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Philippe Raynaud
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Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »
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ABSTRACT : Unlike today’s currently admitted idea, modern politics does not
only rely on the defense and the promotion of human rights, but also on an
attempt to consolidate legitimate powers in a world where authority cannot be
based on nature, tradition or transcendence. Between the 18th and 20th
centuries, this attempt has engendered a coherent number of compromises
between the logic of liberal trends and the requirements of power, from which
contemporary politics has rather deviated. Consequently, we can confirm that
we have come out of the « classical era of modernity » and question the
conditions of a new compromise between liberalism and power.
posées par le législateur. Dans tous les cas, ce qui paraît aujourd’hui presque
universellement obsolète, c’est le vieux modèle de la « souveraineté » de
l’État, perçue comme une étape transitoire et irrémédiablement dépassée du
développement de la modernité, et à laquelle on ne peut guère souhaiter
d’autre sort que celui qu’Auguste Comte réservait à l’idée de Dieu dès lors
que l’humanité accéderait à l’âge positif : le concept de souveraineté devrait
être congédié, non sans de chauds remerciements pour les services qu’il a
rendus à l’humanité avant sa majorité. En première approximation, on peut
dire que ces transformations sont perçues comme une victoire, dans la
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celle-ci ne réside pas seulement dans l’effort pour promouvoir les droits de
l’homme, mais aussi dans la tentative pour articuler la protection des droits
sur la création d’un pouvoir légitime et puissant, capable de pallier l’absence
d’une autorité « naturelle » ou incontestée qui naît de la crise des principes
traditionnels de légitimité ouverte par la décomposition de la chrétienté
médiévale.
Cette unité peut se lire, d’abord, dans les relations complexes que les
fondateurs du libéralisme entretiennent avec les théoriciens de la sou-
veraineté. D’un côté, en effet, l’invention du concept moderne de souverai-
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neté a partie liée avec celle des droits de l’homme et, surtout, elle constitue
une réponse au problème théologico-politique qui, en émancipant la loi
humaine de la tutelle de la religion révélée, ouvre la voie à l’humanisation du
droit qui va caractériser la modernité politique. C’est pour cela que, comme
l’avait bien vu Leo Strauss, le plus grand philosophe de l’État absolu,
Thomas Hobbes, est aussi, paradoxalement, un des fondateurs du libéra-
lisme, en sens qu’il affirme la priorité ontologique des droits subjectifs par
rapport à la loi (naturelle ou civile) et qu’il est un des premiers théoriciens de
ce qu’on appellera plus tard la liberté « négative ». L’exaltation hobbesienne
de l’État n’a en fait pas d’autre fonction que de limiter les prétentions de tous
ceux, nobles, prêtres, juristes ou philosophes classiques, qui invoquent une
supériorité « naturelle » pour imposer leurs fins propres au pouvoir civil, et
c’est pour cela que, dans la plupart des cas, l’action de l’État a pour effet
d’élargir et non de restreindre le champ de ce qui est permis à ses sujets. C’est
ce que montre, par exemple, l’analyse hobbesienne du problème de l’hérésie :
le transfert à la Couronne de l’autorité théologique a entraîné un déclin des
persécutions religieuses, en limitant à la fois les prétentions de la hiérarchie
anglicane et les menées subversives des dissidents 4. La loi hobbesienne a
cessé d’être le guide des ignorants vers la vertu pour n’être plus que le cadre
formel qui permet la coexistence des différentes fins que poursuivent les
hommes : il est difficile de nier que, sur ce point, elle ouvre la voie à la
conception libérale du droit. Inversement, il est clair qu’on rencontre aussi,
chez les fondateurs du libéralisme, et en premier lieu chez le plus grand
d’entre eux, John Locke, des thèses qui ne sont pas sans évoquer certains
aspects de la doctrine de Hobbes, qu’il s’agisse des conditions de la sortie de
l’État de nature ou de la manière dont le pouvoir se lie à la liberté.
En apparence, tout sépare la conception lockienne de l’état de nature (et,
à travers lui, des fonctions du « gouvernement civil ») de la doctrine du
Léviathan : contrairement à celui de Hobbes, l’état de nature du Deuxième
traité du gouvernement civil est un état assez harmonieux, régi par des
règles de solidarité issues de la loi naturelle et c’est pour cela que, lorsqu’ils
4. V. notamment « Relation historique concernant l’hérésie et son châtiment » et « Sur les
lois relatives à l’hérésie », trad., in Thomas H, Hérésie et histoire, Paris, Vrin, 1993.
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 45
qui y recourt en fait chaque fois que le libre jeu des droits et des intérêts ne
suffit pas à satisfaire aux exigences proprement politiques du gouvernement
civil.
Celui-ci, comme nous l’avons vu, naît d’un premier conflit entre les
prétentions des individus, qui se dénoue grâce à l’institution du corps
politique et à la prédominance du législatif, qui « représente » la diversité des
opinions et des intérêts. Mais cette prise en compte des droits et des volontés
des individus n’est possible que parce que ces derniers acceptent d’avance de
se soumettre au consentement majoritaire considéré comme un équivalent
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Si l’on m’autorise une vue cavalière de la période qui commence avec les
grandes révolutions libérales-démocratiques de la fin du e siècle pour
s’achever à la fin des années 1980, je dirai qu’il me semble que, malgré toutes
les tragédies qui l’ont accompagné, le développement de la politique démo-
cratique s’est inscrit dans un cadre auquel on peut, au moins après coup,
reconnaître une certaine cohérence, et qui est peut-être en train de se défaire
sous nos yeux. L’ « âge classique de la modernité » présentait en effet cinq
caractères majeurs, qui étaient en quelque sorte organiquement liés.
1. Le premier caractère découle de la façon dont se sont nouées, dans la
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ques et par les États eux-mêmes s’opposent trait pour trait au modèle que je
viens de décrire.
1. Le trait le plus visible de l’évolution qui affecte depuis quelques
années les régimes « démocratiques » est évidemment le progrès du « libéra-
lisme », qui ne se traduit pas seulement par la légitimité reconquise par
l’ « économie de marché », mais aussi par la transformation des modes de
régulation politiques des sociétés libérales, dans lesquelles la figure du juge
tend à supplanter celle de l’exécutif et de l’administration « bienveillante »,
pendant que le « droit constitutionnel » se présente de plus en plus comme
un ensemble hiérarchisé de « normes », dont la cohérence est plus impor-
tante que les relations entre les « pouvoirs », et dont le fondement se trouve
dans les droits dits « fondamentaux » protégés par les juridictions constitu-
tionnelles. Cette évolution n’est pas elle-même sans portée politique : de la
même façon que, du temps de la « balance des pouvoirs », les conflits les plus
importants étaient liés aux intérêts en conflit et pouvaient se régler par des
compromis, l’ « âge des normes » verra se multiplier les enjeux liés à la
« reconnaissance » des droits fondamentaux, pour donner une importance
nouvelle aux fondements juridiques des revendications 15.
2. Parallèlement à cette évolution « interne », le système international
connaît aussi des évolutions importantes que l’on résume souvent au déclin
de la figure centrale de la « souveraineté » 16. Comme, il est naturel, cette
transformation affecte d’abord les relations de la guerre et de la paix : notre
monde n’est sans doute pas sans risques et il n’est peut-être pas plus
pacifique que celui d’il y a vingt ans, mais il est néanmoins certain qu’il n’est
plus ou ne veut plus être régi par la doctrine classique qui voyait dans la
reconnaissance du caractère « normal » de la guerre entre États le moyen
15. Sur le passage, dans le droit contemporain, d’une logique des pouvoirs, née des
difficultés de la théorie de la souveraineté, à une logique de la hiérarchie des normes, on lira avec
profit les belles analyses de Carlos-Miguel P dans sa thèse La main invisible du juge :
l’origine des trois pouvoirs et la théorie des régimes politiques, multigr., Université de Paris II,
2000.
16. Bertrand B, Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité,
Paris, Fayard, 1999 ; v. aussi Philippe R, « Eclipse de la souveraineté ? », in France : les
révolutions invisibles, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 239-247.
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