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Musicorum

N° 11 - 2012

Les mélodies de Claude Debussy

Université François-Rabelais de Tours


La revue Musicorum, réalisée avec le soutien de l’Université de Tours, et plus
particulièrement de l’équipe d’accueil Histoire des Représentations, permet de situer le domaine
des sciences de la musique dans un cadre pluridisciplinaire. Son objectif est de favoriser la
diffusion de la recherche en musicologie sans exclusivité d’époque. La revue accueille des
articles originaux, des actes de journées d’études et de colloques.

Direction :
Laurine Quetin
laurine.quetin@orange.fr

Comité de rédaction :
Pierre Degott (Université de Metz), Albert Gier (Universität Bamberg), Sylvie Le Moël
(Université de Tours), Denis Vermaelen (Université de Tours).

La responsabilité éditoriale de ce numéro a été assurée par Denis Vermaelen.

Site internet :
www.revuemusicorum.com
SOMMAIRE

Les mélodies de Claude Debussy

Préface Denis Vermaelen 5

Somme atéléologique : Verlaine et Debussy Vincent Vivès 9

Une particulière mise en place Denis Vermaelen 17

La mélodie française comme déclamation de poèmes :


l’exemple des Ariettes oubliées de Claude Debussy Mylène Dubiau-Feuillerac 35

« Debussy l’obscur... » : les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé


à travers le prisme de la critique et Jean-Louis Leleu et
de la littérature musicologique entre 1913 et 1951 Paolo Dal Molin 53

Université François-Rabelais de Tours


Janvier 2012 - Tiré en 100 exemplaires
La mélodie française comme déclamation de poèmes :
l’exemple des Ariettes oubliées de Claude Debussy

L’étude de la genèse des mélodies de Claude Debussy sur des poèmes de Paul
Verlaine, qui présentent différentes versions et plusieurs remaniements, révèle la place
importante accordée à une adéquation entre la musique et l’énonciation du texte. Au-delà d’un
rapprochement entre la sémantique des mots et leur prise en charge illustrative directe par la
musique, Claude Debussy semble s’attacher à des réalités de diction poétique d’une musicalité
et d’une métrique particulièrement travaillées par Paul Verlaine.

La connaissance par le compositeur des recherches poétiques de l’avant-garde artistique


des années 1880  1 est avérée par ses biographes et doit être exploitée pour comprendre son
approche de la composition et de l’interprétation d’une œuvre de mélodie française. Katherine
Bergeron, dans son livre Voice Lessons, French Mélodie in the Belle Epoque,  2 a récemment
relevé l’importance de la recherche littéraire sur la langue à la fin du dix-neuvième siècle en
France, et son influence sur le travail du son, de la diction d’un texte. Les compositeurs de
mélodies françaises de cette même période s’appliquent de plus en plus à retranscrire ce travail
de la langue française et de ses spécificités, telles que le fameux « e muet » (qui n’a de muet que
le nom) ou ses accents de vers. « Ce qui émerge, au fil des années, est un changement frappant
des valeurs musicales : comme l’accentuation française devient de plus en plus centrale, la ligne
mélodique doit « dire » de moins en moins ». 3 Les recherches se concentrent ainsi sur la diction
du texte, alors que les témoignages et écrits théoriques 4 de l’époque, ainsi que les tous premiers
enregistrements, permettent de faire émerger l’importance de la prosodie, de l’accentuation,
de la lecture interprétative d’un texte. La formule d’un critique et acteur de l’époque, Auguste
Mangeot, 5 est révélatrice de la réception des mélodies de Debussy (et de son collègue Maurice
Ravel, ici), et, si elle est postérieure à mon corpus, elle s’applique cependant à ses mêmes
interprètes, ici Mme Jane Bathori :
Que de monde chez Madame Boulanger  ! Madame Bathori y chantait, ou plutôt y récitait, du
Debussy et du Ravel. Melle Nadia Boulanger y était en compagnie de Raoul Pugno - du Saint-Saëns,

1  -  François Lesure, Claude Debussy, biographie critique (Paris, Fayard : 2003), cf. particulièrement le chapitre
« 1887-1889. Les débuts de la période bohème », pp. 91-108, ainsi que les courts dossiers « Culture littéraire » et
« Le théâtre », pp. 425-431.
2  -  Katherine Bergeron, Voice Lessons, French Mélodie in the Belle Epoque (Oxford, Oxford University Press :
2010).
3  -  Katherine Bergeron, Voice Lessons, op. cit., p. xi. “What emerges, over time, is a striking shift in musical
values: as the French accent becomes more and more central, the melodic line has less and less to «  say  ».”
(traduction personnelle).
4  -  On pourra relever les écrits des chanteurs Enrico Delle Sedie, Manuel Garcia, Reynaldo Hahn, ainsi que ceux,
postérieurs, de Jane Bathori ou Claire Croiza.
5  -  Il fut co-fondateur de l’Ecole Normale de Musique de Paris avec Alfred Cortot, en 1919.
Les Ariettes oubliées de Claude Debussy
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du Nicolaïeff et la Petite Suite de Debussy, bien petite en effet.6

La déclamation des poèmes, en plus de la facture du texte lui-même, est une donnée
peu relevée, et pourtant manifeste, pour son influence sur le travail de composition de Debussy.
En prenant en compte l’apport spécifique des recherches poétiques actuelles, mettant à jour
des notions telles que l’oralité des poèmes, ma contribution, focalisée sur le rythme – notion
à l’intersection du texte poétique et de la musique – tend à réinsérer la réalité de l’oralisation
de la poésie dans les mélodies. Comment réciter un poème, comment «  dire  » en musique
l’accentuation musicale de Verlaine ? Quels liens la mise en musique du poème entretient-elle
avec la diction de celui-ci, et quelle plus-value la mélodie apporte-t-elle à l’oralisation parlée ?

L’étude de la musique des Ariettes oubliées, que ce soit dans le phrasé mélodique,
dans la prosodie, ou dans la conduite du discours harmonique, mène à repenser le rapport
que le compositeur entretient avec le texte. Dans une approche comparatiste et analytique, je
convoquerai quelques témoignages d’enregistrements anciens de performances de déclamation,
qu’elles soient poétiques ou musicales. En incluant par endroits les différentes versions des
Ariettes  7, et leur remaniement en Ariettes oubliées, ainsi qu’en m’appuyant sur l’étude
philologique des sources, je présenterai ce que cette approche vivante de la poésie oralisée
apporte à l’interprétation des mélodies.

Une poésie écrite pour être récitée

Si, de nos jours, la poésie semble surtout graphique – disposition visuelle imprimée
– et destinée à une lecture intérieure et solitaire, elle fait cependant partie d’un ensemble de
pratiques artistiques orales, culturelles et sociales à la fin du dix-neuvième siècle. Lecture,
diction, prononciation, récitation, déclamation… les termes abondent pour dire l’articulation
d’un texte à voix haute – témoins de la réalité d’une vie sonore des poèmes. Au vu de ces
différentes appellations se substituant souvent les unes aux autres, j’utiliserai le terme plus
général de diction – « manière de dire » – dont le sens usuel met l’accent « sur la qualité de
l’articulation, de la prononciation de mots, de vers, etc. ». 8

Ma réflexion portera tout d’abord sur les relations d’influence qui ont pu s’engager
entre un poème, avec sa facture, son sens et son oralisation, et sa mise en musique. Les nombreux
réajustements prosodiques et rythmiques que Claude Debussy apporte dans ses mélodies sur
des textes de Paul Verlaine, corpus majeur de ses premières années de composition, m’ont
interrogée. Si les premières mélodies de Debussy sur des poèmes de Verlaine (Clair de lune,
Mandoline, Fantoches, dans leurs premières versions) comportent des courbes mélodiques très
vocales, les Ariettes, écrites entre 1885 et 1888, puis reprises en Ariettes oubliées en 1903,
présentent des lignes vocales plus rythmiques que mélodiques. Mon approche de ces œuvres
tient compte de la remarque déjà citée d’Auguste Mangeot : ces lignes vocales ne seraient-elles
pas portées par une forme de diction des poèmes plutôt que par un phrasé musical propre ?
La tessiture employée, souvent centrale pour la chanteuse, le registre resserré avec seulement

6  -  Auguste Mangeot, « Soirées et Auditions diverses », Le Monde Musical, n° 6, Paris, 30 mars 1912, p. 99. C’est
moi qui souligne.
7  -  Notes relevées lors du travail d’édition critique de la première version de ces mélodies, sous la direction de
Marie Rolf, Œuvres complètes, Mélodies, volume 2 (Paris, Durand : à paraître).
8  -  Trésors de la Langue Française, entrée « diction ». http://www.cnrtl.fr/definition/diction
Mylène Dubiau-Feuillerac
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quelques éclats de voix à des endroits spécifiques, déterminent un grain de la voix proche du
parlé déclamatoire. Ne pourrait-on y voir aussi, comme le suggère Katherine Bergeron, un
recentrage sur le rythme de « l’accentuation française », élément marqueur de la fin du XIXe
siècle ?

Les conseils des traités de chant de professeurs (Delle Sedie) ou d’interprètes masculins
(Reynaldo Hahn) et féminins (Claire Croiza, Jane Bathori, ou Mary Garden) portent en grande
partie sur la diction du texte mis en musique, sur le respect des rythmes et des nuances. Dans le
chapitre « De la déclamation et du geste », Enrico Delle Sedie indique d’emblée :
La déclamation chantée est à peu près soumise aux mêmes règles que la déclamation parlée, de sorte
qu’il est nécessaire d’en faire l’étude comparée. […]
La déclamation parlée est libre dans ses mouvements, ses intonations, ses inflexions et ses accents,
ne relevant que de la logique du sentiment ; la déclamation chantée, au contraire, doit combiner les
éléments de la première avec les accents, les inflexions, les intonations, la mesure et le rhythme de
la musique. Les respirations doivent être réglées d’après la phrase musicale, et pourtant l’artiste doit
les mettre d’accord avec la construction de la phrase grammaticale et de la syntaxe. 9

Par ailleurs, les témoignages auditifs offerts par les quelques enregistrements de Jane
Bathori ou Mary Garden proposent des performances très libres, très flexibles par rapport à la
partition écrite, notamment en ce qui concerne une régularité mesurée musicalement. Tout en
s’appuyant sur l’apport de l’ouvrage de Robert Philipp, Early Recordings and Musical Style:
Changing Tastes in Instrumental Performance, 1900-1950, 10 qui met en lumière les changements
dans le domaine de l’interprétation dans les années 1930, allant vers plus de rigueur métrique
et moins d’élasticité, on peut également se demander si la diction parlée du poème ne serait pas
une réalité de l’époque à prendre en compte dans l’exécution de ces mélodies, qui guiderait
l’interprétation musicale par une flexibilité et un mouvement signifiants.

Cette étude centrée sur les Ariettes oubliées de Debussy cherche à retrouver une trace
de l’interprétation des mélodies telles qu’elles étaient comprises dans leur contexte de création,
afin de permettre une actualisation de l’interprétation aujourd’hui, alors que certaines données
sont quasi oubliées de nos contemporains : la réalité rythmique du poème, la musicalité de son
oralisation et de sa diction, la connaissance des vers et de leurs spécificités par l’auditeur…

Ajustements prosodiques dans l’élaboration des mélodies

a. Ajustements de la diction des chutes finales des poèmes

En 1903, Fromont publie les Ariettes oubliées. Le recueil de mélodies porte alors le
même titre que la sous-partie incluse dans les Romances sans paroles de Paul Verlaine. Avec
cette réédition apparaissent des réajustements dans la partie musicale, notamment dans la ligne
vocale. Entre les Ariettes de 1885-1888 et les Ariettes oubliées de 1903, comme le relevait
Marie Rolf, «  les poèmes sont virtuellement les mêmes, mais les mélodies ont été révisées.

9  -  Enrico Delle Sedie, L’Art Lyrique : traité complet de chant et de déclamation lyrique (Paris, Léon Escudier :
1874) p. 2. Voir particulièrement le chapitre 19 : « De l’articulation, de la diction et de la prosodie », pp. 180-182
et le chapitre 20 : « De la déclamation et du geste », pp. 183-186.
10  -  Robert Philipp, Early Recordings and Musical Style: Changing Tastes in Instrumental Performance, 1900-
1950 (Cambridge, Cambridge University Press : 1992).
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La plupart des changements visent la déclamation du texte et le contour de la mélodie vocale


[…]. Les autres révisions concernent les nuances, l’articulation et les tempos ». 11

Ces révisions touchent essentiellement le texte et sa prosodie, dont la réalisation finale


souligne un respect de plus en plus manifeste envers le poème mis en musique. Ainsi, Debussy
supprime la répétition  12 du dernier mot de L’ombre des arbres, « noyées ! », qui apparaissait
dans la première version de l’œuvre – ce qui rajoutait deux syllabes au vers final, lui conférant
du même coup un pathos particulier, de rhétorique musicale. Ce poème concentre sa chute finale
(qui lui fait prendre tout son sens) sur le dernier mot, mis en valeur par le point d’exclamation,
appuyant l’effet.
Combien, ô voyageur, ce paysage blême
        Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
        Tes espérances noyées ! 13

Debussy réajuste l’énonciation finale du vers en la distendant au-dessus des quatre


mesures de piano qui comportaient antérieurement la répétition. La précipitation des deux
occurrences successives du mot « noyées », avec leur anacrouse en double croche, est alors
estompée, conduisant à un ralentissement d’énonciation de fin de phrase, approprié à la chute
poétique.

De la même manière, Debussy change la place du « Hélas ! » conclusif de Spleen,


retardée dans la deuxième version publiée (Fromont, 1903), détachant ainsi avec force
l’interjection du corps du vers.
Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas ! 14

Ce travail sur le dernier vers ne semble pas anecdotique, si l’on prend en considération
l’ensemble du poème qui utilise des coupes différentes pour l’octosyllabe. Le vers court, qui ne
nécessite pas de coupe, 15 est ici émaillé de heurts à sa lecture, exprimés par des virgules – ainsi
que par un tiret au vers 7 – qui témoignent d’une recherche de mise en mouvement du vers au
cœur de l’attente et du paysage immobile caractérisant l’ensemble du poème.
Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,


Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,


La mer trop verte et l’air trop doux.

Je crains toujours, – ce qu’est d’attendre ! –

Marie Rolf, « Des Ariettes (1888) aux Ariettes oubliées (1903) », in Cahiers Debussy, 12-13, 1988-1989
11  - ������������������
(Paris, Minkoff :1990), pp. 29-47 (ici p. 29). Cf. aussi Kurt von Fischer, « Bemerkungen zu den zwei Ausgaben von
Debussys Ariettes oubliées », in Symbolae Historiae Musicae, éds. Friedrich Wilhelm Riedel et Hubert Unverricht
(Mayence, Schott : 1971), pp. 283-289.
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C’était d’ailleurs l’unique répétition de mot du recueil de 1888.
Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. Jacques Borel (Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
13  - ���������������
Pléiade : 1962), Romances sans paroles, Ariettes oubliées, IX, p. 196.
14  -  Ibid., p. 205.
Cf. Benoît de Cornulier, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé (Paris, Editions du Seuil : 1982).
15  - �������������������������
Mylène Dubiau-Feuillerac
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Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie


Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas ! 16

L’exaltation du poète est mise en relief à chaque occurrence d’une référence à l’être aimé
par une mise en mouvement rythmique engendrée par des marques de ponctuation interrompant
la fluidité de l’octosyllabe. On peut noter le parallèle entre l’emportement du sujet lyrique,
glissant du « tu » au « vous », et l’éloignement dans la description du paysage, partant d’un
détail proche – « les roses » à la couleur trop nette, « toutes rouges », du vers 1 – vers le vague
de la « campagne infinie » du vers 12. La chute du poème, paroxysme de l’état d’exaltation, est
appuyée par deux coupures dans le vers, ainsi que par une marque de ponctuation plus forte, le
point d’exclamation final. L’effet rythmique heurté crée une accentuation nouvelle sur les mots
« tout » et « vous » mis en comparaison, et dont les sonorités semblables ajoutent un accent de
répétition prosodique. 17 Le poids des mots de ce vers se voit ainsi renforcé, et, du même coup,
sa diction ralentie. Le choix de Debussy de retarder la dernière énonciation du « hélas ! » final
conforte une oralisation de ces suraccentuations de mots dans le vers. 18

Paul Verlaine, loc. cit., p. 205.


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Pour cette mise en valeur des accents rythmiques et prosodiques du vers, en plus des accents métriques
attendus, voir Gérard Dessons, Henri Meschonnic, Traité du rythme, des vers et des proses (Paris, Armand Colin :
2005).
Voir également, au sujet de l’oralisation des vers soutenue par leur accentuation, Gérard Dessons, Introduction
18  - ���������������������������������������������������������������������������������������������������
à l’analyse du poème (Paris, Armand Colin : 2005).
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Ex. 1 Spleen, Ariettes oubliées n° 6, Girod 1888, mes. 25 à 34.


Mylène Dubiau-Feuillerac
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Ex. 2 Spleen, Ariettes oubliées n° 6, Fromont 1903, mes. 25 à 34.

C’est au piano qu’est confiée la retombée vers l’introversion finale, en accord avec
la chute du poème accentuée par les nombreuses ponctuations dans le dernier vers, créant un
ralentissement déclamatoire. Les réajustements rythmiques suivent une lecture interprétative
travaillée pour une diction plus fluide du texte et un choix signifiant terminal, conforté par la
récurrence du motif musical au piano.

b. Ajustements de la diction des syllabes

Parallèlement à des précisions et des changements d’articulation,  19 un exemple


d’ajustement prosodique se manifeste dans l’élaboration de C’est l’extase,  20 particulièrement
entre les deux manuscrits en présence (Collection François Lang et Manuscrit Honegger) et les
deux éditions (Girod 1888 et Fromont 1903).

Accent sur le mot « frissons » m. 11, tenuto m. 39 au piano.


19  - ��������������������������������������
La première mélodie des Ariettes, C’est l’extase, a été composée le mois même où Debussy a quitté Rome
20  - ������������������������
une fois pour toutes : c’est–à-dire en mars 1887. Le manuscrit Honegger est très clair et il est bien possible que
le compositeur l’ait préparé comme « cadeau de rentrée » pour Madame Vasnier, en lui demandant de lire et de
chanter les deux mélodies directement à partir du manuscrit (Il pleure dans mon cœur faisait partie des mêmes
folios de papier). Cf. Marie Rolf, op. cit.
Les Ariettes oubliées de Claude Debussy
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Notons tout d’abord le changement de déclamation du mot «  antienne  » entre le


manuscrit en provenance d’Arthur Honegger, conservé à la Bibliothèque Nationale de France,
et le manuscrit de la Collection Musicale François Lang, conservé à l’Abbaye de Royaumont,
qui a servi manifestement de base à l’édition Girod des Ariettes – comme l’indiquent les
annotations du nombre de mesures par ligne, ainsi que le numéro de cotage de Girod au bas de
la première page.

Le poème C’est l’extase est écrit en heptasyllabes, et utilise la fluidité et la légèreté


prosodique, sans coupe définie, du vers impair que Verlaine recherchait.
C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois
Parmi l’étreinte des brises,
C’est, vers les ramures grises,
Le chœur des petites voix.

Ô le frêle et frais murmure !


Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l’herbe agitée expire...
Tu dirais, sous l’eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.

Cette âme qui se lamente


En cette plainte dormante
C’est la nôtre, n’est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ? 21

Le travail prosodique de l’énonciation des mots est essentiel pour des vers aussi
ciselés que ceux de Verlaine. Les habitudes d’ajouts de notes sur une seule syllabe prononcée
en chantant (ou mélismes), pour une meilleure courbe de la voix ou pour une énonciation
accentuée des voyelles, ne peuvent s’appliquer à ce vers. Si les premières mélodies composées
par Debussy recourent aux mélismes, comme pour Nuit d’étoiles, première œuvre publiée,
ceux-ci se font de plus en plus rares au fur et à mesure qu’il adapte les rapports texte-musique
dans ses compositions. 22

Alors que le manuscrit Honegger présentait une répartition des syllabes proposant une
diérèse incorrecte poétiquement pour le mot « anti-enne », qui défigurait l’heptasyllabe et le
rythme des vers en réalisant un octosyllabe, le manuscrit de la collection musicale François Lang
ajuste la disposition des syllabes pour une diction chantée qui ne déforme pas l’heptasyllabe.

Paul Verlaine, op. cit., p. 191.


21  - ���������������
La réécriture de Clair de lune, sur un poème de Verlaine, pour son premier recueil des Fêtes galantes en
22  - �����������������
1891, est un exemple manifeste d’effacement des mélismes.
Mylène Dubiau-Feuillerac
43

Ex. 3 C’est l’extase, Manuscrit Honegger, mesures 44 à 48.

Ex. 4 C’est l’extase, Manuscrit François Lang, mesures 44 à 48.

Cette « correction » se fait avant même la première publication de l’œuvre, et participe


donc à un processus de relecture en adéquation avec le texte.

c. Adaptation des respirations en lien avec le poème

Les réajustements participent aussi de la diction entière du texte, et des phrasés


respiratoires. Toujours dans la mélodie C’est l’extase, aux mesures 22 à 28, au milieu du
deuxième sizain, Debussy affine sa manière de dire les vers en prenant en compte, lors de la
deuxième version, l’enjambement de phrase présent dans le texte de Verlaine.
Ô le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux →
Que l’herbe agitée expire...
Tu dirais, sous l’eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.
Les Ariettes oubliées de Claude Debussy
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Le manuscrit Honegger sépare les phrasés des deux vers par des articulations
différentes, et laisse « expirer » le second vers par un grand Ritenuto morendo.

Ex. 5 C’est l’extase, Ariettes, Manuscrit Honegger, mesures 22 à 28.

Soulignant cette fois-ci l’enjambement, le manuscrit Lang – qui sera repris dans
l’édition Girod – englobe les deux vers dans une même liaison expressive, invitant le chanteur
à ne pas respirer. L’expiration n’en sera que plus complète après ces deux vers chantés d’une
seule traite. La prise de risque de l’interprète est alors calculée et préparée dès les mesures
précédentes, avec une accélération progressive du tempo (poco a poco animato, mesure 22)
et un long diminuendo sur les deux vers (après la mise en valeur de «  Cela  », mesures 23-
24), permettant de réajuster la longueur respiratoire et engendrant également un contraste de
nuances et tempos plus grand.

Ex. 6 C’est l’extase, Ariettes, Manuscrit Lang, 1887, mesures 22 à 28.

En 1903, une nouvelle évolution de la mélodie pour l’édition Fromont propose une
expiration encore différente, de la fin de la mesure 23 à la mesure 27. La liaison de phrasé
englobant les deux vers couplés du deuxième sizain est bien présente, mais la version Fromont
change la durée et la hauteur de la dernière note  : l’expiration de la phrase se fait plus tôt,
mais la désinence ainsi marquée accentue le tombé final de la voix, plus proche de l’intonation
descendante terminale d’une phrase déclamée.
Mylène Dubiau-Feuillerac
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Ex. 7 C’est l’extase, Ariettes Oubliées, édition Fromont, 1903, mesures 22 à 28.

Ces réajustements menés par Debussy à plusieurs reprises sur un vers précis, au niveau
de la prosodie, des phrasés, ou encore des dynamiques, font percevoir une connaissance aiguë
de la poésie, et un travail sur sa diction orale, que les respirations rendent ici manifeste.

Témoignages écrits de traditions d’interprétation

Pour prolonger ce travail de raffinement de la partition et comprendre quels en étaient les


enjeux pour les chanteurs et pianistes, j’ai convoqué des témoignages d’interprètes contemporains
de Debussy. Voici une déclaration de Jane Bathori, dans son livre Sur l’interprétation des
mélodies de Claude Debussy, justement à propos de la mélodie C’est l’extase :
Avec Debussy, il faut arriver à mettre de la chaleur dans les nuances les plus douces. Ne chantez pas
indifférent. Entrez profondément dans l’expression de la poésie d’abord et de la musique ensuite.
Il semble que l’auteur ait eu peur d’un éclat de voix, écoutez-vous et articulez avec délicatesse
toutes ces phrases  : «  Cela gazouille et susurre, cela ressemble au cri doux que l’herbe agitée
expire… ». Cette phrase, avec l’animato marqué, doit se chanter sans respiration, à partir de « Cela
ressemble ». Les crescendos indiqués doivent donner l’impression d’une inflexion aussitôt éteinte. À
la fin seulement, sur : « la mienne, dis, et la tienne », la voix peut se développer, mais, tout de suite
après, sur la descente : « dont s’exhale l’humble antienne », un diminuendo pour finir « par ce tiède
soir tout bas » murmuré. Vous voyez que tout y est indiqué et qu’il faut s’y soumettre si l’on ne veut
pas trahir la pensée de l’auteur. 23

La phrase musicale qui a été si remaniée par Debussy est ici citée en exemple par la
chanteuse. De plus, le vocabulaire et les expressions en lien avec l’oralisation du poème sont
bien plus nombreux que les indications proprement musicales : Jane Bathori parle d’articulation,
d’inflexions, de murmure. Selon la chanteuse, le posé de la voix est à rechercher dans la
déclamation comme le ferait un acteur à cette époque, afin de proposer une interprétation des
mélodies. Son témoignage affirme que le chant est indissociable de la diction du texte.

Après consultation des programmes de classes de chant,  24 on remarque que les


chanteurs passent d’ailleurs immanquablement par des classes de « déclamation lyrique », ou
de diction, d’art oratoire (les termes varient beaucoup), sans lesquelles la musique avec texte

Jane Bathori, Sur l’interprétation des mélodies de Claude Debussy (Paris, Les Editions ouvrières : 1953),
23  - ��������������
pp. 16-17. Réédité en anglais : Jane Bathori, On the interpretation of the mélodies of Claude Debussy (Stuyvesant,
Pendragon Press : 1998).
24  - ��������������������������������������������������������������������������������������������������������
Dans les archives du Conservatoire, Bnf. On peut noter, par exemple, qu’Alfred Giraudet était à la fois
Les Ariettes oubliées de Claude Debussy
46

ne peut être comprise dans son ensemble. L’art des acteurs est à apprendre pour les diseurs de
poèmes que sont les interprètes de mélodies françaises :
Ayez, avant tout, de la présence, cette présence si recommandée aux acteurs, plus nécessaire encore
dans une mélodie qui n’a pas la scène ni le geste pour la soutenir. 25

Le rôle de l’accompagnement, du piano, est subordonné à la souplesse de la respiration


du chanteur, et à la flexibilité de la diction du texte, comme le souligne encore Jane Bathori, qui
s’accompagne d’ailleurs elle-même dans ses enregistrements. 26 Dans ses Conseils sur le chant,
elle affirme :
Il faut, pour être parfait accompagnateur, avoir chanté soi-même, savoir ce que c’est que la
respiration, connaître le temps exact qu’il faut pour la prendre afin de laisser au chant toute
sa souplesse […]. À défaut d’avoir chanté soi-même, il faut avoir accompagné souvent,
longtemps, les œuvres les plus différentes et les plus expressives, les chanteurs les plus
musiciens et aussi les diseurs qui vous obligent à toutes les souplesses. 27

On peut relever le terme de « diseurs » – celui, celle qui dit, qui prend plaisir à dire –, 28
qui s’applique tout autant aux poètes qu’aux acteurs. Ceux-ci, très suivis par le milieu artistique,
influencent interprètes et musiciens.  29 Les compositeurs prennent pour modèle de diction des
artistes fameux comme Mounet-Sully, qu’admiraient Debussy 30 et Reynaldo Hahn. 31 De plus,
le théâtre n’est pas séparé de la poésie, et de nombreuses salles artistiques naissent à cette
époque. Leurs fondateurs cherchent à associer à leur art la musique, la peinture ou encore la
poésie, en faisant des lectures sur scène. Le Théâtre d’Art de Paul Fort, par exemple, est attribué
aux poètes dès sa fondation par l’écrivaine Mme Rachilde :
C’est à Mme Rachilde qu’il appartient, dès le premier numéro et dans un article intitulé De
la Fondation d’un Théâtre d’Art, de caractériser la position de Paul Fort en face du Théâtre
Libre : « Le Théâtre d’Art, essentiel théâtre des Poètes ». Considérant enfin l’avenir qui
s’offre au Théâtre d’Art, Mme Rachilde estime qu’il « sera peut-être un jour le théâtre de
Verlaine, de Maeterlinck, de Mallarmé, de Charles Morice, de Moréas, d’Henri de Régnier,
de Viélé-Griffin ». 32

professeur de chant et de déclamation – les deux étant liés, le conservatoire se nommant par ailleurs : Conservatoire
National de Musique et de Déclamation.
Jane Bathori, loc. cit..
25  - ��������������
Cf. Jane Bathori (voix et piano), C’est l’extase langoureuse, Ariettes oubliées n°1, ca Mars 1930 ([W]L2081)
26  - ����������������������������������
LF50, Marston 51009-2, plage 23.
27  -  Jane Bathori, Conseils sur le chant (Paris, Schola Cantorum : 1931), pp. 19-20, « Quelques conseils pour
l’accompagnement au piano ».
28  -  Trésors de la Langue Française, entrée « diseur ». http://www.cnrtl.fr/definition/diseur.
29  -  Les cafés artistiques accueillent des poètes-diseurs et leurs muses  : Maurice Donnay, Suzanne Desprez,
Charlus, Polin, etc.
Après une représentation de Hamlet, Debussy évoque son admiration pour Jean Sully-Mounet (dit Mounet-
30  - ����������������������������
Sully, 1841-1916) dans sa Correspondance (1872-1918), édition établie par François Lesure et Denis Herlin,
annotée par François Lesure, Denis Herlin et Georges Liébert (Paris, Gallimard : 2005), p. 62 (Lettre à Ernest
Hébert du 17 mars 1887 [1887 – 5]) : « J’ai trouvé cela toujours aussi beau, et Mounet diablement suggestif ».
31  - ��������������������������������������������������������������������������������������������������������������
Reynaldo Hahn raconte aussi une soirée avec Mounet-Sully et son influence sur les jeunes acteurs-interprètes,
dans son Journal d’un musicien (Paris, Plon : 1933), première partie, « Juvenilia », p. 49 : « Je lui dis à ce propos
combien je trouve que les jeunes tragédiens font preuve de naïveté en l’imitant, ne comprenant pas que la nature a
enfermé son génie à lui dans des formes admirables et que le vase est aussi précieux que le trésor ».
32  -  André Veinstein, Du Théâtre Libre au théâtre Louis Jouvet. Les théâtres d’art à travers leur périodique (1887-
1934), Préface d’Henri Gouhier (Paris, Editions Billaudot : 1955), chapitre II, « Le Théâtre d’Art. Contribution du
Théâtre d’Art à l’esthétique », p. 28.
Mylène Dubiau-Feuillerac
47

Ce milieu est riche en interaction entre les arts, qui s’inspirent les uns des autres. Au
vu des témoignages des compositeurs de mélodie française, la diction des acteurs représente un
modèle très inspirant. Diction de textes, de poèmes et leur mise en musique sont intrinsèquement
en relation artistique, pour une même expression orale.

Flexibilité des interprétations : écoute des enregistrements

Rechercher des témoignages de ces grands acteurs du théâtre, tels Mounet-Sully ou


Sarah Bernhardt, m’a paru essentiel pour aider à comprendre les inflexions, la souplesse et les
usages de diction qui font partie des habitudes d’interprétation de la fin du XIXe siècle. À côté
de la grande tirade de Phèdre de Racine, aux alexandrins emportés dans la rapidité du débit
théâtral mais toujours parfaitement perceptibles,  33 Sarah Bernhardt enregistre un texte très
« musical », la « chanson » incluse dans le poème Un peu de musique de Victor Hugo.  34 Ce
long passage de quatorze quatrains est conçu effectivement comme une chanson. Le poème est
écrit en heptasyllabes – vers impairs particulièrement utilisés dans les chansons et peu présents
dans la tradition classique –, et annoncé comme «  chanson  » par une présentation de onze
alexandrins réguliers :
Écoutez ! – Comme un nid qui murmure invisible,
Un bruit confus s’approche, et des rires, des voix,
Des pas, sortent du fond vertigineux des bois.
[…]
Il s’y mêle la voix d’un homme, et ce frisson
Prend un sens et devient une vague chanson : 35

La diction, sur une voix très «  placée  », presque chantée (on entend le vibrato très
resserré de l’actrice), est très régulière, conduite d’abord selon un groupement de deux vers, avec
une cadence de la voix plus importante en fin de quatrain. Le premier vers est systématiquement
prononcé avec une inflexion ascendante, suspensive, alors que le deuxième est prononcé comme
une conclusion, sur une cadence, avec une inflexion descendante. Les accents de fin de vers
sont particulièrement sensibles, et les rimes croisées se retrouvent ainsi mises en valeur sur une
même « hauteur de récitation », dans une même inflexion de diction – en résonance sonore.
Si tu veux, faisons un rêve :
Montons sur deux palefrois ; Strophe 1
Tu m’emmènes, je t’enlève.
L’oiseau chante dans les bois.

Ce trajet de la courbe intonative, associé aux respirations d’ensemble, n’est pas sans
rappeler le travail de Debussy sur les inflexions finales des vers et sur les enjambements de
C’est l’extase, ainsi que l’utilisation des inflexions de quarte juste descendante en désinences
finales dans Pelléas et Mélisande.

Dès le deuxième quatrain, on note, de plus, un appui ajouté à l’accentuation métrique


avec l’utilisation d’une contre-accentuation à la coupe du vers 6,  36 soulignant le verbe
« Partons », dont l’accentuation de mot est renforcée par la position de la virgule. La voix de

33  -  Sarah Bernhardt dans Phèdre, Racine : « Oui, Prince, je languis… » (Paris, Gramophone G&T : 1903).
Sarah Bernhardt dans Un peu de musique,  Victor Hugo  : «  Faisons un rêve  » (Paris, Zonophone  «  Blue
34  - ���������������������
Light » : 1903).
Victor Hugo, La Légende des siècles, 1e série (Paris, Hetzel : 1859), tome 1, pp. 198-199.
35  - �������������
36  - �����������������������������������������������������������������������������������������������������������
Il n’y a pas de coupe régulière dans les heptasyllabes, et ici, Victor Hugo se garde bien d’introduire une
Les Ariettes oubliées de Claude Debussy
48

l’interprète affirme le contre-accent à la fois par un intervalle ascendant et par une marque
d’intensité sur la syllabe « -tons ».
Je suis ton maître et ta proie ;
Partons, c’est la fin du jour ; Strophe 2
Mon cheval sera la joie,
Ton cheval sera l’amour.

Ce témoignage d’une actrice qui a eu une influence durable sur de nombreux artistes
du début du vingtième siècle  37 fait ressortir les spécificités musicales du texte, fondées sur
des homophonies (rimes, anaphores, répétitions d’expressions) autant que sur des contre-
accentuations expressives isolées. De telles performances théâtrales ont sûrement eu une
influence sur les compositions vocales de Claude Debussy – qui se démarquent particulièrement
des mises en musique antérieures de poèmes. Les acteurs utilisent des structures intonatives
répétitives pour marquer la construction des vers, des réseaux sonores irréguliers pour créer
un rythme neuf, ou encore des effets expressifs. Debussy entend de plus ces textes proférés
sur une « corde de récitation » dont on peut noter la hauteur mélodique. La quasi-absence de
« ligne mélodique » au sens musical du terme, dans certaines de ses Ariettes oubliées ou dans
ses dernières compositions verlainiennes (Fêtes Galantes II particulièrement), se rapprocherait
ainsi d’une diction contemporaine du texte poétique, qui énonce le poème selon des inflexions
et des articulations liées au rythme du vers et à ses sonorités.

Témoignages d’une oralisation du texte plutôt que descriptions techniques, les


différents écrits consacrés à la diction font cependant apparaître qu’une « méthode de diction »
n’est pas pertinente, la souplesse et l’adaptation rythmique étant maîtresses, comme l’affirme
Reynaldo Hahn, dans Du Chant :
Le chant doit être maintenu par la rigueur d’un rythme sûr, pendant que la diction reste souple,
vraie, expressive, colorée, et trouve toute sa place, tout son temps, dans les limites que lui impose ce
rythme. Elle acquiert par là un nerf, une force extraordinaires et les entraves rythmiques l’obligent
d’avoir recours à une ingéniosité qui la rend plus intéressante. 38

La rigueur de lecture rythmique des partitions est au service d’une diction vivante ; elle
n’est pas en contradiction avec des indications de fluidité : il faut savoir lire les signes par rapport
à la réalité d’interprétation des artistes créateurs de ces mélodies. C’est pourquoi une recherche
sur ces partitions en suivant les conseils d’artistes tels que Jane Bathori, Reynaldo Hahn ou
Claire Croiza peut apprendre à prêter davantage attention à des signes souvent survolés, tels
que les accents présents dans la structure du poème, ou la disposition des vers, dans la partition
même.

Cette oralisation du rythme du poème est perçue par une interprète telle que Claire
Croiza, qui atteste d’une « justesse » de diction dans les mélodies du compositeur. Elle indique
l’adéquation du travail rythmique de Debussy à la diction parlée du poème, pour deux mélodies
de Verlaine en particulier, lors d’une leçon sur Green et C’est l’extase, le mardi 12 décembre
1933 :
Debussy, c’est le plus artiste des musiciens. Il suit pas à pas le poète. Il y a chez lui un choix de

régularité de coupe dans son poème, ce qui lui permet une liberté rythmique plus importante.
37  - �������������������������������
Mme Second-Weber, Mary Marquet.
Reynaldo Hahn, Du Chant (Paris, Gallimard : 1920, réédition 1957), collection « Pour la musique », dirigée
38  - ���������������
par Roland-Manuel, chapitre III, « Comment dire en chantant », p. 124.
Mylène Dubiau-Feuillerac
49
toutes les nuances, un respect du mot à mot poétique. C’est admirable d’interpréter un poème mis
en musique par lui. On peut le déclamer sans rien changer au rythme, tellement il rejoint celui du
poète. La montée musicale et la montée d’expression vont ensemble, l’expression s’accorde avec la
nuance, l’intensité des deux va de pair. 39

Elle-même fut également enregistrée en tant qu’actrice, 40 alors qu’elle était interprète-
chanteuse, – ce qui témoigne de passerelles existantes entre les acteurs des dictions parlées et
chantées. Les remarques de ces interprètes contemporains de Debussy replacent l’importance
de la diction poétique rythmée, nuancée, colorée, dans les mélodies. Je voudrais maintenant
essayer de comprendre, au moyen de quelques enregistrements disponibles, comment cette
oralisation poétique est menée dans la réalisation musicale, qui se veut alors une interprétation
tout autant poétique que musicale.

Des témoignages de la diction des textes versifiés sont présents dans les quelques
premiers enregistrements de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les archives
auxquelles j’ai pu avoir accès, 41 enregistrements sonores effectués de la fin des années quatre-
vingt-dix au seuil des années cinquante, m’ont permis d’approcher l’écoute de l’environnement
théâtral et déclamatoire, que ce soit dans les cafés-concerts, ou les cabarets, par des acteurs de
la Comédie-Française et de théâtres expérimentaux…

L’écoute d’interprètes travaillant avec le compositeur fait entrevoir l’écart qui peut
exister entre une partition et les possibilités de réalisation à partir de celle-ci. Même si Claude
Debussy s’est justement illustré parmi les éditions du tournant du XXe siècle par l’abondance de
ses indications – comme nous pouvons le voir particulièrement dans ses Ariettes oubliées –, la
lecture de ses partitions ne suffit pas à rendre compte des différentes potentialités d’interprétation
qu’elles induisent.

Les rares témoignages enregistrés d’artistes ayant côtoyé le compositeur (Mary Garden,
Claire Croiza, Jane Bathori, notamment) sont des documents précieux pour l’interprétation de
ses oeuvres. En 1904, Debussy enregistra avec Mary Garden trois des Ariettes oubliées pour
Gramophone : Il pleure dans mon cœur (II), L’ombre des arbres (III) et Green (V).
C’est encore Laloy qui le [Debussy] pousse à travailler pour la Compagnie française du Gramophone
et à enregistrer en février [1904] les Ariettes oubliées et la scène de la chevelure de Pelléas avec
Mary Garden. Il consent même à vanter les mérites du gramophone, qui « assure à la musique une
totale et minutieuse immortalité », écrit-il à la demande de Clarke, le directeur de la compagnie. 42

Cité par Hélène Abraham in Un art de l’interprétation : Claire Croiza, les cahiers d’une auditrice (Paris,
39  - ������������������������
Office de centralisation d’ouvrages : 1954), p. 232 [mardi 12 décembre 1933 – Green – C’est l’extase].
Claire Croiza fut particulièrement remarquée dans les enregistrements suivants : Claire Croiza, « O mon
40  - ������������������������������������������������������������������������������������������������
souverain Roi ! » [Prière], Esther, Acte I, scène 4, Racine, Claire Croiza : The Complete Recordings (Marston :
1936 ; Custom CD from Mainly Opera, n°52018-2 : 1998) Disque 2, plage 21 ; « Un songe (me devrais-je inquiéter
d’un songe ?) » [Un songe], Athalie, Acte II, scène 5, Racine (Marston : 1936 ; Custom CD from Mainly Opera,
n°52018-2 : 1998) Disque 2, plage 22.
41  - �����������������������������������������������������������������������������������������������������������
Grâce notamment à l’amabilité du collectionneur Jean-Yves Patte, qui réédite des disques anciens restaurés
sous le label ©Paléovox.
François Lesure, op. cit., p. 252.
42  - �����������������
Les Ariettes oubliées de Claude Debussy
50

C’est ici que peut s’entendre l’écart qui peut exister entre ce qui est écrit sur la
partition et la réalité de l’interprétation. Les réalisations de tempos sont très variables et ce qui
m’intéresse particulièrement aujourd’hui est la mise en place de la prosodie par la chanteuse.
Ainsi, je relèverai la flexibilité de l’interprétation d’Il pleure dans mon cœur, tant au niveau
des tempos que de l’énonciation elle-même. Mary Garden qui n’hésite pas à faire attendre son
accompagnateur, au début, ou encore à accentuer certains mots, comme, par exemple, « Pour
un cœur qui s’ennuie » où « s’en- » se retrouve presque sans poids, et sur un rythme décalé par
rapport à la notation marquée (rythme pointé et non noires régulières), pour un effet choisi de
diction.

Dans L’ombre des arbres, on relève une même liberté dans l’énonciation du texte (par
exemple « Combien, ô voyageur, ce paysage blême »  43), avec des effets de portando étirant
aussi la diction du vers.

Ces enregistrements de Mary Garden et Claude Debussy prennent en charge des


données non écrites dans la partition, du domaine de l’articulation rythmique du poème, du
poids des syllabes, de la prosodie française, en renforçant ou en allégeant des accents de
mot, en écourtant ou en allongeant certaines syllabes ou inversement, pour une interprétation
« vivante », musicale.

La diction dans l’art musical et poétique s’inscrit ainsi dans le mouvement, dans la
vie, tels que les concevaient Claude Debussy : « […] la musique et la poésie sont les deux seuls
arts qui se meuvent dans l’espace »... 44 L’oralisation du poème aide à mettre en action la voix
chantée et son accompagnement ; elle met « en mouvement » la musique, et permet de retrouver
le rythme du texte comme énergie première faite de syllabes, d’accents et de respirations. C’est
là tout l’enjeu de la mélodie française : faire « vivre » le poème en sons.

Associer la nouvelle pensée mélodique accomplie par Debussy à sa fréquentation des


poèmes de Verlaine, particulièrement, ne semble pas vain. Penser la mélodie française comme
une proposition de diction d’un poème s’avère révélateur d’une réalité tangible du rythme, d’un
texte vivant.

Ces mélodies de Debussy sont tout d’abord une lecture musicale des poèmes de
Verlaine offerte par le compositeur. Debussy propose une diction des poèmes qui est sa propre
interprétation, encore réactualisée par l’exécution, comme les enregistrements ont pu le montrer.
Celle-ci ne saurait être tenue comme la seule incarnation rythmique possible du poème de Paul
Verlaine, mais elle présente un témoignage intéressant d’une période artistique et d’un individu.
La recherche des réciprocités entre texte et musique dans les mélodies de Debussy éclaire la
compréhension de la poésie verlainienne par ses récepteurs dans les années qui suivirent : le
compositeur et les interprètes, les auditeurs. Il s’agit ainsi d’un cas contextuel, et la pertinence
des résultats doit être considérée dans ce contexte  : les mélodies présentent Verlaine lu par

Cf. Richard Langham Smith, “Debussy on performance: sound and unsound ideals”, in Debussy in
43  - ���������������������������������������������������������������������������������
Performance, éd. James R. Briscoe (New Haven et Londres, Yale University Press  : 1999), pp.  3-27 (plus
particulièrement p. 11).
Claude Debussy, « La musique en plein air », in La Revue blanche, 1er juin 1901. Rééd. in Claude Debussy,
44  - ������������������������������������������������
Monsieur Croche et autres écrits, introduction et notes de François Lesure, édition revue et augmentée (Paris,
Gallimard, collection « L’Imaginaire » : 1987), p. 47.
Mylène Dubiau-Feuillerac
51

Debussy dans sa période de maturation artistique qui le conduit à l’élaboration de Pelléas et


Mélisande. Les Ariettes oubliées sont d’ailleurs rééditées (et sensiblement révisées) suite à
sa notoriété nouvelle à la création de son opéra. Elles ne sont pas seulement des œuvres de
jeunesse (d’abord composées entre 1885 et 1887 et réunies en Ariettes chez Girod) mais un
aboutissement dans sa réflexion prosodique face au texte poétique.
Evidemment il était fier de ses Ariettes : sinon, il n’aurait pas permis qu’on les ressorte au moment où
il occupait une position très en vue. Debussy a plutôt fait les modifications de ses Ariettes originales
pour des raisons musicales et esthétiques. 45

Mylène Dubiau-Feuillerac, Université de Toulouse-le-Mirail (Equipe de recherche LLA-


CREATIS)

Marie Rolf, « Des Ariettes (1888) aux Ariettes oubliées (1903) », op. cit., p. 39.
45  - ������������������
Mylène Dubiau-Feuillerac
52

Abstract

This study of the genesis of Claude Debussy’s mélodies on poems by Paul Verlaine,
which present different versions and several modifications, reveals the importance of the place
granted to the adequacy between music and textual enunciation. Beyond the relationship
connecting verbal semantics and direct musical illustration, Debussy seems to be really aware
of poetical diction from the text’s musicality and metrics, as enhanced by Verlaine. My research,
supported by a philological study of the sources – both manuscripts and editions –, concentrates
on textual diction. For this purpose, I have used testimonies and theoretical writings from the
end of the nineteenth century, as well as the very first recordings of poetry declamation and
musical performances. These documents have allowed me to shed light on the importance of
prosody, of accentuation, of the interpretative reading of the text in its musical setting. This
contribution, focalized on rhythm – a notion at the intersection of poetic text and music – tends
to re-insert the reality of the poem’s own diction in the performance of Debussy’s mélodies.
Musicorum
N°11 - 2012

Alors que l’on s’apprête à célébrer le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Claude
Debussy par des colloques, des publications et des concerts, il nous a semblé opportun, dans le cadre
de la réflexion entreprise sur les rapports texte-musique dans les œuvres vocales tout au long des
précédents numéros de la revue Musicorum, de consacrer un ensemble d’études aux mélodies de ce
compositeur afin de proposer au lecteur non un panorama complet mais plutôt un échantillon des re-
cherches musicologiques menées actuellement sur ce corpus. Il sera question ici, plus spécifiquement,
des recueils de mélodies sur des poèmes de Verlaine et de Mallarmé (bien que soit aussi abordée plus
d’une fois la question des relations que la pensée musicale de Debussy entretient avec l’esthétique
baudelairienne).

La conjonction Verlaine- Debussy, souvent considérée comme moins profonde que la relation
Mallarmé-Debussy, fait l’objet d’un réexamen visant à faire ressortir, sur le plan esthétique, l’étroite
affinité de leur pensée. La première mélodie du second recueil de Fêtes galantes, « Les ingénus
», est étudiée précisément sous plusieurs aspects touchant à la prosodie musicale et à la « mise en
place » syntaxique et formelle. Puis sont abordés les problèmes d’interprétation que pose ce réper-
toire difficile et exigeant, problèmes auxquels la consultation des rares archives sonores du début du
vingtième siècle relatives à l’art de la déclamation est susceptible d’apporter de précieux éléments de
réponse. Un vaste essai, enfin, est consacré aux jugements qui ont jalonné l’histoire de la réception
des Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé durant une quarantaine d’années et qui conditionnent encore
aujourd’hui, sans même que nous en soyons forcément conscients, l’appréciation communément por-
tée sur la production musicale du dernier Debussy.

*****

On the eve of the celebration of the 150th anniversary of Debussy’s birth, an event which will
be marked by various concerts, conferences and publications, Musicorum has found it appropriate,
in the context of its previous issues on the word-music relationship, to devote a whole number to the
composer’s art songs. The reader will thus be provided, if not with a full panorama, at least with a
wide spectrum of current musicological research. This volume specifically tackles the song-cycles
set to poems by Verlaine and Mallarmé, but it also broaches the issue of the links between Debussy’s
musical thought and Baudelaire’s aesthetics.

ISSN : 1763-508X prix : 35 €


ISBN : 978-2-918815-05-1 franco de port CE

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