeod
« libertinisme » des Incogniti, par exemple, ou Licensing Loyalty: Printers, Patrons,
encore leur relation complexe avec la situation and the State in Early Modern France
politique de l’époque. Le conflit de nombre University Park, Pennsylvania State
d’entre eux avec Urbain VIII et la protection, University Press, 2011, 302 p.
parfois insuffisante ou inefficace, du gouver-
nement de la république de Venise. C’est sans L’opposition mise en exergue par l’Histoire de
doute de là qu’il faudra repartir : les Incogniti l’édition française entre la « prééminence de la
peuvent constituer une articulation fonda- librairie parisienne » et l’« anémie provinciale »
mentale pour la compréhension de la première a longtemps cantonné les recherches sur
moitié du XVIIe siècle en Italie, y compris dans l’imprimerie et la librairie provinciales sous
ses aspects politiques. Il s’agit en effet d’une l’Ancien Régime dans le cadre d’espaces
période complexe durant laquelle la France, régionaux bien délimités 1 . Empruntant la
Venise et la Toscane partagèrent une même même perspective que Thierry Rigogne 2,
opposition au pape. Des années durant les- Jane McLeod choisit a contrario d’envisager la
quelles, avec l’épisode éphémère de la guerre question à l’échelle du royaume, en étudiant
de Castro, un front serré et puissant semblait l’extension progressive en province du prin-
être né et avoir trouvé le moyen de tenir tête cipe de régulation du nombre des ateliers
aux prétentions pontificales. En outre, ce furent d’imprimerie, adopté par la monarchie dans le 891
dernier tiers du XVIIe siècle, et les relations l’imprimerie dans plusieurs villes et, ailleurs,
nouvelles que cette politique instaure entre d’âpres luttes entre typographes pour la sauve-
les imprimeurs et l’État. garde de leur officine. L’application de la nou-
Un premier chapitre introductif retrace velle règle repose sur la collaboration active
l’historique de l’installation et du dévelop- des officiers élus des communautés profes-
pement des ateliers typographiques jusqu’au sionnelles avec les agents chargés localement
milieu du XVIIe siècle et identifie quatre élé- de veiller à la mise en œuvre de la politique
ments susceptibles de fonder alors l’« identité » royale, les lieutenants de police, les intendants
des imprimeurs : leur appartenance à l’uni- et leurs subdélégués et, un peu plus tard au
versité, leur position de client de la noblesse XVIIIe siècle, avec des agents spécialisés, les
ou du clergé, leur qualité de marchand ou inspecteurs de la librairie, présents dans vingt-
d’homme d’affaires et celle de membre d’une sept villes en 1737. Solidement argumentés,
communauté de métier. Durant cette période, ces chapitres sont illustrés par des exemples
l’intervention de l’État pour contrôler les nombreux et précis tirés des vastes dépouil-
imprimeries en province se manifeste de façon lements que J. McLeod a effectués dans les
sporadique à l’occasion des conflits religieux archives du Conseil du roi et confirment ainsi,
meurs parisiens au détriment des provinciaux. gumentation développée dans les demandes
Les chapitres suivants sont consacrés à de licence d’imprimeurs, s’ouvre un second
l’analyse de la mise en œuvre et de la générali- ensemble d’analyses plus novateur, centré sur
sation de la politique de limitation du nombre l’étude des relations établies, à la faveur de
des ateliers d’imprimerie dans le royaume. la nouvelle réglementation, entre imprimeurs
Inaugurée par deux arrêts du Conseil rendus provinciaux et institutions centrales. Comme
en février et octobre 1667, cette politique le note à juste titre l’auteure, le portrait
consiste, dans un premier temps, à suspendre idéal du « bon imprimeur » que dressent les
toute nouvelle entrée dans le métier, au motif requêtes au Conseil du roi est le produit des
qu’il est préférable de réduire le nombre des échanges entre trois types d’acteurs : les impri-
professionnels mal connus ou économiquement meurs, les juristes qui rédigent les requêtes
vulnérables, soupçonnés d’être tentés de s’en- et les représentants de l’autorité royale qui
gager dans des activités illicites. J. McLeod, y réagissent. Cette conjonction de points de
qui souligne le caractère rhétorique d’un argu- vue est synthétisée par une rhétorique assez
ment inspiré selon elle aux autorités par les stéréotypée, fondée sur les arguments jugés
imprimeurs eux-mêmes, montre, à travers plu- les plus recevables pour emporter la décision
sieurs exemples, que la décision du Conseil de l’administration royale. Compétence et
connaît une amorce d’exécution en province, mérite professionnels, appartenance familiale
contrairement à ce qui était communément au métier, valeur personnelle, moralité et
admis. Ce n’est toutefois qu’après la réalisation, loyauté des individus, sont les plus fréquem-
à la demande du chancelier de Pontchartrain, ment mis en avant et se combinent avec d’autres
d’une enquête générale sur les imprimeries et arguments faisant plus directement référence
librairies du royaume en 1701 et l’organisation au principe même de la fixation du nombre
d’un véritable appareil de contrôle sous l’égide des imprimeurs, pour le défendre ou pour le
du Conseil privé et l’autorité du « Bureau de contester. Au cours du temps, dimension
la librairie » que la réduction du nombre des familiale et mérite tendent cependant à se
imprimeurs est généralisée à toutes les villes confondre au bénéfice principal des familles
de province par un arrêt du Conseil d’État du d’imprimeurs en place.
20 juillet 1704. Le chapitre suivant, particulièrement vivant,
Cet arrêt provoque de véritables « purges » évoque à travers cinq études de cas les par-
892 dans les rangs des imprimeurs, la disparition de cours d’imprimeurs bien établis sous le règne
de Louis XVI, Jean-Marie Bruyset et Aimé le versant illicite de la production, pose éga-
Delaroche à Lyon, Jean Mossy à Marseille, lement question, car cette absence pourrait
les membres des familles Vatar à Rennes être susceptible de simplifier l’interprétation.
et Lallemant à Rouen, et met en évidence Les deux listes publiées en annexe, l’une sur
l’importance des relations de patronage locales la fortune des imprimeurs et l’autre sur leur
et des liens avec l’administration royale dans implication dans des activités illicites, indé-
les réussites brillantes que tous ont connues, pendamment de leur intérêt documentaire
parfois même, dans le cas de Mossy, en rupture intrinsèque, symbolisent une volonté peut-
ouverte avec la communauté professionnelle être un peu appuyée de l’auteure de soutenir
de sa ville. la thèse qu’elle défend en mettant en scène
Enfin, le dernier chapitre examine les – sans l’évaluer – l’écart entre la position res-
répercussions du contingentement des ateliers pectable des imprimeurs et les limites de la
sur le statut social des imprimeurs provin- loyauté qu’ils revendiquent.
ciaux et sur les attitudes que ceux-ci adoptent
à l’occasion des conflits politiques opposant les SABINE JURATIC
imprimeurs, qui se traduit par l’élévation de 2 - Thierry RIGOGNE, Between State and Market:
Printing and Bookselling in Eighteenth-Century France,
leur niveau de fortune, par leur inscription
Oxford, Voltaire Foundation, 2007.
dans un environnement social élargi au monde
de la magistrature et même de l’aristocratie, et
par leur accession à des responsabilités poli- Avi Lifschitz
tiques urbaines. Leur notabilité fait parfois de Language and Enlightenment: The Berlin
leurs officines de véritables lieux de rencontre Debates of the Eighteenth Century
pour les élites locales et des imprimeurs, des Oxford, Oxford University Press, 2012,
intermédiaires culturels ouverts aux valeurs 256 p.
des Lumières. Paradoxalement pourtant,
J. McLeod observe que leur position sociale Il s’agit, à plus d’un titre, d’un ouvrage sur le
peut les conduire à rompre le pacte de loyauté langage et sur l’écriture de l’histoire. L’ambi-
conclu avec le pouvoir royal pour s’impliquer, tion d’Avi Lifschitz est de donner à comprendre
par intérêt commercial, par conviction person- comment et pourquoi, à l’apogée des Lumières,
nelle ou en raison de leurs liens de sociabilité les penseurs français et allemands liés à l’Aca-
locale, dans le commerce de livres et libelles démie de Berlin se sont autant intéressés à la
interdits, particulièrement lors des crises poli- problématique du langage. Il a également pour
tiques des règnes de Louis XV et Louis XVI. but d’expliquer la diversité des travaux, tant
L’ouvrage de J. McLeod éclaire d’un jour synchroniques que diachroniques, sur les ori-
nouveau la position occupée par les impri- gines et le développement du langage que
meurs dans les sociétés urbaines provinciales ces intellectuels proposent, c’est-à-dire les
et rend compte des dynamiques qui la ren- différentes raisons pour lesquelles le langage
forcent au XVIIIe siècle. On peut regretter néan- devient essentiel aux conceptions de l’histoire
moins que le contrôle de l’imprimerie exercé développées au milieu du XVIIIe siècle. Pour
par la monarchie ne soit pas situé, même briè- autant, le livre nous en dit peu, directement
vement, dans le contexte de sa politique éco- ou indirectement, sur la façon d’appréhender
nomique d’ensemble. Le fait que le quotidien l’importance du langage dans l’écriture de
des activités d’impression et de commerce du l’histoire aujourd’hui. En termes de méthodo-
livre en province et le partage des responsabi- logie, le travail d’A. Lifschitz s’inscrit dans
lités entre imprimeurs et libraires soient si peu une démarche assez classique consistant à
évoqués, alors que J. McLeod met l’accent sur expliquer les textes à la lumière des contextes 893
intellectuels et institutionnels plutôt que des questions lors des concours précédents et les
problèmes de langue et de communication. tensions entre francophones et germanophones
A. Lifschitz commence par défendre la dans le Berlin du XVIIIe siècle) ainsi que par
thèse selon laquelle la philosophie des une trajectoire intellectuelle germanique spé-
Lumières est un mouvement animé du souci cifique et par des débats linguistiques exté-
théorique central et permanent de fournir rieurs à l’Académie et de portée régionale. En
une explication naturaliste (et non divine) de d’autres termes, bien que l’universalité des
l’ensemble des inventions et des réalisa- problèmes soumis au débat nous permette de
tions de l’esprit humain. Cette préoccupation, continuer à parler « des Lumières », A. Lifschitz
argumente-t-il, explique que le langage soit – comme son père spirituel, l’historien John
devenu un objet d’étude si important pour les Robertson – insiste également sur l’importance
penseurs européens du XVIIIe siècle. Le lan- qu’il y a à explorer le « contexte intellectuel »
gage – et, plus particulièrement, le processus local pour faire apparaître les tournures parti-
par lequel les signes naturels ont été rempla- culières que prennent les débats dans les diffé-
cés par des signes artificiels – était considéré rents espaces concernés par les Lumières.
par des philosophes d’horizons, d’apparte- Quelles étaient ces caractéristiques propres
Michaelis, l’orientaliste et piétiste de Göttingen du langage à l’histoire telle qu’elle est écrite
qui remporta le concours en 1759 avec son aujourd’hui. Contrairement à Quentin Skinner et
essai sur les relations entre le langage et l’es- à John Pocock, qu’il cite au début, A. Lifschitz
prit, considérées en termes politiques. Mal- ne s’intéresse que très peu aux termes, aux
heureusement, il est difficile de juger de la phrases ou aux structures de la langue dans les
variété des thèses soumises ou de l’originalité textes qu’il lit. Certes, le résumé des idées clés
de celle de Michaelis dans la mesure où les qu’il propose au fil des chapitres est d’une
autres textes proposés ont été perdus. Suit un admirable clarté. Mais comment ces idées sur
chapitre sur une querelle, aujourd’hui peu le langage sont-elles reliées à la langue dans
connue, dans le Berlin des années 1760, à pro- laquelle elles sont formulées et disséminées ?
pos de la signification et de l’importance de Et comment ces idées, à leur tour, façonnent-
la langue française à Berlin. L’auteur cherche elles la langue et le contexte culturel des-
à montrer comment ces questions, qu’elles quels elles ont émergé ?
touchent à la culture ou à la connaissance, A. Lifschitz s’efforce de suggérer que la
étaient liées entre elles et, plus généralement, culture institutionnelle, et non les seuls argu-
comment elles s’articulaient à celle persis- ments antérieurs, joue un rôle formatif en
tante de la validité de la thèse naturaliste sur termes de production de nouvelles idées. C’est
les origines du langage humain. Le concours, pourquoi les différents débats qui ont lieu à
mieux connu, de 1771, dont traite le dernier cha- Berlin sur l’origine, la nature et les consé-
pitre et qui a fait l’objet d’une étude détaillée quences des signes linguistiques sont influen-
de Cordula Neis 1 , était, selon A. Lifschitz, cés par les besoins et les préoccupations
encadré de manière à susciter des réponses spécifiques des éditeurs, des censeurs, des
permettant de sortir enfin de « l’impasse » et mécènes, des pasteurs, des leaders politiques
de résoudre cette question une bonne fois pour et des autorités au sein des universités et des
toutes. En fait, Language and Enlightenment sociétés savantes et sont, en tant que tels,
peut se lire comme l’esquisse d’une sorte reliés entre eux par des personnes, des ques-
d’arrière-plan qui éclairerait à la fois le sens de tions politiques ainsi que par une proximité
la question classique posée (« En supposant conceptuelle. C’est ce qu’A. Lifschitz appelle
les hommes abandonnés à leurs facultés natu- le « contexte intellectuel ». Mais quelle est
relles, sont-ils en état d’inventer le langage ? l’influence de ces débats, à leur tour, sur la
Et par quels moyens parviendront-ils d’eux- culture qui les nourrit – et pourquoi ? Quel rôle 895
joue le langage dans ce processus ? A. Lifschitz plus ou moins censurées mais sans que l’esprit
nous indique la réponse qu’auraient pro - de la démarche soit radicalement altéré. Si le
bablement donnée les penseurs allemands de titre sonne comme un projet encyclopédique
la seconde moitié du XVIII e siècle. Ce qu’il de savoir complet, une démarche de compa-
nous dit moins, c’est comment y répondre raison presque militante – dont la généalogie
aujourd’hui. Cet ouvrage suggère que l’ambi- intellectuelle est retracée par Jacques Revel –
tieux travail qui attend les historiens de la pen- l’informe néanmoins de bout en bout. Le
sée ne se limite pas à prendre en compte le parallèle établi par les commentateurs avec
souci de l’histoire culturelle dans leurs travaux. l’Encyclopédie n’est pas innocent : même cen-
Il s’agit de démontrer comment les mots, les tralité des planches, même prix prohibitif qui
concepts, les genres, les idées et les courants le réserve aux élites, même usage de la neutra-
politiques et culturels sont connectés. L’his- lité au service d’un message contestataire. Le
toire de l’écriture de l’histoire, et notamment livre promeut en effet la tolérance religieuse
de l’histoire linguistique, pourrait être le ter- par le texte mais aussi par l’image, en montrant
rain idéal pour cet exercice. qu’on peut fréquenter tout le monde : Bernard
Picart se représente ainsi partageant le Seder
Mais, à titre plus personnel, ils sont à la péri- Les Cérémonies sont construites à partir
phérie de leur propre communauté, celle des d’autres livres (récits de voyage, polémiques
huguenots : Bernard vient d’une famille de religieuses, etc.) et d’autres images. Bernard
pasteurs provençaux marquée par le passé vau- et Picart sont des explorateurs de cabinet qui
dois ; Picart est un cas d’espèce puisqu’il s’est effectuent un tour du monde sans sortir de leur
converti au calvinisme après la Révocation de bibliothèque, ne visitant guère que leurs voi-
l’édit de Nantes, apparemment à Paris même. sins des Provinces-Unies, il est vrai fort divers
On peut probablement imputer à ces parcours (juifs et protestants de multiples obédiences,
une vision latitudinaire du salut, dépourvue minorité catholique). Assumant cette volonté
de visée apologétique ou missionnaire, mais de compilation plutôt que de création origi-
désireuse de rapprochement entre les hommes. nale, ils ont pris en compte quasi exhausti-
Certains silences sont éloquents : Bernard vement l’ensemble de la littérature alors
évoque le Christ enseignant mais ne le pré- disponible en Europe, que ce soit sur l’Inde
sente jamais comme Fils de Dieu. (Sanjay Subrahmanyam), la Chine (Marcia
Il s’agit aussi de restituer la contribution Reed, Catherine Clark) ou l’Amérique du Sud
(Verónica Gutiérrez). Les longues citations de
mettent très visiblement l’accent sur la débauche de faciliter la comparaison tout en illustrant le
de luxe des pratiques et que Bernard tisse sou- propos : les différences entre les hommes sont
vent dans les notes des analogies entre deux minces. Une telle démarche s’inscrit bien dans
peuples. Les Cérémonies jugent donc quand la tendance du premier âge moderne, sous-
même parfois. Elles ne sont pas non plus tendue par le monogénisme, à justifier les
exemptes de préjugés : la vraie religion selon idolâtres par rapprochement avec l’Antiquité
Bernard et Picart ressemble beaucoup à une européenne ; et ce, alors même que le souhait
forme ultra-minoritaire de calvinisme, les col- de Bernard et Picart de cerner la singularité
légiants, une secte égalitariste sans clergé et à propre de chaque peuple tendrait à les en éloi-
la foi très épurée (Jesse Sadler). Le livre est gner. Mais ce parallèle pourrait aussi inciter à
cependant dépourvu de mépris envers les une forme d’introspection de l’Occident chré-
autres peuples, y compris les juifs germa- tien au miroir des autres.
niques ou les musulmans. L’expressivité des Ces deux ouvrages apportent donc une
visages à laquelle Picart se montre attentif per- contribution majeure à la thématique du croi-
met de « sensibiliser » le lecteur à cette égalité sement entre religions et Lumières. Donnant
théorique des hommes (Kishwar Rizvi), même à voir les auteurs au travail intellectuel, ils
catholique est abondante, elle est surtout tour- fascinant projet de Bernard et Picart appa-
née contre Rome et l’Inquisition (Guillaume raissent dès lors clairement, l’absence d’étude
Calafat), tandis que les hétérodoxes, jansé- consacrée précisément aux modalités de
nistes et quiétistes notamment, apparaissent réception et de lecture des contemporains,
sous un jour favorable. La démarche est aussi assurément difficile à réaliser, empêche toute-
informée par le contexte géopolitique des fois d’en saisir nettement la portée et les
alliances des Provinces-Unies. Cette influence modalités d’appropriation.
transparaît dans la comparaison entre Ottomans
sunnites, alliés de la France, et Perses chiites, NICOLAS LYON-CAEN
favorables aux Provinces-Unies (K. Rizvi) : les NATALIA MUCHNIK
premiers, comme les catholiques, confondent
allègrement sacré et profane tandis que les 1 - Jonathan I. ISRAËL, Les Lumières radicales. La
seconds sont graves et austères. Des stéréo- philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité,
types qui correspondent sans doute à ce que 1650-1750, trad. par P. Hugues, C. Nordmann et
pensent Bernard et Picart et aux attentes du J. Rosanvallon, Paris, Éd. Amsterdam, [2001] 2005.
public local. 2 - David SORKIN, The Religious Enlightenment:
Les Cérémonies témoigneraient ainsi d’une Protestants, Jews, and Catholics from London to
pensée antérieure au colonialisme domina- Vienna, Princeton, Princeton University Press,
teur et à la folklorisation des peuples extra- 2008.
européens, qui s’amorcent dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Les images d’origine
non européenne subissent pourtant un proces- Dan Edelstein
sus de traduction, passées au moule de la pers- The Enlightenment: A Genealogy
pective et du naturalisme, comme le plan de Chicago, The University of Chicago
La Mecque (David Brafman). Les cérémonies Press, 2010, 209 p.
sont installées dans des décors répondant aux
canons du classicisme, comme le Convoi funèbre En proposant une nouvelle « généalogie » des
d’un grand de la Chine qui s’apparente aux Lumières, Dan Edelstein entend poser à nou-
processions catholiques (C. Clark). Mais plus veaux frais les questions balisées de l’historio-
qu’une réduction à un universalisme européo- graphie de ce mouvement : comment accorder
898 centré, il faut probablement y voir un moyen élaborations théoriques et pratiques cultu-
relles ou sociales ? Faut-il envisager une « dif- niques. La thèse polémique de l’ouvrage surgit
fusion » ou une « dissémination » des idées ici : les Lumières pourraient devoir davantage
fortes à partir d’un centre investi par l’élite ? aux Anciens – plus conscients que le progrès
Où et quand commencèrent les Lumières et scientifique et technique peut s’accompagner
quelle fut l’étincelle de leur déclenchement ? d’une admiration renouvelée pour les auteurs
À contre-courant de la littérature récente, sou- classiques – qu’aux Modernes.
cieuse de pluraliser, de décentrer les Lumières L’abbé Dubos constitue, à cet égard, un pro-
ou de les penser à partir des « marges », le parti tagoniste de tout premier plan : ses influentes
pris de l’ouvrage est résolument classique : les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture
Lumières européennes furent bien françaises, (1719) ont donné le ton d’une réflexion sur
et parisiennes, avant tout autre chose. La ques- « l’esprit philosophique » et les « Lumières »
tion de l’origine se trouve ainsi réassignée non qui sont désormais considérées comme la
plus dans la philosophie de tel ou tel auteur caractéristique majeure du siècle 1. Dubos est
(René Descartes, John Locke, Isaac Newton ou un bon connaisseur de Locke, dont il partage
Baruch Spinoza), mais dans une polémique pré- le sensualisme ; il est donc un « moderne »
cise : la Querelle des Anciens et des Modernes. sur le plan épistémologique. Lui-même situe
conçoit, est plutôt la généalogie d’une expres- Descartes et William Harvey. Pourtant, ce
sion précise – celle de l’« esprit philosophique » moderne est aussi un grand admirateur des
ou du « siècle éclairé » qui s’interroge de Anciens dans le domaine esthétique et un
manière réflexive et comparative sur ses thuriféraire de la thèse royale, absolutiste,
mérites et sur ses failles. contre Henri de Boulainvilliers. Enfin, Dubos
Associées à une prise de conscience – plu- a eu l’immense mérite de comprendre le nou-
tôt qu’à une crise de conscience, selon la for- veau rôle octroyé à la « société » et au « public »
mule de Paul Hazard –, rapportées au « récit » cultivé qui la compose. Aussi peut-on résumer
(narrative) élaboré par l’élite éclairée avant la première thèse provocatrice de l’ouvrage :
d’être diffusées aux philosophes puis aux en faisant de la « société » le sujet de leur nar-
sociétés européennes, les Lumières ne font ration historique (historical narrative), Dubos
l’objet d’aucune déconstruction postmoderne : mais aussi Bernard Le Bouyer de Fontenelle
l’auteur s’attache plutôt à retisser la trame et Nicolas Fréret ont été à la source de la philo-
d’une narration cohérente, contre toutes les sophie des Lumières, autant sinon plus que
visions morcelées et fragmentaires du phéno- les grands auteurs du « canon » (Montesquieu,
mène. Empruntant à Peter Gay la vision des Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot,
Lumières comme « paganisme moderne », il etc.). Par ailleurs, ces auteurs du canon n’ont
restaure la grandeur d’un projet philosophique pas été à l’origine d’une rupture radicale avec
dont les sources, selon lui, furent d’abord les Anciens : tout au contraire, il est possible
antiques. de relire leur philosophie en réévaluant l’in-
L’élément-phare de la prise de conscience fluence classique qui les oriente.
qui permet de redonner leur unité aux La deuxième idée majeure de l’ouvrage
Lumières, par-delà la diversité des contextes porte sur les institutions qui ont rendu possible
nationaux et des modes d’expression insti- l’éclosion des Lumières. L’auteur récuse la
tutionnels, réside dans la réflexivité : les thèse en vogue selon laquelle les Lumières
Lumières eurent conscience de faire époque se seraient érigées contre les institutions
et se désignèrent elles-mêmes comme « siècle caduques de l’Ancien Régime, en France du
éclairé ». L’intérêt de l’auteur se cristallise sur moins, pour mieux bâtir une forme de « contre-
les années 1675-1730 qui virent naître une culture » extérieure à la sphère publique aris-
forme particulière de discours académique, tocratique. Pour D. Edelstein, les Lumières
éloignée des doctrines philosophiques cano- ont principalement émané des académies, et 899
même des universités, moins désuètes qu’on Il faut prendre la mesure de la transposition
ne pourrait le croire ; surtout, elles n’ont pas subie par l’analyse entre les Politiques et
joué contre l’État mais ont trouvé en lui (ou L’esprit des lois : dans sa théorie politique,
plutôt dans certaines de ses parties, selon un Montesquieu substitue à une théorie téléo-
modèle polyarchique) le soutien indispensable logique finalisée par la vertu (entendue
et la condition sine qua non de leur existence. comme excellence de l’homme, associée à la
S’érigeant contre la vision du philosophe en perfection de sa nature) une théorie moderne
exil, l’auteur brosse le tableau d’une société orientée par la liberté – opinion que l’on a de
philosophique bon teint désireuse, en respec- sa sûreté. La cité régie par la vertu politique,
tant les codes de la politesse, de se ménager entendue comme amour de la patrie et amour
la protection des puissants (Madame de des lois, préférence continuelle pour l’intérêt
Pompadour, Étienne-François de Choiseul, public au détriment de son intérêt propre,
Jacques Necker...) et souvent complice avec la est bel est bien, comme le soulignera Georg
censure (de Jean-Baptiste Suard à Malesherbes). Wilhelm Friedrich Hegel, « chose du passé ».
L’esprit philosophique n’aurait pu émerger Telle est la raison pour laquelle il est déli-
sans l’alliance, dans les salons, entre « gens du cat de souscrire à la formule selon laquelle
J. Israël est une cible de choix : à l’évidence, de « gouvernement mixte » (concept que
les Lumières ne se départagent pas entre l’auteur de L’esprit des lois prend soin, tout au
l’ivraie modérée et le bon grain radical (maté- contraire, de n’employer jamais). Disposer
rialiste, démocrate, athée). Mais faut-il consi- d’une connaissance parfaite de l’histoire
dérer pour autant que les philosophes n’étaient romaine ou de Tacite n’implique pas d’adhé-
audacieux que dans la mesure où ils voulaient rer à un « modèle classique » du politique
satisfaire leur public ? En voulant à tout prix que l’essor de l’économie moderne, pour
établir qu’il n’existe aucun lien substantiel Montesquieu, rend définitivement caduc.
entre Lumières et Révolution, et en ne citant Cet exemple permet de nuancer la « réha-
pas la « littérature grise » de réaction (jésuite, bilitation » des Anciens promue par l’ouvrage :
janséniste, etc.) aux ouvrages des philosophes, marquer l’importance des effets de la querelle
l’auteur minore leur portée subversive, que ce sur la définition de l’esprit philosophique est
soit dans le registre du libertinage, de la cri- une chose ; assurer que les Anciens exerçaient
tique de l’orthodoxie religieuse, de la critique sur les philosophes un magistère moral et poli-
sociale de l’aristocratie ou de la critique poli- tique en est une autre. Aussi faudrait-il revenir
tique de la monarchie absolue. à la critique finale que D. Edelstein adresse à
Surtout, ce que l’on pourrait nommer le Michel Foucault qui aurait produit un « mythe »
« révisionnisme classique » de l’auteur appelle des Lumières en les associant à la conscience
une réflexion sur la nature de l’influence exer- de soi de la modernité. Prolem sine matre crea-
cée par les Anciens, pour peu qu’on les identi- tam, écrivait Montesquieu à la fin de sa préface
fie de manière précise : comment mesurer leur à L’esprit des lois – « une œuvre née sans
autorité sur les philosophes du canon ? Il va de mère ». La citation latine fournit certes au
soi que les grands auteurs des Lumières ont public cultivé une référence implicite à Ovide,
lu et admiré Platon, Aristote, Plutarque ou de même que la citation en italien (ed io anche
Cicéron. Mais « l’Antiquité n’est pas un bloc » son’ pittore) qui renvoie au Corrège admirant
et les philosophes eux-mêmes ne sont pas un tableau de Raphaël – lui-même dans un
monolithiques. Pour ne donner qu’un seul rapport ambigu de noble émulation sans ser-
exemple, l’idée selon laquelle Montesquieu, vile imitation. Mais l’idée d’« une œuvre née
contrairement aux idées reçues, n’aurait pas sans mère » permet précisément à l’auteur de
surmonté son admiration pour la cité classique manifester la rupture inhérente à son projet,
900 et son modèle de vertu peut être discutée. qui entend transposer la méthode moderne
des sciences de la nature dans la science nou- lieu à des montagnes d’écrits et d’images. Qui
velle des sociétés (ce pourquoi Charles Bonnet plus est, bien que les vols les plus mémorables
a nommé Montesquieu le « Newton du monde aient eu lieu au-dessus de Paris, le vol en
moral »). Prolem sine matre creatam : le paradoxe ballon n’était pas qu’une activité exclusive-
de l’esprit philosophique n’est-il pas là ? ment urbaine et prit racine en profondeur en
province et à l’étranger, tout particulièrement
CÉLINE SPECTOR en Angleterre et en Allemagne. D’amples
recherches dans des bibliothèques et archives
1 - Céline SPECTOR, « Les lumières avant ont permis à M. Thébaud-Sorger d’étudier
les Lumières : tribunal de la raison et opinion tous les aspects du phénomène et, ce faisant,
publique », 2009, revolution-francaise.net. de découvrir des douzaines de vols en ballon
2 - Antoine LILTI, Le monde des salons. Socia- d’une moindre renommée.
bilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris,
Cette étude propose une exploration à la
Fayard, 2006.
fois subtile et originale de la production des
ballons et de leur réception jusqu’à la pratique.
L’auteur montre comment la route de l’inno-
L’histoire de l’aérostation s’est souvent ins- et du mesmérisme. Au début des années 1780,
crite dans une perspective éminemment téléo- la chimie, notamment les propriétés et divers
logique et a souvent porté ses inventeurs aux usages des gaz et fluides invisibles, était très
nues, si bien que c’est avec un certain soulage- en vogue. La conjoncture politique de l’époque
ment ainsi qu’un plaisir considérable que l’on fut propice à l’innovation des frères Montgolfier.
découvre l’excellent ouvrage de Marie Thébaud- Elle fit coïncider l’intérêt du Contrôleur géné-
Sorger, issu de sa thèse de doctorat. ral des finances, Charles-Alexandre de Calonne,
Une des caractéristiques les plus frappantes pour les investissements technologiques et
de cet ouvrage est le fait qu’il offre une d’infrastructures, l’engouement de la haute
réflexion, à différentes échelles, sur l’aéro- aristocratie, pétrie de rivalités, pour les entre-
station en tant que phénomène culturel qui prises hasardeuses attirant un large public
procède d’une interaction entre des facteurs (jusqu’à un certain point, le roi soutint les
sociaux, technologiques, scientifiques, intel- frères Montgolfier et le duc de Chartres leur
lectuels et politiques. M. Thébaud-Sorger rival), ainsi que les élites urbaines avides
place son analyse sous le signe de la « micro- d’innovations scientifiques. La production de
histoire » (p. 26) et se concentre sur les deux ballons ne se fondait pas seulement sur les
années qui succèdent aux premiers vols en réseaux urbains et ruraux préexistants, mais en
ballon en 1783. Néanmoins, bien que cette créait de nouveaux. Les villes qui imitèrent le
perspective micro-historique s’accorde avec plus efficacement les expériences parisiennes
son souci des détails ainsi qu’avec la dimen- étaient des centres manufacturiers très axés
sion sociale des opérations qu’elle décrit, elle sur la communication et les échanges (Bordeaux,
montre en réalité que l’aérostation fut égale- Nantes et Lyon, en particulier). Il fallait avoir
ment un phénomène de la grande histoire. Les l’esprit d’initiative pour se lancer dans la
exploits des frères Montgolfier avec leurs fabrication matérielle des ballons, ces entités
ballons à air chaud (et ceux de leur rival complexes nécessitant une grande variété de
Jacques Charles, qui préférait l’hydrogène, matières premières et exigeant une main-
gaz qui deviendra la technologie privilégiée d’œuvre aux compétences diverses. L’esprit
par défaut) suscitèrent un intérêt des plus d’entreprise et un sens aigu des affaires étaient
répandus à travers l’Europe. Ils nourrirent un également requis pour ce qui était du finan-
engouement quasi universel pour un phéno- cement des projets : des opérations incluant
mène perçu comme marquant et donnèrent le patronage, l’inscription, la vente des billets, 901
etc. Les entrepreneurs dans le secteur du ment leur public. Durant la Révolution, une
ballon devaient également faire en sorte de école d’aérostation fut créée et l’on se mit à
défendre leur légitimité en tant que scienti- utiliser des ballons de reconnaissance à partir
fiques (plutôt qu’hommes de spectacle) face de la bataille de Fleurus. Néanmoins, les bal-
aux savants et aux académiciens, tout en fai- lons ne se révélèrent pas à la hauteur sur les
sant, si possible, des bénéfices. L’aérostation champs de bataille et Bonaparte les utilisa
permit la rencontre entre la science et le davantage comme des instruments de pression
commerce dans des unions nouvelles, parfois psychologique que comme des armes opéra-
risquées, mais généralement fructueuses. tionnelles. Le ballon était synonyme de pro-
Les deux années à l’étude (1783-1785), eu grès et de civilisation, certes, mais d’une façon
égard à la réception de l’aérostation par le relativement lacunaire.
public, nous permettent de suivre la trajectoire Cette monographie bien écrite et joliment
du phénomène depuis l’émerveillement et la illustrée est un modèle du genre. Avec une
stupéfaction des débuts jusqu’à la déception, érudition exemplaire, M. Thébaud-Sorger
à peine dissimulée, suivie par un sentiment offre une contribution importante à l’histoire
d’indifférence face à un processus de banali- culturelle des sciences et des technologies à
technologie. En outre, hors des villes, les bal- l’État après 1789.
lons étaient généralement vus d’un œil soup-
çonneux, hostile et même craintif. Il est arrivé
COLIN JONES
qu’à cette époque, des ballons qui atterrissaient
Traduction d’AURORE VINCENTI
en zones rurales se fassent attaquer par des
paysans armés de leur fourche, persuadés
qu’ils massacraient un monstre aérien.
Parmi les diverses réactions examinées par Noémie Étienne
M. Thébaud Sorger, une attention toute parti- La restauration des peintures à Paris (1750-
culière est portée aux sensations décrites par 1815). Pratiques et discours sur la matérialité
les aéronautes. L’expérience du vol était si des œuvres d’art
nouvelle que nul langage existant ne leur per- Rennes, PUR, 2012, 354 p.
mettait de retranscrire avec justesse et nuance
les paysages qu’ils survolaient. Ils avaient par
conséquent tendance à recourir à des méta- Pierre-Yves Kairis, Béatrice Sarrazin
phores exaltantes dignes d’une sensibilité et François Trémolières (dir.)
vaguement préromantique, ainsi qu’à des rele- La restauration des peintures et des
vés de mesures prises à l’aide des instruments sculptures. Connaissance et reconnaissance
scientifiques (thermomètres, baromètres, etc.) de l’œuvre
qu’ils emportaient avec eux. L’aérostation au Paris, Armand Colin, 2012, 464 p.
temps des Lumières restait fidèle aux innova-
tions mathématiques de l’époque. En 1750, la Charité d’Andrea del Sarto, transposée
Dès 1785, l’échec des aéronautes et de leurs sur toile par le restaurateur Robert Picault, est
nombreux défenseurs à trouver une utilité exposée au palais du Luxembourg, placée sur
sociale au ballon commença à ternir son poten- un chevalet auprès de son ancien support en
tiel. Toutefois, des entrepreneurs ingénieux, bois. Quelques années plus tard, en 1754, c’est
tels que Jean-Pierre Blanchard, parvinrent à au tour des fameux tableaux de Pierre Paul
établir l’aérostation comme une branche de Rubens, peints pour la galerie du Luxembourg,
l’industrie des loisirs populaires de la France d’être montrés en cours de restauration avec
urbaine. Les réalisations spectaculaires de la des zones provisoirement soustraites au net-
902 science des Lumières trouvaient invariable- toyage, les vernis encore opaques, afin de
sociologie et à l’anthropologie, aux spécialistes des églises et la crasse des collections privées.
de l’imagerie scientifique et aux profession- La responsabilité de la France en matière de
nels des musées (conservateurs, restaurateurs). conservation et de restauration des œuvres
Issu d’une thèse, le livre de Noémie Étienne devient européenne, comme le montre en
dresse le premier panorama global de l’histoire 1797 l’affaire Marin – du nom d’un député au
de la restauration à un moment fondateur de Conseil des Cinq-Cents qui publie un rapport
cette activité, entre les premières transposi- alarmant sur les restaurations des œuvres
tions réalisées à Paris dans les années 1750 et annexées à Paris. Dans la controverse publique
le retour, en 1815, des œuvres d’art réquisi- qui s’en suit, l’administration muséale et le
tionnées pendant le Directoire et la période ministère de l’Intérieur doivent faire la preuve
napoléonienne 1. de leur bonne gestion des œuvres, tandis que
L’ouvrage commence comme une enquête le rapport Marin est publié et commenté dans
d’histoire sociale et décrit l’activité du res- les grands périodiques européens. La tendance
taurateur dans son atelier. On y découvre un s’inversera ensuite, et les visiteurs, souvent
monde de praticiens souvent polyvalents, res- étrangers, découvrant le musée Napoléon avant
taurateurs, marchands, peintres eux-mêmes, 1815 feront l’éloge de la présentation et de
dont l’identité socioprofessionnelle est labile la restauration des œuvres. Ces belles pages
en fonction des situations institutionnelles ou permettent d’envisager à nouveaux frais
marchandes. La transmission des savoirs est l’historiographie du « patrimoine de la liberté »,
souvent familiale, dans les ateliers des restau- en y introduisant un changement d’échelle, au
rateurs, comme chez les Picault, les Godefroid, plus près des œuvres et de leur matérialité.
les Hacquin, qui travaillent tantôt pour les col- Elles mettent au jour le fonctionnement des
lections privées et le marché, tantôt pour le roi. premières commissions d’experts au musée et
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le la publicité débattue des nouvelles techniques
statut du restaurateur se dévalue lentement au (vernis, transpositions, déposes, contextes des
cours du siècle : Picault, pensionné par le roi, œuvres). Elles témoignent enfin de l’attention
jouit d’un grand prestige lié à son aura d’inven- nouvelle portée aujourd’hui à la matérialité de
teur de la transposition. En revanche, en 1802, la politique patrimoniale sous le Directoire
l’administration muséale n’hésite pas à rendre et l’Empire.
public le rapport de restauration de la Madonne Dans la partie centrale du livre, N. Étienne
de Foligno de Raphaël, contre l’avis du restau- revient sur les parcours des tableaux au 903
mations nouvelles. Les résultats livrés par les p. 399. Sur ce point, voir Delphine BURLOT, Fabri-
dossiers d’œuvres restaurées offrent de nom- quer l’Antique. Contrefaçons de peintures romaines
breux aperçus sur les parcours des objets patri- antiques au XVIIIe siècle, Rome, École française de
monialisés : loin d’être toujours identiques à Rome, 2013.
eux-mêmes, ceux-ci ont été transformés, recy-
clés, falsifiés. Ils nous montrent, s’il le fallait,
que la patrimonialisation ne constitue pas le Pascal Labreuche
stade terminal de la vie de l’objet, mais seule- Paris, capitale de la toile à peindre,
ment une étape de son actualisation. XVIIIe-XIXe siècle
Venus d’horizons différents, ces deux Paris, CTHS/INHA, 2011, 367 p.
ouvrages partagent la conscience d’une pluri-
disciplinarité nécessaire pour l’étude de la res- Voilà un titre inattendu : l’on savait Paris capi-
tauration. Leur dialogue s’inscrit dans ce que tale de beaucoup de choses, mais pas de cet
l’on peut appeler un material turn de l’histoire objet trivial, et sans doute quelque peu oublié
de l’art, riche d’une dimension théorique et aujourd’hui, qu’est la toile à peindre. Le livre
interprétative qui fait retour sur les concep- n’en est pas pour autant farfelu, bien au
2 - Selon Antoine HENNION, « La restauration, Louvre et de l’afflux des trésors de guerre sur
un atelier de l’histoire », in N. ÉTIENNE et l’activité des copistes et des restaurateurs,
L. HÉNAUT (dir.), L’histoire à l’atelier. Restaurer les contribuant à l’augmentation de la demande
œuvres d’art, XVIIIe-XXIe siècles, Lyon, Presses uni- auprès des marchands de couleurs. Ensuite,
versitaires de Lyon, 2012, p. 399-412, citation l’institution des musées de province ainsi que 905
doublement dans les quarante années sui- Reste, pour finir, la question esthétique.
vantes. Mais l’annuaire de l’Association des Elle apparaît par exemple dans la redécou-
artistes peintres, sculpteurs, architectes, gra- verte des procédés de la Renaissance italienne,
veurs et dessinateurs, fondée en 1944, donne des primitifs flamands ou de l’École vénitienne,
pour l’année 1855 « plus de 4 600 membres, puisque « le lancement de toiles dites ‘absor-
presque tous Parisiens et en grande partie bantes’ et ‘à la vénitienne’, à Paris comme
peintres », ce qui suggère un nombre de à Londres, est un résultat de ce climat de
consommateurs de toiles « plus proche de recherches et une résurgence de techniques
3 000 ou de 4 000 que de 1 000 » (p. 243-244). anciennes réinterprétées » (p. 158). On la
Ce phénomène trouve son répondant dans retrouve aussi dans la correspondance étroite
l’augmentation du nombre de marchands de entre les genres picturaux et les formats fixes
toile à peindre – ils sont environ 200 en 1840. de la toile à peindre, dont l’auteur reconstitue
La demande sociale accrue (notamment avec précision les tabulations. De même,
via les commandes de l’État) va donc de pair l’apparition de nouveaux standards de genres
avec l’augmentation de la production, les pro- – les formats « Paysage » et « Marine » – est
contemporaine de l’École de Barbizon puis de
avancées dans l’histoire et la sociologie des S’arrêtant sur certaines œuvres en particu-
pratiques. Ce livre en est une excellente illus- lier, elle prolonge notamment la lecture de
tration. Thomas Crow et propose d’envisager Le serment
des Horaces du peintre Jacques-Louis David
NATHALIE HEINICH comme l’image d’une société divisée, séparant
le masculin – guerrier et triomphant – du fémi-
nin – domestique et éploré. L’auteur étudie
Marie-Josèphe Bonnet ensuite plus particulièrement l’année 1789 et
Liberté, égalité, exclusion. Femmes peintres en les initiatives prises par les femmes artistes
révolution, 1770-1804 pour soutenir le projet révolutionnaire. M.-J.
Paris, Éditions Vendémiaire, 2012, 220 p. Bonnet détaille alors les étapes juridiques et
politiques de l’exclusion des femmes des
Les historiens et historiennes de l’art portent sociétés artistiques et savantes, en s’appuyant,
depuis les années 1970 une attention particu- par exemple, sur le journal du graveur alle-
lière aux femmes artistes, et notamment aux mand Johann Georg Wille. Elle étudie aussi
peintres qui travaillent en France durant les les tentatives de résistance de ces artistes,
tures hiérarchiques permettrait cependant même de la culture. Sur la base de plus de dix
d’opérer une réévaluation en profondeur des ans de travail empirique, puisqu’il s’agit d’une
carrières féminines ainsi que des critères de version totalement remaniée d’une thèse de
réussite sociale. doctorat, il traite en effet de questions impor-
Sans annoncer de découvertes historiques tantes pour l’histoire économique et politique
majeures, le livre de M.-J. Bonnet soutient une de la France du XIXe siècle. À la manière des
thèse claire et convaincante. Malheureusement, travaux de Daniel Roche, il utilise le marché
l’auteur mentionne trop peu d’ouvrages issus des biens culturels pour parler non seulement
de la bibliographie récente et omet l’intégra- de leurs spécificités, mais aussi plus générale-
lité des recherches publiées en anglais ces ment de la régulation des marchés.
vingt dernières années. M.-J. Bonnet a néan- Du Premier au Second Empire – un épi-
moins le mérite de repeupler d’un certain logue ouvrant des perspectives à plus long
nombre d’actrices le monde de l’art des années terme –, on suit ainsi l’émergence d’un nou-
1800, de manière simple et accessible. À sa veau métier, celui d’éditeur, et plus spécifi-
manière, ce livre participe donc à un travail quement des grands éditeurs parisiens qui se
véritablement nécessaire de réécriture d’une considèrent comme des entrepreneurs. Cette
anglophone depuis plusieurs dizaines d’années. celui des libraires de province. Gouvernements
Il permet, enfin, de s’interroger sur la place et assemblées parlementaires restent les desti-
des femmes au sein des révolutions passées, nataires de la plupart des revendications des
présentes et futures. uns et des autres et in fine décident des grandes
inflexions en termes de régulation du marché
NOÉMIE ÉTIENNE du livre. Contrairement au travail plus récent
de Viera Rebolledo-Dhuin 1 , l’ouvrage de
1 - Mary D. SHERIFF, The Exceptional Woman: Christine Haynes ne propose donc pas une his-
Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of toire sociale des métiers du livre mais bien des
Art, Chicago/Londres, The University of Chicago politiques publiques du livre, une histoire qui
Press, 1996 ; Id., Moved by Love: Inspired Artists donne la plus grande place à la construction
and Deviant Women in Eighteenth-Century France, collective et conflictuelle de leurs différentes
Chicago/Londres, University of Chicago Press, revendications.
2004 ; Laura AURICCHIO, Adélaïde Labille-Guiard:
Les chapitres, très clairement construits,
Artist in the Age of Revolution, Los Angeles, J. Paul
alternent ainsi narrations agréables – malgré
Getty Museum, 2009 ; Id., « Self-Promotion in
le caractère intrinsèquement peu aimable de
Adélaïde Labille-Guiard’s 1785 Self-Portrait with
Two Students », The Art Bulletin, 89-1, 2007, p. 45-62. sources comme les travaux des commissions –,
2 - Gen DOY, Women and Visual Culture in conclusions fermes et, à l’occasion, analyses
Nineteenth-Century France, 1800-1852, Londres/ pertinentes d’images pour raconter l’histoire
New York, Leicester University Press, 1998. du passage d’un système de régulation à un
autre. Un premier équilibre est trouvé sous le
Premier Empire, après bien des débats liés à la
Christine Haynes fin des corporations et à l’affirmation du droit
Lost Illusions: The Politics of Publishing in naturel pendant la Révolution : malgré ces
Nineteenth-Century France deux ruptures, il instaure une propriété intel-
Cambridge/Londres, Harvard University lectuelle relativement limitée, dans le temps
Press, 2010, 328 p. en particulier, et un système de brevets, c’est-
à-dire une autorisation administrative pour
Le public de cet ouvrage, d’une lecture par- l’établissement comme imprimeur ou comme
ticulièrement agréable, devrait largement libraire. L’objet du livre est dès lors de com-
dépasser le cercle des historiens du livre et prendre comment les grands éditeurs, opposés 909
à ces deux mesures, finissent par obtenir, à d’éditeur, qui peut pratiquement être vu
la toute fin du Second Empire, l’équilibre comme une création jurisprudentielle, puis
inverse qui les avantage. L’extension du dans les luttes sur les formes admissibles de la
« droit d’auteur », principalement aux dépens concurrence sur le marché du livre, que ce soit
du domaine public, est en effet envisagée lors de saisies retentissantes d’éditions pirates
avant tout comme une amélioration des droits ou quand le monopole obtenu par Hachette
de l’éditeur, plus à même, à la fin du siècle pour la vente de livres dans les gares est
qu’au début, d’imposer des contrats exclusifs contesté.
de longue durée aux auteurs et même des Le livre de C. Haynes nous plonge ainsi
modifications au contenu des ouvrages. dans un XIXe siècle où les combats entre liberté
Pour C. Haynes, ce passage d’un système et protection, ou entre laissez-faire et interven-
de régulation à un autre est principalement tion de l’État, se jouent sur des scènes parfois
permis par l’organisation collective des édi- inattendues et surtout avec des alliances bien
teurs, plus précoce et davantage liée aux plus malléables qu’on ne l’a longtemps cru : à
milieux politiques que celle des imprimeurs cet égard, il illustre et prolonge à merveille les
(tenants dans l’ensemble de l’ancien système).
risme, histoire des techniques, histoire reli- propose une histoire des moyens de transport
gieuse, histoire des sciences, post-colonial mais aussi de certaines utopies de la communi-
studies, histoire du gender, études littéraires, cation. Dans un deuxième temps, qui étudie
histoire de l’art, histoire politique – pour pro- les relations entre la philosophie libérale, fonde-
poser une histoire globale du voyage. En même ment du triomphe du commerce au XIXe siècle,
temps, elle n’est pas fondée sur l’identification et la philosophie du voyage, le livre commence
de quelques voyageurs particuliers (le lecteur à se faire physiologie en faisant émerger le
n’est donc pas encouragé à noter telle ou telle type du Gaudissart, le voyageur de commerce.
absence de globe-trotters prestigieux), ni sur Le troisième temps, absolument passionnant,
l’intérêt accordé à tel ou tel type de destination étudie les liens qui unissent colonisation et
particulière (même s’il est bien montré com- voyage : il montre comment certains voyageurs
bien, au cours du XIXe siècle, les modes via- scientifiques et touristes ont été des instru-
tiques changent). Comment donc inventer une ments plus ou moins conscients de l’avancée
histoire totale du voyage – véritable gageure coloniale.
dans une discipline que seuls l’ouvrage collec- La deuxième partie analyse dans le détail
tif ou le dictionnaire ont paru susceptibles le renouvellement des arts apodémiques au
d’appréhender jusqu’à présent ? XIX e siècle. La troisième partie montre, à
La méthode est dépliée dans une très inté- travers les motifs anthropologique et archéo-
ressante annexe. S. Venayre a étudié l’histoire logique, que le voyage dans l’espace est aussi
du vocabulaire du voyage et de ses usages à souvent voyage dans le temps. Elle s’intéresse
partir de 2 739 ouvrages publiés au XIXe siècle, également, parallèlement à l’étude de l’explo-
présents dans le catalogue de la Bibliothèque rateur et des sociétés savantes, à l’émergence
nationale de France et qui contiennent dans de la figure de l’enquêteur et du reporter. La
leur titre « voyageur », « pèlerin », « touriste », quatrième partie traite du rapport entre le
« explorateur », « excursionniste », « flâneur », voyage et la santé. Le goût de S. Venayre pour
« globe-trotter », « promeneur », ou le féminin le lexique trouve alors à s’exercer à plein dans
et/ou le pluriel d’un de ces mots. Son enquête l’énumération de tous les synonymes du mot
ne s’appuie pas en priorité sur de grands récits « nostalgie » : la pothopadridalgie, la philopa-
littéraires légitimés par la tradition mais implique tridomanie, la nostopatridalgie, la nostopatri-
tout type de texte à condition qu’y apparaisse domanie, la nostomanie... La cinquième partie
ce lexique. Il convoque une méthode de philo- montre comment le voyage religieux est lui 911
aussi peu à peu appelé à devenir recherche de et sans rien céder aux impératifs académiques,
la joie par les sens. Enfin, la sixième partie de produire un objet légèrement anachronique,
étudie le développement du tourisme : un sen- à la tonalité dix-neuviémiste. S’expliquent alors
timent de démocratisation, peut-être plus ima- le titre de l’ouvrage, la structure parfois typo-
ginaire d’ailleurs que réel, explique les griefs qui logique et physiologique du plan, l’élégance
commencent à s’exprimer à l’égard du voyage et le soin de la langue. Il s’agit de jouer en
organisé dès la seconde moitié du XIXe siècle. palimpseste avec ces formes dix-neuviémistes
En fait, malgré sa construction thématique, que sont le panorama, la physiologie et la litté-
ce plan révèle une évolution chronologique rature panoramique pour composer une sorte
tant il paraît motivé, travaillé par l’émergence de pastiche contemporain de ces écritures.
du touriste moderne dont le type s’épanouit Avec une grande prudence, une extrême élé-
complètement à la Belle Époque et à la fin de gance, une érudition et une précision chrono-
l’ouvrage. logique qui font de ce livre un ouvrage indis-
L’ouvrage est passionnant mais peut-être pensable, S. Venayre compose aussi une œuvre
aura-t-on déjà compris que la fécondité de la qui ravira les littéraires, les bibliophiles, les philo-
méthode prônée par S. Venayre a pour contre- logues et les amateurs d’histoire. S. Venayre
sous-estimer d’autres, ceux qui ne font pas cette réflexion sur l’écriture de l’histoire.
l’objet, pour des raisons diverses, d’une égale
énonciation ou promotion. Disons que, globa- MARIE-ÈVE THÉRENTY
lement, le livre met en avant les voyages qui
ont un intérêt commercial, médiatique, scien- 1 - Sylvain VENAYRE, La gloire de l’aventure.
tifique, politique à se dire et qu’il est moins Genèse d’une mystique moderne, 1850-1940, Paris,
disert sur les voyages des sans-paroles, des Aubier, 2002, et Rêves d’aventures, 1800-1940,
marginaux, des exclus de la société et de la Paris, La Martinière, 2006.
librairie. Étant donné que S. Venayre prend en 2 - Patrick BOUCHERON et Sylvain VENAYRE,
L’histoire au conditionnel. Textes et documents à l’usage
compte, outre son corpus de travaux primaires,
de l’étudiant, Paris, Mille et une nuits, 2012 ;
l’ensemble de la littérature secondaire sur le
Sylvain VENAYRE, Disparu ! Enquête sur Sylvain
voyage au XIXe siècle – une très complète biblio- Venayre, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
graphie nourrit l’ouvrage –, cet inconvénient
est en partie comblé. Il n’en reste pas moins
que l’on trouve peu de gens du voyage, de Dominique Kalifa
forains, de vagabonds, d’immigrants pauvres, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire social
dans les pages du Panorama du voyage qui ren- Paris, Le Seuil, 2013, 395 p.
voie plutôt globalement à une vision élitiste et
généralement privilégiée du déplacement. Cela fait vingt-cinq ans maintenant que
De plus, la méthode, du fait de la contrainte Dominique Kalifa explore les représentations
nominaliste, donne une vision très dix- du crime. À partir d’une première étude sur
neuviémiste du voyage. S. Venayre dresse les récits de crimes à la Belle Époque, il a élargi
l’inventaire de ce qu’on pouvait appeler voyage le spectre chronologique et thématique de ses
à cette époque en France (ce qui explique sans recherches, remontant vers la première moitié
doute la faible représentation des immigrés). du XIXe siècle et descendant vers l’entre-deux-
Mais apparaît nettement, à cette occasion, une guerres, s’intéressant aux policiers, aux bagnes
autre dimension de l’ouvrage, son caractère à militaires, aux formes de saisie du social et à
la fois ludique et mimétique. L’ambition de la culture de masse. Son dernier ouvrage est
S. Venayre excède sans doute le désir de pro- celui de la maturité. Il ré-embrasse ces diffé-
duire un livre de référence sur le XIXe siècle ; rents objets pour en proposer une configura-
912 son exigence est aussi, autant que faire se peut tion neuve.
Comme son titre l’indique, l’ouvrage ne est bien « social » car les bas-fonds engagent
livre pas une histoire du crime, car l’objet est la manière de penser le monde social et ses
ici déplacé vers la sinistre liaison du crime, de composants : l’auteur montre comment des
la misère et du « vice », qui définit les « bas- élites découpent dans l’espace social un « bas »
fonds » et réunit tout un monde hétéroclite qu’ils isolent comme un « monde » à part et
peuplé de malfrats, vagabonds, mendiants, qu’ils pensent comme une contre-société, le
prostituées et détenus. L’expression que tant double contrefait de la société ordonnée. De
d’œuvres ont popularisée – de Victor Hugo à cet imaginaire social attaché aux dessous visi-
Auguste Renoir en passant par Maxime Gorki – tés, observés, fantasmés, inventés des sociétés
relève à l’origine de la topographie et du registre contemporaines, D. Kalifa étudie avec talent
maritime (« un fonds où il y a peu d’eau ») avant la production, les principaux lieux, motifs,
d’émerger dans son sens social, moderne, en intrigues et fonctions.
1840, à Paris, dans les trois registres du roman Parce qu’il est « social », cet imaginaire est
(Honoré de Balzac), de la réforme sociale aussi « historique ». Même si des motifs frappent
(Constantin Pecqueur) et de la police (Louis par leur stabilité (à commencer par le modèle
Frégier). Malgré son origine française, cette de la descente aux Enfers qui commande
Pourquoi et dans quels contextes les socié- ment pesé sur les études de l’imaginaire et en
tés occidentales ont-elles éprouvé le besoin a sans doute d’ailleurs éloigné les historiens.
d’inventer un terme neuf pour renommer les Aussi les bas-fonds relèvent-ils d’une étude
réalités liées à la misère et à la transgression ? généalogique qui identifie les strates succes-
La réponse passe par une histoire culturelle sives ayant constitué cet imaginaire et les lieux
des bas-fonds : si la notion renvoie assurément dans lesquels il a cristallisé. La charnière du
à des réalités sociales et à des expériences Moyen Âge et des Temps modernes constitue
effectives d’indigence et de délinquance, un temps fort avec l’invention du « mauvais
D. Kalifa propose d’envisager les bas-fonds pauvre », puis le projet de « grand renferme-
comme un imaginaire, une construction cultu- ment » qui tente la réunion de toutes les figures
relle par laquelle les hommes du XIXe siècle de l’exclusion sociale dans un même espace
ont renouvelé leur pensée des marges sociales. dont Bicêtre reste, jusqu’au cœur du XIXe siècle,
Parmi les apports multiples de ce livre riche l’horrible symbole. La strate suivante, fruit de
et très maîtrisé, on insistera sur celui qui a trait l’inflation de la production imprimée, est
à la mise en œuvre de cette notion d’imagi- constituée par la littérature de la gueuserie et
naire. Il ne s’agit pas d’une réflexion théo- le motif dominant de la cour des miracles, puis
rique, historiographique ou épistémologique, par la translation progressive de l’imaginaire,
mais d’une étude historique construite autour de la figure du mendiant et du vagabond à
de cette notion. Ce n’est d’ailleurs pas tant celle du bandit. Ces héritages se réordonnent,
d’« imaginaire » qu’il est question que d’un au XIXe siècle, autour de l’association « classes
« imaginaire social », notion définie en intro- laborieuses » et « classes dangereuses », que
duction comme « un système cohérent, dyna- Louis Chevalier a naguère mise en évidence,
mique, de représentations du monde social, dans un contexte renouvelé par l’émergence
une sorte de répertoire des identités collectives du paupérisme, de l’urbanisation et de la ques-
dont se dote chaque société à des moments tion sociale, ainsi que par l’essor de la culture
donnés de son histoire » (p. 20). Les auteurs de masse, et marqué, en France, par les réacti-
convoqués, philosophes comme Bronisław vations de l’événement révolutionnaire sem-
Baczko et Cornelius Castoriadis, ou spécia- blant révéler la solidarité entre l’émeute et les
listes de littérature comme Pierre Popovic, bas-fonds.
suggèrent que cette notion reste encore à De même, si l’auteur peut déceler la perma-
acclimater chez les historiens. Cet imaginaire nence des scénarios qui organisent le récit des 913
bas-fonds (l’inventaire naturaliste, la déambu- en pleine lumière, loin de l’ombre qui enve-
lation nocturne du prince-justicier déguisé, la loppait naguère misérables et gueux, accom-
tournée des grands ducs, la fuite poétique), il pagne cette sortie de l’âge des bas-fonds. Reste
y montre pour chacun le poids des héritages que les différents composants de cet imaginaire
(sous les traits du prince Rodolphe des Mystères ne disparaissent pas pour autant, et l’auteur
de Paris d’Eugène Sue, le calife des Mille et d’en traquer les multiples rémanences, qu’elles
une nuits...), ainsi que le renouvellement des soient institutionnelles (ainsi dans le cas des
représentations : comment, par exemple, on transportés et des relégués qui perdurent res-
passe des taxinomies de voleurs chez le poli- pectivement jusqu’en 1953 et 1970), théoriques
cier de la monarchie de Juillet (boucardiers, (avec les débats sur l’underclass aux États-Unis)
détourneurs, voleurs, careurs, etc.) aux nou- ou fictionnelles (ces « bas-fonds de l’ailleurs »),
veaux types de la pègre qui émergent dans véritables antimondes, peuplés de monstres,
les années 1920 (cocaïnomanes, « métèques », zombies ou races maléfiques, qui prolifèrent
danseurs mondains, etc.). Tout n’est bien sûr dans les films, comics ou jeux vidéos.
pas neuf dans un propos qu’alimentent en Sans doute tout ne rentre-t-il pas dans le
partie les travaux d’une historiographie cultu- tableau dépeint, et l’on peut s’interroger par
l’étude de l’imaginaire les motifs et les et les destins singuliers, fussent-ils de papier,
contextes et de suivre les méandres des héri- et à désincarner quelque peu les expériences
tages et les reconfigurations successives des sociales. Mais il a l’avantage de voir de haut
représentations. et d’embrasser large. Centré sur le XIXe siècle
Historique, cet imaginaire est datable et français, ce volume parvient magistralement à
fini. Raconter son histoire, c’est en retracer la restituer la longue durée d’une histoire des
naissance dans le contexte des années 1840, marges et de la misère, depuis les pauvres
quand les sociétés occidentales affrontent les médiévaux jusqu’aux exclus et S DF de ces
bouleversements sociaux liés à l’industrialisa- dernières décennies, brassant les multiples
tion, à l’essor des villes (les bas-fonds sont fon- références historiques, sociologiques, cinémato-
damentalement urbains). C’est suivre ensuite graphiques. Il réussit aussi le beau tour de force
son développement et mesurer son exten- de promener le lecteur de la « caverne sociale »
sion – l’imaginaire des bas-fonds comme « le hugolienne aux workhouses de Charles Dickens,
premier grand fait de mondialisation culturelle » et des égouts de New York aux bajos fondos
(p. 67). C’est retracer, enfin, son épuisement. mexicains en passant par les bouges d’Alger.
À compter de la première moitié du XXe siècle, À cet égard, le livre a ceci d’exceptionnel qu’il
le socle de représentations des bas-fonds se ouvre l’histoire contemporaine du crime à la
défait : les nouvelles réalités sociales du non- française aux éclairages comparés. Dans un
travail et de la pauvreté désavouent les dis- article récent, D. Kalifa constatait que l’his-
tinctions anciennes (bons/mauvais pauvres), toire culturelle n’était plus aujourd’hui ce
disjoignent les deux figures du pauvre et du front pionnier qui lui avait permis de dominer
criminel, congédient le modèle du voyage en pour une large part le renouvellement historio-
terre inconnue au profit de grilles sociologiques graphique de ces trente dernières années,
et quantifiées dont témoigne la grande enquête paraissant éclipsée par les approches inno-
de Charles Booth à partir de 1886. Au renou- vantes d’une histoire globale, mondiale ou
vellement du regard sur la misère, il faut ajou- connectée 1. Ce livre démontre en tout cas sa
ter aussi les transformations du milieu criminel belle capacité à sortir des confinements natio-
et de ses représentations avec l’invention du naux : des lendemains de bataille nullement
« Milieu » : la promotion sociale des nouveaux désolés.
truands enrichis par le trafic de stupéfiants et
914 la prostitution internationale, qui plastronnent ANNE-EMMANUELLE DEMARTINI
du Second Empire, l’auteur réussit à faire une une sociologie du spiritisme, celui des cercles
histoire totale du phénomène spirite en incluant familiaux, des intellectuels parias, des couches
ses aspects doctrinaux, ses dimensions sociale nouvelles ou des ouvriers lyonnais, ce alors que
et culturelle, ses enjeux religieux et politiques. les sources primaires manquent à l’historien.
Le premier des apports de cet ouvrage fort Pourquoi le spiritisme s’est-il implanté si
riche est d’observer le phénomène à l’échelle rapidement en France ? Outre le talent person-
mondiale et d’établir le spiritisme comme un nel et le sens de l’organisation de Kardec, cette
des premiers américanismes de la société fran- diffusion dépend selon l’auteur de facteurs
çaise. La diffusion du modern spiritualism, portée culturels, politiques et religieux qui donnent
par les reconfigurations religieuses améri- à cette histoire du spiritisme une profondeur
caines et l’essor des courants non conformistes, réelle. Dans une période de retour du religieux
est très rapide à partir de 1850. Une des hypo- qui profite notamment au catholicisme alors à
thèses émises par l’auteur est de relier cette son apogée, la conversion au spiritisme atteint
vogue à l’arrivée massive d’émigrants euro- une population d’incrédules, de matérialistes,
péens qui pouvaient trouver dans cette tech- de dépris récents du catholicisme, de croyants
nique de communication avec l’au-delà une attirés par une doctrine rationnelle conforme à
possibilité de conserver un lien avec leurs morts. l’esprit du temps. L’intransigeance catholique
La « danse des tables » migre ensuite sur le des années 1860 contribue sans aucun doute
vieux continent : les premiers articles français à pousser cette population « flottante » vers
qui en font état en insistant sur son excentri- cette religion moderne qui fait également fonc-
cité et son caractère protestant datent de 1852. tion de transition vers la sortie de la religion.
Le succès immédiat emprunte les voies de la Dans cette optique, le spiritisme peut être
modernité puisque le « télégraphe spirituel » considéré à la fois comme une contribution à
– c’est ainsi qu’on le nomme à l’époque – une forme de transfert de l’espérance de la
montre notamment son efficacité sur les pre- religion vers la science, mais aussi comme une
mières photographies. Dans toute l’Europe forme de repli spiritualiste face au monde
on évoque la nouvelle « épidémie » des tables industriel et technologique qui s’annonce.
tournantes dont l’expérience s’apparente, dans Chemin faisant, il suscite l’intérêt des ama-
un premier temps, à la physique amusante du teurs de sciences occultes et des praticiens du
XVIII e siècle. Les tables se mettent alors à magnétisme tout en renouvelant certaines
parler, le phénomène changeant de nature formes de sociabilité qui existent dans la pre- 915
allemands n’auraient commencé à s’intéresser venir de l’Empire alors même que les œuvres
à l’art français et à le collectionner qu’avec du maréchal Blücher sont au contraire présen-
l’impressionnisme. tées comme un butin de guerre, tout particu-
Dans le cadre d’une histoire de l’art moder- lièrement le Bonaparte franchissant le col du
niste fondée sur l’idée d’une autonomisation de Grand-Saint-Bernard par Jacques-Louis David.
l’art, il est vrai que les noms de Jean-Auguste- Le comte de Schönborn s’appuie quant à lui
Dominique Ingres ou d’Eugène Delacroix sur une certaine tradition aristocratique de
n’apparaissent que peu, ou pas, dans les collec- protecteur des arts, privilégiant toujours les
tions allemandes de l’époque. Mais nombre de commandes directes aux artistes, alors que
peintres aujourd’hui considérés comme acadé- les raisons de la présence du Portrait de Juliette
miques, ou tout simplement oubliés, bénéfi- Récamier par François Gérard dans les collec-
cient au contraire d’une large réception et ont tions du prince Auguste de Prusse sont d’ordre
un impact aussi grand que celui qu’on veut absolument sentimental.
généralement limiter aux modernes. Il en est Parallèlement, les peintres français com-
ainsi des œuvres de Théodore Gudin, Camille mencent à trouver une place au sein des expo-
Rocoplan dit « Roqueplan », Jules Coignet, sitions de l’Académie des beaux-arts de Berlin.
tion », révolution provoquée d’après lui par le berlinoises est essentiellement due à la pré-
« matérialisme véritablement spirituel et soigné sence d’un marchand, Louis Friedrich Sachse,
des Français actuels » (p. 118). F. Nerlich en parti chercher à Paris des lithographes pour son
effet ne se contente pas d’analyser une pré- atelier et revenu avec plusieurs œuvres fran-
sence mais en explique également les consé- çaises qu’il présente chez lui avant d’obtenir,
quences : « cette expérience directe des œuvres en 1836, le droit de les exposer à l’Académie
françaises en Allemagne agit à la fois sur le des beaux-arts. Alors qu’en 1838, les rapports
travail des peintres, sur la réflexion de la cri- entre Sachse et l’Académie se tendent, ce sont
tique d’art et sur le goût du public » (p. 3). les Kunstvereine de province qui vont prendre
Tout au long de son ouvrage, l’auteur met le relais, tout particulièrement celui de Leipzig
en regard les œuvres accrochées dans les qui présente pas moins de quatre-vingt-un
expositions, les collections ou les musées et tableaux français à son exposition de 1839.
les réflexions critiques auxquelles elles ont Une troisième partie analyse les débats sus-
donné lieu, permettant de retracer l’évolution cités en Allemagne, entre 1848 et 1870, par
à la fois de la présence artistique française en cette peinture française dont Paul Delaroche
Allemagne et du discours critique qui l’accom- ou Horace Vernet sont alors considérés comme
pagne. les héros. Si les réticences sont parfois fortes
L’ouvrage est divisé en quatre parties, à Berlin de la part de l’Académie dirigée par
reflets du passage d’un art français essentiel- Johann Gottfried Schadow, c’est néanmoins
lement collectionné par certaines élites à une Munich et son Kunstverein qui ferme jusqu’au
ouverture plus large du marché de l’art alle- milieu des années 1850 ses expositions aux
mand, provoquant autant émulation que ten- artistes non-bavarois. Il faut attendre 1863 pour
sions. La première partie est essentiellement que la société des artistes organise une pre-
consacrée aux portraits, jusqu’aux années 1830, mière exposition cosmopolite avant le grand
de collectionneurs aristocratiques rassem- déballage d’art français, souvent médiocre, de
blant, parmi d’autres, des œuvres d’art fran- la foire internationale de 1869. Une dernière
çaises. Les motivations en sont multiples, partie est consacrée aux collections privées et
autant que les acteurs eux-mêmes. Eugène publiques d’art français entre 1830 et 1870.
de Beauharnais, fils adoptif de Napoléon, réfu- Ce déroulement chrono-thématique montre
gié à Munich après le congrès de Vienne, voit la grande diversité des acteurs en présence,
en sa galerie une manière de perpétuer le sou- et donc la nécessité de sources multiples, sur 917
lesquelles s’appuie ce travail. F. Nerlich n’a pas Cette réception de l’art français doit être
seulement compulsé les catalogues d’expo- replacée dans le contexte des grands débats
sition ou de collection, les différents comptes visant à définir un art allemand national et,
rendus critiques et ouvrages savants écrits à pour certains, à le rénover. Si le discours est
l’époque, les archives d’artistes, d’académies emprunt de stéréotypes sur la théâtralité, la
et de marchands. Outre les peintures, elle s’est légèreté et le manque de profondeur de l’art
également intéressée aux reproductions gra- français, sa présence en Allemagne permet
vées de ces œuvres, parfois de grande qualité, cependant peu à peu la constitution de propos
et elles-mêmes objets de collection. Le dernier non moins critiques, mais plus construits et
chapitre leur est consacré, permettant « une moins caricaturaux. Les réflexions sur la maté-
nouvelle approche de l’histoire de l’art ancien rialité et la spiritualité de la peinture, sur le
et contemporain via la reproduction » (p. 359) sens de la peinture d’histoire, sont nourries par
et touchant ainsi à ce qui est peut-être le plus les œuvres françaises. Les bottes crottées du
difficile à cerner pour un historien de l’art : la Napoléon à Fontainebleau de Delaroche, acheté
diffusion auprès du grand public. Mieux encore : par Adolf Heinrich Schletter, collectionneur
l’ouvrage, d’une érudition extrême, sait la faire de Leipzig, en 1845, et présenté au Kunstverein
d’illustrations, faisant aussi la part belle à la en 1846 avant une tournée en Prusse, apparaît
gravure. comme l’exemple type de la peinture d’his-
Cette facilité de lecture n’empêche cepen- toire à la française, d’une sensibilité radicale-
dant pas l’importance des questions soulevées. ment opposée à l’esprit allemand.
En effet, au-delà des seules diffusion et récep- Ces quelques réflexions montrent que
tion de l’art français en Allemagne, ce sont des l’ouvrage de F. Nerlich, en plus de dresser le
débats essentiels pour ces deux pays qui sont portrait de médiateurs oubliés, touche à deux
ici étudiés. La diversité des acteurs en présence points essentiels de l’histoire de l’art. Le pre-
pose ainsi la question des institutions artis- mier est l’importance de la présence physique
tiques d’alors et de leur lien avec les collec- des œuvres dans la constitution d’un discours
tionneurs privés ou les marchands d’art, dont théorique sur l’art : « L’analyse de la présence
le rôle est de plus en plus important. Le conflit des œuvres françaises en Allemagne peut fina-
qui oppose en 1838 le marchand Sachse à lement servir de paradigme à l’importance de
l’Académie des beaux-arts de Berlin en est l’expérience directe des images – originales et
un exemple significatif. Alors qu’il avait été reproductions – ‘dont les récits ne pourraient
mandaté par l’Académie pour faire venir des donner qu’une faible idée’ – par le change-
artistes étrangers, et notamment français, dans ment qu’elle introduit dans le discours sur l’art
ses expositions, l’Académie refuse cette année- français et la formulation du doute théorique
là de rembourser les frais d’acheminement des et artistique » (p. 384). Le second est la néces-
œuvres et écarte même celles qui sont arrivées sité, pour construire un discours historique-
en retard, alors qu’il était pourtant d’usage de ment cohérent, de sortir des canons d’une
les accepter. Face à la plainte de Sachse auprès histoire de l’art uniquement moderniste :
du ministère du Culte, la réponse de l’Académie « au vu de l’importance qu’ont eue les autres
tient en un point essentiel : « la différence fonda- peintres pour la pensée sur l’art en Allemagne
mentale entre le sens de l’action de l’Académie au XIXe siècle, il faut peut-être se poser la ques-
des beaux-arts et celui du marché de l’art » tion de notre propre capacité en tant qu’histo-
(p. 134). L’exposition de l’Académie n’est pas riens à dépasser des critères d’appréciation
une foire et les choix commerciaux d’un orientés et datés » (p. 383). Ce beau volume le
marchand n’y ont pas leur place. De plus, prouve comme une évidence.
l’influence de l’art français sur les artistes alle-
918 mands se serait finalement avérée néfaste. MARIE GISPERT
Napoléon III devant la Prusse devenue Reich touché par le mysticisme pour H. Thode (très
un an après, à 1933, avec l’accession d’Adolf proche de Richard Wagner, dont il fut le
Hitler à la Chancellerie, M. Passini montre gendre), que le passé pris pour objet d’enquête.
l’institutionnalisation de plus en plus puis- Konrad Burdach suivit ces voies d’approche
sante d’une histoire de l’art prise dans les réa- en faisant porter son intérêt sur la place du
lités politiques, économiques et sociales des religieux dans l’histoire des civilisations. Les
« identités nationales » en train d’être façon- années 1900 sont imprégnées de ces recons-
nées : elle mène donc l’enquête, et c’est tout tructions nationalistes et marquées par la suite
l’intérêt de sa démarche, sur « les modalités des expositions sur les « Primitifs » : flamands,
d’écriture » d’un « récit national » (p. 3) en cours à Bruges, en 1902 ; français, à Paris, en 1904 ;
d’élaboration. Tant pour la IIIe République, rhénans, à Düsseldorf, en 1902, puis en 1904,
et ses institutions, que pour le Reich allemand, avec les travaux de statistiques monumentales
mais aussi à peu de chose près partout en sur les églises de la Rhénanie dus à Paul
Europe, une antiquité chasse l’autre, l’obser- Clemen. En revenant sur toutes ces tentatives,
vation des « antiquités nationales » étant et en s’interrogeant sur la Renaissance non
substituée à celle classique – de longue date plus comme modèle mais comme problème,
constituée en une somme de savoirs – des l’historien néerlandais Johan Huizinga formula
antiquités grecque et romaine. Deux principes en 1920 le concept de l’« anticipation des ori-
semblent particulièrement actifs dans ce chan- gines » et souligna l’émergence de nouvelles
gement radical de perspective sur le temps de catégories dans l’analyse historiographique :
l’histoire : une « dénormativisation » d’abord, celles d’« art national », de « génie » national
une « nationalisation du discours sur l’art ou encore de « caractère national » furent très
ancien » ensuite (p. 11), les deux conjuguant utilisées au cours de développements de plus
leurs effets pour modifier la compréhension en plus centrés sur le prétendu réalisme des
des arts monumentaux dans la durée 1. œuvres mêmes.
En France, Louis Courajod et Eugène Müntz Émile Mâle, en France, et Henrich Wölfflin,
ont tous deux contribué, de manière opposée en Allemagne, en reprirent les termes dans des
et très différente, à la démythologisation d’une études du reste très différentes, le premier
historiographie centrée sur la Renaissance et autour du gothique et, plus largement, de l’art
sur l’Italie et à la construction d’une « Renais- religieux médiéval (dans sa thèse soutenue en
sance française » qui prolongeait, dans bien 1893 et publiée en 1898, L’art religieux du 919
XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie écrit un ouvrage important pour ces années qui
du Moyen Âge et sur ses sources d’inspiration), voient des « identités nationales esthétiques »,
le second à partir du « sentiment germanique au sens large du mot, être définies sur la base
de la forme » (p. 113) et de la description des d’entités politiques de plus en plus affirmées
« traits stylistiques » propres à chaque art comme des entités nationales (p. 254-255). Par
national (p. 132 et 140-141), revus d’après une là, elle démontre la nécessité de penser une
grille de lecture exacerbant la polarité Nord/ histoire de l’art dans sa propre perception des
Sud, en Europe et ailleurs (les Kunstgeschicht- temps historiques, le plus souvent dans une
liche Grundbegriffe, 1915). Dans ce « moment « discordance des temps 3 ».
des années 1900 », la Grande Guerre devint
l’événement catalyseur de toutes les tendances DANIEL RUSSO
précédentes et ouvrit sur une période historio-
graphique de combat : la dévastation de la cathé- 1 - Sur la IIIe République en France et les
transformations qui font passer de la mystique à
drale de Reims sous les bombardements servit
la politique et à l’institution reconnue du régime,
de déclencheur, dans le camp français, à une
entre les années 1890 et 1914, voir Marie-Claude
série de réactions violentes à l’encontre de la
textes de guerre réunis en 1917, à Paris, sous Concorde, suivi de Les dimanches de la vie. Essais sur
le titre L’art allemand et l’art français du Moyen Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1993, p. 33-43.
Âge, fit d’É. Mâle la figure de proue de tout 3 - Suivant le titre de l’un des ouvrages de
ce mouvement, partagé du reste par les autres Christophe CHARLE, La discordance des temps. Une
historiens de l’art de sa génération ou d’une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin,
génération plus jeune (Henri Focillon) et par [2011] 2012.
la communauté universitaire dans son ensemble
(par exemple, le géographe Paul Vidal de la Laurence Danguy
Blache dans La France de l’Est, 1917) et L’ange de la jeunesse. La revue Jugend
certains hommes de lettres ou aspirant à et le Jugendstil à Munich
l’être. Ainsi, souvent oublié, Georges Bataille Paris, Éditions de la MSH, 2009, 339 p. et
composa-t-il Notre-Dame de Rheims à l’été 1918 XXXII p. de pl.
et l’adressa-t-il « À des jeunes gens de Haute-
Auvergne 2. » D’un tableau aussi conflictuel, Dans une « glose » des années 1930, Walter
M. Passini laisse ressortir, à juste titre, la figure Benjamin écrit à propos d’une revue à la
d’un Wilhelm Vöge qui fut soucieux de mar- mode : « On peut dire que la Jugend munichoise
quer les liens du gothique allemand avec les a été l’organe central de ce mystérieux mouve-
réalisations françaises dès sa thèse, soutenue ment d’émancipation qui vit dans l’atmosphère
en 1894 à Strasbourg, sur les origines du style de ces vers : Stell auf den Tisch die duftenden
monumental du Moyen Âge, ou la figure de Reseden, die letzten roten Astern hol herbei ! C’est
« passeur » entre deux mondes que furent sans dans les fleurs <qu’>à l’idée de la jeunesse
cesse Albert Marignan et les relations (de lec- est nouée celle du pervers. Et par là nous
tures) qu’il sut tisser, de Vöge à Courajod et à sommes pénétrés [...] jusqu’au centre véritable
Giovanni Morelli. Dans le même temps, en du Jugendstil 1. » W. Benjamin souligne la dia-
Allemagne toujours, on réfléchissait à la spéci- lectique entre l’idéal émancipatoire et l’élé-
ficité allemande du Spätgotik. ment pervers (Verspannung von Perversion und
M. Passini apporte une contribution très Idealismus). L’émancipation se réduit à une
solide et très riche à « la fabrique de l’art natio- figure de style (Stilangelegenheit) et le Jugendstil
nal », en France et en Allemagne, mais pas seu- est le « style stylisant κ at'exochn », le dernier
lement. Son livre vaut pour ce qui se passe en qui subsiste après la crise de l’historicisme et
920 Europe et dans le monde de 1870 à 1933. Elle de l’imitation tardive.
On enregistre une progression specta- l’État éducateur (Estado docente), c’est tout le
culaire des ventes. Le succès de la Jugend fonctionnement de l’État bolivien qui s’en
munichoise peut donc s’inscrire dans un phé- trouve analysé à partir des prémices de la
nomène culturel et économique plus large, lié construction nationale. On pourrait même dire
à l’essor du marché : l’affirmation d’une ten- qui s’en trouve disséqué, tant le souci du détail
dance, aussi bien dans le registre de l’idéologie traverse les dix chapitres de ce travail de réédi-
que dans celui du style, et la stratégie de mar- tion actualisée d’une thèse soutenue en 2000.
ché moderne font un excellent ménage, car L’école et la politique éducative y sont
l’un renforce l’autre et vice versa. Le Pressefieber considérées moins finalement en elles-mêmes
wilhelminien nous en offre maints exemples. que comme prisme d’analyse du libéralisme boli-
L. Danguy revendique une double approche, vien qui se met en place à l’aube du XXe siècle.
où l’histoire culturelle est intégrée par une Par « libéralisme », il faut entendre non tant
« herméneutique de l’image arrimée à l’anthro- une doctrine économique, celle de la loi du
pologie religieuse » (p. 10), centrée sur la figure marché, doublée d’une doctrine politique,
syncrétique de l’ange, messager et « révéla- celle du « laisser-faire », qu’une critique de
teur » du sens caché ou dénié (des « ambiva- l’organisation politique conservatrice et du
représentation allégorique de Jugend, en style et elle est explicite : il s’agit bien, par l’instruc-
Jugend » (p. 214). Dans le même parcours icono- tion et sa généralisation, de soigner un corps
graphique, l’Avé Jugend, la « femme Jugend à national perçu comme malade. Régénérer par
l’enfant Jugend » témoigne d’une « sacralisa- l’éducation, c’est moderniser, unifier et in fine
tion » (l’ultime) qui « s’opère à travers son rallier au projet de la classe dominante ces frac-
référent chrétien, la Vierge à l’enfant » : une tions de la nation perçues comme des « figures
sacralisation du style Jugend, qui est en même de l’altérité » (p. 25) : Indiens, métis, Cholos,
temps dissolution auto-ironique brisant le ruraux pauvres, etc. La « peur de l’Indien »
poids de la tradition religieuse et le sérieux (p. 107) semble effectivement le primo mobile
des débats intellectuels et esthétiques. d’une politique visant l’unité nationale par
l’homogénéisation territoriale des conditions
MARINO PULLIERO de scolarisation. La question de départ de
F. Martinez est donc de savoir comment
1 - Walter BENJAMIN, Schemata und Glossen zum l’école a été investie du rôle de réduire les
Jugendstil I, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le- distances réelles ou fantasmées entre un
Main, Suhrkamp, 1985, vol. VI, p. 153. groupe blanc dirigeant et ces figures de l’alté-
2 - Giuseppe BEVILACQUA, Letteratura e società
rité restées en marge d’une société en cours
nel secondo Reich, Milan, Longanesi e C., 1977,
de modernisation.
p. 152.
La première partie pose le cadre concep-
tuel du projet de « régénération » éducative. Il
Françoise Martinez s’agit là d’un programme original dans la
« Régénérer la race ». Politique éducative en mesure où le parti libéral bolivien construit
Bolivie (1898-1920) une idéologie ad hoc, faite d’emprunts aux
Paris, Éditions de l’IHEAL, 2010, 455 p. théories libérales occidentales et de recy-
clage de courants de pensée alors d’actualité
L’ouvrage de Françoise Martinez est a priori en Amérique du Sud, soit l’évolutionnisme
assez strictement monographique. Pourtant, d’inspiration darwinienne et le positivisme
son intérêt dépasse les limites de l’historio- tels qu’ils se sont développés en Europe. Le
graphie latino-américaine. Il est loin, par ailleurs, paradoxe mis en lumière par F. Martinez est
de constituer un simple pan d’histoire de l’édu- que l’édification « nationale » est résolument
922 cation, puisqu’à travers une interrogation sur d’inspiration exogène, « ce qui constituait alors,
dans l’imaginaire collectif, une garantie de d’origine, d’où la nécessité d’un enseignement
qualité » (p. 332), puisqu’elle était inspirée des adapté à ses besoins jugés fondamentaux et
modèles voisins de l’Argentine et du Chili, et qui ferait avant tout de lui un ouvrier agricole
réalisée via le soutien d’un véritable « réseau productif. L’alphabétisation devient superféta-
belge » de pédagogues recrutés à l’École nor- toire, alors que la maîtrise orale d’un espagnol
male de Bruxelles ou à l’université de Louvain, véhiculaire, les travaux manuels et la discipline
ou encore par l’adoption de techniques éduca- des corps par la gymnastique deviennent priori-
tives aussi foncièrement étrangères à la société taires.
bolivienne de l’époque que pouvait l’être la La lecture de l’ouvrage laisse au lecteur
gymnastique suédoise. une impression d’exhaustivité. Ce sont ainsi
La deuxième partie développe les linéa- plus de mille articles de presse, des centaines
ments d’une politique éducative d’unification de débats parlementaires et autant de sources
et de désindianisation. À la différence sans imprimées d’époque qui sont mobilisés par
doute du modèle républicain français, il ne l’auteure. On pourra cependant regretter ce
s’agit pas là seulement de généraliser la scolari- qui constitue un angle mort de ce travail, mais
sation pour renforcer une culture nationale ou sans doute aussi une lacune des sources à sa
vocation assimilationniste du projet est claire : ment (p. 287), on en sait au final peu sur les
il s’agit de transformer l’Indien, le « blanchir », modalités d’appropriation ou de contourne-
œuvrer à une véritable « rédemption » des ment des velléités exprimées depuis La Paz.
masses indigènes. Cela passe par une castillani- Si l’Indien est au cœur du projet, il en est dans
sation linguistique, par l’accès à un univers de le même temps le grand absent. Il n’en reste
l’écrit et par une dignification morale comme pas moins que l’épisode bolivien dans lequel
préalable à l’intégration des communautés F. Martinez nous plonge illustre à la perfection
autochtones à la nation politique. le dilemme fondateur de toute éducation
La période décrite dans la troisième partie, nationale, celui d’une dialectique qui place en
celle de la deuxième décennie du règne libé- tension l’objectif d’homogénéisation du peuple
ral, marque à cet égard une rupture puisque, par l’instruction et celui d’adjudication d’un
en réponse à la dénonciation du caractère irréa- rôle social déterminé à chaque élément d’une
liste du programme d’une instruction « uni- communauté nationale fortement stratifiée.
fiée » aussi bien parmi les parents d’élèves de
la bourgeoisie urbaine que dans les rangs du MARIE SALAÜN
parti libéral lui-même, c’est une politique de
re-ségrégation scolaire qui se met en place.
L’heure n’est plus à l’assimilation de toutes Isabelle Antonutti
les composantes de la société bolivienne mais Cino Del Duca. De Tarzan à Nous Deux,
bien à l’institutionnalisation d’une école diffé- itinéraire d’un patron de presse
renciée, au service des besoins techniques d’une Rennes, Presses universitaires de Rennes,
économie capitaliste, des intérêts de l’oligar- 2012, 221 p.
chie urbaine et du maintien de l’hégémonie
du parti libéral. Le danger d’une rébellion des D’une thèse d’histoire soutenue en 2012,
Indiens a cédé le pas à celui d’un déracinement Isabelle Antonutti a tiré un ouvrage condensé,
des Indiens, voire d’une ascension sociale des centré sur la vie et les entreprises de Cino
métis. Dans un retournement complet vis-à- Del Duca (1899-1967). Comme le précise le
vis du principe de la décennie précédente, sous-titre, elles sont saisies « de Tarzan à Nous
« civilisation » et « instruction » sont désor- Deux », autrement dit de la presse dédiée à la
mais, pour ainsi dire, disjointes puisqu’il s’agit jeunesse à celle « de genre ». L’empire Del Duca
avant tout d’enraciner l’Indien dans son milieu s’étend toutefois à d’autres domaines des indus- 923
tries culturelles, comme le cinéma ou l’édition utiles sur leur fonctionnement et leurs capitaux
littéraire. Son chiffre d’affaires le place dans les autrement qu’à travers la presse professionnelle
années 1960 à la quatrième place des groupes et économique que l’auteure a dépouillée.
de presse de l’Hexagone. L’auteure prolonge C’est comme représentant chargé de vendre
les travaux entrepris depuis les années 1980 sur des romans en feuilletons et des fumetti que
le capitalisme d’édition en France par Jean- Del Duca débute dans l’édition en 1923. L’ex-
Yves Mollier, qui signe ici la préface. Elle mobi- périence le conduit en 1928 à fonder avec ses
lise également les résultats des études sur les deux frères la Casa Editrice Moderna. Le suc-
publications sérielles dédiées à la jeunesse et cès est rapide. Amorcé par l’édition de romans
aux femmes que Thierry Crépin et Sylvette d’amour et de sagas patriotiques comme Cuore
Giet ont explorées à la fin des années 1990. garibaldino, il se maintient grâce à des pério-
Né dans les Marches, Del Duca se dis- diques qui privilégient la création italienne et
tingue par un engagement militant précoce les fumetti inspirés des séries étatsuniennes,
dans le cercle Liebknecht d’Ancône. Il ren- qui « accommodent le plus possible le mythe
contre un premier succès commercial à Milan du héros fasciste aux aventures rocambolesques
avant de s’installer en France en 1932. Ses qui font le miel des jeunes lecteurs » (p. 35).
scruter en regard les évolutions formelles de la 1934, il vise l’Europe, adaptant les recettes qui
presse des années 1930 et de l’après-guerre. ont fonctionné en Italie, créant des filiales en
L’étude d’I. Antonutti se divise en trois parties Suisse, en Belgique et en Espagne. Le défer-
chronologiques : « Les années d’apprentissage, lement de la bande dessinée étatsunienne le
1899-1932 », « La réussite, 1932-1952 » et « La pousse à investir dans les hebdomadaires illus-
reconnaissance, 1952-2004 ». trés pour la jeunesse. En 1935, il lance avec
L’auteure choisit comme scène inaugurale réussite Hurrah ! Sans trop se soucier du droit et
la battue anticommuniste dont Del Duca de la mise en page, il adopte les us de l’époque,
aurait été l’une des cibles en 1922. Consciente « trafiqu[ant] les planches, les coup[ant], les
de l’instrumentalisation postérieure qu’a faite adapt[ant] au format, change[ant] les couleurs,
l’éditeur de cette scène, I. Antonutti tente de modifi[ant] les dessins, agrandiss[ant] les
révéler les ombres et méandres du parcours de strips pour que la série dure plus longtemps,
l’homme de presse : résiste-t-il ou compose-t-il gomm[ant] le copyright, le nom de l’auteur »
avec le nouveau pouvoir fasciste ? Supporte-t-il (p. 49). Hurrah ! réussit à concentrer les cri-
la révolution nationale après 1940 ou aide-t-il tiques des intellectuels communistes et des
les réseaux de la résistance italienne ? Falsifie- censeurs catholiques, l’abbé Bethléem accusant
t-il son passé pour éviter l’épuration qui touche les productions de Del Duca de « corrompre
la presse dans l’immédiat après-guerre ? Les et abêtir » ses lecteurs.
publications des frères Del Duca sont-elles Installé dans le IIIe arrondissement, quar-
proches du Parti communiste italien à qui est tier des grands journaux et des imprimeurs,
un temps proposé de réfléchir au contenu de Del Duca marque au début de la guerre son
Grand Hôtel ou se contentent-elles de suivre au hostilité envers l’ennemi. Il publie le fameux
plus près de l’air du temps, fut-il franchement tract Cherchez la 5 e bête féroce, où la figure
nauséabond ? L’étude d’I. Antonutti n’occulte d’Adolf Hitler naît de la superposition d’un
aucune des questions que pose « l’itinéraire loup, d’un tigre, d’une hyène et d’un serpent.
sinueux » de Del Duca. Elle croise des sources Mais Del Duca maintient son activité sous
diverses : une trentaine d’entretiens, des archives l’Occupation, diffusant ses périodiques en
italiennes et françaises (police, commerce, zone libre et en zone occupée. Forcé de limiter
presse). Les archives des Éditions mondiales, le volume de papier, il réduit le nombre des
dont on ne connaît pas la situation de conser- pages mais ne néglige pas d’envoyer une photo
924 vation, auraient pu donner des informations du maréchal Pétain à chaque nouvel abonné
En cela, il illustre parfaitement les renouvel- des produits dans une logique de marques.
lements qui ont enrichi, ces dernières années, Enfin, au cours des années 1960, ils s’orientent
l’histoire de la consommation 1. L’auteure pré- vers la diversification de l’offre de téléviseurs
sente chronologiquement, et dans un style d’une – bien que l’identification des « cibles » qui
grande clarté, les différentes phases qui voient constituent leur clientèle reste hésitante. Au
l’élargissement progressif d’un marché d’abord début des années 1980, Thomson domine
restreint, en mettant en avant le rôle des diffé- ainsi les marchés français et allemand après
rents acteurs, publics et privés, dans sa structu- avoir fait disparaître, dans un vaste mouve-
ration. ment de concentration, la plupart de ses rivaux.
Tout en se défendant de parler de « retard », Le bilan sévère de la politique protectionniste
I. Gaillard explique les raisons pour lesquelles de l’État est donc nuancé par la mise en évi-
le taux d’équipement en téléviseur des Français dence de ses conséquences positives : le main-
progresse lentement, par comparaison avec sa tien de la fabrication des téléviseurs sur le sol
croissance soutenue dans d’autres pays, notam- national et la défense de standards de haute
ment en Allemagne. Elle attribue aux décisions qualité, mis au point par les ingénieurs fran-
de l’État une grande responsabilité dans ce çais. Cependant, et malgré le développement,
avant la couverture en émetteurs. La politique pénalisée par les profondes inégalités d’une
de taxation du téléviseur comme produit de société dans laquelle la progression du niveau
luxe et l’encadrement du crédit contiennent de vie moyen masque d’importantes disparités.
l’inflation mais limitent également l’accès des De plus, la France est à la fois moins peuplée
catégories les plus pauvres au téléviseur. C’est et moins urbanisée que l’Allemagne – alors
surtout le choix de normes protectionnistes qui que les « paysans » ont un taux d’équipement
pèse à long terme : le « 819 lignes » (le standard en téléviseur inférieur à la moyenne jusqu’au
de haute définition de l’image), puis le sys- milieu des années 1970. Toutefois, I. Gaillard
tème de couleurs Secam isolent le marché fran- souligne que les formes de réception collective
çais des autres pays européens qui ont adopté ont permis aux classes populaires de découvrir
des standards différents. Au niveau des pro- la télévision avant de pouvoir acquérir un poste
grammes, enfin, la télévision publique défend et, surtout, que leur retard d’équipement est
son idéal de démocratisation culturelle : elle comblé à une vitesse exceptionnelle, si l’on
n’entend se soumettre ni à la « demande » que prend en considération les disparités bien plus
prétendent mesurer les sondages, ni aux exi- criantes qui se maintiennent pour d’autres biens
gences des publicitaires. durables, comme la machine à laver ou l’auto-
Les grands constructeurs français, eux, ont mobile. Plus que d’un « retard français » géné-
su relever le défi que représente la production ral, il s’agit donc d’une série de disparités et
en masse d’un objet qui, en 1945, sort à peine d’écarts qui se mesurent à plusieurs échelles
des laboratoires et dont les composants se et complexifient l’image linéaire et globali-
renouvellent sans cesse par la suite. Grâce sante de la croissance des Trente Glorieuses.
au croisement de sources combinant la presse Au-delà de ces considérations strictement
d’entreprises, les archives de groupements socio-économiques, l’auteure montre l’impor-
professionnels et les publications des organismes tance de la construction culturelle de la télé-
d’études de marché, I. Gaillard reconstitue les vision comme symbole de la consommation
stratégies des constructeurs pour stimuler une et du loisir pour tous, désormais considérés
demande trop faible. Ceux-ci contribuent à comme des droits, et comme nouveau génie
élargir le marché en développant les orga- du foyer et de la famille. À partir d’enquêtes
nismes de crédit en leur sein. Surtout, ils sur les habitudes et les durées d’écoute, elle
quadrillent le territoire de leurs réseaux de met en avant la diversité des usages qui, conju-
926 revendeurs affiliés qui assurent la promotion guée à la diversité des types d’équipement (du
poste couleur au poste miniaturisé, en passant chronologique, ni d’un point de vue générique ?
par les premiers magnétoscopes), interdit de Chronologiquement d’abord, puisque l’ouvrage
considérer le public comme une masse, alors se clôt avec la foire de Bâle de 1970, qui marque
même que la télévision est consommée dans la perte d’influence des galeries françaises ; on
tous les milieux. On ne peut que regretter, à n’est donc pas, loin de là, dans la contempora-
ce sujet, que l’éditeur n’ait pas permis la repro- néité – sauf à s’inscrire dans la longue durée, ce
duction de quelques-uns des nombreux gra- qui n’est pas le cas ici. Génériquement ensuite,
phiques qui illustraient la thèse à l’origine de Julie Verlaine semblant ignorer les nombreux
ce livre et qui offraient des synthèses saisis- débats autour de la définition de l’« art contem-
santes des données statistiques. porain », dont certains auteurs – dont je suis –
Plus fondamentalement, la limite d’une estiment que sur toutes sortes de plans, et pas
telle approche du public, fondée essentielle- seulement esthétique, il opère une rupture radi-
ment sur des enquêtes quantitatives, réside dans cale avec l’« art moderne » – celui qui occupe
l’utilisation trop peu réflexive de telles don- massivement les galeries parisiennes dans la
nées. Malgré son souci de la nuance, l’auteure période étudiée. Autant l’expression d’« œuvres
ne questionne pas les présupposés et les caté-
contemporaines » parfois utilisée par l’auteur est
certains indicateurs (que mesure-t-on quand sinon dans quelques avatars apparus au tour-
on mesure « l’écoute » ?) ou encore les publics nant des années 1960 avec le nouveau réalisme
rendus invisibles par les enquêtes (comme les et qui font manifestement rupture.
étrangers). Ainsi, les grandes figures de cette Or cette méprise sémantique est loin d’être
aventure du petit écran – « la ménagère », anodine, car le défaut de raisonnement dont
« l’inactif », « le paysan » – seraient apparues elle est l’indice empêche J. Verlaine de problé-
dans leurs diverses dimensions : non seule- matiser bon nombre de mutations fondamen-
ment comme des catégories de consommateurs, tales – alors même qu’elle semble en avoir
mais comme de véritables mythes de la France conscience, comme en témoigne son usage de
des Trente Glorieuses. l’expression « changement de paradigme »
(p. 422) ou de « paradigme péri-artistique »
GÉRALDINE POELS (p. 462). Heureusement pour le sociologue, le
livre offre nombre d’indicateurs passionnants
1 - Marie-Emmanuelle CHESSEL, « Où va l’his- de ces mutations mais sans en proposer une
toire de la consommation ? », Revue d’histoire moderne véritable analyse. La prise en compte de cette
et contemporaine, 59-3, 2012, p. 150-157. césure générique entre « moderne » et « contem-
2 - Cécile MÉADEL, Quantifier le public. Histoire porain » aurait dû en outre amener à borner le
des mesures d’audience de la radio et de la télévision,
corpus à 1964, année dont tous les historiens
Paris, Économica, 2010.
d’art s’accordent à dire qu’elle a marqué, avec
la victoire de l’américain Robert Rauschenberg
Julie Verlaine à la biennale de Venise contre le français Roger
Les galeries d’art contemporain à Paris. Bissière, le basculement du monde de l’art de
Une histoire culturelle du marché de l’art, Paris à New York et du moderne au contempo-
1944-1970 rain.
Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, Cette réserve émise, considérons qu’il s’agit
350 p. d’un livre sur les galeries d’art moderne et
reconnaissons-le : c’est un copieux et impec-
Disons-le d’entrée : le seul défaut de ce livre cable travail, issu d’une thèse d’histoire cultu-
remarquable est son titre. Car enfin, pourquoi relle. Complet, structuré, il mêle élégamment
parler d’art « contemporain » alors que cet le récit chronologique à l’organisation théma-
adjectif n’est approprié ni d’un point de vue tique, laquelle traite aussi bien d’esthétique 927
tion : l’une comme l’autre sont balayées par prendre toutefois les conditions d’émergence ;
l’irruption du Pop Art américain qui triomphe il nous offre, surtout, une description complète
à la biennale de Venise et, avec lui, les artistes et fouillée de ce que fut le système de l’art
soutenus à New York par Leo Castelli, alors « moderne » saisi à travers le réseau des
même que le nouveau réalisme venait de galeries parisiennes qui en furent le lieu de
secouer allègrement le petit monde des galeries déploiement par excellence.
parisiennes (ce dont l’ouvrage offre quelques
aperçus savoureux à travers les avatars de la NATHALIE HEINICH
galerie Iris Clert). Un nouveau monde de l’art
s’ouvre dans l’après-1968, américanisé, inter- 1 - Alan BOWNESS, The Conditions of Success:
nationalisé, d’où les salons ont pratiquement How the Modern Artist Rises to Fame, New York,
disparu et où la concurrence se réorganise Thames and Hudson, 1989 ; Anne MARTIN-FUGIER,
autour des grandes foires – la première Foire Galeristes : entretiens, Arles, Acte Sud, 2010.
internationale d’art contemporain (FIAC) a lieu 2 - Raymonde MOULIN, Le marché de la peinture
à Paris en 1974 –, des biennales qui se multi- en France, Paris, Éd. de Minuit, [1967] 1989 ; Serge
plient dans le monde entier, ainsi que des salles GUILBAUT, Comment New York vola l’idée d’art
logie de la légitimité à vocation désormais dans plusieurs des enquêtes richement docu-
transnationale contre les prétentions de toutes mentées qui font suite à l’introduction.
les conceptualisations rivales – passées aussi La notion de « capitale culturelle », dont
bien que récentes d’ailleurs : les charges aux- l’usage fédère discrètement certains des
quelles nous avait habitués P. Bourdieu contre chapitres les plus remarquables de l’ouvrage
Antonio Gramsci, Louis Althusser ou Michel (Christophe Charle, Blaise Wilfert-Portal,
Foucault, l’histoire littéraire lansonienne ou Sergio Miceli, Gisèle Sapiro et Laurent
les études littéraires formalistes se retrouvent Jeanpierre), peut être envisagée comme la
telles quelles sous la plume d’A. Boschetti, résultante logique d’une sociologie de la légiti-
une quarantaine d’années plus tard, aux côtés mité rendue attentive aux « jeux d’échelle » de
néanmoins d’autres positionnements théo- la microhistoire : le débordement des champs
riques plus incisifs par rapport aux cultural stu- culturels au-delà du territoire des États-
dies, aux postcolonial studies ou à l’anthropologie nations s’enrichit ainsi de leur redéploiement
de la globalisation. plus restreint à l’échelon local, auquel les villes
Cet espace polémique double dans lequel acquièrent une pertinence majeure comme
s’inscrit l’introduction est à la fois anachro- lieu de production ou de transit des formes
nique, au regard des débats contemporains symboliques.
(la pensée de L. Althusser est-elle à ce point Cette notion de « capitale culturelle » repré-
d’actualité qu’il faille s’en prendre avec viru- sente une part non négligeable de l’apport
lence, aujourd’hui encore, à sa théorie des proprement francophone aux débats contempo-
« appareils idéologiques d’État », comme le rains sur les processus transnationaux. Encore
fait A. Boschetti ?), et précisément indexé sur peu en usage dans les recherches anglophones
plusieurs des renouvellements conceptuels ou germanophones, sinon dans des travaux
intervenus ces vingt dernières années dans les qui, comme ceux de Saskia Sassen, ne portent
sciences sociales françaises : les travaux issus pas à proprement parler sur la circulation de
des départements américains de littérature la littérature, des arts visuels ou des sciences
comparée, dont la réception est actuellement sociales, l’échelle de la ville entendue comme
en cours sous l’impulsion de petites maisons capitale symbolique présente plusieurs avan-
d’édition parisiennes très actives, font l’objet tages : elle permet d’ancrer des processus de
d’une critique sans appel, tandis qu’est rappe- production ou de réappropriation culturelle
930 lée, avec insistance, la compatibilité entre la dans des environnements matériels suscep-
tibles d’être précisément définis (par le nombre d’un réseau transnational de capitales cultu-
de théâtres, de maisons d’édition, de revues, relles dont la logique propre d’échanges ren-
de traductions publiées, d’organes de presse, drait compte de l’émergence, de la persistance
d’écrivains immigrés, etc.) ; elle délimite un ou de l’affaiblissement des unes et des autres
espace où la coexistence de réseaux inter- au fil des siècles.
individuels peut être observée sans pour autant Cet ouvrage donne ainsi à voir les tensions
que leur somme ne forme aussitôt un « champ », théoriques auxquelles se trouvent exposés les
favorisant un effort descriptif qui ne soit pas questionnaires établis en sciences sociales, dès
d’emblée une explication ; elle donne enfin à lors qu’on les étend à des échelles d’analyse
lire des liens avec d’autres capitales, d’impor- que leur formulation initiale n’avait pas pré-
tance plus ou moins grande, d’une manière qui vues. Et la leçon du volume est sur ce point
dessine, de proche en proche, les reliefs les instructive : l’ajustement conceptuel des théo-
plus saillants de la mondialisation culturelle. ries se nourrit, le plus souvent, d’un travail
Cette sociologie historique renouvelée de la collectif d’enquêtes rigoureuses, plutôt qu’il
culture, en modifiant sur quelques points cru- ne découle d’un regain de vigilance épistémo-
ciaux le questionnaire bourdieusien, se lance logique.
proposés par une équipe de 121 auteurs issus de la guerre et l’aspiration à la paix », un dernier
de douze pays différents. article traitant de l’Europe considérée comme
Comme ces dimensions imposantes ne « espace économique ». Un ensemble d’une
permettent pas de passer en revue l’intégralité soixantaine d’entrées, allant du « taureau » à
des entrées, il convient de développer quelques l’« Oural » en passant par « Mona Lisa », la
remarques pour rendre compte d’une impres- « Magna Carta », les « Alpes », l’« euro » et
sion d’ensemble. La première a trait à l’emploi « Guernica », illustre dans le deuxième volume
heuristique ouvert et idéologiquement neutre les notions abstraites (comme « humanisme »,
de la notion de « lieu de mémoire » que les « État de droit » ou « frontières ») analysées
auteurs, historiens dans leur écrasante majo- dans le premier. Pour la clarté, les chapitres
rité, s’approprient avant tout comme instru- reprennent d’ailleurs les mêmes titres. S’y
ment d’analyse et de narration, permettant de ajoute une dernière rubrique consacrée aux
mettre au jour et de mettre en forme une « métaphores, citations et slogans », où le lec-
multiplicité d’« histoires au second degré », teur trouvera des entrées sur les réfractions du
selon l’expression consacrée de P. Nora. L’his- « cogito » cartésien ou de la devise « Liberté,
toire mémorielle de l’Europe ainsi proposée Égalité, Fraternité » dans les mémoires euro-
sous forme kaléidoscopique n’est pas de prime péennes.
abord guidée par ces présupposés normatifs Comprenant trente et un articles, le troi-
qui imprègnent parfois la production historio- sième volume, assez succinct, s’ouvre à une
graphique et « politologique », notamment problématique différente, dont il est peu dire
dans le champ allemand, à l’image du récent qu’elle rejoint une préoccupation majeure de
Combat autour de la mémoire européenne : visite notre temps puisqu’elle traite de l’« Europe
guidée d’un champ de bataille, du politiste et et du monde » et pose la question des inter-
sociologue Claus Leggewie 2. Cet essai exces- sections multiples des histoires à une échelle
sivement subtil et stimulant d’un côté, et globale, qui rendent tout aussi difficile que
cependant très réducteur de l’autre, scrute la passionnante la définition d’une histoire euro-
problématique des mémoires européennes péenne et de ses mémoires. Il est dommage
uniquement à l’aune de « l’âge des extrêmes » qu’une présentation assez peu inspirée, puisque
et du « court XXe siècle », tandis que l’analyse construite selon des critères purement formels
des différents cas de concurrences des vic- (« notions », « concepts », « études de cas »),
932 times débouche sur des conclusions émi- produise l’impression d’un alignement de cas,
sans ligne directrice. Cette remarque vaut mier grand panorama des lieux de mémoire
malheureusement pour l’ensemble des trois européens et alors même que les trois notions
volumes. Car s’il convient de souligner à nou- du titre, « lieux », « mémoire », « Europe »,
veau les mérites de ce projet éditorial et les sont toutes intrinsèquement problématiques.
bénéfices que les lecteurs, au gré de leurs buti- L’impression, quelque peu frustrante et
nages, tireront de la plongée dans tel ou tel décourageante, qui domine in fine est celle
article, force est de signaler que l’impression d’un appareil complexe et volumineux, mais
générale reste hélas mitigée. livré en pièces détachées éparpillées, parfois
Une première faiblesse, non des moindres, fournies en double (comme « Guernica » et
réside à l’évidence dans le choix des contribu- « Coventry » couvrant deux fois la thématique
teurs, à plus de 80 % originaires d’Allemagne, de la guerre aérienne), sans clé et sans mode
d’Autriche ou de Suisse alémanique. Cette d’emploi. De ce point de vue, les trois volumes,
composition ne peut que surprendre par rap- malgré leurs mérites, présentent un premier
port à l’ambition européenne affichée du pro- essai au bout du compte contradictoire : ambi-
jet et au travail titanesque qu’a dû représenter tieux par sa taille, mais trop modeste par son
sa réalisation. Dans le même ordre d’idée, la propos.
Christi. Enquête sur les Évangiles, Paris, Mille et critique d’art, sur le discours d’écrivains à
une nuits/Arte Éd., 1997 ; Jésus contre Jésus, Paris, propos de la musique, ou sur l’articulation du
Le Seuil, 1999 ; Jésus sans Jésus, Paris, Le Seuil/ silence et du verbe dans le cinéma muet.
Arte Éd., 2008 ; De la crucifixion considérée comme un Comme c’est le cas également de travaux
accident du travail, Paris, Demopolis, 2008. récents en histoire du livre, ce type de démarche
comparatiste s’inscrit résolument après et contre
les approches de la critique structuraliste ou
Emmanuel Bouju (dir.) de la nouvelle critique, portant attention non au
L’autorité en littérature seul fonctionnement du langage mais aux caté-
Rennes, Presses universitaires de Rennes, gories dont dépend l’intelligibilité des textes
2010, 511 p. littéraires selon les époques et à leur inscription
dans un contexte d’écriture et de réception
Contre d’anciens mots d’ordre critiques défini. De fréquentes références à la « fonction-
aujourd’hui révolus tels que la « mort de auteur » désignée par Michel Foucault comme
l’auteur », ce collectif affirme une positivité distincte de l’« analyse historico-sociologique
de la notion d’autorité et un lien constant, à du personnage de l’auteur » placent au cœur
outils et rappelant l’apport de quelques figures rique de la crise – l’autorité paraissant vivre
comme Wayne Booth (avec la notion d’« auteur une crise perpétuelle du XVIe au XXIe siècle,
impliqué ») ou Dorrit Cohn (avec la « narration dont l’une des leçons est que la question ne
discordante »). L’évolution d’une position de se pose en littérature que lorsqu’elle est pro-
contestation des différentes formes d’autorité blématique ailleurs –, l’ouvrage met en défini-
vers un intérêt pour l’ambivalence de la notion tive l’accent sur la capacité d’instauration du
même d’autorité apparaît alors comme une texte littéraire et sur sa capacité à opposer aux
tendance partagée non seulement par la cri- héritages du passé des formes porteuses de
tique française, mais aussi, et parfois en amont, valeurs nouvelles.
par la critique de langue anglaise : c’est le sens
qu’il faut donner au choix de conclure le volume LUCIE CAMPOS
par un retour sur l’œuvre de Susan Suleiman,
dont la réflexion sur l’autorité remonte à la
publication d’Authoritarian Fictions : The Ideo-
logical Novel as a Literary Genre (1983), initiale- Thierry Lenain
ment écrit en français. Art Forgery: The History of a Modern
tant les différentes formes qu’ils ont pu prendre mais aux reliques – et l’on voit là se profiler la
(des fausses reliques aux faux tableaux de césure, déjà si bien analysée par Peter Brown,
maître et, parmi ceux-ci, des copies ou répliques entre le scepticisme des savants et l’adulation
aux « faux » proprement dits) que la fine ou la crédulité du peuple. Le culte des reliques
« symptomatologie » des modes de réaction à présente cependant d’intéressantes similitudes
la découverte d’un faux (du refus au rejet, de avec le marché de l’art, et T. Lenain dresse à
la purification par le feu à la contrition, de ce propos un parallèle suggestif entre les certi-
l’admiration à la fascination). On suivra plutôt ficats authentifiant les reliques, ainsi que les
l’ordre chronologique que respecte d’ailleurs reliquaires, et le rôle, dans notre culture actuelle,
l’ouvrage, de la deuxième à la quatrième par- des étiquettes et cartels de musée ainsi que
tie, passant d’« Avant l’âge du faux en art » à de la mise en scène muséographique. Avec le
« Avant l’âge de l’obsession du faux en art », Mandylion, auquel l’auteur consacre un cha-
puis au « Faux en art comme cauchemar du pitre fourni, le lien entre relique et icône se
connaisseur ». Cette évolution, T. Lenain la resserre, ouvrant la voie à une multiplication
résume ainsi : « L’apparition du syndrome des copies, mais dans un « paradigme de la
résulte de la transformation ‘pathologique’ substitution » assez éloigné de notre radicale
niers temps de la modernité. Puis, à partir des tagée entre « convertibilité mystique de la
années 1980, sa virulence décroît notablement, copie » et « prestige métaphysique de l’original »
malgré la persistance des symptômes, indiquant (p. 141) – une contradiction qui fait précisé-
que si la pathologie est devenue moins des- ment sa fragilité, sur le plan logique, en même
tructive intellectuellement, elle est loin d’avoir temps que sa robustesse, sur le plan pratique.
disparu » (p. 20). Qu’en est-il à présent de l’époque précé-
Avant l’âge du faux en art donc – c’est- dant non plus le faux en art mais l’obsession
à-dire dans l’Antiquité et au Moyen Âge –, la du faux en art, de la Renaissance à l’âge clas-
notion d’authenticité telle que nous la connais- sique ? La valeur d’authenticité se déplace de
sons n’est pas repérable. Dans la culture gréco- la relique à l’image-relique puis à l’œuvre
romaine, par exemple, la question des faux d’art, au sens où l’œuvre apparaît comme une
n’apparaît nulle part, pas plus d’ailleurs que relique de son auteur. La voie se trouve ainsi
celle des signatures. Si une préoccupation pour ouverte à la double pratique de l’attribution et
l’authenticité peut s’y déceler, elle ne concerne de l’authentification. Si la seconde opération
que la qualité des matériaux ou la justesse des était absente de la culture gréco-romaine, le
inscriptions permettant d’identifier le sujet. nouage des deux s’opère dans la culture médié-
Autant dire que la question des faux apparaît, vale des reliques pour se déplacer ensuite aux
par contraste, comme un symptôme culturel œuvres d’art à partir de la Renaissance. C’est
propre à la modernité. en cela que « toute l’histoire de l’art au sens
Les choses ne sont pas radicalement diffé- moderne du terme doit être considérée comme
rentes au Moyen Âge, où la littérature artis- un développement de l’histoire des reliques
tique, pour le peu que nous en connaissions, chrétiennes » (p. 151).
ne s’intéresse pas à l’attribution mais au talent Il ne s’agit pas pour autant d’assimiler
et à l’observance des canons. Quant à la notion les œuvres d’art aux reliques. Au contraire,
d’authenticité en général, c’est dans les écrits T. Lenain analyse avec subtilité leurs diffé-
de saint Augustin qu’on la voit apparaître avec rences eu égard à la question de l’authenticité :
l’éthique de la sincérité, de la transparence et notamment le fait que, dans l’œuvre d’art, le
du refus du mensonge. Toutefois, concernant style – donc la seule apparence – est le princi-
non plus les humains mais les objets, ce n’est pal garant de l’authenticité ; ou encore que là
pas aux œuvres d’art que s’applique cette exi- où, avec les reliques, l’authentification s’opé-
gence d’authenticité dans la culture médiévale rait à partir de trois éléments (l’objet, le label, 937
le contenant), avec les œuvres d’art, ils tendent remarquable subtilité, évitant les impasses du
à se réduire à la dimension stylistique, inscri- monisme et de la pensée catégorielle – qui
vant l’authenticité de l’œuvre d’art dans le seul inciteraient à décrire l’évolution en termes de
domaine du visible, quand celle de la relique ne passage d’un modèle à un autre – au profit
se voyait pas. En outre, les pouvoirs de l’œuvre du pluralisme et de la pensée typologique, qui
d’art se trouvent réduits par rapport à ceux mettent en évidence la superposition, à une
de la relique : son efficacité pragmatique est même époque, de modèles différents, voire
moindre, notamment dans sa dimension sur- incompatibles, avec une prévalence progres-
naturelle, et elle ne peut se multiplier sans sive de l’un par rapport à l’autre.
perte (où l’on retrouve la définition de Nelson L’on arrive ainsi à l’époque moderne, celle
Goodman de l’œuvre « autographique ») – d’où du « Faux comme cauchemar du connais-
le faux, qui permet de contrer la déperdition seur ». Dans la voie tracée par Carlo Ginzburg,
de valeur du double en le faisant passer pour T. Lenain suit la montée en puissance du
un original. « paradigme de la trace », soit positiviste
C’est ainsi que se développe, à partir de la (l’œuvre d’art comme produit de son milieu),
Renaissance, la pratique du faux en art : elle soit romantique (l’œuvre comme expression
blématique qui lui sera ultérieurement attri- lien avec le passé. Mais l’exigence d’authenti-
bué : l’imitation – en particulier dans les Vite cité s’est durcie et, à partir du deuxième tiers
de Giorgio Vasari – relève de la visée de per- du XIX e siècle (corrélativement au déploie-
fection artistique en tant que façon bien insti- ment de la conception romantique de l’art),
tuée de prouver l’excellence tout en rendant la pratique du faux se criminalise, en même
hommage aux maîtres, et les faux ne sont pas temps qu’elle passe du statut de simple acti-
fabriqués par des faussaires, mais par des artistes. vité à celui de spécialisation professionnelle.
L’art des doubles apparaît d’ailleurs chez tous Elle couvre désormais toutes les époques et
les auteurs de la Renaissance comme une les cultures : l’Antiquité tardive et le Moyen
démonstration d’excellence, notamment chez Âge, l’Égypte et l’Asie, puis l’art primitif. Les
Karl van Mander et chez Giulio Mancini, pré- musées en deviennent des cibles de choix,
curseur de l’attributionnisme. autant que des « forteresses défensives contre
L’âge classique se situe, de ce point de vue, l’armée de l’ombre des faussaires » (p. 243).
dans la continuité de la culture renaissante : Paradoxalement, ce sont les développe-
les faux sont objet d’éloges et la signature fait ments mêmes de la science historique de l’art
figure de marque honorifique plutôt que de qui permettent les progrès du faux, en même
certificat d’origine. Cependant, commence à temps qu’ils en favorisent la détection – cer-
se développer un certain intérêt pour l’authen- tains grands faussaires, tel Josef van der Veken,
ticité, corrélatif d’une valorisation de l’original étaient d’ailleurs des restaurateurs d’œuvres
en même temps que de la production mercan- d’art. Dans les années 1880, à l’époque du grand
tile de doubles trompeurs par des faussaires essor de l’attributionnisme, le faux devient
professionnels. L’attributionnisme émerge en définitivement l’objet d’une stigmatisation
tant que compétence propre aux connaisseurs, sans réserve, tandis que le connaisseur se mue,
par opposition aux jugements de valeur des tel Max Friedländer, en criminologiste. Enfin,
amateurs. C’est ainsi qu’apparaît, dans la pre- à partir de la seconde moitié du XXe siècle, la
mière moitié du XVIIe siècle, avec Giovanni police se spécialise dans la traque aux faus-
Baglione, une condamnation morale du faux saires : au début des années 1950 est créé le
qui va de pair avec une différenciation crois- premier « Service de répression contre le faux
sante entre l’art (authentique) et la technique en matière artistique », dirigé par Guy Isnard,
(que l’artiste partage avec le faussaire). Ici, le surnommé « le Sherlock Holmes de la pein-
938 récit proposé par T. Lenain fait preuve d’une ture ».
T. Lenain décrit finement les trois modes d’inclure la question des limites de l’authenti-
de détection des faux désormais mis en cité. Reste que le faux fait intimement partie de
œuvre : d’abord, le pur connoisseurship, l’exper- notre culture, laquelle a oublié maints artistes
tise de l’historien d’art ; ensuite, la détection secondaires mais conserve une vive mémoire
d’anomalies externes, non esthétiques, notam- des affaires de faux qui émaillent l’histoire de
ment grâce aux analyses en laboratoire ; enfin, l’art à partir de la Renaissance, et la hantent à
la révélation contingente, telle que l’aveu du partir de la fin du XIXe siècle.
faussaire, lorsqu’on a affaire à un « faux parfait », En se donnant pour objet moins les pra-
donc indétectable. Cette troisième hypothèse tiques que les représentations associées au faux,
constitue une menace redoutable contre le et même, plus fondamentalement, la valeur
« paradigme de la trace », puisqu’elle implique qui les sous-tend, T. Lenain nous offre une
un divorce entre perception esthétique, d’une fondamentale et pionnière contribution à une
part, et savoir archéologique, d’autre part – histoire de la valeur d’authenticité en art. Après
autrement dit le court-circuitage de la dimen- un remarquable petit livre sur La peinture des
sion esthétique de l’œuvre d’art comme support singes, et quelques articles hautement origi-
d’authenticité. C’est bien là le « cauchemar »
naux et suggestifs sur le statut de l’image 1, à
constate à quel point le statut du faux en art 1 - Thierry LENAIN, La peinture des singes. His-
témoigne d’une obsession moderne pour toire et esthétique, Paris, Syros-Alternatives, 1990 ;
l’authenticité, grâce à quoi le statut des faus- Id., « Les images-personnes et la religion de
saires est passé peu à peu du génie à la déviance ; l’authenticité », in R. DEKONINCK et M. WATTHÉE-
une obsession qui tend à se relativiser aujour- DELMOTTE (éd.), L’idole dans l’imaginaire occiden-
d’hui, tout comme le paradigme de la trace qui tal, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 303-324 ; Id., « La
en est le corollaire, en partie grâce aux coups question de la valeur des doubles dans les arts
portés par l’art contemporain qui, dans son autographiques », in D. LORIES et R. DEKONINCK
expérimentation des frontières, n’a pas omis (dir.), L’art en valeurs, Paris, L’Harmattan, 2011.
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