Starobinski Jean. Les directions nouvelles de la recherche critique. In: Cahiers de l'Association internationale des études
francaises, 1964, n°16. pp. 121-141;
doi : https://doi.org/10.3406/caief.1964.2464
https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1964_num_16_1_2464
ouvrages sur la critique, qui ont paru depuis trente ans, tendent
bien ; à le , prouver. Thibaudet, vers i 1 830,, distinguait trois
provinces : la critique spontanée, la critique . professionnelle
i
observer les défauts ou les limites des uns et des autres qu'il
était prêt à accepter ; toutes les écoles, si dénuées d'autorité
qu'elles fussent, parce que dans leur ensemble elles lui
,
paraissaient complémentaires. Nul ne sera juge suprême.
L'œuvre de Jean Paulhan n'est-elle pas également, et de
son propre aveu, , une critique ; de la critique ?.' Que nous
enseigne-t-elle ? . Que la plus grande audace est peut-être
dans la plus ; grande humilité, et que la critique s'égare dès i
qu'elle oublie qu'elle a affaire à des paroles écrites, c'est-à-
dire à une certaine façon s d'en > user avec les règles
raisonnables ou déraisonnables de la langue. Qu'il faut donc
commencer par la grammaire....
Mais ne posons pas trop vite l'impossibilité d'un « discours
de la science sur la littérature », ou inversement d'une
conscience littéraire de la littérature. Tentons de voir jusqu'où,
logiquement, , ces projets nous conduiraient, et où
,
effectivement ils ont conduit certains < critiques. Il est trop * évident
que la critique à tendance scientifique devait suivre, à plus
.
,
littéraires les ressources de leur science. Ils en avaient les moyens
tandis que l'Université, gardienne de ses institutions et
méfiante par tradition propre, , stigmatisait : cette intrusion de
:
'.
mais sur, ce qu'elle a pu lui rendre. Au moment où elle
s'applique à -l'analyse monographique des auteurs et des œuvres,
lorsqu'elle cherche à ' reconnaître en eux les cas particuliers
d'un savoir déjà formulé dans sa généralité, il lui faut
renouveler le mouvement par: lequel elle s'est constituée : . partir
des. œuvres,, c'est-à-dire des expressions,, des signes, des
manifestations, telles que nous les offrent tout ensemble les
livres et la vie d'un auteur ; sur cette information, formuler
à titre hypothétique un «schéma explicatif.;, de là, revenir
aux œuvres, en se demandant si elles acceptent l'explication-
suggérée *. et si, davantage, elles s'éclairent en ■; leurs détails
jusqu'alors négligés ou énigmatiques, et s'offrent à une
compréhension plus cohérente.
C'est ce circuit, partant , du ; document , significatif pour
aller à ' l'inconscient : hypothétiquement - reconstitué, , et ;
retournant de l'inconscient à l'expression littéraire, que Charles :
Mauron i nous propose dans son Racine ; et dans sa récente
étude sur les Thèmes obsessiontiels et le mythe personnel. Dans
cette recherche qui prend nécessairement un aspect
expérimental, la « psycho-critique » tient pour acquise une « science ,
de l'inconscient > », dont elle utilisera à ses • propres fins les
concepts \ opératoires. Au moment où la critique- reprend :
l'appareil conceptuel de la t psychanalyse clinique, l'autorité
conquise par cette discipline • lui : donne ■ l'assurance ; d'être
science elle-même, dans la mesure : où elle reste : fidèle à la
:
,
La sociologie marxiste s'efforce de lire des contenus
concrets à travers des formulations « idéologiques » ; la
psychanalyse cherche à découvrir des significations latentes sous les
significations manifestes. Dans les deux cas, l'observateur
se prévaut d'un - savoir capable de déchiffrer des volontés
inconscientes, des . significations irréfléchies ; ; il veut ; tirer
au grand ■ jour une intention • qui к s'ignore ou qui n'est à -
même de se saisir qu'à travers des symboles ou des mythes ;
il dénonce une conscience mystifiée qui ; ne ' connaît - son
propre drame que par analogie, ou sous un masque
protecteur. Le critique devient ainsi le démasqueur ou le
démystificateur.. Mais: notons-le : l'ambition- de la psychanalyse
s'assigne des limites dont la sociologie marxiste serait
impatiente et qu'elle tiendrait pour mystificatrices. Pour, la
psychanalyse il : s'agit, en effet, de découvrir, les liens qui
rattachent l'œuvre à l'inconscient de l'auteur, sans pour autant
préjuger de la part qu'y joue plus • ou moins librement i la
volonté consciente, le тог social. A la critique classique, la
psychanalyse * prétend = n'apporter qu'un complément
d'information, complément il est vrai capital,- , et qui • oblige • à
remanier toute l'image que l'on s'était faite de l'écrivain':
mais elle réserve la part indépendante de la conscience
créatrice. Elle n'aura ! déchiffré que ' la • basse d'un contrepoint,
.
:
reconnaître que le ; mouvement : de l'invention t littéraire procède
de cette même conscience créatrice qui, dans la philosophie,
s'affirme et se saisit réf lexivement ? ? Sous un certain point
de vue (que lui imposait la science) la littérature se disposait
devant nous comme un ; objet : à connaître,- un phénomène : à
expliquer, , dans : ses : structures •> et dans son déterminisme.
Sous un autre point de vue, l'écriture s'offre comme ; un libre
mouvement de l'esprit, analogue à celui qui, dans la réflexion
et dans l'action, repense et réorganise les entreprises du
savoir scientifique; Comme ; subjectivité en acte, , la • littérature
refuse de se laisser réduire à un objet de connaissance; même
s'il est vrai que la forme dans laquelle l'écrivain s'est exprimé
ou dépassé prend sous nos yeux une sorte de solidité objective. .
L'élan générateur de l'œuvre, à tout le moins,- procède de la<
même source d'énergie libre dont s'alimente le travail de la;
critique appliquée à remettre en question les méthodes et les?
fins de la science. La réflexion philosophique, dès lors, nous;
apparaît comme le point où finissent par. converger les
tendances que nous avions d'abord opposées : discours
scientifique sur la littérature et conscience littéraire de la littérature.
Non seulement parce qu'en principe aucune activité humaine
ne devrait se situer hors de la compétence de la philosophie,
mais parce qu'il n'y a finalement pas de différence entre la
réflexion qui i repense la science : à partir d'un projet
fondamental; et la * réflexion > qui s'interroge ■ sur les pouvoirs ; du
langage et de l'imagination. Je veux donc croire (et ce n'est
là peut-être qu'une acte de foi de ma part) qu'il est un point
extrême où savoir, réflexion et création coïncident :, sous la
DIRECTIONS NOUVELLES: DE LA RECHERCHE CRITIQUE, 135
:
méthode précède toute entreprise critique. Car il ne faut .• pas
exclure l'éventualité d'une critique modeste, sans prétention
métaphysique avouée, . mais dont les qualités f développées
« sur le terrain » seraient précisément celles d'une réflexion'
philosophique en acte : il n'est pas nécessaire d'être phéno-
ménologue en titre pour faire de la bonne phénoménologie..
Le: respect, l'attention,, la présence vigilante qui laissent
l'auteur et l'œuvre s'accomplir en nous sont non seulement
les s conditions ? préalables de : toute analyse ; ultérieure, \ mais
constituent déjà une critique légitime — la critique de
l'écoute et de l'accueil intelligent :. l'exemple de Marcel;
Raymond fera mieux comprendre que je pense à une critique dont:
le style, le progrès, le langage dépendent moins d'une
question de principe posée d'entrée de jeu que des suggestions, ,.
des injonctions ressenties au contact de l'œuvre. De fait, si
cette critique : n'échappe : pas s à l'inévitable condition d'être ;
■
elle-même une création littéraire prenant appui sur une
création » antécédente, -. elle entend i s'effacer : elle-même : dans < le
mouvement qui • rend i les : chefs-d'œuvre intelligibles,- — se
confondre, pour ainsi s dire, avec leur ombre ou leur arôme.
Une œuvre est un monde. Et si le discours critique devait
se déployer en un rapport analogique total avec la loi ;
interne ; ou l'expérience ; du créateur, il occuperait ; plus i
d'espace, , il ; deviendrait un plus grand monde encore, à moins
de1 se donner pour fragmentaire, ou pour arbitrairement
limité à un i ordre particulier de : questions. , La i critique de
Marcel ' Raymond, celle d'Albert Béguin, ou celle de ? Jean
Rousset (j'atténue à dessein • leurs dissemblances) ■ indiquent
bien qu'elles laissent; en suspens, sans l'épuiser, la -tâche
infinie : de l'enquête : . ce suspens, ce caractère : volontairement
non-conclusif rendent sensibles à • la fois . la -, présence : et la
:
■
œuvres dans ■ le fil : d'une interrogation qui se sait ; d'avance
■
restreinte et partielle, mais aimantée par. une passion
dominante. Chez . Balzac, chez Proust, chez Malraux, la critique
de Gaëtan -, Picon cherche à saisir г le secret : d'une création
qui promeut à - l'existence, par la * vertu • d'un style et d'une
diction - inventés y . un ; univers ï imaginaire qui : ne saurait être
tenu pour la simple réplique du monde empirique de l'écri- -
vain : ces travaux constituent l'approche expérimentale
d'une esthétique de la littérature, et particulièrement d'une
esthétique du roman. Mais poser la question de la création
littéraire, chez Balzac et Proust, c'est poser sur l'œuvre une
question qui se pose dans l'œuvre même, comme l'un de ses
thèmes f principaux. Dans, cette concordance, la question
posée par le critique redouble d'intérêt.
Dans l'œuvre critique d'un Georges Blín, on ne
soulignera pas seulement ; l'ampleur exemplaire de l'information,
la force d'un langage descriptif et analytique
singulièrement différencié : on aimera surtout : l'attention portée sur
la finalité de l'œuvre, et sur les liens qui rattachent les faits
d'expression au ; « projet fondamental : » de l'écrivain: En ce
sens, les études de Georges Blin ; réalisent pleinement l'idée .:
sartrienne d'une psychanalyse existentielle, mais sans dénier
aux œuvres (comme le fait Sartre) \ le droit à l'autonomie
esthétique. Sa double étude : sur Stendhal indique bien que
l'œuvre ne peut être comprise que comme l'essor d'une
personnalité qui dépasse et transmue en structure littéraire les
données primitives de l'expérience vécue.
Les malentendus se sont accumulés fâcheusement autour
de ce qu'il •' est ; convenu de nommer critique thématique.
Tentons d'en dissiper . quelques-uns.
En un 1 premier sens, la critique thématique se définira
comme -, l'histoire ; diachronique des • idées, des ï thèmes, des i
symboles. C'est : la * Stoffgeschichte . et la Problemgeschichte
,
;
Don Juan, Faust) ; on l'appliquera encore à des problèmes
philosophiques ou moraux (L'idée du bonheur, dont Robert
Mauzi a fait une étude approfondie sur une durée
relativement restreinte ;; la représentation de la folie, qui a retenu
l'attention de Michel Foucault ■;• pour Max Milner, ce sera
le Diable ; on y ajouterait aussi bien l'idée de décadence, qui
obligerait ; à reprendre, sa: contrepartie, l'idée ■ du, progrès,,
etc.). En ce premier sens, c'est donc de l'histoire littéraire
pourvue d'un fil > conducteur, de l'histoire : qui se spécialise
et s'approfondit/. Notons les conséquences de ce choix : si
l'on veut f suivre dans le ; détail ; l'expansion d'un thème ou
d'une ■; idée, rien n'oblige : à octroyer, aux : grands ; auteurs ; et
aux œuvres ; réussies , une : situation ; privilégiée .: ; les minores
et les minuscules auront également droit à toute notre
considération, — l'idée, le thème, l'image, leur diffusion et leurs
transformations devant compter; plus que les -auteurs qui les
représentent ... L'ennui guette.
En un second sens, le:« thématisme » ne serait que la
reprise minutieuse : au fort ; grossissement, à * l'intérieur d'une
œuvre unique, de la méthode appliquée à l'histoire séculaire
d'un thème : il appartiendrait au critique de choisir un thème
qui non seulement serait organiquement lié à l'œuvre (tout
;
.
décrites tendent à se lier, comme chez Georges Poulet, par
une sorte de nécessité intrinsèque, , plutôt que selon l'ordre
du calendrier ou celui des feuillets du livre considéré. Jean-
Pierre Richard cherchera de la sorte à débusquer par , une
<
lecture vigilante : le « miroitement en dessous », l'univers
d'images et de : mythes élémentaires - qui se dissimule . sous
l'œuvre et en* constitue la texture primitive. II. peut certes
arriver que ces expériences sensibles, évoquées avec
d'admirables dons d'écrivain, prennent valeur de thèmes : mais ce1
sont des . successions de - thèmes, instables, fluents, qui 1 ne
s'épanouissent que pour être supplantés par d'autres. Si c'est
là un thématisme, c'est en tout cas > un polythématisme où
tout : renvoie à 1 un - sujet percevant, . en qui v vient : affleurer
l'essence matérielle du monde. Ce qui prédomine, ce n'est
pas la constance des thèmes, mais l'unité d'une enquête.
On se demandera peut-être . si l'extrême acuité de
l'analyse « catégoriale » n'a pas pour contrepartie un relatif
rétrécissement du champ exploré. Pourtant, à l'intérieur de
chacune des : grandes catégories choisies par Poulet : ou par
■