Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
RELATIVISME
Jean-Pierre Cometti
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »
ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2001-1-page-21.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
l’image pour les besoins de ses démonstrations ? Qui a jamais réellement dit
que tout se valait ? En dehors de la philosophie, dans la réalité, pour la
plupart des hommes et dans des conditions normales, c’est-à-dire ordinaires,
rien ne vaut les choix qui ont leur préférence, et si cette attitude ne parvient
pas à combler l’amour que le philosophe porte naturellement à l’universel,
du moins se démarque-t-elle de l’égalisation qui caractérise le relativisme tel
qu’on a coutume de se le représenter. Aussi, sur des questions comme
celles-là, n’est-il jamais inutile de distinguer le « relativisme », dans la ver-
sion que les philosophes en donnent ou en ont donnée, des formes sous
lesquelles il est susceptible de se présenter et des situations ou des motifs qui
peuvent lui être favorables dans des conditions particulières au regard
desquelles les formes classiques du débat ne sont pas forcément d’un réel
secours 1.
qui est relativiste. Il est significatif que l’attitude qu’on attribue au philoso-
phe pragmatiste ne corresponde en rien à une position affichée en tant que
telle. Il est rare que des philosophes se proclament relativistes. Ni Dewey, ni
Rorty aujourd’hui, et encore moins Putnam ne se sont jamais proclamés
« relativistes » 2. Bien sûr, on aura beau jeu d’objecter à cela que c’est
justement le propre du relativisme de couver sous la cendre et de ne jamais se
montrer au grand jour. Mais au-delà de ces soupçons comme tels, quel est
exactement le fond de l’affaire ? Car le plus important n’est pas tant d’établir
des responsabilités, au nom de l’axiome de départ, que de mettre en lumière
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
bonne partie des combats que James a menés contre la tradition philosophi-
que s’inscrivent sous ce chapitre. Son opposition à l’ « intellectualisme » ¢
qui ne signifie nullement, comme on le croit trop souvent, une hostilité
primitive aux concepts ¢ est l’une des faces importantes de la critique
pragmatiste du monisme. Bertrand Russell avait certainement raison, quel-
que conséquence qu’il en ait tirée, d’attribuer à la philosophie de James une
inspiration éthique et politique dont la démocratie lui paraissait être le
modèle sous-jacent 5. Ce qu’il y a de juste dans les remarques que cela lui
suggérait tient en effet à une opposition entre deux types de philosophie
qu’illustrait à ses yeux le pragmatisme et le type de pensée et d’engagement
dont il se réclamait lui-même. L’une subordonne la vérité à des intérêts et à
des besoins ; l’autre entend la soustraire à leur empire. A vrai dire, comme
Putnam l’a montré, le but de James n’a jamais été de discréditer la science ni
la vérité, mais bien de contester le présupposé qui conduit les philosophes à
les situer l’une et l’autre en dehors du champ des intérêts humains 6. La
fameuse ¢ et tant décriée ¢ analyse de la vérité en termes de « satisfaction »
que James propose dans ses conférences sur le pragmatisme signifie bien
davantage un rapatriement de la vérité dans un horizon auquel elle doit son
sens, et qui précisément interdit de distinguer, comme autant d’espèces ou
d’essences séparées, ce qui appartient à la connaissance, à la morale ou à
l’art 7.
Le pragmatisme, sur ce point, s’accorde avec Wittgenstein pour penser
que tout « jeu de langage », quelle qu’en soit la nature, communique avec la
totalité de nos autres jeux de langage 8. Il conteste, en outre, autant que la
distinction des faits et des valeurs, l’idée d’un « monde tout fait » ou d’un
« point de vue de Dieu », impliquée dans les définitions traditionnelles de la
vérité, en particulier dans les définitions correspondantistes. Il n’y a pas,
5. Cf. B. R, Essais philosophiques, t.f., F. Clémentz et J.-P. Cometti, PUF, 1997.
6. Cf. Hilary P, Le réalisme à visage humain, op. cit., ainsi que Il Pragmatismo,
Einaudi, Turin, 1995, et « James’ Theory of Truth » in Ruth Anna P, The Cambridge
Companion to William James, Cambridge University Press, 1997.
7. Cf. William J, Pragmatism, A New Name for Old Ways of Thinking [1907],
Hackett Publishing Company, 1981.
8. Ludwig W, Leçons et conversations, t.f., J. Fauve, Gallimard, 1971, p. 28.
LE PLURALISME PRAGMATISTE ET LA QUESTION DU RELATIVISME 25
Si être relativiste signifie affirmer que les choses (toute chose) sont à ce
point « relatives » qu’aucune ne vaut plus ou mieux qu’une autre, alors
personne ne peut être relativiste, le philosophe pragmatiste pas plus que
quiconque. Il est à peine besoin de dire qu’une position comme celle-là est
auto-réfutante, quel que soit le niveau auquel on entend se placer 9. En
revanche, si être relativiste signifie admettre ou affirmer : 1) qu’il n’y a rien,
de tous les objets possibles de la pensée, qui ne soit de nature relationnelle
et tombe sous une description ; 2) qu’il n’existe pas de description unique ou
de description de toutes les descriptions ; 3) qu’aucune possibilité n’est par
9. Voir les nombreuses remarques de Putnam à ce sujet, par ex. dans Raison, vérité et
histoire, t.f., A. Gerschenfeld, Minuit, 1984, chap. VI et VII notamment. Un point important,
dans l’argumentation de Putnam dans ces chapitres consiste à soutenir que « l’inexistence
de valeurs objectives n’implique pas que tout est ‘‘aussi bon’’ que n’importe quoi, mais
plutôt qu’il n’existe rien qui soit objectivement ‘‘tout aussi bon’’ que quelque chose d’autre » (p.
181).
26 J.-P. COMETTI
fût-ce qu’une chose et une seule au langage et aux relations qui la font entrer
dans l’univers pluriel des descriptions possibles. Or, celui qui ne voit pas
pourquoi on se donnerait cette faculté, et qui la tient même pour déraison-
nable ; celui qui pense qu’on ne transcende pas le langage dans le langage,
celui-là ne dit pas ¢ et il ne pourrait pas dire ¢ que tout se vaut, pas plus qu’il
ne refuse d’attribuer une valeur à certaines idées plutôt qu’à d’autres, voire
une valeur « supérieure ». Simplement, il ne donne manifestement pas aux
mots le même sens.
Ainsi, pour effleurer un thème qui fait partie des questions impliquées
dans ce genre de discussion, on peut dire, qu’il existe une conception des
droits de l’homme ¢ essentiellement kantienne ou néo-kantienne ¢ au
regard de laquelle l’idée qui fonde ces droits bénéficie d’un statut a priori.
Pour ceux qui adhèrent à une telle conception, c’est la condition sous
laquelle ils possèdent la signification d’une norme universelle et incon-
ditionnelle. Refuser aux droits de l’homme le statut d’un principe a priori,
c’est en miner le sens même et attaquer à la racine l’un des principes les
plus essentiels qui se puissent opposer à la barbarie. Autant le dire, cette
position est respectable ; il n’est cependant pas certain qu’elle soit d’une
grande efficacité ; d’autre part, on peut se demander si elle ne pèche pas
par excès ou par défaut en cédant à une vieille alternative qui, pour avoir
rendu d’innombrables services, ne peut peut-être pas se voir automatique-
ment accorder le crédit dont elle jouit manifestement. Car rien ne dit qu’à
défaut de fondement ou de statut a priori, il n’y ait pas d’autre choix que
l’arbitraire des choix, plus rien ne venant alors garantir les biens les plus
essentiels auxquels la morale la plus élémentaire paraît être subordonnée.
La perte des fondements ne menace pas plus la possibilité de penser, de
connaître et de choisir que l’abandon de la vision ptoléméenne du monde ou,
plus près de nous, la crise des paradigmes unitaires n’ont menacé la possi-
bilité de la physique. C’est une chose que même l’Eglise avait comprise en
son temps, et que les philosophes, curieusement, ont été les derniers à
comprendre.
10. Dans Objectivisme, relativisme et vérité, op. cit., Rorty défend une position « ethno-
centriste », qu’il présente comme un correctif du relativisme.
LE PLURALISME PRAGMATISTE ET LA QUESTION DU RELATIVISME 27
tances données elles donnent lieu à des actes, imputables à une décision,
qui modifie l’ancienne configuration des choses 13. Si l’on veut clarifier la
question du relativisme, il faut se demander comment, dans les conditions
d’une absence de « principe », au sens où il en a été question jusqu’à présent,
des actes et des décisions justifiées sont possibles, qui puissent toutefois ne
pas simplement reproduire les convictions établies des individus et des
groupes.
Cette question concentre en elle les principales difficultés d’une philo-
sophie de la recherche ; sur le plan moral, elle marque le point où se séparent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
Comme le suggère Brandom, « les normes qui existent sous une forme
explicite en tant que règles présupposent des normes implicites dans les
pratiques, car une règle qui spécifie comment quelque chose peut être fait
correctement doit être appliquée à des circonstances particulières, applica-
tion qui peut elle-même être correcte ou incorrecte. Une règle, un principe
ou un ordre ne possède une signification normative pour des actes que dans
le contexte de pratiques qui déterminent comment il est correctement
appliqué. Pour tout acte particulier comme pour toute règle, il y aura des
façons d’appliquer la règle qui en empêchent l’application et des façons de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
Brandom, dont le programme est en grande partie défini par les problè-
mes sur lesquels débouchent ces réflexions, inscrit son propos dans une
philosophie de l’usage destinée à l’élaboration d’une pragmatique norma-
tive dont l’expression constitue le concept majeur. Il est clair que les problè-
mes qu’il aborde ne se situent pas sur le sol restreint de la philosophie
morale. Il n’en est pas moins clair que ce n’est pas sans fournir toutefois des
éclairages à ce sujet. Si ce qui a pour nous valeur de règle ne peut avoir de
statut explicite qu’en fonction de ce qui existe d’abord implicitement dans
des pratiques, ou si, pour dire les choses autrement, les règles ne peuvent pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
L’espoir social
Le refus de subordonner la morale à des « principes » ou à des règles qui
ne seraient pas eux-mêmes solidaires d’un horizon donné de pratiques, est en
fait étroitement lié à la signification particulière que le pragmatisme attribue
au temps. Car à la différence d’un grand nombre de philosophies dont fait
inévitablement partie une conception « réguliste » des normes, l’importance
du temps tient essentiellement à la valeur qu’y prend le futur et à ce qui lui
donne la dimension d’une expérience. Sur ce point, le pragmatisme puise
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
son inspiration dans une conviction qui était celle de Whitman, qui anime la
démocratie américaine, et qui s’illustre dans deux convictions solidaires 20.
Le futur ¢ ou du moins ce que nous pouvons y projeter comme la concréti-
sation possible de ce que nous voulons et de ce que nous entreprenons ¢ est
un cadre de sélection et de motivation des choix devant lesquels nous place le
présent. D’une certaine manière, il appartient au futur de « faire la diffé-
rence ». En même temps, le rapport au temps que cela implique est conçu
comme une possibilité d’accomplissement et d’enrichissement embrassant
un nombre étendu de possibilités en sommeil, sur un mode qui est essentiel-
lement celui d’une construction et d’une invention.
Dans une philosophie qui cherche appui sur quelque fondement, la
découverte signifie l’accès à un univers disponible et prédéterminé, qui
assure à nos conceptions et à nos projets la légitimité qu’ils réclament.
Comme le suggère Putnam, le sens même de notre langage et de tout ce qui
lui est lié est supposé y trouver son ancrage et sa condition 21. En revanche,
pour une philosophie qui a définitivement renoncé à la quête d’un fonde-
ment, sans pour autant céder au sentiment d’une irréparable catastrophe, le
temps constitue l’horizon dans lequel ce qui a une valeur à nos yeux peut et
doit se développer, à condition bien entendu de faire ce qu’il faut. Il s’agit de
l’une des leçons que le pragmatisme a retenu du darwinisme.
Pour revenir à un exemple précédemment évoqué, il s’agit d’une diffé-
rence d’inspiration essentielle qui se manifeste dans la façon dont on aborde
la question des « droits de l’homme ». Il est devenu clair, pour un grand
nombre d’esprits, que la déclaration qui en constitue historiquement l’ori-
gine possédait une portée universelle, et que telle est la signification qui doit
lui être reconnue. Quels que soient les obstacles auxquels les « droits de
l’homme » ou les principes « humanitaires » sont exposés de par le monde,
20. J’en évoque les principaux aspects dans L’Amérique comme expérience, « Quad », PUP,
Pau, 2000.
21. Cf. les commentaires de H. P dans The Threefold Cord, Mind, Body, and World,
Columbia University Press, New York, 1999, Lecture two, p. 21-22. Pour une conception comme
celle que critique Putnam, « il y a une totalité définie de toutes les assertions possibles en
matière de connaissance, fixées une fois pour toutes indépendamment de l’usage que font du
langage ses utilisateurs ».
LE PLURALISME PRAGMATISTE ET LA QUESTION DU RELATIVISME 33
aucun principe ne peut légitimer les entorses ou les limites qu’ils subissent.
Il y a toutefois diverses façons de défendre cette idée, selon que l’on en fait
une exigence a priori ou l’expression que revêt notre désir d’une humanité
répondant davantage aux conditions d’épanouissement, de bien-être et de
liberté que nous sommes en mesure d’imaginer. Les utilitaristes se faisaient
peut-être du bonheur une idée contestable et naïve ; ils avaient du moins
raison en cela que les buts qui valent la peine d’être poursuivis ¢ ceux qui
concernent la liberté et les biens dans lesquels la majorité des hommes se
reconnaissent ¢ ne peuvent l’être avec quelque sens et avec quelque chance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
de succès, qu’à condition d’être voulus pour le plus grand nombre. Mais dans
ce cas, l’idée des « droits de l’homme » cesse d’être un principe incondition-
nel pour devenir davantage l’expression d’une attente ou d’un « espoir » lié à
un certain type de société. Le fait d’y voir, comme pour beaucoup d’autres
choses, un produit de l’histoire, une idée que seule l’histoire a forgée, ne les
prive ni de valeur ni de sens. Bien au contraire, c’est le fait de tout ce qui
acquiert un sens et une valeur à nos yeux que d’appartenir au temps. Le fait
de considérer la « déclaration des droits de l’homme et du citoyen » comme
une expression typique des appétits de la bourgeoisie ou comme la forme
prise par le conflit de classes dans la société pré-révolutionnaire, n’a pas
empêché Marx lui-même de lui accorder une portée d’autant plus décisive
qu’elle permettait précisément d’ouvrir davantage l’histoire à des possibili-
tés qui n’en faisaient pas partie jusque-là 22.
Les adversaires relativistes des droits de l’homme, s’il s’en trouve, pour-
ront toujours n’y voir rien de plus que le produit d’une certaine tradition et
lui opposer par conséquent une autre tradition ou une autre histoire. Mais
comme toujours dans ces cas-là, la question n’est pas de savoir qui a raison et
qui a tort. La question est plutôt de savoir, pour reprendre les termes de
Rorty, « si des sociétés inclusivistes valent mieux que des sociétés exclusivis-
tes » 23, si des sociétés libérales et démocratiques valent mieux que les
anciens Etats totalitaires de l’Est, le type de représentation en vigueur dans
les démocraties parlementaires que le pouvoir des Mollahs. Du reste, si les
questions morales ou politiques en appellent à la délibération et à la discus-
sion argumentée, elles n’en appellent pas qu’à cela, et certainement pas en ce
sens qu’elles trouveraient leur principe de décision dans une forme spéciale
22. Rorty remarque justement que « contre Kant, selon Dewey, Hegel avait raison de faire
valoir que les principes universels de la morale présentaient une utilité dans la mesure
seulement où ils contribuent au développement historique d’une société particulière ¢ une
société dont les institutions sont à même de donner un contenu à ce qui ne serait sans cela
qu’une coquille vide [...] Dans son livre le plus récent, Thick and Thin, Walzer soutient que
nous ne devons pas considérer les coutumes et les institutions des sociétés particulières comme
des concrétions accidentelles autour d’un noyau commun de rationalité morale universelle, la
loi morale transculturelle » (Philosophy and Social Hope, op. cit., p ).
23. Cf. Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 86.
34 J.-P. COMETTI
seulement celle des cultures, des formes de vie et des langages ; elle leur est
immanente. Une certaine mythologie structuraliste est ici responsable d’une
confusion qui nous porte à sublimer les modèles aptes à entrer dans des
descriptions qui, pour avoir leurs vertus, n’en ont pas moins le défaut de
forger des entités qui faussent les débats et qui, dans le cas qui nous
intéresse, nous conduisent à concevoir les cultures ou les langues à l’image de
paradigmes, ou du moins de totalités intégralement et substantiellement
définies par leurs lois propres. Il s’agit d’une « image » influente ; elle s’auto-
rise en partie de ce que nous suggèrent nos usages, puisque nous parlons en
effet du langage ou de la culture, en leur conférant un mode d’existence au
regard duquel, comme Bergson le remarquait à juste titre, nous agissons
toujours « par délégation », « quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini,
pesant sur nous de toute sa masse » 26. Est-elle plus opportune ou plus utile
pour autant ? Elle occupe en tout cas la place d’une pièce maîtresse dans le
« relativisme culturel » et la croyance à l’incommensurabilité.
Il suffit pourtant de considérer les langues et les cultures, non pas
comme des unités centrées et structurées, mais comme des ensembles
pluriels de jeux de langage et de pratiques apparentés pour comprendre
qu’on a affaire à une fiction qu’une simple attention à l’histoire des langues,
du monde et des civilisations devrait suffire à discréditer. La communication
n’y est pas seulement de tout temps ; elle repose en permanence sur des
capacités et des conditions pragmatiques qui opèrent à l’échelon local, entre
pratiques et jeux de langage, en fonction des finalités et des intérêts en jeu, et
non pas entre les cultures conçues comme des entités supra-individuelles, ni
entre les langues et leurs lois de structure. Les critiques que James adressait
à Bradley à propos des « relations internes » conservent ici leur valeur. Pour
qu’il soit permis de prendre réellement au sérieux la menace de l’incommen-
surabilité, il faudrait admettre le principe de relations telles que, selon les
termes de James, « chaque chose soit présente en toute chose et que toutes les
choses s‘interpénètrent » (p. 322). Or, non seulement nous n’avons aucune
25. T. K, La Structure des révolutions scientifiques, t.f., L. Meyer, Flammarion, 1983.
26. H. B, Les deux sources de la morale et de la religion, « L’obligation morale »,
éd. Du Centenaire, PUF, 1963, p. 981.
36 J.-P. COMETTI
autres de manière extérieure. Quelle que soit la chose à laquelle vous pensiez
..., elle possède, d’un point de vue pluraliste, un environnement externe
d’une certaine nature et d’une certaine ampleur. Les choses sont les unes
« avec » les autres de différentes manières, mais aucune n’inclut en elle toute
chose ou ne domine toute chose. [...] Le monde pluraliste ressemble ainsi
beaucoup plus à une république fédérale qu’à un empire ou un royaume » 27.
Contrairement à ce que l’on croit ou feint de croire, le relativisme
sceptique et la croyance à l’incommensurabilité des cultures et des langages
ne sont pas la conséquence désastreuse d’un « adieu à la raison » auquel le
pragmatisme serait associé ; l’identification de la rationalité à une image de
la raison qui généralise, en le tenant pour exclusif, un modèle de la connais-
sance et une représentation du réel qui ne sont nullement exclusifs et qui
peuvent tout au plus se recommander des services qu’ils ont rendus en
d’autres circonstances et en d’autres temps. Ce qu’il y a de plus regrettable,
au regard des préjugés qu’ils entraînent, c’est le sentiment d’impuissance
qui en constitue la contre-partie et l’attitude du tout ou rien qui en est
solidaire. Car à supposer que certaines pratiques, lorsqu’elles sont le fait
d’une autre culture, puissent être tenues pour incompatibles avec le légitime
souci de la dignité humaine, elles ne manquent pas d’apparaître alors comme
un objet de scandale intégral, opposant à toute compréhension, comme à
toute discussion, voire à toute évolution des comportements, le poids incom-
mensurable que nous attribuons aux entités culturelles considérées dans
leur globalité. Les présupposés qui entrent en jeu à ce niveau s’expriment par
27. Cf. L. W, Remarques sur le « Rameau d’or » de Frazer, t.f., J. Lacoste,
Lausanne, L’Age d’homme ; W. J, A Pluralistic Universe, op. cit., p. 322. Wittgenstein,
dans ses notes sur le livre de Frazer, évoque à un moment l’importance à ses yeux des
corrélations formelles, ce qui pourrait faire croire qu’il privilégie un certain type de « relations
internes », du type de celles que contestait James. Le passage suivant permet de se faire une idée
plus juste des choses : « Ce ne peut avoir été un motif de peu de valeur, autrement dit ce ne peut
pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais
seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés
ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au
chien.) On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a
fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation » (p. 25, je
souligne).
LE PLURALISME PRAGMATISTE ET LA QUESTION DU RELATIVISME 37
exemple au grand jour dans les discours à l’emporte-pièces sur l’Islam. Les
représentations que l’on en donne viennent ainsi prêter main forte à l’image
que l’intégrisme et le fondamentalisme s’efforcent eux-mêmes d’imposer,
exactement comme si ce que l’on y déplore en constituait l’essence et le péril.
De tels exemples montrent, s’il en était besoin, que le meilleur moyen de
respecter les « droits de l’homme » et de comprendre les situations dans
lesquelles ils sont menacés, ne consiste pas à en faire un principe dont le
respect surplomberait la complexité des cultures humaines, pas plus qu’à
voir en celles-ci des entités susceptibles de se voir appliqués d’un seul tenant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
d’un relativisme qui tend à affaiblir le potentiel critique disponible dans les
sociétés acquises à ces thèmes.
Comme Luc Boltanski et Eve Chapiello se sont employés à le montrer, le
« nouvel esprit du capitalisme » s’est très largement inspiré d’une partie des
convictions et des slogans propres à l’esprit post-moderne, et il a su parfai-
tement mettre au crédit de son compte le type de critique ¢ la « critique
artiste » ¢ à laquelle le capitalisme ancienne manière avait été primitivement
exposé 30. Les leaders révolutionnaires d’hier prêchent aujourd’hui pour la
communication planétaire sur les panneaux publicitaires des stations de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres
métro et la diversité autant que le métissage n’ont jamais été aussi présents
dans la culture, de la « culture d’entreprise », comme on dit volontiers, à celle
des « médias », jusqu’à à célébrer s’il le faut la « fin de l’histoire », de la
métaphysique ou de l’art. Qu’un certain relativisme, dans les deux cas, y ait
trouvé matière à se développer, c’est ce que montre le fait, justement observé
par Taylor, que l’expressivisme qui a trouvé refuge dans les revendications
identitaires d’aujourd’hui ne se réclame plus forcément de « droits » dont la
légitimité serait défendue au nom de leur contenu propre et de ce qu’ils
représentent pour une société ou une humanité soucieuse de préserver les
richesses qui contribuent à son épanouissement, mais du simple fait d’être
dépositaire d’un « soi », et par conséquent d’une singularité supposée valoir
en tant que telle 31.
A cela, il faut probablement ajouter que dans les sociétés développées, et
plus particulièrement sur le continent américain, ce type de revendication a
le plus souvent éclipsé la conscience de problèmes plus anciens qui ont
également disparu du discours des politiques, tant leur incidence électorale
est faible, et de celui d’un grand nombre d’intellectuels gagnés par la vogue
des cultural studies. Tout cela ne représente peut-être que l’envers des
déboires que l’universel a connus, historiquement et intellectuellement, ou
des déceptions qu’il a engendrées 32. Cette situation pose à nouveaux frais la
question du relativisme et de l’incommensurabilité, à un niveau qu’on
pourrait appeler micro-sociologique, micro-politique et micro-historique. Il
n’est pas étonnant que dans ce concert des différences et des nouvelles
identités, auquel la nouvelle fortune du mot « éthique » n’est pas étrangère,
on perde de vue cette idée toute simple que les pragmatistes associent pour
leur part à l’ « espoir social », à l’importance qu’ils continuent d’accorder au
futur et à l’idée de sociétés plus « inclusives », je veux dire la conviction que
si la pluralité est en soi une bonne chose, cela ne veut absolument pas dire
30. Luc B et Eve C, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 2000.
31. C. T, Le malaise de la modernité, op. cit., chap. 8, 9 et 10 notamment.
32. Cf. R. R, Achieving Our Country. Leftist Thought in Twentieth Century Ame-
rica, Harvard University Press, 1998 (t.f. à paraître aux Publications de l’Université de Pau).
LE PLURALISME PRAGMATISTE ET LA QUESTION DU RELATIVISME 39
qu’entre les croyances plurielles, les religions plurielles, les pratiques plu-
rielles et tout ce que l’on voudra, nous n’ayons aucun moyen de distinguer
celles qui pourraient entrer dans une utopie désirable, ou qui le mérite-
raient, et celles qui ne peuvent y prétendre. Comme le soutient à juste titre
Rorty, le fait de placer dans le futur les espoirs que nous placions dans la
vaine recherche d’un accord de nos actes avec des principes intemporels
autorise cela, à la condition de penser que le légitime souci des différences
n’a nullement rendu caduque la recherche de ce que Dewey considérait
comme le test de toute institution politique, « la contribution qu’elle est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 02/03/2016 16h10. © Centre Sèvres