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RÉFLEXIONS OU SENTENCES ET MAXIMES MORALES

Ouvrage de François VI, duc de La Rochefoucauld (1613-1680), publié à Paris chez Claude
Barbin en 1665.

Les Maximes, telles que nous les lisons aujourd’hui, ne correspondent pas au livre que le
public a découvert en 1665: les éditions modernes, qui suivent la cinquième et dernière
édition parue du vivant de l’auteur (1678), regroupent 504 maximes. Elles donnent toutefois
en appendice les «maximes supprimées» que La Rochefoucauld a ôtées de la deuxième (1666,
avec 59 maximes en moins) à la cinquième édition (la 3e, qui retranche une maxime, date
de 1671 et la 4e de 1675; 14 maximes sont supprimées entre celle-ci et la 5e: soit 74 au total).
Les éditeurs ont pris l’habitude d’y joindre les maximes dites «posthumes», qu’il faudrait
plutôt appeler «écartées» (selon J. Lafond), car elles sont en fait souvent contemporaines de
l’écriture de l’œuvre, mais volontairement restées inédites par décision de l’auteur (elles
sont 57 en tout); on les connaît par les manuscrits (notamment des copies réalisées dès 1663
pour certains amis), par une édition «subreptice» de Hollande (1664) ou par les lettres du duc
qui ont été conservées. Dans l’ensemble, les Maximes représentent un travail qui s’est étendu
presque sur une vingtaine d’années (de 1661 à 1678). Certaines ont été ajoutées d’édition en
édition, ou simplement corrigées: le nombre s’en est en fin de compte accru (de 318 à 504, en
passant par 302 en 166, par 341 en 1671 et par 413 en 1675). Une telle plasticité correspond
simplement à l’attention que portait l’auteur à son public, qui jugeait «à chaud» la portée ou
l’efficacité de telle ou telle maxime.

Synopsis

Après une brève série sur l’amour-propre, thème central de l’œuvre, La Rochefoucauld en
vient directement à la description des passions qui habitent l’homme; l’art du contrepoint
règne en maître dans cette composition: les thèmes s’entrecroisent et reviennent comme des
leitmotive (l’intérêt, l’orgueil, la fausse constance, l’ambition, etc.). Peu de séries longues,
plutôt une rapide suite de variations sur un même thème (au plus deux ou trois maximes
d’affilée): on ne s’attarde pas, de peur de lasser, et, lorsqu’on y revient, le jeu d’échos y gagne
en force et en pertinence. Cet art de l’impromptu, qui masque l’ordre sous une apparente
improvisation, répond parfaitement à l’idéal social et mondain du genre, qui prétend être un
juste reflet de la conversation, avec son naturel et sa juste part de «négligence». Les maximes
sont en général brèves et incisives (sauf la première maxime, qui ouvrait le recueil en 1665
par une longue réflexion sur l’amour-propre, et qui fut supprimée ensuite; on peut citer aussi
la maxime 215, sur le courage, ou 233, sur l’hypocrisie dans la douleur). L’ultime maxime
de 1678 (504) conclut sur le terme de toute vie humaine, la mort, et se moque de la fausseté
de ceux qui prétendent la mépriser.

Critique

Dès le frontispice, le lecteur sait à quoi s’attendre: un angelot narquois, appelé l’«Amour de la
vérité», tient en main le masque souriant et serein qu’il vient d’arracher du visage de Sénèque;
l’illustre philosophe, qui incarnait tout un courant de la pensée morale des XVIe et XVIIe
siècles, apparaît ainsi dans toute sa vérité, chagrin et triste, derrière sa fausse impassibilité. Le
but des Maximes est en effet de démasquer les vertus apparentes, telles que les enseignent les
«fausses» sagesses de l’Antiquité. Un débat instauré dès les débuts de l’humanisme tentait en
effet de légitimer la «vertu des païens», afin d’en tirer tout ce qui, dans les lumières naturelles
de l’homme, affermissait et confirmait la morale chrétienne; il s’agissait de restaurer la
dignitas hominis, et quelques grands païens semblaient l’incarner tout spécialement, tels
Socrate, Cicéron ou Sénèque. La pensée augustinienne, antihumaniste et antistoïcienne,
remettait en question cette conception centrale de la Renaissance: le jansénisme s’en fit bien
sûr l’écho, et on comprend qu’il ait été aussitôt combattu par les tenants de la tradition
humaniste, encouragés parfois par le pouvoir politique (que l’on songe à La Mothe Le Vayer,
dont l’ouvrage De la vertu des païens, paru en 1642, avait été commandité par Richelieu).

Ce qui fonde ces prétendues «vertus» est, selon saint Augustin, la corruption originelle de la
nature humaine, qui se résume en un mot: l’amour-propre. Dans la première édition, un long
Avis au lecteur dénonçait ce «corrupteur de la raison». Et la deuxième maxime de proclamer
aussitôt: «L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.»
Cet amour de soi, cette «philautie», est la cause de l’oubli de Dieu et de la charité; il est un
tyran qui règne sur la nature humaine corrompue. La première «maxime» (supprimée après la
première édition) donnait le ton, comme une ouverture musicale qui expose le thème central
de l’œuvre: «L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi; il rend
les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en
donnait les moyens; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers
que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si
impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites;
ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des
métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni
percer les ténèbres de ses abîmes.» Mais cette trop longue «réflexion», poursuivie sur
plusieurs pages, était peut-être mal venue pour l’attaque de l’œuvre, qui prétend à la brièveté
et à la densité. On lira donc dès la deuxième édition: «Ce que nous prenons pour des vertus
n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou
notre industrie savent arranger; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les
hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes» (maxime 1). Cette fois, le lecteur est
mis d’emblée en présence du mécanisme fondamental de la «maxime», avec ses mots clés
(«vertus» / «intérêts») fortement articulés dans ce double rapport d’apparence et de
dévoilement («nous prenons»), et la fameuse tournure restrictive «ne... que» qui est le
principe dynamique de nombreuses maximes.

Car la force du propos de La Rochefoucauld ne réside pas dans l’originalité d’une pensée:
celle-ci était déjà élaborée en profondeur par ses amis jansénistes de Port-Royal. Mais l’auteur
a choisi la maxime pour diffuser le débat devant un public moins spécialisé, et sans doute plus
sensible aussi aux questions touchant à l’amour-propre. Ce choix s’explique tout d’abord
parce que la maxime appartient au jeu mondain: on a même pu parler d’une écriture
«collective» des Maximes, dans l’entourage des lettrés jansénistes qui fréquentaient Mme de
Sablé. En fait, cette collaboration a surtout consisté en un échange fréquent de lettres et de
billets entre La Rochefoucauld, l’auteur, et ses deux amis, Mme de Sablé et Jacques Esprit.
On y propose, on y reprend ou on commente telle ou telle maxime: reste que l’écriture
définitive est bien l’œuvre d’un seul auteur, qui a poussé au plus haut point le souci de la
forme, mais sans jamais perdre de vue le souci moral et spirituel. Enfin, le «mécanisme», fait
de symétries, d’oppositions ou d’équivalences, souvent soulignées par une tournure
restrictive, est idéal pour retourner les apparences: «La passion fait souvent un fou du plus
habile homme, et rend souvent les plus sots habiles» (7); «La clémence des princes n’est
souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples» (15); «L’amour de la justice
n’est en la plupart des hommes que la crainte de souffrir l’injustice» (78).

La maxime relève de l’«art de la pointe», dont on fait la théorie ou l’histoire chez les plus
grands critiques européens du XVIIe siècle (l’Italien Tesauro, l’Espagnol Gracián, le Français
Bouhours); cette pointe ne craint pas de rechercher le trait d’esprit, qui apporte la détente d’un
rire ou plutôt, d’un sourire: «Nous avons tous assez de force pour supporter les maux
d’autrui» (19).
Le choix de ce genre d’écriture est pour ainsi dire lié à l’adversaire même. À la pensée
sentencieuse et paradoxale des stoïciens — le style coupé n’est-il pas, par excellence, le style
de Sénèque? —, le moraliste va répondre par une pensée structurée de la même façon, en lui
opposant un miroir qui renverse les perspectives. Sénèque fondait l’«exercice spirituel» du
stoïcien sur le choix de sentences, que l’on extrait des textes, afin de les méditer (voir Lettres
à Lucilius, 2). En extrayant ses «maximes» du plus vaste livre du monde et de la nature
humaine, La Rochefoucauld propose cette fois une lecture et une méditation à la lumière de la
morale chrétienne.

Mais décrire avec précision et en profondeur le mal, selon toutes les modalités qu’il présente
dans la société des hommes (amitié, amour, honneur, mérite, louange, etc.), ne conduit-il pas
en définitive à un pessimisme radical? En effet, les notations psychologiques, mises en valeur
par le jeu systématique des symétries et des antithèses, qui accentuent l’irrémédiable
«contrariété» de la nature humaine, risquent de faire table rase de toute valeur humaine, de
conduire au désespoir le plus sombre. La Rochefoucauld s’en expliquait dès 1664 à l’abbé
Thomas Esprit (frère de Jacques), pour justifier l’édition de ses Maximes (en réponse à
l’édition «subreptice» parue en Hollande): «Il me semble, dis-je, que l’on n’a pu trop exagérer
les misères et les contrariétés du cœur humain pour humilier l’orgueil ridicule dont il est
rempli, et lui faire voir le besoin qu’il a en toutes choses d’être soutenu et redressé par le
christianisme» (lettre du 6 février 1664). Il s’agit donc bien, pour La Rochefoucauld,
d’«exagérer»: l’apparente précision d’entomologiste des Maximes ne doit pas masquer qu’il
s’agit, en fait, d’une remarquable variation du genre rhétorique que l’on appelle
«démonstratif», celui qui traite traditionnellement de la louange et du blâme. Dans cette
optique, le projet du moraliste, s’il repose bien sur un tableau des mœurs, s’inscrit entre les
deux pôles extrêmes des vices (que l’on blâme) et des vertus (que l’on loue). La
Rochefoucauld sait que le prix et l’efficacité d’une description éloquente impliquent
nécessairement l’élévation de la louange ou l’abaissement de la satire. Certaines maximes
illustrent bien cette perspective: «Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur
est utile à la louange qui les trahit» (147). Le «réalisme» du constat moral ne doit donc pas
craindre de forcer le trait; tout l’art consiste à restreindre, voire à masquer cette accentuation
par l’économie du style et le brio des balancements et des antithèses. Cet effet de vérité était
bien connu des écrivains du XVIIe siècle, et Lautréamont s’en souviendra encore lorsqu’il
jouera à «retourner» certaines maximes: la combinatoire des termes et le jeu de la syntaxe
maintiennent le constat sous une même lumière d’évidence.

De ce point de vue, il faut lire attentivement les maximes qui définissent les exigences
stylistiques. La recherche d’un équilibre entre l’expression et la pensée appartient à l’idéal
«atticiste», poussé à son pôle extrême de brevitas, sans confiner pourtant à l’obscurité, qui est
le risque (et selon certains la suprême élégance) du style «tacitiste» qu’avaient admiré les
premières générations du siècle, et que le théâtre tragique avait prolongé avec le goût des
sentences. L’imperatoria brevitas, parole des princes et des hommes d’action (auxquels le duc
de La Rochefoucauld pouvait légitimement s’assimiler), se voit parfaitement définie dans des
maximes comme celles-ci: «Comme c’est le caractère des grands esprits de faire entendre en
peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits au contraire ont le don de beaucoup
parler, et de ne rien dire» (142), ou «La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut,
et à ne dire que ce qu’il faut» (250). Notons cependant que, dans le second exemple, la
tournure restrictive exprime autant une équivalence idéale entre la pensée et les mots, qu’une
prudence rhétorique: «tout ce qu’il faut» est avant tout, pour le moraliste, ce qui est nécessaire
pour emporter la conviction de son lecteur, même si cela exige une mécanique oratoire qui
risque d’accentuer le caractère systématique du propos. Parce qu’elles visent à la dévaluation
méthodique des valeurs humaines, les Maximes doivent leur plus grande force à un style qui,
en articulant les convictions morales du jansénisme le plus rigoureux, parvient à les faire
passer pour un constat de réalité.

De plus, il est frappant de constater que, s’il veut ouvrir la voie au bien, l’auteur s’attache
surtout à décrire le mal avec un soin et un art extrêmes. Car, pour dénoncer les fausses vertus,
il faut avant tout les bien discerner: «La fortune fait paraître nos vertus et nos vices, comme la
lumière fait paraître les objets» (380). Tout est une question d’optique, et il s’agit pour le
moraliste de savoir distinguer les faux brillants de la véritable vertu: «Il y a de certains défauts
qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même» (354). Pour ce faire, le guide sera la
morale chrétienne, dont l’humilité est le principal ferment: «L’humilité est la véritable preuve
des vertus chrétiennes: sans elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont seulement
couverts par l’orgueil qui les cache aux autres, et souvent à nous-mêmes» (358).

Faut-il comprendre que la vertu purement humaine, celle qui permet d’ailleurs
l’accomplissement d’un minimum de sociabilité, est entièrement condamnable? La
Rochefoucauld n’en vient pas à un tel extrémisme, qui sera celui de son ami Jacques Esprit
(De la fausseté des vertus humaines, traité paru en 1677-1678) ou du Nicole des Essais de
morale (sur la «civilité chrétienne» notamment); il existe pour lui un bon usage des vertus
humaines, ne serait-ce que dans l’économie de notre vie sociale, où il peut arriver que le
résultat compte plus que le principe qui y a mené: «Le désir de mériter les louanges qu’on
nous donne fortifie notre vertu; et celles que l’on donne à l’esprit, à la valeur, et à la beauté
contribuent à les augmenter» (150); «La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait
compagnie» (200).

De fait, il existe une véritable «honnêteté» pour La Rochefoucauld, qui définit une sociabilité
raffinée et exigeante; loin de tout idéal érémitique, la morale des Maximes invite au
commerce des «honnêtes gens», ce dont témoigne l’entreprise même de l’écrivain, puisqu’elle
s’inscrit à la perfection dans les genres mondains: «C’est être véritablement honnête homme
que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens» (206). Une telle vision du
monde et de la morale explique sans doute les précautions dont s’est entouré l’auteur: il
consulte ses proches, en 1663, pour savoir s’il convient de publier les Maximes. La question
même de la légitimité d’une étude de la nature humaine qui fût fondée sur des termes
appartenant à la théologie, c’est-à-dire au domaine de la Parole divine, risquait de faire
condamner l’entreprise; d’autre part, sa divulgation auprès du grand public pouvait prêter le
flanc à la critique. En effet, le plaisir que l’écrivain et le public éprouvaient à parler
«littérairement» de l’amour-propre était naturellement porteur d’un soupçon: Bossuet ou Le
Maître de Sacy ne se privèrent pas de le faire remarquer. Ce dernier considérait que le livre de
La Rochefoucauld, où «l’amour-propre [...] se satisfait lui-même en parlant contre lui-même»,
nécessitait qu’on en fît «un bon usage». L’ambiguïté fondamentale de l’œuvre la place au
cœur de la question que se pose tout le siècle sur les rapports entre littérature et morale.
Arnauld d’Andilly, La Fontaine, Bouhours ou Fénelon ont témoigné d’une plus grande
sympathie pour l’œuvre, dont le succès mondain fut incontestable: n’a-t-il pas entraîné cinq
éditions successives de 1665 à 1678? Ce souci littéraire contraste avec l’anonymat qui était de
règle pour un duc et pair qui n’eût voulu pour rien au monde être assimilé à un écrivain de
profession. La Fontaine, dédiant la fable “l’Homme et son image” à l’«auteur des Maximes»
ne placera que ses initiales en tête de son poème.

Grand mondain et laïc, La Rochefoucauld n’a pas voulu faire œuvre de prédicateur. Sans
aucun doute profondément chrétien, il a pris plaisir à réfracter ses convictions morales et
religieuses au sein d’une œuvre hautement sophistiquée. La forme littéraire qu’il a choisie,
traditionnellement porteuse de vérité, a su revêtir les charmes d’une éloquence mondaine qui,
comme l’honnête homme, «ne se pique de rien».

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