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la Méditerranée
Khelladi Aïssa. Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui. In: Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, n°77-78, 1995. L'humour en Orient. pp. 225-237;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1995.1723
https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1995_num_77_1_1723
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courroux et se soustrait à son châtiment mais, en définitive, elle vide la
domination de toute substance puisque le dominé est l'objet moqué. En somme, un
humour qui concourt au même but universel : la préservation de la communauté,
telle que définie par son contexte politique, de toute agression fatale.
Il décale aussi la relation qu'il entretient avec son sujet, par des fables par
exemple, procédé classique pour brouiller les pistes et dédramatiser l'enjeu.
Souvent, cet humour algérien procède par décontextualisation : la trame est construite
autour de régions et d'époques lointaines ; on a affaire à un "sultan" qui vit dans
un pays inconnu, jamais nommé. Cependant, le caractère populaire du
personnage mythique que fut Djoha, performant par ses ruses sous des dehors naïfs,
voire soumis, réhabilite un humour militant, c'est-à-dire engagé dans le triomphe
de l'intelligence sur la bêtise. Mais, hormis les épisodes où il s'en prend au
"sultan", en s'emparant de sa fille par exemple, le personnage de Djoha choisit
comme cibles et victimes de ses multiples ruses le citoyen ordinaire, citadin ou
paysan, à l'esprit si engourdi ou si dépravé que toutes les occasions sont bonnes
pour le railler afin de le "réveiller" et fouetter sa conscience.
Cela n'a pas empêché que fleurisse, dans la période ottomane comme dans la
période française, un mode d'humour particulièrement acerbe et risqué : le
poème satirique anonyme. Contre la régence des deys, contre les caïds et les
bachagas, contre les colons et les militaires, le poème anonyme - que sa charge
satirique rend puissamment subversif, rebelle à toute censure, incontrôlable et
"incontenable" - sied parfaitement à une société orale grâce à la nature de ses
canaux de circulation. Ici, la fonction du rire est à la fois émerveillement et
interpellation. L'humour poétique affiche son ambition en formulant
explicitement son message et s'impose par la beauté de sa construction à la mémoire qui,
le perpétuant, va le diffuser comme un tract pour les générations futures. Car dans
le chî'r el-mahûn (poésie versifiée), le poème satirique a pour caractéristique de
circuler moins dans l'espace que dans le temps. C'est la bouteille jetée dans
l'océan, un défi contre la mort, un témoignage à charge par la grâce du verbe qui
fait rire. Il y a lieu de réfléchir aussi sur cette vocation d'un humour comme forme
de substitut à une Histoire d'autant plus facilement faite par les "autres" que ses
propres acteurs n'ont jamais songé à l'écrire et à la codifier.
Parallèlement à ce mode d'élaboration et de propagation de l'humour, le
théâtre et les sketchs télévisés, qu'animaient notamment Bachtarzi et Touri,
apparaissent dans les années quarante et cinquante, tels des mises en
représentation modernes d'un humour politique déguisé, situé dans le prolongement de
la tradition "auto-dérisoire". Le trait s'exacerbe, la caricature devient grossière dans
l'urgence qu'appelle le nécessaire changement. Bien sûr, on se moque de soi
avec autant de férocité que l'on ne peut se moquer de l'ordre colonial, mais on
se moque en fait de lui, nous l'avons compris, à son insu et, cette fois, avec son
concours, ses supports, ses médias. Grâce à ces supports inédits, la
représentation caricaturale de l'image de soi, dénonçant en fait le "soi colonisé" produit de
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui 1 227
sins de presse. Les expériences théâtrales dans ce domaine ont également été
menées de manière audacieuse et en grand nombre. Celle que tenta l'écrivain Kateb
Yacine, contre l'islamisme naissant, n'est pas des moindres. La pièce Mohamed
prends ta valise. . . fut prétexte à de virulentes attaques contre lui, attaques
auxquelles s'associa, dans un silence embarrassé du régime, la figure de proue de
l'islamisme algérien, Soltani Abdellatif. « Que représente pour vous le minaret
d'une mosquée ? », demanda-t-on à Yacine : « Une fusée qui ne décollera jamais »,
répondit-il. Cette phrase lui valut une haine féroce qui poursuit encore, par
ricochet, les écrivains et particulièrement les écrivains francophones.
Un leader frère musulman égyptien, El Ghazali, écrivit dans un journal
arabophone algérien, à l'occasion de la commémoration de la mort de Kateb Yacine :
« On me demande ce que je pense de la mort de cet écrivain, mais il aurait fallu
qu'à mes yeux il existât pour que j'en pense quelque chose ». C'est, après tout,
pour atténuer les brûlures de "l'enfer" que l'humour existe ; ici on lui promet tout
simplement le néant ! Plus tardivement, Slimane Benaïssa et Mohamed Benguettaf,
sans citer tous les autres, ont perpétué ce genre théâtral où l'humour politique,
sans oser heurter de front le pouvoir établi, s'attaque à des tabous qui servent
d'arguments à son idéologie.
Tout comme le théâtre, mais sans doute plus étroitement tributaire de l'État,
le cinéma explora diverses possibilités de railler la pensée officielle. La plus
populaire des tentatives fut, au début de la décennie soixante-dix, la série de fictions
de L'inspecteur Tahar qui, par des manipulations subtiles d'images et de discours,
caricatura à l'extrême les tenants de l'autorité en ciblant les services de police
- démarche classique en Occident mais extrêmement rare en pays du Tiers-
monde. D'autres expériences émergeront peu à peu, parmi lesquelles les films :
Tahyaya Didou de Mohamed Zinet, Omar Gatlatou de Merzak Allouache, Les
folles années du twist de Zemmouri, etc.
Cependant, l'impact de ces expériences est demeuré globalement faible en
raison d'une censure omniprésente, même quand elle ne disait pas son nom -
c'était souvent le cas d'ailleurs, puisque officiellement elle n'existait pas. Ainsi,
les pièces de Kateb Yacine, à quelques exceptions près, n'ont jamais été diffusées
par la télévision. Sous prétexte de litige avec son producteur, le film de Zinet est
demeuré longtemps interdit d'exploitation et aucune grande salle n'a
commercialisé les œuvres de Zemmouri. . . Des cas de ce genre ont suffi par ailleurs à
développer chez les réalisateurs un esprit d'auto-censure qu'ils sont aujourd'hui,
étrangement, les premiers à dénoncer et à pourfendre.
Bandes dessinées, caricatures et dessins de presse, malgré leur profusion liée
aux perspectives ouvertes par l'indépendance nationale, sont restés globalement
à l'écart du domaine explicitement politique. Le monopole étatique sur l'édition
et la distribution rendaient vaines toutes les tentatives menées dans ce sens par
de «jeunes» talents qu'on a pu (re)découvrir après octobre 1988. Pourtant, dès
le début de la décennie quatre-vingts, le gouvernement a entrepris d'organiser
une exposition internationale annuelle du dessin caricatural, à Bordj El Kiffan,
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pour attirer les dessinateurs, par des apports matériels, vers une satire plus sociale
que politique. Conscient de son essoufflement idéologique et divisé sur la
question de la nécessaire ouverture du champ économique et politique, le régime
assigna à l'humour, qu'il contrôlait ainsi, la mission de le suppléer dans la
dénonciation de ses propres tares.
Le chantre de cet humour pourfendeur de la bureaucratie, des mauvais
militants du parti « toujours unique, jamais inique ! », des corrompus qui se servent
de la bienveillance de l'État pour le voler, des carences administratives et de
toutes sortes de fléaux sociaux, c'est Slim. Auteur de plusieurs albums de bandes
dessinées, édité par l'État et adulé par la presse officielle, Slim n'en est pas moins
un artiste talentueux, créateur de personnages populaires et d'un humour dont
l'audace et l'esprit de dérision ne s'embarrassent guère de respect à l'égard du
discours politique. Pourtant, chez ce caricaturiste, ce n'est pas le pouvoir lui-même
qui est remis en cause. Les carences dénoncées par Slim sont celles-là mêmes que
dénoncent les dirigeants. Dans l'un comme dans l'autre cas, les responsables
sont toujours anonymes, les voleurs toujours masqués par des lunettes noires ;
aucun nom, aucune référence précise. Slim ne désigne pas la fonction qui
permettrait d'identifier les coupables et s'acharne à imputer les problèmes vécus par
les petites gens à des entités idéologiques, abstraites : la bourgeoisie, «
sournoisement tapie dans les appareils de l'État », par exemple. En ce sens il rejoint
parfaitement le discours officiel et le cautionne (ill. n° 1).
La littérature satirique a été enfermée, elle aussi, dans la même contradiction :
on pouvait se moquer de certains aspects du pouvoir, mais pas du pouvoir lui-même,
de son personnel, de ses décisions. Aucune remise en cause ne fut tolérée. Avec
ses romans {La birmandreissienne, Le draguerilléro) ou ses poèmes {Poèmes à coups
de pied et à coups de poing), Abderrahmane Lounes fut, à un degré moindre, le Slim
de la littérature algérienne (ill. n° 2). Mais il faudra attendre Rachid Mimouni,
et ses deux premiers romans ( Tombéza, Le fleuve détourné) dans les années quatre-
vingts, pour assister à la naissance d'un humour politique au vitriol. Sans grand
impact néanmoins, puisque ces deux romans, écrits en français, furent aussitôt
interdits en Algérie. Éminemment politique, féroce, noir et caricatural, au point de rendre
invraisemblables les situations décrites, l'humour développé dans les œuvres de
Mimouni demeure parfaitement ciblé ; contrairement à son homologue d'expression
arabophone, Tahar Ouettar, dont la causticité, notamment dans Elzilzelet Noces
de mulet, est dirigée contre les adversaires du régime, ces fameux "réactionnaires",
dénoncés et moqués sans répit, plutôt que contre le régime lui-même, sauf quand
il s'agit de ses "dérives francophonistes".
Le pouvoir n'éprouva donc aucune peine, dans cette période qui va de 1962 à
1988, à contrecarrer l'émergence d'un humour libre, si nécessaire pourtant à la vie
d'une nation. Il alterna interdiction pure et simple et récupération des humoristes
au service de sa politique. Le résultat fut que, globalement, l'humour national
officiel, c'est-à-dire véhiculé par des supports étatiques, est demeuré bien timoré
quand il n'était pas franchement fade. On peut excepter, dans cette morosité gêné-
230 1 Aïssa Khelladi
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TABI
///. n° 1.
Abderrahraane LOUNES
LE DRAGUERELLERO
roman
paradoxales, reflets ingénieux d'une réalité à portée de main. Son humour, s'il
renvoie dos à dos terroristes et pouvoirs, dédramatise cependant plus qu'il ne
dénonce. C'est un humour optimiste qui rit du caractère dramatique des
protagonistes de la guerre civile, et qui les rend presque affectueux, ou sympathiques
tout au moins. Par exemple : « un militaire pointe son arme sur un terroriste et
lui demande son nom : "Les copains m'appellent Khomeiny", répond le
terroriste. "Moi, c'est Boualem, répond le soldat, et les copains m'appellent Rambo." »
La période d'après 1988 (ill. n° 4 et 5) a connu encore d'autres formes
d'humour politique. Dans le prolongement de l'expérience radiophonique de Alla-
lou, célèbre animateur de la chaîne nationale francophone pour avoir répandu
l'usage de l'arabe dialectal - véhicule idéal de l'humour corrosif en Algérie - Yous-
sef va créer le personnage de "Madame Doudoune", une sorte d'extra-lucide raillant
violemment le gouvernement et l'opposition. Son succès est immédiat et confère
au personnage des allures de légende.
Faisant l'objet de menaces intégristes, Youssef et Dilem se sont repliés en
France où ils vivent aujourd'hui. C'est le cas aussi de la majorité des auteurs, artistes
Dilem
du RATISSAGE
jour
236/Aïssa Khelladi
et animateurs de l'humour algérien qui ont fui une situation devenue pour eux
insupportable. De Slimane Benaïssa, auteur de Babor Ghraq à Mohamed Fellag,
un comique de talent qui popularisa dans les trois langues (arabe, kabyle et
français) les "one man show" dans le Maghreb, grâce à des représentations comme
Bateau-Australie. . .
Wilhelm Raabe a dit : « L'humour, c'est la ceinture de sauvetage qui nous
soutient sur les flots de la vie. » II semble que cette ceinture soit à présent inopérante
en Algérie. On rit aussi pour conjurer le sort ; faute d'avoir appris à rire les uns
des autres et donc à rire de soi, ce sont tous les Algériens qui pleurent
aujourd'hui. L'humour baisse les bras et se résigne face à la mort qui le défie. En
interdisant que l'on puisse rire librement, les pouvoirs successifs en Algérie ont
indiscutablement été les promoteurs de la haine qui se déploie contre eux. Une haine
qui a enfourché le cheval de l'intégrisme religieux, du terrorisme, des assassinats
et de toutes les horreurs que l'on sait pour venir à bout de ce que la satire,
l'ironie, la dérision, le persiflage, la caricature, la blague, les plaisanteries, bref
l'humour sous toutes ses formes, n'ont pas pu déranger.
NOTES
1 . On pourrait citer, par exemple, celle-ci : Le président visite le grand parc zoologique de Ben
Aknoun. Epuisé par la marche, il se tourne vers son ministre et lui ordonne de procéder aux
travaux nécessaires pour mettre à la disposition des visiteurs une navette {qitar, en arabe, ou machina
en dialectal, ce qui dans les deux cas peut signifier "train"). Le ministre s'exécute, et quelques semaines
plus tard un immense chantier s'installe pour la pose d'une véritable ligne ferroviaire. ..
Rire quand même : l'humour politique dans l'Algérie d'aujourd'hui / 237
2. On pourrait citer, par exemple : le président algérien et le président américain discutent de leurs
pays respectifs. À un moment de la conversation, l'Américain dit à l'Algérien : « Eh bien, voyez-
vous, si vous me donniez le Sahara, je vous promets que j'en ferais une Californie ». À ces mots,
l'Algérien s'écrie : « Et moi, si vous me donniez la Californie, je vous promets que j'en ferais un
Sahara... »