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UN NOUVEL ÂGE DU DROIT ?

Philippe Raynaud

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Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2001/1 Tome 64 | pages 41 à 56


ISSN 0003-9632
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Philippe Raynaud, « Un nouvel âge du droit ? », Archives de Philosophie 2001/1 (Tome 64),
p. 41-56.
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Un nouvel âge du droit ?
PHILIPPE RAYNAUD *
Université de Paris II
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RÉSUMÉ : Contrairement à une idée couramment admise aujourd’hui, la politi-


que moderne ne se fonde pas seulement sur la défense et la promotion des
droits de l’homme, mais aussi sur un effort pour recréer des pouvoirs légitimes
dans un monde où l’autorité ne peut se fonder ni sur la nature, ni sur la
tradition, ni sur la transcendance ; cet effort s’est traduit pas l’émergence,
entre le XVIIIe et le XXe siècle d’un ensemble cohérent de compromis entre la
logique libérale et les exigences propres de la puissance, dont la politique
contemporaine est aujourd’hui assez éloignée. On peut donc considérer que
nous sommes sortis de l’ « âge classique de la modernité », ce qui conduit à
poser la question des conditions d’une synthèse nouvelle entre la liberté et la
puissance.

MOTS-CLÉS : Balance des pouvoirs. Démocratie. Droit. Droits de l’homme. Etat.


Guerre. Libéralisme. Paix. Souveraineté. Système international.

ABSTRACT : Unlike today’s currently admitted idea, modern politics does not
only rely on the defense and the promotion of human rights, but also on an
attempt to consolidate legitimate powers in a world where authority cannot be
based on nature, tradition or transcendence. Between the 18th and 20th
centuries, this attempt has engendered a coherent number of compromises
between the logic of liberal trends and the requirements of power, from which
contemporary politics has rather deviated. Consequently, we can confirm that
we have come out of the « classical era of modernity » and question the
conditions of a new compromise between liberalism and power.

KEY WORDS : Balance of powers. Democracy. Human rights. International


system. Law. Liberalism. Peace. Sovereignty. State. War.

* Président de la Société pour la Philosophie et la Théorie Juridiques et Politiques


raynaudph@wanadoo.fr

Archives de Philosophie 64, 2001


42 P. RAYNAUD

Les transformations récentes de l’ordre politique contemporain, que


l’on peut résumer par le triomphe apparent de l’ « État de droit » dans
l’ordre interne et par le développement d’un droit international supra-
étatique, sont souvent perçues comme un accomplissement, un peu tardif
mais d’autant plus attendu, des promesses de la modernité politique, dont le
cœur serait constitué par l’affirmation et le développement des « droits de
l’homme ». Ces transformations peuvent elles-mêmes, me semble-t-il, être
mises en relation avec celles qui affectent, à des degrés divers, la philosophie
politique et la théorie du droit. La première est marquée par la place centrale
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qu’y occupe aujourd’hui le libéralisme, entendu avant tout comme une


doctrine des droits qui place la liberté au premier rang de ceux-ci, sauf à
admettre ensuite diverses possibilités pour ce qui concerne la répartition des
biens et l’amplitude des inégalités tolérables ; la prééminence contempo-
raine du libéralisme, notamment dans la forme que lui donne John Rawls est
paradoxalement confirmée par la nature des critiques que lui adressent la
plupart de ses critiques « communautariens » ou « républicains » 1 : ces
derniers critiquent certes les fondements philosophiques du libéralisme
contemporain (la priorité du « juste » sur le « bien » ou le primat de la
« liberté négative »), mais, à de très rares exceptions près, ils n’en acceptent
pas moins l’essentiel de la politique libérale, sauf à chercher à lui donner un
supplément d’âme (et de légitimité) au travers de l’enracinement « commu-
nautaire » du civisme ou de la protection des plus faibles contre les formes
spécifiques de servitude engendrées par l’ordre de marché 2. La situation
n’est pas très différente dans la théorie du droit, où le vieux débat entre le
« positivisme juridique » et ses adversaires se déroule aujourd’hui, pour
l’essentiel, avec pour arrière-plan la commune acceptation du constitution-
nalisme moderne, pensé chez les uns comme la forme la plus lisible de la
hiérarchie des normes et chez les autres comme le moyen d’assurer la
supériorité des « principes » moraux du libéralisme sur les simples « règles »
1. Même des penseurs radicaux, comme Etienne Balibar, sont conduits aujourd’hui à
reprendre des segments importants de la philosophie libérale pour penser les nouvelles reven-
dications du « mouvement social » ; v. sur ce point, Ph. R, Les nouvelles radicalités,
« Note de la fondation Saint-Simon », avril-mai 1999, repris in Le débat, no 105, mai-août 1999,
p. 90-116 et in Les notes de la fondation Saint-Simon. Une aventure intellectuelle, Calmann-
Lévy, 1999.
2. V. par exemple le très intéressant ouvrage de Jean-Fabien S, L’amour de l’égalité.
Essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France 1770-1830, consacré aux critiques
libérales de l’imaginaire « républicain » avant et après la révolution française ; l’auteur est très
critique envers tous les penseurs qui, de d’Holbach à Madame de Stael, ont pensé que la ruine
des privilèges et le rétablissement de l’inégalité « naturelle » des talents individuels suffirait à
garantir la liberté de tous, mais le modèle alternatif qu’il découvre chez des auteurs comme
Condorcet, Destutt de Tracy ou Roederer (qu’il serait du reste difficile de ne pas considérer
comme des libéraux), ne s’écarte guère du libéralisme modéré, même s’il admet des correctifs
comme l’impôt (faiblement) progressif ou la division des héritages...
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 43

posées par le législateur. Dans tous les cas, ce qui paraît aujourd’hui presque
universellement obsolète, c’est le vieux modèle de la « souveraineté » de
l’État, perçue comme une étape transitoire et irrémédiablement dépassée du
développement de la modernité, et à laquelle on ne peut guère souhaiter
d’autre sort que celui qu’Auguste Comte réservait à l’idée de Dieu dès lors
que l’humanité accéderait à l’âge positif : le concept de souveraineté devrait
être congédié, non sans de chauds remerciements pour les services qu’il a
rendus à l’humanité avant sa majorité. En première approximation, on peut
dire que ces transformations sont perçues comme une victoire, dans la
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philosophie politique moderne, du courant « libéral » de Locke, de Montes-


quieu et de Constant contre le versant « étatiste » ou « absolutiste » de la
première modernité qui s’affirmait chez Bodin et Hobbes, même si, dans le
contexte français, il reste plus légitime de se référer à Kant pour fonder le
droit et la politique sur les « droits de l’homme ». La perspective adoptée ici
est légèrement différente : je m’efforcerai de montrer que, d’une certaine
manière, (1) le premier « libéralisme » reste à beaucoup d’égards très proche
du système conceptuel qui sous-tend les théories classiques de la souverai-
neté, alors que (2) le triomphe apparent du « libéralisme » dans le monde
contemporain s’accompagne d’une transformation assez profonde du
concept de droit, qui affecte à la fois l’ordre juridique intérieur et le système
international.

1. L’État, les pouvoirs et la liberté.


2. Un nouveau modèle politique ?
1. L’État, les pouvoirs et la liberté.
Chez ceux qui, aujourd’hui, se réclament de la « modernité » juridique et
politique, celle-ci se définit en général essentiellement par l’avènement des
« droits de l’homme » comme principe ultime de légitimité et comme étalon
ultime pour l’évaluation des différents régimes. Dans cette perspective,
l’histoire de la politique moderne se confond avec celle de l’émergence de la
liberté moderne (fondée sur la protection des droits des individus et sur
l’égalité civile), sauf à reconnaître par ailleurs que celle-ci n’a pu prendre
corps que par l’acceptation de divers « droits » (droits « politiques » et droits
« sociaux « ou, plus récemment, aujourd’hui, droits « culturels ») qui dépas-
sent sans doute la simple protection de la sphère privée mais qui peuvent
néanmoins être pensés comme des conséquences de l’aspiration moderne
à l’indépendance des individus ou, mieux encore, à l’autonomie des
« sujets » 3. Il me semble en fait que s’il y a une unité de la politique moderne,
3. En France, l’œuvre considérable d’Alain Renaut est sans doute la meilleure expression
de cette conception de la philosophie politique.
44 P. RAYNAUD

celle-ci ne réside pas seulement dans l’effort pour promouvoir les droits de
l’homme, mais aussi dans la tentative pour articuler la protection des droits
sur la création d’un pouvoir légitime et puissant, capable de pallier l’absence
d’une autorité « naturelle » ou incontestée qui naît de la crise des principes
traditionnels de légitimité ouverte par la décomposition de la chrétienté
médiévale.
Cette unité peut se lire, d’abord, dans les relations complexes que les
fondateurs du libéralisme entretiennent avec les théoriciens de la sou-
veraineté. D’un côté, en effet, l’invention du concept moderne de souverai-
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neté a partie liée avec celle des droits de l’homme et, surtout, elle constitue
une réponse au problème théologico-politique qui, en émancipant la loi
humaine de la tutelle de la religion révélée, ouvre la voie à l’humanisation du
droit qui va caractériser la modernité politique. C’est pour cela que, comme
l’avait bien vu Leo Strauss, le plus grand philosophe de l’État absolu,
Thomas Hobbes, est aussi, paradoxalement, un des fondateurs du libéra-
lisme, en sens qu’il affirme la priorité ontologique des droits subjectifs par
rapport à la loi (naturelle ou civile) et qu’il est un des premiers théoriciens de
ce qu’on appellera plus tard la liberté « négative ». L’exaltation hobbesienne
de l’État n’a en fait pas d’autre fonction que de limiter les prétentions de tous
ceux, nobles, prêtres, juristes ou philosophes classiques, qui invoquent une
supériorité « naturelle » pour imposer leurs fins propres au pouvoir civil, et
c’est pour cela que, dans la plupart des cas, l’action de l’État a pour effet
d’élargir et non de restreindre le champ de ce qui est permis à ses sujets. C’est
ce que montre, par exemple, l’analyse hobbesienne du problème de l’hérésie :
le transfert à la Couronne de l’autorité théologique a entraîné un déclin des
persécutions religieuses, en limitant à la fois les prétentions de la hiérarchie
anglicane et les menées subversives des dissidents 4. La loi hobbesienne a
cessé d’être le guide des ignorants vers la vertu pour n’être plus que le cadre
formel qui permet la coexistence des différentes fins que poursuivent les
hommes : il est difficile de nier que, sur ce point, elle ouvre la voie à la
conception libérale du droit. Inversement, il est clair qu’on rencontre aussi,
chez les fondateurs du libéralisme, et en premier lieu chez le plus grand
d’entre eux, John Locke, des thèses qui ne sont pas sans évoquer certains
aspects de la doctrine de Hobbes, qu’il s’agisse des conditions de la sortie de
l’État de nature ou de la manière dont le pouvoir se lie à la liberté.
En apparence, tout sépare la conception lockienne de l’état de nature (et,
à travers lui, des fonctions du « gouvernement civil ») de la doctrine du
Léviathan : contrairement à celui de Hobbes, l’état de nature du Deuxième
traité du gouvernement civil est un état assez harmonieux, régi par des
règles de solidarité issues de la loi naturelle et c’est pour cela que, lorsqu’ils
4. V. notamment « Relation historique concernant l’hérésie et son châtiment » et « Sur les
lois relatives à l’hérésie », trad., in Thomas H, Hérésie et histoire, Paris, Vrin, 1993.
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 45

se donnent un gouvernement, les hommes n’abandonnent pas tous leurs


droits aux souverains, ce qui, dit Locke, reviendrait à s’en remettre à un
« lion » pour se protéger des « putois » (Deuxième traité..., VII, § 93). Il reste
cependant que, si les hommes acceptent finalement de quitter la condition
apparemment heureuse de l’état de nature, c’est bien parce que celle-ci
souffre d’une imperfection majeure, qui n’est pas sans analogie avec la
« guerre de tous contre tous » ; dans l’état de nature, les hommes sont
universellement soumis à la « loi naturelle », qui leur enjoint d’obéir à leur
Créateur et de protéger leurs semblables, mais, en l’absence d’un juge
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commun, il revient à chacun de veiller à l’application de cette loi ce qui, du


fait de la partialité inhérente à la nature humaine, est une source permanente
de conflits, qui ne peuvent, là encore, être dépassés que par l’institution d’un
pouvoir supérieur à tous, dont la première fonction est bien de faire régner la
paix et de garantir la sécurité. Certes, ce pouvoir n’est pas souverain au sens
de Hobbes, puisqu’il est limité par les droits originaires des individus qui
l’on créé, ce qui suppose aussi qu’il existe déjà, dans l’état de nature, un
« droit » qui continuera de jouir d’un pouvoir normatif dans l’état civil : le
gouvernement civil n’est pas la source de tout droit et si, en son sein, le
pouvoir législatif est prédominant, c’est parce que celui-ci tend par nature à
assurer le règne de la loi (rule of Law), ce qui suppose d’ailleurs quelques
règles substantielles comme le consentement à l’impôt (id., XI, § 142) ; il
faut cependant ajouter que, sur plusieurs points essentiels, la doctrine de
Locke présente aussi des éléments « décisionnistes » qui, sans en faire un
théoricien « absolutiste », interdisent de voir en lui un pur théoricien de la
supériorité inconditionnelle des droits sur le pouvoir.
La première limite que connaît le libéralisme de Locke concerne la
famille, ce qui est d’autant plus frappant qu’il passe (à juste titre) pour un
critique profond des théories patriarcales, qui plaide à la fois entre l’égalité
entre les parties dans le contrat de mariage et pour un partage entre les époux
d’une autorité parentale qui n’a du reste pas d’autre fonction que de prépa-
rer les enfants à la liberté. Malgré cela, Locke considère que, en cas de
désaccord grave et persistant « le pouvoir de décision finale, c’est-à-dire le
commandement », « échoit naturellement à l’homme, comme étant le plus
capable et le plus fort ». Significativement, Locke ajoute que cette restriction
ne fait pas du pouvoir du mari celui d’un monarque absolu, car elle ne joue
que sur des « questions relatives aux intérêts et aux biens communs », ce qui
signifie que la femme reste pleinement propriétaire de ses biens et qu’elle
peut (si le droit en vigueur l’autorise) se séparer de son mari, qui n’a en outre
évidemment « pas plus de pouvoir sur sa vie à elle qu’elle n’en possède sur la
sienne à lui » (id., VII, § 82). Or cette restriction à la doctrine de la priorité
des droits (qui va ici jusqu’à reconnaître un certain droit limité à la force et
à l’inégalité naturelle) n’est pas isolée dans la théorie politique de Locke,
46 P. RAYNAUD

qui y recourt en fait chaque fois que le libre jeu des droits et des intérêts ne
suffit pas à satisfaire aux exigences proprement politiques du gouvernement
civil.
Celui-ci, comme nous l’avons vu, naît d’un premier conflit entre les
prétentions des individus, qui se dénoue grâce à l’institution du corps
politique et à la prédominance du législatif, qui « représente » la diversité des
opinions et des intérêts. Mais cette prise en compte des droits et des volontés
des individus n’est possible que parce que ces derniers acceptent d’avance de
se soumettre au consentement majoritaire considéré comme un équivalent
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rationnel de la décision de l’ensemble et donc de l’unanimité, ce qui n’est pas


sans conséquences considérables puisque, par exemple, c’est de là que
dépend le fait que le vote de l’impôt vaille consentement des propriétaires.
En outre, on notera que les arguments de Locke en faveur de la règle
majoritaire sont de nature clairement décisionnistes, car ils se fondent
essentiellement sur la nécessité d’établir une instance capable de trancher en
cas de désaccord prolongé : si le choix de la majorité l’emporte sans contes-
tation, c’est parce que le corps politique « va forcément dans le sens où
l’entraîne la force la plus considérable, la volonté de la majorité », et que le
« choix de la majorité » « a derrière lui la puissance de l’ensemble, en vertu de
la nature et de la raison » (id., VIII, § 96). La priorité des droits trouve donc
une première limite dans l’organisation même du pouvoir législatif, qui est
supposée la garantir, à quoi s’ajoutent deux autres limites, qui tiennent,
d’une part, à l’organisation interne des pouvoirs publics et, de l’autre, aux
relations extérieures : le gouvernement requiert ainsi un pouvoir exécutif,
qui doit garantir la permanence et l’exécution des lois, et un pouvoir
fédératif, dont la tâche est de défendre les intérêts de la communauté au sein
de la pluralité des corps politiques, qui sont entre eux comme dans l’état de
nature (id., XII). Le pouvoir fédératif qui, dans les faits, est la plupart du
temps confié aux mêmes mains que l’exécutif, s’en distingue néanmoins par
le fait qu’ « il se plie moins facilement que l’exécutif à la direction de lois
préexistantes, permanentes et positives », puisqu’il s’exerce sur les « étran-
gers », dont les actes ne sont pas soumis aux lois (internes) dont dépend
l’exécutif : Locke considère ainsi que, pour tout ce qui concerne la politique
extérieure, « il faut donc s’en remettre en grande partie à la prudence des
personnes auxquelles ce pouvoir a été confié, afin qu’elles l’exercent au
mieux de leur habileté, à l’avantage de la société politique » (id., XII, § 147).
Mais le pouvoir exécutif n’est pas non plus le pur serviteur du législatif car
il arrive parfois « que les lois mêmes s’effacent devant la loi fondamentale de
la nature et du gouvernement : c’est-à-dire que tous les membres de la société
doivent être sauvegardés autant que possible » (id., XIV, § 159), ce qui
conduit Locke à une subtile et quelque peu énigmatique défense de l’insti-
tution de la prérogative royale, qu’il définit très classiquement comme « un
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 47

pouvoir d’agir discrétionnairement en vue du bien public en l’absence d’une


disposition légale, ou parfois même à son encontre » (id., ibid., § 160). Même
si on sait qu’il a lu et médité l’ouvrage de Gabriel Naudé 5, la défense de la
prérogative ne suffit sans doute pas à faire de Locke un théoricien radical de
la raison d’État : les exemples qu’il donne relèvent plutôt du droit de grâce
que de l’état d’exception et, surtout, l’exercice de la prérogative s’inscrit
dans le cadre d’une relation particulière entre le Prince et le peuple, où
celui-ci a en fait le dernier mot 6 : si le Prince peut s’écarter du droit pour
sauver la cité, il s’expose ainsi à dissoudre l’ordre juridique qui fonde son
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pouvoir en poussant le peuple à en « appeler au ciel », c’est-à-dire à résister à


un pouvoir devenu tyrannique. Locke ne justifie donc la prérogative que
pour mieux fonder le droit de résistance, qui n’est pas fondé sur la constitu-
tion même 7, mais sur « une loi antérieure à toutes les lois positives des
hommes », ce qui est évidemment très éloigné des doctrines d’un Bodin ou
d’un Hobbes ; mais il y a néanmoins un élément « décisionniste » dans la
théorie de Locke qui la rapproche de la vision hobbesienne de la souverai-
neté. Ce qu’ont de commun le Prince qui use de sa prérogative et le peuple
qui « en appelle au ciel », c’est le fait que, à tort ou à raison, ils fixent eux
mêmes les limites de leur compétence en s’arrogeant le droit de décider que
la loi ordinaire ne peut faire face aux circonstances : or, comme devait le
rappeler Car Schmitt, le pouvoir de décider de la « situation exceptionnelle »
est précisément ce qui définit le souverain.
On peut, bien sûr, tenir tous ces aspects de la philosophie politique de
Locke pour des archaïsmes ou pour des réponses maladroites à des questions
qui ne pouvaient être pleinement résolues que dans le cadre harmonieux du
constitutionnalisme moderne, mais je crois plus fécond, au contraire, de
considérer que Locke a mis au jour des tensions qui sont constitutives de la
politique moderne, et qui viennent à la fois de la permanence de l’ « état de
nature » entre les nations et de la nature même des régimes libéraux, où, si
fidèle soit-elle, la représentation est structurellement hors d’état de surmon-
ter totalement la diversité des intérêts comme de combler la distance
qui sépare la société de l’État ou du gouvernement civil. La doctrine de
Locke peut nous aider à comprendre le rôle majeur qu’a joué dans les
5. Gabriel N, Considérations politiques sur les Coups d’État (1639), réed., Université
de Caen, 1989.
6. La thèse d’un Locke défenseur de la « raison d’État » a été éloquemment défendue, dans
une perspective straussienne, par Richard H. C, in Locke on War and Peace, Oxford, 1960 ;
v. à ce sujet les remarques de John D, in La pensée politique de John Locke, trad., Paris, coll.
Léviathan, 1991, ch. XII.
7. Id., ch. XIV, § 168, « Le peuple ne peut donc pas être juge, si l’on entend par là qu’il
tiendrait de la constitution de la société le pouvoir éminent de statuer sur l’affaire et de
prononcer une décision exécutoire ».
48 P. RAYNAUD

sociétés modernes le « pouvoir exécutif » 8, qui a été, sur le plan interne,


un acteur majeur de transformation sociale tout en se voyant reconnaître,
du fait notamment de ses responsabilités dans la conduite des « affaires
étrangères », des « privilèges » que le droit libéral a dû rentrer dans sa
logique 9.
Il faut par ailleurs remarquer que, dans le développement de l’État
libéral, la protection des droits et la représentation elle-même sont égale-
ment conditionnées par le développement d’une politique de compromis,
qui n’est pas sans analogie avec la logique qui prévaut dans le système
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international « classique ». Pour l’essentiel celui-ci, tel qu’il émerge des


traités de Westphalie (1648) est fondé sur la reconnaissance mutuelle de la
pluralité des entités souveraines, qui n’exclut pas une certaine acceptation
du conflit, considéré comme un élément constitutif de la diplomatie « nor-
male » : dans la guerre elle-même, les États se reconnaissent mutuellement et
c’est pour cela qu’ils ne visent pas l’anéantissement de leurs ennemis, mais
seulement l’accroissement de leur puissance relative. Comme le dira Hegel,
le droit international se trouve ainsi inéluctablement « entaché de contin-
gence », faute d’un « préteur » capable d’en imposer le respect, et, en cela, il
s’oppose au droit interne produit par l’État, dont la première fonction est
précisément de garantir la paix en imposant le respect du droit. D’un autre
côté, cependant, l’ordre interne lui-même, notamment dans sa forme libé-
rale, présente néanmoins un point commun avec l’ordre international, que
marque bien la langue anglaise qui désigne l’un et l’autre comme des
systèmes de balance of powers, c’est-à-dire d’équilibre des puissances.
L’existence d’un pouvoir commun interdit certes l’usage de la violence à
l’intérieur, mais le ressort ultime de la liberté libérale ne s’en trouve pas
moins dans un équilibre de forces opposées, qui, comme l’avait déjà très bien
vu Montesquieu, ne met pas seulement en jeu des institutions, mais déjà des
« partis » : la base de la liberté anglaise se trouve dans la capacité de chaque
pouvoir à préserver son domaine de compétence des empiètements de ses
concurrents, mais, en fait, ce jeu est sous-tendu par le contrôle réciproque
qu’exercent l’un sur l’autre les partis en compétition, de telle manière que,
dans la constitution anglaise, les divisions de la cité tournent au bénéfice de
8. V. sur ce point le beau livre de Harvey M, Le prince apprivoisé, trad., Paris,
Fayard, 1994.
9. En France, c’est évidemment le Conseil d’Etat qui, à travers la notion d’ « actes de
gouvernement », a permis de légaliser cette situation singulière, mais le droit américain, si
profondément « républicain », connaît aussi la notion de « privilège de l’exécutif », qui crée une
situation certes différente, mais comparable. Rappelons d’ailleurs que, ce faisant, le Conseil
d’Etat ou la Cour Suprême n’ont nullement affaibli leur pouvoir, mais qu’ils l’ont au contraire
conforté : d’une certaine manière, celui qui autorise une dérogation parce qu’il est juge de sa
légalité se met par là même au-dessus de l’autorité dont il reconnaît les « privilèges ».
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 49

la liberté 10. Le constitutionnalisme américain, si soucieux par ailleurs d’ins-


crire la « séparation des pouvoirs » dans le droit écrit, devait lui-même
retrouver cette intuition de Montesquieu, dont les célèbres thèses du no 10
du Fédéraliste, rédigé par Madison, constituent en fait une généralisation, et
on peut considérer, plus généralement, que le développement de la liberté
moderne en Europe et en Amérique doit au moins autant au processus de
« civilisation » de la violence favorisé par l’institutionnalisation du conflit
qu’à l’affirmation emphatique du primat des droits subjectifs. On remar-
quera enfin que, contrairement à une vision idéalisée de l’ « espace public »
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qui est curieusement commune à Carl Schmitt et à Jürgen Habermas, la


transaction entre des intérêts divers a toujours été un élément constitutif de
la politique libérale 11, ce qui explique pourquoi le développement de l’État-
Providence sous la forme du « compromis social-démocrate » ou du « néo-
corporatisme » américain a pu être interprété comme une version renouvelée
de l’idée libérale des « contre-pouvoirs » 12.

2. Un nouveau modèle politique ?


Il serait évidemment excessif de considérer que, dans le monde qui
est en train de naître, la politique « réaliste » a entièrement disparu pour
céder le pas devant les progrès du « droit » : les États continuent d’être les
principaux acteurs du système international et de rechercher la puissance et
la politique intérieure des démocraties reste pour une grande part constituée
de transactions entre des groupes d’intérêt qui servent à instrumentaliser les
principes plutôt qu’à s’en inspirer. Il me semble néanmoins que, du point de
vue des principes de légitimation à l’œuvre dans la politique contempo-
raine, des changements importants sont en cours, qui ne sont pas sans effet
sur le droit positif ni même sur le déroulement « réel » des compétitions
politiques ou des modes d’action des gouvernements. Pour prendre la
mesure de ces transformations, je voudrais d’abord proposer quelque chose
comme un type idéal de ce qu’on pourrait appeler l’âge classique de la
modernité avant de le comparer avec certaines transformations contem-
poraines de l’ordre international et de l’ordre interne des grandes démocra-
ties.
10. M, De l’esprit des lois, XIX, ch XXVII ; v. sur ce point Pierre M,
Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, p. 130-139. Le rôle des oppositions
entre factions ou partis dans la préservation de la liberté est déjà noté par Machiavel ; v. par
exemple Histoires florentines, ch. VII, et les remarques de Pierre A, Essai sur les partis,
2e éd., Paris, Payot, 1990, p. 31-32.
11. V. sur ce point les remarques judicieuses de Bernard M, in Principes du gouver-
nement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, p. 234-245.
12. V. notamment Bernard M, « Démocratie, libéralisme, pluralisme », in Bernard
M et Alain B, Le régime social-démocrate, Paris, PUF, 1989, p. 23-45.
50 P. RAYNAUD

Si l’on m’autorise une vue cavalière de la période qui commence avec les
grandes révolutions libérales-démocratiques de la fin du e siècle pour
s’achever à la fin des années 1980, je dirai qu’il me semble que, malgré toutes
les tragédies qui l’ont accompagné, le développement de la politique démo-
cratique s’est inscrit dans un cadre auquel on peut, au moins après coup,
reconnaître une certaine cohérence, et qui est peut-être en train de se défaire
sous nos yeux. L’ « âge classique de la modernité » présentait en effet cinq
caractères majeurs, qui étaient en quelque sorte organiquement liés.
1. Le premier caractère découle de la façon dont se sont nouées, dans la
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formation de l’État moderne, l’affirmation de la « liberté des modernes » et


la création d’entités politiques nouvelles, dont le pouvoir pouvait de moins
en moins se réclamer de la tradition, de la nature ou de la religion révélée. Ce
processus a une face « étatique », que nos contemporains considéreraient
sans doute comme « autoritaire », et qui s’exprime par le succès politique des
théories de la souveraineté et par le maintien, au sein des systèmes les plus
libéraux, de dispositifs institutionnels qui préservaient la liberté d’action de
certains organes étatiques, dont les fonctions « gouvernementales » étaient
irréductibles à la pure logique libérale. Il a aussi, bien entendu, une face
« libérale », qui se traduit par l’extension progressive des libertés civiles (et
politiques), mais celle-ci apparaît d’abord comme un effet des dispositifs
institutionnels d’équilibre des pouvoirs et de la logique de la compétition
politique plutôt que comme une inscription directe des droits subjectifs
dans le droit 13. Ces deux caractères se sont du reste mêlés dans la période de
formation des grands systèmes de solidarité et de Welfare State, qui ont vu
la sphère du pouvoir exécutif (et de l’administration) s’étendre considéra-
blement à la faveur de compromis destinés à contenir les conflits sociaux
dans des limites acceptables pour l’ordre libéral (ou, comme on disait
naguère, « capitaliste »).
2. L’articulation de la souveraineté et de l’équilibre des puissances est
également au cœur du système international classique, qui reposait sur la
pluralité d’instances souveraines et qui impliquait à la fois, dans l’espace
européen, la neutralisation des tentatives impériales et l’acceptation du
risque de la guerre, considérée comme un prolongement violent mais légi-
time de la diplomatie. Dans les doctrines classiques du droit des gens, c’est la
formule « les États sont entre eux comme dans l’état de nature » qui résume
cette situation où la guerre est toujours possible sans être jamais totale, et où
l’idée médiévale de la « guerre juste » a perdu son autorité du fait du
13. Une expression très significative de cet état de choses se trouve dans la manière dont
se présentaient autrefois les grands traités de droit constitutionnel, qui mêlaient la descrip-
tion des agencements institutionnels à quelques éléments de « science politique », là où la
tendance contemporaine est plutôt de partir de la logique propre de la « constitution norma-
tive ».
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 51

développement de souverainetés « territoriales » (par opposition à la souve-


raineté universelle de l’Empereur) et de l’absence d’une autorité suprême
comme prétendait l’être la papauté. A la marge de cette doctrine, on peut
voir apparaître des projets de régulation juridique du « droit de la guerre et
de la paix » (Grotius) et même d’établissement progressif de la « paix perpé-
tuelle » (Abbé de Saint Pierre, Kant), qui visent à étendre au système
international le procès de « civilisation » à l’œuvre dans la croissance inté-
rieure des États européens, mais il est significatif que même les plus
radicaux de ces projets acceptent quelque chose de la doctrine de la souve-
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raineté et refusent de penser les relations internationales sur le modèle de


l’État ; Grotius, par exemple, cherche à limiter la violence brute sans cesser
de tenir la guerre comme un mal inévitable et Kant lui-même reste à sa
manière fidèle à la doctrine européenne de l’État : ce sont les États eux-
mêmes qui mettront fin à la guerre si se réalise l’universalisation de la
« constitution républicaine », mais cela donnera naissance à une simple
« ligue des États » (Völkerbund), qui n’aura nullement vocation à se muer en
un « État mondial » (Völkerstaat). Le modèle « classique » n’a certes jamais
totalement triomphé dans l’Europe moderne : il n’a pas empêché la réma-
nence de projets de type impérial, qui ont fait retour à plusieurs reprises en
Europe même (Louis XIV, Napoléon, Guillaume II) et qui, de toutes façons
ont lourdement pesé sur les relations des nations européennes avec les autres
parties du monde (colonisation) et, surtout, il est lui-même inséparable de
l’expansion de la civilisation marchande (et de la puissance anglaise...) qui
repose sur une logique différente ; il reste néanmoins que, pour l’essentiel, il
a inspiré l’action des chancelleries européennes jusqu’à la première guerre
mondiale et qu’il a pu avec assez de vraisemblance être étendu au système
international tout entier à l’époque de la rivalité Est-Ouest (ce qu’exprimait
alors la prédominance des modèles dits « réalistes » dans la théorie des
relations internationales).
3. Malgré l’asymétrie entre la « politique intérieure » et les « relations
internationales », il existait néanmoins une zone où les deux logiques se
rencontrent, pour donner à la « politique extérieure » un statut particulier,
qui la mettait en partie « à l’abri » de la dynamique démocratico-libérale.
Cela ne signifie évidemment pas que les luttes partisanes aient ignoré les
enjeux internationaux ou que ceux-ci aient été exclus du débat politique,
mais il n’en reste pas moins que, dans la politique classique des démocraties,
une forte pression intégratrice s’exerce, qui interdit aux partis d’apparaître
comme des « factions » liées à l’ « étranger » et qui, dans certaines circons-
tances exceptionnelles, favorisent une rhétorique unanimiste qui va
d’ailleurs souvent de pair avec le renforcement du « pouvoir exécutif » (ou
« fédératif », comme aurait dit Locke). Plus profondément, on remarquera
que les efforts pour préserver l’autonomie du pouvoir exécutif se sont très
52 P. RAYNAUD

longtemps appuyés sur les exigences propres de la politique étrangère, qui a


eu de ce fait un statut particulier dans la théorie politique, même chez les
libéraux 14.
4. La combinaison de la logique libérale du compromis et de celle
« étatique » de la volonté souveraine entraîne par ailleurs une structuration
particulière des conflits et des débats politiques internes, caractérisée à la
fois par la disjonction entre le « libéralisme » et la « démocratie » et par la
puissance de courants qui visent ouvertement la destruction de la « démo-
cratie libérale ». Le premier de ces traits se traduit par le fait que le « libéra-
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lisme », né « à gauche » se trouve progressivement déplacé vers le « centre »


ou vers la « droite » dans les nation européennes, ainsi que par la méfiance
que les courants démocratiques les plus « avancés » ont longtemps éprouvée
devant le développement du constitutionnalisme, considéré comme porteur
d’un « gouvernement des juges » incompatible avec la « souveraineté popu-
laire » et intrinsèquement hostile aux progrès du nouveau droit « social ».
Quant à l’hostilité à l’égard de la démocratie libérale, elle était évidemment
au cœur de l’affrontement entre les formes nouvelles de la « contre-révo-
lution » fasciste ou traditionaliste et les forces qui appelaient à un dépasse-
ment « révolutionnaire » de la démocratie, qui avaient du reste en commun le
mépris violent de la politique « parlementaire » et de ses compromis. On
remarquera d’ailleurs que, même là où ces courants sont restés minoritaires,
la « démocratie libérale » n’a pu survivre que par une transformation assez
profonde de ses propres principes de légitimité. Confrontées aux mouve-
ments « révolutionnaires » ou « contre-révolutionnaires » de la première moi-
tié de ce siècle, qui prétendaient absolutiser des principes « substantiels »
contre le formalisme libéral (la « nation », la « classe », la « race » même dans
le nazisme), les démocraties ont dû elles-mêmes faire un assez large usage de
certains de ces principes, en s’appuyant sur le sentiment national au cours
des deux grandes guerres, ou en faisant une place aux partis de « classe » ;
quant au développement de l’État-Providence, il est d’ailleurs apparu
comme le fruit d’une rupture avec l’individualisme libéral, alors même qu’il
devait être un des vecteurs les puissants de son développement.
5. On ose à peine, pour conclure cette sommaire appréciation du passé
moderne, rappeler le rôle central joué ici par la figure de la Nation, qui a
pourtant été le cadre « naturel » de ces transformations, alors que le dévelop-
pement d’une démocratie « post-nationale » apparaît aujourd’hui comme la
nouvelle frontière de la démocratie. Le succès politique de l’État-Nation
vient probablement de ce qu’il a pu, à un certain moment, être l’espace où
pouvaient se combiner les forces apparemment hétérogènes que libéraient la
« modernité » : parce qu’il était seul en mesure de combler le vide créé par la
14. V. sur ce point Dario B, Le discours de l’intérêt national. Politique étran-
gère et démocratie, multigr., Thèse, Amiens, 1995.
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 53

disparition de l’ancien monde « chrétien », il a constitué la base du nouveau


système interétatique (ou « international ») avant d’offrir à la fois un espace
aux compromis « intérieurs » qui ont accompagné la formation de la démo-
cratie moderne et une limite à l’extension virtuellement indéfinie de ses
principes juridiques.
Il est évidemment aujourd’hui impossible de dire avec précision ce que
sera le monde « post-moderne » ou hyper-moderne qui succédera à cet âge
classique de la modernité, mais il me paraît certain que les principes de
légitimité invoqués aujourd’hui par les courants politiques les plus dynami-
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ques et par les États eux-mêmes s’opposent trait pour trait au modèle que je
viens de décrire.
1. Le trait le plus visible de l’évolution qui affecte depuis quelques
années les régimes « démocratiques » est évidemment le progrès du « libéra-
lisme », qui ne se traduit pas seulement par la légitimité reconquise par
l’ « économie de marché », mais aussi par la transformation des modes de
régulation politiques des sociétés libérales, dans lesquelles la figure du juge
tend à supplanter celle de l’exécutif et de l’administration « bienveillante »,
pendant que le « droit constitutionnel » se présente de plus en plus comme
un ensemble hiérarchisé de « normes », dont la cohérence est plus impor-
tante que les relations entre les « pouvoirs », et dont le fondement se trouve
dans les droits dits « fondamentaux » protégés par les juridictions constitu-
tionnelles. Cette évolution n’est pas elle-même sans portée politique : de la
même façon que, du temps de la « balance des pouvoirs », les conflits les plus
importants étaient liés aux intérêts en conflit et pouvaient se régler par des
compromis, l’ « âge des normes » verra se multiplier les enjeux liés à la
« reconnaissance » des droits fondamentaux, pour donner une importance
nouvelle aux fondements juridiques des revendications 15.
2. Parallèlement à cette évolution « interne », le système international
connaît aussi des évolutions importantes que l’on résume souvent au déclin
de la figure centrale de la « souveraineté » 16. Comme, il est naturel, cette
transformation affecte d’abord les relations de la guerre et de la paix : notre
monde n’est sans doute pas sans risques et il n’est peut-être pas plus
pacifique que celui d’il y a vingt ans, mais il est néanmoins certain qu’il n’est
plus ou ne veut plus être régi par la doctrine classique qui voyait dans la
reconnaissance du caractère « normal » de la guerre entre États le moyen
15. Sur le passage, dans le droit contemporain, d’une logique des pouvoirs, née des
difficultés de la théorie de la souveraineté, à une logique de la hiérarchie des normes, on lira avec
profit les belles analyses de Carlos-Miguel P dans sa thèse La main invisible du juge :
l’origine des trois pouvoirs et la théorie des régimes politiques, multigr., Université de Paris II,
2000.
16. Bertrand B, Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité,
Paris, Fayard, 1999 ; v. aussi Philippe R, « Eclipse de la souveraineté ? », in France : les
révolutions invisibles, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 239-247.
54 P. RAYNAUD

paradoxal d’en limiter les enjeux. L’évolution des États démocratiques a en


partie confirmé les thèses de Kant, qui voyait dans l’universalisation de la
« constitution républicaine » le moyen d’accéder à la paix perpétuelle : les
États démocratiques ne se font pas la guerre ; le monde démocratique n’a
pas pour autant renoncé à la guerre dans ses rapports avec les autres
puissances et, comme il n’accepte plus la « normalité » de la guerre, il a
inventé une nouvelle doctrine de la « guerre juste », où la nouvelle religion de
l’humanité vient servir de fondement à la répression des coupables. Cette
évolution est due en partie aux expériences tragiques du e siècle, qui lui
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donnent indiscutablement une certaine légitimité, mais elle a aussi pour


contrepartie une asymétrie profonde entre le monde démocratique et les
autres États, qui ne va pas sans nourrir le ressentiment des barbares, et qui
trouve du reste une limite naturelle dans la puissance de certains États non
démocratiques. Mais le déclin de la « guerre limitée » n’est qu’un aspect
d’une évolution plus générale, qui fait que, même si la logique de l’équilibre
des puissances reste un élément central du système international, celui-ci
fait aussi une place beaucoup plus importante à des instances réputées
indépendantes, dont le rôle ne se réduit pas à traduire un rapport de forces et
qui n’hésitent plus à intervenir dans la vie intérieure des États. De la même
façon que la légitimité intérieure de l’économie de marché va de pair avec le
développement des formes nouvelles du constitutionnalisme, la « mondiali-
sation » économique n’est qu’une des faces d’une évolution qui passe, aussi,
par le développement de l’ « ingérence » humanitaire et par la création de
tribunaux internationaux qui jugent les « crimes de guerre » ou les « crimes
contre l’humanité » ¢ c’est-à-dire des crimes d’État. Tout naturellement, cet
état de choses se traduit par le succès dans le monde académique des théories
du « transnational », qui paraissent aujourd’hui aussi évidentes que c’était le
cas hier des théories « réalistes ».
3. De la même manière que la conjonction entre les logiques « internes »
et « externes » de la souveraineté avait eu pour effet de faire de la « politique
extérieure » un « domaine réservé » protégé contre la logique démocratique,
les transformations d’aujourd’hui entraînent nécessairement une certaine
banalisation des enjeux internationaux et un relatif brouillage des limites
entre « politique intérieure » et « politique extérieure », qui vont d’ailleurs de
pair avec l’affaiblissement relatif du pouvoir exécutif dans les démocraties
et avec le rôle joué, dans le système international, par des acteurs « transna-
tionaux « . Tout cela n’est sans doute pas absolument nouveau, mais cela est
du moins plus visible et plus légitime 17.
4. La victoire du régime « démocratique » sur ses principaux adversaires,
et l’acceptation du « libéralisme » comme cadre « normal » de la vie
17. V. Dario B et al., « La politique étrangère rattrapée par la démocratie », in Le
débat, no 88, janvier-février 1996, p. 116-161.
UN NOUVEL ÂGE DU DROIT 55

civique a aussi pour effet une transformation majeure du débat politique


intérieur. Dans les franges « intra-système », le recours aux figures collectives
où s’incarnaient des principes « substantiels » est devenu moins légitime,
comme le montre le déclin conjoint du nationalisme et de la politique « de
classe » (y compris sous sa forme « sociale-démocrate ») ; mais la légitimité
démocratico-libérale a également pénétré dans les secteurs traditionnelle-
ment les plus rebelles que sont l’ « extrême-gauche » et l’ « extrême-droite »,
dont la plupart des courants revendiquent aujourd’hui une partie de l’héri-
tage démocratique ou libéral ; tout se passe effet comme si l’opposition entre
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les courants « radicaux « opposés s’organisait aujourd’hui sous la forme


d’une théâtralisation du conflit entre les deux courants de la politique
moderne : la droite « populiste » met en scène un discours de la souveraineté
centré sur la déploration du déclin du pouvoir ¢ et de la nation ¢ là où
l’ « extrême-gauche » cherche une synthèse entre la défense des « acquis » et
celle des nouveaux « droits » ¢ mais l’une et l’autre ont cessé de promettre
une société tout autre 18.
5. Ce sont ces transformations qui sous-tendent le déclin actuel de
l’État-Nation, qui n’est d’ailleurs si visible que parce qu’il se produit en
Europe même, où cette forme inédite était née avant de se répandre sur
la planète entière. On aurait tort, cependant, de trop vite conclure à l’émer-
gence progressive d’un monde « post-national » et cosmopolitique ou, au
contraire, à une prochaine réorganisation du système international en vastes
« régions » intégrées. En Europe même, la nature de la « construction euro-
péenne » reste incertaine, car l’identité européenne ne peut se concevoir ni
sans une certaine dimension « cosmopolitique (qui lui interdit de se consti-
tuer en une entité souveraine), ni sans la prise en compte de l’héritage
« réaliste », qui s’est incarné dans l’État-Nation 19. Mais il faut aussi ajouter
que, pour l’instant, le principal acteur du nouveau monde « post-national » et
« sans souveraineté » est lui-même un État-Nation, du reste assez jaloux de sa
souveraineté, qui est pour lui la condition de l’exercice de ses responsabilités
mondiales 20.
Ce nouveau monde du « droit » pose aussi un défi majeur à la philosophie
politique et à la théorie du droit. On ne peut pas le décrire comme une simple
18. Philippe R, « Les nouvelles radicalités », op. cit.
19. Philippe R, « De l’humanité européenne à l’Europe politique », in Les études
philosophiques, juillet-septembre 1999, p. 375-381.
20. On sait que les États-Unis sont toujours plus réticents que les autres démocraties
lorsqu’il s’agit de ratifier les conventions internationales qui fondent le nouvel ordre mondial ;
ce n’est du reste pas là une marque de cynisme mais plutôt une conséquence de leur position
dominante elle-même, qui fait que la ratification à plus d’effets pour eux que pour les puissances
moyennes ; on rappellera aussi que la construction du droit fédéral américain par la Cour
Suprême des États-Unis, qui organise une souveraineté limitée dans le cadre du système fédéral,
fut aussi un des vecteurs les plus efficaces de la formation de la Nation américaine.
56 P. RAYNAUD

réalisation du projet moderne, sauf à renvoyer dans la préhistoire des aspects


majeurs de la modernité, mais on ne peut pas non plus méconnaître le fait
que ses principes de légitimation font partie intégrante du sens commun
d’aujourd’hui, et qu’ils ont pour eux une sorte d’évidence qui n’est pas le
fruit de la seule naïveté. C’est ce qui explique le succès de constructions
théoriques comme celles de Dworkin ou, plus récemment, de Habermas, qui
sont en quelque sorte la mise en forme conceptuelle des présupposés de la
politique contemporaine et qui marquent symboliquement le ralliement du
« libéralisme » anglo-saxon ou du progressisme « continental » au nouveau
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cadre politique né des transformations récentes de la démocratie ; il est


néanmoins permis de penser que la tâche de la philosophie ne peut pas être
seulement de redoubler le cours du monde pas un discours essentiellement
normatif ; peut-être faudrait-il aussi, dans le cas présent, faire droit à ce qui
était spécifiquement visé par la première modernité : non pas seulement la
liberté ou l’universel, mais leur inscription dans une pluralité d’entités
étatiques, capables de concilier la liberté des individus et la capacité d’action
de la collectivité.

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