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Article

« Résister au secret »
Ouvrage recensé :

Tenir au secret (Derrida, Blanchot), de Ginette Michaud. Galilée, « Incises », 129 p.

par Michel Lisse


Spirale : arts • lettres • sciences humaines, n° 214, 2007, p. 42-43.

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ESSAI

Résister au secret
TENIR AU SECRET (DERRIDA, BLANCHOT) de Ginette Michaud
Galilée, « Incises », 129 p.

C e serait une variation peut-


être pas trop inopportune
sur le titre du livre de
Ginette Michaud, Tenir au secret
(Derrida, Blanchot). Il s'agit bien du
dans une de ses modalités, est aussi
ce qui ne relève plus de l'ordre du
dire ou du langage. Le grec (kryptô...)
et le latin fsecretum, se cernere...)
ont donné une double orientation au
dans la mort et n'en est responsable
devant personne, ne répond de rien.
L'impuissance et la plus haute souve-
raineté de la littérature tiennent dans
cette réponse sans réponse, cette
pecte pas l'interdit d'identifier auteur
réel, narrateur et personnage.
Comme Derrida a lui-même formulé
cet interdit, l'hypothèse d'une étour-
derie se voit au moins contrebalan-
secret, de sa résistance dans et par la concept de secret : le secret grec est « responsabilité irresponsable, ou cée par celle d'une transgression
littérature, d'une résistance du secret crypté, chiffré et donc illisible tandis hyper-responsable ». délibérée, d'un franchissement volon-
au secret, à savoir d'une résistance que le latin est ôté de la vue, caché,
du secret en tant que placé au secret, invisible, mystérieux. Cette double
d'un secret dont on ne voudrait plus orientation a constitué une première
entendre parler, auquel on voudrait logique occidentale du secret, à Au centre de son livre, Ginette Michaud
résister en le plaçant au secret, mais laquelle est venue s'adjoindre une
aussi d'une résistance d'un secret à deuxième logique, due à Freud qui a fait surgir lefictuel, que je serais tenté
Cl
l'autre, d'une modalité du secret, repensé le secret du point de vue psy- de qualifier d'autre nom du secret.
.c encore inouïe, au secret déjà pensé chanalytique. Cette deuxième logique
o par une double tradition gréco-latine comporte également deux volets ;
LU et par la psychanalyse depuis Freud. d'une part, le secret est associé au
en refoulement qui garde et déplace un Au centre de son livre, Ginette taire du « seuil interdit ». Mais cette
to
Le livre de Ginette Michaud comporte contenu de sens qui devient un Michaud fait surgir le fictuel, que je première inflexion en annonce une
deux enjeux majeurs qui correspon- « secret transcendantal », un sens serais tenté de qualifier d'autre nom seconde, plus redoutable encore.
LU
dent aux deux parties du livre. Dans ultime et dernier caché dans l'incons- du secret. Entre fait et fiction, le fic- Malgré toute la finesse de la lecture
o un premier temps, elle retrace l'ap- cient; d'autre part, le secret associé tuel, tel est le sous-titre qui ouvre, à de Derrida, malgré toute son habileté
proche faite par Jacques Derrida du à la compulsion de répétition et à la la page 60, la partie charnière de à se maintenir « sur le fil », à la char-
z motif du secret en s'appuyant sur des pulsion de mort qui est sans contenu Tenir au secret Les deux noms pro- nière entre fiction et témoignage, « //
tu séances inédites de son Séminaire de et qui n'est plus sous la coupe de la pres (Derrida, Blanchot), les deux tex- est un moment, écrit Ginette
1991. Des renvois à d'autres ouvra- logique de la vérité unifiée. Comme le tes (Demeure, L'instant de ma mort), Michaud, où il s'emmêle aussi dans
ges du penseur soutiennent et relan- résume très bien Ginette Michaud, il le fait et la fiction, la réalité et le lit- les mailles du filet qu'il est si habile à
cent les logiques dégagées de l'étude y a en somme dans la psychanalyse téraire, l'attestation et le faux témoi- entre-tisser et à désenchevêtrer». Le
du Séminaire. Le premier enjeu est freudienne « deux secrets étrangers gnage... vont tenir ensemble au lieu moment où Derrida cite un extrait
là : montrer comment utiliser judi- l'un à l'autre — le secret qui dérobe du fictuel. Certes, Ginette Michaud d'une lettre reçue de Blanchot et où il
cieusement l'enseignement de son objet au sujet conscient, le sujet avait déjà insisté, après Jacques la tient pour un « témoignage non lit-
Jacques Derrida en le mettant en sans contenu propre qui échappe au Derrida, sur l'irréductibilité du texte téraire, non fictif», donc comme n'ap-
résonance avec son œuvre. sujet de l'inconscient [...] ». Pour de Blanchot à toute classification partenant pas à « ce qu'on appelle la
penser un secret inappropriable, générique ou institutionnelle en le littérature », serait donc l'instant de
Forte de cette démarche qui lui a per- inconnu même pour celui qui le porte déclarant à la fois « indécidable fic- rupture d'équilibre. « Instant » est
mis de toucher à un « // est impossi- en lui, irréductible à un discours..., tion littéraire, invérifiable témoi- bien le mot retenu par Ginette
ble de dire » du secret, Ginette Jacques Derrida en appelle à des tex- gnage autobiographique » et en pré- Michaud : « [il] semble alors relâcher
Michaud entame, dans un second tes littéraires qui mettent en scène le cisant qu'il s'agit d'un récit qui un instant sa vigilance à l'endroit des
temps, une « entrelecture » de secret, mais aussi le relient à une « déstabilise » les « rapports entre fic- échanges entre témoignage et fic-
L'instant de ma mort de Maurice « figure de la mort » : «[...] l'effet de tion et vérité autobiographique », tion, et opposer l'une à l'autre la
Blanchot et de Demeure — Maurice secret y [dans des structures littérai- mais elle forgera au milieu de son vraie lettre de Blanchot et le texte
Blanchot de Jacques Derrida en inter- res] était produit par la machination livre le concept de fictuel pour dire le "publié au titre de la fiction litté-
rogeant, entre autres, la place d'une ou par le dispositif d'écriture ou de lieu sans lieu où se tient le texte de raire", cédant à la tentation de se
lettre du premier au second. mise en scène : que le secret ait ou Blanchot, le * point stigmatique », servir de la lettre comme document,
Comment le témoignage et la fiction non un contenu, un sens, qu 'il y ait ou celui d'un « équilibre vertigineux » comme archive, comme preuve maté-
s'articulent-ils? Et pourquoi, parce non finalement un secret derrière les entre les oppositions tenues pour rielle. Cette lettre viendrait d'une
qu'une telle articulation peut autant discours, les têtes, les consciences fondatrices : réel / irréel, actuel /vir- part, attester de l'extérieur la réalité
concerner une lettre qu'un récit, rend- ou les inconscients de personnages, tuel, effectif / fictif. Toute la difficulté de l'événement survenu, d'autre part,
elle tout partage entre le réel et le fic- sans même parler des auteurs, l'effet pour le lecteur d'un tel récit consiste confirmer le statut de fiction de
tionnel impertinentl Tel est le de secret n'en opère pas moins, mais donc à maintenir cet équilibre et à L'Instant de ma mort, en la mettant à
deuxième enjeu du livre de Ginette il ne peut opérer que dans la mesure éviter de privilégier un aspect plutôt sa place, en lieu sûr [...] ». Et plus
Michaud : enjeu théorique qui où la mort, une figure de la mort[...] que l'autre. C'est pourquoi Ginette loin, le même mot d'instant est de
déplace les clivages que l'on croit rend le secret à la fois possible, pos- Michaud va mesurer comment le nouveau convoqué pour dire le relâ-
bien établis entre la vie et l'œuvre, la sible et horriblement indescellable, texte de Jacques Derrida joue de cet chement : « Derrida paraît bien céder,
non-fiction et la fiction, le vrai et le impossible à présenter [...] ». Ainsi équilibre et à quel(s) endroit(s) il au sujet de cette lettre, un instant, un
littéraire... Bartleby, le personnage de Melville, infléchit sa lecture. instant seulement — mais il suffit
est-il à la fois l'esclave qui ne se d'un instant pour opérer un tournant
révolte jamais et le maître absolu qui critique, décisif: n'est-ce pas là déjà
Traitons du secret, si du moins un tel Elle remarque tout d'abord que
garde le secret, son secret, jusque toute la portée du récit? —, à la
geste est possible, puisque le secret, Derrida, à plusieurs reprises, ne res-

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tentation de croire qu'une lettre est aussi, résister au désir, au besoin, à
en vérité différente du récit, qu'une Les deux noms propres (Derrida, la volonté, à l'obligation... d'analy-
lettre est "hors littérature" et, par ser; d'autre part, ces mêmes écrivain,
conséquent, non fictionnelle. » Blanchot), les deux textes (Demeure, narrateur, personnage, lecteur mon-
L'instant de ma mort), le fait et la fiction, trent une résistance (au sens psycha-
Ginette Michaud va alors montrer en nalytique) au secret, à cet équilibre
s'appuyant sur une étude de
la réalité et le littéraire, l'attestation vertigineux, au fictuel. Relever la ou
Christophe Bident que la date du et le faux témoignage... vont tenir les traces d'une telle résistance n'est
20 juillet mentionnée dans la lettre pas un geste qui vise à prendre les
ensemble au lieu du fictuel. instances citées en flagrant délit de
ne peut pas être la date anniversaire
de la quasi-exécution de Blanchot. manque de vigilance, mais bien,
Elle pourra donc conclure dans un comme l'écrit Michaud, à propos de
premier temps que « la lettre non fic- Derrida lecteur, " de déplier jusqu'au
tive n 'est pas plus à l'abri du faux, du bout sa logique, ou plutôt de voir
fictif et du simulacre que le récit dit Sont également commentés l'épi- que du secret est reconnue, mise en comment la logique du récit de
littéraire » et, dans un deuxième sode de la perte du manuscrit et, valeur et en quelque sorte respectée, Blanchot, son événementialité si sin-
temps, de manière plus générale, que dans un P.S., une autre phrase de la rien n'assure que cette démarche gulière affectent aussi le commen-
« l'intrication du témoignage et de la lettre de Blanchot à Derrida, mais il n'est pas aussi une forme de résis- taire du lecteur le plus vigilant, à son
fiction touche donc aussi la lettre, et n'est pas possible, l'espace de cet tance. Résistance au moins dans insu même, en brouillant des deux
rend tout partage entre fiction et non- article, de rendre compte de la deux sens : d'une part, le secret offre côtés à la fois les rapports de la
fiction indiscernable ». Entre-deux du finesse et de la pertinence de la lec- un lieu sans lieu où un écrivain, un vérité et du mensonge, du réel et de
fictuel défini comme « zone impéné- ture de Ginette Michaud. narrateur ou un personnage peut la fiction, de l'effectif et du virtuel ».
trable où les points de repère de l'in- résister à la demande de récit, à la C'est là rendre hommage et célébrer
telligibilité et de la raison ne sont Résister au secret. On l'aura compris, question « que s'est-il passé au de magnifique façon les textes de
plus d'aucun secours ». même dans le cas où la problémati- juste? » et où un lecteur peut, lui Derrida et Blanchot. <g

MUSIQUE

Autobiojazzographie
2ZMAN. c H R O N t g y m ^ n f ^ g j f ^ y j g y ^ j t p i E PASSICJ^
de Stanley Péan
Mémoire d'encrier, 192 j

E n 1917, lorsque les troupes


américaines introduisent en
France ce qui deviendra pro-
gressivement le jazz, musicologues,
intellectuels, écrivains et artistes
bli, fréquentaient les bouges semi-
interlopes où l'on pouvait entendre
de la musique dite « de danse » dans
l'espoir de s'y encanailler à peu de
frais — et pour peu de temps. Un peu
Stanley Péan. Il y verrait, et je lui
donne raison après avoir lu Jazzman,
une façon de réduire tout amour véri-
table du jazz, tout discours autorisé
sur ce « genre musical en constante
musique. De manière plus ou moins
détournée selon les auteurs et les
époques, c'est aussi parler de sexe,
de politique et d'Histoire, de la fonc-
tion sociale du musicien et de l'écri-
sont confrontés à des rythmes et des plus difficiles dans leurs préférences, évolution », aux « prises de position vain, de ce qu'est l'art authentique et
2 tessitures inouïs par rapport auxquels les « intellectuels réceptifs », tels fleurant l'intégrisme » que promeut du type d'impact qu'il doit avoir sur le
ro il leur faut se prononcer. Des discours Jean Cocteau, Michel Leiris et Darius depuis quelques années Wynton public, des interactions entre cultures
CL jazzistiques sont élaborés; ils seront Milhaud, tenaient de leur côté les Marsalis, cet extraordinaire virtuose populaire et savante, entre les USA
appelés à se développer avec la dif- syncopes du rag, du blues et du de la trompette qui est aussi, et mal- et les autres pays, entre les Blanc et
fusion et la vogue toujours croissan- swing pour l'une des voies suscepti- heureusement, l'un des compositeurs les Noirs, etc. Or, entre les
tes des airs afro-américains en terri- bles de conduire à une indispensable afro-américains actuels les plus aca- années 1920 et 1970, la France car-
toire hexagonal. En schématisant, on revivification des arts musicaux. démiques. Comme si, pour reprendre burait à l'intransigeance idéologique.
peut diviser l'ensemble de ceux qui Enfin, un important groupe de « puris- l'un des arguments clés de Péan, «on Le jazz et les discours qu'il suscitait
ont tenu ces discours, les jazzogra- tes », c'est-à-dire de grands érudits pouvait parler de pureté dans le cas ne faisaient pas exception, bien au
phes, en quatre grandes catégories. et de véritables passionnés du « jazz d'une forme musicale née du croise- contraire. Entre spécialistes issus
Les « détracteurs » faisaient profes- authentique », investirent le meilleur ment de traditions diverses »... d'horizons politiques opposés, disons
sion de haïr le jazz par chauvinisme, de leur talent intellectuel, littéraire et entre l'existentialiste Lucien Maison
par racisme (antiaméricanisme, journalistique dans l'illustration et la À ma décharge, et à la décharge de et le maurrassien Hugues Panassié,
mépris du « nègre ») ou par amour défense de la valeur artistique intrin- ma classification quadripartite, il faut un désaccord sur la valeur du be-bop
exclusif de la « grande musique ». Les sèque de la note bleue. préciser que les discours jazzistiques, ou sur le génie de Charlie Parker
« hédonistes » étaient des gens issus quels qu'ils soient, sont toujours tra- dégénérait à tous coups en un
de la bonne société qui, soit par une Il ne fait aucun doute que cette vaillés par le contexte de leur énon- échange d'invectives d'une violence
sorte de snobisme inversé, soit par appellation de « puriste », que j'ai ciation. Parler jazz, comme du reste propre à rebuter nos délicates sensi-
un désir adolescent de se révolter choisie faute de trouver un meilleur parler de tout autre genre musical, ce bilités contemporaines. Il importait
contre les bienséances et l'ordre éta- terme, déplairait souverainement à n'est jamais parler uniquement de alors de définir ce qu'était le vrai jazz

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