Vous êtes sur la page 1sur 14

Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui


Aïssa Khelladi

Citer ce document / Cite this document :

Khelladi Aïssa. Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui. In: Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, n°77-78, 1995. L'humour en Orient. pp. 225-237;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1995.1723

https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1723

Fichier pdf généré le 22/04/2018


Aïssa Khelladi

Rire quand même : Vhumour politique

dans VAlgérie d'aujourd'hui

aspects,
se
généralement
faisant
concevant
"mécréant
ultimes
démesure
ldu
le
liberté
asservie,
manière
colonisé
pauvre
possède
'identifmalheur
ieL'humour
Dans
manifestait
rHumour
groupe.
àpour
de
plus
lui.
qui
ou
lui
semble
remparts
la
détournée
une
soumise.
Expurgé
se
du
',en
comme
une
lui
tradition
Par
inaccessible,
d'auto-dérision,
moquer
triple
et
paysan
se
châtiment
investi
permet
sous
avoir
sorte
ce
leface
redéployant
de
rire,
biais,
autonome,
signification
:deux
longtemps
pour
humoristique
de
on
son
d'un
du
au
decomme
protecteur
se
celui-là
pouvoir
encouru
colonisateur,
détenant
objet
se
formes
se
pouvoir
moque
moquer
contre
moquer
voire
(de
laexpressions
épargné
tente
en
"désagrégateur",
principales
société
àsa
laet
soi.
d'auto-dévalorisation,
dequasi-sacral
de
l'échelle
contre
ce
du
force,
victime
garant
soi
l'Algérie,
de
Il
du
sens
plus
lese
pour
se
s'identifier
pèlerin
pouvoir,
réapproprie
et
(son
manifestes
qu'elle
de
dédouble
dirait-on),
nanti,
de
: se
celle
celle
la
(maraboutique),
l'individu
lamoquer
autre)
pour
survie
perdent
du
dérision,
lequel,
réaffirme
du
au
cheikh,
caïd,
sa
et
elle-même,
d'une
se
l'humour
colonisateur,
sociale.
groupe
fonction.
qui
s'empare
du
moquer
sur
aussi
leur
etc.
sous
cible
pouvoir,
sociabilité
le
unCette
responsable
fonction,
bien
ou
rapport
son
même
prévient
ses
ladu
Ne
son
ainsi
de
part
statut
différents
qu'à
démarche
étranger,
saint,
se
du
objet
espace,
vitale,
domi-
d'une
de
par
local
alors
celle
soi
du
de
la

REMMM 77-78, 1995/3-4


226/Aïssa Khelkdi

nant/dominé que le Maître a instauré ; par cette réafFirmation elle neutralise son
courroux et se soustrait à son châtiment mais, en définitive, elle vide la
domination de toute substance puisque le dominé est l'objet moqué. En somme, un
humour qui concourt au même but universel : la préservation de la communauté,
telle que définie par son contexte politique, de toute agression fatale.
Il décale aussi la relation qu'il entretient avec son sujet, par des fables par
exemple, procédé classique pour brouiller les pistes et dédramatiser l'enjeu.
Souvent, cet humour algérien procède par décontextualisation : la trame est construite
autour de régions et d'époques lointaines ; on a affaire à un "sultan" qui vit dans
un pays inconnu, jamais nommé. Cependant, le caractère populaire du
personnage mythique que fut Djoha, performant par ses ruses sous des dehors naïfs,
voire soumis, réhabilite un humour militant, c'est-à-dire engagé dans le triomphe
de l'intelligence sur la bêtise. Mais, hormis les épisodes où il s'en prend au
"sultan", en s'emparant de sa fille par exemple, le personnage de Djoha choisit
comme cibles et victimes de ses multiples ruses le citoyen ordinaire, citadin ou
paysan, à l'esprit si engourdi ou si dépravé que toutes les occasions sont bonnes
pour le railler afin de le "réveiller" et fouetter sa conscience.
Cela n'a pas empêché que fleurisse, dans la période ottomane comme dans la
période française, un mode d'humour particulièrement acerbe et risqué : le
poème satirique anonyme. Contre la régence des deys, contre les caïds et les
bachagas, contre les colons et les militaires, le poème anonyme - que sa charge
satirique rend puissamment subversif, rebelle à toute censure, incontrôlable et
"incontenable" - sied parfaitement à une société orale grâce à la nature de ses
canaux de circulation. Ici, la fonction du rire est à la fois émerveillement et
interpellation. L'humour poétique affiche son ambition en formulant
explicitement son message et s'impose par la beauté de sa construction à la mémoire qui,
le perpétuant, va le diffuser comme un tract pour les générations futures. Car dans
le chî'r el-mahûn (poésie versifiée), le poème satirique a pour caractéristique de
circuler moins dans l'espace que dans le temps. C'est la bouteille jetée dans
l'océan, un défi contre la mort, un témoignage à charge par la grâce du verbe qui
fait rire. Il y a lieu de réfléchir aussi sur cette vocation d'un humour comme forme
de substitut à une Histoire d'autant plus facilement faite par les "autres" que ses
propres acteurs n'ont jamais songé à l'écrire et à la codifier.
Parallèlement à ce mode d'élaboration et de propagation de l'humour, le
théâtre et les sketchs télévisés, qu'animaient notamment Bachtarzi et Touri,
apparaissent dans les années quarante et cinquante, tels des mises en
représentation modernes d'un humour politique déguisé, situé dans le prolongement de
la tradition "auto-dérisoire". Le trait s'exacerbe, la caricature devient grossière dans
l'urgence qu'appelle le nécessaire changement. Bien sûr, on se moque de soi
avec autant de férocité que l'on ne peut se moquer de l'ordre colonial, mais on
se moque en fait de lui, nous l'avons compris, à son insu et, cette fois, avec son
concours, ses supports, ses médias. Grâce à ces supports inédits, la
représentation caricaturale de l'image de soi, dénonçant en fait le "soi colonisé" produit de
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui 1 227

l'autre, aura des effets surprenants dans la prise de conscience nationale. Un


discours implicite de référence au pouvoir politique - ce dernier toujours absent
de la mise en scène, donc absolument présent et absolument responsable - va
précipiter l'avènement du "rire jaune" (el-dahka l-safra), ce rire que l'on
retrouvera, sous d'autres énoncés, parmi la jeunesse des années quatre-vingt-dix.
La guerre est venue neutraliser, pour le temps qu'elle a duré, le sens
humoristique national, car paradoxalement se moquer d'autrui, c'est aussi le
comprendre, tisser des liens de complicité qui le préservent de la négation radicale
et définitive ; c'est lui reconnaître un statut, une existence. Se moquer de soi,
pendant la guerre, c'est émousser sa propre mobilisation, accepter son sort, refuser
la notion du sacrifice ultime, tenir à distance la mort et rendre l'hypothèse de la
défaite possible. La violence étant l'antidote du rire, l'humour comme jeu n'est
donc plus de mise dans ces moments-là. D'ailleurs, "un humour de guerre" est-
il concevable ? C'est là une simple question.
L'indépendance nationale va cependant vite restaurer l'humour comme
expression d'un besoin impérieux, celui de nouveaux rapports, comme enjeu
politique et comme espace d'affrontement entre une société aspirant à de plus en plus
d'autonomie et un système de pouvoirs effrayés par la perspective de remise en
cause de leur légitimité que l'ironie ou la dérision pouvait induire dans le champ
social. C'est donc le pouvoir lui-même, par sa volonté d'instrumentaliser
l'humour (de l'officialiser en quelque sorte) et de l'orienter contre ses adversaires, les
"réactionnaires" et autres "suppôts de la bourgeoisie", qui va enrichir sa
circulation et le doter de tous les moyens étatiques modernes : télévision, théâtre,
cinéma, journaux, livres. . . Humour "progressiste", souvent féroce, mais humour
de service et au service d'une idéologie exclusive, celle du régime.
Cet humour politique national, voulu et encouragé de diverses manières par
les gouvernants, à la condition qu'il les serve ou qu'il ne se retourne pas contre
eux, n'aura de cesse, entre 1962 et 1988, d'explorer toutes les possibilités pour
affirmer son autonomie. Il n'y parviendra jamais. En définitive, son échec
illustrera celui d'un pouvoir cantonné dans son refus de se moderniser et de se
démocratiser. Et si l'humour est également le révélateur de la culture politique d'une
nation, celle que vont se découvrir les Algériens, après la révolte d'Octobre 1988
et la liberté d'expression qu'elle a insufflée, sera bien triste : l'intégrisme, forme
suprême de l'humour bâillonné, qu'il soit religieux ou non, y régnera en maître.
Pourtant, à l'ombre d'un humour institutionnalisé, la blague populaire ou hkaya
aura fonctionné comme un véritable exercice de souveraineté. Mais, plutôt que
la traduction d'un pacte de non affrontement, elle aura participé à l'esprit de
violence qui couvait sous le rire, ce rire jaune hérité de la période coloniale,
exagérant à souhait l'ignominie et l'incompétence des dirigeants. Chaque hkaya sera
conçue comme un tract de dénonciation et un appel à la révolte1.
Mais revenons à l'indépendance où les formes traditionnelles des structures
collectives, les croyances anciennes et les allégeances qu'elles supposent sont
moquées sans répit, aussi bien dans des films très populaires qu'à travers les des-
228 /Aïssa Khelladi

sins de presse. Les expériences théâtrales dans ce domaine ont également été
menées de manière audacieuse et en grand nombre. Celle que tenta l'écrivain Kateb
Yacine, contre l'islamisme naissant, n'est pas des moindres. La pièce Mohamed
prends ta valise. . . fut prétexte à de virulentes attaques contre lui, attaques
auxquelles s'associa, dans un silence embarrassé du régime, la figure de proue de
l'islamisme algérien, Soltani Abdellatif. « Que représente pour vous le minaret
d'une mosquée ? », demanda-t-on à Yacine : « Une fusée qui ne décollera jamais »,
répondit-il. Cette phrase lui valut une haine féroce qui poursuit encore, par
ricochet, les écrivains et particulièrement les écrivains francophones.
Un leader frère musulman égyptien, El Ghazali, écrivit dans un journal
arabophone algérien, à l'occasion de la commémoration de la mort de Kateb Yacine :
« On me demande ce que je pense de la mort de cet écrivain, mais il aurait fallu
qu'à mes yeux il existât pour que j'en pense quelque chose ». C'est, après tout,
pour atténuer les brûlures de "l'enfer" que l'humour existe ; ici on lui promet tout
simplement le néant ! Plus tardivement, Slimane Benaïssa et Mohamed Benguettaf,
sans citer tous les autres, ont perpétué ce genre théâtral où l'humour politique,
sans oser heurter de front le pouvoir établi, s'attaque à des tabous qui servent
d'arguments à son idéologie.
Tout comme le théâtre, mais sans doute plus étroitement tributaire de l'État,
le cinéma explora diverses possibilités de railler la pensée officielle. La plus
populaire des tentatives fut, au début de la décennie soixante-dix, la série de fictions
de L'inspecteur Tahar qui, par des manipulations subtiles d'images et de discours,
caricatura à l'extrême les tenants de l'autorité en ciblant les services de police
- démarche classique en Occident mais extrêmement rare en pays du Tiers-
monde. D'autres expériences émergeront peu à peu, parmi lesquelles les films :
Tahyaya Didou de Mohamed Zinet, Omar Gatlatou de Merzak Allouache, Les
folles années du twist de Zemmouri, etc.
Cependant, l'impact de ces expériences est demeuré globalement faible en
raison d'une censure omniprésente, même quand elle ne disait pas son nom -
c'était souvent le cas d'ailleurs, puisque officiellement elle n'existait pas. Ainsi,
les pièces de Kateb Yacine, à quelques exceptions près, n'ont jamais été diffusées
par la télévision. Sous prétexte de litige avec son producteur, le film de Zinet est
demeuré longtemps interdit d'exploitation et aucune grande salle n'a
commercialisé les œuvres de Zemmouri. . . Des cas de ce genre ont suffi par ailleurs à
développer chez les réalisateurs un esprit d'auto-censure qu'ils sont aujourd'hui,
étrangement, les premiers à dénoncer et à pourfendre.
Bandes dessinées, caricatures et dessins de presse, malgré leur profusion liée
aux perspectives ouvertes par l'indépendance nationale, sont restés globalement
à l'écart du domaine explicitement politique. Le monopole étatique sur l'édition
et la distribution rendaient vaines toutes les tentatives menées dans ce sens par
de «jeunes» talents qu'on a pu (re)découvrir après octobre 1988. Pourtant, dès
le début de la décennie quatre-vingts, le gouvernement a entrepris d'organiser
une exposition internationale annuelle du dessin caricatural, à Bordj El Kiffan,
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui 1 229

pour attirer les dessinateurs, par des apports matériels, vers une satire plus sociale
que politique. Conscient de son essoufflement idéologique et divisé sur la
question de la nécessaire ouverture du champ économique et politique, le régime
assigna à l'humour, qu'il contrôlait ainsi, la mission de le suppléer dans la
dénonciation de ses propres tares.
Le chantre de cet humour pourfendeur de la bureaucratie, des mauvais
militants du parti « toujours unique, jamais inique ! », des corrompus qui se servent
de la bienveillance de l'État pour le voler, des carences administratives et de
toutes sortes de fléaux sociaux, c'est Slim. Auteur de plusieurs albums de bandes
dessinées, édité par l'État et adulé par la presse officielle, Slim n'en est pas moins
un artiste talentueux, créateur de personnages populaires et d'un humour dont
l'audace et l'esprit de dérision ne s'embarrassent guère de respect à l'égard du
discours politique. Pourtant, chez ce caricaturiste, ce n'est pas le pouvoir lui-même
qui est remis en cause. Les carences dénoncées par Slim sont celles-là mêmes que
dénoncent les dirigeants. Dans l'un comme dans l'autre cas, les responsables
sont toujours anonymes, les voleurs toujours masqués par des lunettes noires ;
aucun nom, aucune référence précise. Slim ne désigne pas la fonction qui
permettrait d'identifier les coupables et s'acharne à imputer les problèmes vécus par
les petites gens à des entités idéologiques, abstraites : la bourgeoisie, «
sournoisement tapie dans les appareils de l'État », par exemple. En ce sens il rejoint
parfaitement le discours officiel et le cautionne (ill. n° 1).
La littérature satirique a été enfermée, elle aussi, dans la même contradiction :
on pouvait se moquer de certains aspects du pouvoir, mais pas du pouvoir lui-même,
de son personnel, de ses décisions. Aucune remise en cause ne fut tolérée. Avec
ses romans {La birmandreissienne, Le draguerilléro) ou ses poèmes {Poèmes à coups
de pied et à coups de poing), Abderrahmane Lounes fut, à un degré moindre, le Slim
de la littérature algérienne (ill. n° 2). Mais il faudra attendre Rachid Mimouni,
et ses deux premiers romans ( Tombéza, Le fleuve détourné) dans les années quatre-
vingts, pour assister à la naissance d'un humour politique au vitriol. Sans grand
impact néanmoins, puisque ces deux romans, écrits en français, furent aussitôt
interdits en Algérie. Éminemment politique, féroce, noir et caricatural, au point de rendre
invraisemblables les situations décrites, l'humour développé dans les œuvres de
Mimouni demeure parfaitement ciblé ; contrairement à son homologue d'expression
arabophone, Tahar Ouettar, dont la causticité, notamment dans Elzilzelet Noces
de mulet, est dirigée contre les adversaires du régime, ces fameux "réactionnaires",
dénoncés et moqués sans répit, plutôt que contre le régime lui-même, sauf quand
il s'agit de ses "dérives francophonistes".
Le pouvoir n'éprouva donc aucune peine, dans cette période qui va de 1962 à
1988, à contrecarrer l'émergence d'un humour libre, si nécessaire pourtant à la vie
d'une nation. Il alterna interdiction pure et simple et récupération des humoristes
au service de sa politique. Le résultat fut que, globalement, l'humour national
officiel, c'est-à-dire véhiculé par des supports étatiques, est demeuré bien timoré
quand il n'était pas franchement fade. On peut excepter, dans cette morosité gêné-
230 1 Aïssa Khelladi

TOUT! I IDB3K11F

TABI

///. n° 1.

rale, quelques billettistes ou chroniqueurs de presse, tel le célèbre Bouokba,


journaliste arabophone, spécialisé dans la dénonciation moqueuse du Hizb França, "le
parti de la France", qu'il voyait caché au sein du pouvoir lui-même, parmi ses plus
hauts fonctionnaires ; la féministe Faïza Hacène, railleuse des machos du gouver-
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui / 23 1

Abderrahraane LOUNES

LE DRAGUERELLERO

SUR LA PLACE D'ALGER

roman

III n°2. LAPHOM1C

nement, ou encore, Mohamed-Saïd Ziad dans l'hebdomadaire Algérie-Actualité et


José Fanon dans Révolution Africaine qui tournaient souvent en ridicule les
dirigeants par l'intermédiaire de contes et de nouvelles, ceci leur valant maints déboires
avec les autorités. Ainsi, en 1986, pour avoir décrit le président Chadli comme un
vieux lion impuissant, entouré par une cour composée d'animaux flagorneurs,
Mohamed-Saïd Ziad fut arrêté puis interdit d'activité journalistique.
232 /Aïssa Khelladi

Face aux efforts des nouveaux dirigeants de l'Algérie indépendante pour


verrouiller le champ de l'expression, la société algérienne sécréta aussitôt ses propres
défenses : ce sont les blagues populaires, appelées hkayât ("récit", sous entendu :
qui fait rire). La hkaya s'inspire directement des personnalités politiques dont elle
se moque en les représentant dans des situations, imaginaires ou réelles, qui leur
sont défavorables. Elle commente, à sa manière, l'actualité et les grands
événements que connaît le pays, reflétant ainsi un état d'esprit que, par ailleurs, les
dirigeants eux-mêmes sont parfois avides de connaître sous cette forme. Les blagues
populaires cimentent l'imaginaire et façonnent des attitudes politiques
communes, contribuant ainsi à enrichir et à affiner la perception qu'ont les
populations de leurs propres malaises. S'élargissent aussi de cette manière les
perspectives de compréhension et d'actions en direction d'espaces de souveraineté du
pouvoir, espaces dont elles ne comprennent pas toujours les raisons de leur
exclusion.
Mais les hkayât s'effilochent et disparaissent avec le temps du fait qu'aucun
support ne leur sert de mémoire. Il existe néanmoins quelques recueils des
blagues populaires ; celui de Mansour Sadat, Anecdotes du soleil zx. surtout, plus
complet, l'ouvrage de Saïbi de Houra, Les grosses têtes du Maghreb2 » (éd. Kar-
thala, 1986). En définitive, la hkaya accentua le discrédit de la classe politique
et caricatura à l'extrême l'État et les institutions dont elle était représentante.
Obsédés par leur volonté d'interdire et de censurer, les dirigeants ne pouvaient rien
entreprendre contre cela. Les citoyens se lassèrent rapidement de toutes les
formes humoristiques officielles, pour ne plus prêter l'oreille qu'à ces blagues qui,
pour l'essentiel, ridiculisaient le président. Et le 5 octobre 1988, une révolte
générale éclata, sous le slogan : « Djazaïr bilâduna, Chadlihimâruna » - «
Algérie, notre pays, Chadli, notre âne ».
L'ouverture démocratique et l'essor remarquable qu'elle imprima à une presse
plurielle, imposa d'emblée le dessin de presse comme mode privilégié de
l'humour politique. Dès lors, le public fut invité à se gausser ouvertement de ses
dirigeants. Deux grands journaux satiriques apparurent dans le nouveau paysage
médiatique, prenant une place à part. Le premier, El-Manchar, un bimensuel
francophone qui se définit comme « le seul quotidien qui paraît tous les quinze
jours » et un hebdomadaire arabophone As-Sahâfa (jeu de mot qui signifie à la
fois "Le journalisme" et "La vérité est un fléau"). Le succès populaire de ces
deux journaux - auxquels il faudra ajouter El-Baroud (francophone), qu'un
transfuge d' El-Manchar, Said Mekbel, assassiné début décembre 1994, lancera
plus tard - est tout de suite énorme.
El-Manchar, qui fut créé autour d'anciens dessinateurs de la presse officielle
tels Haroun, Kurzas, Maz, Melouah ou Slim, alterne textes et dessins
humoristiques, le tout exclusivement politique. Il raille les personnalités de
l'opposition, islamistes en tête, mais sans épargner tout au long de ses seize pages, les
gouvernements en place. Sa force réside surtout dans la caricature car les textes,
souvent simples commentaires ironiques à base de jeux de mots, sont, dans l'en-
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui / 233

semble, faibles et peu attrayants. Le journal a cessé de paraître pendant quelques


mois puis est revenu sur le marché (ill. n° 3).
As-Sahâfa, par contre, accorde la primeur au texte, le dessin et la caricature
ne lui servant généralement que de supports. Véritable Canard enchaîné
arabophone, les informations livrées au public, sous forme satirique, sont souvent
des scoops. Contrairement à El-Manchar, des équipes journalistiques sont
régulièrement mobilisées pour couvrir des événements ou effectuer des investigations,
ce qui a valu au journal une interdiction précoce (été 1992) et à son directeur
des démêlés avec la justice ainsi que plusieurs arrestations. As-Sahâfa est parmi
les très rares journaux à s'en être pris au pouvoir et à l'armée sous la forme la plus
railleuse qui soit. Dès mars 1992, il consacra un supplément aux lettres des
détenus du Front islamique (FIS) dans les camps du Sud et à celles de leurs
familles tout en se démarquant nettement de ce parti. Par ailleurs, la manière très
algérienne dont la langue arabe est "malmenée" dans les colonnes de cet
hebdomadaire donne une saveur particulière, voire inédite, à l'humour politique
arabophone de manière générale.
Toujours du côté de la presse arabophone dont la qualité humoristique,
comparée à sa consœur francophone, demeure "faible", en Algérie les islamistes du FIS
et ceux appartenant au mouvement des frères musulmans, s'emparèrent très tôt
du dessin de presse pour se moquer du pouvoir et des "occidentalisés". Qu'il
s'agisse des hebdomadaires El-Mounqid, El-Balagh, El-Nour on du magazine
Elis lâh, leur "une" est généralement confectionnée à partir d'un dessin ou d'une
caricature. De qualité artistique plutôt moyenne, ici c'est moins le rire qui est
recherché que des émotions comme la colère ou l'indignation ; l'humour, à vrai dire, y
est difficilement déchiffrable : les moqueries islamiques restent étrangement
graves. L'expérience vaut néanmoins la peine d'être mentionnée, surtout lorsque
l'on considère que la charî'a (loi islamique) interdit formellement toute
représentation humaine - ce qui devrait d'ailleurs inclure la photographie ! Quant au
FIS francophone, car lui aussi existe, son humour de presse est tout à fait
remarquable. Des situations "hilarantes", réelles ou supposées, y sont décrites ou
représentées. De nombreux tracts émanant des maquisards islamistes, voire de groupes
terroristes appartenant au FIS, ne manquent guère d'inventivité dans ce domaine,
particulièrement lorsqu'ils sont rédigés en langue française. On a de la peine à croire
que parmi des meurtriers, ou ceux qui les cautionnent, tant de potentialités à
vouloir faire rire, par la dérision et la satire, aient pu encore exister.
Figure de proue du dessin de presse d'avant 1988, Slim a éprouvé toutes les
peines à s'adapter au nouveau contexte. Le paysage humoristique algérien s'est
enrichi de nouveaux animateurs. Parmi les "révélations", Dilem tient une place
particulière. Qualifié de "Plantu national", ses dessins quotidiens, dans le
journal Le Matin, confèrent un indéniable relief à l'actualité qu'il commente de
cette façon pour ses lecteurs. Ils sont d'autant plus réussis qu'ils puisent leur
inspiration directement dans les blagues populaires, le jeu de mots constituant la
base même de son dessin. Dans un pays de paradoxes, Dilem crée des situations
234 / Aïssa Khelladi

Illustration non autorisée à la diffusion

« A l'arrivée j'enlève le haut »


Dessin de Haroun sur une idée de Slim
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui 1 235

paradoxales, reflets ingénieux d'une réalité à portée de main. Son humour, s'il
renvoie dos à dos terroristes et pouvoirs, dédramatise cependant plus qu'il ne
dénonce. C'est un humour optimiste qui rit du caractère dramatique des
protagonistes de la guerre civile, et qui les rend presque affectueux, ou sympathiques
tout au moins. Par exemple : « un militaire pointe son arme sur un terroriste et
lui demande son nom : "Les copains m'appellent Khomeiny", répond le
terroriste. "Moi, c'est Boualem, répond le soldat, et les copains m'appellent Rambo." »
La période d'après 1988 (ill. n° 4 et 5) a connu encore d'autres formes
d'humour politique. Dans le prolongement de l'expérience radiophonique de Alla-
lou, célèbre animateur de la chaîne nationale francophone pour avoir répandu
l'usage de l'arabe dialectal - véhicule idéal de l'humour corrosif en Algérie - Yous-
sef va créer le personnage de "Madame Doudoune", une sorte d'extra-lucide raillant
violemment le gouvernement et l'opposition. Son succès est immédiat et confère
au personnage des allures de légende.
Faisant l'objet de menaces intégristes, Youssef et Dilem se sont repliés en
France où ils vivent aujourd'hui. C'est le cas aussi de la majorité des auteurs, artistes

Dilem
du RATISSAGE
jour
236/Aïssa Khelladi

et animateurs de l'humour algérien qui ont fui une situation devenue pour eux
insupportable. De Slimane Benaïssa, auteur de Babor Ghraq à Mohamed Fellag,
un comique de talent qui popularisa dans les trois langues (arabe, kabyle et
français) les "one man show" dans le Maghreb, grâce à des représentations comme
Bateau-Australie. . .
Wilhelm Raabe a dit : « L'humour, c'est la ceinture de sauvetage qui nous
soutient sur les flots de la vie. » II semble que cette ceinture soit à présent inopérante
en Algérie. On rit aussi pour conjurer le sort ; faute d'avoir appris à rire les uns
des autres et donc à rire de soi, ce sont tous les Algériens qui pleurent
aujourd'hui. L'humour baisse les bras et se résigne face à la mort qui le défie. En
interdisant que l'on puisse rire librement, les pouvoirs successifs en Algérie ont
indiscutablement été les promoteurs de la haine qui se déploie contre eux. Une haine
qui a enfourché le cheval de l'intégrisme religieux, du terrorisme, des assassinats
et de toutes les horreurs que l'on sait pour venir à bout de ce que la satire,
l'ironie, la dérision, le persiflage, la caricature, la blague, les plaisanteries, bref
l'humour sous toutes ses formes, n'ont pas pu déranger.

NOTES

1 . On pourrait citer, par exemple, celle-ci : Le président visite le grand parc zoologique de Ben
Aknoun. Epuisé par la marche, il se tourne vers son ministre et lui ordonne de procéder aux
travaux nécessaires pour mettre à la disposition des visiteurs une navette {qitar, en arabe, ou machina
en dialectal, ce qui dans les deux cas peut signifier "train"). Le ministre s'exécute, et quelques semaines
plus tard un immense chantier s'installe pour la pose d'une véritable ligne ferroviaire. ..
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui / 237

2. On pourrait citer, par exemple : le président algérien et le président américain discutent de leurs
pays respectifs. À un moment de la conversation, l'Américain dit à l'Algérien : « Eh bien, voyez-
vous, si vous me donniez le Sahara, je vous promets que j'en ferais une Californie ». À ces mots,
l'Algérien s'écrie : « Et moi, si vous me donniez la Californie, je vous promets que j'en ferais un
Sahara... »

Vous aimerez peut-être aussi