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Les Annales de la recherche

urbaine

Territoire géométrique et centralité urbaine. Le découpage de la


France en départements. 1789-1790
Marie-Vic Ozouf-Marignier

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Ozouf-Marignier Marie-Vic. Territoire géométrique et centralité urbaine. Le découpage de la France en départements. 1789-
1790. In: Les Annales de la recherche urbaine, N°22, 1984. Fabriquer des espaces. pp. 58-70;

doi : https://doi.org/10.3406/aru.1984.1137

https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1984_num_22_1_1137

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Abstract
Geometrie space and urban centrali-ty. Cutting out France. 1789-1790.
One of the main themes upon which was based the project of division in departments and the debate
which followed, both in National Assembly and in the provinces was the principle of centrality.
In 1789, as privileges have just been abolished and local institutions dismantled, a new cutting of
France appears as the only means to settle realm unity : a system of districts of identical dimensions
will ensure the equality of electoral representation ; besides a hierarchy of joint assemblies (cantons,
districts, departments) will be settled and will obey to the principle of obedience of parts in regards to
the whole. Effectively, the new divisions will not be considered as distinct and self-governing elements
of a confederation, they will only exist through the whole nation of which they help to form a legislative
organ and to make laws carry out depending on central government.
The centralizator ideal, which appears in this project, limited by a true democratic care of the advent of
civic rights and public service, casts the problem of localization and of choice of the future centres of
exercice of these electoral and administrative assemblies aside, this carelessness can be explained by
the distrust expressed against the city as a place of social and spatial domination, so that the
constituent thought gives the paradox to want to settle a centralized regime while throwing out the
urban «centrality» setting aside so the only rule prescribed for the assessment of chefs-lieux is the
geometrical «centrality » inside the district.
But, even in 1789, the local and mainly urban opinion strongly react against this reserve expressed in
the parliamentary debate. A large correspondence is sent to the Assembly to put forward the basic role
of the city as far as territorial organization is concerned. The recognition of the urban centrality takes
the place of the principle of the geometrical centrality through its administrative, economic and social
expression in the name of which every town asks for the assigning of a chief town.
The division in departments will finally set up on the basis of a compromise between this rationalizator
and geometrical ideal and its bending by the local and urban will.

Résumé
L'un des thèmes fondamentaux qui a fourni la base du projet de départementalisation et du débat
auquel il a donné lieu, à la fois à l'Assemblée nationale et dans les provinces, a été le principe de
centralité.
En 1789, alors même que les privilèges viennent d'être abolis et les institutions locales démantelées,
un nouveau découpage de la France apparaît comme le moyen de faire l'unité du royaume : un réseau
de circonscriptions de dimensions identiques assurera l'égalité de la représentation électorale ; par
ailleurs, on formera une hiérarchie d'assemblées emboîtées (cantons, districts, départements), qui
obéira au principe de soumission des parties à l'égard du tout. En effet, les nouvelles divisions ne
seront pas considérées comme les éléments distincts et autonomes d'une confédération : elles
n'auront d'existence que relativement à la nation tout entière, dont elles concourent à former l'organe
législatif et à faire exécuter les lois, dans la dépendance du gouvernement central.
L'idéal centralisateur qui se manifeste dans ce projet, tempéré par une réelle préoccupation
démocratique d'avènement des droits civiques et de service public, laisse néanmoins de côté le
problème de la localisation et du choix des futurs centres d'exercice de ces assemblées électorales et
administratives. Cette négligence s'explique par la méfiance exprimée à l'encontre de la ville comme
lieu de domination sociale et spatiale, de sorte que la pensée constituante offre le paradoxe de vouloir
établir un régime centralisé tout en rejetant la centralité urbaine. Ainsi la seule règle prescrite pour la
fixation des chefs-lieux est-elle la centralité géométrique à l'intérieur de la circonscription.
Toutefois, en 1789 même, l'opinion locale — et surtout urbaine — réagit très vigoureusement à cette
réticence manifestée dans le débat parlementaire. Une volumineuse correspondance est envoyée à
l'Assemblée pour faire valoir le rôle fondamental de la ville en matière d'organisation territoriale. Au
principe de la centralité géométrique se substitue la reconnaissance de la centralité urbaine, dans son
expression sociale, économique et administrative, au nom de laquelle chaque ville demande
l'attribution d'un chef-lieu.
La départementalisation s'instaurera finalement sur la base d'un compromis entre cet idéal
rationalisateur, géométrique, et son infléchissement par les volontés urbaines et locales.
Resumen
Proyecto geométrico y centralismo urbano. La reorganizacion del territorio francés. 1789-1790.
Uno de los temas fundamentales que dio base al proyecto de departamentalizacion y al debate que tuvo
lugar en la Asamblea Nacional y en las provincias al mismo tiempo, fue el principio de centralismo.
En 1789, en el mismo momento en que los privilegios acaban de ser abolidos y las instituciones locales
desmanteladas, la nueva subdivision del territorio frances aparece como el medio para lograr la unidad del
reino : una red de circunscripciones con dimensiones identicas asegurara la igualdad de la representacion
electoral ; ademas, se formara una jerarquia de asembleas encajadas unas dentro de las otras (cantones,
distritos, departementos) , que obedecera al principio de sumision de las partes, en funcion del todo. En
efecto, las nuevas divisiones no seran consideradas como elementos distintos y autonomos de una
confederacion : tendran existencia en funcion de la nacion en su totalidad, a la cual concurriran para formar
el organo legislativo y hacer ejecutar las leyes, en dependencia del gobierno central.
El ideal centralizador que se manifiesta en este proyecto, atemperado por una real preocupacion
democratica de advenimiento a los derechos civicos y als servicio publico, deja nonobstante de lado el
problema de la localizacion y de la eleccion de los futuros centros de ejercicio de estas asambleas
electorales y administrativas. Esta negligencia se explica por la desconfianza expresada f rente a la ciudad
como lugar de dominacion social y espacial, de manera que el pensamiento constituyente ofrece la
paradoja de querer establecer un regimen centralizado, rechazando al mismo tiempo el centralismo urba-
no. De este modo, la unica regla prescripta para la determinacion de cabeceras de distrito, es el
centralismo geometrico dentro de la circunscripcion.
Sin embargo, en el mismo 1789, la opinion local y sobre todo la urbana, reaccionaron energicamente
contra esta reticencia manifestada en el debate parlamentario. Una volumi-nosa correspondencia es
enviada a la Asamblea para hacer valer el papel fundamental de la ciudad en materia de organizacion
territorial. Al principio de centralismo geometrico se lo substituye por el reconocimiento de centralismo
urbano, en su expresion social, economica y administrativ a, en nombre del cual cada ciudad pide la
atribucion de una cabecera de distrito.
La departamentalizacion se instaurai finalmente sobre la base de un compromiso entre este ideal
racionalizador, geometrico, y sus variantes ocasionadas por las distintas voluntades urbanas y locales.
Territoire géométrique et centralité urbaine

Le découpage de la France en départements. 1789-1790

Marie-Vie Ozouf-Marignier

La représentation de la ville et le plan de restructuration de Paris que Perreymond propose, au


début des années 1840, dans la Revue générale d'architecture évoquent de manière frappante les
thèmes débattus à l'occasion du projet de réorganisation territoriale et administrative de la France en
1789-1790. L'analogie se lit principalement dans le rôle attribué au principe de centralité par les
Constituants et par l'ingénieur polytechnicien dans leurs plans respectifs de découpage de la France
et de restructuration de Paris. Les principes de division, de solidarité entre un tout et ses parties sont
également communs aux deux débats. Toutefois, certaines différences entre les deux projets
apparaissent dans la manière de mobiliser ces divers systèmes d'idées.

Lorsque Thouret, rapporteur du Comité de Constitution élu par l'Assemblée nationale durant
l'été 1789, annonce, le 29 septembre de la même année, que le royaume sera divisé en départements,
il ne présente alors que l'une des bases de l'élaboration de la Constitution1. Cherchant à établir un
système de représentation proportionnelle qui constituerait le principe de formation du corps


débats
P.
(Le
Carton
Les
1.Dupont,
18/185-3
tome
Cf.références
législatifs
3/Pièce
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Paris,
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Vidal,
paru,
148-14
et1877,
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politiques
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58 Les Annales de la recherche urbaine, n° 22. — 0180-930-X/84/22/58/$ 3.30. — © M. U.L. -Bordas


territoire géométrique et centralité urbaine
législatif et de l'administration, « le Comité a donc pensé qu'il est devenu indispensable de partager la
France, dans l'ordre de la représentation, en nouvelles divisions de territoire égales entre elles autant
qu'il serait possible».

Egalité et géométrie

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la

59
être un assemblage de petites nations qui se gouverneraient séparément en démocraties ; elle n'est
point une collection d'Etats ; elle est un tout unique, composé de parties intégrantes ; ces parties ne
doivent point avoir séparément une existence complète, parce qu'elles ne sont point des touts
simplement unis, mais des parties ne formant qu'un seul tout. Cette différence est grande ; elle nous
intéresse essentiellement. Tout est perdu, si nous nous permettons de considérer les municipalités
qui s'établissent, ou les districts, ou les provinces, comme autant de républiques unies seulement sous
les rapports de force ou de protection commune. Au lieu d'une administration générale, qui, partant
d'un centre commun, va frapper uniformément les parties les plus reculées de l'empire ; au lieu de
cette législation, dont les éléments fournis par tous les citoyens se composent en remontant jusqu'à
l'Assemblée nationale, chargée seule d'interpréter le vœu général, ce vœu qui retombe ensuite avec
tout le poids d'une force irrésistible sous les volontés elles-mêmes qui ont concouru à la former, nous
n'aurons plus dans l'intérieur du royaume, hérissé de barrières de toute espèce, qu'un chaos de
coutumes, de règlements, de prohibitions particulières à chaque localité. Ce beau pays deviendra
odieux aux voyageurs et aux habitants. Mais mon intention ne peut pas être de vous présenter les
inconvénients innombrables qui accableraient la France si elle se transformait jamais en une
confédération de municipalités ou de provinces.» [M.-L., 8.]
Deux idées principales organisent ce texte. La première pose la solidarité des parties et du tout
national, mais au bénéfice de ce dernier. Les portions du territoire ne sont pas envisagées dans leur
identité propre, mais dans leur situation de dépendance étroite à l'égard de la totalité. Le second
thème développé, corollaire du premier, est celui de l'idéal centralisateur, décrit avec le vocabulaire
de la physique newtonienne — et d'une manière extrêmement autoritaire (« frapper », « retomber »,
«poids d'une force irrésistible»).
Cette pensée va dominer l'élaboration du projet de formation des municipalités et des
départements ; elle sera précisée au cours du débat.
La philosophie de la priorité du tout a pour conséquence immédiate le rejet conjoint des
individualités et des cloisonnements territoriaux. Cela apparaît à la fin du discours de Sieyès déjà
cité, où l'auteur condamne les diversités juridiques et les « barrières de toute espèce ». Dans un texte
antérieur de quelques mois, il s'attaque plus précisément aux provinces : « Ce n'est qu'en effaçant les
limites des provinces qu'on parviendra à détruire tous ces privilèges locaux, utilement réclamés
lorsque nous étions sans constitution, et qui continueront à être défendus par les provinces, même
lorsqu'ils ne présenteront plus que des obstacles à l'établissement de l'unité sociale [...]. Je ne
connais pas de moyen plus puissant et plus prompt de faire, sans troubles, de toutes les parties de la
France un seul corps, et de tous les peuples qui la divisent une seule nation4.»
Cette volonté de rompre les unités provinciales sera la base de la réforme territoriale de 1789-1790.
Aussi voit-on Thouret reprendre, au nom du Comité de Constitution, lors de l'inauguration du débat
sur le projet de départementalisation, des idées tout à fait similaires à celles que nous venons
d'évoquer. L'identité locale et provinciale, le particularisme territorial sont dénoncés au même titre
que l'esprit corporatiste en matière sociale.
« Etablir la Constitution, c'est porter au nom de la nation, en vertu du plus puissant de ses pouvoirs
qui n'existe qu'en elle, et non dans aucune de ses parties, la loi suprême qui lie et subordonne les
différentes parties de l'Etat au tout. L'intérêt de ce tout , c'est-à-dire de la nation en corps, peut seul
déterminer les lois constitutionnelles ; et rien de ce qui tiendrait aux systèmes, aux préjugés, aux
habitudes, aux prétentions locales, ne peut entrer dans la balance. Si nous nous regardions moins
comme les représentants de la nation que comme les stipulants de la ville, du bailliage ou de la
province d'où nous sommes envoyés ; si, égarés par cette fausse opinion de notre caractère, parlant
beaucoup de notre pays et fort peu du royaume, nous mettions des affections provinciales en
parallèle avec l'intérêt national, j'ose le demander, serions-nous dignes d'avoir été choisis pour les
régénérateurs de l'Etat? [...] Que devrions-nous attendre, si les provinces, venant à remplacer les

Duc
Généraux
4. d'Orléans
E.-J., Sieyès,
s. 1., pour
1789.
«Délibérations
les personnesà chargées
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Assembléesaux
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Bailliages envoyées
relatives aux
par M.
Etatsle

60
Classes
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refoulées
des habitants
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quartiers
troppériphériques
nombreux. dont les maisons sales, étroites, humides ont reçu ces nouveaux hôtes qui sont venus
ordres, décuplaient les oppositions et les traverses ?[...] Ne désespérons pas que le jour viendra où,
l'esprit national étant mieux formé, tous les Français réunis en une seule famille, n'ayant qu'une
seule loi, et un seul mode de gouvernement, abjureront tous les préjugés de l'esprit de corporation
particulière et locale.» [M.-L., 9.]
Le même jour, Rabaud de Saint-Etienne, également membre du Comité de Constitution, fait la
louange du nouveau régime institué : «Le régime nouveau, décrété par l'Assemblée nationale,
remplace donc avantageusement cinq ou six régimes imparfaits. Il n'y a plus diverses nations dans le
royaume ; il n'y a que des Français ; et de même que Louis XIV disait un jour, d'un simple pacte de
famille : — Il n'y a plus de Pyrénées, nous pourrons dire du pacte solennel qu'ont juré douze cents
représentants de la nation : — Il n'y a plus de provinces.» [M.-L., 9.]
Voilà qui marque très nettement la continuité de l'entreprise révolutionnaire avec les efforts
d'unification poursuivis par la monarchie, conformément aux analyses d'Alexis de Tocqueville 5.
L'unité de gouvernement, la soumission de l'intérêt particulier à l'intérêt général et le principe de
souveraineté nationale s'associent nécessairement à la promotion d'une organisation centralisée du
territoire, de la représentation et de l'administration. Du point de vue législatif, le suffrage à
plusieurs degrés converge vers l'Assemblée, composée de députés qui votent la loi unique, applicable
à toutes les parties du territoire. L'ordre administratif se structure autour du pouvoir exécutif central
personnifié par le roi : «Subordonnées directement au roi, comme administrateur suprême, elles
recevront ses ordres, et les transmettront, les feront exécuter, et s'y conformeront. Cette soumission
immédiate des assemblées administratives au chef de l'administration générale est nécessaire ; sans
elle, il n'y aurait bientôt plus d'exactitude ni d'uniformité dans le régime exécutif, et le gouvernement
monarchique, que la nation vient de confirmer, dégénérerait en démocratie dans l'intérieur des
provinces. » [M.-L., 9.] Les arrêtés des assemblées ne pourront être exécutoires qu'après avoir été
approuvés par le roi.
On voit donc apparaître nettement ce que Sieyès appelait le double mouvement ascendant (pour le
législatif) et descendant (pour l'exécutif) de la Constitution : convergence ou divergence, dans un cas
comme dans l'autre, l'institution privilégie le centre. L'expression territoriale de ce centralisme
donne bien évidemment la prééminence à Paris6.

Maîtrise du territoire et démocratie

Subordination des parties au tout, abolition des différences, organisation centralisée de la


représentation et de l'administration, cet ensemble idéologique suggère volontiers une interprétation
de la réforme qui mettrait en valeur sa vocation autoritaire, voire antidémocratique. Il faut
néanmoins nuancer cette représentation de l'esprit de la pensée constituante. Celle-ci porte en effet
la marque de sérieuses hésitations et traduit des impératifs variés et parfois contradictoires. A l'idéal
unificateur et centralisateur que nous venons d'évoquer, fait contrepoids une exigence de liberté et
de bonheur du citoyen, et même un véritable souci démocratique et décentralisateur. Organe d'Etat,
l'administration est aussi envisagée comme un service public, l'un des objectifs principaux de la
réforme étant de rapprocher l'administré du chef-lieu, où il peut traiter ses affaires fiscales et
juridiques. Le 11 novembre, Target déclare, au nom du Comité : «Voici ce que nous avons voulu :
c'est que, de tous les points d'un département, on puisse arriver au centre de l'administration en une
journée de voyage. Or, tel est l'avantage que cette division nous procure le plus généralement. Nous

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centre,
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«On
prépondérante
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procéderait
Paris,frontières.»
deà 1856.
Paris
cette division,
se révélait
[M.-L.,
endans
partant
9.] les modalités
de Paris comme
proposées
du

62
territoire géométrique et centralité urbaine
avons calculé que, si la figure du département pouvait être régulière, la demi-diagonale jusqu'au
centre seraitdude chef-lieu
convenable onze à douze
commelieues.»
condition
[M.-L.,
d'une9.]bonne
Ainsi desserte
était posé
du leterritoire.
principe de l'accessibilité
Par ailleurs, la finalité première de la réforme, soulignée plus haut, qui consiste à établir une
représentation électorale régulière et égalitaire, traduit incontestablement une préoccupation
démocratique, même s'il faut faire la réserve que justifie l'existence d'un suffrage censitaire et à
plusieurs
bonne maîtrise
degrés.du La
territoire
cohérence
et underéelcette
effort
pensée
de démocratisation,
constituante, qui
repose
mènesurdele front
postulat
des suivant
exigences
lequel
de
le bien général coïncide avec le bien particulier, d'une part, et escompte sur l'esprit civique et éclairé
des élus et administrateurs, d'autre part. Ainsi peut-on rendre compte de ce qui apparaît à l'analyse
comme une ambiguïté fondamentale7.

Un centralisme sans chefs-lieux ?

elle-même
localisation
En
restent
chefs-lieux
dont
centres,
qu'aurait
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référence
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de
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que
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dans
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de
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l'administration
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des
observer.
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des
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On
d'un
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circonscriptions.
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conformément
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ce
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s'inscrit
et
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qui
réalités
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qui
prêté
nuancée
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parisienne,
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Ils'engage
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est
les
l'excès
décidé
intègre-t-il
Comité,
étendue
porté
aucune
des
non-différence
dans
mentionnée
au
géographiques
et
ils
petites
de
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63
sous-division, en concentrant toute administration dans les grandes villes, tue l'agriculture et ceux
qui s'y donnent et augmente encore l'affreuse et redoutable immensité des villes qui, comme des
polypes, usent le royaume et l'épuisent. » [M.-L., 9.] Le parasitisme des grandes villes, l'action
d'appauvrissement qu'elles exercent sur les campagnes sont ici dénoncés avec le vocabulaire de la
biologie, suivant un procédé analogique répandu dans les descriptions urbaines9.
Une autre caractéristique de ce parti pris antiurbain est de faire l'unanimité de l'opinion
parlementaire, par-delà les divergences entre partisans et adversaires du projet : si les villes en
elles-mêmes ne sont pas mises à l'ordre du jour, leur critique sert souvent d'argument pour défendre
ou rejeter tel ou tel point de la réforme. Plusieurs députés font observer que le plan du Comité, qui
n'établit que 720 municipalités (autant que de districts) favorise l'aristocratie urbaine. C'est le cas de
Ramel-Nogaret, député de Carcassonne : «Je soutiens que les grandes municipalités proposées par
le Comité mettront une division intestine dans ses communes, anéantiront l'esprit public et établiront
une aristocratie en faveur des villes ou des gros bourgs sur les villages. » [M.-L., 9.] De son côté, le
comte de Custine, hostile au principe suivant lequel l'élection doit se faire au seul chef-lieu de
département, propose qu'elle ait lieu dans trois « arrondissements » : « Cet ordre de choses obvierait
à l'influence aristocratique que pourront prendre les grandes villes dans les élections ; cette
aristocratie ne serait pas moins dangereuse que toutes celles que l'on vient de détruire ; elle ne
pourrait qu'être nuisible à la véritable source des richesses : je veux parler de l'agriculture 10. »
Mirabeau, qui présente un avis semblable à celui de Ramel-Nogaret, déclare à l'Assemblée :
«Nous avons attaqué tous les genres d'aristocratie; celle que pourraient exercer les villes sur les
villages serait-elle moins dangereuse ? Les petites agrégations politiques ne cessent de la redouter ;
plus elles sont faibles, plus elles craignent d'être opprimées. Le but de toute bonne société ne doit-il
pas être de favoriser les habitations de la campagne, je dis plus, de leur faire sentir à elles-mêmes leur
propre importance?» [M.-.L., 9.] Pourtant, Thouret plaide en faveur du projet élaboré par le
Comité en faisant remarquer l'utilité de la proportionnalité du nombre de députés par rapport au
territoire, et non, comme le souhaitait Mirabeau, par rapport à la population : «Monsieur de
Mirabeau devrait-il faire cette objection pour les communes, lorsqu'il établit ce reproche d'une
manière infiniment plus grave contre ses départements? Dans ceux qu'il propose, toutes les villes
auront une influence marquée, puisque Lyon, par exemple, Rouen, Bordeaux, Marseille,
domineraient invinciblement les faibles campagnes qui leur seraient adjointes pour compléter le taux
de population du département. C'est par là que le plan du Comité a de grands avantages, parce qu'en
attachant les députés au territoire, même par commune, il assure aux campagnes une part importante
de députation qui balance ce que les villes ont de plus en population.» [M.-L., 9.]
Dans ce dernier texte, la volonté se manifeste de pondérer l'influence urbaine par les bases de
proportionnalité du système électoral, c'est-à-dire par une égalisation des forces à l'intérieur des
circonscriptions, tandis que les textes cités plus haut préconisent la séparation des villes et des
campagnes en unités administratives distinctes. Dans les deux cas, l'appréciation de la ville est
négative et la domination urbaine est dénoncée comme tout privilège social ou spatial. On aura
remarqué que, si les grandes villes rencontrent l'hostilité la plus vive, la réticence porte plus
largement sur l'ensemble des villes, sans distinction de taille. De sorte que l'on a affaire à un système
d'idées qui, tout en créditant la centralisation politique et administrative, prive celle-ci de ses rouages
en condamnant la centralité urbaine et la ville comme lieu d'exercice du pouvoir politique et
administratif. Ecartant le réseau urbain préexistant du stock de composants à intégrer dans le plan de
réorganisation territoriale, délaissant le problème même de la fixation des chefs-lieux en ne posant
comme règle que la seule centralité géométrique, le débat parlementaire ne propose de la
centralisation qu'une vision assez abstraite, étroitement confinée dans son acception juridique et

1975.
9. Cf. les analyses de J.-C. Perrot, Genèse d'une ville moderne. Caen au xvuf siècle, Mouton, Paris/La Haye,
10. Comte de Custine, Cinquième compte rendu à ses commettons..., Baudoin, Paris, 1789.
64
Les nouveaux quartiers sont bien percés, bien aérés, les maisons élégantes, leurs distributions commodes, mais la classe pauvre en a peu profité.
constitutionnelle. En réprouvant la ville, cette pensée révolutionnaire tourne le dos à l'expression
concrète de ses principes théoriques et se coupe de la réalisation pratique de son projet.
En effet, alors même qu'est débattu à l'Assemblée nationale le contenu général du projet, les
provinces, les villes et villages, informés du prochain partage du royaume en départements, rédigent
des pétitions pour faire valoir leurs intérêts et obtenir un tracé précis, un rattachement ou un siège
administratif. Devant ces revendications qui affluent bientôt sous leurs yeux, les députés se trouvent
démunis de principes de décision et d'arbitrage, et de critères d'attribution pour les chefs-lieux.
Signalons toutefois que le Comité de Constitution et l'Assemblée avaient eux-mêmes sollicité cette
consultation d'opinion et qu'ils l'accueillirent avec attention et bienveillance, malgré cette attitude
fondamentalement réservée envers les intérêts particuliers, plus particulièrement ceux des villes.

Les revendications urbaines

Alors que le débat parisien est axé sur le thème des limites et du morcellement des provinces11,
ainsi que sur les composantes politiques du futur régime électoral et administratif (mode de suffrage,
attributions, degré de centralisation, etc.), les villes appréhendent la réforme comme une opération
qui, modifiant l'armature de chefs-lieux administratifs et judiciaires, met en jeu leurs intérêts12.
Aussi les élites urbaines (gens de loi, rentiers, médecins, bourgeois, curés, etc.) se mobilisent-elles
pour récupérer les prérogatives perdues du fait de la table rase révolutionnaire ou pour en acquérir
de nouvelles. Face à l'extrême prolixité des textes rédigés, nous privilégierons ceux qui témoignent le
plus clairement d'une reconnaissance de la centr alité urbaine.
Tout d'abord, la nécessité de baser le découpage sur le réseau urbain est mise en évidence. Ainsi la
ville de Castellane formule-t-elle cette idée : « S'il était permis de proposer des idées à raison de la
formation des districts, des tribunaux judiciaires et de leurs arrondissements, il semble qu'au lieu de
les fixer par une opération géométrique qui détermine leur égalité, opération qui rencontrera une
infinité de difficultés, il serait bien plus simple de vérifier et de déterminer quelles sont les villes où ils
doivent être établis et d'attribuer ensuite à ces districts les villes et villages qui seraient plus près
d'eux que du chef-lieu d'un autre district, de manière que chaque ville ou village dépendrait du
district et du tribunal d'arrondissement qui serait établi dans la ville la plus prochaine. » [AN.] De
leur côté, les officiers municipaux de la ville de Bar-sur-Aube font valoir que, «malgré que
l'Assemblée nationale eût admis une règle proportionnelle pour la distance d'un département à
l'autre, elle n'a pas renoncé à avoir égard, pour les placer à l'importance des villes, à l'étendue de
leurs relations, à l'avantage de leur position» [AN].
Si de nombreuses villes s'attachent à se conformer aux règles fixées par le Comité de Constitution
en montrant leur position géométriquement centrale, qui justifie selon elles l'attribution d'un
chef-lieu, d'autres, comme Bar-sur-Aube, réclament en faveur d'autres formes de centralité. C'est le
cas de La Rochelle, placée dans une situation nécessairement défavorable pour obtenir un siège de
département, puisqu'elle est ville côtière : «Au surplus, la ville centrale d'un arrondissement
quelconque n'est point celle qui divise les distances dans la proportion la plus géométrique, mais celle
vers laquelle tendent, par une pente d'habitude ou de circonstance, les principales relations d'ordre
public et d'intérêt particulier. » [AN.] Elle fait ensuite référence à son siège de généralité et à son
commerce. On retrouve ce raisonnement dans d'autres villes excentriques, comme Marseille ou
Le Havre, mais des villes continentales le développent également. Le député de Saint-Amour en
fournit un exemple : «Le point central n'est pas le point qui, pris géométriquement, est au centre ;

l'Assemblée
11. Les revendications
nationale. provinciales constituent une part non négligeable de la correspondance reçue par
12. La réforme prévoyait en effet de créer une circonscription unique pour toutes les branches de l'administration
(civile, judiciaire, militaire, religieuse, etc.).
66
territoire géométrique et centralité urbaine
autrement, un hameau serait le point central, un lac, une forêt, des montagnes seraient le point
central. Le point central doit donc être défini différemment : c'est le point où aboutissent le plus
facilement les correspondances des lieux environnants ; c'est le point où le commerce se porte le plus
naturellement, où les denrées arrivent le plus aisément ; c'est le point où les habitants des campagnes
ont l'habitude d'aller et vont plus volontiers. » [AN.]
De la même façon que Saint-Amour, de nombreuses localités mettent en relief l'importance de la
situation par rapport aux voies de communication, de la circulation des hommes et des productions.
La ville-carrefour, lieu de concentration des activités et de la population, point d'aboutissement ou
de rayonnement des circuits d'échanges, apparaît comme l'élément à privilégier dans la localisation
des chefs-lieux, par opposition aux considérations de géométrie. La ville est même affectée d'une
capacité à produire l'organisation administrative optimale et idéale. Ainsi, Letellier fils, trésorier de
France, écrit le 20 mai 1790 à l'Assemblée nationale, au nom de la ville de Soissons : «L'agriculture
et le commerce étant l'âme d'une administration, il faut encore examiner si la ville sur laquelle on
veut fixer son choix est susceptible d'éprouver tous les moyens de les faire fleurir et protéger, si cette
ville par sa situation peut être le ralliement de tous les arts, si sa position en permet l'agrandissement,
si les routes les plus commodes en facilitent l'accès et si une rivière navigable est à sa proximité. [...]
D'ailleurs, pour le grand intérêt même du département, on doit toujours placer le chef-lieu
d'administration dans la partie où il y a plus de contribution, d'exploitation de bois, de biens
ecclésiastiques à administrer. » [AN.] On pourrait multiplier les citations.
Si la centralité urbaine décrite dans ces exemples renvoie principalement aux fonctions de la ville
et à sa situation, on trouve dans d'autres textes des références à un prestige urbain qui tient à la
composition sociale de la ville, à la qualité de son architecture, de son site, à son histoire, à ses
équipements. Ainsi, la ville du Dorât, dans la Basse-Marche, est « bien située, bien bâtie, les rues en
sont fort larges et bien pavées ; l'air y est très pur et très sain ; les mœurs des habitants qui l'occupent
y sont fort douces, ils sont très honnêtes et affables aux étrangers, et la majeure partie s'attache à
l'étude des lettres et des lois ; enfin, l'éducation y est très bonne et la langue française très pure »
culturelle.
[AN]. Le rayonnement de la ville procède donc non seulement de ses fonctions, mais de son image

Dans tous les cas, la ville apparaît bien comme un lieu privilégié, qui tient un rôle fondamental
dans l'organisation du territoire. L'action qu'elle exerce sur les campagnes est clairement identifiée :
la ville d'Elbeuf demande qu'on n'enlève pas aux paroisses qui l'entourent « leur correspondance
avec une ville, qui répand dans leurs campagnes l'abondance, fait fleurir l'industrie, alimente une
partie des habitants en même temps qu'elle est le dépôt de leurs productions, dont elle procure la
consommation et le débit, et devient pour chaque cultivateur une ressource avantageuse » [AN]. Elle
fait état des liens créés avec ces paroisses par sa fabrique de draps.
Les relations entre les villes sont également évoquées pour renforcer cette représentation de la
centralité et du rayonnement urbain. Les députés d'Orléans en donnent un exemple dans leur
réclamation à propos de la ville de Beaugency, réclamation qui a pour but de garantir l'influence
économique de leur ville. Beaugency est revendiqué à la fois par Orléans et par Blois ; cette dernière
a envoyé des députés à Beaugency pour faire valoir que la ville recevrait un district plus étendu dans
son département que dans celui d'Orléans, qui se trouve trop près de la limite départementale. Le
12 janvier 1790, les députés d'Orléans ripostent : « Les relations de commerce sont en raison de
l'étendue du commerce : il y a cinq ou six fois plus de commerce et de commerçants à Orléans qu'à
Blois. Les relations ne peuvent donc être les mêmes relativement à une ville placée entre les deux et
qui trouve dans Orléans bien plus de branches de commerce que ne peut lui en offrir Blois. » [AN.]
Le vocabulaire de la physique newtonienne utilisé dans le débat parisien pour décrire très
abstraitement les lois de la Constitution vient ici appuyer un modèle d'organisation spatiale construit
à partir des villes. Ainsi, aux confins du Velay et du Forez, la ville de Saint-Didier proteste contre un
plan qui la rattache à la ville de Monistrol et démontre que cette dernière est au contraire dans sa
dépendance : «Il serait aussi absurde, et, surtout dans le siècle de la raison, de faire ressortir
Saint-Didier à Monistrol que de faire ressortir un tout à sa moitié ou le nombre de quatre à celui de
deux. On lui dirait que les lois générales de l'attraction doivent faire sentir leur pouvoir et leur effet
dans l'ordre social et politique comme dans celui de la nature ; que Monistrol n'étant qu'à une lieue
67
de Saint-Didier, il y est attiré en raison directe des masses et des distances et qu'il a un chemin
superbe pour suivre l'impulsion imprimée par la puissance attractive et pour ne venir faire qu'un tout
un peu plus considérable avec un tout qui l'est déjà beaucoup plus que lui. » [AN.]
La caractéristique de cette correspondance envoyée par les villes est donc de faire reconnaître le
pouvoir de centralisation exercé par les villes. Elle oblige l'Assemblée nationale à tenir compte de
ces acteurs de l'organisation spatiale qu'elle voulait ignorer. Unanimes à défendre leurs intérêts et à
affirmer leur vocation à prendre en charge l'administration, les villes rivalisent très violemment entre
elles face à la sélection que la réforme impose. En effet, elles sont environ 1 600 à se mettre sur les
rangs pour obtenir des chefs-lieux, tandis qu'il ne faut pas plus de 85 sièges de département et
720 sièges de district (finalement 83 départements et 544 districts seront formés) 13 .
Aussi les petites villes sont-elles nombreuses à réclamer une multiplication du nombre des districts.
C'est le cas de Château-du-Loir : «Vous y ferez cependant attention, Messieurs, moins il y aura de
villes éparses, et plus la misère se fera sentir dans l'intérieur des terres. C'est le luxe et la
consommation qui font refluer dans les campagnes le superflu des villes. Plus une campagne est
éloignée du luxe et de la consommation, moins ses propriétés ont de valeur, ses denrées de débit, ses
bras d'activité, ses habitants de ressources et de moyens, et plus par conséquent la contribution est
onéreuse. Les villes sont et seront toujours le séjour des gens aisés, parce que les agréments et les
commodités de la vie s'y rencontrent proportionnellement au luxe et à la consommation. Détruire les
établissements d'une ville, c'est la paralyser. » [AN.]
Le modèle d'organisation territoriale proposé consiste à égaliser les pouvoirs dans l'espace,
conformément à une idéologie bien représentée dans les théories économiques du xviif siècle,
notamment celle des physiocrates. La ville de Jargeau défend l'influence urbaine contre la rationalité
géométrique, mais elle revendique aussi un équilibrage entre les villes : « Lorsqu'une ville, sans être
précisément dans l'éloignement prescrit de la ville capitale du département, présentera plus
d'avantage aux paroisses d'un district qu'une ville ou bourg qui se trouve précisément dans
l'éloignement donné, on préférera celle-là à celle-ci. A distances égales, à avantages semblables, on
préférera la ville la moins aisée à celle qui est déjà riche, afin de donner à la première les ressources
que procureront les opérations qui auront lieu dans le chef-lieu de district. » [AN.]
Bien souvent, les grandes villes sont incriminées. Luçon, en Vendée, exprime cette opinion : «Si
les grandes villes par leur luxe appauvrissent et dessèchent les campagnes, les petites les vivifient,
favorisent la circulation, encouragent l'agriculture et tous les soins domestiques pour la conservation
des mœurs comme pour la splendeur d'un empire. La saine politique demande qu'on s'occupe
également à multiplier les petites villes et à diminuer l'effrayante population des grandes. » [AN.] De
sorte que la représentation de la centralité urbaine et de sa légitimité se trouve tempérée par ce
mouvement des petites villes dont le système d'idées, hostile à la trop grande concentration, à la
domination excessive, et favorable à une égalisation dans l'espace de la répartition des pouvoirs, se
rapproche dans une certaine mesure des théories développées à l'Assemblée. La même hésitation
entre la volonté de centralisation et le refus des privilèges et de l'aristocratie caractérise donc le débat
parlementaire et la correspondance urbaine.
A côté de cette divergence fondamentale existant entre le débat parisien tourné vers l'intérêt
général et la réaction locale, entièrement vouée à défendre des intérêts particuliers, divergence que
nous avons envisagée à travers le thème de la centralité, apparaît une certaine homogénéité de la
pensée concernant l'organisation du territoire, du fait même de ses hésitations, caractéristiques de
cette première période révolutionnaire. A l'ambiguïté d'une volonté politique à la fois centralisatrice
et soucieuse de démocratisation, fait écho le paradoxe des logiques urbaines qui visent le
renforcement ou la conquête d'un pouvoir, tout en souhaitant pour le propre bénéfice des villes qu'il
soit départagé entre elles.

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68
L'opération de découpage sera effectuée sur la base d'un compromis entre ces diverses exigences.
L'égalité des circonscriptions, la répartition régulière des chefs-lieux seront autant que possible
respectées, mais les volontés locales seront très largement prises en compte, l'Assemblée acceptant
très souvent la décision proposée par les députés locaux ou laissant au choix des électeurs réunis en
première assemblée telle ou telle solution.

En 1789, la rationalisation géométrique et centralisatrice de l'organisation spatiale, ainsi que le


problème du sort réservé aux villes et du rôle nouveau qui leur sera attribué sont les deux pôles
séparés, voire antagonistes, d'un même débat. Dans quelle mesure la lecture de cette entreprise
révolutionnaire peut-elle éclairer les discours qui seront tenus dans la période suivante sur
1'«aménagement » du territoire — plus particulièrement, les écrits de Perreymond qui nous
intéressent ici? Ceux-ci attestent la permanence de l'idéal d'unification et de la confiance dans le
principe de géométrie comme moyen d'atteindre l'organisation optimale de l'espace. La foi des
Constituants dans la régularité de leur maillage et de leur hiérarchie administrative a son répondant
dans l'importance attachée au centre géométrique de Paris, d'une part ; à une structuration de la
capitale suivant un double niveau (Tout-Paris/quartiers, centre principal/centres secondaires),
d'autre part. De même, la volonté centralisatrice, l'hostilité aux divisions, aux barrières comme
obstacles au bon exercice des fonctions (administratives ou urbaines), l'impératif de circulation
(accessibilité au chef-lieu, amélioration de la viabilité de Paris) sont présents dans les deux discours.
Mais, tandis que l'intervention de l'opinion locale est nécessaire, dans l'opération de
départementalisation, pour que soient pris en compte les véritables acteurs de ce plan théorique, les
villes et leur centralité, volontairement négligées par les Constituants, Perreymond se donne
précisément pour objet la réalité même de la ville et, plus globalement, du territoire dans les
problèmes de restructuration qu'elle pose. Il propose une vision fonctionnelle de la ville, dans
laquelle sont prises en considération les questions de circulation, d'approvisionnement, de
surpeuplement, de salubrité, d'équipement, etc. La rationalité qui sous-tend son programme de
réorganisation de Paris porte donc sur un donné, au lieu que les Constituants avaient plutôt tendance
à faire table rase de la réalité préexistante et à fonder les bases de la réforme sur une utopie, au sens
premier du mot.
Enfin, Perreymond envisage le principe de centralité d'une manière beaucoup plus radicale et
l'affranchit des garanties que les Constituants et les villes petites ou moyennes mettaient contre le
« despotisme » et 1'«aristocratie » ; il ne craint pas de reconnaître les formes de concentration et de
domination spatiale et en fait même la base d'une meilleure organisation du territoire.

Arrêtons ici le parallèle entre ces deux débats : le caractère isolé des points de comparaison ne
permet pas de rendre compte d'une évolution, ni d'expliquer les similitudes et les divergences. Pour
pousser plus avant la confrontation, il faudrait multiplier les textes interrogés, intégrer les conditions
d'évolution de la réalité même qui est en cause dans ces discours — le territoire et la ville. Et puis,
l'originalité d'un Perreymond incite à la prudence.
Marie-Vie Ozouf-Marignier

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